Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/11

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Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 1p. 191-200).


CHAPITRE VIII.

Les Jacobites anglais. — Complot contre le Prétendant. — Le Chevalier de Saint-Georges. — La maîtresse de poste. — Les assassins capturés. — Milord Stairs. — Les Nobles--à-la-Rose. — Le grand-œuvre. — La marquise d’Urfé. — La pierre philosophale. — Certitude acquise. — Insignes de la couronne d’Angleterre. — Héritiers légitimes de cette couronne. — Le feu Roi de Sardaigne. — La Comtesse d’Artois. — Sa postérité.

La parenté des Breteuil avec le Maréchal Comte de Thomond, qui n’était alors que Vicomte de Clare, nous avait mis en relation continuelle avec tous les jacobites réfugiés en France, et surtout avec ceux de la cour de Saint-Germain, pour qui l’hôtel de Breteuil était un lieu de rendez-vous à Paris. C’était dans le salon de la Marquise (au rez-de-chaussée) qu’ils tenaient leurs conférences, et tout ce qu’il en parvenait au premier nous intéressait sensiblement. C’était néanmoins à la réserve de Mmme du Châtelet qui prenait parti pour le duc d’Hanovre, sans nous en pouvoir donner aucun motif raisonnable, ce qui va sans dire, et par une suite naturelle de son bon esprit. J’ai toujours pensé que l’envie de s’attirer l’attention de Milord Georges Keith, et dans la suite, l’envie de le faire enrager, comme elle disait puérilement, entrait pour beaucoup dans ses plaidoiries en faveur de la maison d’Hanovre ; mais le Maréchal d’Écosse la laissait dire avec d’autant plus de sang-froid qu’il ne l’écoutait pas, et c’était la belle Émilie qui finissait par en enrager.

Le Prétendant, qui voyageait incognito sous le nom de Chevalier de Saint-Georges, était entouré d’espions salariés par Milord Stairs. On aurait désiré qu’il pût arriver à Nantes ; mais le Régent s’opposait à ce qu’il pût traverser la France, et le jeune Prince avait pris le parti de s’arrêter sur les terres de Lorraine, en attendant un bon moment pour essayer de passer inaperçu. Milord Stairs alla dire au Régent que le Prétendant devait passer à Château-Thierry, tel jour, à telle heure ; le Régent promit de l’y faire arrêter ; mais comme il avait à redouter l’horrible effet d’une action pareille, il envoya, pour y procéder, M. de Contades, major des gardes françaises, bien assuré que celui-ci ne manquerait pas de s’en tirer de manière à n’arrêter personne, ou tout au plus à capturer quelque personnage qui ne fût pas celui qu’on l’envoyait arrêter. On dit même que M. le Régent lui avait donné des instructions formellement opposées à cette promesse qu’il avait faite a l’ambassadeur anglais.

Celui-ci, qui connaissait les dispositions de la noblesse de France et tous les embarras que le Régent voulait s’éviter, se mit à manœuvrer comme si l’autre n’avait rien promis ; il avait envoyé des coupe-jarrets sur la route de Paris à Nantes ; et le Baron de Breteuil en avait été prévenu par M. genson. Vous voyez que si les fidèles sujets du Roi Jacques III éprouvaient des inquiétudes, ils avaient, d’assez bonnes raisons pour cela.

Cependant le Chevalier de Saint-Georges avait trouvé moyen d’arriver à Paris, et vint coucher à l’hôtel de Breteuil, où nous eûmes l’honneur de lui faire la révérence. C’était un beau Prince infiniment poli ; il n’avait pas l’air d’avoir alors plus de 25 à 26 ans ; mais il était déguisé en abbé, ce qui déplut souverainement à ma cousine Émilie. Le Prétendant nous adressa quelques paroles de compliment, et rentra tout de suite après dans le cabinet de mon oncle, où les conférences durèrent une partie de la nuit. Dès le point du jour, il était parti pour Chaillot, où la Reine sa mère était venue l’attendre au couvent de la Visitation. Il alla coucher dans une petite maison que le vieux Duc de Lauzun gardait on ne sait pourquoi dans ce village, et vingt-quatre heures après il monta dans une chaise de poste aux armes de mon oncle. Il était accompagné par quelques gentilshommes à cheval à qui l’on avait fait endosser la livrée de Breteuil.

En arrivant à l’entrée du village de Nonancourt, qui n’est qu’à vingt lieues de Paris, la chaise de poste fut accostée par une femme dont la figure était des plus honnêtes et des plus troublées. Elle était montée sur le marche-pied de la voiture qu’elle avait fait arrêter ; elle dit à voix basse au Prétendant qu’il était perdu s’il allait descendre à la poste, où on l’attendait pour l’assassiner. Elle le supplia, les larmes aux yeux, de se confier en elle. — Il faut que vous soyez le Roi Jacques, ajouta cette femme. car les vauriens dont il s’agit sont tous des Anglais, et l’un d’eux a parlé contre notre saint père le Pape. Elle leur proposa de les conduire chez le curé de la paroisse, auquel elle avait eu soin de confier la découverte qu’elle avait faite, et cette honnête femme était la maîtresse de poste de Nonancourt, laquelle avait nom Mam’selle Lhopital. Le Chevalier de Saint-Georges et ses compagnons se laissèrent conduire au presbytère, et Mlle Lhopital, qui avait eu soin d’enivrer ces Anglais et de les enfermer à double tour, s’en fut alors requérir la justice du lieu. Le chef de la bande eut beaucoup de peine à s’éveiller ; ensuite il s’emporta violemment contre Mlle Lhopital en disant qu’il appartenait à Milord Stairs et qu’il obtiendrait vengeance d’un pareil outrage au droit des gens. On lui répondit qu’il ne saurait être avoué par aucun ambassadeur, et qu’ayant organisé des guet-à-pens et fait des ouvertures inquiétantes pour la sûreté des grandes routes et des voyageurs, il allait commencer par aller coucher en prison avec tous les siens ; ce qui fut exécuté fort exactement à la poursuite de Mlle Lhopital. Elle expédia sur-le-champ un de ses courriers à M. de Torcy, en lui envoyant le procès-verbal de l’arrestation de ces Anglais joint à sa déposition personnelle sur les propositions qui lui avaient été faites par leur chef de file, à l’égard d’un voyageur qu’ils attendaient à Nonancourt. Elle fit partir le Chevalier de Saint-Georges dans une autre voiture et sous un autre costume, et fouette cocher sur la route de Nantes ! La Reine d’Angleterre écrivit à Mlle Lhopital pour la remercier du signalé service qu’elle venait de rendre au Roi son fils ; et ce qu’il y eut de charmant, c’est que M. le Régent lui envoya son portrait en marque de satisfaction. Quant à Milord Stairs, on lui ferma sur le nez les seules portes cochères qui lui fussent ouvertes dans tout Paris, et qui n’étaient qu’au nombre de deux ou trois. À la suite d’une machination si coupable et si lâche, il était devenu le mépris et l’abomination du Régent lui-même. S. A. R. ne parla qu’avec irritation d’un pareil forfait : elle y trouvait surtout de l’insolence ! On voit qu’il avait de l’indulgence pour l’Angleterre, et qu’il avait de la bonté de reste, M. le Régent !

Il n’entre pas dans mon plan, ni dans mon cadre, de vous faire le récit de la malheureuse expédition du Chevalier de Saint-Georges en Écosse. Ce fut quelques mois après qu’il se retira dans les États romains, où il a passé le reste de sa vie et où j’eus l’honneur de lui faire ma cour en l’année 1721. Ce fut mon père, assisté du Marquis de Breteuil, qui négocia le mariage de ce Prince avec la petite-fille du grand Sobieski. Nous les retrouverons à Rome, et vous verrez comment la Princesse Casimire Sobieska, sœur de la Prétendante, avait dû se marier avec le Duc de Créquy avant d’épouser votre grand-oncle le Duc de Bouillon. Je vous dirai seulement pour aujourd’hui que son premier mari mourut dix jours après celui de leurs noces, et qu’elle entreprit alors de se faire demander en mariage par M. de Créquy-Canaples. Le pauvre fou, qu’il était, lui fit demander six mois pour y réfléchir, et la bonne envie qu’elle avait d’épouser un Créquy ne résista pas à cette impertinence. Elle a fini par épouser le Prince Frédérick de la Tour-d’Auvergne et Turenne, lequel était frère cadet de son premier mari. Mon père eut assez de peine à leur obtenir des dispenses, attendu que le Pape Clément XI et le Cardinal de Noailles n’aimaient pas ces sortes de mariages. Mais voici du rabâchage, et des mieux conditionnés, si je ne me trompe. Revenons, pour achever mon premier chapitre du Chevalier de Saint-Georges, sur un rare et curieux présent qu’il me fit remettre par le Maréchal d’Écosse, et qui consistait dans un Noble-à-la-Rose.

Ces pièces de monnaie, qui paraissent de facture gothique, sont précisément de la grandeur d’un double-louis, avec moitié moins d’épaisseur et de poids. Elles représentent un chevalier qui est armé de toutes pièces, et qui tient une rose à la main. Le revers en est chargé d’une croix fleuronnée ; et, quoi qu’en aient dit les dissertateurs et les antiquaires hollandais, qui se disputent depuis trois cents ans sur une chose qu’ils n’ont jamais vue, vous pouvez être assuré qu’il ne s’y trouve aucun millésime, ni aucune sorte d’inscription. Ces pièces ont parfaitement la couleur, le poids et la densité de l’or de ducat. Elles marquent sur la pierre de touche ainsi que l’or le plus pur et celui d’Ophyr, par exemple, et si vous les rompez, il en est pour la tranche absolument comme pour la superficie de la pièce. On a toujours dit que ces médailles étaient d’or philosophique, et quant à l’origine ou la date de ce produit du grand-œuvre, dont les héritiers de la Rose de Lancastre ne sont pas restés en possession, ou a publié des choses tellement contradictoires, que je n’en parlerai point. Il est plus facile de s’abstenir que de se contenir, disait notre ami Fontenelle.

Toujours est-il que mon Noble-à-la-Rose avait donné dans l’œil de Mme d’Urfé, qui était la plus opiniâtre des alchimistes et la plus déterminée souffleuse de son temps. J’aurai l’occasion de vous reparler d’elle à propos du Comte de Saint-Germain, de Cagliostro et d’un misérable Chevalier Casanova, dont elle était l’adepte, et par conséquent la dupe. Je vous dirai préliminairement, sur Mme la marquise d’Urfé, qu’elle était fille du Marquis de Gontaut-Biron. Je crois me souvenir qu’elle s’appelait Reine-Claude, et ceci n’importe guère. Son mari, qu’elle avait épousé très-vieux, était le dernier descendant et le riche héritier du fameux Honoré, Marquis d’Urfé, à qui nous devons la composition de cet interminable roman de l’Astrée. Il avait d’abord épousé la belle et célèbre Diane de Château-Morand, qui était la femme de son frère aîné, et du vivant de celui-ci, lequel frère avait trouvé bon de planter là sa femme pour aller se faire ecclésiastique ; ce qui faisait dire au Pape Urbain VIII, qui n’entendait parler que des marquis d’Urfé pour des sollicitations de dispenses, qu’ils auraient eu besoin, pour eux deux tout seuls, d’une chancellerie pontificale et d’un Pape tout entier. Leur grand’ mère était de la maison de Savoie, et ils avaient ajouté le nom impérial de Lascaris à celui de leur maison ; je n’ai jamais pu savoir en l’honneur de quel saint.

Mme d’Urfé, qui était notre parente, avait monté la tête à la Comtesse de Breteuil à l’effet d’obtenir de moi l’échange de ma pièce d’or philosophique contre un reliquaire admirablement garni de pierreries, ce qui se voyait parfaitement bien ; mais il était rempli, disait-elle, d’une précieuse collection des plus saintes reliques et des plus authentiques, ce dont je m’obstinais toujours à vouloir douter. Comme il était question de fondre ma pièce au creuset pour en induire la réalité du grand-œuvre, je finis par me trouver en but à une persécution générale ; il n’y avait pas jusqu’à ma grand’mère qui ne voulût savoir à quoi s’en tenir sur la pierre philosophale. Je m’en fatiguai ; je lâchai prise, et voici le résultat de notre expérience, où vint présider M. van Nyvelt, le physicien.

En décomposant mon Noble-à-la-Rose, on y reconnut seulement une vingtième partie d’or, un quart de mercure, un scrupule de fer, un autre quart de cuivre, un huitième d’étain ; et, pour le surplus, un mélange de sels à base neutre, nous dit van Nyvell, lesquels se cristallisèrent en prismes pentagones, à la grande satisfaction de la Marquise d’Urfé. — C’est une femme perdue, nous dit ma tante la Baronne ; elle en a la tête à l’envers, et tout son bien s’en ira par le soufflet. Voilà ce qui n’a pas manqué d’arriver, grâce à la munificence du Chevalier de Saint-Georges, et surtout grâce à l’avidité du Chevalier Casanova.

Milord Maréchal nous dit alors que les Stuarts avaient emporté non-seulement toute leur collection de Nobles-à-la-Rose, qui remplissait une cassette aussi volumineuse à peu près qu’une serinette qui se trouvait sous nos yeux ; mais encore aussi tous les insignes de la royauté britannique avec les principaux joyaux de ses trois couronnes. Il ajouta que les Rois d’Angleterre avaient toujours conservé soigneusement et scrupuleusement cette sorte de médailles, et qu’on n’en saurait trouver plus de trois dans tous les cabinets de l’Europe, y compris le Noble-à-la-Rose de la Czarine, qu’elle avait payé 25 mille francs. J’ai su par M. Walpole, et longtemps après, qu’à l’exception de quelques vases et ustensiles du seizième siècle, aucun des prétendus insignes de la couronne d’Angleterre qu’on fait voir à la Tour de Londres, n’est antérieur aux rats de Hanovre, et que tous ces diadèmes et ces joyaux des Édouard et des Richard sont évidemment contrefaits. Walpole me disait aussi qu’on ne saurait se faire aucune idée de l’ignorance et de la jactance anglaises, et que le gardien de ces faux bijoux, qui vous les fait voir à la lueur d’une lampe, au travers d’un grillage, a toujours soin de vous répéter en vous les montrant : — Objet sans pareil ! en or très-pur, âgé de huit cents ans, et autres forfanteries qui faisaient rougir son front de gentilhomme, et qui torturaient son cœur d’antiquaire.

Les anciens honneurs avaient été conservés par le Roi Jacques ; et le Cardinal-Duc d’York, qui est le fils du Chevalier de Saint-Georges et le dernier des Stuarts, ne manquera certainement pas de les léguer au Roi de Sardaigne : c’est le chef de la maison de Savoie qui va se trouver l’héritier du sceptre de Saint Édouard, Dei gratia, sed non voluntate hominum ; et, à défaut de la branche aînée des Princes de Savoie, ce serait dans la postérité de M. le comte d’Artois que viendrait aboutir l’hérédité légitime et naturelle de la couronne d’Angleterre.