Soixante ans de souvenirs/II/6

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CHAPITRE VI

LA COMÉDIE-FRANÇAISE EN 1838


Mlle MARS, FIRMIN, GEFFROY, JOANNY


Le soir où se leva le rideau pour la première représentation de Louise de Lignerolles, nos deux amoureux, Mlle Mars et Firmin, avaient, à eux deux, cent vingt-cinq ans. Eh bien, je n’ai jamais eu d’interprètes aussi jeunes, si jeunesse veut dire feu, passion et conviction.

Bien des différences séparent la Comédie-Française de 1838 de celle de 1887. Toutes ne sont pas au désavantage du présent. Aujourd’hui, même dans la comédie, on met mieux en scène, on habille mieux son personnage, on représente mieux le mouvement d’un salon, on cherche plus la vérité de l’accent ; mais, que sont devenues la diction, l’élégance des manières, la distinction du langage, tout ce qui faisait du Théâtre-Français, l’image de l’ancienne société française ? J’essaierai de marquer quelques-unes de ces différences, en parlant des quatre artistes dont les noms sont inscrits en tête de ce chapitre.


I[modifier]

Commençons par Firmin. Je ne puis mieux le peindre qu’en le comparant à notre cher et regretté Delaunay. Ils avaient tous deux, plusieurs qualités pareilles ; d’abord le regard. Il ne faut pas confondre au théâtre, le regard et les yeux. On peut avoir beaucoup de regard avec de petits yeux ; on peut avoir de très grands yeux, et n’avoir point ce trait de lumière qui, jaillissant de la prunelle, se répand en une seconde dans toute une salle, et l’éclaire. Tout deux avaient des dents éblouissantes qui semblaient étinceler comme les yeux, et sourire comme les lèvres. Plus petit que Delaunay, moins bien pris dans sa taille, moins élégant dans sa démarche, Firmin, la tête un peu penchée en avant, se dandinant sur ses jambes, frappant nerveusement ses deux mains l’une contre l’autre, n’avais pas la grâce charmante de Perdican, mais quel feu ! quelle flamme ! Quels accents électriques ! Il faut remonter, pour se le représenter, aux grands ténors, à Rubini, à David, qui ne touchaient pas seulement votre âme, mais qui faisaient vibrer vos nerfs comme des cordes de harpe. Si passionné que fût Delaunay, Firmin avait quelque chose de plus endiablé, et avec cela, léger comme un oiseau. Voici quelques vers du Misanthrope où je les ai entendus tous deux, où ils m’ont ravi tous deux, et où leurs deux talents se sont montrés à moi avec toutes leurs ressemblances, et tous leurs contrastes. C’est le couplet du marquis au commencement du troisième acte. J’ai besoin de citer les vers pour expliquer mon idée.

 
Parbleu ! Je ne vois pas, lorsque je m’examine,
Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine.
J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui peut se dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race,
Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute, et du bon goût,
A juger sans étude et raisonner de tout ;
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef, et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ahs !
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.
Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être ;
Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître ;
Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.


Ce ravissant morceau, dans la bouche de Delaunay, étincelait comme un miroir à alouettes au soleil. Autant de vers, autant de facettes. Pas une intention, pas une nuance, pas une délicatesse, qui ne fût mise en relief et en lumière. Firmin, ne détaillait rien, n’accentuait rien, il emportait tout dans un mouvement qui ressemblait à un frémissement d’ailes, c’était un vol d’abeilles.

Firmin était célèbre dans les déclarations d’amour. Aucun acteur ne se jetait à genoux devant une femme avec autant de passion. Aujourd’hui, on ne se jette plus à genoux. Je crois bien être le dernier auteur dramatique qui se soit permis d’introduire cette pantomime dans une comédie. Bressant, dans Par droit de conquête, en faisant son aveu à Mme Madeleine Brohan, y joignait un agenouillement plein de grâce de feu. Quand M. Febvre reprit le rôle quelques années plus tard, il me déclara qu’il lui était impossible d’imiter Bressant, qu’il ne savait pas faire cela, qu’il s’y sentirait ridicule, et il avait raison. Le goût avait changé. Se jeter aux genoux d’une femme, baiser la main d’une femme, adresser un compliment à une femme, datait de l’époque où l’amour était accompagné de respect, et où la galanterie se mêlait à ce qu’on appelle faire la cour. Essayez donc, à présent, de faire au théâtre ce qu’on appelait autrefois une déclaration. Le public éclatera de rire, et la jeune femme aussi. Pour réussir, il faut la piquer au jeu, voire même la brutaliser un peu. Si on avait proposé une pareille scène à Firmin, il aurait répondu comme M. Febre : Je ne sais pas faire cela.

Le croirait-on, cet acteur si brillant, n’avait pas de mémoire. Force lui était, quand il jouait une longue scène au fond du théâtre, d’avoir un second souffleur derrière le décor. Il inventait les plus étranges artifices de mnémonique. Tantôt c’était un fauteuil, tantôt une fleur du tapis, tantôt un certain quinquet, auxquels il accrochait le souvenir d’un hémistiche, d’un vers qui lui échappait toujours. Comment pouvait-il accommoder sa verve, sa fougue avec ces affreux tâtonnements du souvenir ?… Comment ? En les faisant servir à sa fougue elle-même. Oui, ainsi que Molé, qui lui, non plus, dit-on, n’avait pas de mémoire, il tirait de sa lutte avec les mots, des effets inexprimables ; il semblait aller chercher ses paroles au fond de ses entrailles, ses bégaiements de langue devenaient des frémissements de passion. Si naïve, du reste, était sa fougue, qu’au moment des représentations d’Hernani, quand il rentrait dans sa loge, épuisé par ce rôle écrasant, il suffisait de nier devant lui la beauté de la pièce, pour qu’il repartît, avec un surcroît de verve et de rage et vous jetât en réponse, les plus beaux passages de son rôle. Chose étrange, cet être si nerveux eut la vieillesse d’un sage et la mort d’un stoïcien. Retiré dans une petite maison de campagne, sur les bords de la Seine, au Coudray, il vécut là, plusieurs années, tout seul, souriant, et passant ses journées à lire les Grands hommes de Plutarque. ― « Quand mes amis viennent me voir, disait-il, j’en suis charmé. S’ils ne viennent pas, je m’en passe. » Vers soixante-dix-huit ans, il sentit que sa vue commençait à s’éteindre ; il ne pouvait plus lire, il ne pouvait plus se promener ; une tristesse profonde et muette descendit sur son visage comme dans son âme ; et un jour, sans s’être jamais plaint, il monta à tatons sur le rebord de la fenêtre de son salon, situé au premier étage, et se laissa tomber la tête la première sur le pavé de la cour, tranquillement, comme un disciple de Zénon se plantait un poignard dans le cœur.


II[modifier]

Joanny, qui, comme Firmin, contribua beaucoup au succès de Louise de Lignerolles, était un artiste singulier à plus d’un titre. D’abord, il arrivait toujours à la première répétition d’un ouvrage nouveau, sachant complètement son rôle. Il apportait son manuscrit dans sa poche, pour y noter les changements qui pouvaient survenir, mais dès le premier jour, le texte tout entier était gravé dans sa mémoire.

Nous voilà bien loin de la théorie de quelques grands acteurs d’aujourd’hui, qui prétendent qu’on ne peut, qu’on ne doit apprendre son rôle qu’en scène. Qui a raison ? lui, ou eux ? Peut-être tous les deux. C’est affaire d’époque et d’école. Autrefois, où la diction était au premier rang, la méthode de Joanny valait mieux. Aujourd’hui les mots se fondent avec les gestes, la place qu’on occupe sur la scène, modifie profondément l’accent de la phrase ; non seulement on joue un rôle, mais on le marche, je dirais presque on le court ; j’ai vu, dans les Bourgeois de Pontarcy de Sardou, Mlle Bartet et M. Berton s’adresser les paroles d’amour les plus tendres et les plus pures, en tournant pendant toute la scène autour des meubles, le tout du reste, je dois le dire, avec beaucoup de grâce et de charme. Cette pantomime étant admise, il vaut mieux, je crois, apprendre les rôles en les jouant ; mais quand les personnages étaient animés sans être agités, la méthode de Joanny était préférable.

Sa seconde originalité, plus grande encore, c’était d’être exact.

Ancien marin (un boulet de canon lui avait emporté deux doigts de la main gauche), il arrivait au théâtre le jour de la répétition, à la minute marquée, comme autrefois à son banc de quart. Mais, s’il ne faisait jamais attendre, il n’attendait jamais. Je le vois encore, à une répétition de Louise de Lignerolles, tirer sa montre au plein milieu d’une scène et nous dire avec un sang-froid imperturbable : « Pardon ! Il est cinq heures, si on avait commencé à l’heure, on aurait fini depuis longtemps. Or, ma gouvernante m’a acheté un poulet de grain. Je ne veux faire attendre ni mon poulet, ni ma gouvernante ; je vous salue bien. » Que dirait aujourd’hui le pauvre Joanny, s’il voyait l’inexactitude devenue une des traditions de la Maison de Molière ? Toutes les montres retardent d’une demi-heure, dans cette maison-là. Les anciens tiennent encore bon, mais les jeunes, surtout les femmes, semblent mettre de l’amourpropre à se faire attendre. A qui la faute ? Encore à l’air ambiant. La mode n’est plus aux idées de discipline, de règle commune ? On ne veut plus faire partie d’un tout. Il n’y a plus de voie lactée dans le domaine de l’art ; tout le monde veut être étoile, et comme telle, avoir son petit mouvement de rotation à soi tout seul, voire même faire tourner les autres autour de soi. Ce système ne vaut pas mieux, je crois, pour la terre que pour le ciel.

Enfin, troisième fait singulier, Joanny zézayait. Le zézaiement est certes, parmi les défauts de diction, celui qui porte le plus à rire. Eh bien, ce zézayeur, ce méthodique, ce systématique, était un des artistes les plus remplis de pathétique, de poésie, d’originalité, que j’aie connus. Son malheur a été d’être contemporain de Talma. Le voisinage des hommes de génie est mortel à l’homme de talent. Ils absorbent toute la gloire respirable de leur temps. Leur rayonnement change en demi-ombre ce qui brille auprès d’eux. Joanny longtemps relégué à l’Odéon, n’entra au Théâtre-Français qu’après la mort de son illustre rival, et y monta soudain au premier rang. Qui ne se le rappelle dans Tyrrel des Enfants d’Édouard, dans Coitiers de Louis XI et surtout dans Ruy Gomès d’Hernani ? Sa belle couronne de cheveux blancs avait un air d’auréole. Il ne pouvait pas supporter les perruques. « Les perruques sont des cheveux morts ! disait-il ; seule, la chevelure poussée sur notre tête, et nourrie de notre sang, peut s’associer aux mouvements de notre physionomie. Elle joue nos rôles, comme nous. »

Dans le père de Louise de Lignerolles, il enthousiasma Mlle Mars, qui me dit un jour, pendant qu’il répétait le cinquième acte : « Entendez-vous le vieux lion ! » Cet éloge me charma d’autant plus que j’étais pour quelque chose dans ce rugissement-là. Au début des répétitions, je n’étais pas très satisfait de Joanny dans cette scène : il n’y mettait pas, à mon gré, toute l’énergie qu’elle demandait. Mais comment le lui dire ? J’avais trente ans, et il avait des cheveux blancs : je n’osais pas. Je m’imaginai alors, la répétition finie, d’aller à lui, de m’extasier sur sa façon d’interpréter cette tirade ; puis, la reprenant alors tout entière, comme pour la lui répéter telle qu’il la disait, je la lui dis telle que je la sentais. Il m’écouta attentivement, me regarda silencieusement, et partit. Le lendemain, à la répétition, j’étais au balcon ; Joanny, cette scène arrivée, reproduit exactement toutes mes intonations ; puis, se retournant vers moi, et me saluant avec infiniment de grâce, il me dit : « Monsieur l’auteur est-il content ? »


III[modifier]

Je serais ingrat si je ne disais quelques mots de M. Geffroy, avant de parler de Mlle Mars. D’abord, j’ai un faible pour son talent, par une bien bonne raison : c’est moi qui l’ai deviné. Le rôle de M. de Givry, le colonel qui ne veut pas se battre, avait eu un grand succès de lecture ; on nous offrait, pour le représenter, des sociétaires, des artistes émérites. « Non ! répétai-je obstinément, je veux un jeune homme que j’ai vu dans la Famille de Lusigny ; lui seul est capable de me lancer, avec l’audace dont j’ai besoin, le mot d’entrée du colonel de Givry, au quatrième acte. Ce mot était en effet terriblement dangereux. Pour première parole, il disait à Henri de Lignerolles : ― « Monsieur, vous êtes l’amant de ma femme ! » Aujourd’hui, ce début de rôle et ce commencement de scène paraîtraient à peine une hardiesse. Mais, en 1838 ! Oh ! quel murmure de révolte partit de toutes les bouches, à cette parole ! Le parterre se leva presque comme un cheval qui se cabre. Je m’y attendais bien. Pendant les répétitions, tous les acteurs, Mlle Mars comprise, m’avaient en vain supplié de couper ce mot. « Vous compromettez la pièce. ― Ça m’est égal. ― C’est une bordée de sifflets assurée. ― Ça m’est égal. ― Mais au moins, préparez-la, cette brutalité. ― Non ! nous n’avons pas le temps. Nous sommes au quatrième acte. Il faut poser le colonel d’un mot. Ce mot a un avantage immense, c’est d’être à lui seul un caractère. Tout le rôle est dans ce mot. Le public sifflera peut-être d’abord, mais vous verrez ensuite. » J’avais vu juste ; j’avais pressenti d’avance deux règles essentielles au théâtre. La première, c’est qu’il faut toujours faire les hardiesses hardiment. Les précautions, en pareil cas, mettent le public en garde, et lui montrent qu’on a peur de lui. Or le public est pareil à toutes les assemblées d’hommes ; on n’en vient à bout qu’en lui tenant tête ; on ne lui impose qu’en s’imposant. La seconde règle, que j’ai depuis entendu professer hautement à Scribe, c’est qu’au théâtre, l’effet est produit, non par le coup, mais par le contre-coup. Dans Louise de Lignerolles, le coup avait été dur, mais à la quatrième réplique vint le contre-coup, qui servit de tremplin. Quand M. de Givry réclamait brutalement à Henri de Lignerolles, sa femme cachée chez lui. ― « Eh !si elle y était, lui dit Henri, me croyez-vous assez lâche pour la livrer ? ― Vous l’avez bien été assez pour la corrompre ! » lui répond le colonel. A cette réponse excellente, et trouvée par Goubaux, les bravos éclatèrent et ne s’arrêtèrent plus. Le rôle ne fut qu’un long triomphe, où M. Geffroy eut sa bonne part.

Il s’y montra en avance sur son temps, par cette science du costume et de l’attitude, qui a été un de ses grands talents. Avec ses larges moustaches, son bouquet de cheveux hérissés, roussâtres et grisonnants, sa démarche d’officier de cavalerie, sa voix coupante comme l’acier, ses répliques cinglées et sifflantes comme des coups de cravache, il faisait peur. Quand Henri de Lignerolles lui disait : ― « Monsieur de Givry, vous êtes un lache ! » il fallait le voir, prendre un long temps, et lui répondre avec un rire de sarcasme : ― « Vous croyez ? » ― A huit heures du soir, M. Geffroy était une espérance ; à minuit, c’était un talent.

Arrivons à Mlle Mars.


===IV===

MADEMOISELLE MARS


Était-elle jolie ? Tel est le premier mot qu’on vous adresse toujours quand vous parlez d’une artiste d’autrefois. Eh bien, oui, elle était jolie ; elle était même charmante ! Si charmante, que Scribe, dans Valérie, osa lui mettre dans la bouche (elle avait alors près de quarante-cinq ans) cette phrase : Suis-je jolie, moi ? et que le public lui répondit par des bravos universels. Ces bravos, j’en conviens tenaient aussi à l’époque ; on n’oserait plus risquer aujourd’hui cet effet-là, même avec une jeune actrice ; il y fallait le parterre galant de 1824. J’ajouterai en outre qu’il y fallait l’optique de la scène. Il y a des beautés de théâtre. Mlle Mars, à la ville, malgré ses yeux admirables et ses dents ravissantes, ne pouvait pas passer pour une jolie famme. Son teint était un peu brouillé, son nez un peu fort, sa tête un peu grande, sa taille un peu courte. Mais le théâtre est un magicien qui métamorphose tout. Si les traits trop délicats s’y effacent, les traits un peu marqués s’y atténuent ; le théâtre grandit, le théâtre amincit, le théâtre harmonise, et Mlle Mars, grâce au prestige de l’optique, est restée le modèle de la jeunesse au théâtre pendant près de cinquante ans.

Les rôles d’ingénue avaient été son triomphe ; elle jouait encore Agnès à plus de quarante ans. Scribe crut faire merveille en écrivant pour elle le rôle d’une jeune fille, qui, mise au couvent à seize ans, et forcée d’en sortir, sous la Terreur, à quarante, entrait dans le monde avec toutes les ingénuités, toutes les innocences, toutes les candeurs, toutes les inexpériences d’un âge qui n’était plus le sien ; elle avait l’âme d’une enfant et la date de naissance d’une femme mûre. Cette conception était très ingénieuse, le rôle absolument charmant.

« Je n’en veux pas ! s’écria Mlle Mars, je n’en veux pas ! J’y serais exécrable ! Vos quarante ans pèseraient sur ma physionomie, sur mes gestes, sur ma diction. Comprenez bien que mon refus ne vient pas d’une coquetterie de femme, mais d’une conscience d’artiste. Une fois en scène, je ne puis être tout à fait moi-même que si je suis jeune, si je me sens jeune, si je me sais jeune. »

Elle refusa de même, et plus nettement encore, une autre pièce en trois actes, de Scribe, la Grand’mère, où, sous ses cheveux blancs, elle enlevait à une jeune femme le cœur d’un jeune homme… pour le rendre à sa petite-fille. « Ne me parlez pas de votre sexagénaire, lui dit-elle. D’abord, si j’enlevais le cœur de ce jeune homme, je ne le rendrais pas. Puis, imaginez-vous bien qu’en grand’mère j’aurais l’air d’une bisaïeule. » Elle avait raison. Elle n’était pas plus propre à jouer une grand’mère qu’un ténor à chanter un rôle de basse.

Malheureusement la pauvre femme ne voulut pas garder les rôles jeunes, seulement au théâtre. Combien de fois l’ai-je vue arriver aux répétitions de Louise de Lignerolles, nerveuse, irritée, les yeux gonflés de larmes. Pourquoi ? Parce qu’elle sortait d’une explication violente avec un des jeunes gens les plus élégants de Paris et que liait à elle un amour partagé,… mais partagé, hélas ! trop inégalement. Eh bien, rien ne pouvait la détacher de lui, ni ses infidélités, ni les humiliations que lui attiraient parfois ces intempestives amours. C’est à elle que fut adressée cette terrible parole d’un médecin, chez qui elle l’avait conduit, et qui, voyant ses angoisses, lui dit tout bas : « Calmez-vous, madame, il n’y a rien de grave dans l’état de monsieur votre fils. » Ne rions pas d’elle. Ne l’accusons pas. Qui sait si le cœur et le talent ne s’allumaient pas chez elle au même foyer ? Qui sait si l’un fût resté jeune, sans l’éternelle jeunesse de l’autre ? Il ne faut pas mesurer à la règle commune ces créatures étranges qu’on appelle des artistes supérieures. Elles ont tous les âges à la fois : encore enfants, elles sont déjà jeunes ; déjà vieilles, elles sont encore enfants. Croirait-on que dans ce drame de Louise de Lignerolles, où elle était mère d’une petite fille de huit ans, Mlle Mars voyant cette enfant rester attachée à son côté, même lorsqu’elle ne parlait pas, lui dit : « Qu’est-ce que tu fais là, pendue à ma robe ? Ce n’est pas de ton âge. Va-t’en dès que tu as répondu à ce que je te demande ; va-t’en jouer à la corde, au volant. A ton âge, on ne reste jamais en place. » Elle lui apprenait à avoir huit ans.

Trois qualités éminentes caractérisaient le jeu de Mlle Mars. D’abord, la plus rare de toutes, le talent de composition. Rien d’aussi difficile pour l’acteur comme pour l’auteur, que de créer un personnage qui se tienne, c’est-à-dire dont toutes les parties, même les plus diverses, s’accordent si bien ensemble, qu’on se sente, en le voyant et en l’écoutant, en face d’un être réel. Mlle Mars excellait dans cet art profond, de faire sortir l’harmonie d’un rôle, de ses contrastes mêmes.

Sa seconde qualité était une merveilleuse sûreté d’exécution. Elle m’en a donné un jour une preuve saisissante. On devait répéter l’acte le plus dramatique de la pièce. Elle arrive fatiguée, énervée, la voix éteinte. Eh bien, elle répéta tout avec cette voix éteinte, sans retrancher un mot, sans manquer un effet, se contentant, pour tout changement, de dire bas ce qu’ordinairement elle disait haut ; suppléant au son par l’accent et à l’organe vocal par l’articulation. J’étais émerveillé. Il me semblait voir un de ces dessins de Raphaël, de Léonard, où sans pinceau, sans couleur, sans aucun des jeux de la lumière, le maître rend l’expression, la forme, l’idée, rien qu’avec une pointe de crayon.

Enfin, sa troisième qualité était une qualité fort oubliée, fort dédaignée aujourd’hui : le goût.

Le goût peut se définir, je crois, la mesure dans la force, dans la passion, dans la grâce. De très grands artistes n’ont pas de goût. Shakespeare n’a pas de goût. Rubens n’a pas de goût, et j’en remercie le ciel, car le goût retranche, atténue, tempère ; et ce que ces puissants génies avaient d’excessif, fait partie de ce qu’ils avaient de grand. Mais le goût dans Sophocle, dans Virgile, dans Mozart, dans Raphaël, dans Racine, dans La Fontaine, est un des éléments du génie. Chez Mlle Mars, il se traduisait par un accord délicieux entre sa voix, sa physionomie et ses gestes. Il est vrai qu’elle avait eu pour maîtresse Mlle Contat, la reine de toutes les élégances.

Mlle Mars, dans ses débuts, multipliait fort les mouvements du bras gauche, ce qui indignait Mlle Contat.

« Le bras gauche est toujours gauche, lui disait-elle. Il ne faut s’en servir que par exception. Du reste, je saurai bien mettre le tien à la raison. Tu joues demain le Dissipateur, et dans la scène du quatrième acte, où je suis fort contente de toi du reste, ton misérable bras gauche se démène comme une aile de moulin à vent. Eh bien, je vais t’attacher un fil noir à la patte, je tiendrai le fil, je serai dans la coulisse, du côté où tu joues la scène… et au premier geste, je tire. »

La scène commence, Mlle Mars au second couplet essaye un petit mouvement de révolte,… le fil tire. Tout rentre dans l’ordre. La scène s’anime, la jeune actrice aussi, et à un vers de sentiment, le bras gauche s’agite et va pour se lancer,… le fil tire. La scène continue, devient touchante, de touchante devient pathétique, le pauvre bras gauche veut se mettre de la partie, le fil le ramène en arrière… Il proteste,… le fil aussi ; de telle façon qu’après quelques instants de lutte, Mlle Mars, sous le coup de son émotion grandissante, lève si vivement les deux mains que le fil casse, et voilà le bras gauche gesticulant en l’air tout à son aise ! La scène finie, Mlle Mars rentre dans la coulisse, la mine basse, n’osant pas regarder Mlle Contat qui alla à elle, lui prit la main et lui dit : « Bravo ! Voilà une leçon meilleure que toutes celles que je pourrais te donner. Souviens-toi qu’il ne faut lever le bras gauche que quand on casserait la ficelle. »

Mlle Contat ne trouverait guère d’élèves aujourd’hui, où les plus jolies et les plus jeunes comédiennes cherchent un moyen de succès dans la vulgarité des gestes, dans les déhanchements de corps, dans la trivialité des intonations. Autrefois, pour plaire, une actrice devait avoir du goût, aujourd’hui il faut qu’elle ait du ragoût. Comment en serait-il autrement, puisque les jeunes femmes du monde, et du meilleur monde, leur donnent l’exemple ? Il y a quinze ans, quand Sardou osa mettre dans la bouche d’une jeune fille quelques termes d’argot, ce fut un cri général d’indignation. Aujourd’hui, les « c’est épatant, c’est tordant, » font partie du dictionnaire usuel des demoiselles. Je ne peux m’y faire. Quand je les entends prononcer ces affreux mots, il me semble qu’elles jurent. Mlle Mars dirait qu’elles blasphèment.

Je ne saurais oublier un des plus rares mérites de Mlle Mars. Elle était une excellente conseillère.

Au troisième acte de notre drame, Louise surprenait son mari à un rendez-vous avec sa maîtresse. Nous avions représenté le mari embarrassé, peiné, un peu repentant.

« C’est absurde ! s’écrie Mlle Mars ; il faut qu’il se mette en colère ! Il est dans son tort, il faut qu’il m’accuse ! Il faut qu’il me maltraite de paroles. Voilà votre nature, messieurs. Votre amour-propre domine tout dans les questions d’amour. Un mari surpris par sa femme à un rendez-vous, est dans une position ridicule, donc le mien doit être furieux. Ne me ménagez pas, je n’en aurai que plus de mérite à reprendre le haut de la position, et la scène de la réconciliation n’en sera que plus touchante.

Cette scène arrivée, Louise restait seule avec son mari et lui exprimait sa confiance dans l’avenir en disant : « Je ne crains plus rien, je ne sais plus rien, il me semble que nous nous sommes mariés hier. » Mlle Mars s’arrête à ce mot, et de sa voix un peu brusque, sa voix de ville, elle me dit : « Je ne prononcerai pas cette phrase-là. ― Pourquoi donc, madame ? ― Parce qu’elle est mauvaise. ― Mauvaise ! mauvaise !… repris-je un peu piqué (j’avais trente ans, je n’étais pas patient), je la trouve très bonne. ― Ah ! vous trouvez cela bon, vous : « Nous nous sommes mariés hier. » ― Oui, madame ; ce mot exprime très bien le sentiment de confiance qui reporte Louise aux premiers jours de son bonheur. ― Tout ce que vous voudrez ; mais je ne dirai pas : « Nous nous sommes mariés hier… » il faut mettre autre chose. ― Quoi ? Que voulez-vous que je mette ? ― C’est bien simple… Mettez : Tra, la, la, la, la, ― tra, la, la, la, la, ― tra, la, la, la, la ! ― Ah ! mon Dieu, pensai-je, elle est devenue folle. » Et je m’en allai. Tout en m’en allant, et ma première colère passée, je me mis à réfléchir : « Que diable a-t-elle voulu dire ? Est-ce que par ces tra, la, la, séparés en membres égaux, elle aurait voulu marquer le rythme, l’harmonie qu’elle a besoin de sentir sous les paroles, pour rendre la joie et la tendresse dont son âme est pleine ? Voyons donc. » Je cherchai, et le lendemain j’arrivai à la répétition avec cette phrase à quatre membres : « J’oublie ! Je ne sais rien. La vie commence,… c’est la première fois que tu me dis : « Je t’aime. » ― A la bonne heure, s’écria-t-elle, voilà ce que je vous demandais. »

Les acteurs vous demandent souvent ainsi des choses qui ne sont pas très claires et qui n’en sont pas moins justes. Leurs raisons sont mauvaises et ils n’en ont pas moins raison. Leur instinct critique est une sorte de clairvoyance obscure, qui marche à tâtons, parfois de travers, et qui vous apprend à marcher droit.

La pièce eut soixante-huit répétitions. J’appris beaucoup de cette longue épreuve ; d’abord la patience. Mlle Mars n’était pas tous les jours commode de caractère. Moqueuse, douée d’un rare talent d’imitation, elle excellait à caricaturer les gestes, la voix de tous ceux qui lui parlaient, et un jour elle me fit si bien la charge de ma diction saccadée et nerveuse de ce temps-là, qu’elle m’en a guéri pour toujours. Dès que mon défaut veut me reprendre, je pense à Mlle Mars et je m’arrête. Ajoutez que je n’ai jamais rencontré au théâtre un zèle, une conscience plus admirables ; veillant sur tous les rôles, toujours l’oreille à la scène, même quand elle n’était pas en scène. Un matin nous causions dans les coulisses, elle me racontait ses griefs contre son directeur… Elle était furieuse ; sa figure, ses gestes, sa voix, tout était en feu !… Soudain je vois sa physionomie changer ; ses paroles de colère restent les mêmes, mais le regard, l’expression, s’adoucissent, le sourire éclôt sur cette bouche toute pleine d’invectives, si bien qu’à la dernière phrase, le langage était toujours celui d’une furie, mais le visage était celui d’un ange. Qu’était-il donc arrivé ? Que tout en parlant, elle avait entendu les répliques des acteurs, qu’elle avait compris que le moment de son entrée en scène approchait… et comme cette entrée devait être gracieuse et aimable, elle s’y était préparée au milieu de sa colère, tout en causant ; elle avait changé de physionomie comme elle changeait de costume en changeant de rôle.

Le soir de la première représentation, avant le lever de rideau, je la trouvai un peu plus agitée que ne le sont d’ordinaire les grands artistes un jour de combat ; ils se sentent dans leur élément dans ces moments-là, comme un grand capitaine au feu, elle s’approcha de moi et me dit : « Vous saurez demain le mérite que j’ai à jouer ce soir comme je jouerai, car je jouerai très bien. » J’appris en effet le lendemain qu’en rentrant chez elle à cinq heures, elle avait trouvé toute sa maison en émoi. On lui avait volé, dans l’après-midi, soixante mille francs de diamants.

Toute la représentation ne fut pour elle qu’un long triomphe, et le succès de la pièce fut considérable. Le chiffre de la recette s’éleva le 23 août, jour de la vingt-cinquième représentation, à cinq mille six cents francs, chiffre énorme dans ce temps-là. Mlle Mars partit en congé et devait rentrer le premier octobre. Elle ne rentra pas ; elle ne reparut sur le théâtre que six mois après : elle ne rejoua plus Louise de Lignerolles qu’au bout de dix-huit mois ; elle ne le joua que deux ou trois fois au plus. Pourquoi ? Un mot l’explique. Mlle Rachel avait débuté au mois de septembre. L’éclat de cette gloire nouvelle fit peur à Mlle Mars ; elle s’éclipsa de peur d’être éclipsée. Elle ne voulut reparaître que dans une création nouvelle, pour opposer triomphe à triomphe.

Mlle de Belle-Isle fut son rôle de rentrée. Tout ce que le Théâtre-Français a eu depuis, de jeunes et charmantes actrices, s’est essayé dans ce délicieux rôle de jeune fille : personne n’y a effacé ni égalé les soixante-quatre ans de Mlle Mars.

Voici un petit fait assez curieux et qui prouve une fois de plus ce qu’à été pour elle cette grande question d’âge. Un jour, un de mes amis, vieil amateur de théâtre, me supplie de le présenter à elle. Cet ami avait un défaut singulier : une mémoire implacable. Tout pour lui se résumait en dates. Le souvenir de son premier rendez-vous d’amour lui revenait-il au cœur :… »C’était le 13 septembre 1798, » murmurait-il mélancoliquement. Un vague sentiment de méfiance me fit lui dire, en frappant à la porte de Mlle Mars : ― « Ah çà ! pas de bizarreries. ― Soyez donc tranquille. » Nous entrons, je le présente à Mlle Mars comme un de ses plus ardents admirateurs ; sur quoi, il ajoute immédiatement : ― « Oui, madame, il y a quarante ans que j’ai eu le plaisir de vous applaudir pour la première fois. » Je lui pince le bras, il ne comprend pas, et à la fin de la visite il demande à l’illustre artiste la permission de venir la revoir. Elle l’accorde le plus gracieusement du monde. Seulement, à quelques jours de là, il me dit naïvement : « C’est bien singulier, voilà trois fois que je vais chez Mlle Mars, elle me fait toujours dire qu’elle n’y est pas. »

Elle se retira en 1841, pour mourir en 1847, et il me reste d’elle, à cette époque, deux souvenirs, dont l’un est tristement caractéristique et l’autre très touchant.

Ma femme promenant un matin aux Tuileries sa petite fille qui entrait dans ses sept ans, lui poussa vivement le coude et lui dit : « Regarde ! » L’enfant voit venir à elle une vieille dame, portant un tour de cheveux noirs, voûtée, marchant avec peine et tenant en laisse un petit chien jaune. Le petit chien s’arrête tout à coup, en passant près d’un arbre ; la vieille dame s’arrête aussi et attend… Ma femme dit tout bas à sa fille : « Mlle Mars ! » Araminte attendant que son petit chien ait fini ! quel tableau !

Je cours bien vite à l’autre souvenir.

Mlle Mars avait pour amie une ancienne cantatrice d’opéra, que les amateurs se rappellent encore, qui avait créé Jemmy, dans Guillaume Tell, Mme Dabadie. Mme Dabadie pressait fort Mlle Mars de penser à son salut. ― « J’y penserai, j’y penserai ! répondit-elle, mais il faut d’abord que j’en finisse avec un procès que j’ai à Versailles ; dès que je l’aurai gagné, amène-moi un confesseur. ― J’en ai un admirable, répondit l’ancienne cantatrice, l’abbé Gallard, le vicaire de la Madeleine. ― Eh ! bien, je t’écrirai. »

Au bout de huit jours, voilà Mlle Mars prise par un mal subit et mortel.

« Ton vicaire ! ton vicaire ! amène-le-moi ! » écrit-elle à Mme Dabadie. Il vint et c’est de lui que je tiens les détails des derniers jours de celle qui fut Mlle Mars. Le brave prête était encore tout ému en parlant de sa grâce, de son charme et de sa séduction ! Hélas ! la pauvre femme ! ce rôle de pénitente était son dernier rôle ; elle le joua comme elle avait joué tous les autres, dans la perfection. L’abbé Gallard lui ayant dit en lui parlant de ses triomphes d’autrefois : « Où sont toutes vos belles couronnes, mademoiselle ! ― Ah ! monsieur l’abbé, répondit-elle en souriant, vous m’en préparez une bien plus belle et qui durera toujours ! »

Le dernier jour, prise de courts délires en récitant ses prières, elle s’interrompit tout à coup, et après un moment d’arrêt, se mit à dire des paroles où il était question de Dorante, d’amour, c’était un passage des Fausses confidences. Puis elle fit silence, écouta, et applaudit. N’est-ce pas délicieux ? Ce mélange de l’actrice et de la spectatrice, cette voix qui s’écoute, ces mains qui s’applaudissent, ces alternances de versets sacrés et de phrases de comédie, tout cela n’a-t-il pas la grâce de ses plus jolie rôles ? Qui eut le dernier mot ? Les psaumes de David ou Marivaux ? Je pencherais pour Marivaux. Ce qui suit l’artiste le plus avant dans la mort, c’est l’art.