Sienne/02

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Dr Constantini
Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 17-32).
Seconde livraison
Les fonts baptismaux, au baptistère de Sienne. - Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.


SIENNE

(ITALIE),


PAR LE DOCTEUR COSTANTINI[1].


1865. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


III (Fin.)


Grégoire VII. — Alexandre III et la ligue lombarde. — La bataille de Legnano et la paix de Constance.

Outre les deux Piccolomini, Sienne compte encore six papes[2]. De ce nombre est ce Grégoire VII dont la part est si large dans l’histoire de l’Église et de l’Italie ; qui, après avoir pendant trente ans, simple cardinal, gouverné l’Église et fait quatre papes, établit le célibat des prêtres ; puis, après avoir revendiqué la pleine indépendance du saint-siége vis-à-vis de l’empire, poussa ses prétentions jusqu’à réclamer le droit de couronner et de proclamer l’empereur, de le juger et le déposer. Ce fier ennemi de la puissance impériale, ce vieillard qui l’humilia dans la personne d’Henri IV, prépara indirectement, et certes aussi sans le vouloir, la constitution des communes et leur gouvernement consulaire.

Un autre grand pape siennois est Alexandre III. On sait qu’en 1168 il excommunia et déposa de l’empire Frédéric Barberousse, et donna son nom à cette ville d’Alexandrie qui, née comme par enchantement le 1er mai 1168[3], mit sur pied, dans la même année, quinze mille défenseurs de la ligue lombarde, et six ans plus tard résista seule pendant quatre mois à l’armée impériale.

Au nom d’Alexandre III se rallie le souvenir de la bataille de Legnano, de ce grand triomphe des républiques italiennes sur l’empire germanique, et de la célèbre paix de Constance, qui ne fut pour l’Italie qu’une magnifique occasion perdue d’établir son indépendance ; car les communes, qui s’étaient liguées avec succès contre l’empereur, se contentèrent de recevoir de ses mains la confirmation de leurs priviléges, fortifiant de la sorte elles-mêmes à leur tour les prétentions de cet empire qu’elles avaient d’abord combattu.


IV


L’église Saint-Jean. — Les fonts baptismaux. — Le palais du Magnifico. — La place del Campo. — Le palais de la République. — La tour du Mangia. — La chapelle. — Fonte-Gaja. — Le palais Sansedoni. — La loggia degli Uffiziali.

Au-dessous de la cathédrale il y a une autre église, celle de Saint-Jean, qui est le baptistère de Sienne. Lorsque, en 1301, on en commença la construction, elle n’était pas, comme à présent, souterraine ; ce ne fut que seize ans plus tard qu’on prolongea sur ses voûtes la partie postérieure de la cathédrale.

La belle façade du haptistère a été dessinée, en 1382, par Mino del Pellicciajo. L’artiste reçut, à titre d’honoraire, un florin d’or !

Que de fois n’avons-nous pas descendu les larges dalles de l’escalier qui, appuyé au flanc sud de la cathédrale, conduit de la piazza del Duomo à cette petite église où l’on conserve un des trésors les plus précieux de l’art chrétien, les célèbres fonts baptismaux[4].

Ce monument d’une si rare élégance, dont nous offrons le dessin à nos lecteurs (p. 17), repose sur deux degrés richement émaillés de marbres de couleurs diverses. Il est de forme hexagone. Six bas-reliefs en bronze en décorent les côtés. Les deux premiers (le baptême du Christ et l’emprisonnement de saint Jean) ont été coulés, de 1417 à 1427, par Ghiberti, l’auteur de ces portes du baptistère de Florence que Michel-Ange proclamait dignes du paradis. Le troisième, dans lequel on voit présenter à Hérode la tête de saint Jean-Baptiste, est de Donatello. Giacomo della Quercia en termina un autre en 1430 ; les deux derniers (la naissance du Précurseur et sa Prédication) ont été achevés, en 1427, par Turino di Sano et par son fils Giovanni. Ce même Giovanni di Turino est l’auteur de trois des six figures placées sur les angles (la Charité, la Justice, la Prudence) ; celles de la Foi et de l’Espérance sont de Donatello ; la sixième figure, la Force, est de Goro di Neroccio.

Sur les fonts s’élève un beau petit temple en marbre blanc, de forme hexagone, qui porte dans six niches autant de figurines allégoriques, et au-dessus des piliers six petits anges en bronze, dont trois sont de Donatello, et le reste de Giovanni di Turino.

L’ensemble de ce monument, couronné par la statue de saint Jean-Baptiste, a un tel charme qu’on ne se lasse pas de le regarder. Il faut cependant réserver une part d’admiration aux fresques de la voûte, et particulièrement à celles de Lorenzo di Pietro, surnommé le Vecchietta (1450).

Une petite rue pittoresque, comme il y en a tant à Sienne, conduit du baptistère à la place del Campo. En descendant cette rue, on laisse sur la droite le palais de ce Pandolfo Petrucci, surnommé le Magnifico, qui, parvenu, comme les Médicis, à dominer sa ville natale, ne réussit pas cependant à léguer comme eux son autorité à ses enfants. Ce palais, qui remonte au commencement du seizième siècle, a été dessiné par Cozzarelli, auteur également de ces campanelle[5] en bronze d’un travail si exquis qu’on admire sur la façade.

Encore quelques pas et nous voici en face du palais de la République.

La piazza del Campo est le véritable centre, nous dirions presque le cœur de la ville.

Cet admirable amphithéâtre, qui semble fait exprès pour des spectacles publics, a vu autrefois plus d’une émeute et plus d’un combat. Les flots du peuple peuvent s’y déverser par onze rues à la fois.

Cette place est très-singulière : elle ressemble, comme on l’a souvent remarqué, à une grande coquille renversée. Dans son plan, elle offre la figure d’une grande section de cercle ; la corde en est représentée par le palais de la République, qui occupe la partie inférieure de la place, du fond de laquelle les autres bâtiments remontent graduellement en hémicycle. Le palais de la République, la tour du Mangia, l’élégante petite chapelle appuyée à sa base, le palais Sansedoni avec ses créneaux et sa tour mutilée, la célèbre Fonte Gaja, sont autant de monuments qui se complètent l’un l’autre et forment un ensemble de la plus rare magnificence.

On peut dire que cette place est guelfe. Tous ses grands édifices ont été élevés après la chute des gibelins ; le palais de la République, la tour du Mangia, le palais même et la tour de la famille gibeline des Sansedoni portent des créneaux guelfes. Et cependant cette place est pleine pour nous des passions et des grandeurs de la période gibeline. C’est que, debout et seule au milieu de tous ces symboles de la puissance guelfe, surgit la grande figure de Provenzano Salvani, qui remplit de son souvenir tout ce vaste espace. Provenzano, le grand gibelin, l’ami et le compagnon de combat de Farinata, le vainqueur de Monte Aperti ; cet homme dont le courage et la persévérance grandirent avec l’infortune, et qui laissa sa tête sur le champ de bataille de Colle, cherchant dans une lutte désespérée à venger le supplice de Conradin ; cet homme qui représente tout un parti, toute une époque de l’histoire de sa ville ; cet homme si fier, le premier citoyen de la république, a déployé sur cette place son tapis[6], pliant son grand cœur à l’humiliation de tendre la main aux passants pour rendre à son ami la vie et la liberté !

Cette grande place républicaine est toujours belle et imposante, soit que la foule enthousiaste salue de ses cris les drapeaux des contrade déployés au soleil de juillet, soit que dans le froid silence de la nuit, lorsque tout vestige de notre siècle a disparu avec le dernier promeneur attardé, la svelte tour du Mangia et les créneaux du palais se découpent sur l’azur étoilé. Pour peu que vous ayez d’imagination, vous pouvez alors vous croire en plein moyen âge.

Le gouvernement de la république n’a résidé dans le superbe édifice que nous admirons qu’après la défaite des gibelins ; en 1100 il se rassemblait dans la petite église qu’on voit encore vis-à-vis du palais Tolomei[7]. Au commencement du douzième siècle, ce qui devint plus tard le palais de la République était un bâtiment qui servait à la douane du sel et de l’huile. Choisi en 1288 pour résidence de la Signoria et du Potestá, on y travailla plusieurs années pour le rendre digne de sa nouvelle destination. En 1309 il était achevé tel que nous le voyons aujourd’hui[8].

L’exacte reproduction que nous en offrons à nos lecteurs (page 20) nous dispense du soin de décrire une à une les beautés de ce superbe édifice.

L’intérieur du palais mérite d’être visité en détail et avec la plus grande attention. La Cancelleria, la sala dei Nove ou della Pace, et les autres salles delle Balestre, della Balia et del Consistoro[9], sont autant de musées que tous les grands maîtres de l’école siennoise, depuis Simone di Martino[10], l’ami de Pétrarque et le peintre de Madonna Laura, jusqu’au Sodoma et à Beccafumi, ont enrichi de splendides peintures.

Mais c’est particulièrement dans la chapelle (située au premier étage) que les beaux-arts sont tous représentés de la manière la plus éclatante. Les murs de cet élégant petit temple et du vestibule qui le précède sont recouverts par les fresques de Taddeo Bartoli (1414) ; le tableau qu’on voit sur l’autel est du Sodoma ; la statue du Sauveur, sur le bénitier, est de Giovanni Turini.

La grille en fer qui clôt la chapelle est un bel ouvrage du quinzième siècle ; mais ce qu’il y a de plus admirable, ce sont les sculptures sur bois et les travaux de marqueterie du chœur, qui sont le chef-d’œuvre de Domenico di Niccoló. Ce travail lui valut l’honneur d’être surnommé Domenico del Coro, et ses descendants eurent assez d’esprit pour conserver comme nom de famille ce sobriquet qui valait bien un blason[11]. Sous le ciseau de ce grand maître, le bois s’épanouit en rosaces, en feuilles, en fruits d’une merveilleuse élégance. Dans les dossiers des stalles sont figurés les douze articles du Credo. On prétend que le dessin en est dû à Taddeo Bartoli ; mais il est certain que Domenico aurait pu s’en passer. C’est encore lui qui a décoré de sculptures en bois et d’ouvrages de marqueterie la porte qui conduit de la chapelle à la salle de la Balia.

Après la chute de la république, la salle du Grand-Conseil devenait inutile ; on en fit un théâtre. Ce fut Maestro Riccio qui en donna le dessin en 1560 ; mais la salle actuelle a été rebâtie, en 1753, après deux incendies, par Bibbiena, et porte le cachet du mauvais goût de l’époque. C’est toutefois un vaste théâtre et le premier de la ville.

Le conseil municipal occupe encore le vieux palais républicain. Si l’on excepte le Ministère des affaires étrangères, — provisoirement logé dans le Palazzio Vecchio, je ne connais nulle autre administration publique qui jouisse d’une résidence si artistique. Sano di Pietro, Vecchietta, Sodoma, Riccio, Vanni, Salimbeni ont recouvert de leurs splendides peintures toutes ces murailles. Je me borne à constater que le général la Marmora et le gonfaloniere de Sienne travaillent au milieu de chefs d’œuvre, sans prétendre aucunement que cela les oblige à faire eux-mêmes des miracles.

Le dessin de la tour du Mangia[12] a été donné en 1325, par Agnolo di Ventura et Agostino di Giovanni. Plusieurs maîtres y ont travaillé pendant vingt ans, de 1325 à 1345. J’ai voulu savoir quel était le personnage qui a donné son nom à cette tour élégante ; et j’ai trouvé que le Mangia était un automate qui venait chaque jour battre le coup de midi à l’horloge. Ce bonhomme était jadis pour les Siennois ce que Pasquino et Marforio sont encore pour les Romains ; on mettait sous sa responsabilité des épigrammes plus ou moins bien rimées, qu’on placardait au pied de sa tour. Mais un beau matin, comme le pauvre Mangia sortait pour sa promenade habituelle, un ressort se cassa, et il tomba sur la place.

Cette petite chapelle, d’un dessin si correct et si agréable dans son ensemble, qui s’appuie coquettement à la tour, est liée à un souvenir bien triste : cinq siècles n’ont pas suffi à l’effacer de la mémoire des Siennois. Ce fut dans la terrible peste de 1348 que la république la voua à la Vierge. Commencée en 1352, on la démolit quatre lois ; l’artiste chercha ardemment à se rapprocher de plus en plus de son idéal de beauté jusqu’en 1376, où il ne se sentit pas le pouvoir d’atteindre plus haut : cet architecte demeure inconnu ; ce fut peut-être Giovanni di Cecco, qui était à cette époque le capomaestro de l’opéra de la cathédrale, laquelle en fit les frais[13].

Tandis que l’architecture siennoise créait des monuments d’une si exquise beauté, la sculpture traversait une période de décadence, comme on ne le voit que trop par les six statues qui remplissent les niches des piliers. Mais si le ciseau n’a pu concourir dignement à la décoration de ce petit temple, la palette en revanche y est splendidement représentée par la fresque de l’autel que peignit Sodoma en 1537.

Un autre monument remarquable de la Piazza del Campo est sans contredit la célèbre Fonte Gaja, qu’on regarde comme le meilleur ouvrage de Giacomo della Quercia dans sa ville natale[14]. Les sculptures en parurent si parfaites à ses contemporains que depuis lors on l’appela Giacomo della Fonte, et la fontaine elle-même fut dite gaie, à cause de la joie que fit naître dans ce peuple passionné la vue de ce nouveau chef-d’œuvre.

Ce fut le même sentiment qui, à Florence, avait fait appeler Borgo Allegri (bourg gai) la rue dans laquelle habitait Cimabue, après que le peuple eut conduit processionnellement Charles d’Anjou à la modeste maison de l’artiste pour y admirer le célèbre tableau qu’on voit dans l’église de S. Maria Novella.

La Fonte Gaja se trouve aujourd’hui dans un état déplorable qu’il ne serait pas juste de mettre exclusivement à la charge du temps. Je n’épargnerais donc pas à mes chers Siennois un blâme sévère pour avoir si mal gardé ce trésor, si je ne savais qu’ils ont réparé autant qu’il se pouvait leur oubli en commandant une exacte reproduction du chef-d’œuvre de Giacomo della Quercia.

Le beau palais crénelé, aux fenêtres en ogive, du milieu duquel s’élève une tour et qui suit avec ses murailles en briques la courbe élégante de la place, appartient, comme nous l’avons déjà dit, aux Sansedoni. Cette famille est des plus anciennes de la ville et faisait partie de la haute aristocratie féodale qu’on appelait les Grandi di Siena. En 1215, on accorda aux Sansedoni le privilége d’avoir une tour ; en 1339 le palais a été rebâti tel que nous le voyons aujourd’hui. Nous parlerons plus loin du bienheureux Sansedoni, en l’honneur duquel a été élevée à l’intérieur une chapelle où se trouvent divers objets d’art remarquables.

Le palais qu’on voit dans la partie culminante de la place, vis-à-vis de celui de la République, a plus d’une fois changé de nom et de destination. En 1217, il appartenait à la paroisse de Saint-Paul. En 1417, on le donna pour résidence aux Consoli della Mercanzia, et ce fut alors que Domenico di Niccolò, à cette époque capomaestro de la cathédrale, en dessina la façade du côté de la place, tandis que Sano di Matteo, le principal architecte de la cathédrale d’Orvieto, élevait de l’autre côté la belle loge degli Ufiziali que nous avons encore à admirer. Mais, lorsque disparut l’industrie du lanifice qui avait fait au moyen âge la fortune de la ville, ce palais changea encore de nom et de physionomie ; la façade du quinzième siècle fut remplacée en 1763 par une autre qui ne vaut certes pas l’ancienne, et la résidence des Ufiziali della Mercanzia devint le Casino dei nobili. Depuis 1859, on ne l’appelle plus dei nobili, mais dei concordi ; les portes de ce club s’ouvrent aujourd’hui à tout honnête homme, qu’il possède ou non un blason.

Vue de l’hôtel de ville. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.

La loggia degli Ufiziali, qui s’ouvre du côté opposé à la place, sur la via di Banchi, a été plus heureuse que l’œuvre de Domenico di Niccolò ; le siècle des restaurations profanes a passé sur elle sans y toucher. Nos regards peuvent donc se reposer encore agréablement sur la courbe élégante de ses trois arcades en plein cintre, appuyées sur quatre piliers dont chacun porte la statue d’un saint. Celles de saint Pierre et de saint Paul sont du Vecchietta ; A. Federighi a sculpté celles de saint Ansain et saint Crescence (1458-60). Des deux côtés de la loge on voit contre la muraille deux bancs sculptés marbre, d’une grande beauté ; celui de droite est de Federighi : on attribue le dessin de l’autre à Peruzzi. Les trois compartiments de la voûte, peints à fresque par Rustici et Pastorini (1549-63), sont remarquables pour la grâce et la légèreté de leurs ornements.

Girolamo Gigli, écrivain siennois de la fin du dix septième siècle, nous apprend que la noblesse de son temps venait en été prendre le frais sous cette loge. On serait vraiment curieux de connaître les graves pensées qui couvaient sous les perruques majestueuses de cette noblesse lorsqu’elle prélassait sa glorieuse inutilité sur ces beaux fauteuils de marbre blanc !


V


Le palais Buonsignori. — La maison de la Pia de Tolomei. — Le palais del Capitano. — Le palais Saracini. — Le palais Tolomei. — La Louve. — Le palais Piccolomini. — La loge du Pape. — Le palais Nerucci ou delle Papesse. — Le palais Gori-Gandellini. — Alfieri à Sienne. — Le palais Salimbeni. — L’empereur Charles IV à Sienne. — Le palais Spannocchi. — Piero Strozzi et le siége de Sienne.

Le palais de la République, avec ses portes et ses fenêtres cintrées en ogive, semble être le type qui, plus ou moins orné, reparaît dans tous les palais du quatorzième siècle. On le retrouve même dans les habitations les plus modestes. Tous ces édífices sont entièrement bâtis en briques dont la couleur sombre est rehaussée par les saillies et les colonnettes en marbre blanc des fenêtres.

Le plus élégant parmi tous les palais siennois est, sans contredit, celui qui appartient à la famille Buonsignori, et où vécut jadis la famille Tegliacci. Il remonte au quatorzième siècle. Réparé en 1848, il donne l’idée de ce qu’était, il y a cinq siècles, l’habitation d’un noble siennois.

Une jolie maisonnette, bâtie dans le même goût, est comme attachée au palais. La tradition veut qu’elle ait été habitée par cette malheureuse Pia, qui doit sa célébrité plus encore aux vers du Dante qu’aux circonstances navrantes de sa mort prématurée[15].

La Pia était fille de Buonconte Guastelloni et veuve de Baldo Tolomei, lorsqu’elle épousa Nello Pannocchieschi, seigneur de Pietra, qui fut son meurtrier. Nello, guelfe comme les Tolomei, se trouva, en 1288, au combat de la Pieve al Toppo, où les guelfes siennois furent battus par les bannis gibelins et par les aretins. On dit même qu’il fut la cause de leur déroute ; il avait entretenu de secrètes intelligences avec l’ennemi, et, au plus fort de la mêlée il tourna le dos avec les cavaliers de sa suite. La pauvre Pia n’avait été heureuse d’aucune manière dans son second amour.

Un autre beau palais, que son propriétaire, M. Grottanelli, a fait récemment réparer par l’architecte Rossi, servait de résidence, au temps de la république, au capitaine de guerre : il est situé dans la rue qu’on appelle, pour ce motif, del Capitano, à l’angle de la place de la Cathédrale. Ce palais-forteresse porte, sur sa façade crénelée, les armoiries et les noms des anciens magistrats qui y ont résidé. La cour, d’une beauté remarquable, est décorée d’un superbe escalier en travertin blanc qui conduit au premier étage (p. 31). Ce beau monument a été restauré avec le plus grand soin et de manière a conserver intact le style de l’architecture sévère du quatorzième siècle. Ainsi qu’au palazzo Saracini, qui était autrefois la propriété de la famille Mandoli et qui compte aussi parmi les plus beaux de la ville, son rez-de-chaussée est en pierre de taille, tandis que les étages supérieurs sont bâtis en briques.

Parmi tous les anciens palais, il n’y a, du reste, je crois, que le palais Tolomei qui soit entièrement bâti en pierre. Il ne diffère des autres palais de la même époque que par cette particularité et par la couleur plus sombre qu’il doit à la pierre et surtout au passage des siècles ; c’est vraisemblablement le plus ancien palais de Sienne : il a été bâti en 1205.

Les Tolomei suivirent toujours la fortune des Guelfes. En 1268, lorsque l’infortuné Conradin descendait en Italie pour relever le drapeau de Mainfroi tombé dans le sang à Benevento, Sienne, qui seconda de toutes ses forces cette extrême tentative des Gibelins, fit raser plusieurs tours et palais du parti contraire. Les Tolomei, partisans à outrance de l’Église et de la famille d’Anjou, virent alors tomber l’un de leurs palais. En revanche, lorsque la domination des Guelfes fut assurée en Toscane, ils eurent l’honneur de recevoir, dans le palais qui existe encore, Robert d’Anjou, roi de Naples et chef de leur parti en Italie, et peut-être aussi son fils Charles, duc de Calabre, à qui les Siennois, fatigués des dissensions civiles, abandonnèrent, en 1326, le gouvernement de leur république pour cinq ans[16].

Un Tolomei, Raymond, fut nommé, en 1359, sénateur de Rome par Innocent VI. C’était la première fois que la papauté conférait directement cette charge ; jusqu’alors le sénateur avait été élu par le peuple, et les papes n’intervenaient dans l’élection populaire que pour la confirmer.

Vis-à-vis du palais des Tolomei, au centre de la petite place qui porte le nom de cette famille, s’élève une colonne surmontée de la louve qui nourrit les deux jumeaux (voyez page 28). C’est le blason de Sienne, qui, fière d’avoir été colonie romaine, a placé en divers autres endroits cet emblème de la mère patrie[17].

L’hôtel de la Préfecture, situé au centre de la ville, près de la place du Camp, passe pour avoir été dessiné par Bernardo Rosellino. Ce superbe palais en pierre, qui rappelle beaucoup le Palazzo Strozzi de Florence, appartenait jadis aux Piccolomini. Au centre de sa façade on voit les armes et les noms des deux papes de cette famille, Pie II et Pie III. Commencé en 1469, il n’était pas encore achevé en 1500.

Ce fut Pie II qui fit élever près de son palais la belle loge qu’on appelle encore del Papa. La première colonne en fut posée le 18 mai 1462. On croit que Federighi en a été l’architecte.

On donne à un autre beau palais le nom delle Papesse, à cause peut-être de Catherine, sœur de Pie II, qui le fit bâtir en 1460 par Bernardo Rosellino. Federighi et Urbano da Cortona y ont aussi travaillé.

Le Palazzo Gori Gandellini, dans la rue de Camollia, fut dessiné, en 1677, par G. Fontana, selon la volonté du pape Alexandre VII, qui en fit cadeau à sa nièce Olympie, mariée à un Gori. On admire dans cette habitation princière une sainte Catherine de Guido Reni, et une belle et nombreuse collection de gravures anciennes, allemandes, françaises, italiennes et flamandes.

Une maison, Gori Gandellini[18], d’une apparence beaucoup plus modeste, a été habitée par Alfieri. Francesco Gori était le plus cher, et le plus estimé de ses amis. Alfieri venait souvent le voir à Sienne ; il demeurait chez lui des mois entiers, retenu par le charme d’un petit cénacle de personnes de goût et d’esprit, qui se groupait autour d’une femme aimable et intelligente, Teresa Mocenni. Le caractère doux et affectueux des habitants dompta l’humeur sombre et farouche du poëte, ce qui lui fit dire qu’il avait laissé à Sienne la quatrième partie de son cœur. Il aimait la pureté de la langue qu’on parle dans cette ville ; et dans ses fréquents voyages il se faisait toujours suivre par un secrétaire et deux domestiques siennois qu’il appelait ses dictionnaires vivants. Passionné pour les courses des contrade, on dit qu’une nuit il voulut faire trois fois, à cheval et à bride abattue, le tour de la Piazza del Campo, exactement comme les fantini. On a de lui un sonnet, composé le 16 août 1783, en l’honneur de deux chevaux morts dans la course de la veille.

C’est dans cette maison de son ami qu’il écrivit, en 1777, les deux livres della tirannide, et qu’il ébaucha trois de ses tragédies. Après la mort de Gori, qui fut pour lui un rude coup, il revint encore à Sienne ; mais il ne se sentit pas le courage de repasser le seuil de cette habitation hospitalière, qu’il, appela depuis ce temps la casa del pianto.

Je n’ai pu savoii au juste quel était le palais des Salimbeni[19], où logea, en 1302, ce Charles de Valois qui, dans l’année précédente, avait fait bannir de Florence Dante Alighieri, et qui allait alors en Sicile combattre Frédéric III. L’empereur Charles IV a reçu aussi l’hospitalité des Salimbeni en 1368 et 1369 ; il fut même assiégé chez eux par les Siennois dans cette période de révolutions journalières qui faisaient la misère et la faiblesse de la république après la chute des Gibelins. Charles avait déjà mis deux fois la main dans ces petits coups d’État, et jusqu’alors fort heureusement. Le 25 mars 1355, le peuple et les nobles, excités par lui, avaient chassé du gouvernement la bourgeoisie, qui le possédait depuis soixante-dix ans ; plus tard, le 24 septembre 1368, cinq cents cavaliers qu’il avait envoyés de Lucques aux Salimbeni avaient suffi pour changer l’État au profit de ses hôtes. Au bout de deux mois, ses protégés étaient de nouveau dépossédés par le peuple. Sur ces entrefaites, l’empereur étant revenu à Sienne, Niccolò Salimbeni s’empara, le 18 janvier 1369, du palais de la République et en chassa les magistrats populaires ; le pauvre empereur venait avec sa suite prendre sa part du triomphe, lorsque le peuple, accourant en armes à l’appel du tocsin, le rencontra à la Croce del travaglio, chargea son escorte, en tua la plus grande partie, jeta à terre l’étendard impérial, et força l’empereur à rentrer en toute hâte chez les Salimbeni. Assiégé par le peuple, il dut capituler, et il s’en alla, laissant les Siennois libres de se gouverner à leur guise, en leur pardonnant même l’humiliation infligée à la dignité impériale, mais à la condition de lui payer vingt mille florins d’or.

Nous terminerons cette rapide revue des plus beaux palais de Sienne, en signalant à l’attention du touriste celui de la famille Spannocchi, dans la rue Camollia, vis-à-vis de l’hôtel Gori Gandellini. Pour le louer il nous suffira de dire qu’on l’attribue au Cronaca ou au Rosellino. C’est dans ce palais que Piero Strozzi, envoyé par Henri II au secours de la république, avait son quartier général. La misère que cette vaillante ville eut à endurer pendant le siége fut telle qu’à la table de Strozzi on mangeait de la viande d’âne et on ne buvait que de l’eau.


VI


Fontaines publiques. — Les bottini. — La rivière Diana. — Fonte-branda. — Maison de sainte Catherine. — Opinion de la sainte sur le pouvoir temporel des pontifes. — L’église et le couvent de Saint-Dominique. — Le bienheureux Sansedoni et Conradin de Souabe. — L’atelier Sarrocchi.

Sienne, placée comme elle est sur une hauteur, sans aucune source dans ses environs, a dû, dès les temps les plus reculés, s’approvisionner d’eau à grands frais et non sans peine. Il paraît que sous la domination romaine on avait construit des aqueducs qui conduisaient à l’intérieur de la ville de l’eau de source. Mais le système à l’aide duquel on pourvut dans le moyen âge à cette nécessité, est encore plus admirable, plus grandiose dans son genre et surtout plus singulier. Profitant de la porosité du tuf sur lequel est bâtie la ville, les Siennois creusèrent de longues galeries où s’écoule par filtration l’eau de pluie ; ces galeries, descendant des collines environnantes, traversent la ville en tous sens et y forment comme un immense réseau souterrain. L’origine de ces galeries, qu’à Sienne on appelle bottini, remonte au douzième siècle. Si je ne craignais de réveiller la susceptibilité des commentateurs de la Divine comédie (légion trop nombreuse et surtout trop batailleuse), j’ajouterais que c’est eut-être ce travail d’excavation, poursuivi avec tant d’ardeur et de persévérance, qui donna naissance au bruit dérisoire répandu du temps de Dante[20], que les Siennois trouaient la montagne dans l’intention de rencontrer la rivière Diana au-dessous de leur ville. Toujours est-il que, s’ils ne trouvèrent pas une rivière impossible, ils recueillirent assez d’eau pour alimenter non-seulement les quatorze fontaines de la ville et trois cent cinquante-cinq puits particuliers, mais encore les quatre fontaines des faubourgs.

La chapelle, sur la place du Camp. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.

Ces bottini ont une longueur totale de vingt-quatre kilomètres et demi. Le P. Della Valle dit y être descendu la nuit et les avoir parcourus sur un espace de trois milles ; il fut frappé de la beauté des stalactites qui brillaient à la lueur des torches, et faisaient aux voûtes une superbe décoration naturelle. Le grand-duc Côme Il voulut aussi visiter ces souterrains pour en admirer la magnificence et se rendre compte des obstacles qu’on avait eu à surmonter dans leur construction ; il en sortit tout étonné d’avoir trouvé, comme il dit, une Sienne au-dessous de l’autre.

Après l’incomparable Fonte Gaja, il faut noter, comme un échantillon de l’architecture siennoise du quatorzième siècle, la Fonte Nuova, près de la porta Ovile, dessinée par Camaino. Mais la fontaine qui de préférence à toutes les autres réclame notre attention, c’est la célèbre Fonte Branda. Qui dit Fonte Branda dit Sienne. Les Siennois en sont fiers ; Alfieri l’a célébrée dans un sonnet. Cependant, quand on veut taxer quelqu’un de la légèreté qu’on attribue proverbialement aux Siennois, on demande volontiers s’il a bu de l’eau de Fonte Branda.

Cette fontaine existait déjà en 1081 ; seulement il paraît qu’à cette époque elle était située un peu plus haut sur la côte dont à présent elle baigne le pied, et qu’elle fut transportée, en 1193, à l’endroit où elle est aujourd’hui. Après avoir emprunté son nom à une famille Brandi, elle a ensuite donné le sien à l’étroite vallée qui sépare les deux collines sur lesquelles sont assises, en face l’une de l’autre, la cathédrale et l’ancienne église de Saint-Dominique. Les Fontebrandini, presque tous tanneurs, jouissent d’une réputation de gens fiers, et sont à peu près à Sienne ce que les Transteverins sont à Rome.

Fonte Gaja. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.

Du fond de ce vallon le panorama est magnifique. Au-dessus de la fontaine, au sommet d’un rocher escarpé, s’élève, sombre et majestueuse, l’église de Saint-Dominique, dont la tour crénelée semble se pencher sur le bord du précipice pour regarder le paysage qu’elle surplombe. De l’autre côté brillent au soleil le dôme et la façade émaillée de la cathédrale, qui couronne la colline d’en face, revêtue jusqu’au sommet de maisons et de palais, alternant avec des jardins.

L’ancienne fontaine, avec ses arcades surbaissées en briques, toute parée qu’elle soit du nom de Bellamino, le plus ancien des architectes siennois qu’on connaisse, et qui la répara et l’agrandit en 1198, ne me semble pas, à vrai dire, un monument fort imposant. Elle est seulement remarquable par la richesse de ses eaux, qui, après en avoir rempli le vaste bassin, passent dans de grands réservoirs pour servir aux industries de ce quartier et mettre en mouvement quelques moulins.

Avant de prendre congé des eaux paisibles qui dorment à l’ombre des voûtes séculaires de Bellamino, permettez-nous de vous conter une anecdote assez singulière qui s’y rattache. — Cino du Pistoja, ce poëte jurisconsulte dont Pétrarque a pleuré la mort dans un sonnet célèbre, était, en 1335, professeur à l’université de Sienne ; il eut l’étrange idée de promettre la main de sa sœur, jeune fille d’une rare beauté, à celui de ses élèves qui aurait le mieux résolu une question de droit. Or, le hasard (la plus moqueuse des divinités) voulut que le vainqueur dans cette lutte intellectuelle, fut loin de ressembler aux jeunes athlètes brillants de force et de beauté que les jeunes filles de la Grèce couronnaient de leurs mains et que Pindare élevait aux cieux dans ses hymnes immortels. C’était un nommé Mario d’Asciano, borgne et si contrefait, que la pauvre enfant voulut se soustraire à l’hymen qui la menaçait, en se jetant dans les eaux de Fonte Branda. Mais l’amant dédaigné, qui ne perdait pas de vue celle qu’il considérait comme son bien légitime, s’élança après elle dans la fontaine, lui sauva la vie, et eut l’inespéré bonheur devoir son dévouement récompensé par l’affection de la belle jeune fille. On fit la noce dans l’école de Cina, et l’on assure qu’elle fut très-joyeuse.

À peu de distance de la vieille fontaine, en remontant la Costa dei Tintori, nous rencontrons sur notre gauche un petit oratoire. Arrêtons-nous un instant devant sa façade modeste, mais élégante. Bien des pèlerins. sont venus s’agenouiller devant cette porte. C’est ici qu’est née et qu’a vécu sainte Catherine de Sienne ; c’est ici que Jacques Benincasa, son père, avait sa boutique. de teinturier.

Le nom de cette femme extraordinaire se trouve lié aux plus grands événements de son temps. C’était au commencement du pontificat de Grégoire XI (1376). Les Florentins, irrités contre le cardinal de Saint-Ange, légat à Bologne, qui avait poussé quelques-unes de leurs villes à se soustraire à l’obéissance de la république, firent répandre dans les pays soumis au pape des drapeaux sur lesquels on lisait le mot libertas. Aussitôt, presque toutes les villes du saint-siége, Rome comprise, se soulevèrent ; Bologne reprit son gouvernement populaire. Le pape alors leva une nombreuse armée de Bretons et en confia le commandement à Robert, cardinal des douze apôtres, légat apostolique. Ce prélat attaqua Bologne et commit des cruautés inouïes pour convaincre les rebelles qu’ils avaient eu tort de se soustraire au joug paternel du pontife. Les Florentins ayant envoyé quelque secours à Bologne, le pape les excommunia, autorisant tout chrétien à les réduire à l’esclavage, et à s’approprier leurs biens et leurs marchandises. En Angleterre, même en France, plusieurs marchands florentins perdirent de la sorte toute leur fortune ; les Génois et les Pisans se seraient aussi bien accommodés de la générosité du saint-père ; mais, craignant les représailles des Florentins, ils respectèrent leurs personnes et leurs biens : ce qui leur valut d’être à leur tour excommuniés par le saint-siége.

C’est dans ces circonstances que Catherine Benincasa sort tout à coup du calme de sa modeste cellule et apparaît au milieu des grands intérêts qui agitaient l’Italie et toute la chrétienté. Envoyée par les Florentins en ambassade à Avignon pour les réconcilier avec Grégoire, non-seulement elle remplit sa mission et empêcha le schisme, mais elle trouva encore moyen de faire accepter au pape ses conseils, et par ses encouragements et ses reproches, le détermina enfin à revenir à Rome, où la papauté rentra en effet le 17 janvier 1377, après soixante-dix ans passés à Avignon.

Voici ce que la sainte écrivait à Grégoire XI. Ses lettres s’ont de 1376 :

« Le mal qu’ont fait les sujets est causé par les mauvais pasteurs. — Vous avez eu la révolte par la faute des mauvais pasteurs et recteurs. » Elle appelle les légats que le pape envoyait en Italie, « hommes sanguinaires, bourreaux des sujets, qui sont pourtant leur prochain. » Elle s’étonne « que Dieu n’ordonne pas aux pierres de se révolter contre eux. » — « Il y a deux raisons, observe la sainte, pour lesquelles l’Église a perdu et perd les biens temporels, c’est-à-dire la guerre et le manque de vertu. » — Elle blâme le Pape de ce qu’il « dépense le bien des pauvres en soldats, qui sont mangeurs d’hommes. »

Sur cette question : le pape doit-il chercher à recouvrer par la force le pouvoir qu’il a perdu ? — Sainte Catherine répond :

« Hélas ! il ne paraît pas que Dieu veuille que nous soyons attachés à la fortune temporelle au point de ne pas voir la perte des âmes et la honte de Dieu qui sont les suites de la guerre. Celui qui aime l’honneur de Dieu et le salut de ses ouailles, celui qui veut les racheter des mains du démon, doit donner non-seulement son bien, mais aussi sa vie corporelle. — Vous direz peut-être, saint-père : Je suis tenu par conscience de recouvrer tout ce qui appartient à la sainte Église. Hélas ! j’avoue que c’est vrai ; mais on doit surtout chérir ce qui est le plus précieux. Le trésor de l’Église est le sang du Christ, donné pour racheter les âmes ; ce trésor de sang n’a pas été donné pour la domination temporelle, mais pour le salut des générations humaines. Supposons donc un instant que vous soyez tenu de conquérir et conserver le trésor et la domination des villes que l’Église a perdus ; d’autant plus êtes-vous tenu de reconquérir les âmes, qui sont le trésor de l’Église, qui s’appauvrit de trop en les perdant. Il vaut mieux laisser échapper l’or des choses temporelles que l’or des choses spirituelles. Il vous faut choisir entre deux maux, celui de la perte des grandeurs, domination et fortune temporelles, que vous vous croyez obligé de reconquérir, et le mal de la perte de la grâce des âmes et de l’obéissance qu’elles doivent à Votre Sainteté. Vous verrez bien que vous êtes plus tenu de reconquérir les âmes. » — Laissant de côté le soin des choses temporelles, attachons-nous aux spirituelles. — « On ne rendra pas sa beauté à l’Église ni avec le couteau, ni avec cruauté, ni avec la guerre, mais avec la paix. » — « Vous les battrez mieux (les insurgés) avec la verge de la douceur, de l’amour et de la paix, qu’avec la verge de la guerre ; c’est ainsi que vous pourrez recouvrer ce qui vous est dû spirituellement et temporellement. — « Notre doux Sauveur vous ordonne de lever l’étendard de la croix contre les infidèles et de porter contre eux seuls tous les maux de la guerre. » — « Retenez les gens que vous avez enrôlés pour venir ici, et empêchez-les de venir ; puisque autrement vous ne feriez que nuire au lieu d’améliorer. » — « Et faites attention, autant que vous aimez la vie, de ne pas venir avec beaucoup de soldats, mais la croix à la main, comme un agneau doux et paisible. En agissant de la sorte, vous remplirez la volonté de Dieu. »

C’était avec cette noble liberté que la fille de Jacques le teinturier parlait au pontife. Pie II l’appela, en 1461, à l’honneur des autels ; Pie IX, en 1857, visita son habitation, aujourd’hui convertie en église. Il se prosterna et pria longtemps dans la chambre où elle écrivait, au nom de son doux Sauveur, ces lettres sévères qui comptent déjà cinq siècles, et que l’on pourrait croire datées d’hier.

Sainte Catherine est aussi une célébrité littéraire. Sa correspondance, si remarquable pour l’élégance de la forme et la pureté de la langue, la place au premier rang parmi les écrivains de son siècle, qui est pourtant celui de Boccaccio. Mais ce grand maître est bien loin d’avoir la touchante simplicité et la grâce toute naturelle qui nous rendent si chers les écrits de la sainte.

Ce fut la république qui, pour s’honorer elle-même dans cette grande citoyenne, ordonna, vers la moitié du quinzième siècle, de transformer en oratoire la boutique de Jacques Benincasa et la maison où sa fille était née. Cette élégante petite église est décorée d’œuvres d’art choisies. Urbano da Cortona a sculpté le portrait de la sainte qu’on voit sur la porte ; mais nous en indiquons un autre qui offre plus de garanties de ressemblance. À l’intérieur, on trouve profusion de peintures ! Le Sodoma, Jérôme Pacchiarotti, le Riccio, Folli, Vanni, Salimberi, Sorri, Casolani ont tous contribué à faire de ce petit sanctuaire un véritable musée.

Sainte Catherine n’était âgée que de trente-trois ans lorsqu’elle mourut à Rome, en 1380. Il ne déplaira peut-être pas au lecteur français que nous ajoutions, à titre de dernier renseignement, que sa famille était originaire de France, d’où l’un de ses ancêtres, gentilhomme nommé Tiezzo ou Teuccio, était venu s’établir à Sienne.

Ce lourd et sévère bâtiment en briques rouges, placé au sommet de la colline au pied de laquelle est Fonte Branda, flanqué de sa tour crénelée et qui a plutôt l’air d’une forteresse que d’une église, est l’église de Saint-Dominique, qui existait déjà en 1225 : la tour a été bâtie plus tard, en 1340.

En entrant dans ce temple, on est frappé du caractère simple et imposant de son architecture. Saint-Dominique a un air grave et recueilli qui manque à la cathédrale ; c’est une église où l’on peut prier sans que les chefs-d’œuvre trop nombreux s’interposent, comme des distractions, entre les fidèles et la Divinité. Ce n’est pas toutefois qu’ici les ouvrages d’art fassent absolument défaut. Dans la chapelle de droite se trouve le portrait authentique de sainte Catherine de Sienne, peint par Andrea di Vanni, contemporain et ami de la sainte. Cet artiste, l’un des meilleurs de son temps, était aussi homme d’État, et, en 1368, il fut porté par une révolution populaire à l’une des premières charges de la république. Le Christ, placé au-dessus de la porte et qu’on a longtemps attribué à Giotto, a été peint par Sano di Pietro, le Beato Angelico de l’école siennoise.

Dans une autre chapelle (la seconde à droite du maître-autel) on voit un tableau célèbre qui est de grande importance dans l’histoire de l’art : c’est une Madone, au pied de laquelle on lit le nom de Guido da Siena et la date M.CC.XXI. Sur cette date erronée, on fondait l’opinion que l’école siennoise avait précédé la Florentine. Mais il est désormais établi que cette peinture date de 1281 et est due à Guido di Graziano, contemporain de Cimabue, et qu’on peut regarder comme le véritable Fondateur de la scuola sanese (école siennoise).

La chapelle de Sainte-Catherine, dans laquelle on conserve la tête de la sainte, doit plus encore sa célébrité aux merveilleuses fresques du Sodoma. Ces trois tableaux, et particulièrement le plus renommé, celui de « l’Extase, » sont considérés comme les chefs-d’œuvre de ce grand maître. C’est encore lui qui a décoré le haut de la voûte ; les autres peintures sont de Vanni et de Folli.

Les Siennois ont aussi placé dans cette église une table de bronze sur laquelle sont gravés les noms de leurs concitoyens tombés devant Mantoue dans la guerre de 1848, voulant ainsi mettre la mémoire des martyrs de la patrie sous la protection des autels. Nous ignorons cependant si la sainteté du lieu a pu sauver de l’outrage du soldat étranger ce pieux monument, et s’il a été plus heureux que les tables florentines, qui, du temps de l’occupation autrichienne, furent enlevées de l’église de Santa Croce et enfermées dans la Fortezza da Basso. Heureusement il est impossible de confisquer aussi l’histoire.

Un tombeau fait face à la porte. Il mérite d’attirer l’attention aussi bien par sa valeur artistique que par le nom de l’homme savant et intègre à qui Sienne l’a élevé. Nous voulons parler du professeur Pianigiani, auquel la ville doit le chemin de fer qui la relie à Florence, et dont on avait longtemps considéré l’exécution comme impossible. Ce chemin, qui témoigne des talents et du courage de son auteur, doit se prolonger jusqu’à Rome ; mais Pianigiani n’eut pas le bonheur d’achever sa grande entreprise : il mourut, jeune encore, en 1850.

Le monument consacré à sa mémoire, dessiné et commencé par Beccheroni, de Sienne, fut achevé, après sa mort, par Sarrocchi.

Presque en face, on lit une modeste inscription en commémoration d’un jeune peintre siennois, Angelo Visconti, qui promettait de devenir un grand artiste et qui mourut noyé dans le Tibre en 1861.

Le cloître attenant à l’église a été habité par saint Thomas d’Aquin, l’angélique ou le prince des écoles, l’auteur de cette œuvre colossale qu’on appelle la Summa theologica, et qui, avec un autre grand Italien, S. Bonaventura da Bagnorea, a illustré la glorieuse Université de Paris, où rayonnait au treizième siècle le foyer des sciences de la théologie et de la philosophie, alors confondues en une seule.

Un autre illustre contemporain de saint Thomas, comme lui professeur de théologie à Paris, a habité ce couvent où reposent aussi ses cendres : c’est Ambrogio Sansedoni, de Sienne, qui, pendant trente ans, enseigna à Paris, à Cologne, à Rome, mais qui doit surtout sa célébrité à la sainteté de sa vie. Pour notre compte, nous l’aimons, et nous ne visitons jamais le cloître de Saint-Dominique sans donner un souvenir d’estime et de respect à sa sépulture oubliée.

Qu’il nous soit permis de faire connaître la cause de notre sympathie. — C’était en octobre 1268 ; l’infortuné Conradin de Souabe, battu à Tagliacozzo, errant déguisé dans les landes de la Maremme, était tombé aux mains de ses persécuteurs acharnés ; ses ennemis élevaient au ciel des hymnes de triomphe, tandis qu’à Naples se dressait l’échafaud sur lequel devait tomber la noble tête de cet enfant malheureux. Notre Sansedoni fut touché de cette grande infortune. L’écho de son couvent paisible retentissait encore des acclamations populaires qui avaient salué le jeune roi à son passage à Sienne, lorsque, quelques mois auparavant, il marchait sur Naples avec toute la confiance de son âge et accompagné peut-être des vœux secrets du bon moine[21]. Et tout à coup quel revers ! Conradin, vaincu, prisonnier, condamné comme criminel, excommunié par l’Église, allait porter sa jeune tête au bourreau ! Sansedoni courut à Viterbe pour demander au pape d’absoudre de l’anathème Conradin et son jeune compagnon d’infortune, le duc d’Autriche. Il se jeta aux pieds de Clément, il pria, il pleura. Arriva-t-il à toucher le cœur du pape ? Nous n’osons l’assurer ; il obtint pour ses deux protégés la faveur de recevoir les sacrements avant d’avoir la tête tranchée.

L’Église a placé Ambrogio Sansedoni au nombre des bienheureux ; nous nous permettons d’ajouter humblement qu’à notre sentiment le moine qui eut le courage de plaider la cause de l’excommunié et du vaincu mériterait d’être canonisé.

Dans ce même cloître est l’atelier du sculpteur Tito Sarrocchi, à qui la ville de Sienne a confié la tâche honorable et difficile de reproduire, d’après les fragments mutilés qui en restent, l’œuvre merveilleuse de Giacomo della Fonte. Ce travail, exécuté avec autant de conscience que de talent, était presque achevé lorsque nous visitâmes[22] l’atelier de ce vaillant artiste ; il nous en fit les honneurs avec cette simple et exquise affabilité qui le distingue, et nous pûmes y admirer, outre les bas-reliefs destinés à faire renaître, sans la changer, la Fonte Gaia, sa jeune Bacchante et le groupe si charmant de la Prima preghiera, une fillette qui apprend à prier à son petit frère. M. Sarrocchi nous fit voir aussi une belle statue de Michel-Ange et une fontaine colossale ornée de plusieurs figures qu’il venait de sculpter pour M. Saracini. Il travaillait alors au bas-relief qui décore en ce moment l’une des trois portes de la nouvelle façade de Santa Croce de Florence.

La colonne de la Louve et le palais de l’Archevêché. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.

Les murs de ce cloître étaient jadis recouverts de fresques, que plus tard on a blanchies à la chaux. Parmi les fragments que récemment on a pu remettre au jour, est une « Annonciation » peinte en 1372 par Lippo di Vanni, qui signa son œuvre avec ce naïf distique :’

 « Septanta et due et trecent’anni
Da Siena qui dipinse Lippo Vanni[23]. »

Malheureusement il ne reste plus de cette belle peinture que les têtes de la Vierge et de l’ange.


VII


L’Université. — Les étudiants bolonais à Sienne. — Un empereur qui engage sa couronne. — Charles VIII à Sienne.

L’Université de Sienne peut se glorifier d’une ancienneté fort respectable. Si elle ne remonte pas à l’an 1203, comme on pourrait bien le soutenir, puisqu’il y a des parchemins de cette date où l’on fait mention de docteurs et d’étudiants, on ne peut pas douter qu’elle n’existât en 1246 ; car on conserve un catalogue de ses professeurs qui se continue sans interruption de cette année jusqu’à nos jours. La jeune Université puisa une nouvelle vigueur dans l’immigration des étudiants de Bologne, survenue en 1321 dans les circonstances suivantes.

Un d’entre eux, Jacques de Valence, ayant été
Vue de Fonte Branda. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.
condamné à mort, tous les étudiants bolonais résolurent

de quitter la ville, et, guidés par Guillaume Tolomei, Siennois, qui enseignait le droit à Bologne, se rendirent tous à l’Université de Sienne avec plusieurs autres de leurs professeurs. La république les reçut avec empressement, leur donna le droit de cité, s’obligea à racheter les livres qu’ils avaient laissés en gage à Bologne pour six mille florins, à payer leurs professeurs à raison de trois cents florins d’or par an, et à leur fournir pour seize mois des logements gratuits. Mais ils ne restèrent pas longtemps à Sienne, car la ville de Bologne ne marchanda pas pour les engager à retourner, et, après leur avoir accordé force priviléges, obligea le potestà à faire ses excuses à l’Université. Après le départ des étudiants bolonais, le studio de Sienne parcourut une période de décadence jusqu’en 1357, année où elle fut dotée de nouvelles chaires, et enrichie d’exemptions et de priviléges par un diplôme de Charles IV, cet empereur de comédie, qui était descendu en Italie non pour restaurer l’autorité de l’empire, mais pour battre monnaie, et à qui les Siennois avaient racheté la couronne qu’il avait laissée en gage à Florence,

En 1323 il n’y avait pas d’édifice spécialement affecté à l’Université. Les professeurs tenaient leurs cours dans des maisons particulières dont la république payait le loyer. Ce ne fut que plus tard, en 1408, qu’on installa le studio dans l’ancien hôpital de la Miséricorde, nommé depuis Casa della Sapienza. L’Université a quitté cette ancienne résidence en 1816, pour faire place à l’Académie des beaux-arts et venir occuper le couvent de Saint-Vigile où elle est encore.

J’aime ce grand palais dont la vue me reporte aux dernières années de ma vie d’étudiant. Le pays était alors en pleine occupation autrichienne ; professeurs et étudiants, qui presque tous avaient fait la campagne de 1848 en Lombardie, étaient également suspects et tourmentés par la police. Je me rappelle encore le moment où l’un de nos professeurs, que nous aimions tous pour son patriotisme, nous entretenait d’une des époques les plus glorieuses de Rome ; sa parole convaincue et passionnée nous entraînait bien loin à la suite de l’aigle victorieuse, lorsque sa voix faible et voilée fut tout à coup comme éteinte par une bruyante et joyeuse fanfare qui fit trembler les vitres de toutes les croisées. C’étaient les chasseurs tyroliens qui allaient relever le poste de la préfecture, vis-à-vis de nous. La transition du passé au présent était brusque ; un grand silence se fit dans la salle, et notre jeune professeur se levant, nous dit d’un air triste :

« Hélas ! mes amis, ce n’est pas le clairon des légions de nos pères[24] ! »

Ce même palais, ces longs corridors, ces salles silencieuses où, dans le douzième siècle, se promenaient de graves figures de camaldules, furent habités en 1495 par la brillante noblesse de France. Charles VIII, revenant de son expédition de Naples, y séjourna une semaine[25]. Appelé en Italie par l’ambition de Ludovico il Moro, il avait traversé la péninsule, occupé le royaume de Naples sans coup férir, et était entré dans nos villes en conquérant, la lance au poing ; les forteresses s’ouvraient devant son cheval ; un homme seul, Piero Capponi, dans cette ville occupée alors par toute son armée, avait eu le courage de lui résister et de prononcer le mot célèbre qui lui a valu une si mauvaise statue sous nos loges degli Ufizi.

Mais durant les six jours que Charles passa à Sienne, sa fortune déclina rapidement. Tandis que d’un côté les Napolitains revenaient à leur ancien roi, de l’autre se formait contre lui une ligue formidable ourdie par ce même Sforza qui lui avait ouvert l’Italie. Déjà on menaçait de lui couper le retour, et il dut s’ouvrir une issue par les armes dans cette célèbre bataille de Fornovo ou du Tar, qui parut alors bien sanglante, mais qui n’était pourtant que le prélude des grands carnages qui ensanglantèrent l’Italie dans les luttes de François Ier et de Charles V.

C’est aussi dans cet ancien couvent que Charles reçut les ambassadeurs de Florence, qui venaient réclamer de lui la restitution de Pise. Vers la fin de l’année précédente, Pierre de Médicis avait eu la faiblesse de lui céder les forteresses de Pise, de Sarzane et de Pietrasanta, qui étaient la clef de l’État, à condition toutefois que le roi les rendrait après la conquête de Naples, ou, en tout cas, à son retour en France. En même temps que les Florentins profitaient de la maladresse du malheureux négociateur pour se débarrasser des Médicis, Charles arrivait à Pise. Cette ville qui, après une lutte acharnée avec Florence, avait dû se rendre en 1406 par famine, vaincue mais non résignée, avait cru voir dans son arrivée une occasion favorable pour rompre le joug détesté de sa rivale. Hommes et femmes, vieillards et enfants, tout un peuple s’était jeté aux genoux du roi, se plaignant de la tyrannie florentine, implorant l’ancienne liberté. Sans plus attendre on avait abattu les enseignes de Florence. Le roi, satisfait d’occuper pour son compte la forteresse, avait d’abord laissé faire ; mais maintenant qu’il avait accompli la conquête de Naples et qu’il rentrait en France, il fallait bien contenter les Florentins, qui venaient réclamer l’exécution de sa promesse. Toutefois les Pisans jetaient les hauts cris pour ne pas être rendus aux Florentins, dont ils craignaient la vengeance. Pris entre deux feux, Charles, toujours faible, toujours incertain, et qui, d’après la confession de son historiographe lui-même, « ne fut jamais que petit homme de corps et d’entendement[26] », ne sut ni assurer et défendre la liberté de Pise, ni tenir la foi jurée à Florence. Il rentra en France, laissant les deux villes s’entre-tuer dans une dernière guerre, vrai duel à mort, qui, commencé en 1496, ne finit qu’en juin 1509 par la reddition de Pise.

Escalier du palais Grottanelli. — Dessin de H. Catenacci d’après une photographie.

Sienne, déjà incurablement malade des discordes civiles qui devaient bientôt la perdre, ne laissa point partir le roi sans lui demander une garnison française destinée à tenir en respect le Monte dei Nove, l’une des nombreuses factions qui divisaient la république. Charles ne se fit pas trop prier pour prendre la ville sous sa protection, et y laissa des soldats sous le commandement du seigneur de Ligny, son cousin. Ligny fut élu capitaine par la république, avec une provision de vingt mille ducats et l’obligation de tenir dans la ville une garde de trois cents hommes. Mais peu après le parti des Nove ayant de nouveau saisi le pouvoir, chassa la garnison et congédia le représentant du roi de France.


VIII


Ce qui me resterait à dire… si j’avais encore de l’espace.

J’aurais voulu entretenir encore mes lecteurs de beaucoup de choses, et, par exemple, de la bibliothèque publique[27], riche de 50 000 volumes, dont 650 du premier siècle de l’imprimerie, et de 3 000 manuscrits ; Parmi les autographes on remarque ceux de sainte Catherine et de saint Bernardin de Sienne, des Socins, de Charles V, et de Charles IX, roi de France ; on y voit aussi des codes d’une grande beauté ; un livre grec des évangiles du dixième siècle, payé en 1359 plus de 3 000 florins d’or ; un antiphonaire avec des miniatures de Paolo dal Poggio de Florence, et le livre d’heures enluminé en 1494, par Littifredi Corbizi de Florence, pour la Compagnie de Sainte-Catherine de Fonte-Branda. M. le comte Scipione Borghesi, dont j’aurais beaucoup de bien à dire si je ne craignais d’effaroucher sa modestie, possède aussi une riche et importante collection de manuscrits[28], parmi lesquels on remarque le testament original de Boccace, dicté en latin en 1374.

Je ne peux non plus dire qu’un mot du collége Tolomei, et de l’institution des Sourds-Muets, fondée en 1825 par le P. Pendola, qui en conserve encore la direction. Les établissements charitables sont nombreux à Sienne ; et je regrette de ne pouvoir décrire le vaste et salubre hôpital, l’hospice pour les convalescents, récente création due à la charité d’un obscur enfant du peuple, et la maison des aliénés, qui sera bientôt l’une des meilleures d’Italie, grâce à la Compagnia dei Disciplinati, qui en est la patronne, et qui, suivant les conseils du directeur prof. Livi, va en accroître les bâtiments, moyennant une dépense qui s’élèvera à près d’un million.

Ce qui concerné les arts aurait mérité un plus large développement. Malheureusement, je dois me borner à rappeler en passant : le prof. Giusti, à qui revient en grande partie l’honneur d’avoir fait renaître l’art, essentiellement siennois, de la sculpture sur bois ; l’Académie des beaux-arts et sa galerie, remarquable par sa précieuse collection des primitifs[29] ; et l’atelier de M. Mussini, directeur de l’Académie, qui fait revivre dans ses toiles le sentiment religieux, tendre, et profond, qui inspirait les anciens maîtres de cette noble école[30].

Il m’aurait été agréable aussi de parler du caractère des Siennois, de leurs femmes, qu’un bon Allemand appelle dans son emphase les délices italiennes[31] ; de leurs fêtes publiques et surtout de ces courses des contrade, qui ont le privilége de passionner à un si haut degré les Siennois, et qui donnent à l’étranger le spectacle de plus en plus rare des mœurs et des costumes d’un autre âge. Il serait certes intéressant d’étudier le curieux mécanisme de ces contrade, qui ont survécu à tant de ruines, et qui sont aujourd’hui encore aussi jeunes qu’elles pouvaient l’être au commencement du quatorzième siècle, lorsque, sur l’appel de la cloche de la commune, elles descendaient en armes dans la Piazza del Campo, chacune guidée par son capitaine et déployant son propre drapeau.

Un fattore de la campagne siennoise. — Dessin de de Neuville d’après un croquis de Franchi.

Sienne a beau être découpée officiellement, comme toutes les villes du monde, en quartiers ou en paroisses, sa tradition repousse toute autre division politique et religieuse que celle de ses dix-sept contrade. Chacune d’elles a son étendard, son église, son saint patron, son histoire, ses alliées ou ses rivales ; chaque contrada est en somme une petite patrie dans la plus grande, une nation en miniature. Il faut voir de ses propres yeux l’émotion passionnée avec laquelle le Siennois accompagne dans sa course le cheval qui porte les couleurs et la fortune de sa contrada ; — il faut assister aux cris de joie, aux larmes de tendresse, aux épanchements incroyables que le triomphe fait éclater parmi les vainqueurs ! On danse, on crie, on s’embrasse dans les rues illuminées, autour de l’heureux fantino, que les femmes recouvrent de baisers ; les cloches sonnent à toute volée ; les portes de l’église de la contrada s’ouvrent à deux battants devant la foule enthousiaste qui, tout en remerciant le saint patron, allume tous les cierges, et porte dans ses bras jusqu’au pied de l’autel le fantino, et souvent aussi le cheval !

On ne pourra jamais dire que l’on connaît les Siennois si l’on n’a pas eu le spectacle des courses le 15 août sur la place du Camp.

B. Costantini.



  1. Suite et fin. — Voy. page 1.
  2. Giovanni I (523-526), saint. On le regarde comme Siennois d’après une tradition très-ancienne, appuyée sur l’autori1é de respectables écrivains. — Gregorio VII (1073-1085). Ildebrando Aldobrandeschi de Sovana, fils d’un charpentier, saint. — Alessandro III (1159-1187), Rolando Bandinelli. — Pio II (1458-1464), Enea Silvio Piccolomini. — Pio III (22 septembre au 18 octobre 1503), Francesco Piccolomini Todeschini. — Marcello II (9-30 avril 1555), Marcello Cervini. — Paolo V (1605-1621), Camilio Borghesi. — Alessandro VII (1655-1667), Fabio Chigi.

    On pourrait encore ajouter à cette liste, déjà assez longue, Giovanni Maria Ciacchi, de Monte S. Savino (province de Sienne), dont la mère, une Saracini, était Siennoise, et qui fut pape de 1550 à 1555, sous le nom de Giulio III, et peut-être aussi Eugenio IV, qui avait été archevêque de Sienne en 1407 et 1408.

  3. On appela pour la peupler les habitants de sept bourgs environnants. L’un de ces bourgs était Marengo.
  4. Commandés d’abord à Giacomo della Quercia, ces fonts ont été achevés par Pietro del Minella et Nanni di Lucca dans les premières années du quinzième siècle.
  5. Ce sont des anneaux où l’on attachait les rênes des chevaux. Ceux de ce palais représentent deux serpents entortillés et sont retenus par une-griffe de lion qui sort de la muraille.
  6. Un de ses amis était resté prisonnier de Charles d’Anjou. On demandait dix mille florins d’or pour sa rançon, avec menaces de le tuer si on ne payait cette somme dans un certain délai. Provenzano, ne pouvant payer tout cet argent, déploya un tapis sur la Piazza del Campo, et s’y assit, demandant l’aumône aux passants. Dante, qui était fait pour comprendre ce qu’il y avait de grand dans cet acte, lui a consacré dans son poëme ces beaux vers :

    Quando vivea più glorïoso…,
    Liberamente nel Campo di Siena,
    Ogni vergogna deposta, s’affisse :
    E li, per trar l’amico suo di pena,
    Che sostenea nella prigion di Carlo,
    Si condusse a tremar per ogni vena.
    Purgat., c. XI.

    « Lorsqu’il vivait au milieu des honneurs, il sut déposer toute honte, ; et pour délivrer son ami, qui souffrait dans les prisons de Charles, il se plaça au milieu du Campo de Sienne, tremblant de tous ses membres. »

  7. Saint-Christophe. La façade de cette ancienne église a subi, en 1800, une restauration qui l’a tout à fait défigurée. On y admire le meilleur tableau de Girolamo del Pacchia.
  8. M. Repetti, dans son Dictionnaire de la Toscane, prétend que ces travaux, commencés en 1284, n’étaient pas encore finis en 1330.
  9. C’est dans cette salle que les Siennois gardent l’uniforme que Victor-Emmanuel portait à la bataille de San Martino. M, Mussini, l’ayant obtenu du roi dont il faisait le portrait en 1861, en fit cadeau à la ville. On le conserve dans une armoire en bois sculpté, ouvrage remarquable du professeur Giusti.
  10. Cet artiste siennois, né en 1280 environ et élève de Giotto, a été longtemps désigné sous le nom de Simone Memmi, par suite d’une méprise de Vasari.
  11. Après lui, sa famille s’appela de Cori. Le travail du chœur lui avait été commandé en 1415.
  12. Hauteur de la tour, cent un mètres quatre-vingts centimètres.
  13. Plus tard, en 1460, Antonio Federighi rehaussa la toiture de la chapelle, et dessina cette belle frise, qui entoure avec des sphinx ailés l’écusson de Sienne et le mot LIBERTAS.
  14. Cet artiste y travailla sept années, de 1412 à 1419, avec le concours de Sano di Matteo, architecte et sculpteur.
  15. Dante la rencontre dans le Purgatoire, au milieu d’une foule d’ombres, qui toutes le supplient de porter de leurs nouvelles dans le monde. La Pia lui adresse à son tour sa prière, dans ces termes simples et touchants :

    Deh ! quando tu sarai tornato al mondo,
    E riposato della lunga via,
    ……………………
    Ricorditi di me, che son la Pia :
    Siena mi fe, disfecemi Maremma :
    Salsi colul che innanellata pria,
    Disposando, m’avea colla sua gemma.

    « Lorsque tu seras retourné dans le monde, et reposé du long voyage, souviens-toi de moi. Je suis la Pia ; Sienne me donna la naissance, la Maremme me tua. Celui-là le sait bien qui m’avait auparavant épousée avec sa bague. »

    Le vœu de la Pia a été exaucé ; ce peu de vers l’ont rendue immortelle. Son histoire, déjà populaire sur nos scènes a donné à Bartolommeo Sestini le sujet d’une Novella Poetica, qui tient un rang honorable dans notre littérature moderne.

    Dante se borne à nous apprendre le lieu où l’infortunée mourut. Ce fut le château della Pietra, dans les Maremmes, fief de son mari ; mais il nous laisse dans le doute sur les détails et les circonstances de sa mort. Excellente occasion pour ses commentateurs ! L’un d’eux prétend que, tandis qu’elle était sur un balcon, on la jeta dans les fossés du château, par ordre de son mari qui la croyait infidèle. Mais la tradition populaire veut qu’elle ait été abandonnée par Nello dans ce château, où la malaria la tua lentement. Dante ne dit point si les soupçons de son mari étaient ou non fondés. Nous aimons à la croire innocente ; mais il nous paraît hors de doute que Dante était convaincu de sa faute. Dans la supposition contraire, la Pia n’aurait pas manqué de lui demander de réhabiliter sa mémoire. La légende se prononce en faveur de l’innocence de la pauvre délaissée ; et Sestini a su tirer un grand parti de cette version dans le dernier épisode de son poëme. Nello connaît enfin la vérité ; repentant, désespéré, il accourt en toute hâte pour réparer sa fatale erreur en se jetant aux genoux de sa victime. Hélas ! le sombre château est vide et silencieux, la pauvre Pia, après avoir si longtemps attendu son époux qu’elle aime, est morte de la fièvre en lui pardonnant.

  16. Robert d’Anjou habita ce palais des Tolomei en 1310. Le duc de Calabre arriva à Sienne le 10 juillet 1326, et força les Tolomei à conclure une trêve de cinq ans avec la famille gibeline des Salimbeni.
  17. À la porte du palais de la République, aux deux côtés de la façade de la cathédrale, et ailleurs. La première, en bronze doré, a été coulée par les Turini en 1429.
  18. Via di Pantaneto, no 1854.
  19. On prétend que le palais Salimbeni est-celui qu’on appelle della Dogana, dans la rue Camollia, et qu’on a récemment restauré.
  20. … quella gente vana
    Che spera in Talamone, e perderagli
    Più di speranza che a cercar Dïana.

          Purg., chant XIII.

    « Ces gens légers (les Siennois), qui placent leur espoir dans Talamone (un port qu’ils avaient dans les Maremmes) ; mais leur espoir sera encore plus déçu que lorsqu’ils cherchaient la Diana. »

  21. Les Sansedoni étaient de la plus haute noblesse de Sienne, et Gibelins. Buonatacca, le père du B. Ambrogio, avait été envoyé deux fois en ambassade à la cour de Mainfroi.
  22. En février 1864.
  23. En 372. Littéralement : soixante-dix et deux et trois cent ans,
    ici peignit Lippo Vanni de Sienne.
  24. Le manque d’espace, qui me force à retrancher une grande partie de ce chapitre, ne me permet que de donner une simple liste des illustrations les plus remarquables de l’Université siennoise. — Juristes. Les Soccini ou Sozzini (Socins) ; Marian l’aîné (1397-1467) ; Barthélemy, son fils (1436-1507), Marian le jeune, son petit-fils (1482-1556), Louis Cremani, criminaliste. — Théologiens dissidents. Lelio Soccini, fils de Marian le jeune, fondateur d’une secte religieuse qui prit son nom (mort à Zurich en 1562, âgé de 37 ans). Fausto Soccini, neveu de Lelio, et continuateur de ses doctrines (mort à Cracovie en 1604, à 65 ans), Bernardino Ochino, réformateur (mort en Moravie en 1563, à 17 ans), Sisto da Siena, né Juif, se fit catholique et moine ; plus tard, condamné à mort comme calviniste, dut sa grâce à l’amitié de Jules III et du cardinal Ghislieri (Pie V) et à sa grande célébrité (1520-1569). — Sciences sociales. Sallustio Bandini, auteur du célèbre Discorso sulla Maremma Sanese, écrit en 1737, publié en 1775 par ordre du grand-duc P. Léopold, est le précurseur de tous les économistes. Simone Fondi, qui dans le commencement du quatorzième siècle, après avoir visité le territoire de la république, en présenta un rapport à la Signoria, est peut-être le père de la statistique. — Enfin, Folcacchiero Folcacchieri, chevalier siennois, est l’auteur de la plus ancienne poésie qu’on connaisse dans notre langue (1177).
  25. 13-19 juin 1495.
  26. Philippe de Comines, l. 8, c. XIII.
  27. Sienne doit à un moine de Prato la fondation de sa bibliothèque. Ce fut en 1663 que Niccolo Oliva, général des Augustins, mit à la disposition du public les livres de son couvent de Sant’Agostino.
  28. Plus de 3 000 parchemins, dont le plus ancien remonte à l’an 940.
  29. Série chronologique de tableaux qui résume l’histoire de l’école siennoise.
  30. M. Mussini a été nommé, le 10 décembre 1857, membre correspondant de l’Académíe des beaux-arts de l’Institut de France.
  31. Schroder, Monum. Italiæ. — La célèbre Roxelane, femme de Soliman II, dont le Tour du monde a parlé avec détails (vol. VII, pag. 4 et suiv.), appartenait à une noble famille siennoise. Elle s’appelait Margherita, était fille de Nanni Marsili, et avait été enlevée sur la plage, près de son château de Colecchio.