Souvenirs (Roustam)/Chapitre II

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Texte établi par Paul CottinLibrairie Paul Ollendorff (p. 67-104).
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Départ de Bonaparte pour Alexandrie. — En route, je charge les Arabes, ce qui me vaut un poignard d’honneur du général en chef. — Embarquement pour la France. — Mes inquiétudes. — Le général me rassure. — Relâche à Ajaccio. — Une plaisanterie de mauvais goût. — Débarquement à Fréjus. — Berthier m’emprunte un sabre, cadeau de Bonaparte. — Départ de celui-ci pour Paris. — Ses bagages et sa Maison prennent la route d’Aix-en-Provence. — Notre convoi pillé par des brigands. — J’écris au général Bonaparte pour lui rendre compte de l’incident. — J’arrête de ma main, à Aix, un des bandits. — Ma présentation à Madame Bonaparte. — Inquiétude de Joséphine pendant la journée du 18 Brumaire. — Murat et sa femme. — Le piqueur Lavigne. — Je fais une grave chute de cheval. — Bonté que le premier Consul et sa famille me témoignent en cette circonstance. — Mon portrait peint par Mme Hortense de Beauharnais. — Le premier Consul s’oppose à mon mariage. — La Malmaison. — J’apprends de Boutet l’entretien des armes à feu, et de Lerebours celui des lunettes d’approche. — Bonaparte, empereur des Français.

On nous disait pas que nous allions en France ; j’ai su ça bien longtemps après. Quelques jours après que je suis entré au service du général, le valet de chambre vient, à minuit, pour habiller le général ; il me dit : « Nous allons partir pour Alexandrie, parce qu’il arrive une armée turque et anglaise. » Nous voilà donc partis précipitamment ; je n’ai pas eu le temps même pour aller chercher mes effets que j’avais laissés chez le sheik El Bekri. Ce qui me faisait encore de la peine, c’était un pauvre domestique que je n’ai pas pu amener avec moi.

Nous sommes partis du Grand Caire le… (sic) et arrivés le soir à Menouf. Le général a dîné là, et nous sommes partis, le lendemain matin, pour Alexandrie, comme on disait.

En chemin faisant, nous avons rencontré une grande quantité d’Arabes qui barrait notre passage ; j’ai demandé la permission au général pour charger sur les Arabes avec les guides qui étaient l’escorte du général. Il me dit : « Oui, va et prends garde que les Arabes te prennent, car on ne te ménagera pas ! »

J’avais un bien bon cheval, je craignais rien et j’étais bien armé : j’avais deux paires de pistolets, un sabre, un tromblon et un casse-tête sur ma selle.

Après la charge, le général a demandé à monsieur Barbanègre, qui commandait la charge, si je m’étais bien comporté. Il lui dit : « Oui, c’est un brave soldat, il a blessé deux Arabes. » Après ça, le général il me fait donner un poignard d’honneur, le même jour, qui m’a fait le plus grand plaisir. Depuis cette époque-là, il m’a jamais quitté.

Nous sommes couchés, ce jour-là, dans le désert, sur le sable. Le même soir, monsieur Elias[1] arrive du Grand Caire, en dépêche pour le général ; par même occasion, il m’a apporté des pastèques, c’est-à-dire des melons d’eau qui m’ont fait grand bien, car il faisait bien chaud, et il me disait : « Il y a pas l’armée turque ni anglaise, comme on le dit jusqu’à présent, et vous allez faire un autre voyage », sans me dire autre chose. Le voilà donc retourné pour Grand Caire.

Le lendemain, au matin, nous avons perdu un peu de la route, à cause de grande quantité de sable ; nous avons aperçu plusieurs femmes arabes qui travaillaient à la terre. Le général me dit que je demande à ces femmes la route. Je galope mon cheval pour aller demander à ces femmes notre route. Quand les femmes m’ont aperçu, elles ont pris leur chemise qui était leur seul vêtement et ont montré leur derrière, enfin leur corps tout nu.

Nous sommes arrivés, à dix heures du soir, entre Alexandrie et Aboukir, au bord de la mer Méditerranée ; on a mis les tentes, et on a commandé de faire le dîner.

J’aperçois, en rade, deux frégates ; je demande à monsieur Eugène, qui était aide-de-camp du général en chef, ce que c’était que ces deux frégates, à qui elles appartenaient ; il me dit qu’elles appartiennent aux Turcs. Il m’avait encore caché le secret, car c’étaient deux frégates françaises qui attendaient, en rade, après le général et son escorte, mais j’ai su ça que le soir. Dans cet intervalle-là, il faisait si chaud que je suis allé me baigner dans le bord de la mer. Voilà donc que j’aperçois monsieur Fischer[2], contrôleur du général, qui vient pour me chercher. J’arrive à la tente, et je dîne. Après ça, je vois tout le monde bien content et bien gai. Les soldats faisaient sauter leurs sacs, et les cavaliers laissaient leurs chevaux à ceux qui restaient encore dans le pays.

Je me suis adressé à monsieur Jaubert[3], interprète, un Français, un des interprètes du général : « qui ce que ça veut dire, je vois tout le monde bien content ». Il me dit : « Nous partons pour Paris ; c’est un bon pays et grande ville. Les deux frégates que nous voyons d’ici, c’est pour nous conduire en France ». Et on me dit que je laisse mon cheval, Je prends seulement mon petit porte-manteau, contenant deux chemises et un châle de cachemire[4].

Me voilà parti, avec plusieurs officiers, à un petit quart de lieue de la tente, pour nous embarquer dans les chaloupes, pour rejoindre les frégates. La mer était bien agitée ; les vagues cognaient sur nos têtes, les chaloupes étaient remplies d’eau, tout le monde était malade de ce petit trajet-là. Moi je n’étais pas du tout malade, au contraire. Je demandais toujours à manger. Le Mamelouck nommé Ali[5] était bien malade aussi, Nous sommes arrivés, le soir bien tard, dans la frégate, et nous sommes partis, sur-le-champ, tout le monde bien content. J’ai resté un jour entier sans voir le général[6]. Tous ces messieurs, pour me faire enrager, me disaient que, quand je serais arrivé en France, on me couperait la tête, parce que, quand les Mameloucks prenaient les soldats français, ils faisaient couper la tête la même chose : ça me donnait un peu d’inquiétude.

Trois jours après notre embarcation, j’ai demandé à parler au général, par monsieur Jaubert, qui parlait arabe. Enfin, il me fait parler le même jour. Le général me dit : « Te voilà, Roustam ! Comment tu te portes ? » Je lui dis : « Très bien, mais très inquiet sur mon sort. » Il me dit : « Mais pourquoi ça ? » Je lui dis : « Tout le monde dit que, quand je serai arrivé en France, on me coupera la tête. Si c’est vrai, comme on dit, je voudrais que ça soit à présent, et qu’on me fasse pas souffrir jusque en France ! » Il me dit, avec sa bonté ordinaire, en tirant toujours mes oreilles, comme tous les jours : « Ceux qui t’ont dit ça sont des bêtes ; ne craignez rien, nous arriverons bientôt à Paris, et nous trouverons beaucoup de jolies femmes et beaucoup d’argent. Tu vois que nous serons bien heureux, bien plus qu’en Égypte ! » Après ça, je le remerciai bien de la manière qu’il m’a reçu, et m’a donné la tranquillité, car j’étais bien inquiet.

Pour passer le temps dans la frégate plus agréablement, on a joué plusieurs fois aux cartes avec messieurs Berthier, Duroc, Bessières, Lavalette, enfin beaucoup de monde. Il a gagné plusieurs fois, m’a donné de petites sommes d’argent. Nous sommes arrivés en Corse, le pays du général, en traversant les côtes de Barbarie, et Tunisie[7]. Quand nous avons aperçu la côte de Corse, le général a envoyé le capitaine de frégate dans une chaloupe, pour faire dire aux autorités de la ville que le général Bonaparte arrive. Par ce temps-là, nous sommes arrivés et mouillé la frégate en rade, et nous avons vu arriver, dans les petits bateaux, toutes les autorités de la ville et beaucoup de belles dames de la ville[8] pour féliciter le général de son heureux retour. Nous avons pas fait la quarantaine comme on fait ordinairement. Le général a débarqué, une heure après son arrivée en rade, ensuite descendu dans la maison qu’il était né. Je ne suis débarqué que le soir, à mon arrivée dans la ville. Le général il me fait demander comment je trouve son pays natal. Je lui dis : « Très-bien, c’est un bon pays. » Il me dit : « C’est rien, quand nous serons arrivés à Paris, c’est bien autre chose ! »

À notre arrivée en Corse, on faisait la vendange ; il ne manquait pas du raisin ni belles figues. C’était une régalade pour nous, car, en Égypte, nous n’avions pas de tout ça dans la maison que nous habitions. Il y avait plusieurs jolies femmes, qui avaient beaucoup de bonté pour moi, comme étant un étranger ; mais, ce qui m’a fait plus de peine, c’est le bavardage de monsieur Fischer, qui avait dit au Général et au général Berthier, que j’avais fait ma cour à plusieurs de ces dames, et j’avais donné vingt-cinq piastres.

Nous sommes embarqués de nouveau dans la frégate, partir pour Toulon, mais le temps était si mauvais, nous sommes obligés de retourner encore en Corse, et nous y avons été un jour entier et nous sommes partis, le jour après, pour Toulon. Chemin faisant, le Général et général Berthier commencent à rire en me voyant, en disant : « Comment ! Tu es plus habile que nous ! Tu as eu déjà les femmes en France, et nous, nous en avons pas encore eu ! » Je lui dis : « Je voudrais savoir qui ce qui vous a dit ça, car je pourrais vous assurer que c’est un mensonge. Je n’ai rien eu et rien fait. » Et ils m’ont dit : « C’est Fischer qui l’a dit. » Mais j’étais bien en colère contre ce vilain homme, d’avoir dit des menteries contre moi. J’étais si en colère que je voulais taper à Fischer.

Quand nous étions à quelques lieues de Toulon, nous avons aperçu sept vaisseaux anglais qui nous barraient le passage. L’amiral Ganteaume, qui commandait les frégates, a mis les deux frégates en défense et mis une chaloupe en mer, et attachée avec une corde après la frégate, en cas de besoin pour le général. Les Anglais, quoique encore bien éloignés de nous, tiraient des coups de canon. L’amiral Ganteaume a vu qu’il n’y avait pas moyen d’arriver jusqu’à Toulon, et nous avons laissé les Anglais sur la route de Toulon, et nous avons pris celle de Fréjus en Provence, que nous étions pas bien éloignés, car nous voyions les côtes. Nous sommes arrivés, quelques heures après, dans la rade de Fréjus. Les Anglais venaient tout près de nous et tiraient quelques coups de canon, mais ça nous faisait pas de mal, parce que les batteries des côtes nous protégeaient. Le général a envoyé, sur-le-champ, monsieur Duroc[9] à terre pour prévenir les autorités de la ville que c’est le général Bonaparte qui arrive. Après ça, les batteries des côtes ont tiré plusieurs coups de canon pour notre arrivée, et les deux frégates ont répondu avec des salves de cinquante coups de canon. Après, nous sommes tous débarqués, et nous avons été à pied jusqu’à la ville qui était à un petit quart de lieue. Nous sommes arrivés de très-bonne heure. Le général a reçu toutes les autorités de la ville, et demanda ensuite son dîner.

Ordinairement, on fait quarante-cinq jours de quarantaine sans pouvoir descendre à terre, mais le général n’a pas voulu rester aussi longtemps, car nous sommes partis, le même soir, pour Paris, et les troupes qui étaient avec nous, quand nous sommes arrivés dans la ville de Fréjus.

Le général Berthier me dit : « Roustam, prête-moi ton sabre, je te le rendrai à notre arrivée à Paris. » Et je n’ai pas voulu lui refuser parce que j’avais un autre, et mon poignard[10] que le général m’avait donné dans le désert d’Égypte, avec une paire de pistolets que j’avais emportés avec moi du Grand Caire ; j’avais de quoi me défendre, en cas de besoin.

Le général était encore dans un salon. Je suis mis dans une petite chambre, à côté de lui, pour mettre mes pistolets en bon état et bien les charger avec des grosses cartouches. Le général passait pour aller dîner. Il s’aperçut que j’étais bien occupé après mes pistolets. Il me dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? — Je charge mes pistolets, en cas de besoin. » Il me dit : « Nous sommes pas en Arabie, à présent, nous avons pas besoin de toutes ces précautions-là ! » Et je laisse mes pistolets comme ils étaient.

Le général est parti, le soir, pour Paris, avec monsieur Duroc et le général Berthier, et je suis parti dans la nuit avec plusieurs personnes de la maison[11], et les bagages du général. Il a voyagé aussi avec nous[12] un monsieur de Fréjus, avec sa femme[13] qui était fort jolie. Il allait jusqu’à Aix en Provence. Nous sommes marché tout la nuit, et, le lendemain, sur les quatre heures après midi, nous sommes arrivés à six lieues d’Aix en Provence.

C’est là où on nous attaqua par trente brigands. C’était un coup d’œil affreux, pour cet homme avec sa femme, qui voyageait avec nous. On avait attaché le mari à la voiture, et on a pillé entièrement. Mais on n’était pas content de tout cela : on a déshabillé la pauvre toute nue ; elle avait seulement une seule chemise sur son corps. On croyait qu’elle avait caché quelque diamant sur elle, étant bijoutière.

Après ça, les brigands sont venus sur notre voiture qui était chargée des bagages du général Bonaparte. Un monsieur qui était avec nous, il leur disait : « Messieurs, ne touchez pas cette voiture, parce qu’elle appartient au général Bonaparte ! » On lui a donné un coup de fusil ; il est tombé à terre, et il a manqué être tué. J’avais mon poignard sur moi : je voulais leur donner quelque coup, mais messieurs Danger et Gaillon[14], ils m’ont empêché, en me disant : « Si nous faisons quelque résistance, nous serons perdus ! » Ces messieurs, ils me disaient ça en arabe ; les autres ne comprenaient rien. Après ça, ils ont cassé toutes les caisses et ont pris tous les effets et toutes les argenteries du général, marquées B. Après ça, ils sont venus à moi. J’avais à peu près six mille francs, dans ma ceinture, tant en or qu’en argent. Ils m’ont pas donné le temps de défaire ma ceinture. Ils me l’ont coupée avec un couteau. Mon poignard était dans ma grande poche. Ils ne l’ont pas pris. Je suis pas fâché de cela, car c’était un souvenir du général qu’il m’avait donné dans le désert d’Égypte.

Un de ces brigands vient à moi. Il me dit : « Tu es mamelouck ? » Je lui dis oui, car je parlais un peu français. Il me répond : « Tu viens manger du pain de la France, on te le fera sortir par le nez ou on te le fera vomir ! » Après, je leur réponds rien et on me laissa tranquille. Après ça, ils sont partis tous les trente bien armés, comme les troupes régulières, dans les montagnes.

Le malheureux homme était, tout ce temps-là, attaché à la voiture, et sa femme en chemise, pleurait comme une Madeleine. Comme, les brigands sont partis, nous avons détaché ce pauvre homme de sa voiture. Vraiment c’était un coup d’œil affreux. Ce pauvre homme s’est jeté dans les bras de sa femme. Il arrachait ses favoris, ses cheveux. Le sang coulait sur sa figure, de voir sa femme si maltraitée. Après, nous sommes partis, sur-le-champ, pour Aix en Provence, et arrivés, le soir, dans la ville, sans argent pour aller jusqu’à Paris, même pour manger.

Le lendemain, les autorités de la ville ont établi un conseil pour les pertes que nous venions de faire, et on a réuni toutes les troupes qui faisaient la garnison de la ville. On a envoyé dans les montagnes après les brigands, mais on n’a rien fait et rien trouvé. Nous étions nourris pour le compte de la ville, parce que personne de nous avait de l’argent.

J’avais toujours le châle de cachemire avec moi. Je voulais pas le vendre jusqu’à nouvel ordre ; j’attendais toujours la réponse de la lettre que j’avais écrite au général, à mon arrivée à Aix en Provence. Je lui mandais : « que j’avais été attaqué par trente Arabes français, et on nous a pris tout, jusqu’à toute votre argenterie. Je n’ai pas de l’argent pour faire mon voyage ni pour manger. Quand nous étions dans la frégate, vous avez eu la bonté de me donner de l’argent, mais les Arabes français m’ont tout pris. Quand nous étions dans la ville de Fréjus, vous m’avez dit : « Tu n’as pas besoin de tes pistolets, parce que, en France, il n’y a pas d’Arabes » ; mais je puis vous assurer, mon général, il y en a eu trente à la fois. Si j’avais mes pistolets chargés, j’en aurais tué quelques-uns, mais contre force n’est pas résistance. J’étais seul contre trente Arabes. »

Le troisième jour que nous étions à Aix, j’étais à la porte de l’auberge, qui donnait sur une grande promenade ; j’aperçus un de nos brigands qui passait, un sac sur son dos, en boitant, dans la grande promenade. J’ai dit à un nommé Hébert, qui était avec moi : « Voilà un voleur qui passe. Je suis sûr que c’en est un ! » Il me dit : « Je ne crois pas, car il me semble, c’est un soldat. » Je lui dis : « Je vas l’arrêter et je l’amènerai au Conseil ; on le fera interroger. »

Je courus moi-même à lui ; je lui dis : « Viens avec moi, j’ai quelque chose à vous dire », et je le conduis au Conseil où étaient toutes les autorités de la ville. On l’a interrogé beaucoup. Il répondit au juge que ce n’est pas lui qui était avec les brigands, mais qu’on lui a donné quelques petites choses malgré lui. On a défait son sac, qui contenait six couverts d’argent marqués B, qui appartenaient à mon général, trois bagues à la dame, avec un grand châle de mousseline, qui appartenait à cette pauvre femme qui était avec nous. On l’a jugé le même jour, et fusillé le lendemain.

On nous a dit que le général Murat devait passer par la ville, le quatrième jour. Je me suis présenté à la poste que les chevaux attendaient son arrivée ; je me suis présenté à la portière de la voiture ; je lui ai conté tous les malheurs qui nous étaient arrivés. Il me donna cent louis pour mon voyage.

Le même soir, j’ai pris la poste avec messieurs Danger, Gaillon et Hébert, pour Paris. Nous sommes arrivés à Lyon et fait séjour. Je suis parti par la route de montagne de Tarare, qui est très-élevée, mais pas autant que celle du mont Caucase. Quand nous sommes arrivés à la barrière de Paris, on nous a arrêtés là pour visiter nos papiers. Ces messieurs avaient des papiers, mais moi je n’avais rien. Je leur dis : « Je vas chez le général Bonaparte ; on vous donnera des papiers, si vous en avez besoin. » Enfin on nous a laissés passer.

J’arrive rue de Chantereine, chez le général. Il me fait demander tout de suite à mon arrivée. Il rit bien de bon cœur, quand il m’a aperçu. Il me dit : « Eh bien, Roustam, tu as donc rencontré les Arabes français ? ». Je lui dis : « Oui, cependant vous m’avez dit qu’il n’est pas de Bédouins en France. Moi, je crois qu’il y en a dans tous les pays. » Et il me dit : « Oh ! que non. Je ferai finir bientôt ça. Je ne veux pas avoir, en France, des Arabes. » Je lui dis : « Je crois ça sera un peu difficile. » Après ça, il me présente à sa femme. Je lui baisai sa main, comme à la mode d’Égypte. Elle m’a reçu avec bonté. Le soir même, elle m’amène, dans sa voiture, au Théâtre italien, et elle me fait donner une jolie chambre et un bon lit. Quelques jours après mon arrivée, j’ai eu la fièvre pendant quatre jours. Elle venait me voir tous les jours. Elle me faisait donner des bonnes et jolies couvertures pour me tenir chaud. On ne disait jamais rien à l’autre mamelouck qui était avec moi. Après ça, on nous a fait habiller tout en neuf. Quelques jours après, je voyais tout le monde courir dans la maison en pleurant. Je ne savais pas pourquoi.

Je rentrais dans le salon ; je vois cette bonne madame Bonaparte sur un canapé, entourée de beaucoup de monde ; elle était sans connaissance. Je me suis informé, à plusieurs personnes « qui ce qu’il y a de nouveau : tout le monde pleure, pourquoi ça ? » On me dit : « Le général a été se promener avec monsieur Duroc, alentour de Paris, et on dit qu’ils ont été assassinés tous les deux. » Je me trouve donc dans un état affreux. Je pleurais comme un malheureux, mais, quelques heures après, j’ai vu arriver le général, à cheval au grand galop, au milieu de la cour, et tout le monde était bien content de son arrivée. De mon côté, j’étais le plus heureux des hommes. Il paraît qu’il a été à Saint-Cloud, pour chasser le Directoire qui tenait le Conseil dans l’orangerie de Saint-Cloud. Il a pris une compagnie de grenadiers et rentra dans la salle et mit tout le monde à la porte. Il y en a un qui a voulu donner un coup de poignard au général : deux grenadiers avaient paré le coup. Madame Bonaparte leur a donné, à chacun, une bague de diamant et le grade d’officier, pour récompense d’avoir sauvé son mari. Un mois après, nous avons été occuper le palais de Luxembourg, parce que la maison rue de Chantereine était trop petite, et il s’est fait nommer Consul.

Dans ce moment-là, le général Murat faisait sa cour à la sœur du général, qui fut mariée quelques jours après[15].

Le général Murat, il me faisait demander quelquefois chez lui. Il faisait voir sa femme, en me disant : « N’est-ce pas, Roustam, ma femme est bien jolie ? » C’est vrai, aussi, elle était fort jolie et très aimable ; même elle m’a fait présent d’une petite bague de souvenir. Dans ce moment-là, M. Eugène était encore sous-lieutenant dans les Guides du Consul, que l’on organisait. M. Barbanègre était colonel. Le général allait promener, tous les jours, en calèche sur les boulevards. Il donnait un bon cheval pour que je l’accompagne partout. Un jour, nous étions à la promenade, M. Lavigne, son piqueur, avait monté mon cheval, et il m’avait donné un autre que je montais ce jour, mais le général s’aperçut que je montais pas mon cheval et il fait arrêter sa calèche. Il me dit : « Eh bien, Roustam, ce n’est pas la jument que je t’ai donnée ! » Je lui dis : « Non, mon général, c’est Lavigne qui monte aujourd’hui. » Il était placé à la tête de la calèche. Il le fait venir à côté de lui, qui était sur ma jument, et l’a beaucoup grondé d’avoir monté mon cheval[16] : « S’il montait encore une autre fois, il le mettrait à la porte. » Après ça, Lavigne mit pied à terre, et j’ai monté sur ma bonne et jolie jument. Il n’y avait pas, dans Paris, une trotteuse comme elle.

Un mois après, on fait préparer le palais des Tuileries pour le Consul. Quand il fut fini de meubler, le Consul est allé en grand cortège, et moi à cheval à côté de sa voiture, et a fait son entrée au palais avec grande cérémonie. Après ça, il se fait nommer Consul à vie. Quelques jours après, je montais à cheval pour aller promener avec M. Lavigne. J’avais un jeune cheval un peu rétif. En passant à côté du pont Royal, pour aller au bois de Boulogne, mon cheval ne voulait pas avancer. Je lui pique les deux flancs, et il partit au grand galop. Malheureusement, le pavé était fort mauvais. Il faisait bien chaud. Voilà donc mon cheval manque sur les quatre jambes. J’ai tiré si fort par la bride et bridon que tout était cassé dans mes mains, mais il n’est plus de moyen de soutenir mon cheval ; il tombe à terre, et m’a jeté à quinze pieds de lui. Sa tête, sa poitrine, tout était déchiré ; le sang coulait partout. Cette pauvre bête était malade pendant un mois.

Je voulais me relever, mais mon cœur me manque, et je pouvais pas remuer mes jambes. J’avais un grand pantalon de Mamelouck et un pantalon à la française, bien serré, un caleçon et une paire de bottes : tout était déchiré ! Les morceaux de chair de mes jambes traînaient par terre. Beaucoup de bourgeois sont venus, avec Lavigne, à mon secours. Ils m’ont mis dans une voiture, sans connaissance, et on m’a mené au palais des Tuileries. On fait venir, sur-le-champ, M. Suë[17], chirurgien de la Garde, qui m’a saigné cinq fois, et mis plusieurs planches à mes jambes, et bien attachées avec des cordes. J’ai gardé ces planches pendant vingt jours.

Le Consul a beaucoup grondé Lavigne, parce qu’il m’avait donné un jeune cheval et rétif. Il était bien fâché de l’accident qui m’est arrivé. Il m’envoyait tous les jours son médecin pour savoir de mes nouvelles.

Ma blessure n’était pas encore guérie quand j’ai appris que le Consul va à l’armée[18]. Je voulais voir le Consul, mais le docteur ne voulait que je marche. Un jour, sur les six heures du soir, j’ai été voir le Consul après son dîner. Il me dit : « Te voilà ! Comment t’es-tu laissé tomber du cheval ? » Je lui dis : « Ce n’est pas ma faute, il me paraît que les chevaux de l’Arabie sont meilleurs que ceux de la France. » Et il me dit : « Tu sors trop bonne heure ; tu fatigueras ta jambe. » Je lui dis que non, que je suis presque guéri. Je lui dis : « Mon général, j’ai appris que vous allez à l’armée ; j’espère que j’irai aussi. » Il me dit : « Non, mon cher, ça ne se peut pas. Pour venir avec moi, il faut avoir des bonnes jambes, et monter à cheval. » J’ai dit : « Mais je marche bien aussi, je monterais aussi à cheval. » Il me dit : « Eh bien, marche au-devant de moi, pour voir si tu boites ! » Je faisais mon possible pour marcher droit, mais c’était impossible, car je souffrais horriblement, et il me dit : « Ne craignez rien, je serai de retour bientôt. Tu resteras avec ma femme. Elle te laissera manquer de rien. »

Je n’étais pas content de rester à Paris, je désirais bien faire le voyage. Madame, qui était à côté du général, dans le salon, me disait : « Comment, Roustam ! Pourquoi tu n’es pas content de rester avec moi ? Je t’aurais bien soigné ! » Enfin j’ai fait mes adieux au Consul et je suis allé dans ma chambre en versant des larmes de devoir rester à Paris, malade, sans parents, sans amis, ni même de connaissances.

Mademoiselle Hortense, la fille de Madame Bonaparte, me faisait venir chez elle bien souvent, pour faire mon portrait[19] ; mes jambes me faisaient toujours du mal. Bien souvent j’avais envie de dormir. Elle me disait : « Roustam, ne dormez pas, je vais te chanter des jolis couplets ! » Un autre jour, elle me donne une tabatière dessinée par elle.

Dans ma maladie j’avais Mme Couder[20] et son mari, pour me soigner. Sa fille venait tous les soirs, pour voir sa mère, et elle me soignait aussi quelquefois. Après ma maladie, je voulais me marier avec elle. Elle n’était pas jeune ni riche, mais je voulais faire son bonheur. J’attendais le retour du Consul, pour lui demander la permission, mais plusieurs personnes de la maison me disaient : « Le Consul vous donnera jamais son avis pour un mauvais choix comme ça. »

Après la bataille de Marengo, le consul arrive à Paris, le… (sic). Il fit demander, sur-le-champ, de mes nouvelles, si j’étais tout à fait rétabli.

Le premier service que j’ai fait, depuis le retour du Consul, c’était le jour d’une grande parade, que j’ai monté à cheval avec le Consul. Le maréchal du Palais, Duroc, voulait pas que je monte à cheval le jour de parade. Ça me faisait de la peine. Je demande alors, au Consul, la permission de ne jamais quitter, car M. Duroc veut m’en empêcher. Il me dit : « Monte toujours, il faut pas écouter Duroc, ni personne. » Après, j’ai monté toutes les fois qu’il y avait des parades. J’avais une selle turque, toute brodée en or, et un cheval arabe pour les jours de parade, et, pour le service ordinaire, j’avais des chevaux français, et la selle à la hussarde galonnée en or, et je m’habillais comme je voulais. J’avais des habits des Mameloucks, en velours et en casimir brodés en or, bien riches pour les cérémonies, et des habits de drap bleu et brodés, moins riches[21].

Un jour, au déjeuner du Consul, j’ai demandé la permission de me marier. Il m’a dit : « Mais tu es encore trop jeune pour ça. La demoiselle est-elle jeune et riche ? » Je lui dis : « Non, mais elle sera une bonne femme. Je l’aime bien. » Il me paraît qu’on avait prévenu le Consul pour ça. Il me dit : « Non, non, je ne veux pas, tu es encore jeune et elle n’est pas riche. Elle a vingt-quatre ans ; tu n’as que quinze ans, tu vois bien que ça ne peut pas s’arranger ! » Enfin, il me refuse. J’ai bien vu que ce refus était pour mon bien et j’ai été obligé de dire au père et à la mère : « Le Consul ne veut pas que je me marie ; c’est impossible de le forcer. » Après qu’on a dit ça à sa fille, elle était désolée de cette mauvaise nouvelle. Je l’ai consolée le mieux que j’ai pu. Elle a été mariée, une année après, avec un homme d’Amérique. J’ai fait donner une place à son mari, dans la même année.

Nous avons resté à la Malmaison trois mois pour prendre l’air de la campagne. Le premier Consul a voulu que je reste à Versailles chez M. Boutet[22] jusqu’à ce que j’apprenne à bien connaître les armes de chasse. Comme la Malmaison n’est pas bien éloignée de Versailles, je dis au premier Consul : « Si je reste toujours à Versailles, qui est-ce qui couchera à la porte de votre chambre pour vous garder dans la nuit ? Je voudrais y aller le matin à six heures, et je travaillerais jusqu’à six heures après midi, et je viendrais ici pour faire mon service ? » Il me dit : « Oui, tu as raison. »

J’ai fait tout ce trajet-là à cheval, et, pendant deux mois, M. Boutet m’a montré tous les objets qui étaient nécessaires pour la chasse. Quand j’ai appris tout, M. Boutet m’a donné une lettre pour le Grand Maréchal, par laquelle je pourrais charger les fusils du premier Consul, et ses pistolets. J’ai porté la lettre au Grand Maréchal. Il l’a montrée au premier Consul, qui a été satisfait. M. Lerebours[23] me montrait aussi, pendant longtemps, à connaître les lunettes et leur nettoyage, et j’étais chargé de visiter, tous les jours, les lunettes du premier Consul et de charger ses pistolets. Les jours de la chasse, je portais sa carabine et je chargeais les fusils toujours à cheval. Il me faisait toujours des compliments du service que je faisais auprès de lui.

Après quelque temps, le premier Consul a pris sa résidence au palais de Saint-Cloud, et il s’est fait nommer Empereur des français, ce qui était un grand fait pour tout le monde.

  1. Il s’était embarqué à Boulak. (Note du ms.)
  2. Fischer, maître d’hôtel contrôleur, est pris d’un accès de folie furieuse le jour du combat de Landshut (1809). Renvoyé en France, il est placé dans une maison de santé. Néanmoins, l’Empereur lui continue son traitement de 12.000 francs pendant quatre ans, dans l’espoir qu’il guérira. Il est alors mis à la retraite avec une pension de 6.000 francs (V. Frédéric Masson, Napoléon chez lui).
  3. P. Amédée-Émilien-Probe Jaubert (1779-1847), orientaliste, premier secrétaire interprète de Bonaparte, en Égypte, membre de l’Institut en 1830.
  4. On avait désigné un homme pour conduire les chevaux à Alexandrie (Note du ms.).
  5. Ali, mamelouck ramené d’Égypte par Bonaparte, et par lui donné à Joséphine. Laid, méchant, dangereux. On finit par l’envoyer à Fontainebleau, comme garçon d’appartement.

    L’Empereur le remplaça par Louis-Étienne Denis, né à Versailles. On l’appela Ali. Il accompagna l’Empereur à l’île d’Elbe et à Sainte-Hélène (V. Frédéric Masson, Napoléon chez lui).

  6. Il était parti dans un autre canot que le mien ; j’étais bien inquiet. J’avais dix-sept ans et demi (Note du ms.).
  7. Sur la frégate de Bonaparte, deux chèvres pour le café à la crème. M. Fischer déjeunait toujours avec une grande jatte. Je me fâche. L’Empereur m’entend. Il veut que je déjeune avec du café.

    Une tempête sur les côtes barbaresques, en allant en Corse. L’Empereur dînait gaiement avec Lavalette et plusieurs autres. Un coup de vent fait renverser Lavalette, et l’Empereur de rire : « Ses jambes sont si courtes ! Il boulotte ! » Une autre fois, il lisait devant sa lanterne de papier. Le feu prend. Bonaparte arrache et jette à la mer (Note du ms.).

  8. À Ajaccio (Note du ms.).
  9. Gérard-Christophe-Michel Duroc (1772-1813), futur Grand Maréchal du palais, était alors chef de bataillon d’artillerie et aide de camp de Bonaparte.
  10. Mon poignard en jade (Note du ms.).
  11. En voiture. — M. Hébert, valet de chambre, Danger, chef de cuisine (Note du ms.).
  12. Dans leur voiture (Note du ms.).
  13. Elle allait s’établir (Note du ms.).
  14. Chefs de cuisine de Bonaparte. Le premier, qui faillit trouver la mort dans cette aventure, fut retraité avec la place de garde des bouches, à Fontainebleau (V. Frédéric Masson, Napoléon chez lui).
  15. Caroline, Pauline étaient en pension chez Mme Campan. Hortense, fille de Joséphine, épousa Louis (Note du ms.).
  16. À son arrivée à Paris, jalousie : un nommé Rible l’appelle esclave. Fureur. Il se plaint : « N’avais-tu pas ton poignard ? » Puis se ravisant : « ou, du moins, des coups de bâton ? Toi, esclave ! Suis-je un Bey ou un Pacha ? » (Note du ms.)
  17. Suë, médecin en chef de l’hôpital de la Garde, établi au Gros-Caillou.
  18. Il partait pour l’Italie, Marengo. (Note du ms.)
  19. Ce portrait, exécuté à la demande de Madame Campan, lui fut donné. Voir la Correspondance de Madame Campan avec la reine Hortense.
  20. Surveillante de l’infirmerie. (Note du ms.).
  21. Voir, aux pièces justificatives ci-après, le détails des effets d’habillement délivrés à chaque Mamelouck, après son admission au Corps.
  22. Boutet, directeur de la manufacture d’armes de Versailles.
  23. Jean-Noël Lerebours (1762-1840), opticien, membre du bureau des Longitudes en 1824.