Souvenirs et Idées/Texte entier

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Calmann-Lévy.


SOUVENIRS ET IDÉES


ŒUVRES COMPLÈTES DE GEORGE SAND


Format grand in-18

Les Amours de l’âge d’or 1 vol.
Adriani 1 —
André 1 —
Antonia 1 —
Autour de la table 1 —
Le Beau Laurence 1 —
Les Beaux Messieurs de Bois-Doré 2 —
Cadio 1 —
Césarine Dietrich 1 —
Le Château des Désertes 1 —
Le Château de Pictordu 1 —
Le Chêne parlant 1 —
Le Compagnon du tour de France 2 —
La Comtesse de Rudolstadt 2 —
La Confession d’une jeune fille 2 —
Constance Verrier 1 —
Consuelo 3 —
Contes d’une grand’mère 1 —
La Coupe 1 —
Les Dames vertes 1 —
La Daniella 2 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amour 1 —
Dernières Pages 1 —
Les Deux Frères 1 —
Le Diable aux champs 1 —
Elle et Lui 1 —
La Famille de Germandre 1 —
La Filleule 1 —
Flamarande 1 —
Flavie 1 —
Francia 1 —
François le Champi 1 —
Histoire de ma vie 4 —
Un Hiver à Majorque — Spiridion 1 —
L’Homme de neige 3 —
Horace 1 —
Impressions et souvenirs 1 —
Indiana 1 —
Isidora 1 —
Jacques 1 —
Jean de la Roche 1 —


Jean Ziska — Gabriel 1 vol. —
Jeanne 1 —
Journal d’un voyageur pendant la guerre 1 —
Laura 1 —
Légendes rustiques 1 —
Lélia — Métella — Cora 2 —
Lettres d’un Voyageur 1 —
Lucrezia — Floriani — Lavinia 1 —
Mademoiselle La Quintinie 1 —
Mademoiselle Merquem 1 —
Les Maîtres mosaïstes 1 —
Les Maîtres sonneurs 1 —
Malgrétout 1 —
La Mare au Diable 1 —
Le Marquis de Villemer 1 —
Ma Sœur Jeanne 1 —
Mauprat 1 —
Le Meunier d’Angibault 1 —
Monsieur Sylvestre 1 —
Mont-Revêche 1 —
Nanon 1 —
Narcisse 1 —
Nouvelles 1 —
Pauline 1 —
La Petite Fadette 1 —
Le Péché de M. Antoine 2 —
Le Piccinino 2 —
Pierre qui roule 1 —
Promenades autour d’un village 1 —
Le Secrétaire intime 1 —
Les sept Cordes de la Lyre 1 —
Simon 1 —
Tamaris 1 —
Teverino — Léone Léoni 1 —
Théâtre complet 4 —
Théâtre de Nohant 1 —
La Tour de Percemont. — Marianne 1 —
L’Uscoque 1 —
Valentine 1 —
Valvèdre 1 —
La Ville noire 1 —


GEORGE SAND





SOUVENIRS ET IDÉES





PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3







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1848


I

NOTES


29 mars 1848.

Chez Charton, au Ministère de l’Instruction publique, Béranger s’est montré très aimable. Il paraissait accepter franchement et avec une certaine chaleur la jeune République.


Voici ce que raconte Mazzini à propos de la révolution de Milan : des soldats autrichiens étaient bloqués depuis deux jours dans leur caserne, ils manquaient de pain et en demandaient aux voisins par-dessus les murailles. Un jeune enfant de seize ans s’approche de la caserne et passe un pain aux assiégés au bout de sa baïonnette. Les Autrichiens prennent le pain, on ne se battait pas encore en cet endroit. Cependant un coup de feu part et l’enfant est tué.

Quelques heures après, la caserne est prise d’assaut. Le peuple indigné demande aux soldats de lui livrer l’assassin de ce pauvre enfant. Soit que ce fût la vérité, soit qu’ils fussent inspirés par le sentiment de leur conservation, les soldats montrent un des leurs couché par terre, blessé dans le combat… La juste colère du peuple tomba devant cet ennemi sans défense.


Un ouvrier beau parleur, insinuant, habile, éloquent même, était parvenu, depuis quelques jours, à se faire une grande popularité dans les clubs du faubourg Saint-Antoine. Il était proposé comme colonel de la garde nationale. Il allait être désigné comme candidat à la députation ; un de nos amis, Gilland, ouvrier serrurier, apprend que cet homme est un voleur. L’intérêt de la République lui commande de désabuser ses concitoyens. Malgré le danger de s’attaquer à une idole du peuple, il n’hésite pas ; il monte à la tribune et offre de procéder à une enquête. « Si je me suis trompé, dit-il, je prends l’engagement de venir ici me mettre aux genoux de X… et lui demander publiquement pardon de mon erreur. »

Deux jours après, le voleur était démasqué et honteusement chassé de tous les clubs.


Lucien de la Hodde était un espion de Louis-Philippe.

Le 23 février il conduisait Étienne Arago chez un marchand de vin de la rue Saint-Jacques-la-Boucherie ; en présence de deux ou trois personnes, il disait : « Voici le citoyen Arago, vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? Nous venons faire des barricades, il faut en faire une ici. » L’endroit était peu convenable pour disposer une barricade ; cependant La Hodde insistait toujours, de manière qu’on sût bien qu’Arago venait pour faire des barricades. Celui-ci ne se doutait de rien et était au contraire touché de l’ardeur de son ami.

Lucien de la Hodde, après la victoire, était de service à la Préfecture de police avec Caussidière ; il demandait toujours une mission pour aller garder les archives.

Son insistance jointe à quelques rumeurs donna des soupçons… On trouva, quelques heures après, à ces mêmes archives, une énorme liasse de rapports de police, signés Pierre et de l’écriture de Lucien de la Hodde, Il fut conduit aussitôt au Luxembourg où une Commission fut assemblée.

Après deux heures de dénégation, il finit par avouer sa honte ; il se jeta aux genoux de ses anciens amis, demandant à racheter son crime en se dévouant à la République. Caussidière voulait lui brûler la cervelle, sans autre forme de procès… on lui offrit des armes, du poison… il ne voulut point mourir…

Il est enfermé dans les cachots de l’hôtel de ville ; il demandait le cachot le plus profond pour y être mieux à l’abri de la légitime vengeance de ceux qu’il a trahis.

Il est remarquable que le premier rapport de La Hodde sur Étienne Arago date du jour où celui-ci fit une critique, toute bienveillante cependant, sur un ouvrage de Lucien de la Hodde. Il avait paru un peu touché de ces critiques, mais il n’en protestait pas moins de son dévouement à Arago.

30 mars.


Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur, est petit-fils de Comus, prestidigitateur, savant assez distingué.

Il était hier assez découragé, et sa vanité de caste se manifestait dans l’expression de ce découragement. Il lui semblait que, lui ou les bourgeois-démocrates comme lui, manquant à la République, la République serait perdue. Il ne voulait et ne pouvait croire qu’en dehors de la bourgeoisie on pourrait trouver des ouvriers capables et dignes d’être les ministres d’un grand peuple… L’avenir nous dira s’il avait raison, je ne le crois pas le moins du monde.

J’ai reçu hier une lettre très curieuse de mon cousin de Villeneuve de Chenonceaux, il a une peur effroyable de la République et du peuple. Il paraît aussi que Béranger partage ses craintes ; il aurait écrit à un de ses amis de la Touraine une lettre dans laquelle il se montrait fort peu républicain, très peu sympathique au peuple de Paris et très peu confiant dans l’avenir de la France. Cette lettre est à conserver.

Gilland et Lambert, deux ouvriers pleins de cœur, d’intelligence et de foi républicaine sont partis ce matin avec une mission de propagande républicaine auprès des ouvriers et des cultivateurs de l’Indre ; ils feront de bonnes choses.



31 mars.


J’avais prié Gilland de m’indiquer des ouvriers que je ferais connaître à Ledru-Rollin afin qu’il leur donnât aussi des missions pour les départements ; il m’a envoyé Leneveux, rédacteur de l’Atelier, lequel m’a conduit, hier au soir, neuf autres ouvriers (la lettre en est conservée). Nous sommes allés au ministère. Mais le club central avait aussi proposé des candidats. La présence de deux ou trois rédacteurs de l’Atelier (on a dit Bucheziens) parmi ces jeunes gens a un peu effrayé le ministre, qui n’osant pas les employer tout de suite les a invités à conférer avec les délégués des clubs. Il a eu la maladresse de prononcer le mot de fondo secreto.

… Ce matin, Leneveux est venu me trouver et me remercier en me priant de dire à Ledru-Rollin qu’il les avait humiliés, qu’ils n’étaient point des solliciteurs ; ils avaient voulu servir la République en allant dans la province, mais ils renonçaient à cette mission, et, quoiqu’on les eût blessés profondément, ils n’en étaient pas moins prêts à oublier tout et à se dévouer à la République. Ce jeune homme pleurait en me disant cela.

Il y a eu des discussions autrefois entre l’Atelier, le National et la Réforme. Ledru-Rollin aurait peut-être dû faire comme les ouvriers et oublier le passé !

C’est moi qui ai eu cette idée d’envoyer des ouvriers faire de la propagande dans les départements. Je me suis d’abord adressée au Ministère de l’Instruction publique, dans les attributions duquel serait naturellement rentrée cette fonction d’instituteur des masses. Ma lettre, écrite de Nohant, a été communiquée au Gouvernement provisoire qui l’acceptait d’abord. Mais Carnot ne s’en est plus occupé. Ni lui, ni J. Renaud, ni Charton, ne connaissent les bons ouvriers de Paris.

Après plusieurs jours de prédication de ma part, l’idée a enfin pénétré la « volumineuse » de ce bon Ledru-Rollin. Il s’est mis à l’œuvre avec son entrain et son étourderie habituels ; il a cent mille francs à consacrer à cette œuvre. Bien entamée, elle amènera, j’en suis sûre, d’excellents résultats. Mais que de fautes il va faire ! et s’il envoie, comme il est fort à craindre, d’après les premiers choix, de médiocres sujets, des parleurs, des braillards, des hommes violents, manquant de tact et d’intelligence, il donnera une très fâcheuse opinion des ouvriers de Paris et le mal sera plus grand qu’avant cette démarche. Il paraît sentir la vérité de cette observation ; mais, dans Faction, les bonnes intentions souvent s’évanouissent.


La journée du 17 avril 1848.

Le 16 mars après une manifestation faite la veille par quatorze ou quinze mille gardes nationaux de Paris et de la banlieue, sur le motif apparent du maintien des compagnies d’élite et en réalité contre le citoyen Ledru-Rollin et la portion véritablement républicaine du Gouvernement provisoire, eut lieu une manifestation imposante du peuple de Paris, à laquelle prirent part plus de cent cinquante mille hommes.

Hier la contre-révolution a tenté de prendre sa revanche.

Le fait qui s’est passé est diversement interprété. Je vais tâcher de le consigner ici aussi exactement que possible et en toute sincérité.

Voici quelle était la situation de la France avant le 17 avril :

Dès le lendemain de la révolution de Février tout le monde se disait républicain ; cependant il était facile de voir qu’au premier jour un dissentiment profond séparait en deux partis nettement tranchés les républicains de la veille et ceux du lendemain. En effet, le Gouvernement, la presse, la France entière fut bientôt divisée en républicains purement politiques, auxquels se rallièrent aussitôt les hommes de la monarchie déchue, et en républicains socialistes, qui comprenaient dans leur sein la majeure partie des ouvriers de Paris. Avant-hier ils pouvaient encore être confondus ; aujourd’hui un abîme les divise. Demain peut-être le sort des armes décidera entre eux.

Depuis plusieurs jours, la réaction contre l’esprit démocratique d’une portion du Gouvernement provisoire était devenue ostensible. Les commissaires du ministre de l’Intérieur étaient repoussés dans plusieurs départements, particulièrement à Bordeaux, où le fédéralisme s’avouait hautement. Les élections paraissaient devoir se faire sous l’influence d’une réaction aveugle contre les républicains socialistes, que l’on cherchait à flétrir par l’appellation de communistes (la bourgeoisie appelle communistes, des sectes purement chimériques qui voudraient la loi agraire, la destruction de la famille, le pillage, le vol, etc.). Il était évident pour tous que, sous ce prétexte de communisme, on écarterait violemment de la représentation tous les républicains sincères, ceux qui avaient combattu et souffert, depuis dix-huit ans, pour la cause de la Démocratie ; de là l’irritation contre la bourgeoisie et contre la fraction du Gouvernement provisoire qui paraît faire cause commune avec elle ; des projets de fructi-dorisation existaient, mais à l’état de tendance seulement.

Les élections approchaient cependant, les manœuvres et la confiance des réactionnaires augmentaient. Les vices de la loi d’élection, faite par M. de Cormenin, et qui rétablit, en fractionnant le vote par département, les fâcheuses influences de clocher, étaient hautement signalés. Jeudi, vers minuit, en sortant du club de la révolution, Leroux et Barbés se rendent chez moi, sans aucune arrière-pensée. La question est cependant soulevée et après un entretien de trois heures, il est décidé qu’on tentera d’en finir avec la situation et que Ton essayera d’obliger la majorité du Gouvernement à donner sa démission.

Vendredi un projet de loi sur les finances est soumis à Ledru-Rollin afin d’inaugurer par des mesures significatives le nouveau pouvoir. Samedi, un projet de loi électorale, un projet de forme de Gouvernement provisoire autour duquel se rallierait un Conseil d’État formé de larges bases et où toutes les opinions figureraient, est préparé.

Dans une réunion secrète chez Ledru-Rollin, où assistaient Louis-Blanc, Flocon, Barbes et Caussidière, on discute la question d’un 18 fructidor sans pouvoir s’entendre.

Samedi quelques vagues rumeurs transpirent. Un élément nouveau intervient. Un rapprochement aurait eu lieu entre Blanqui et Cabet et peut-être aussi Raspail. (Leroux a rencontré Blanqui chez Cabet vendredi.) Ils ont des projets pour le dimanche. On nous menace d’un triumvirat dictateur, les clubs de ces citoyens s’empareraient d’une manifestation assez équivoque, provoquée par Louis Blanc (une grande ambition dans un petit corps) sous le prétexte de la nomination de treize capitaines d’état-major de la garde nationale pris dans les corporations d’ouvriers.

Le soir du même jour le club de la révolution reçoit avis de tous ces bruits. L’inquiétude s’empare de tous. On aime mieux maintenir le Gouvernement provisoire tout entier que de s’exposer à un coup de main de Blanqui et autres. Mais comme l’incertitude est grande le club décide qu’il se tiendra en permanence le lendemain dès sept heures du matin.

26 avril.


Je crois qu’on demandait au peuple plus qu’il ne pouvait donner ; il y a autant de danger à vouloir faire marcher une nation trop rapidement dans la voie du progrès qu’à vouloir l’arrêter. Le peuple est plus sage que ses gouvernants.

Le 16 avril la réaction contre les idées socialistes nous avertissait qu’il ne fallait pas aller trop loin dans le domaine des faits, on risquait de faire proscrire l’idée ; la bourgeoisie s’est emparée de cette expression du sentiment populaire pour frapper à mort toutes les idées progressives. Elle a pu croire vingt-quatre heures à son triomphe. Les socialistes, les républicains avancés étaient menacés, pourchassés, traqués, sous l’accusation de communisme (loi agraire, égalité de salaire, icarisme, abolition de la famille, etc., tout était confondu sous le nom de communisme). Si, dans un groupe un citoyen osait se récrier, même timidement contre l’espèce de terreur dont les idées sociales, comme idées, étaient l’objet, il était battu, injurié et souvent mis en prison. Cela se passait ainsi lundi.

Mardi on arrêtait encore.

Mercredi, c’était plus rare : un ou deux exemples ; jeudi à la fête de la fraternité, tout était oublié. Au commencement du défilé, la banlieue pousse quelques cris isolés : « À bas le communisme ! »

Le soir, il n’en était plus question.

Depuis ce jour une réaction se manifeste paisiblement. Non seulement, on ne menace plus, on n’injurie plus, on n’arrête plus les citoyens suspectés de socialisme, mais tout le monde discute avec eux.

Dans la cour intérieure du Louvre, devant le Palais national, stationnent depuis cinq ou six jours des rassemblements de quinze cents à deux mille personnes, fractionnés par petits groupes de sept ou huit citoyens. On y voit quelques femmes. On cause avec une fraternité et un calme parfaits. Partout on traite la question du travail, la question sociale. On n’y voit aucun système en présence, aucun parti pris. Chacun apporte son mot, son idée, son sentiment, son expérience personnelle. Il y a des ouvriers, des bourgeois, des gardes nationaux et on y discute sans le moindre bruit, sans trouble.

Hier au soir cependant, un capitaine de la garde nationale en grande tenue, se croyant plus jeune de huit jours, s’est permis de traiter les domestiques, les ouvriers de canaille. Il ne trouvait pas de meilleur argument à opposer à ses contradicteurs. Il a été hué. Force a été au poste du Louvre de l’arrêter et de le faire sortir par le derrière. L’irritation s’est calmée aussitôt. Ce sont particulièrement des socialistes du club de la révolution qui l’ont protégé.

Ce soir on causait encore dans les groupes et c’était toujours l’organisation du travail qui faisait les frais de la discussion.

Partout on parle et on s’occupe des affaires publiques toute la journée.

Nous nous plaignions de l’indifférence générale il y a trois mois, c’est un grand pas de fait. Les ouvriers nous répondaient alors : « La politique n’est pas faite pour nous. Que nous importe un changement de ministère, cela nous donnera-t-il du travail ? Toutes vos discussions ne nous regardent pas ! »

La bourgeoisie gouvernait exclusivement à cette époque et les travailleurs acceptaient cet état de choses, ne voyant pas encore le moment arrivé de prendre part au gouvernement. Aujourd’hui tout est bien changé ! Ils s’occupent activement de politique, parce qu’aujourd’hui la politique touche au travail, à la vie des travailleurs.


L’écriture de ces pages est de Borie. George Sand a écrit à l’encre bleue : « De moi recopié sans orthographe. »


II

À PROPOS DE LA FEMME DANS LA SOCIÉTÉ POLITIQUE


Lettre aux membres du Comité central.


Je ne viens pas vous remercier d’avoir admis mon nom sur une quarantaine de listes au Comité central. La connaissance que j’ai de moi-même ne me permet pas de croire que vous avez voulu m’encourager à présenter une candidature impossible, chose à laquelle je n’ai jamais songé. Vous avez voulu consacrer un principe qu’apparemment vous avez adopté. Permettez-moi donc de vous présenter sur ce principe même quelques considérations que le moment est peut-être venu de discuter et de peser sérieusement.

Il ne m’a jamais semblé possible que l’homme et la femme fussent deux êtres absolument distincts. Il y a diversité d’organisation et non pas différence. Il y a donc égalité et non point similitude. J’admets physiologiquement que le caractère a un sexe comme le corps, mais non pas l’intelligence. Je crois les femmes aptes à toutes les sciences, à tous les arts et même à toutes les fonctions comme les hommes. Mais je crois que leur caractère qui tient à leur organisation donnera toujours en elles un certain aspect particulier à leurs manifestations dans la science, dans l’art et dans la fonction. Il n’y aurait point de mal à cela. L’art, la science et la fonction pourraient gagner à devenir le domaine des deux sexes.

Il faut que la femme conserve son sexe et ne supprime de ses habitudes et de ses occupations rien de ce qui peut le manifester. Il serait monstrueux qu’elle retranchât de sa vie et de ses devoirs, les soins de l’intérieur et de la famille. Je voudrais au contraire agrandir pour elle ce domaine que je trouve trop restreint. Je voudrais qu’elle pût s’occuper davantage de l’éducation de ses enfants, compléter celle de ses filles et préparer celle que ses fils doivent recevoir de l’État à un certain âge. Je voudrais qu’elles fussent admises à de certaines fonctions de comptabilité patientes et minutieuses qui me paraissent ouvrages et préoccupations de femmes plus que d’hommes. Je voudrais qu’elles pussent apprendre et exercer la médecine, la chirurgie et la pharmacie. Elles me paraissent admirablement douées par la nature pour remplir ces fonctions, et la morale publique, la pudeur semblent commander que les jeunes filles et les jeunes femmes ne soient pas interrogées, examinées et touchées par des hommes.

En y réfléchissant, on trouverait beaucoup d’autres fonctions auxquelles les femmes sont appelées par la nature et la Providence ; mais lorsqu’il s’agit de leur attribuer des droits politiques de la même nature que ceux des hommes, il y a beaucoup à dire, pour et contre.

Les femmes doivent-elles participer un jour à la vie politique ? Oui, un jour, je le crois avec vous, mais ce jour est-il proche ? Non, je ne le crois pas, et pour que la condition des femmes soit ainsi transformée, il faut que la société soit transformée radicalement.

Nous sommes peut-être déjà d’accord sur ces deux points. Mais il s’en présente un troisième. Quelques femmes ont soulevé cette question : Pour que la société soit transformée, ne faut-il pas que la femme intervienne politiquement dès aujourd’hui dans les affaires publiques ? J’ose répondre qu’il ne le faut pas, parce que les conditions sociales sont telles que les femmes ne pourraient pas remplir honorablement et loyalement un mandat politique.

La femme étant sous la tutelle et dans la dépendance de l’homme par le mariage, il est absolument impossible qu’elle présente des garanties d’indépendance politique, à moins de briser individuellement et au mépris des lois et des mœurs, cette tutelle que les mœurs et les lois consacrent.

Il me paraît donc insensé, j’en demande pardon aux personnes de mon sexe qui ont cru devoir procéder ainsi, de commencer par où l’on doit finir, pour finir apparemment par où l’on eût dû commencer.

Mais voyez ce que ce commencement même exige de temps, de réflexions, de lumières nouvelles et de progrès dans les mœurs.

Serais-je même d’accord sur le point de départ avec les personnes qui se font les champions de l’affranchissement de la femme ? Je ne le crois pas, et avant tout il faudrait s’expliquer très sincèrement sur ce point essentiel.

Comment ces dames entendent-elles l’affranchissement de la femme ? Est-ce comme Saint-Simon, Enfantin ou Fourrier ? Prétendent-elles détruire le mariage et proclamer la promiscuité ?

S’il en est ainsi, à la bonne heure, je les trouve très logiques, dans leurs prétentions à la vie politique, mais je déclare que je me sépare personnellement et absolument de leur cause, qui, sous cet aspect, me devient étrangère. Alors je n’ai plus rien à dire. Je ne réplique pas, je ne discute rien. Je m’éloigne, et laisse à la morale publique le soin de faire justice de cette déplorable fantaisie. Vous comprendrez, citoyens, que je ne veuille point accepter la moindre solidarité apparente avec une tentative sur laquelle je n’ai pas été consultée. Vos suffrages me deviennent une injure et je me plains à votre conscience même de les avoir réunis à mon insu.

Mais je ne crois pas qu’il en soit ainsi, ce serait, hélas ! donner par trop raison à ceux qui nous reprochent de vouloir, comme socialistes, la destruction de la famille. Non, non, les femmes qui ont soulevé imprudemment la question de leurs droits politiques, ne viennent pas au nom de Fourrier briguer vos suffrages, avec cette doctrine immonde, ce dogme ésotérique de la promiscuité, caché dans les plis de leur écharpe. Si, comme je le crois, elles ne veulent pas détruire la sainteté de l’amour sur la terre, elles doivent alors se demander si elles n’ont pas fait une campagne électorale un peu hasardée, et si cette tentative est bien ce qu’il fallait faire pour prouver qu’elles avaient autant de jugement et de logique que les hommes.

Pour ne pas laisser d’ambiguïté dans ces considérations que j’apporte, je dirai toute ma pensée sur ce fameux affranchissement de la femme dont on a tant parlé dans ce temps-ci. Je le crois facile et immédiatement réalisable, dans la mesure que l’état de nos mœurs comporte. Il consiste simplement à rendre à la femme les droits civils que le mariage seul lui enlève, que le célibat seul lui conserve ; erreur détestable de notre législation qui place en effet la femme dans la dépendance cupide de l’homme, et qui fait du mariage une condition d’éternelle minorité, tandis qu’elle déciderait la plupart des jeunes filles à ne se jamais marier si elles avaient la moindre notion de la législation civile à l’âge où elles renoncent à leurs droits. Il est étrange que les conservateurs de l’ordre ancien accolent toujours avec affectation dans leur devise menteuse ces mots de famille et de propriété, puisque le pacte du mariage, tel qu’ils l’admirent et le proclament, brise absolument les droits de propriété de tout un sexe. Ou la propriété n’est pas une chose sacrée comme ils l’affirment, ou le mariage n’est pas une chose également sacrée, et réciproquement. Deux choses sacrées ne peuvent se détruire l’une l’autre.

Cette réforme est très possible et très prochaine, j’en ai la certitude. C’est une des premières questions dont une république socialiste aura à s’occuper, et je ne vois pas qu’elle puisse porter la moindre atteinte à la fidélité conjugale ou à la bonne harmonie domestique, à moins qu’on ne regarde l’égalité comme une condition de désordre et de discorde. Nous croyons le contraire, et l’humanité en a jugé ainsi définitivement.

On demande où sera le principe d’autorité nécessaire à l’existence de la famille, si cette autorité est partagée également entre le père et la mère. Nous disons que l’autorité ne sera pas immobilisée dans les mains de celui qui peut impunément avoir toujours tort, mais qu’elle se transportera de l’un à l’autre, suivant l’arbitrage du sentiment ou de la raison, et lorsqu’il s’agira de l’intérêt des enfants, je ne vois pas pourquoi l’on se méfierait de la sollicitude de la mère puisqu’on reconnaît que c’est elle qui a l’amour le plus vif et le plus soutenu de la progéniture.

Au reste, quand on demande comment pourra subsister une association conjugale dont le mari ne sera pas le chef absolu et juge et partie, sans appel, c’est comme quand on demande comment l’homme libre pourra se passer de maître et la république de roi. Le principe d’autorité individuelle sans contrôle s’en va avec le droit divin, et les hommes ne sont pas généralement aussi féroces envers les femmes qu’il plaît à quelques-unes d’entre elles de le répéter à tout propos. Cela se dit une ou deux fois dans la vie, à l’occasion, mais elles seraient bien plus dans le vrai et dans la justice si elles reconnaissaient que la plupart des hommes sont très disposés en fait, au temps où nous vivons, à faire de l’égalité conjugale la base de leur bonheur. Tous ne sont pas assez logiques pour admettre en théorie cette égalité qu’ils seraient bien malheureux de pouvoir détruire dans leur intérieur, mais elle est passée dans les mœurs et l’homme qui maltraite et humilie sa compagne n’est point estimé des autres hommes. En attendant que la loi consacre cette égalité civile, il est certain qu’il y a des abus exceptionnels et intolérables de l’autorité maritale. Il est certain aussi que la mère de famille, mineure à quatre-vingts ans, est dans une situation ridicule et humiliante. Il est certain que le seul droit de despotisme attribue au mari son droit de refus de souscrire aux conditions matérielles du bonheur de la femme et des enfants, son droit d’adultère hors du domicile conjugal, son droit de meurtre sur la femme infidèle, son droit de diriger à l’exclusion de sa femme l’éducation des enfants, celui de les corrompre par de mauvais exemples ou de mauvais principes, en leur donnant ses maîtresses pour gouvernantes comme cela s’est vu dans d’illustres familles ; le droit de commander dans la maison et d’ordonner aux domestiques, aux servantes surtout d’insulter la mère de famille ; celui de chasser les parents de la femme et de lui imposer ceux du mari, le droit de la réduire aux privations de la misère tout en gaspillant avec des filles le revenu ou le capital qui lui appartiennent, le droit de la battre et de repousser ses plaintes par un tribunal si elle ne peut produire de témoins ou si elle recule devant le scandale ; enfin le droit de la déshonorer par des soupçons injustes ou de la faire punir pour des fautes réelles. Ce sont là des droits sauvages, atroces, anti-humains et les seules causes, j’ose le dire, des infidélités, des querelles, des scandales et des crimes qui ont souillé si souvent le sanctuaire de la famille, et qui le souilleront encore, ô pauvres humains, jusqu’à ce que vous brisiez à la fois l’échafaud et la chaîne du bagne pour le criminel, l’insulte et l’esclavage intérieur, la prison et la honte publique pour la femme infidèle. Jusque-là, la femme aura toujours les vices de l’opprimé, c’est-à-dire les vices de l’esclave et ceux de vous qui ne pourront pas être tyrans, seront ce qu’ils sont aujourd’hui en si grand nombre, les esclaves ridicules de leurs esclaves vindicatifs.

Oui, la femme est esclave en principe et c’est parce qu’elle commence à ne plus l’être en fait, c’est parce qu’il n’y a plus guère de milieu pour elle entre un esclavage qui l’exaspère et une tyrannie qui avilit son époux, que le moment est venu de reconnaître en principe ses droits à l’égalité civile et de les consacrer dans les développements que l’avenir donnera, prochainement peut-être, à la constitution sociale. Puisque les mœurs en sont arrivées à ce point que la femme règne dans le plus grand nombre des familles, et qu’il y a abus dans cette autorité conquise par l’adresse, la ténacité et la ruse, il n’y pas à craindre que la loi se trouve en avant sur les mœurs. Au contraire, selon moi, elle est en arrière.

La femme s’est corrompue dans cette usurpation de l’autorité qu’on lui déniait et qu’elle n’a pas ressaisi légitimement. L’esclave homme peut se révolter contre son maître et reprendre franchement et ouvertement sa liberté et sa dignité. L’esclave femme ne peut que tromper son maître et reprendre sournoisement et traîtreusement, une liberté et une dignité fausses et détournées de leur véritable but.

En effet, quelle est la liberté dont la femme peut s’emparer par fraude ? celle de l’adultère. Quelle est la dignité dont elle peut se targuer à l’insu de son mari ? la fausse dignité d’un ascendant ridicule pour elle comme pour lui. Il faut que cet abus cesse et que le bon mari ne soit plus le type du niais que l’on dupe et dont ses amis se moquent avec sa femme. Il faut aussi que la femme douce, loyale et pieuse, ne soit pas la dupe de son dévouement et qu’elle ne soit pas exploitée et tyrannisée. Il faut enfin que la femme coupable un jour par entraînement, ne soit pas flétrie et punie publiquement, déshonorée aux yeux de ses enfants, mise ainsi dans l’impossibilité de revenir au bien, et dans la nécessité de haïr à jamais l’auteur de son châtiment et de sa honte.

Punir l’adultère, on ne saurait trop insister sur ce point délicat, le plus sérieux et le moins sérieusement traité par l’opinion, punir l’adultère est une loi sauvage et faite pour perpétuer et multiplier l’adultère. L’adultère porte en lui-même son châtiment, son remords et ses ineffaçables regrets. Il faut qu’il soit une cause suffisante de divorce ou de séparation pour le mari qui ne peut en supporter l’outrage. Mais cette loi qui permet à l’homme de reprendre sa femme déshonorée et mise par lui en prison, cette loi qui force la femme à revenir savourer goutte à goutte le martyre de sa dégradation et à le subir à toute heure en présence de ses enfants, c’est là une loi infâme, odieuse, et qui déshonore encore plus l’homme qui l’invoque que la femme qu’elle frappe. C’est une loi de haine et de vengeance personnelle. Les résultats de son application c’est le scandale, la honte de la famille, une tache indélébile sur les enfants. Mieux vaut celle qui permet au mari d’assassiner sa femme surprise en flagrant délit, mieux vaut celle des Orientaux qui peuvent jeter leurs femmes cousues dans un sac à la mer ou dans un puits. La mort n’est rien au prix de l’existence d’une esclave condamnée à subir les embrassements du maître qui l’a foulée aux pieds.

Oui, l’égalité civile, l’égalité dans le mariage, l’égalité dans la famille, voilà ce que vous pouvez, ce que vous devez demander, réclamer. Mais que ce soit avec le profond sentiment de la sainteté du mariage, de la fidélité conjugale, et de l’amour de la famille. Veuillez être les égales de vos maris pour ne plus être exposées par l’entraînement de vos passions et les déchirements de votre vie domestique, à les tromper et à les trahir. Veuillez être leurs égales afin de renoncer à ce lâche plaisir de les dominer par la ruse. Veuillez être leurs égales afin de tenir avec joie ce serment de fidélité qui est l’idéal de l’amour et le besoin de la conscience dans un pacte d’égalité. Veuillez être leurs égales afin de savoir pardonner un jour d’égarement et de savoir accepter le pardon à votre tour, chose beaucoup plus difficile. Veuillez être leurs égales, au nom même de ce sentiment chrétien de l’humilité qui ne signifie pas autre chose que le respect du droit des autres à l’égalité.

Il n’y a rien d’orgueilleux comme l’esclave, rien de vain comme le valet, rien d’insolent comme la femme qui gouverne en feignant d’obéir. Il ne faut pas qu’un homme obéisse à une femme, c’est monstrueux. Il ne faut pas qu’un homme commande à une femme, c’est lâche. Il faut que l’homme et la femme obéissent à leurs serments, à l’honneur, à la raison, à leur amour pour leurs enfants. Ce sont là des liens sacrés, des lois supérieures aux conseils de notre orgueil et aux entraînements des passions humaines. Du moment que la femme ne relèvera que de ces lois sociales et divines dont un homme ne peut se faire le représentant sans outrager Dieu, la nature et la société, les infidélités seront bien autrement sérieuses dans le mariage. Elles n’auront plus d’excuse, elles ne s’appelleront plus faiblesses, mais crimes. Elles n’attireront plus l’intérêt des poètes et des romanciers. Elles n’exciteront plus les désirs des libertins ou la curiosité des désœuvrés. La cruauté de l’époux qui se venge ne sera plus la justification de la femme qui expie. Une éternelle douleur, d’autant plus profonde qu’elle sera plus secrète, s’attachera au cœur de la femme qui aura trahi sa foi et failli à ses devoirs. Jusque-là, n’attendez pas que votre société corrompue s’amende. Plus vous invoquerez les lois répressives, plus vous provoquerez l’oubli des lois morales. Plus vous déclamerez contre l’adultère, plus vous vous en moquerez vous-mêmes, car qui commet l’adultère, qui trouble la paix des ménages, qui trompe son meilleur ami, qui répond aux provocations de la femme galante, qui profite de l’inexpérience de la femme naïve, qui se moque des maris trompés si ce n’est vous, hommes de peu de foi ?

Mais peut-être aimez-vous mieux que les choses restent comme elles sont, hommes du monde, oisifs et libertins, heureux du siècle, qui mettez à mal la femme d’autrui et qui faites bon marché de l’honneur de la vôtre puisque vous l’avez prise ou comptez la prendre non pour son honneur, mais pour son argent, c’est vous certainement qui vous regimberez le plus quand on vous proposera de décréter l’égalité des sexes. Je crois fermement que le peuple n’en jugera pas ainsi et qu’il prendra plus au sérieux que vous la dignité et la sécurité de la famille.

Quant à vous, femmes, qui prétendez débuter par l’exercice des droits politiques, permettez-moi de vous dire encore que vous vous amusez à un enfantillage. Votre maison brûle, votre foyer domestique est en péril et vous voulez aller vous exposer aux railleries et aux affronts publics, quand il s’agirait de défendre votre intérieur et d’y relever vos pénates outragés ? Quel bizarre caprice vous pousse aux luttes parlementaires, vous qui ne pouvez pas seulement y apporter l’exercice de votre indépendance personnelle ? Quoi, votre mari siégera sur ce banc, votre amant peut-être sur cet autre, et vous prétendrez représenter quelque chose, quand vous n’êtes pas seulement la représentation de vous-mêmes ?

Une mauvaise loi fait de vous la moitié d’un homme, les mœurs pires que les lois en font très souvent la moitié d’un autre homme, et vous croyez pouvoir offrir une responsabilité quelconque à d’autres hommes ? à quelles ridicules attaques, à quels immondes scandales peut-être, donnerait lieu une pareille innovation ? Le bon sens la repousse, et la fierté que votre sexe devrait avoir vous fait presque un crime de songer à en braver les outrages.

Pardonnez-moi de vous parler avec cette vivacité, mon âge mûr et peut-être quelques services rendus à la cause de mon sexe par de nombreux écrits me donnent le droit de remontrance. Ne l’eussé-je pas sur vous, ce droit, auquel je ne tiens guère, je l’ai pour moi-même.

Oui, j’ai le droit, comme femme, et comme femme qui a vivement senti l’injustice des lois et des préjugés, de m’émouvoir quand je vois reculer, par des tentatives fâcheuses, la réparation qui nous est due. Puisque vous avez du talent, puisque vous savez écrire, puisque vous faites des journaux, puisque vous avez, dit-on, un certain talent de parole, publiez vos opinions et discutez-les avec vos amis ou dans des réunions non politiques et officielles où vous serez écoutées sans préventions. Mais ne proposez pas vos candidatures de femmes, car elles ne peuvent pas être prises au sérieux, et c’est en soulevant des problèmes que l’opinion refuse d’examiner que vous faites faire à cette opinion maîtresse du monde, maîtresse de l’avenir puisqu’elle seule décide en dernier ressort de l’opportunité des réformes, une confusion étrange et funeste.

Si dans vos écrits vous plaidiez la cause de l’égalité civile, vous seriez écoutées.

Il est beaucoup d’hommes sincères qui se feraient vos avocats, parce que la vérité est arrivée sur ce point à régner dans les consciences éclairées. Mais on voit que vous demandez d’emblée l’exercice des droits politiques, on croit que vous demandez encore autre chose, la liberté des passions, et, dès lors, on repousse toute idée de réforme. Vous êtes donc coupables d’avoir retardé, depuis vingt ans que vous prêchez sans discernement, sans goût et sans lumière l’affranchissement de la femme, d’avoir éloigné et ajourné indéfiniment l’examen de la question.

Solidaire auprès des railleurs, de tout ce qu’il y a eu d’extravagant et d’impudique dans plusieurs de ces tentatives, croyez que j’en prends fort bien mon parti et que les sarcasmes ne modifieront jamais ma croyance. Je sais que la moquerie est rarement de bonne foi et qu’elle est toujours au moins hasardée dans ses jugements. C’est pour cela qu’elle a peu d’importance, que son effet n’est pas durable et que vous faites assez bien de ne vous en point soucier[1]


III

SUR PROUDHON ET JULES JANIN

À propos d’un article du journal de Proudhon sur les artistes littéraires.


Voici les littérateurs fort maltraités et, pour notre part, nous n’avons plus qu’à nous pendre. D’un côté Proudhon, qui met peu de gants pour écrire ce qu’il pense, nous déclare collectivement incapables et inutiles ; de l’autre, M. Jules Janin, qui en fulminant contre Proudhon, nous adresse un torrent d’injures.

Ainsi de par Proudhon nous sommes excommuniés au nom de la République démocratique ; de par M. Janin, qui, la bouche pleine d’invectives et de gros mots, se fait champion du patriciat littéraire, nous sommes échinés (c’est un de ses mots familiers) au nom de la monarchie regrettée.

L’histoire est assez plaisante, et mérite pourtant d’être examinée. Proudhon est brutal, paradoxal. Nous avouons n’avoir pas très bien lu tous ses ouvrages, parce qu’il y traite beaucoup les questions d’économie politique que nous ne comprenons pas très bien. Mais nous en avons pourtant assez compris pour savoir que Proudhon est un homme de génie très démocrate. C’est quelque chose, et, parmi les écrivains qui ont surgi sous la monarchie, ce n’est pas un fait assez commun pour que sa parole n’ait pas beaucoup de valeur aujourd’hui. Pourtant, nous n’irons pas à l’école de Proudhon, nous sommes religieux. Il ne dépend pas de nous de ne pas l’être, et Proudhon nous semble un peu athée dans la forme. C’est peut-être une prétention de sa part comme c’est l’habitude chez ceux qui prennent ce titre. Mais notre religion, à nous, nous défend de proscrire les incrédules et nous ordonne même d’écouter tout ce qu’ils peuvent avoir de bon et de vrai à nous dire sur les choses de ce monde.

En outre, nous aimons le talent de Proudhon, sa franchise, sa rudesse, sa bonne foi et ce mélange de malice et de naïveté qui rend son journal beaucoup plus attachant et instructif que le Journal des Débats.

Voici la première fois que nous avons l’occasion de dire notre sentiment à l’égard d’un socialiste éminent que nous n’avons jamais vu, mais que nous lisons tous les jours.

Quant à M. Janin, lequel dans les relations particulières nous a toujours témoigné beaucoup de respect et d’amitié (on ne s’en douterait pas et il faut bien que nous nous en vantions) ; lequel nous a quelquefois durement traitée cependant dans ses feuilletons à l’endroit de la littérature sans que nous en ayons jamais éprouvé le moindre dépit, parce qu’il faisait son métier de critique et que c’est une magistrature contre laquelle nous n’avons jamais entendu protester : lequel enfin n’a point à se plaindre de nous, que nous sachions : il lui plaît aujourd’hui de nous rendre solidaire des malédictions qui peuvent nous atteindre dans l’homélie de Proudhon et de nous traiter à ce propos, de femme que la société a rejetée de son sein. Le mot est doux et surtout bien trouvé. On l’appliquerait tout au plus à un forçat. Quoi qu’il en soit, nous l’acceptons avec la plus grande tranquillité jusqu’à ce que nous ayons compris ce que M. Janin entend par la société. Il est certain qu’il ne nous a pas toujours rejeté de la sienne, car il nous a fait l’honneur de nous y attirer avec beaucoup de prévenances. Mais si par la société M. Janin entend le monde des agioteurs il est possible que ces honnêtes gens nous eussent repoussé de leur sein. Nous n’en savons rien, n’ayant jamais songé à nous y précipiter. Nous n’avons donc jamais été rejeté d’aucune société, vu que nous sommes toujours resté dans la nôtre. Mais si par la société M. Janin entend véritablement la société humaine, il voudra bien nous dire par quelle condamnation infamante nous en sommes exclus. Mais laissons cela. Nous sommes assez vengés de M. Janin en répétant bien haut la phrase qu’il nous adresse et en lui demandant si c’est là le bon goût, la politesse, les agréables relations, les manières nobles, les sentiments élevés que la monarchie lui a enseignés et dont il déplore l’absence sous notre infâme et brutale république. Nous avons quelque chose de mieux à faire, c’est de répondre à Proudhon, et, pour commencer, nous dirons que si l’article de Proudhon sur les gens de lettres était fait avec plus de soin, s’il avait exprimé toute sa pensée, il aurait prouvé qu’il a parfaitement raison en principe.

Nous ne sommes pas d’humeur violente et nous croyons qu’on peut être démocrate et bienveillant. Nous croyons même que pour être tout à fait démocrate il faudrait être charitable : ainsi en accordant que Proudhon a raison en principe, nous n’admettons pas qu’il ait raison en fait, et que tous les littérateurs n’aient fait que du mal sous le régime de la monarchie. Nous pensons, au contraire, que plusieurs ont fait beaucoup de bien et qu’en cela Proudhon a tort. Mais ils ont fait du bien en tant que littérateurs. Maintenant tous, croyants ou sceptiques, veulent jouer un rôle politique et ils en sont incapables, en cela Proudhon a raison, ils ne nous feraient que du mal.

Un poète, un artiste, un romancier sont capables d’avoir une idée et un sentiment vif, passionné, sincère du bien et du mal qui caractérisent leur époque. Sans cela ils ne seraient ni artistes ni poètes.

Mais, en général, dix-neuf fois sur vingt ils ne sont point hommes pratiques et ne peuvent pas l’être.

Pourquoi ? dira-t-on. Je vais le dire et me trouver d’accord avec Proudhon.

C’est que par suite de je ne sais quelle grâce d’état, peut-être par suite de l’espèce de vertige que la flatterie leur a donné (car jamais la vanité littéraire n’a été aussi dangereusement excitée que dans ces derniers temps), ils ont tous les défauts des avocats sans en avoir l’habileté. Ils se croient le centre de toutes les idées et l’expression de tous les sentiments publiés. Ils estiment si haut leur spécialité qu’il ne leur faudrait point parler d’apprendre quelque chose, de l’étudier, d’écouter autrui, et de se rendre à l’opinion générale. Ils ont un orgueil maladif, et forment véritablement une sorte de caste sacerdotale qui se rangera difficilement à l’idée républicaine, au gouvernement de chacun par tous.

Voilà pourquoi presque tous les littérateurs en renom aujourd’hui ont le sentiment monarchique et une répulsion invincible pour l’égalité.

Qui combat en effet l’idée divine de l’égalité parmi les hommes avec le plus d’amertume et de fureur ? Ce sont les artistes et les littérateurs ; ils ont toujours l’air de revendiquer un droit, un privilège, quand ils s’écrient : « Non, le génie n’est pas départi à tous les hommes, la poésie est un sacerdoce. » L’alexandrin doit régner sur le monde. L’humanité à genoux doit adorer le littérateur, fils aîné de Dieu.

Voyez Victor Hugo à chaque ligne, à chaque parole. Deux hommes seuls ont été logiques en passant de la littérature à la politique. M. Lamartine politique ne voulut plus entendre parler de M. Lamartine poète. Déranger poète n’a pas voulu entendre parler de Déranger député. Proudhon a fait son article évidemment ad hoc pour la circonstance, et pour écarter la candidature des hommes de lettres. Ni Balzac, ni Dumas, ni Hugo, qui eussent été d’excellents pairs de France sous la monarchie, ne peuvent donner au peuple de garanties pour la représentation nationale. Balzac fait d’admirables romans, Dumas des drames émouvants (il en a fait de bien beaux !), M. Hugo fait des vers magnifiques ; mais jamais ces littérateurs n’entendront rien au problème social qu’il s’agit de résoudre.

Leurs idées sont étrangères à ce problème, et ce sentiment, qui domine chez l’artiste, ne leur apportera aucune lumière à ce sujet. Leur sentiment, on le sait, est essentiellement aristocratique. Ils seront d’autant plus passionnés pour l’idée d’aristocratie qu’ils sont plus artistes. Leur place est à l’Académie ; l’Assemblée nationale n’est pas un corps constitué à l’effet de donner au talent une récompense nationale. C’est, ou ce devrait être, un atelier pour le travail socialiste et politique. Il y faut des spécialités ; autrement, pourquoi n’y enverrait-on pas des chanteurs, des peintres, des artistes de tout genre, en tant qu’artistes aimés du public ?

Le plaisant de l’affaire, c’est que presque tous ont la prétention d’être hommes politiques et que les plus grands succès de public et d’argent ne leur paraissent plus rien s’ils ne peuvent mettre en sautoir l’écharpe du député.

Vous voyez bien, Proudhon, qu’au lieu de les faire tenir tranquilles vous allez augmenter leur rage de députation si vous leur dites qu’ils ne sont bons à rien d’ailleurs. Il faudrait, au contraire, leur démontrer, parce que cela est vrai, qu’ils ont une mission qui leur convient mieux et dans laquelle ils serviront mieux la société !

Mais est-ce aux artistes que Proudhon fait la guerre, à ces artistes de notre temps, qui, pour la plupart, il faut l’avouer, ne sont nullement démocrates, nullement politiques, nullement socialistes et même fort peu patriotes ? N’est-ce point à l’art qu’il prétend faire le procès ?

Non, ce n’est point à l’art, c’est à la théorie rebattue de l’art pour l’art, cette chimère des vingt dernières années. En ce cas, c’est justice, mais c’est frapper un peu dans le vide ; car l’art pour l’art n’a jamais existé et n’existera jamais. Toutes les fois qu’un homme intelligent essayera de cultiver la forme et de laisser aller le fond au hasard, il cessera d’être artiste et fera quelque chose qui n’aura ni sens ni valeur. Quand même le fonds serait mauvais, coupable, funeste, ce serait encore de l’art si ce fond, cette pensée est sentie et réalisée. Cela devient alors, si vous voulez, de l’art immoral et qu’il faut blâmer dans l’homme et dans l’œuvre.

Mais ne dites pas que c’est la faute de l’art en tant que fonction. C’est une fonction souillée et détournée de son but. C’est l’expression puissante d’une âme puissante pour le mal. Or ce n’est pas dans l’art seulement, c’est dans toutes les spécialités, dans toutes les fonctions possibles que vous trouverez des abus à réprimer et des infidélités à punir.

Maintenant les artistes viendront-ils nous dire : « Que vous importe que ma pensée soit odieuse si ma forme est belle ? » C’est là que nous les attendons avec leur fameuse théorie de l’art pour l’art ; en pourra leur répondre que l’odieux de la pensée n’était pas nécessaire à la beauté de la forme. On ne contestera pas l’une, mais on ne leur pardonnera point l’autre.

On leur dira : « Faites de l’art, si la morale publique ne vous rend pas cette carrière impossible, mais ne venez pas quêter nos suffrages pour être fonctionnaire public, dans une autre carrière, car vous ne pouvez avoir votre récompense que là où vous l’avez cherchée, c’est-à-dire dans le profit ou dans le scandale de votre succès. »


IV

PÉTITION À l’ASSEMBLÉE NATIONALE


Grâce, messieurs les bourgeois ! criaient les malheureux paysans de Buzançais au jury qui les envoyait à l’échafaud et au bagne.

Voulez-vous donc, messieurs les bourgeois de l’Assemblée nationale, que, d’un bout de la France à l’autre, ce cri sinistre et déchirant s’élève encore vers vous ? Exigez-vous que le peuple des campagnes, abattu et désespéré, se jette à vos pieds comme si vous étiez des rois, et comme s’il était encore en servage ? Non, vous ne le voulez pas, car il n’y a pas longtemps que cette plainte navrante des condamnés de Buzançais a ému les plus implacables d’entre vous. Vous avez rougi en voyant ces malheureux se prosterner dans la poussière pour demander la grâce de leurs frères et de leurs compagnons, et votre orgueil ne s’est pas réjoui devant l’humiliation de cette race d’enfants égarés, à la fois violents et faibles, qui vous appelent encore maîtres, et qu’il faudrait élever dans la sphère des êtres humains, au lieu de les châtier sans pitié quand ils ont violé des lois qu’ils ne connaissent pas.

Quelque chose d’affreux vient de se passer à Guéret. Les ouvriers de la ville se sont vus forcés de tuer les ouvriers de la campagne. Sans doute, dans toute querelle le premier coupable c’est le provocateur, et il est avéré que la campagne a attaqué la ville, dans cette funeste rencontre. Une nuée d’orage menaçait la cité ; la cité s’est préservée. L’artisan a défendu ses foyers, l’autorité a fait mille efforts pour empêcher la collision. De chaque côté, des citoyens ont été aux prises pour un intérêt collectif, le paysan croyant à tort que la ville devait être responsable des rigueurs de la loi, les citadins ne pouvant décliner cette responsabilité dans un moment où l’aveugle colère du paysan ne voulait et ne pouvait souffrir d’explications fraternelles.

Ce malheur n’est donc qu’un résultat, la cause est ailleurs. Il faut pactiser avec une triste équité devant les égarements du malheur, mais il faut remonter à la cause et la faire disparaître, car un embrasement général peut sortir de cette horrible collision, et de tous les points du territoire des plaintes s’élèvent, des menaces retentissent, la guerre sociale, depuis longtemps imminente, n’a pas besoin d’autre prétexte que celui de l’impôt.

Messieurs les bourgeois, grâce pour le peuple, grâce pour le paysan ! Nous nous mettrons à genoux, s’il le faut, à la place de ces hommes : pour épargner l’effusion du sang, que l’orgueil cède des deux côtés, il est parmi nous des cœurs capables de vous en donner l’exemple.

Ne nous dites pas, pour vous débarrasser de nos plaintes, que le peuple a tort. Eh ! nous le savons bien qu’il a tort, lorsque pour se soustraire à l’exécution d’une loi cruelle, il s’en va menacer et frapper des frères qui souffrent comme lui de la dureté de cette loi. Mais qui l’a faite cette loi, et qui l’a sanctionnée ? c’est aussi le malheur des temps. Nous ne sommes pas de ceux qui disent au peuple que c’est pour s’engraisser de ses dépouilles que les gouvernements se succèdent les uns aux autres, et que la République est tombée dans des mains infidèles qui consomment sciemment la ruine du pauvre. Nous avons foi aux principes plus qu’aux hommes, il est vrai, mais nous ne croyons point à une perversité froide et raisonnée, ayant conscience d’elle-même. Nous avons encore espoir en la République, en cette forme qui est impossible à garder si la probité politique n’en est pas la base. Nous sommes de ceux qui ont dit au peuple, aussi loin que notre voix a pu porter, quelque faible qu’elle fût : « Payez l’impôt en vue d’un meilleur avenir ».

Nous sommes de ceux qui auraient horreur d’exciter le peuple des campagnes à une résistance matérielle qui n’aboutit jamais pour lui qu’à la prison et à l’amende tout au moins. Nous savons bien que ce n’est pas cette portion-là du peuple qui est mûre pour accomplir des révolutions, parce qu’elle n’a pas encore l’idéal de la solidarité et qu’elle ne s’émeut profondément que pour des questions d’intérêt. Or, si l’intérêt constitue un droit, il faut qu’une idée de devoir corrélatif s’y joigne pour qu’une révolution ait de la grandeur et que Dieu la bénisse, autrement elle reste dans les proportions de l’émeute sanglante et ne peut aboutir qu’à une jacquerie.

Et pourtant, nous ne sommes pas non plus de ceux qui ont peur pour eux-mêmes et qui payeraient volontiers double impôt pour soustraire leur propriété et leur existence aux horreurs d’une guerre sociale. Nous sommes de ceux qui payeraient au nom de l’humanité, et jamais au nom de la peur. Nous sommes de ceux qui rougiraient de songer aux désastres qui peuvent les atteindre, quand le spectacle du désastre d’une génération entière absorbe leurs pensées et navre leur conscience. Enfin, pardonnez-nous de vous parler de nous-mêmes, messieurs les bourgeois, mais vous nous écouterez peut-être plus favorablement si vous rendez justice à nos vrais sentiments ; nous sommes de ceux qui aimons les malheureux sans haïr ceux qui ne le sont point, et qui nous mettrions à genoux aussi devant le paysan furieux, si nous pouvions ainsi l’empêcher d’arriver jusqu’à vos femmes et à vos enfants.

Vous n’avez qu’un tort, je veux le croire ; ce tort, c’est de ne pas connaître la misère du peuple.

Si vous l’aviez vue de près et par vous-mêmes, vous ne donneriez pas de démentis à ceux qui vous disent que le paysan ne mange pas de viande et qu’en beaucoup d’endroits il ne mange pas même de pain. Vous perdez du temps à faire de longues enquêtes sur cet état de misère auquel vous ne voulez point croire. Eh bien, informez-vous, car nous espérons, nous croyons que cette science du mal vous inspirera pour trouver la science du bien. Mais informez-vous le plus vite possible, car la misère est à son comble et le paysan perd patience.

Nous savons bien ce qu’on peut dire pour condamner l’avarice du paysan qui refuse l’impôt. Nous sommes de si bonne foi que nous allons vous le dire nous-mêmes. Ce ne sont pas toujours les plus malheureux qui se plaignent le plus. Les plus malheureux on les épargne, et quand même on ne le ferait pas, la misère, arrivée à son extrême degré, ôte à l’homme toute énergie, tout instinct de révolte.

Quand la faim l’épuisé, l’homme n’est plus redoutable et on peut lui arracher le dernier lambeau qui le couvre sans qu’il ait la force de le défendre. Appellerez-vous bon citoyen l’être qui se soumet de la sorte, et factieux celui à qui un peu plus de bien-être et d’intelligence révèle la notion de son droit ?

Plus l’existence est intolérable moins on y tient, c’est pourquoi la bourgeoisie tient plus à la vie que le peuple, et ne va pas sans armes affronter des masses armées, comme fait le peuple dans les jours de crise.

Mais entre le misérable épuisé de corps et d’esprit, qui n’a pas la force de se joindre à l’émeute, et l’homme aisé qui n’y va qu’avec les moyens de la réprimer, il y a le petit propriétaire mal aisé qui tient à son mince avoir plus qu’à sa vie, et qui va, comme un troupeau en fureur, frapper du front et des épaules, les fusils et les canons de l’ordre public.

Et si l’intérêt individuel est le principal mobile du paysan, s’il comprend à peine l’intérêt collectif de la commune, s’il est indifférent à la cause nationale, s’il ignore l’importance et la valeur de ses droits politiques, s’il est prêt, dès aujourd’hui, à donner son vote au premier prétendant qui lui promettra l’abolition de l’impôt, si, d’ici à bien longtemps, il doit ignorer que dans une société bien constituée l’impôt est la richesse du pauvre, si enfin, il tient plus à la conservation de quelques pièces de monnaie qui représentent pour lui le salut de quelques jours difficiles, qu’à l’honneur de les sacrifier à un idéal politique qu’il ne comprend pas, à qui la faute, encore une fois ?

La faute en est au passé qui l’a tenu systématiquement dans un état d’infériorité morale. Elle est aussi au présent qui lutte pour faire triompher l’égalité, mais avec mollesse, inhabileté, impuissance. La faute en est surtout à ceux qui disent encore que le peuple perd à s’éclairer, et que la société est impossible avec le progrès. Heureusement ceux qui raisonnent ainsi sont désormais peu nombreux en France, mais ils témoignent du préjugé barbare qui, pendant tous les siècles écoulés, a décrété l’ignorance et l’imbécillité du pauvre.

Mais soyons indulgents et miséricordieux pour tout le monde, nous ne sommes point dans un état normal qui nous permette une enquête où la moitié au moins de la bourgeoisie de France se trouverait inculpée et compromise gravement. Chaque localité est un foyer d’agitation et de discorde où il serait impossible de procéder régulièrement sans amener des désastres, et la magistrature a une haute mission de prudence, de longanimité et de sagesse à remplir sous la pression de circonstances exceptionnelles. Elle devra nécessairement agir avec le paysan comme avec l’enfant que l’on aime et dont on corrige les écarts le moins rigoureusement possible. Quant au bourgeois elle aura à le ménager aussi et à tenir compte de l’excitation violente qu’une révolution produit dans les esprits sceptiques ou froissés.

L’ignorance est la grande plaie. Vous voulez la faire cesser, n’est-il pas vrai ? Vous voulez que tous les hommes aient droit à l’éducation gratuite ? Quand cette grande institution aura porté ses fruits, soyez sévères contre toute infraction aux lois sanctionnées par le suffrage universel ; mais, aujourd’hui encore, vous êtes forcés de temporiser.

Eh bien, le premier acte de votre politique à vous tous, quelle que soit votre opinion, doit être de faire cesser l’exercice de la loi des quarante-cinq centimes jusqu’au moment où l’impôt progressif vous sera démontré une nécessité du temps présent. Vous n’instruirez pas le peuple par la force, et vous n’aurez une société constituée que quand il se soumettra volontairement à vos lois ; jusque-là vous aurez des troubles, des déchirements, la guerre partielle, éclatant sur d’innombrables petits cratères d’insurrection, partant point de repos, point de commerce, point de travail industriel et votre ruine couronnerait celle du peuple d’un immense désastre.

Au nom du ciel, au nom du peuple, au nom de votre propre intérêt, revisez cette loi ou faites-en une meilleure ou bien encore faites payer les riches seulement. Ayez votre nuit du 4 Août, messieurs les bourgeois, il est temps. On sait bien que vous ne céderez pas à la peur, car l’émeute est partout comprimée, vous avez des fusils et le peuple des provinces n’en a pas. Vous avez l’argent et la terre, et vous pouvez réduire encore le paysan par la crainte de manquer de travail. Vous êtes les créanciers du paysan, car, de toutes parts, il est endetté et il a bien fallu que l’argent qui l’a sauvé depuis quelques années sortît des coffres de la bourgeoisie. Soyez donc généreux pendant que vous avez encore la force, pendant que vous êtes encore les maîtres. N’attendez pas des cataclysmes que nul ne peut prévoir, mais qui consommeraient la ruine du pauvre avec celle du riche.

Faites aimer la République si vous l’aimez vous-mêmes, et pour commencer épargnez le besoin, puisque le besoin est la première corde à toucher dans l’organisation craintive du paysan. Plus tard vous parlerez à son cœur et à son esprit par l’éducation politique. Le paysan a une vive intelligence, il ne lui manque que la culture. Il a de grands instincts. Il devient le modèle du soldat dans les armées et quand le sol est envahi par l’étranger, il le défend avec héroïsme. Il a eu de grands jours, ce pauvre peuple, et il a encore, malgré l’épouvantable enseignement d’égoïsme des trente dernières années, des vertus domestiques qui lui sont propres.

Attendez pour exiger de lui des vertus civiles et patriotiques, qu’il soit moins malheureux, moins effrayé, moins abandonné, et jusque-là ne rougissez pas de revenir sur vos propres décrets, si vous voyez que sa bourse ne peut y suffire et que sa conscience ne peut les accepter.


V

SUR LA POLEMIQUE


J’oserai émettre quelques idées sur les devoirs du publiciste, telles qu’elles me sont venues souvent dans la solitude, alors que je cherchais, dans la polémique courante, à prendre une notion juste des sentiments et des caractères qui exercent une influence quelconque sur la marche des idées de mon temps.

Si les pensées qui agitent l’Assemblée nationale et qui présideront à ses décisions sur la liberté de la presse sont empreintes de quelque terreur ou de quelque amertume, ce n’est pas à dire que l’Assemblée doive céder à des émotions vulgaires et sacrifier un principe à des considérations de fait. Mais nous, soldats de la presse, à quelque degré que nous soyons dans la hiérarchie du dévouement et de l’activité, nous avons à nous préoccuper du mal qui existe, de la manière dont notre mission s’accomplit, et faire nous-mêmes, en quelque sorte, le règlement de notre armée.

Qu’on me permette donc de le dire, j’ai toujours rêvé,

Car que faire, en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

j’ai toujours rêvé une polémique que je n’ai trouvée nulle part ni dans le passé, ni dans le présent ; une polémique dans laquelle la loi n’aurait point à intervenir pour décider si l’on doit s’arrêter au seuil de la vie privée, ou si la vie privée de l’homme public devait être soumise à l’examen de l’opinion publique. Il me semblait que, sous ce rapport, les lois existantes donnaient aux citoyens diffamés ou calomniés des droits suffisants pour se défendre, plus que suffisants peut-être. Mais ces lois mêmes attestent des nécessités que, dans mon rêve, je voudrais voir disparaître parle seul fait de la morale publique et delà dignité bien entendue de la polémique.

Pour combattre le mal, il faut remonter à sa cause. La cause de l’impuissance de la presse, c’est l’absence de charité. Je sais bien que ce mot prête à rire, surtout dans ce moment-ci. Eh bien, je le maintiendrai parce qu’il rend mieux mon idée qu’aucun autre, et que je ne sais pas jouer sur les mots.

Écrire et parler ce n’est pas la même chose, non pas même à l’Assemblée nationale, dont les comptes rendus, sous la plume des sténographes, ne peuvent jamais arriver à une exactitude absolue.

D’ailleurs, l’expression de la pensée humaine a droit à plus de laisser-aller dans le discours que dans la rédaction.

Le rappel à l’ordre donne à l’orateur le moyen d’insister, d’expliquer, ou de se rétracter. La rédaction n’a point cette ressource, séance tenante : elle est donc une arme plus dangereuse que la parole pour celui qu’elle attaque comme pour celui qui s’en sert. Il la faut manier avec plus de prudence et de réflexion, si on n’a point l’habitude de la manier vite et bien. L’épreuve à corriger est le rappel à l’ordre de notre propre conscience. Un coup trop rude ou porté à faux est une faute plus grave qu’une parole échappée à l’émotion en présence d’un auditoire qui est là pour se défendre ou se renouer.

Oui, c’est surtout cet isolement, cette impunité de l’homme écrivant sa pensée, qui m’a toujours frappé comme un acte grave et que notre conscience doit peser avant de l’accomplir. Eh quoi ! je suis retiré au fond de ma chambre, seul avec ma plume qui est discrète, et mon papier qui va, sans objection et sans résistance, recevoir l’arrêt de mort morale qu’il me plaira d’y tracer contre un de mes semblables ! Et cet homme n’est point là, il ne le sait pas !

Quand il le saura, si j’ai frappé juste, si je l’ai bien désigné, bien visé, bien touché au cœur, il sera trop tard peut-être pour qu’il se disculpe ! Il sera tué déjà dans la pensée de dix mille, de cent mille lecteurs. Mais ce n’est pas un meurtre que j’ai commis, c’est un assassinat ! J’ai frappé dans l’ombre, j’ai porté une atteinte que nul bras ne pouvait détourner.

Une calomnie ou une révélation verbale, ce n’est rien en comparaison d’une calomnie ou d’une révélation écrite et imprimée. Si ma parole s’adresse à un seul, il lui faudra du temps pour la répandre même dans un petit cercle. Si elle s’adresse à un groupe, dans ce groupe ma victime peut trouver un défenseur : si à une assemblée, il peut s’en trouver cent, si à une foule, mille, si à ma victime elle-même, c’est un duel, un combat, mais enfin je suis en présence de quelqu’un et je n’assassine point.

Eh bien, la polémique est, dans nos mœurs et dans nos habitudes, un assassinat que nous commettons tranquillement tous les matins, et sans y songer le moins du monde. Cela ressemble à cette pratique superstitieuse du moyen âge, pratique criminelle bien qu’inoffensive, qui consistait à piquer une figure de cire avec une épingle en prononçant certaines formules de malédiction. C’était l’image d’un ennemi dont on perçait ainsi le cœur d’une manière furtive et mystérieuse, et l’on croyait qu’à l’aide du maléfice la victime désignée serait instantanément frappée d’un coup mortel, en quelque lieu qu’elle se trouvât. Quelquefois, on déchirait la tête ou les flancs de la maquette, en invoquant le diable, et le diable promettait de dévorer par un mal sans ressources le foie, le cerveau ou les entrailles de la victime. C’était absurde, mais c’était odieux ; l’assassinat, avec les agréments de la torture et de la mort lente et cruelle, était commis dans la pensée, dans l’intention du lâche et crédule bourreau.

Eh bien, ce que nous faisons et qui n’a l’air de rien, tant nous sommes blasés, est cent fois pis, quand nous écrivons le soir pour être distribué le matin : « X…, pour avoir voté dans tel sens, pour avoir proposé telle mesure, pour avoir commis tel acte, est un lâche, ou un traître, l’ennemi de ses concitoyens, de ses semblables. » N’est-ce point là la substance de toute la polémique des journaux depuis vingt ans ? Quels que soient la forme, l’arrangement donnés à ces pensées homicides n’est-ce pas un parti pris, chaque fois qu’un homme agit dans un sens contraire à nos croyances politiques, de lui jeter à la tête l’accusation de perversité ?

Car je ne parle pas seulement des calomnies accueillies et répétées sans examen, des diffamations légèrement colportées, envenimées, et la plupart du temps parfaitement inutiles pour le succès de nos campagnes politiques ; je parle de cette habitude malséante, rebattue, ennuyeuse pour le public calme, dangereuse pour le public ému, de cette coutume grossière et cruelle qui condamne tout adversaire politique à n’être qu’une brute ou un scélérat jusqu’à plus ample informé ?

Vraiment nous sommes dans l’enfance, pour ne pas dire dans la barbarie, ce me semble, en fait de polémique. Et c’est ainsi que nous inaugurons l’aurore d’une république de Fraternité, en suivant les vieux errements de la polémique monarchique !

Ne serait-il pas temps de créer la polémique sociale, la vraie polémique républicaine, une polémique d’autant plus vive et plus puissante contre les idées fausses et contre les masses imbues de préjugés funestes, qu’elle serait plus charitable et plus humaine envers les individus ? Nous aurions enfin une vraie discussion, idées contre idées, et non pas hommes contre hommes.

Les noms propres mis de côté (certes on en viendrait là peu à peu), les doctrines se combattraient sans amertume, et avec une passion, une chaleur, une logique véritables. (Ce qui me consterne en ce moment, c’est la mortelle froideur qui préside à la lutte des idées, tandis qu’on se met tout en feu pour le citoyen N…, ou pour M. X…, lesquels la plupart du temps, n’ont d’idées ni l’un ni l’autre. C’est toujours l’histoire de la maquette de cire qu’on tourmente avec des aiguilles et qui n’en peut mais, car la vie et la pensée ne sont point en elle.)

Notre polémique s’abaisse de plus en plus, faute de charité. J’ai dit le mot, je le maintiens et je l’explique.

Je ne voudrais pas que la perfection de notre âme fît fausse route, et que nous vinssions à être autant de Sylvio Pellico, tous prêts à tendre la joue aux soufflets et le cou au couteau. Par charité je n’entends pas la résignation catholique, mais la bonté chrétienne, cette bonté de la force qui épargne d’autant plus le caractère de l’homme, qu’elle confond avec plus d’énergie l’erreur où son âme est plongée. On peut maudire l’action sans maudire le coupable. La distinction n’a rien de subtil, et, pour que notre plume la fasse tout naturellement, il ne s’agirait que d’avoir en l’esprit un peu de ce sentiment que j’appelle la charité politique — c’est-à-dire le respect de notre semblable, une notion bien sentie de la dignité humaine.

Nous n’en sommes pas si éloignés pourtant, en France, que cette prédication doive être taxée d’utopie. On m’accordera bien que dans les habitudes de la vie privée nous ne sommes pas si féroces qu’on le croirait, si on nous jugeait d’après le ton de notre polémique quotidienne. Voyons, quel est celui de nous qui, rencontrant un adversaire politique irait lui dire en face ce qu’il vient ou ce qu’il va écrire de lui dans un premier Paris ?

Quel est le socialiste assez passionné pour aller trouver son antagoniste malthusien et pour lui dire, parlant à sa personne, qu’il est un hypocrite et un traître ? Quel est l’économiste conservateur qui, s’adressant à un socialiste quelconque de la nouvelle école, lui déclarera qu’il est un fou ou un imbécile ? Cela ne se fait point, témoin la réponse d’Arnal dans je ne sais plus quelle pièce, où un personnage le surprend disant du mal de lui : « Eh quoi ! s’écrie le diffamé, vous dites du mal de moi, derrière moi ? — Eh mais, sans doute, répond Arnal, sans se déconcerter, cela se fait toujours. Est-ce qu’on va jamais dire à un homme : vous êtes un sot et un drôle ? Fi donc ! Jamais ! C’est justement quand il n’est point là qu’on dit du mal de lui. Allez, vous ne connaissez point les usages, mais moi je sais trop ce que je me dois pour dire du mal de vous autrement que derrière vous. »

Le raisonnement d’Arnal est juste et l’expérience de tous les instants le confirme. Si l’on échangeait à la face les uns des autres autant d’injures qu’on s’en écrit dans la presse, la vie serait un éternel combat, une intolérable querelle. La presse est donc un exutoire pour la haine et le ressentiment. Triste service rendu à l’humanité !

Est-ce la lâcheté humaine qui nous rend plus circonspects dans nos paroles que dans nos écrits ? Généralement non, nous ne sommes point lâches dans ce pays-ci.

D’ailleurs en écrivant du mal d’un homme, on s’expose à sa vengeance tout aussi bien qu’en l’injuriant en face. Mais on y regarde à deux fois avant de s’exposer à tuer matériellement son semblable, au lieu qu’il en coûte si peu pour le tuer moralement ou intellectuellement !

Eh bien, c’est cette facilité même, cette sorte d’impunité (car le sang ne lave pas toujours la tache faite à l’honneur et la répression arrive quand le mal est accompli), c’est cette liberté inaliénable en droit, brutale et excessive en fait, de commettre un mal irréparable envers les hommes, qui devrait rendre les hommes modérés, généreux et prudents.



1851


I

LE COUP D’ÉTAT À PARIS


Journal de Novembre 1851.


Mercredi 26.

Première représentation de Victorine.

Succès. J’ai été fort calme et indifférente sans me rendre bien compte du pourquoi. J’ai vu la pièce, de la petite loge de l’acteur-régisseur Monvel, sur le théâtre derrière le manteau d’Alequin. Je me suis bien rendu compte de mon impression. J’ai persisté à préférer le premier et le troisième acte au second. Le public a, dit-on, préféré le deuxième aux deux autres. N’importe. Après la pièce, j’ai été dans la loge de Rose Chéri ; sa mère, sa sœur, son mari y sont venus. Anna pleurait et s’est mise à genoux pour m’embrasser. C’est une fille laide, fort agréable, qu’on dit très bonne et qui paraît adorer Rose. Elle est très expansive et ne manque pas de talent dans les travestis. Puis sont venus dans la même loge, ma fille, Clésinger, le comte d’Orsay, Rourdet et sa femme, mademoiselle Fernand avec sa tante, madame Albert et son mari Bignon, madame Allan et plusieurs autres acteurs et actrices que je ne connais pas, et qui m’ont fait grand’fête. J’ai vu aussi Geffroy, des Français, qui m’a dit beaucoup d’amitiés.

Je suis revenue souper avec ma fille, son mari, M. d’Orsay et Manceau[2], chez Pinson. J’ai pris du café, j’ai mal dormi.


Jeudi 27.

J’ai fait des emplettes, j’ai été voir Nini[3]. J’ai vu la seconde représentation de Victorine dans une baignoire de face avec Solange[4]. J’ai bien vu et entendu le premier acte, mais pas les deux autres, j’avais trop mal au foie. J’ai un peu sommeillé. Ponsard est venu me voir avec Hetzel ; j’étais si malade dans ce moment-là que je ne sais ce qu’ils m’ont dit.


Vendredi 28.

Après une très mauvaise nuit, je me suis sentie bien. J’ai été voir Solange et ensuite le comte d’Orsay avec qui j’ai parlé d’elle et de son mari. Le soir, dîné chez Pauline[5]. De là j’ai été au Gymnase. La recette était belle et le succès complet.


Samedi 29.

Je ne me souviens plus de ce que j’ai fait dans la journée. Le soir, j’ai été voir Mignon aux Variétés, et Hortense de Cernay au Vaudeville.


II

Journal de Décembre 1854.


Lundi 1er.

J’ai été voir M. Sheppard[6]. Cet excellent homme meurt simplement et gravement dans son fauteuil. Il est propre, bien rasé. Il a l’esprit toujours juste, et plus actif dans sa lenteur à s’exprimer que je ne l’ai jamais vu.

L’œil mort, la main étique et glacée, il s’en va avec une décence tout anglaise. Il embrasse affectueusement ses amis, il ne parle pas de son mal, et, bien qu’il se sache perdu, il accepte l’espérance qu’on lui offre, de l’air d’un homme qui ne veut pas l’ôter aux autres. Il sourit à sa fille, belle et parée auprès de lui.

Ce tableau m’a beaucoup frappée. Il y a de la grandeur dans cet homme réservé et froid, du temps qu’il se portait bien. La mort qui s’étend sur lui, met à découvert ce qu’il y avait de beau et de bon dans cette âme calme, sincère et droite. Voilà un bon Anglais. Pars doucement, honnête homme, je me souviendrai toujours de toi. L’accolade du moribond est une chose sainte qui doit fortifier les vivants et leur apprendre à bien mourir à leur tour. Adieu, bon voyage, et à revoir, car on se retrouve n’importe où, n’importe quand, et j’ai dans l’idée qu’on sera à jamais lié d’amitié ou de sympathie avec ceux dont on a serré la main à l’heure suprême.

Plusieurs m’attendent qui me recevront avec affection, j’en suis certaine. La vie est un jour long ou rapide selon qu’on le remplit ou qu’on le laisse couler. À demain donc vous autres, qui êtes partis la main dans la mienne.

Je ne sais plus ce que j’ai fait, ce que j’ai vu. J’ai déjeuné avec Bignat[7] qui m’a dit : « Si le président ne fait pas bien vite un coup d’État il n’entend pas son affaire, car pour le moment rien ne serait si facile. »

J’ai été voir Delacroix. Le soir, j’ai été au cirque voir les Quatre Parties du Monde, avec Solange et Manceau. Je n’ai jamais rien vu de plus long, de plus bête, de plus ennuyeux. Il n’y a qu’un mot drôle. Un imbécile, couché dans un mauvais lit, s’écrie : « Je voudrais bien avoir un lit plus commode. » Au même instant le lit se transforme en une commode où il se trouve enfermé dans un tiroir.

J’ai reconduit ma fille chez elle, rue Verte, 26. En passant devant le palais de l’Élysée, elle me dit : « Tiens, c’est singulier, il ne reçoit donc pas ce soir ? Je croyais qu’il avait grand bal, car, en passant à cinq heures pour aller dîner avec toi, j’ai vu dans la cour qu’on étendait des tapis sur les marches extérieures du perron. Est-ce que c’est demain qu’on le proclame empereur ? »

Nous avons regardé la porte de la cour qui était fermée. Un seul factionnaire la gardait. Rien ne paraissait éclairé, pas une voiture dans la rue. Un profond silence, la clarté terne des réverbères sur le pavé gras et glissant. Il était une heure du matin ; nous sommes revenus, Manceau et moi, par l’avenue Marbeuf, et nous avons passé derrière le jardin de l’Élysée. Même silence, même obscurité, même solitude. « Ce n’est pas encore pour demain », lui ai-je dit en riant, et, comme j’étais fatiguée, j’ai dormi profondément toute la nuit.


Mardi 2 décembre.

À mon réveil, à dix heures, Manceau vint me dire : « Cavaignac et Lamoricière sont à Vincennes, l’Assemblée est dissoute, le suffrage universel est rétabli. Cela ne me fit aucune impression, je n’y comprenais rien. Cela ressemblait à la suite des rêves baroques qu’on fait le matin et dont un vague souvenir vous reste au réveil.

Je n’ai compris qu’en lisant les proclamations.

J’ai vu H…, le papa d’Eugène[8] à déjeuner, Il était fort agité, il pleurait, et puis Rochery[9] qui ne comprenait pas encore beaucoup plus que moi.

Après déjeuner, j’ai été voir Lovely. Elle était inquiète. Madame Carnot est venue lui dire de la part de son père qu’elle eût à se rendre chez son beau-père avec sa fille.

On a dit dans la journée que le général Bedeau avait été arrêté et presque tué par les sergents de ville, que Charras avait tué un de ceux qui l’arrêtaient, que Lamoricière et eux avaient été conduits à Ham, que Changarnier s’était échappé, qu’il y avait eu une réunion présidée par Berryer où soixante représentants avaient été cernés et arrêtés, qu’une autre réunion au moins aussi nombreuse avait eu le même sort, qu’on avait ensuite voulu les relâcher, mais qu’ils s’étaient volontairement constitués prisonniers.

Je n’ai pu m’assurer de rien personne ne sait rien. Les journaux sont tous occupés militairement. La Patrie et le Moniteur ont seuls été criés et vendus dans les rues. Ils ne contiennent rien qui ne soit placardé sur les murs. Ils assurent que tout va bien.

J’ai été prendre quelques effets chez ma couturière, et suis revenue chez moi. Puis j’ai été dîner à six heures chez Thomas. Après j’ai été au Gymnase.

Il y avait du monde sur les boulevards : partout ailleurs pas la moindre apparence d’agitation. Pas un cri, pas un rassemblement. On dit que le président s’est promené et le peuple aussi, qu’on a crié : « Vive la République » et que la troupe n’a rien crié.

Il sera difficile d’écrire l’histoire de ce jour puisque aucun fait n’a pu être soumis au contrôle des divers journaux et qu’aucun n’a été libre de dire ce qu’il voit et ce qu’on pense.

Au Gymnase, j’ai trouvé trois cents personnes dans la salle ; Rose consternée et pleurant le succès de la pièce qui est déjà fini et oublié dans la bagarre. Je suis restée avec elle pendant qu’elle s’habillait pour jouer Victorine devant les banquettes. J’ai ensuite causé avec son mari, pendant presque tout le premier acte, dans sa loge.

Il était bien épouvanté de l’événement que, la veille, il paraissait non pas pressentir, mais désirer. C’est un homme intelligent, courageux, intéressé. Il méprise profondément le peuple, et déteste les socialistes. Je ne me suis pas amusée à discuter, je me suis interdit la discussion et commandé l’attention et l’examen. Il ne s’agit plus d’enseigner sans prévoir. Il faut connaître, il faut comprendre. Il faut voir le fait, étudier les hommes réels, et ne pas les gêner par la contradiction systématique. Autrement on les juge de travers et on parle à des abstractions. Je suis si maîtresse de moi à présent, que rien ne m’indigne plus. Je regarde l’esprit de réaction comme l’aveugle fatalité qu’il faut vaincre par le temps et la patience. Ô hommes ! vous briserez, mais vous ne convertirez pas, tant que la passion parlera sans écouter.

Il lui est échappé un mot, un seul mot du fond du sac en une heure de bravade, de finesse, de hardiesse et d’esprit : « S’il échoue, disait-il, personne ne peut reprendre le pouvoir conservateur. Légitimistes, orléanistes, tout cela est fini, impuissant, mort ! Après lui la rouge, rien que la rouge ! » Et, alors se tournant vers moi et me regardant bien, il a ajouté : « Soyez cléments ! » Dans ce moment, des cris, des clameurs confuses, qui passaient comme des rafales sur le boulevard nous ont interrompus. « Qu’est-ce ? lui ai-je dit, le commencement ? — Non, a-t-il répondu, des imbéciles, des gamins qui font du bruit pour le plaisir d’en faire. » En effet, ce n’était qu’une rumeur passagère, des cris, des rires, des chants, des menaces et des huées, puis on fuyait rapidement à l’approche ou seulement à l’idée des sergents de ville ; ce n’était pas le rugissement du lion.

Dans les couloirs du théâtre, les comparses passaient en riant, en chantant, et en se poussant avec une insouciance admirable : « Ceux-là sont sans crainte et sans soucis, ai-je dit au directeur. — Ah I m’a-t-il répondu, qu’ont-ils à perdre ? Quant à nous, cela nous ruine ; en voilà pour un mois à jouer dans le vide. »

La foule était assez compacte, quand j’ai remonté dans ma petite voiture de louage pour traverser le boulevard. Hors delà, rien. Paris un peu plus triste que de coutume, voilà tout.

J’ai passé le reste de la soirée au coin de mon feu et lu jusqu’à deux heures du matin l’Histoire d’Italie par Quinet. C’est beau. Mais qu’on lit mal quand on a toujours l’oreille tendue aux bruits étranges et sinistres de la nuit : rien ! un silence de mort, d’imbécillité ou de terreur. Tu ne bouges pas, vieux Jacques, tu as bien raison, ton heure n’est pas venue. Te voilà bien bas, aussi bas que possible, c’est le moment de songer à ton avenir, qui se résume dans cette parole : Sois clément !


Mercredi 3 décembre.

M’y voilà comme hier, à la même heure, dans la nuit du 3 au 4, seule au coin de mon feu, dans une chambre bien modeste, mais bien propre et assez chaude. Ah ! bien-être, que tu es nécessaire à l’homme et qu’il est amer de penser que la plupart des hommes mourront privés de tout ! En quoi ai-je mérité d’être tranquille dans ce coin avec les pieds chauds ? Est-ce parce que j’ai beaucoup travaillé ? Et tous ceux qui travaillent dans le froid, dans la misère, dans les larmes, en quoi ont-ils mérité leurs souffrances ?

Quelle interminable journée ! J’ai été déjeuner comme à l’ordinaire chez Thomas ; on disait qu’on se battait au faubourg Saint-Antoine. Il paraît qu’on s’}^ est battu pendant quelques minutes, à cinq heures du matin.

Schœlcher se serait trouvé à une barricade que l’on venait d’élever et qui était gardée par cinq hommes. Il aurait engagé ces hommes à ne pas se sacrifier inutilement. La troupe se serait approchée, l’officier aurait parlementé avec lui avec douceur. Un coup de feu serait parti pendant ce temps-là, on ne sait d’où, la fusillade aurait alors été échangée. Schœlcher serait blessé et arrêté. C’est un digne homme ce Schœlcher, pas très avancé, mais ferme et loyal à son point de vue. J’espère encore que tout ce qu’on dit n’est pas certain.

L’oncle de Paul[10] est venu me voir avec Ponsard. Le second, je ne sais qu’en dire, il m’a paru, depuis février, être l’homme de la forme sans fond. Le premier est abattu par la maladie ou le chagrin. Il n’était pas lui-même aujourd’hui.

J’ai été voir Sophie[11] qui ne savait rien de son mari depuis la veille, puis Isaure inquiète aussi du sien, bien qu’elle sache où il est. Puis Pauline, qui est calme comme le génie. C’est fort triste de ne pouvoir rencontrer ses amis, de ne savoir où les joindre et de n’oser interroger leurs femmes dans la crainte de les épouvanter. On y va inquiet, pour qu’elles vous rassurent, et il faut s’occuper bien vite de les rassurer. J’ai su par Sophie que Bixio s’était constitué prisonnier après avoir été relâché et que sa femme l’y avait vigoureusement engagé ; celle-là est ferme comme un roc. Sophie est troublée, mais courageuse par effort. Lovely m’a paru faible, mais résignée.

Pauline n’a rien à craindre pour elle ni pour ce qui l’entoure ; dans le danger elle serait intrépide… Mais elle a le profond égoïsme de l’artiste supérieur, l’égoïsme inoffensif et brave qui donnerait secours et protection sans hésiter, l’égoïsme légitime et cependant étrange, qui veille à la garde de lui-même avec un soin calme et jaloux. Ainsi, aujourd’hui, elle était enfermée pour les hommes, visible seulement pour les femmes.

— Pourquoi ? lui demandai-je.

— Parce que les femmes ne savent rien et viennent ici s’alarmer bêtement et lâchement. Or, ça m’est égal. Mais les hommes m’apportent de fausses nouvelles et m’accablent de questions. Cela me fatigue et m’émeut pour rien. Une heure après j’apprends qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent et que j’ai eu une souffrance inutile. Or, je veux me préserver des souffrances qui ne servent à personne.

C’est très bien raisonné à coup sûr, mais quel art pour conduire sa vie et préserver sa tranquillité intérieure ! J’admire cette jeune étoile, elle brillera longtemps et je ne m’étonne pas d’avoir si vite perdu tout mon feu, moi qui n’ai jamais su me priver d’aucune angoisse intérieure.

Son mari est rentré à cinq heures, comme je remontais en voiture. Il m’a raconté comme certain le fait de Schœlcher. Il m’a dit que la Haute-Cour avait déclaré la déchéance du Président et que cette déclaration avait été affichée dans la matinée, mais peu de personnes ont dû la lire.

Une innombrable armée d’agents de police est sur pied, un mouchard sort de terre à chaque pavé, on assomme quiconque bouge ou parle. Ce matin il y avait de l’émotion à l’École de médecine. On a dispersé les étudiants à coups de bâton, et le poste a été occupé militairement pendant quelques heures. Bedeau est mort, dit-on, des suites de son arrestation. Les sergents de ville l’auraient battu, foulé aux pieds et frappé d’un coup de stylet au cœur. Ce n’est là que le commencement du coup de main», nous en verrons bien d’autres.

Jours d’horreur et d’angoisse, combien allez-vous durer ?

J’ai dîné chez Thomas avec Manceau et ma fille, qui traverse tout avec l’insouciance d’un cœur froid et d’une tête vive. Elle blâme, elle raille, elle juge, elle rit, elle ne craint rien pour les autres ni pour elle-même, quoi qu’il arrive. Forte créature, mais incomplète.

On est venu nous dire qu’on se battait de nouveau à la Bastille. Delacroix est venu, il ne savait rien, il avait dormi toute la journée. Il riait. Tout ça lui est égal. Heureux artistes ! Vous n’êtes pas plus mauvais que les autres, mais vous êtes comme les enfants : vous ne comprenez pas !

À sept heures, j’ai été avec Solange et Manceau au chemin de fer, pour voir si Maurice arrivait. Il n’est pas arrivé, ce sera pour demain ; il ne s’est annoncé que pour demain. Nous avons passé sur la place de la Bastille, rien ; pas un bruit, pas un groupe, des soldats partout. Autour du Jardin des Plantes, des feux de bivouac. Au débarcadère, des fiacres, des équipages, pas de police apparente.

À notre retour, même calme. Solange est retournée chez elle avec ma voiture. Le B… est venu à dix heures me dire que la lutte commençait. Il a vu un vieillard et une femme tués tout fraîchement, dans la rue Saint-Nicolas. Par qui, comment, il ne le savait pas. On les plaçait sur des chaises, on allait les promener aux flambeaux.

La rue Saint-Martin était pleine de rassemblements et d’agitation. On parlait de sept à huit barricades, de charges de cavalerie. Tout cela vague et sans détails. Mais il a vu les deux morts.

On commence à tuer, le premier sang est versé. La nuit s’écoule pourtant dans un morne silence. De temps en temps je crois entendre un feu de peloton ; mais bientôt je reconnais que c’est le bruit des grosses charrettes sur le pavé. Puis il se fait des repos d’un quart d’heure, les horloges sonnent et les coqs chantent. Étranges nuits que celles qui suivent ou précèdent les orages politiques !

Le mécontentement et l’effroi ont remplacé aujourd’hui le doute et la stupeur. Le jour approche. Que va-t-il éclairer ?

Ô vieux Jacques, ne bouge pas ! ton heure n’est pas venue.

Jeudi 4.

Maurice m’a écrit ce matin, ni Lambert[12] ni moi ne pouvons partir. Cette phrase incomplète dans une lettre courte et qui voulant passer à tout prix afin de me rassurer, s’abstenait de tout détail, m’a jetée dans une grande inquiétude.

Comme on disait à Paris que la province était déjà en feu, j’ai cru que Maurice était arrêté, ou renvoyé des abords du chemin de fer par une brutalité quelconque. Manceau me tourmentait de son côté pour partir, se sentant responsable en quelque sorte de ma sûreté, l’excellent cœur m’a tant pressée que j’ai cédé et que j’ai promis de partir ce soir. Ce ne sera pas très facile, la circulation est interdite aux voitures et je me sens trop malade pour marcher. Pourtant, voilà Mayer[13] qui arrive avec son petit coupé de louage, et qui s’installe sous ma fenêtre comme si de rien n’était.

Deux heures, je reviens de déjeuner chez Thomas. On a regardé ma voiture avec étonnement, mais sans m’arrêter. Mayer paraît fort résolu et répond de me mener où je voudrai. Où je voudrai I où puis-je aller ? Tous mes amis sont errants ou cachés ; et j’ignore si, à l’heure qu’il est, il en est un seul qui pense et agisse comme je le lui conseillerais. J’ai pourtant vu le papa d’Eugène à déjeuner avec Calamatta[14]. Ils disent que Bedeau n’est pas mort, que Baudin est tué, Esquiros blessé, Schœlcher ni tué, ni blessé, ni pris.

Ils m’ont dit des choses intéressantes, mais que je ne veux pas écrire. On est à tout instant sous le coup d’une arrestation ou d’une visite domiciliaire. On craindrait de compromettre quelqu’un, et tant de versions circulent d’ailleurs qu’on ne doit peut-être rien enregistrer jusqu’à plus ample informé. (Me rappeler un mot de Bastide à Schœlcher dans une circonstance intéressante).

Le rescrit du général Saint-Arnaud, commandant des forces militaires, affiché ce matin, est effroyable. Tirer sans sommation sur les attroupements, fusiller immédiatement tout homme pris sur les barricades. « La lutte est commencée dit-il, les ennemis de la famille et de la propriété, ceux qui veulent le meurtre et le pillage, sont désignés à l’exécration publique. Citoyens honnêtes et paisibles, restez chez vous. » On tuera pour vous, honnêtes bourgeois, ne vous mêlez de rien. Et pourtant le peuple ne bouge pas, si je suis bien informée. Les tentatives de barricades sont faites par des philanthropes de juin 1848. Quant aux rassemblements, c’est tout le monde qui s’en mêle, mais sans dessein arrêté. Les passants les regardent, écoutent, crient quelquefois et fuient devant les soldats pour se reformer à deux pas de là ou revenir aux coins de rue dès que la troupe a passé.

J’ai envoyé Mayer à Montmartre chercher une malle prêtée à Palognon[15]. Il dit qu’il passera partout. Il me fait trop de protestations. Je ne sais si ce n’est pas un mouchard qu’on a mis à mes trousses, peu m’importe. Il a la figure d’un honnête homme et je lui ai donné une poignée de main pour le remercier de ses offres de service. Mais aussitôt après, il m’a demandé si L. R[16]. était à Paris. Si je l’avais su, je ne le lui aurais pas dit. On est méfiant malgré soi, dans ces temps de trouble et de crime.

Un piquet de voltigeurs vient s’installer l’arme au pied sous ma fenêtre. C’est l’armurier de la maison qui craint qu’on ne pille sa boutique. Deux officiers les commandent, l’épée nue à la main. Ils sont décorés, ils ont l’air résolu à tuer. Les troupiers sont insouciants, on ouvre les fenêtres et on les regarde. Ils regardent aussi, ils ont le droit de nous envoyer des balles s’il leur plaît. Voilà où nous en sommes.

Ils s’en vont ; l’officier faisant un geste significatif avec son sabre, leur dit ces mots très clairs : À hauteur d’homme.

On ferme les boutiques. Manceau sort pour acheter du savon, Lebl[17]… fait mes comptes, je fais mes malles.

Il y a une grande effervescence. La rue de la Harpe est fort agitée, on y tire quelques coups de fusil. Un peloton de gendarmerie mobile passe, une cinquantaine d’hommes, ouvriers, bourgeois, étudiants, sans se rassembler précisément, se pressent au coin de la rue et leur crient : « À bas le despote, à bas les traîtres ! Vive la république ! » Ils continuent de marcher, le dernier se retourne et couche en joue. Tout le monde s’éloigne. Des servantes et des ouvrières effrayées descendent la rue en courant.

On entend des coups de feu, et le canon au loin. Maillard, l’acteur, m’a dit chez Thomas qu’il y avait des barricades et qu’on se battait dans la rue Saint-Martin. Il a vu cela.

Un peloton de fantassins passe encore. On le suit, on leur crie : « Vive la République ! vive la ligne ! à bas le tyran ! ». L’officier : « Gauche, droite, en joue ». On se disperse encore.

Mayer revient, je le paye afin qu’il puisse s’en aller si on le chasse de la porte. Au bout d’une heure, il n’y est plus, je ne sais qui l’a renvoyé. Il faudrait toujours être à la fenêtre et Manceau m’en empêche. Le fait est qu’il n’y fait pas bon. Mais qu’on tient peu à la vie quand on voit toute une population sans lois, sans sécurité, sans garantie pour son existence, et tout individu qui passe livré au caprice du gendarme, du sergent de ville ou de l’officier !

Cinq heures. Les troupes passent, repassent, les cris s’apaisent, puis recommencent, singulières alternatives de terreur et d’insouciance ! Il y a des gens qui vont en chantonnant, les mains dans leurs poches, des jeunes gens isolés qui, sous l’œil des soldats, lacèrent avec leurs cannes les proclamations posées sur la muraille, des commères qui tantôt rient, tantôt palissent sur le pas de leurs portes ; des ouvriers qui se croisent, se disent quelques mots et se quittent, des marchands de vieux habits qui braillent comme à l’ordinaire. Puis des silences complets où la rue est déserte. Avec toutes ces boutiques fermées on dirait que la population est morte, et qu’il n’y a plus que des maisons vides dans une ville abandonnée.

J’attends quelqu’un qui doit m’apporter un passeport, il n’est pas venu ; mes malles sont fermées. Leblanc a trouvé une voiture qui consent à marcher.

Ma fille arrive avec son mari. Ils ont laissé Nini chez Thomas. C’est le capitaine d’Ar[18]… qui a été avertir Solange que je partais, et lui dire de ma part de venir vite, si elle veut partir avec moi. Elle est venue avec son enfant, son mari et une malle jusque chez Thomas ; mais là le cocher leur a dit que pour mille francs il n’irait pas plus loin et n’attendrait pas une minute à la porte. Puisque nous tenons une voiture qui ne refuse pas de marcher, nous allons prendre la petite chez Thomas. J’y paye ma note. Thomas vient me dire adieu dans ma voiture, je dis adieu à mon gendre, et nous partons pour le chemin de fer.

Ah ! si j’étais homme, je ne partirais pas ; mais il faut sauver les enfants, c’est le premier devoir de la femme, le premier besoin de la mère. Et puis que ferais-je ici ? je n’y peux rien que m’y faire tuer. Ce n’est pas encore mon heure, ni celle du vieux Jacques. Ça viendra. Patience donc.

Adieu, pauvre Paris où je suis née, tête et cœur de la France, de l’Europe et du monde. Il plaît à un ambitieux de te mettre à feu et à sang aujourd’hui. Cent mille soldats, enfants de Jacques, vont tirer sur leur père. Ô race humaine. « Des enfants de Japhet, toujours une moitié fournira des armes à l’autre ! »

Nous dînons à six heures dans un sale cabaret, appelé l’Arc-en-ciel. On nous dit qu’on s’est battu tout l’après-midi vers la Bastille, qu’on a tiré le canon, qu’il y avait de hautes barricades. Nous ne savons rien de plus. On n’ose plus aborder un passant, interroger un ouvrier dans la crainte d’avoir affaire à un mouchard déguisé.

Au débarcadère où Leblanc a déposé nos paquets, Nini tousse ; Manceau se dispute avec Solange pour un nécessaire qu’elle veut avoir sous ses pieds. Nous rions tous trois de la dispute, mais nous partons, la mort dans l’âme ; et moi avec une double inquiétude, car la lettre de Maurice me livre à mille suppositions effrayantes.

Le chemin de fer est occupé militairement. Cependant on part et on arrive sans qu’on vous demande de passeports. Les soldats vous regardent sous le nez, ceux-là rient et boivent, dans quelques jours ils insulteront les femmes, et l’homme qui voudra les défendre sera fusillé s’il plaît à l’officier de poste.

Au reste, cette absence de formalités et de surveillance au départ prouve qu’il y a une police occulte autour de vous, ou qu’on laisse partir avec plaisir quiconque veut s’éloigner du foyer de la lutte. Leblanc vient pourtant de voir arriver le convoi. On arrive comme on part, sans être tracassé.

À Orléans, un poste d’infanterie occupe la gare. Des gendarmes circulent. Ils vont demander nos passeports. Je n’en ai pas. Non, ils ne les demandent pas.

Nous mangeons à la hâte. Nini se souvient qu’il y a vingt jours elle a mangé des petits pois à ce même buffet, elle n’a pas de préoccupations politiques.

À Vierzon, plus de soldats, et encore des gendarmes, mais ils ne demandent rien et ne paraissent regarder personne. Il y a fort peu de voyageurs dans les premières places ; beaucoup de marchands de bestiaux chargés d’argent et suivis de leurs chiens. Ils frappent de leurs pieds gelés sur les dalles, ils parlent du marché de Poissy, du cours des moutons et des bœufs. Un seul individu, un employé qui demande les billets à la portière, nous demande à demi-voix ce qui se passe à Paris. « On se bat. — Ah ! sac… n… de D… ! — On tire sans sommation. — Ah ! nous sommes donc f… ! » et il s’éloigne en criant : « Issoudun, Châteauroux ! »

À Issoudun, une heure du matin, profond silence, brouillard et clair de lune. Pas un chat autour du convoi. On dort, on se cache. Allons, la province n’est pas en rumeur.

À Châteauroux, quatre heures. Les marchands de bestiaux tirent leurs chiens de leurs cases et battent leurs pieds gelés. Sous la gare, un brigadier et huit ou dix gendarmes nous demandent ce qui se passe à Paris. Nos réponses les frappent de stupeur. Ils ne savent rien depuis trois jours.

À l’auberge je vois un curé qui ressemble à Rollinat, et qui se nomme à quelqu’un. Je lui donne des nouvelles de son frère, et je lui apprends ce qui se passe. Cela lui paraît fort indifférent ; cependant il s’émeut un peu en apprenant que l’archevêque de Paris est arrêté ou passe pour l’être.

Nous arrivons le 5, vendredi, à Nohant, au petit jour, par un brouillard froid. Manceau a fait la route de patache avec trois chiens de boucher et un panier de morue gâtée.

Nous sommes transis et brisés, nous courons embrasser Maurice dans son lit. Nos inquiétudes domestiques sont passées, puisque nous voilà tous sains et saufs et réunis sous le même toit. Eugène Lambert arrive les yeux gros de sommeil, mais content, pour la première fois de sa vie, d’être réveillé avant son heure. Nous causons. Le pays est tranquille matériellement. La compression est à Tordre du jour. Les préfets vont s’en donner, mais on agit encore assez timidement. Si le coup d’État était manqué I L’heure n’est pas venue pour eux d’avoir le verbe trop haut. Ça viendra, patience !


Le 5, minuit.

J’ai vu Fleury[19] à onze heures, je l’ai conseillé comme je pense et comme je crois. Suivra-t-il mon avis ? Je me suis rendormie à midi et j’ai dormi jusqu’à quatre heures, après quoi j’ai défait mes malles, tout en causant avec Maurice, et je me suis ensuite assise seule devant mon feu pour me remettre et me ravoir. La fatigue m’a rendu le calme forcé.

J’ai vu deux personnes, je ne veux rien écrire des autres. (Me rappeler une histoire de voiture cellulaire.)

On a arrêté plusieurs personnes. D’autres sont en fuite, on s’est encore battu aujourd’hui, dit-on, à Paris, et le soir on redevient tranquille en apparence comme tous les soirs depuis le 2. Les proclamations annoncent que le calme règne à Byzance, les autorités s’enhardissent. Demain plusieurs de mes amis seront arrêtés probablement pour avoir été aux nouvelles ou tout simplement parce qu’ils déplaisent. Le système est d’arrêter les gens influents qui pourraient, on le croit, servir de chefs à une résistance. Grande erreur !

Si le peuple se soulevait sans direction et sans conseil, il serait peut-être plus vite écrasé, mais ce ne serait pas sans avoir fait sentir sa griffe et sa dent, et on lui retire les amis les plus calmes et plus sages qui pourraient peut-être le retenir et le moraliser dans sa colère. Mais c’est ce qu’on veut. On veut que Jacques fasse le mal, afin de pouvoir le déshonorer en le tuant !

Ah ! pauvre Jacques ! jusqu’à ce jour pourtant il a fait bon d’être avec toi. Tu n’as pas versé le sang, tu as pardonné, patienté, tu as été sublime par moments, insensé parfois, mais toujours à force de confiance et d’enthousiasme. Tu es pur encore, et on peut t’aimer sans déchirement de cœur, sans effroi et sans remords. Voilà qu’on te provoque avec une audace inouïe. Que vas-tu devenir ? Pourra-t-on t’enseigner la clémence à présent ?

Jacques est un enfant terrible. Il faut l’aimer, quand on l’aime, comme l’enfant de ses entrailles. L’aimer avec patience, avec colère quelquefois, avec fidélité, avec courage toujours. Quand on a un enfant terrible, on le gronde, on l’exhorte, on le prend par la douceur, par la réprimande. Il vous fait quelquefois bien du mal. Il ne vous écoute pas toujours. Il se jette dans le danger comme un sot, il se débat dans la colère comme un fou, il se livre à ses passions comme une bête. Il vous impatiente, il vous indigne, il vous désole. Mais c’est votre enfant. Il vous faut bien l’aimer malgré vous ; vingt fois par jour peut-être vous lui direz : a Je te maudis, je t’abandonne. » Mais vous ne pouvez ni l’abandonner, ni le maudire, car vous sentez que c’est votre enfant.

Et qui dit un enfant dit ce qu’il y a de plus déraisonnable et de plus ingrat dans le monde mais aussi ce qu’il y a de plus cher et de plus sacré à toute âme droite, car l’enfance est ce qui a le moins la notion de la justice ou de l’injustice des hommes, la conscience du mal et du danger par conséquent.

L’enfant ne sait pas ce qu’il fait. Vous voulez le lui apprendre, vous le tourmentez, vous le grondez, vous le contrariez, il se révolte et vous ne vous lassez pas. C’est que vous savez qu’il ne sait pas.

Que Dieu le prenne dans vos bras au moment où vous êtes le plus sévère avec lui, le plus mécontent de lui, vous fermez vos bras pour le retenir. Vous savez bien que celui qui sait tout, lui pardonnera tout, mais vous ne voulez pas qu’il parte, vous ne voulez pas qu’il meure, vos entrailles se déchirent à cette idée horrible.

Ah ! conservateurs, vous avez tous des enfants, vous les chérissez ainsi, et vous ne comprenez pas que Jacques, le vieux Jacques, qui est toujours un enfant, est précisément l’enfant sorti de vos entrailles !

Quand votre fils grandit, ses passions s’exaltent et souvent il fait des fautes graves à vos yeux d’homme mûr et de père rigide. Dans ces moments-là, vous avez de vives angoisses. Ah ! si mon fils allait s’égarer tout à fait, s’il allait se déshonorer, commettre un crime, ou se souiller d’une lâcheté ! Mon Dieu ! qu’il meure plutôt !… non ! qu’il ne meure pas, qu’il souffre, qu’il expie, mais, ô mon Dieu, ne permettez pas qu’il fasse le mal et qu’il meure en le faisant !

Oui, c’est comme cela que vous aimez l’enfant de vos entrailles, et plus encore, car il arrive parfois qu’il fait le mal, qu’il devient coupable et criminel, et alors, vous le plaignez tant, que vous l’aimez plus que jamais. Sa mère l’accompagne dans l’exil, dans la prison, au bagne et jusqu’au pied de l’échafaud. Le prêtre qui, au nom de Jésus, représente la paternité spirituelle, le bénit et l’embrasse jusque sous la main du bourreau. Oui, c’est comme cela qu’on aime son enfant, et Jacques est l’enfant de nos entrailles»

Est-ce qu’il n’est pas plus encore pour toi, ô race qui règnes et possèdes ? Est-ce qu’il n’est pas à la fois ton père, ton ancêtre, ton frère naturel, le fils de ton amour ? Jacques t’avait mis au monde dans le mariage, tu l’as oublié, tu le rends au monde en couchant avec la fille du peuple, et tu en fais un bâtard que tu abandonnes quand tu ne l’assassines pas par la misère et par la guerre civile.

Ah ! pauvre Jacques, grand-père et petit-enfant de la bourgeoisie et de la noblesse, comme tu es à plaindre et quel cœur de pierre il faut avoir pour ne pas t’adopter avec toutes tes erreurs, tous tes travers, toutes tes passions et tout ton malheur !

Jacques ! Jacques ! tu m’as fait bien du mal et j’ai bien souffert par toi dans le secret de mon âme. Mais je suis ta fille et ta mère, et si je ne sais pas vivre avec toi, du moins c’est avec toi et pour toi que je veux mourir.

Mais l’heure n’est pas venue, et cette crise d’aujourd’hui n’est pas celle où je voudrais voir ton réveil. Tu es irrité, tu as laissé le mal entrer dans ton cœur. Si tu secoues en ce moment tout ce que tu as voulu prendre et porter sur tes épaules, tu vas le briser et te trouver seul.

Ah ! je te croyais mûr aux jours de février ! Tes grands instincts triomphaient en ces jours-là, et ta masse fut sublime. Elle ne peut plus l’être aujourd’hui. Elle s’est laissé corrompre par la peur, par la souffrance, par la rancune, par la vanité, l’ambition, la jalousie, l’engouement et la méfiance. Jacques a bu la coupe du désespoir, il est ivre ; on prend ce moment-là pour le provoquer, malheur, malheur à lui et aux autres !

Les autres, est-ce qu’ils ne sont pas des Jacques aussi ? Décrassés d’hier ou d’avant-hier, ils sont Jacques. Tout est peuple, tout est l’humanité à la fois adolescente et décrépite, à la fois bonne et mauvaise, intelligente et bête, folle et sage, grande et misérable. Pauvre humanité que je te plains et que je t’aime ! Oui les coupables, les meurtriers, les insensés sont aussi mes frères, mes pères et mes enfants.

Que suis-je de plus que le méchant ? un infirme un peu moins aveugle, voilà tout.

Je hais ce qu’il a de pourri dans l’âme et dans l’esprit, mais sa vie me paraît toujours sacrée, parce que la vie, c’est le chemin vers Dieu, et qu’on peut toujours recouvrer la vue à un moment donné. On peut toujours s’éclairer, se réhabiliter, se convertir.

Si on vous tue, on vous préserve peut-être de bien des malheurs et de bien des fautes, on vous débarrasse de bien des années mauvaises, infortunées ou coupables, mais on vous ôte l’heure de vérité et de justice que Dieu vous réservait peut-être, et cela c’est un crime dont aucune société humaine ne pourra jamais décréter la sanction. La vie de nos semblables est donc sacrée, parce qu’ils la tiennent de Dieu. Le meurtre, sous quelque forme qu’il se produise et s’ordonne, est donc le mal par excellence, le mal que mon âme réprouve et qu’elle ne peut jamais admettre comme une nécessité sociale.

Et pourtant, si nous sommes dans la guerre civile, il faut que Jacques tue ou soit tué.

Arrête, attends, patiente, pauvre malheureux Jacques ! Subis l’oppression et l’injustice encore une fois. Ceci ne sera pas long. Ce fantôme de despotisme qui se dresse va tomber de lui-même. Attends pour le renverser que tu sois fort. Quand on est fort, on est calme, on est clément. Soyez cléments ! cette parole d’un réactionnaire violent, brisé par le calme de mon attention, ne me sort pas de l’esprit.

On n’a pas besoin de tuer quand on est fort ; voilà pourquoi l’homme qui veut inaugurer ce matin son règne par le meurtre de Paris est faible ; si faible qu’on est consterné de songer à son lendemain, et qu’on est presque tenté de le plaindre. On est fort quand on est juste. Attends que tu sois juste, mon Jacques, tu ne l’es pas encore. On est juste quand on est éclairé et tu ne l’es pas.

Tu as voulu ce qui t’arrive : un empereur.

Tu l’as rêvé, tu l’as acclamé ; subis son règne éphémère et ne te mêle pas à la bataille qu’il veut engager avec les passions. Refuse le combat, laisse faire.

Mais tu ne m’entends pas, on défend à tes amis de te parler, et si tu les écoutes on te persécute davantage. Toi-même, tu ne les comprends pas. Tu ne vois que le jour présent, et s’ils veulent voir au delà, tu les soupçonnes et les quittes. Ah ! que nous pleurerons peut-être dans huit jours !


Samedi, 6 décembre.

Une journée calme et morne. Point de nouvelles, du moins pas de détails.

Savoir les choses en gros et vaguement, c’est ne pas les savoir. Aucun journal n’est arrivé au pays, pas même la Patrie.

Le Pays, que j’ai lu à Paris mercredi, ne paraît déjà plus, puisque je ne l’ai pas reçu, ou bien on ne lui permet pas d’aller en province.

Leblanc a écrit qu’on s’était battu sérieusement jeudi dans la journée. Les lettres reçues à la Châtre disent qu’il y a eu beaucoup de morts et plus de bourgeois que d’hommes du peuple. On a lu je ne sais quelle proclamation ; les gens de la Châtre rient et applaudissent parce qu’on leur dit que les rouges sont enfoncés et les rouges n’ont pas donné ; sans le savoir, j’en jurerais, le peuple a refusé le combat.

Lumet et vingt autres d’Issoudun ont été arrêtés pour avoir, dit-on, empêché les ouvriers d’aller aux vignes. Une femme d’Issoudun, que j’ai vue aujourd’hui, l’a vu passer dans une voiture entre deux gendarmes le pistolet au poing. On dit qu’on les envoie hors du pays. On a peur, on tue, on violente, on empoigne, on menace. Quelle manière de saisir les destinées d’un pays ! quelle heureuse inspiration pour sauver la France !

J’ai passé la journée à ranger ma chambre, mes papiers, et à faire mes comptes. Avec de l’ordre on peut se passer de fortune et de parcimonie. Ce n’est pas la libéralité, c’est le désordre qui ruine. Il faut toujours savoir ce qu’on a, avant de savoir ce qu’on peut faire.

Mes enfants, qui ont l’habitude d’être gais, ne savent pas être tristes sans se désespérer, Maurice surtout. Il faut se remonter le moral pourtant, et accepter le fait sans jamais douter de l’idée. J’ai écrit quelques mots à tous mes amis pour leur donner de mes nouvelles et surtout pour savoir des leurs d’une manière détournée.

Il fait un beau clair de lune très froid. La campagne est complètement muette. À de certaines heures de la nuit, il faut faire un grand effort de mémoire pour se persuader que le monde se débat dans la tempête.


7 et 8.

Pas de nouvelles de mes amis, rien ! on n’intercepte pas leurs lettres, puisqu’il en arrive d’autres qui donnent des détails sur l’abominable orgie militaire qui a souillé à jamais l’armée française et détruit le dernier prestige attaché à nos armes. Au nom de celui qui porta si haut ce genre de gloire, on a commis dans Paris un acte de guerre civile digne des plus odieux jours du moyen âge.

Le régime russe est inauguré, et le calme règne à Paris comme à Varsovie.

Le journal la Patrie, organe du coup d’État, est rédigé en argot de sergents de ville. Il appelle fouiller les maisons, violer le domicile des gens étrangers à l’action, insulter les femmes et massacrer les hommes qu’on y trouve. Il dit que nos troupes sont bien contentes d’avoir frotté ceux qui les ont désarmées en février. Le président oublie que, sans cette défection des troupes en février, il serait encore exilé, ou repris pour quelque nouvelle équipée et réincarcéré dans sa prison de Ham.

Frotté ! le mot est heureux, il est gai ! cela vient après l’aveu que, de mémoire d’hommes, le cœur de Paris n’a présenté un aspect aussi lugubre qu’aujourd’hui, après le récit d’une boucherie effroyable, un détail de femmes fusillées, de citoyens graves et tranquilles tués au milieu de leurs réunions. Ô l’immonde journée ! l’immonde régime que le régime militaire, l’immonde élément que l’action de la soldatesque ! Illusions du peuple dans ces dernières années sur la fraternité du peuple avec l’armée, où êtes-vous ? Je n’y ai jamais cru, moi, depuis les journées de juin 1848 et la campagne de Rome.

Je ne m’étonne de rien, mais je n’en suis pas moins consternée. On connaît un mal, on sait qu’il est fatal, inévitable, et cependant on garde toujours au dedans de soi une vague et folle espérance de voir la Providence le détourner par un miracle. Hélas ! la Providence abandonne ceux qui s’abandonnent eux-mêmes. Le jour où le peuple de France n’a pas compris la République, on pouvait s’attendre à le voir châtié par les prétendants.

Ce hideux journal la Patrie fait d’ignobles efforts pour attribuer la résistance civique d’une portion des Parisiens aux socialistes. Elle avoue pourtant que les faubourgs n’ont pas bougé, et que les ouvriers n’ont pris aucune part au mouvement. Le pouvoir est fort embarrassé, on le voit, débaptiser ses victimes. Tantôt ce sont les rouges, tantôt les insurgés, mot lugubrement emprunté aux journées de Cavaignac. Tantôt les émeutiers, et, en somme, les ennemis de la famille et de la propriété. Aussi, pour les réprimer, le parti de la famille et de la propriété, représenté par nos braves troupes, a violé les femmes et pillé les maisons. On n’ose pas avouer que ce sont des bourgeois mécontents, les uns démocrates, les autres républicains modérés, d’autres orléanistes et légitimistes, la plupart constitutionnels tout simplement, qui ont fait preuve de courage et de désespoir. On ne l’avouera pas. Le fait n’en restera pas moins certain pour moi. La véritable fibre populaire n’a pas tressailli ce jour-là, si ce n’est d’horreur et de pitié ! car il faudrait haïr le peuple s’il s’était réjoui de voir donner une frottée aux bourgeois. Mais le peuple pouvait-il, devait-il courir à leur aide, avec la certitude qu’aussitôt ils se tourneraient contre lui et se réuniraient, pour la plupart, aux soldats pour l’écraser ? Ne l’ont-ils pas dit sur tous les tons et avec la plus lugubre crudité de langage depuis trois ans ? Tout plutôt que le peuple. Les cosaques plutôt que la démocratie.

Et vous voulez que le peuple oublie cela ! Quelqu’un des Débats disait, le 3 décembre, à un de mes amis : Nous attendons le premier coup de fusil des rouges pour adhérer au coup d’État.

La garde nationale était mécontente, dit-on, de se voir mise de côté, et il est certain que cette imposante expression de la bourgeoisie a reçu le plus honteux, le plus déshonorant des soufflets.

Elle, habituée à intervenir dans toutes les crises sociales des temps modernes, à les résoudre par ses armes ou seulement par son opinion, elle qui conduisait la ligne au combat, lui désignant les victimes, ou se plaçant entre elles et l’armée, la voilà pour ainsi dire annulée, dissoute, mise hors de cause, et abandonnée au caprice des généraux de l’armée.

Funeste châtiment du parricide de juin ! elle n’a pas osé se montrer, se protéger elle-même, monter la garde à la porte de sa propre maison. Elle a eu peur du soldat, elle qui avait été brave quelquefois. Elle s’est sentie abandonnée du peuple.

Se dira-t-elle enfin, cette aveugle et malheureuse bourgeoisie, qu’elle ne peut pas se passer du peuple, qu’elle ne sait pas faire de barricades, qu’elle ne sait pas s’y défendre et qu’elle n’est que capable de se cacher au jour des coups d’État, ou de se faire tuer sans espoir de succès ?

Le divorce est consommé ! Il est déplorable, mais qui osera dire qu’il est injuste et lâche delà part du peuple ? Puisse cette leçon terrible, affreuse, ouvrir les yeux du tiers état, et amener un jour une réconciliation nécessaire ! Jusque-là, nous sommes perdus.

Le peuple est encore capable de se battre malgré son abstention actuelle, et encore capable de vaincre et l’armée et la bourgeoisie, quand il se lèvera unanime, furieux et désespéré. Mais que fera-t-il de sa victoire ? Il ne sait pas encore organiser, et d’ailleurs, on ne passe pas du jour au lendemain d’un état social consolidé par les siècles à un état social entièrement nouveau. Il faut des siècles à toute réforme fondamentale.

Nulle théorie socialiste ne saurait s’établir sur l’inconnu ; on n’extermine pas une classe comme le tiers état. On ne la paralyse même pas dans son action pour un temps quelconque. Elle agit par l’opinion, par le crédit, par les capitaux cachés, par la trahison, et même par le silence et la peur. Supposez d’ailleurs, ce qui est horrible à penser, qu’on extermine quiconque ne porte pas une blouse, le lendemain les habits et les redingotes reparaîtront sur d’autres dos et une nouvelle aristocratie se formera.

Les habiles sont de toutes les classes, et les habiles feront toujours fortune tant que le mot propriété aura le sens qu’on lui prête aujourd’hui ; la propriété est indestructible en France. Il faut qu’elle devienne commune par l’association du travail, et c’est là sa consolidation, c’est-à-dire tout le contraire de sa destruction. Les moyens absolus, les mesures violentes ne conduisent pas à l’association. La politique ne résoudra pas ce problème insoluble d’enrichir le peuple en supprimant la bourgeoisie. Il faut donc que la bourgeoisie se convertisse à l’idée du nivellement progressif, ou qu’elle périsse par son isolement et ses propres déchirements. Elle est en route pour ce déplorable résultat, mais elle peut s’arrêter encore. Le voudra-t-elle ? L’infamie dont elle est aujourd’hui victime lui fera-t-elle faire enfin de salutaires réflexions ?

Le remède aux maux communs paraît pourtant bien simple. Que la bourgeoisie ouvre sincèrement les bras au peuple.

Que le peuple ouvre d’abord sincèrement les bras à la bourgeoisie, dira-t-on. Le peut-il ? ses méfiances ne sont-elles pas fondées ? Que la bourgeoisie demande, impose le suffrage universel, complet, réel ; qu’elle accorde ces questions fondamentales d’une société républicaine : la liberté d’écrire, de parler, de se réunir, l’impôt progressif, l’instruction gratuite, — et après les malheurs qui ont frappé toutes les classes de la société, il est certain qu’aujourd’hui les idées excessives de la démocratie, le communisme immédiat, la dictature de l’État, le gouvernement direct et autres systèmes enfantés par la passion, le désespoir ou le fanatisme, tomberaient d’eux-mêmes, ou se réfugieraient dans des sectes sans importance, que la grande majorité tout en lui laissant sa liberté de penser et de prêcher, paralyserait dans leur action illégale, et forcerait à respecter le consentement social dans sa progression régulière.

Oui, la société est sauvée si la bourgeoisie adopte ces principes suprêmes.

Si l’empire, et à sa suite l’invasion étrangère et la restauration monarchique doivent peser sur nous quelques années, ce qui est fort possible, il est certain qu’une grande révolution restaurera la République avec un drapeau commun à la bourgeoisie et au prolétariat sur lequel ces principes seront proclamés.

Faudra-t-il attendre ces vicissitudes effroyables et ces durs enseignements de l’expérience pour en venir là ? Peut-être ! et jusque-là, jusqu’à cette réconciliation, la bourgeoisie ne peut rien, car le peuple ne veut et ne doit pas se battre tout seul contre tout le monde.

Tout cela était clair pour moi le lendemain de juin, quels que fussent les premiers instigateurs de l’embrasement. La bourgeoisie, en se joignant à l’armée pour écraser le prolétariat, commit un crime qu’elle devait expier plus tard.

Les républicains de la bourgeoisie ont dit pour justifier cette sanglante exécution qu’un immense malentendu en était la cause. Eux aussi, ils marchèrent contre l’émeute, quelques-uns en pleurant et en essayant de se justifier à leurs propres yeux par la pensée que cet incendie avait été allumé dans le principe par les prétendants.

Que les premières barricades aient été élevées par des meneurs payés, c’est possible. Qu’importe ? le peuple s’y rua en masse et il fut bien clair pour tous, quand le combat fut engagé sur tous les points, que c’était lui qui criait : Travailler ou mourir. Que fallait-il donc faire ? disent maintenant ces bourgeois démocrates.

Oh ! je n’hésite pas à répondre : il fallait faire volte-face et marcher avec eux contre les soldats de M. Cavaignac, qui, dès lors, étaient bien les mêmes que ceux de Louis Bonaparte. Il fallait au besoin vous faire tuer entre deux feux.

Est-il donc si difficile de mourir en protestant ? Mais, non, vous ne l’avez pas fait, vous avez eu plus peur du peuple que de la réaction et vous n’avez pas senti dans vos veines le sang du vieux Jacques qui se révoltait contre vous-mêmes ! Vous avez tendu le dos à la dictature sanglante d’un soldat enivré du sot amour-propre du troupier d’Afrique.

Vous aviez à choisir entre deux maîtres, le prolétariat irrité, furieux, et la bourgeoisie atrocement réactionnaire en ces jours-là. Vous avez préféré la bourgeoisie. Tout égarée, tout abominable qu’elle était à ce moment dans son ivresse de haine pour le peuple, vous avez cru qu’elle serait encore plus sage et plus humaine dans sa victoire que le peuple ; vous avez cédé à une probabilité, à une démonstration politique ; vous avez vu, le lendemain, le beau résultat de votre prudence, et vous appelez cela avoir sauvé la République !

On a célébré une victoire plus hideuse encore que celle de Louis Bonaparte, puisque les citoyens y ont fait l’office de soldats ivres et abrutis. On a proclamé l’état de siège, donné la main à tous les ennemis de la République, posé enfin les fortes bases d’un coup d’État qui arrive aujourd’hui tout naturellement et sans effort, et qui n’est que la suite et le complément de la dictature de votre chef, le malheureux et déplorable frère du grand et généreux Godefroy !

Cet homme-là, si douloureusement châtié aujourd’hui, cet homme que je plains, mais que je ne pourrai jamais excuser, n’a-t-il pas pressé dans ses bras, présenté à l’Assemblée et décoré avec affectation les petits soldats de la garde mobile, ces malheureux enfants qu’on avait enivrés, eux aussi, pour les déterminer à tirer sur leurs pères et leurs mères ? Cet imbécile général n’a-t-il pas été, saoul de sang et de larmes, invoquer Jupiter libérateur, au milieu des ruines fumantes de la guerre civile ? Le misérable ! que Dieu lui pardonne, mais que la France se souvienne et ne confie plus ses destinées à l’épée d’un soldat, car qui dit un soldat, en ces temps-ci, dit une brute sanguinaire. C’est la fatalité du métier, car cet homme-là est doux et bon dans la vie privée, à ce qu’on assure. Voyez donc, et réfléchissez.

Quant à la bourgeoisie conservatrice elle fut logique en écrasant le peuple qu’elle haïssait. Le peuple s’en souvient ! Mais qu’elle abjure sa haine, à présent qu’elle est châtiée de son parricide, et le peuple oubliera :

Oui, pauvre Jacques, il faudra oublier, car tu ne peux pas plus te passer d’elle qu’elle de toi. Vos destinées sont communes, vos intérêts bien entendus sont communs, vous êtes le même sang, la même race, et votre ennemi commun, les rois, c’est-à-dire l’étranger, vous menacent de près !

Tout cela, c’est le résumé de nos causeries au coin du feu en famille depuis deux jours. Le calme le plus morne, le plus sinistre, règne ici. Les paysans ne paraissent pas émus de ce qu’ils apprennent. La charrue fend la terre comme de coutume, le soleil brille sur les jeunes blés qui poussent, et le roitelet sautille dans les buissons dépouillés.

À la Châtre, on a reculé devant l’idée d’arrêter nos amis. On les a avertis officieusement de se cacher. Ils s’y sont refusés. La question délibérée a été, dit-on, vivement combattue par Simonnet. Est-ce générosité ? Non, c’est prudence et frayeur. Il a dit que ce régime ne pouvait pas durer huit jours, et on a compris qu’en effet il pouvait ne pas durer huit jours. Nulle part on n’a foi dans cette force brutale, et ceux qui craignent le peuple ne se sentent pas rassurés par le coup de main de la soldatesque. Le silence du peuple est effrayant, aussi ! beaucoup plus effrayant qu’une insurrection.


Trois heures du matin, le 13 décembre.

On ne vit plus nulle part, sous la pression d’une terreur organisée comme celle-ci, et c’est alors qu’on s’aperçoit combien la liberté est une chose nécessaire à l’homme du xixe siècle. Il est aussi impossible de l’habituer à la privation d’indépendance morale et physique, que de faire remonter un courant vers la source. Si mal que nous étions il y a douze jours, il semble déjà, en regardant derrière soi, qu’il y a douze ans d’écoulés depuis le 1er décembre, et que cette triste et sotte phase politique fut une existence de délices au prix de ce que nous avons aujourd’hui. Rien n’est plus antipathique au Français du xixe siècle que cette absence de personnalité qui s’appelle l’état de siège, c’est-à-dire la dictature militaire.

Le peuple le plus enjoué, le plus artiste, le plus vivant de la terre ne connaît rien de plus répulsif à tous ses instincts que le régime de la force aveugle et brutale. La durée d’un tel régime est impossible. Il est aussi impossible de l’accepter longtemps qu’il est impossible de le secouer aujourd’hui. On s’est laissé enlacer par le réseau de fer, comme disent ces fiers généraux, et il faudra du temps pour en rompre les premières mailles.

L’absence de liberté de la presse est peut-être plus sensible encore au Français d’aujourd’hui que l’absence de liberté de locomotion et de réunion. On s’est fait un besoin de premier ordre de pouvoir chaque jour compléter et affermir sa pensée, non seulement par la connaissance détaillée des faits, mais encore par la discussion pour ou contre les principes qu’on a adoptés. Ces pauvres premiers-Paris du Pays font mal au cœur. De tant de publicistes intéressants deux ou trois, restés debout, se battent les flancs pour nous dorer la pilule ou nous rendre l’espérance. On sent qu’ils sont consternés eux-mêmes, et, quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent excuser la Providence dont les desseins sont en ce jour, plus mystérieux, plus inexplicables que jamais. Ah ! ne l’essayez pas, elle en sait long, sans doute, mais nous, nous ne savons rien.

La Presse reparaît sans Girardin, dont la conduite ici me paraît droite et logique. Mais qui pourra lire la Presse, veuve de Girardin ? La seule vue du titre, à présent, donne des nausées, c’est comme la vue d’une cheminée sans feu au milieu de l’hiver. Puisse-t-il chauffer la Presse en dessous comme un calorifère, si une ombre de liberté reparaît !

Mais le président peut-il rendre la liberté et se tenir trois jours debout ? Voilà le problème. Pour que Girardin ait donné sa démission de publiciste, lui qui vivait dans cet élément, d’une vie si heurtée, si fantasque, mais si intense et si brillante ; pour qu’un homme si avide d’action intellectuelle, si habile à manier l’idée et le fait, si merveilleusement doué de la faculté de se retourner d’un horizon à l’autre sans laisser jamais à ses ennemis la possibilité de constater une apostasie, pour que Girardin enfin ait perdu la parole, la volonté de combattre quelqu’un et quelque chose, il faut bien que ce qui tente de s’établir n’ait aucune condition de vitalité, sans cela ce roi de l’expédient eût trouvé moyen de se servir de la situation pour espérer et faire espérer quelque chose de nouveau.

Je ne dis point cela par suspicion de sa probité. Mes préventions contre lui se sont évanouies peu à peu devant sa féconde versatilité. Ce n’est pas là un intrigant, mais un artiste. Il a soif de pouvoir et de renommée, mais son intelligence et sa science, plus fortes que sa passion, ne lui permettent plus désormais de sacrifier sa conviction du moment.

Il y tient comme un peintre à son tableau, comme un poète à ses vers. Il en changera bientôt, cela est certain, mais ce sera parce qu’un nouveau spectacle aura frappé ses regards et fait travailler son esprit. Il est devenu fort, tous les jours plus fort sur les matières qu’il traite. Il ne peut plus faire bon marché de son immense talent et de sa merveilleuse clairvoyance.

Les partis auraient tort de compter sur lui, aucun ne l’enchaînera, aucun horizon ne fixera sa course. Mais aucun esprit sérieux ne fera fi de son blâme ou de son approbation, car, si son ensemble ne vaut rien, chaque détail de lui est d’une grande valeur, d’un grand sens et d’un grand poids. Il est réputé et qualifié dans le public, homme sans principes, mais le mot est impropre. C’est le contraire qu’il faudrait dire. Il a le besoin de tous les principes, le goût de toutes les conséquences. Il a tant de principes dans l’esprit qu’il n’en reste pas un qui prédomine dans son cœur. Oui, si cet homme avait les entrailles de son intelligence, il serait le premier de son siècle.

Mais je me surprends à faire son oraison funèbre, espérons que sa mort ne sera pas longue. Tel qu’il est, il est un des éléments indispensables de la vie en France.

Et la France, est-elle morte ? Non, mais elle va dormir. Ce que je redoutais est arrivé. Jacques s’est soulevé dans les provinces, et la bourgeoisie s’est unie à la troupe pour l’écraser. Il a commis ailleurs la faute dont il s’était abstenu à Paris, et sa défaite donne à l’usurpation une force très grande. La terreur de la bourgeoisie va s’abriter sous les ailes de l’aigle de guerre, jusqu’à ce que l’impossibilité du plan aboutisse, et que le rêve de l’empire tombe de lui-même ; mais ceci sera bien plus long que si le drapeau rouge s’était tenu caché.

Jacques, et le drapeau rouge ! ces deux noms me jettent dans une méditation que je ne veux pas éviter. Puisqu’on ne peut pas écrire dans le sens de publier, on peut écrire dans le sens de rêver ; écrire pour soi seul, c’est encore un soulagement, un soulagement plus complet peut-être que quand on écrit pour être lu.

Jacques ! dans ma pensée j’ai toujours personnifié le peuple sous ce nom ; Jacques Bonhomme, c’était le symbole de la servitude patiente au moyen âge. Le Jacques de Shakespeare semble être le plébéien éclairé de la Renaissance. Il souffre, il gémit, il proteste, il cherche l’idéal champêtre. Il n’est pas affranchi, il n’espère pas encore, il est misanthrope, et, comme les Hébreux en captivité, il suspend la harpe aux branches des vieux saules. Il est à Shakespeare ce qu’Alceste est à Molière. Il méprise les grandeurs de ce monde, il les juge et les condamne, mais il n’a pas d’autre sentiment de sa force que son dégoût et son besoin d’isolement.

Aujourd’hui les journaux de la réaction disent les Jacques, et signalent des actes de Jacquerie. Sont-ils vrais ? Je ne le crois pas. Le Constitutionnel a tant menti après les journées de juin, et la Patrie est si bien payée pour insulter les victimes et cracher sur les cadavres !

Mais quand cela serait vrai. Quand certaines populations se seraient levées pour le viol, le pillage et le meurtre, qu’y aurait-il d’étonnant dans ces mœurs sauvages, et de quoi vous plaignez-vous, vous autres qui voulez que le peuple reste dans son ignorance et sa misère ? Pourquoi Jacques n’est-il pas partout le Jacques de Shakespeare ? pourquoi, en certains endroits, est-il resté le Jacques du moyen âge ? qu’a-t-on fait pour son instruction ? Il est en colère, il est violent, il se venge. Vous avez voulu avoir un enfant stupide, il est devenu un enfant terrible ; vous ne savez pas, vous ne pouvez pas le redresser. Il ne vous reste plus qu’à le tuer pour qu’il ne vous tue pas. Soyez donc parricides, voilà un beau résultat ! et vous dormirez tranquilles, après ? Non, le spectre vous suivra partout, et si vous étourdissez vos jours dans l’orgie du triomphe, vos nuits n’en seront pas moins mauvaises, et vous ne regagnerez pas sans terreur votre maison aux approches du soir.

Si le peuple est méchant au point où le dépeignent aujourd’hui les journaux réactionnaires, il faut qu’il ait bien souffert en certains pays ; car je vois autour de moi qu’il souffre déjà beaucoup sans se venger et presque sans se plaindre.

Comment notre province s’est-elle tenue si tranquille, si l’appât du pillage et la soif du sang sont le rêve du paysan et de l’ouvrier ? Ici les mœurs sont douces. Pourquoi ? Parce qu’il y a moins de misère et moins d’ignorance apparemment que dans d’autres localités, et pourtant il y a encore infiniment trop d’ignorance, infiniment trop de misère. Pour que la rage s’empare du pauvre, mon Dieu, combien il faut qu’il souffre ! cela est effrayant à penser.

Le drapeau rouge ! Je ne tiens pas à cette couleur-là, autant qu’au doux nom consacré par les siècles et dénaturé par d’aveugles inimités. Le titre de rouge ne m’a jamais beaucoup flatté, et le blanc est certainement plus beau à l’œil et à la pensée, quand on le sépare de l’idée de monarchie. Nous le reprendrons un jour, le drapeau de la vieille France et nous ne nous laisserons pas toujours qualifier de rouges, c’est-à-dire d’hommes de sang, mais nous n’y sommes point, et il faut pour cela que certains orages passent.

Sont-ils possible à détourner ? Oui, cet homme qui s’est emparé de la responsabilité d’une révolution sérieuse le pourrait, en dépit de son coup de main illégal, s’il avait beaucoup de génie et beaucoup de probité. Mais peut-il en avoir ? Ici nous tournons dans le cercle vicieux.

Les hommes subissent la fatalité de leur naissance, de leur éducation et de leur entourage, et Napoléon lui-même, après l’avoir enchaînée par la puissance de son individualité, a été le jouet et la victime de cette implacable destinée du parvenu, la pire de toutes.


APRÈS LA MORT
DE JEANNE CLÉSINGER
1855



APRÈS LA MORT DE JEANNE CLÉSINGER
1855.


J’avais pleuré depuis tant de jours et de nuits que je me sentis anéantie.

J’étais assise près de mon lit, n’ayant la pensée ou la force d’y chercher le repos. La neige amoncelée sur les toits tombait en avalanches bruyantes comme le galop de plusieurs chevaux impétueux s’élançant par saccades, mais ce bruit ne me faisait plus tressaillir et il me semblait que tout était devenu silence. Ma chambre n’était éclairée que d’une faible lueur, bientôt je ne la vis plus et je me sentis comme dans les ténèbres. Le froid cessa de me serrer la poitrine et je me demandai sans aucune émotion si j’étais morte.

Alors j’entendis une voix douce et faible qui disait à mon oreille ce seul mot : « Viens ! » Je ne pus faire l’effort de regarder autour de moi, une atonie complète me donnait enfin le calme absolu. Était-ce le sommeil ou l’extase ? Il me sembla que mon âme quittait le monde terrestre et que tout mon être la suivait dans les sphères de l’inconnu, mais cela s’opéra sans aucun effort, sans aucun trouble sensible.

Quel fut le voyage ? je l’ignore. Le temps et l’espace n’eurent plus de signification, je m’éveillai ailleurs, voilà tout ce que je sais, je m’éveillai en un monde dont je ne sais pas le nom, et en un temps dont je n’ai pas eu la notion.

L’endroit était si beau, si vaste, que malgré la langueur de mes esprits au réveil, j’en sentis le charme et la majesté. Mais je sentais plus que je ne voyais. Entre les splendeurs de cet endroit de la nature et ma vue fatiguée de ténèbres il y avait un voile que je supportais sans impatience et sans curiosité.

Je ne sais pas non plus si cet étal d’inerte contemplation dura des heures ou des années. Peut-être dura-t-il des siècles. Peut-être n’étais-je pas inerte comme je me l’imagine ; je n’ai de souvenir distinct que celui qui se présente à moi maintenant.

Le réveil complet fut lui-même le résultat d’un souvenir net : la cause de mes larmes se retraça à ma pensée et je sentis la douleur aussi intense qu’elle l’était au moment où j’avais perdu la lucidité de mes perceptions. Je crois qu’alors je me levai et que j’essayai de regarder avec intérêt le milieu nouveau dont j’étais environnée.

Tout était printemps et soleil, fraîcheur et délices, les plus belles scènes de la nature m’appellaient à l’admiration, mais mon âme s’y refusait. Un désir et une inquiétude me rendaient insensible à ce qui n’était pas le but de ma présence en ce lieu fortuné.

C’est elle que je cherche, c’est elle qui me cherche peut-être, c’est elle qui m’a dit : « Viens ! » Voilà l’idée unique dont je pouvais me rendre compte.

Et je la cherchai longtemps, longtemps à ce qu’il me semble, mais combien de temps, en quels lieux et à travers quels obstacles ? Cela est en moi vague comme un rêve.

Ce monde que je parcourais était sublime, d’heureuses figures le remplissaient. Je me disais par moments : « Il fut un temps où j’étais poète et où la contemplation de ces choses et la connaissance de ces êtres eussent suffi à ma félicité. Mais je ne suis plus rien, depuis que mon âme s’est dédoublée, depuis que l’enfant de mon cœur et de mes entrailles a été violemment séparée de moi. Tout ce qui est le monde de mes rêves ne m’intéresse plus, il faut que je retrouve le monde de mon cœur. Puisse-t-il être ici ! Oui, belle nature, j’apprécierai tes charmes si tu es la demeure de celle qui m’a été ravie. »

J’ignore si je pensais ainsi dans la solitude ou si je parlais ainsi à des créatures occupées de mon passage inquiet au milieu d’elles. J’étais dans cet état d’anxiété que l’on éprouve ici sur la terre, quand absorbé par un désir ou par une crainte, on perd la notion des choses qui vous environnent.

Enfin je la vis, mais je la vis sans la reconnaître. Seulement je m’arrêtai frappée d’une commotion si vive qu’elle s’arrêta aussi, étonnée, hésitante, et toutes deux nous nous regardions sans pouvoir, en nous croisant sur le sentier, passer outre.

C’était une belle jeune fille, plus grande que moi, svelte, avec de longs cheveux, je ne retrouvais ni ces longs cheveux, ni cette taille élancée dans mon souvenir, mais je reconnaissais les traits de son visage, l’expression de son regard et la forme charmante de ses bras et de ses mains.

Je reconnus encore quelque chose de sa voix argentée, quand d’une voix plus formée mais aussi douce pour mon cœur, elle me dit :

— Femme inquiète et pâle, qui donc cherchez-vous ?

— Je cherche celle que j’ai perdue, celle qui m’a dit : Viens ; la connaissez-vous ?

— Non, mais votre douleur s’empare de moi et je voudrais vous aider à retrouver l’objet de votre amour ; venez avec moi et dites-moi de quel côté vous l’avez perdue.

Je la suivis et comme elle m’interrogeait je ne pouvais lui répondre.

— Je ne sais rien du monde où nous voici. lui dis-je, mais je vois à sa beauté, à son harmonie, que ce n’est pas celui où j’ai été séparée de mon enfant. Mon enfant m’a été arraché par ceux qu’on appelle les hommes, et c’est dans leurs mains qu’il est mort.

— Mort ? dit la belle jeune fille avec surprise. Ici les enfants ne meurent que bien rarement ! Les vieillards seuls nous quittent en grand nombre quand ils ont accompli la loi de la vie. Et puis ici on n’arrache pas les enfants à leurs mères. Je vois bien que vous n’êtes pas de ce monde-ci et j’ignore comment vous y êtes venue. Mais nous savons que les âmes des autres terres peuvent venir sur la nôtre, et qu’elles y apparaissent comme des êtres semblables à nous. Je sais que j’y suis venue moi-même plusieurs fois par la pensée alors que j’habitais ailleurs, et que j’y suis née après avoir vécu ailleurs.

— Avez-vous donc la mémoire de vos existences précédentes ? lui dis-je, plus frappée à chaque instant de sa divine ressemblance.

— Nous en avons la certitude, répondit-elle. Notre foi nous la donne, nos sciences nous l’enseignent, et un instinct naturel que l’éducation développe en nous avec soin, nous fait retrouver avec plus ou moins d’effort et de netteté, selon le plus ou moins d’excellence de notre organisation bien cultivée, le souvenir des temps et des lieux que nous avons traversés.

— Eh bien, charmante fille, faites donc cet effort, car il me semble que je vous ai connue, et quelque chose d’invincible m’attache à vos pas, au risque de vous importuner de ma douleur.

— Votre douleur ne m’importune pas, dit-elle ; au contraire, elle m’attache à vous aussi par un attrait invincible, mais se souvenir de ce qui est antérieur à la vie présente n’est pas un acte isolé de la volonté. C’est quelque chose qui a besoin du concours de deux âmes. Venez avec moi dans ce jardin naturel qui forme l’angle de la montagne, car vous êtes fatiguée et nous avons besoin l’une et l’autre de nous recueillir.

Et comme elle marchait légère et souple devant moi, je reconnus à la grâce et à l’énergie de sa démarche que c’était la belle créature que j’avais vue se développer dans mes bras. Elle avait atteint loin de mes yeux un développement plus avancé, elle était arrivée à l’éclat de toute sa beauté sortie de la première adolescence, mais c’était elle. Nulle autre qu’elle ne pouvait marcher ainsi et tous ses mouvements vibraient dans mes fibres.

Alors je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Lorsque vous marchiez ainsi devant moi sur la terre des hommes, moi déjà vieille et souvent fatiguée, j’avais peine à suivre la trace de vos petits pieds sur le sable ; mais, comme aujourd’hui, je retrouvais tout à coup des forces en vous voyant bondir comme un jeune chevreau, et la plénitude de votre vie souriante et forte passait de mon cœur dans ma volonté et de ma volonté dans tous mes membres. Je me sentais redevenir jeune avec vous, et vous m’eussiez conduite de bonds en bonds, et de rires en rires au bout du monde.

Elle se retourna surprise et un peu méfiante, quoique toujours douce et affectueuse.

— Attendez, me dit-elle, ne vous pressez pas tant de croire que je suis une partie de votre être. Le mien a été brisé brusquement et cruellement je le sais, dans un autre monde. Il m’est resté de ce passé mystérieux une sorte d’inquiétude, de regret, de terreur, et comme une larme toujours prête à couler, mais je ne sais dans quel sein la répandre et je redoute l’illusion qui me jetterait dans les bras d’une autre mère que la mienne.

— Avez-vous donc une mère dans le monde où nous voici ?

— Oui, une mère que j’adore, comment ne l’aurais-je pas ? Je vous ai dit qu’ici je suis née, et qu’ici l’on ne meurt pas jeune. Mais vous ressemblez à ma mère et voilà pourquoi je ne peux pas m’empêcher de vous regarder avec tendresse.

— Ô Dieu ! m’écriai-je, vous avez une mère que vous chérissez, et moi qui vous ai tant pleurée, je ne suis plus rien pour vous !

Elle parut ne pas me comprendre et me regarda avec une inquiète compassion. Nous étions arrivées au terme de notre marche, je m’assis accablée et en proie à une jalousie désolée que je sentais injuste et que je ne pouvais pas vaincre. Comme je la voyais affligée de mon abattement :

— Je me souviens pourtant, lui dis-je, que ma première prière à Dieu, quand vous m’avez été ravie, a été pour lui demander de vous faire retrouver dans l’existence que vous alliez recommencer, une mère aussi éprise de vous, aussi absorbée par vous, aussi attentive à votre bonheur que moi-même.

— Eh bien, dit-elle, ce Dieu bon vous a exaucée, s’il est vrai que je sois celle pour qui vous avez prié. Bénissez-le comme je le bénis.

— Oui, oui, je le bénis tendrement et de toute mon âme, répondis-je, mon égoïsme est chassé par la réflexion, et cette mère que vous avez trouvée, je veux la bénir aussi, s’il m’est permis de la voir.

— Vous la verrez tout à l’heure, dit-elle. Elle n’est pas loin et nous ne nous quittons pas longtemps.

— Hélas ! repris-je, moi je ne vous quittais pas d’une heure, et si vous étiez devenue sous mes yeux, grande et belle comme vous voilà, je ne vous aurais pas quittée d’une minute.

— Nous vivions alors apparemment dans un monde de souffrances ou de dangers que l’on ne connaît point ici ; mais encore une fois, avant de caresser des illusions trop douces, essayons de mettre nos âmes en rapport par des pensées de même nature. D’abord regardez et sachez où vous êtes, afin que dans votre appréciation de ce monde-ci, je trouve en mes propres souvenirs un lien avec vous qui réveille chez moi les images du passé.

Je regardai les objets extérieurs. Le voile s’était allégé, mais il interceptait toujours ma vue comme une brume légère et il n’y avait de net pour moi que la figure radieuse de cette belle fille.

— Je vois, lui dis-je, que nous sommes dans un beau pays de montagnes, sur leurs vastes croupes doucement inclinées ; que tout est abri grandiose autour de ces horizons dentelés, et que là, autour de nous, tout est prairie splendide, sentiers charmants, groupes d’arbres magnifiques. Là-bas, au lieu où cette prairie, vaste comme une contrée, monte en gracieux mouvements vers l’horizon plus largement ouvert, je vois aussi monter le beau soleil du matin, plus large, plus rose, plus chaud que je ne l’ai jamais vu ni senti. Mais les feuillages et les oiseaux, les herbes et les insectes, les fleurs et leurs parfums, ne me demandez pas de vous en rendre compte. Je ne les distingue pas bien. Tout le détail de cette nature me semble à la fois connu et inconnu ; et je sens que malgré des ressemblances générales, je ne puis saisir la clef qui m’ouvrirait l’intelligence de ces choses.

— Votre appréciation est conforme aux vérités qu’on nous enseigne, reprit-elle. Tous les mondes étant formés de la même substance, et la nature étant soumise à une grande conception principale qui est une dans son plan, il est probable que vous reconnaissez ici, au premier aspect, la logique universelle sans vous bien rendre compte de ses ingénieux procédés.

« Est-ce donc elle qui me parle ? pensai-je, est-ce là cette enfant dont j’ouvris l’âme aux notions les plus élémentaires de la vie, qui maintenant éclairée d’une lumière seulement pressentie par moi, me confirme dans les croyances de mon âge mûr ! »

Et comme je rêvais, mes yeux s’arrêtèrent sur la mousse qui tapissait les flancs du rocher contre lequel j’étais appuyée. Les souvenirs de la terre, aussi nets en moi et aussi poignants dans leur détail que l’aspect de cette terre nouvelle était vague et mélancolique, m’arrachèrent des larmes qui tombèrent sur cette mousse luxuriante, et je la touchai pour m’assurer qu’elle était presque semblable à celle qui croît sur les parois de nos roches et sur le tronc de nos arbres.

La belle fille m’observait, et ses yeux s’arrêtant où s’arrêtaient les miens, elle me dit en prenant mes mains glacées :

— Pourquoi la vue de cette petite plante me donne-t-elle aussi envie de pleurer ?

— Jeanne, lui dis-je, regardez bien et souvenez-vous.

— Je m’appelle Nata, dit-elle, et pourtant le nom que vous me donnez caresse mon oreille comme un son plaintif déjà entendu ailleurs. Je regarde ces plantes, et mon imagination les anime de je ne sais quelle vie. L’humidité de la nuit les gonfle encore et développe leurs fines découpures ; leurs tons veloutés me semblent plus beaux que de coutume et il me vient au bord des lèvres je ne sais quelles paroles enfantines.

Mère, lui dis-je, pour raviver sa mémoire, allons voir la fête des mousses !

— Oui, oui, s’écria-t-elle : c’est ce mot-là !

Quand la pluie douce du printemps venait de tomber, quand ces pauvres mousses, arrachées de leur souche nourricière par mes faibles mains, ornaient le jardin d’enfant qu’une femme, une mère, avait construit pour moi, après des jours de langueur et de souffrance, elles reverdissaient splendides, et se hâtaient d’embrasser de leurs frêles petits bras les pierres et les tiges que nous leur offrions pour assises nouvelles. Alors je riais et sautais gaiement, car je connaissais l’aspect du moindre caillou de ce petit monde, et je vous disais le mot qui vous faisait sourire, et vous le répétiez comme charmée de cette idée de fête entrevue par moi dans les plus petits mystères de la nature.


LE THÉÂTRE ET L’ACTEUR

— 1858 —

LE THÉÂTRE ET L’ACTEUR

— 1858 —


Je comprends, monsieur, l’intérêt qui s’attache à la demeure des personnes connues du public à quelque titre que ce soit ; mais je crains bien que les renseignements que vous me demandez sur ma propre habitation n’aient rien qui réponde agréablement à votre bienveillante curiosité. Voici pourquoi. Je suppose que cette curiosité (la vôtre et celle du public) a pour objet l’espèce de révélation qui, du caractère et des goûts de l’artiste, se reflète dans le choix de son séjour favori, dans l’arrangement des choses qui l’entourent, architecture, jardins, ameublement, etc. Il y a donc un grand intérêt à parcourir la résidence d’un personnage riche, lorsqu’il appartient, à quelque degré que ce soit, au monde des arts ; la disposition et la décoration du lieu qu’il a créé sont un enseignement pour les gens de goût.

Mais moi, outre que je n’ai jamais eu l’occasion de mettre mon goût à l’épreuve de la richesse, ce qui est toute une science au temps où nous vivons, je ne peux même pas vous proposer mon habitation comme l’indice à étudier d’une individualité quelconque ; je n’ai rien choisi, je n’ai presque rien créé autour de moi. J’ai été élevée dans le lieu où je vis, mes souvenirs d’enfance font pour moi tout son charme et je n’y donne guère d’autre soin que celui d’y conserver tout ce qui peut être conservé du passé.

Nohant, puisque c’est de Nohant que vous désirez que je vous parle, n’est pas même capable de révéler l’esprit et les idées de ceux des miens qui m’y ont précédé. Pour eux pas plus que pour moi, cette propriété ne fut l’objet d’un choix libre et réfléchi. Ce fut au milieu de la Révolution que, des minces débris d’une très grande fortune, ma grand’mère, madame Dupin de Francueil, fît acheter une petite terre en Berry. Elle avait habité Châteauroux, où son mari avait été receveur général des finances ; elle y avait laissé des amis, elle savait le pays tranquille. La grande préoccupation des personnes, que le nouvel état des choses effrayait, était alors de fuir Paris et de se réfugier dans quelque province où le choc social vînt s’amortir dans le calme des habitudes et la douceur des relations. Sous ce rapport, le Berry, et surtout la partie que nous appelons la Vallée-Noire, est une sorte d’oasis, où, en bien comme en mal, le changement arrive sans grandes secousses, et cela de temps immémorial.

J’ignore si ma grand’mère connaissait Nohant lorsqu’elle en fit l’acquisition. Elle y fut longtemps fort gênée et ne put jamais y introduire le luxe de ses anciennes habitudes ; mais la maison est saine, aérée et bien disposée pour contenir une famille.

La distribution à laquelle je n’ai presque rien changé est telle que je n’y peux loger que quelques amis. Le système des petites chambres nombreuses et serrées qui permet d’entasser beaucoup de personnes sous le même toit n’a pas été adopté dans cette construction médiocrement spacieuse pour une maison de campagne, et infiniment trop petite pour être un château. Mais, telle qu’elle est, elle s’est prêtée à nos besoins, à nos goûts et aux nécessités de nos occupations : nous avons trouvé moyen d’y faire deux ateliers de peinture, un atelier de gravure, une petite bibliothèque, un petit théâtre avec vestiaire et magasin de décors.

Ce théâtre est la seule chose un peu curieuse de notre maison, et vous ne comprendriez pas son principal emploi si je ne vous en faisais l’histoire.

Il y a une douzaine d’années (en 1845) que nous trouvant ici en famille durant l’hiver, nous imaginâmes de jouer une charade, sans mot à deviner, laquelle charade devint une saynète, et, rencontrant au hasard de l’inspiration une sorte de sujet, finit par ne pouvoir pas finir, tant elle nous semblait divertissante. Elle ne l’était peut-être pas du tout, nous n’en savons plus rien, il nous serait impossible de nous la rappeler ; nous n’avions d’autre public qu’une grande glace qui nous renvoyait nos propres images confuses dans une faible lumière, et un petit chien à qui nos costumes étranges faisaient pousser des cris lamentables ; tandis que la brise gémissait au dehors et que la neige, entassée sur le toit, tombait devant les fenêtres en bruyantes avalanches.

C’était une de ces nuits fantastiques comme il y en a à la campagne, une nuit de dégel assez douce avec une lune effarouchée dans des nuages fous.

Nous n’étions que six, mon frère et moi, mon fils et ma fille, une jeune et jolie parente et un jeune peintre ami de mon fils. Excepté ma fille qui était la plus jeune et qui s’amusait fort tranquillement de ce jeu, nous nous étions tous peu à peu montés ; il est vrai qu’il y avait là un délicieux piano dont je ne sais pas jouer, mais qui se mit à improviser tout seul sous mes doigts je ne sais quoi de fantasque.

Un grillon chanta dans la cheminée, on ouvrit la persienne pour faire entrer le clair de lune. À deux heures du matin, mon frère, craignant d’inquiéter sa famille, alla lui-même atteler sa carriole pour rejoindre ses pénates, à une demi-lieue de chez nous. Dans la confusion des changements de costumes, il ne put retrouver son paletot. « À quoi bon ? dit-il. Me voilà très chaudement vêtu. »

En effet, il était couvert d’une longue et lourde casaque de laine rouge, provenant de je ne sais plus quel costume de l’atelier de mon fils et d’un de ces bonnets également en laine rouge, dont se coiffent les pêcheurs de la Méditerranée. Il partit ainsi en chantant, au galop de son petit cheval blanc, à travers le vent et la neige. S’il eût été rencontré, il eût été pris pour le diable, mais on ne rencontre personne à pareille heure dans nos chemins.

Le lendemain, la pièce recommença, c’est-à-dire qu’elle suivit son cours fantastique et déréglé avec autant d’entrain que la veille. J’étais vivement frappée de la facilité avec laquelle nos enfants (l’aîné avait alors une vingtaine d’années), dialoguaient entre eux, tantôt avec une emphase comique, tantôt avec l’aisance de la réalité. Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels ils étaient la nature même.

Cela me donna beaucoup à penser sur l’ancien théâtre italien appelé, comme l’on sait : commedia dell’arte. Ce devait être un art tout différent du nôtre et où l’acteur était réellement créateur puisqu’il tirait son rôle de sa propre intelligence et créait à lui seul son type, ses discours, les nuances de son caractère et l’audace heureuse de ses reparties.

Que n’aurais-je pas donné pour voir une action quelconque, fût-ce un conte de nourrice, représenté avec cette réalité qui donnerait le change au point de vous emporter dans le domaine complet de l’illusion !

Voilà ce qu’il ne faut pas chercher dans le théâtre moderne. Il est trop perfectionné pour n’avoir pas perdu sa sauvage originalité et ses émotions naïves. Le progrès qui lui reste à faire est de retrouver à force d’art et d’habileté, la vérité primitive dépouillée des rudesses et du désordre inévitable de ses premiers essais.

Ce n’est point par de brusques révolutions dans le système du théâtre que l’on pourrait accomplir rapidement ce progrès et je ne crois pas même qu’il y ait lieu à essayer l’ancienne et charmante manière des dialogues improvisés sur canevas, comme la pratiquait Molière dans ses commencements, comme la pratiquèrent encore longtemps après lui les troupes italiennes fixées en France. Le progrès se fait insensiblement, et le plus difficile n’est pas d’y amener les artistes, mais le public, dont une grande partie préférerait certainement encore aujourd’hui les faux braillards de l’Hôtel de Bourgogne à ces bandes de jeunes aventuriers dramatiques qui posèrent en se jouant les véritables bases de la comédie française.

D’ailleurs, les temps ne sont plus à la bienveillance pour les tentatives d’art. La grande civilisation est essentiellement moutonnière. Plus la société est blasée, plus elle craint de changer quelque chose à ses habitudes. Elle croit déroger en se remettant le passé sous les yeux, elle croit se perdre en faisant une enjambée vers l’avenir. Elle veut rouler vers les nouveaux horizons si doucement qu’elle ne puisse s’apercevoir du voyage.

J’ai pourtant acquis et je garderai toujours la conviction qu’il y a, dans le passé, l’ébauche d’un théâtre que l’avenir réalisera.

Un théâtre d’improvisation libre, quant au dialogue, laquelle improvisation serait pourtant solidement attachée à un scénario bien médité, bien étudié, convenu et répété avec soin. Ceci demanderait de la part des acteurs une supériorité d’intelligence et d’éducation dont plusieurs sont certainement aujourd’hui comme autrefois archi-capables de faire preuve, mais dont le système exclusif des pièces écrites par les auteurs ne permet plus la manifestation et le développement. Cette obligation d’avoir, avec le don de l’improvisation, des manières naturellement aisées, une élocution châtiée, une instruction étendue et le ton du monde explique comment, au xviie siècle, il fut déclaré que les gentilshommes ne dérogeaient point en se consacrant à l’art dramatique.

Les temps ont changé. Il n’est plus nécessaire d’être gentilhomme pour avoir tous ces dons. Beaucoup d’artistes dramatiques écrivent et parlent très remarquablement. Plusieurs ont véritablement le feu sacré pour parler de leur art et de tout ce qui s’y rapporte, c’est-à-dire du monde entier, de la vie avec ses passions, ses drames et ses comédies sans nombre. En les écoutant, j’ai souvent regretté qu’ils n’eussent pas à dire en public et dans le feu d’une action scénique, ce qu’ils disaient pour épancher le trop-plein de leur âme et pour venger, pour ainsi dire, leur intelligence de l’injuste compression qu’elle subit souvent lorsqu’elle est condamnée à l’exécution d’un rôle faux dans une pièce impossible.

Je ne prétends pas dire que les acteurs soient généralement supérieurs aux écrivains qui travaillent pour eux ; mais je dis qu’il y en a qui le sont. De même que les auteurs sont souvent fort malheureux et se plaignent avec raison de ne pas trouver d’interprètes intelligents pour tous leurs rôles. Je dis surtout que le théâtre ne sera complet que lorsque les deux professions n’en feront plus qu’une ; c’est-à-dire quand l’homme capable de créer un beau rôle pourra le créer réellement, en s’inspirant de sa propre émotion et en trouvant en lui-même l’expression juste et soudaine de la situation dramatique.

On me dira que cette expression sublime vient aux auteurs de génie dans le silence de leurs veilles, et que plus d’un qui sait trouver le vrai mot, le vrai cri du cœur, serait incapable de rencontrer ce mot et d’exhaler ce cri sur la scène. Cela est vrai aujourd’hui, mais ne lésera pas toujours. Nos facultés sont incomplètes, nos éducations nous dirigent vers les spécialités, et, en outre, nos préjugés nous y retiennent. Il en est ainsi, et il faut apparemment qu’il en soit ainsi, car rien ne servirait de vouloir couper le blé avant sa maturité. Mais une époque de grand développement arrivera où les Shakespeare de l’avenir seront les plus grands acteurs de leur siècle.

Comme je rêvais à cette utopie, j’en causai avec mes enfants. À l’âge qu’ils avaient alors, on ne doute de rien, et l’idée de poursuivre leurs jeux se présenta à eux comme celle de clapoter dans l’eau vient à ceux qui entendent parler de nager. Aucun d’eux n’avait la vocation ni le désir du théâtre, mais ils étaient curieux d’essayer, sous la forme de ce que l’on appelle un amusement de société, une chose dont leur esprit se trouvait frappé pour la première fois et qui eût semblé irréalisable à des personnes mûres.

Je me trouvai, heureusement pour leur caprice, aussi enfant qu’eux-mêmes et n’ayant d’autre désir que de les voir s’amuser en dépit de l’hiver et de la solitude[20].


CORRESPONDANCE AVEC UN AMI AMÉRICAIN PENDANT LA GUERRE, M. H. HARRISSE

CORRESPONDANCE AVEC UN AMI AMÉRICAIN PENDANT LA GUERRE

[21]
H. H.

24, rue Lavoisier

13 juin 1869.
Chère amie,

Voici la vérité vraie. Le premier soir grande effervescence à cause des élections. On fête la nomination de Jules Favre et de Garnier-Pagès, et on déplore la défaite de Rochefort en cassant quelques réverbères après avoir chanté la Marseillaise.

Le Gouvernement émaille la foule de municipaux et de sergents de ville. Spectacle qui ramène la foule le lendemain.

Les carrières d’Amérique descendent la chaussée de Ménilmontant et prennent la direction du « mouvement ».

Les carrières d’Amérique, vous le savez sans doute, sont des fours à plâtre abandonnés, habités par une population considérable de voleurs, de filous, de vagabonds, et surtout de jolis petits messieurs aux cheveux coupés d’une certaine façon, portant presque tous une casquette et une blouse blanche. Les plus âgés ont la poigne forte et « protègent » ; les plus jeunes ont la voix frêle et la démarche nonchalante.

Cette vile canaille saccage tout sur son passage. Le boutiquier s’effraie et l’ouvrier regarde froidement.

Les révolutionnaires à l’état latent se concertent et tâtent le terrain. La foule des badauds donne une certaine couleur aux espérances des blanquistes.

Les troupes arrivent et on a l’esprit de cacher les sergents de ville. La grosse cavalerie sillonne les boulevards, à la grande joie des Parisiens. Les faubourgs s’arment de triques pour recevoir la « fripouille » ; et la fripouille se fait casser le nez d’abord par les ouvriers du faubourg Antoine, et ensuite incarcérer à Bicêtre et à la Conciergerie, où elle est pour les dix-neuf vingtièmes des arrestations.

Enfin tout est fini ; mais il est ressorti de cette échauffourrée une leçon qui est aussi une menace, et, j’ose le dire, une consolation : c’est que les dix-huit années de régime absolu n’ont pas tellement désossé la population qu’elle ne puisse à une heure donnée revendiquer ses libertés. La masse n’était pour rien dans ce mouvement, mais elle ouvrait les narines d’une manière qui m’a donné singulièrement à réfléchir !

C’est pour vous consoler que je vous dis cela et que je vous embrasse, chère amie, de tout cœur.

À vous.

HENRY HARRISSE.
(Extrait.)
M. Henry Harrisse, avocat au barreau de New-York, rue Lavoisier, à Paris.


Nohant, 15 juin 1869.
Cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Moi je déplore ce tapage inutile. Il eût été si beau de bien voter et de rester calme ! Je crois que Paris apprendra à donner cet exemple au monde ! Mais il paraît que nous n’y sommes pas encore. On dit que c’est la faute aux carrières d’Amérique.

Pourquoi y a-t-il encore au milieu d’une civilisation dont les splendeurs nous coûtent si cher, des repaires de bandits capables de troubler Paris pendant quatre jours ?…

À vous de cœur.

G. SAND.

Paris, 28, rue d’Astorg.

2 août 1869.
Chère amie,

Les journaux annoncent que vous êtes ici, surveillant avec soin les dernières répétitions de la Petite Fadette. Je vous écris néanmoins à Nohant.

Hier, j’ai été voir Sainte-Beuve. Il sortait d’une de ses crises et était abattu. On l’avait sondé la veille, et comme il arrive toujours en pareil cas, la partie malade était irritée. Aussi pouvait-il à peine s’asseoir. La conversation le ranimait cependant, et vers la fin il a retrouvé cette verve sans égale qui charme véritablement tous ceux qui l’écoutent. Il a parlé de vous avec une très grande bonté, et ce n’était que justice.

Je suis alors allé dîner chez Renan à Sèvres. Il était superbe. Je commence à lui trouver un air olympien. Le Saint Paul a beaucoup de succès. Vous l’avez lu, n’est-ce pas ? La famille de notre ami part demain pour Yport afin de faire prendre des bains de mer à son petit garçon, Ary.

J’ai aussi rencontré les Concourt. Le plus jeune a bien mauvaise mine. Ils arrivaient de voyage, et se plaignaient du bruit que font leurs voisins. Leur système nerveux me semble complètement détraqué.

La température ici est aussi agréable que possible, et je vous assure qu’il fait meilleur à Paris qu’en Suisse.

Des Dumas, je ne sais qu’une chose, c’est que toute la famille a fait une excursion sur le yacht du Prince. Ce dernier est en ce moment au Palais Royal.

Nous marchons donc à une révolution, et une révolution aussi singulière qu’inattendue. On ne le croirait pas d’abord, à voir l’accalmie qui règne ici ; mais lorsqu’on considère l’indifférence complète avec laquelle le message « octroyant » de nouvelles libertés a été reçu par les masses, et le peu d’enthousiasme qu’excitent les protestations des députés de la gauche, on est bien obligé de reconnaître que la question est ailleurs.

J’ai l’idée que depuis dix-huit ans bien des choses fermentent, et que nous allons voir la France distancer en un seul bond toute les nations du monde ; qu’enfin nous allons assister avant dix-huit mois à une révolution sociale, et que les problèmes les plus compliqués vont se trouver résolus avant d’avoir été véritablement approfondis, et peut-être sans violence. Mais du diable si je sais par qui et comment ! !

Tout à vous et de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme, un baiser aux enfants. Je vais envoyer à la rue Gay-Lussac les deux ou trois bibelots que j’ai rapportés de Suisse pour vous.



(Extrait.)
6 août 1869.
Cher ami.

Je suis bien paresseuse, n’est-ce pas ? Il fait si chaud ici ! On en jouit et on s’endort dans des occupations isolantes, Maurice l’agriculture et moi la botanique. C’est à peine si je sais que nous sommes en révolution. Pourtant, si vous dites vrai, si c’est une Révolution sociale, ça m’intéressera quand j’en serai sûre. Il me semble, au reste, que c’est la seule possible ; tout mouvement purement politique me semble tourner dans un cercle vicieux — insoluble…

G. SAND.


28, rue d’Astorg.

26 mars 1870.
Chère amie,

Vous avez quitté Paris si vite après la première représentation de l’Autre, que je n’ai pu vous serrer encore une fois la main. Je vous adresse et mes compliments et mes remerciements. Claudie en méritait autant, et laissez-moi vous féliciter du succès d’enthousiasme que ce beau drame obtient en ce moment au théâtre de Cluny.

Maintenant, dans le monde officiel et dans celui des lettres, on ne parle à peu près que du roman de vous publié dans la Revue, à cause du portrait que vous y auriez tracé de l’impératrice : et les commentaires d’aller leur train ! ! !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, à ce propos, l’autre soir, l’impératrice est venue chez la princesse, et n’a causé un peu longuement qu’avec Villemot et Dumas.

— Qu’est-ce qu’elle vous disait donc ? ai-je demandé à ce dernier. — Elle veut que madame Sand entre à l’Académie.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Moi, vous comprenez, lui ai-je dit, une femme aller rendre visite à des hommes, ça demande réflexion ! ! !

Il ne fait guère beau temps à Paris en ce moment, et je me demande si nous n’allons pas avoir un peu de soleil. Pour peu que cela continue, j’irai le chercher en Espagne !

Je n’ai pas vu madame Villot, dont le fils vient d’être décoré, mais j’ai rencontré hier M. Villot, qui se porte très bien, et vend sa bibliothèque. Je vous en enverrai le catalogue.

La vente des livres de Sainte-Beuve est très suivie, et produit de beaux résultats pour Troubat. Elle ne contenait qu’un seul livre de vous, André, sans aucune note.

Musset n’était pas non plus annoté.

La semaine prochaine, le libraire Potier met en vente un livre qui doit vous intéresser :

« Théâtre de M. Favart, ou Recueil des opéras-comiques et parodies qu’il a donnés depuis quelques années, avec les airs gravés. Paris, Prault, 1746, 2 vol. pet. in-8°, mar. r. fil. tr. dor. (Rel. anc.)

» Sous ce titre sont réunies les pièces suivantes, imprimées séparément et en éditions originales : Moulinet Ier ; la Servante justifiée ; la Chercheuse d’esprit ; les Bateliers de Saint-Cloud ; le Prix de Cythère : Hippolyte et Aricie ; le Coq de village ; la Coquette sans le savoir ; Acajou ; l’École des amours grivois ; le Bal de Strasbourg ; Thésée. L’exemplaire est aux armes du maréchal comte de Saxe. »

On sait que madame Favart fut la maîtresse du maréchal, mais seulement à son corps défendant et après que le terrible amant eut obtenu une lettre de cachet contre le mari[22], et qu’elle eut été elle-même renfermée successivement dans deux couvents, où elle était traitée en prisonnière d’État.

Un billet autographe du maréchal À la Fée Jantiliesse (Gentillesse), sans doute madame Favart, est joint à l’exemplaire.

Du reste, rien de nouveau. Dumas semble jouir d’une très bonne santé, et je vois Flaubert à la Bibliothèque de la rue de Richelieu tous les jours.

Maintenant, chère amie, donnez-moi de vos nouvelles, que je sache si, comme je l’espère, vous continuez à vous bien porter.

À vous de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — Mes meilleurs compliments à Maurice et à madame Maurice, un baiser aux petites filles.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York,

30, rue Cambacérès, Paris.
9 août 1870, mardi matin.
Chère et pauvre amie.

D’ici je vois, je sens, je devine votre tristesse, mais je suis persuadé que vous n’êtes pas découragée.

Quant à moi j’ai la conviction que nous assistons au commencement de la plus grande crise politique que l’Europe ait éprouvée depuis 1793, et qu’il va surgir des événements qui étonneront le monde.

Ce qui est bien certain, à mes yeux, c’est que la Chambre qui se réunit aujourd’hui sera avant longtemps une constituante, et peut-être une convention. La commotion terrible que ce noble pays est à la veille de ressentir n’a rien qui m’effraie, car la France n’a véritablement conscience d’elle-même, de sa force, et, j’ose le dire, de sa mission, que lorsqu’elle se trouve sur le bord de l’abîme.

Cependant, je dois avouer que j’étais loin de supposer que ce serait à la suite d’une invasion de Prussiens… !

Maintenant, voici ce qui est arrivé. L’armée française, que depuis trois ans on semblait mettre au prix de dépenses et d’efforts inouïs sur un pied formidable, n’existait que sur le papier ! Lorsque après la déclaration de guerre on a eu fait tout ce qu’on pouvait, et appelé même les soutiens de veuves et les fils uniques, le ministre de la guerre n’a jamais pu réunir de Thionville à Châlons et de Châlons à Besançon, que deux cent mille hommes, lesquels on a disséminés, fractionnés en petits corps échelonnés sur une ligne immense, et à deux et trois étapes les uns des autres. Plusieurs de ces grands corps n’existaient même que de nom. Ainsi le corps de Félix Douay, (pas la division Abel Douay battue à Wissembourg), n’a jamais eu que deux régiments : le reste est à Civitta-Vecchia, attendant qu’une mer calme lui permette de s’embarquer.

Ce qui reste de ces deux cent mille hommes, après les défaites de Frossard et de Mac-Mahon, devra lutter contre trois corps d’armée de cent quarante à cent cinquante mille hommes chacun, admirablement organisés, se tenant par la main, et campés au plein cœur de l’Alsace. Il y a derrière eux une réserve, dont j’ignore le chiffre, et dans la Forêt Noire un corps d’armée, qui probablement va chercher à entrer par la trouée de Béfort.

Est-ce à dire qu’en présence de cet immense danger, il faille jeter le manche après la cognée ? Est-ce à dire qu’il faille même douter du succès ? Si la France n’est pas devenue une autre France ; si c’est la même nation qu’il y a à peine cinquante ans a tenu, seule, tête à l’Europe entière pendant des années, et qui au moment où en 1793 son sol était envahi de tous côtés, que la guerre civile sévissait à l’intérieur, qu’elle n’avait aucune organisation, aucunes finances, presque pas d’hommes ayant reçu une éducation militaire, pas de marine, a conquis un des deux hémisphères, vous pouvez être sûre, mon amie, qu’avant longtemps, et peut-être au moment où j’écris ces lignes, la France aura repoussé les Allemands jusque sur la Sarre.

Si malheureusement je venais à me tromper dans mes prévisions, c’est qu’alors nous serions arrivés à ces époques fatales où les grandes nations achèvent leurs destinées, quelquefois au milieu d’une prospérité factice, comme ces magnifiques navires, comme ces ponts superbes qui, dans les ports, sombrent tout à coup, sans qu’on ait aperçu jamais une fissure, un défaut quelconque, mais qui étaient rongés à l’intérieur par des termites en ne laissant qu’une mince écorce.

Adieu, je vous embrasse de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — Je suis en mesure d’assurer que cent mille Italiens viennent au secours de la France, mais ils ne peuvent être prêts avant dix jours ! Dix jours !! ! Je vous donne cette nouvelle comme absolument certaine.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 13 août 1870.
Cher ami,

Vous devinez bien ce que je pense. Je suis désolée et non abattue. Inutile d’échanger nos réflexions sur ces terribles événements. Elles sont les mêmes ; mais il faut que je vous dise ce que vous ne savez pas à Paris, ce qui se passe dans nos campagnes, les plus paisibles, les plus patientes, les moins révolutionnaires de la France, à cause de leur position centrale et du manque relatif de communications rapides. Eh bien, c’est une consternation, une fureur, une haine contre ce gouvernement, qui me frappe de stupeur. Ce n’est pas une classe, c’est un parti[23] : c’est tout le monde, c’est le paysan surtout. C’est une douleur, une pitié exaltées pour ces pauvres soldats qui sont leurs enfants ou leurs frères.

Je crois l’Empire perdu, fini. Les mêmes hommes qui ont voté le plébiscite avec confiance voteraient aujourd’hui la déchéance avec unanimité. Ceux qui partent ont la rage dans l’âme. Recommencer à servir quand on a fait son temps, c’est, pour l’homme qui a repris sa charrue, une iniquité effroyable. Ils se disent trahis, livrés d’avance à l’ennemi, abandonnés de tout secours. Il n’en est pas un qui ne dise : « Nous lui f… notre première balle dans la tête. » Ils ne le feront pas, ils seront très bons soldats, ils se battront comme des diables, mais par point d’honneur et non par haine des Prussiens, qui ne les menaçaient pas, disent-ils, et qu’on a provoqués follement.

Hélas ! non, ce n’est plus l’enthousiasme des guerres de la République. C’est la méfiance, la désaffection, la résolution de punir par le vote futur. Si toute la France est ainsi, c’est une révolution, et si elle n’est pas terrible, ce que Dieu veuille I elle sera absolue, radicale. — On se réjouit à Paris du changement de ministère ; ici, on s’en soucie fort peu ; on n’a pas plus foi en ceux qui viennent qu’en ceux qui s’en vont.

Voilà où nous en sommes. Nous tâchons, nous, d’apaiser ; mais nous ne pouvons nous empêcher de plaindre cette douce et bonne population qu’on décime et qu’on exaspère, après qu’elle a fait gaiement tant de sacrifices pour être forte dans la paix. Et tout cela au beau milieu d’une année désastreuse pour les récoltes !

Donnez-moi des nouvelles ; amitiés de nous tous.

G. SAND.

Je ne vous parle pas de mes chagrins personnels. Deux de mes petits-neveux[24], mes petits-fils par le cœur, vont partir aussi.


Paris, 30, rue Cambacérès.

4 septembre 1870.
Chère amie,

Avant que les chemins de fer, coupés par les hulans prussiens, ne m’empêchent de correspondre avec vous, je veux vous envoyer un petit mot.

Quoi qu’il arrive, je resterai à Paris, car j’ai un pressentiment que les patriotes ne seront pas tous sur les remparts, et qu’il y aura des services à rendre dans les rues.

Oui, je crois à la guerre civile, et cela sous peu de jours, et si le siège se prolonge, nous assisterons à des scènes terribles. Je veux tout voir, tout entendre, et chercher à puiser dans ce spectacle inouï l’indice de ce que l’avenir réserve à la France.

Chose singulière, on ne semble pas se douter à Paris que quatre cent mille Prussiens sont à quelques lieues de la capitale. Si je vous disais qu’une partie de la population croit à l’heure qu’il est, que la guerre est terminée, et qu’en proclamant la République, on a dissipé le danger !

Maintenant, chère amie, vous avez le temps de m’écrire un mot ; si je puis vous être utile, disposez de moi sans hésiter.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.


Vous savez sans doute que c’est à Puys, chez Dumas, que la princesse a été arrêtée. Je vous envoie, sous ce pli, les commentaires du Réveil. C’est tout simplement odieux !


9 septembre 1870.

Écrivez-moi tout ce qui vous sera possible.

À tout hasard je vous réponds. J’ignore si nous aurons la guerre civile. J’espère que non. Cette grande effervescence allume les mauvaises passions, mais elle les use. Ce que je trouve déplorable en ce moment, c’est la bravacherie, la furie, la lâcheté de certains insulteurs contre l’ennemi. Est-ce là du courage ? Est-ce la vérité ? Les Prussiens et les Allemands commettent-ils toutes les atrocités qu’on raconte ? Il m’est impossible de le croire. Ils sont soumis à une grande discipline, et leurs officiers ne leur laisseraient pas éventrer des enfants et torturer des vieillards. Si quelques maraudeurs ont commis des crimes, la nation en est-elle responsable ? Ces malheurs n’arrivent-ils pas dans toutes les guerres ? D’ailleurs si j’étais homme je ne voudrais pas aller me battre avec la haine au cœur. Il me semble que cela diminuerait mon courage, et qu’il n’est pas nécessaire d’être furieux pour défendre l’honneur de son pays.

Le cruel bombardement de Strasbourg est un acte de barbarie, mais n’en avons-nous pas à nous reprocher aussi dans l’histoire ? La guerre est une divinité aveugle. Elle ne respecte pas les travaux de l’art, les œuvres de l’intelligence. Mais entre ces actes de vandalisme et la férocité qu’on impute à ce peuple allemand si bon chez lui, il y a un abîme, et il me faudrait le voir pour le croire.

Quant à l’imbécile calomnie contre la princesse Mathilde, elle a été démentie en même temps… et il ne faut pas s’arrêter à cette écume. Ce n’est pas la France tout cela ! En ce moment la véritable expression de la nation tout entière c’est le manifeste de Jules Favre et s’il eût eu le temps de le soumettre à toute la France il eut eu plus de signatures que le plébiscite n’a eu de voix.

Je n’ai pas peur. Quelque malheur qui nous écrase, notre race latine est vivace et se relèvera toujours. La République digne et pure se lèvera toujours dans nos aspirations et finira par se lever en réalité. C’est justement le besoin et le but de ces races peu habiles à organiser, mais qui préfèrent leur idéal au bonheur. Quand elles s’endorment sous un empire elles y meurent pour un temps. Voyez comme elles se réveillent !

Enfin espérons une paix honorable et pas trop de sang répandu !

À vous,

GEORGE SAND.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York, 30, rue Cambacérés, Paris.

Samedi.
Chère amie,

Puisque vous m’engagez à vous écrire « tout ce qui me sera possible », je commence par vous dire que votre lettre du 9 est d’un bon sens, d’une vérité absolus.

Les Prussiens se conduisent mieux qu’aucune armée s’est jamais conduite depuis que le monde est monde ! Certes, ils ne me sont pas sympathiques, car je ne connais rien de plus opposé à ma nature qu’un officier prussien, mais il faut avant tout rendre justice à ses ennemis.

Pour eux, c’est une guerre nationale. L’unité allemande était leur plus haute aspiration. Ils se battent pour la consacrer. La France leur a fait la guerre, parce qu’elle voyait dans cette unité la fin de sa prépondérance militaire sur le continent. La France est battue sur un terrain qui n’était ni celui de la justice ni de la civilisation. Aujourd’hui elle combat pour l’intégrité de son territoire, c’est elle alors qui à son tour a raison, et tout ce que j’ai de cœur, de force et de volonté est pour elle, et pour elle seule !

Maintenant, on parle de Strasbourg, de sa cathédrale et de sa bibliothèque. Mais a-t-on oublié la cathédrale et la bibliothèque de Mayence, détruites de fond en comble par les Français au commencement de ce siècle ? A-t-on oublié le pays en face de Strasbourg même, ce Palatinat mis à feu et à sang par Turenne ?

Deux torts ne font pas une raison, je le sais ; mais si Ion invoque la civilisation et le progrès, je réponds qu’il n’y a rien de plus contraire à la civilisation et au progrès que la guerre. Qui dit guerre dit tout, doit s’attendre à tout, expliquer et excuser tout !

Les Prussiens en ce moment respectent les femmes et ne pillent point. Ils ne semblent même pas traîner à leur suite ces viles canailles qui sous l’habit militaire, volent et incendient, tout en rendant l’armée responsable de leurs excès. C’est la première fois que cela se voit. Il est vrai qu’ils fusillent les paysans qui non enrégimentés tirent sur eux. Les Français, et tous les peuples en guerre ont toujours agi de même. Non, à ce point de vue, la guerre s’est plutôt humanisée.

La paix est-elle possible ?

Oui ! — et très prochainement.

Soyez bien persuadée que la Prusse ne veut ni île la Lorraine ni de l’Alsace, à aucun prix.

M. de Bismarck dit, et avec raison ! « Nous combattons pour notre unité, dans le présent et dans l’avenir. Strasbourg et Metz sont un danger permanent pour nous, car de ces deux forteresses, vous pouvez vous élancer sur la Prusse Rhénane et Bade : ce que vous ne manquerez pas de faire quand même, à la première occasion, car vous êtes une nation aussi militaire que nous, et ce n’est pas du jour au lendemain qu’on change son acabit. Nous voulons parer à ce danger, autant que cela nous est possible, car nous prévoyons des difficultés intestines, dont vous chercherez très sûrement à profiter. Eh bien, nous voulons Metz et Strasbourg. »

Mais l’Allemagne ne demande la possession de ces deux forteresses, que pour obtenir qu’elles soient démantelées. Ce démantèlement et une indemnité considérable (environ deux milliards), avec une petite rectification de frontières à l’avantage de la Bavière, est, j’en suis persuadé, tout ce qu’ils espèrent obtenir.

Maintenant je ne crois pas que la Prusse accepte l’idée d’un congrès européen. Elle traitera directement avec la France, comme elle a traité directement avec l’Autriche après Sadowa. Mais ici, se présente une difficulté. Je crains qu’elle se refuse à reconnaître le gouvernement actuel, et il se pourrait que la convocation d’une assemblée constituante, décrétée hier, ait pour but de parer à cette éventualité.

Il y a aussi une complication politique qui germe en ce moment et pourrait changer totalement la face des choses. La Russie a dénoncé le traité de 1856, impose par la France et l’Angleterre après la guerre de Crimée. Le fait est vrai ; mais ce que nous ignorons, si c’est dans le but de créer des difficultés à la Prusse, en faisant cause commune avec l’Angleterre et les neutres, à ce prix ; ou pour profiter de l’état actuel des choses, d’accord avec la Prusse, et pour contrebalancer l’action de l’Angleterre si elle cherchait à imposer une médiation armée.

Cette médiation armée ne me semble pas aussi proche qu’on le croit généralement à Paris.

Quant à l’action des États-Unis, dont on fait grand bruit ici, elle est tout simplement impossible, contraire à nos traditions et à notre politique. Une action officieuse, de l’accord des belligérants, c’est possible, mais c’est tout, et pour les Américains c’est beaucoup.

Et cependant, je crois à la paix, parce que je crois au bon sens des Allemands, et à la perspicacité de M. de Bismarck. Si la guerre continue, c’est que le parti militaire qui entoure le roi n’aura rien voulu écouter.

La déclaration ou proclamation de la République nettoie le terrain et simplifie les choses ; mais combien elle doit donner à penser aux politiques allemands, eux qui ont toujours combattu et semblent même en ce moment combattre l’envahissement du principe démocratique !

Chose étrange, j’ai toujours pensé que ce qui sortirait de cette guerre, ce serait une République des États-Unis de l’Europe ; et que l’Allemagne serait la première à en ressentir le contre-coup. Mais pour cela, il faut que la République fonctionne en paix en France, et je crains le contraire !

Vous n’avez pas l’idée de l’ignorance, de la jactance, de la présomption et de la violence aveugle des républicains de ce pays. Si la République est encore une fois jugulée, elle le sera par les républicains eux-mêmes !

Une fois la paix faite avec la Prusse, vous aurez une guerre civile épouvantable, sans cause, et dont la responsabilité retombera sur une classe de misérables ambitieux, qui, à mes yeux, ont et auront fait plus de mal, cent fois, que les Prussiens !

À vous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Écrivez-moi si vous le pouvez.

Votre lettre aux journaux a produit un excellent effet.


30, rue Cambacérès.

Dimanche soir.
Chère amie,

Les choses se compliquent ! Je crois que les négociations diplomatiques sont abandonnées, l’Angleterre se tenant à l’écart, et la Prusse ayant déclaré qu’elle ne permettrait l’intervention de personne, que cette intervention fût officieuse ou autre !

Mais ce qui est singulier, c’est la supposition (que je crois fondée) que la Prusse se refuse à reconnaître le gouvernement qui siège à l’Hôtel de Ville, et ne veut traiter — devinez avec qui ?

Je vous le donne en mille ! Elle ne veut traiter qu’avec l’empereur Napoléon III.

Dans ce cas, je ne sais en vérité comment l’on sortira du dilemme.

Paris est complètement transformé depuis hier. Les hôtels, les rues sont presque déserts. La poussière est intolérable, et l’on commence à voir l’anxiété peinte sur tous les visages ; mais pas assez cependant pour dissimuler une détermination de se battre avec la plus grande énergie.

Les gardes mobiles de la province affluent de toutes parts ; et je dois reconnaître que j’ai rarement vu de si beaux hommes. Ils sont graves et modestes, tels que je n’aurais jamais cru que la province pût en fournir en si grand nombre. Pour eux, ni chants ni cris. Ah ! combien je voudrais que cent cinquante mille de ce genre eussent pu pendant trois mois apprendre à manœuvrer et se servir de leurs armes !

Demain, me dit-on, le gaz sera éteint, faute de charbon. L’aspect de Paris, dans ces conditions nouvelles, avec la canonnade à jet continu, et l’impossibilité de quitter la ville, manquera de charme absolument. Mais qu’importe ! c’est le pays qui joue jusqu’à son existence, et loin de moi l’idée de m’en aller. Je puis avoir des services à rendre, et je ne veux pas faillir à la tâche que je me suis imposée.

Je fais des vœux pour que vous restiez bien tranquille dans votre province, et que Nohant échappe aux réquisitions des hulans.

Je vous embrasse de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme ; un baiser aux petites.


14 septembre 1870.

Je ne crois pas à votre nouvelle, cher ami. La Prusse ne peut pas vouloir nous prendre tout, même l’honneur. Ce serait de la haine et la vraie France ne mérite pas cela.

Nous ne sommes pas en sûreté comme vous croyez. Les bandits renvoyés de Paris courent les campagnes et nous ne dormons que d’un œil. Mais, quoi qu’il arrive, nous ne sommes point effrayés et alarmistes. Les gens de bonne conscience ne connaissent pas la peur.

À vous de cœur. Recevrez-vous ceci ?

GEORGE SAND.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York,

30, rue Cambacérès, Paris.
16 septembre 1870.

Hélas ! chère amie, je crains bien que l’idée de ne traiter qu’avec le monarque déchu ne soit un des points essentiels de la politique du roi de Prusse. Qui sait si le concours efficace que lui a prêté la Russie ne doit pas être récompensé par l’abandon, en ce qui touche la France, du traité de 1856 ?

De toutes les choses extraordinaires que nous pouvons rêver, celle-ci est peut-être la moins impossible. Mais quel cauchemar que cette hypothèse :

Après trois semaines de défense, les Prussiens entrent dans Paris. Quelques jours après. Napoléon III, lui-même ou ses fondés de pouvoir ou la Régence amenée dans les bagages de l’étranger, traite, des Tuileries, avec le roi de Prusse directement.

Le Gouvernement provisoire erre de Tours à Limoges, et finit par s’installer à Lyon. Cette dualité engendre un état de choses que je vous laisse à deviner !

Une espèce de Chambre est convoquée. Le calme renaît dans les esprits. On voit d’un côté la paix avec la Prusse assurée à un prix moindre qu’on ne le supposait, un gouvernement qui promet de rétablir l’ordre, et d’être aussi libéral qu’on veut.

Autre hypothèse. La perspective de la continuation de la guerre, avec des dissensions intestines à la clef, et si l’on réussit à chasser les Prussiens (avec quoi repousser cinq cent mille hommes disciplinés ?) alors un gouvernement à Paris qui sera taillé sur le modèle de celui de Lyon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’état actuel est énervant ! Je voudrais que la canonnade commençât demain, pour en finir plus tôt ; mais je crains que pour me servir de l’expression cynique de M. de Bismarck, on ne laisse encore quelque temps les « Parisiens cuire dans leur jus ».

La princesse est en Belgique, à Moos (?) saine et sauve. Théophile Gautier est parti pour Genève. Le reste de la vieille phalange reste. Hier j’ai vu Saint-Victor entrer avec Rochefort à la Bibliothèque dite impériale. Ce sont nos amis les peintres qu’il faut voir ! ! Pas patriotes les peintres — oh non ! mais pas du tout !

Je vous embrasse de tout cœur.

À vous.

HENRY HARRISSE.

Par ballon monté. (Petit papier fin.)

30, rue Cambacérès.
24 décembre 1870.
Chère et fidèle amie,

Nous nous portons très bien. Marchal et Plauchut montent leur garde, madame Villot fait des provisions, bien qu’il y ait encore du cheval, du sel, du vin et du pain bis pour quarante-cinq jours. Madame Adam a reçu hier un mot de sa fille Toto qui est 2, Cross Street, à Saint-Hélier, Jersey, en bonne santé.

Votre petit établissement de la rue Gay-Lussac est intact.

Il fait un froid intense.

Donnez-moi de vos nouvelles.

Adressez votre lettre — qui peut être très longue — 30, rue Cambacérès.

Puis mettez-la sous enveloppe à l’adresse du colonel Hoffman, secretary of the Legation of the United States in Paris.

Enfin, mettez le tout dans une autre enveloppe à l’adresse de His Excellency the Minister of the United States, in London. (Angleterre.)

Et jetez à la poste après avoir affranchi jusqu’à Londres[25].

Si je puis vous être utile à quoi que ce soit, n’hésitez pas !

À vous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs souhaits à Maurice et à sa femme, un baiser aux enfants.


Nohant, 29 décembre 1870.
Cher ami,

Je reçois aujourd’hui 29 votre lettre du 24. Celle-là est venue vite. C’est une joie d’avoir des nouvelles des amis enfermés. Je vous remercie de m’en donner et je vais tâcher de vous faire parvenir ceci par la voie que vous m’indiquez… J’ai aussi reçu une lettre de Toto, il y a trois jours et j’ai écrit à sa mère par télégramme… Dites-lui, je vous prie, que sa chère petite est bien portante ; au reste je vous envoie sa lettre. Vous me dites que la mienne peut être longue et je vous écris sur du papier très fin. Vous causerez à la pauvre Juliette une joie immense en lui donnant l’écriture de sa fille et des détails que certainement elle n’a pu avoir…

Quant à nous, quoique nous ayons eu les Allemands bien près, nous n’avons encore éprouvé aucun dommage et nous nous portons bien malgré un froid épouvantable.

Nous ne pouvons vous rien dire de l’armée, par la raison très simple que nous ne savons rien. Nous nous trouvons par la situation du pays, moins informés que vous ne l’êtes probablement à Paris. Les dépêches et les journaux sont pleins de réserves ou de contradictions. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé à Vierzon, qui a été occupé deux ou trois fois sans dommage de part et d’autre. Il y a de tout dans les renseignements particuliers qui nous arrivent ; rien qui puisse rassurer ni désespérer d’une manière certaine. Ce que l’on souffre de cette incertitude est un vrai supplice, mais il faut le supporter en silence pour ne pas augmenter l’irritation des autres. Adieu, cher ami, dites-moi si ma lettre vous est parvenue. Écrivez-moi encore. Tendrement de nous tous.

GEORGE SAND.

Vous savez que le père Dumas est mort à Dieppe au milieu de l’invasion du pays, mais doucement et peut-être sans rien savoir. Je suis inquiète de Flaubert. Je n’ai rien reçu depuis l’occupation de Rouen.

G. S.


Par ballon monté.

(Petit papier fin.)
20 janvier 1871.
Chère amie,

Votre bonne lettre du 29 décembre ne m’est parvenue qu’hier, au matin. Sans prendre le temps de me débarbouiller je me suis misa la recherche du fidèle Plauchut que j’ai trouvé dans un endroit indescriptible. Imaginez-vous un sixième, encombré de tableaux, de bibelots et de volailles dans des cages ou picorant dans les chambres. Des provisions de bouche, des uniformes, des bonnets à poil, des yatagans et des chinoiseries, dont la plus curieuse, à mon avis, était le maître de céans, encore couché, couvert d’une peau à longs poils !

Je vous laisse à deviner sa joie en apprenant que son frère le colonel était sain et sauf. Il a voulu m’embrasser : moi, je n’ai pas voulu !

Une demi-heure après, il remettait à madame Adam la lettre de sa fille, et, à en juger par celle que je viens de recevoir de cette dame, son bonheur est décidément complet. Plauchut devait venir me prendre ce soir pour aller dîner chez Magny, et me donner des renseignements à votre adresse. Il ne vient pas, je ne l’attends plus, et je vous donne la préférence.

En même temps que votre lettre, j’en ai reçu une de Dumas et une dizaine d’autres pour des amis, tels que Renan, Berthelot, About. Mariette, etc.. qui étaient sans nouvelles de leurs femmes et de leurs enfants, et que j’ai eu le plaisir de mettre dans la jubilation. Ces nouvelles étaient toutes excellentes, et, rassurés sur le sort de leurs familles, ils peuvent maintenant regarder en face les dangers qui les menacent à Paris. Au moment j’écris ces lignes on se bat avec acharnement du côté de Saint-Cloud. C’est la grande sortie promise depuis longtemps. Qu’elle réussisse… Ah ! voilà Plauchut ! !

Dix heures et demie. Je rentre après avoir dîné avec Plauchut chez Magny, et, ma foi, je dois avouer que lorsque ce brave et intelligent restaurateur a appris que j’apportais de vos nouvelles, il a mis les petits plats dans les grands, et nous avons fait un repas comme dans les temps antiques et solennels. Magny est venu entre la poire et le fromage (une vraie poire et du vrai fromage — parole d’honneur !) nous apporter discrètement une bouteille de romanée-conti, couchée dans un petit panier, et trois verres, tenant, disait-il — et je le crois ! — à boire à votre santé.

C’est ce que nous avons fait. J’en suis tout étourdi. J’ai alors exhibé votre lettre et l’ai lue lentement, en appuyant sur chaque mot. Plauchut et Magny fermaient les yeux, et, dans une attitude béate et méditative, absorbaient « le miel que distillaient mes lèvres «. Une fois la lecture finie, il a fallu recommencer. Puis, Plauchut, se levant soudainement, voulut monter sur la table et chanter une chansonnette. Bref, c’est là un dîner qui fera époque dans notre existence. Dame, songez donc, chère amie, quoique ayant depuis le matin déjà dévoré notre ration quotidienne de trois cents grammes de pain noir, mi-partie riz et avoine, nous avons encore pu en manger, avec de la viande encore ! et trois adorables petits poissons de Seine.

Le bombardement continue, mais avec moins de violence. C’est toujours votre quartier qui est le préféré. Aussitôt que j’ai appris que la rue Gay-Lussac était l’objet des attentions « psychologiques » de M. de Moltke, je m’y suis rendu. Une bombe venait d’éclater dans une petite cour de votre maison, mais sans faire grand mal. Au moment où j’écris, quoique tout le quartier qui s’étend des Gobelins au Luxembourg ait été inondé de projectiles, il n’y a chez vous rien de touché : mais par mesure de prudence Plauchut a fait transférer chez lui, au boulevard des Italiens, tous vos tableaux et bibelots de valeur, où je les ai vus. Le Delacroix tranche singulièrement dans ce bizarre capharnaüm.

Tous vos amis vont bien ; et il n’est arrivé de dommage à personne que vous connaissiez ; le bombardement du reste est à peu près sans danger, car presque tous les habitants sont maintenant de ce côté de la Seine ; mais il y en a qui l’ont échappé belle ! Madame Berthelot ayant passé dans une autre chambre, une bombe énorme est entrée par le plafond, et a réduit en poudre le fauteuil qu’elle venait de quitter. Trois obus ont écorné la maison de Renan et d’autres ont éclaté sous ses fenêtres dans le jardin Galliera ; aussi s’est-il empressé de déménager. On lui a rendu sa chaire au Collège de France, et malgré le bombardement il fait aujourd’hui encore son cours.

Ce sont les hôpitaux qui ont le plus souffert. Que de femmes et d’enfants ont été tués ! Et quel spectacle de voir ces petits corbillards, suivis d’une foule énorme, et portant écrit en grosses lettres : « Petite fille de six ans tuée par un obus prussien ! » Quand j’y songe, mon gosier se dessèche, et j’ai peine à me retenir, pour ne pas aller aux remparts avec les autres !

Nous sommes enfin en plein dégel — et il n’était que temps, car le bois manque. Quant au reste, je crois qu’en s’imposant des privations, on peut encore aller jusqu’à la première semaine de mars. Mais quel mois à passer ! La mortalité augmente dans de fortes proportions. Elle s’est élevée la semaine passée à près de quatre mille décès. Ce sont surtout les enfants qui meurent. De ma fenêtre, je vois, par une pluie battante, une longue queue de malheureuses femmes qui attendent depuis des heures devant la grille fermée d’une boutique, leur pauvre pitance de pain noir, mais je n’entends pas un cri.

La ville n’a jamais été plus paisible, plus résignée, plus forte, plus patriotique. Les clubs et les journaux avancés laissés à eux-mêmes ne sont plus ni lus ni fréquentés ; et, quant au bombardement, loin d’effrayer la population il n’a fait que l’affermir davantage.

Au Point-du-Jour, où les obus, l’autre jour, tombaient dru mais sans encore atteindre les fortifications, le talus était couvert de femmes et d’enfants, que ce spectacle amusait. Les Prussiens ayant rectifié leur tir, et les bombes se rapprochant, la garde nationale s’efforça, mais en vain, d’éloigner ces imprudents. Il vint à pleuvoir, et les femmes ouvrirent tout simplement leurs parapluies, sans bouger. La scène me parut assez typique.

Content d’apprendre que les Prussiens ne sont pas allés jusqu’à Nohant et que vous vous portez tous bien, je vous embrasse tous de tout cœur, et vous dis au revoir, car si vous ne venez pas à Paris, aussitôt le siège levé, d’une façon ou d’une autre, je me propose d’aller prendre un bain de soleil en Andalousie, et je passerai par le Berry.

H. H.

Écrivez à Dumas que sa lettre m’est parvenue, que j’y ai répondu immédiatement, et que, depuis, ce n’est qu’une procession de personnes à qui j’ai fait parvenir ses messages, et viennent me remercier. Écrivez-moi tous les deux une longue lettre : il est absolument inutile que vos chères lettres soient sur du papier pelure !

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme ; un baiser aux petites filles.

H.

Les deux Berton sont à Paris sains et saufs.

Le père est venu voir Plauchut hier. Nous sommes aussi inquiets de Flaubert et de Taine, qui devait être à Tours. About et sa famille sont ici tous en bonne santé.



À M. Henry Harrisse, à Paris.


Nohant, dimanche 29 janvier 1871.
Cher ami,

Quelle joie nous apporte votre lettre si bien détaillée, si intéressante, et qui nous rassure autant que possible sur tous ceux que nous aimons ! Nous restons pourtant inquiets de Marchai, qui m’a écrit le 17, à la veille de la sortie dont il devait être. Je suis étonnée aussi que ni vous ni Plauchut ne m’ayez parlé de ma pauvre Martine (ma bonne) qui demeure rue Gay-Lussac dans le haut de ma maison et qui eut pu être blessée. Et, depuis votre lettre, il a pu se passer tant de choses ! On se rassure à peine sur ses amis ; car on se demande ce qui a pu leur arriver le lendemain du jour où ils ont écrit. On est heureux de tenir et de relire cent fois un mot de leur main, et puis l’inquiétude et la douleur recommencent. On ne dort pas, on mange à regret, on souffre moralement, par l’imagination, tout ce qu’ils souffrent matériellement. Que Paris nous est cher, à présent, et comme nous aimons ceux qui donnent ce grand exemple à la France ! Pauvre France ! quelle fatalité pèse sur nos armées ! Il y a pourtant du cœur et du dévouement en masse ; mais le soldat souffre trop, et nous ne sommes pas bien conduits, il faut le croire. Je ne sais pas ! Qui peut être juge des faits qu’on ne voit pas et qui ne vous sont transmis qu’avec une excessive réserve ? Mais je crois plus juste et plus vrai de mettre la faute sur le compte de quelques hommes insuffisants, que sur celui d’une nation généreuse et brave dont la tête s’appelle Paris et se défend avec tant d’héroïsme. Quelle sera la fin ! impossible de le prévoir, et nos âmes sont dans une sorte d’angoisse…

Ah ! mon Dieu, cher ami ! le sous-préfet de La Châtre m’apporte la nouvelle de l’armistice ! Je ne sais pas si c’est la paix ; je ne sais quel avenir, quelles luttes intestines, quels nouveaux désastres nous menacent encore ; mais on ne vous bombarde plus, mais on ne tue plus les enfants dans vos rues, mais le ravage et la désolation sont interrompus ; on pourra ramasser les blessés, soigner les malades ! — C’est un répit dans la souffrance intolérable. — Je respire ; mes enfants et moi, nous nous embrassons en pleurant. Arrière la politique ! arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme fanatique et creux, vide d’entrailles. Comme on sent dans Jules Favre une autre nature, un autre cœur ! Je suis en révolte depuis trois mois contre cette théorie odieuse qu’il faut martyriser la France pour la réveiller. Ne croyez pas cela ! La France est bonne, vaillante, dévouée, généreuse. Mais vous ne vous doutez pas à Paris de la manière dont elle est administrée. — Que de choses j’aurais à vous dire ! — Ah ! venez, venez vite, si vous pouvez sortir de Paris. Amenez-moi mon cher Plauchut, s’il peut s’absenter, et mes Lambert ; au moins la femme et l’enfant. J’imagine qu’on ne retiendra pas les femmes et les enfants. Nous sommes comme ivres d’émotion et de surprise. Nous redoutions pour Paris les derniers malheurs…

Vous enverrai-je cette lettre par Londres ? c’est bien long. J’attends à demain pour savoir s’ils laisseront passer les lettres pendant l’armistice. Je ne l’espère pas.


Lundi.

Pas de nouvelles. Le numéro du Moniteur, organe de Gambetta, ne publie pas encore la dépêche d’hier. Peut-être ne l’avait-on pas reçue au moment où le journal a paru. Mais il nous prépare, depuis quelques jours, à blâmer tout effort de conciliation. Il a un ton dépité, et je crains une division marquée entre le Gouvernement de Paris et la Délégation, c’est-à-dire entre Jules Favre et Gambetta. Les créatures de ce dernier ont dit, sur tous les tons, que la reddition de Paris n’engagerait pas la France. Mais on a l’impudeur de nous dire que la guerre ne fait que commencer sérieusement. C’est donc pour s’amuser qu’on a fait périr, depuis trois mois, tant de pauvres enfants par le froid, la misère, la faim, le manque d’habits, les campements impossibles, les maladies, le manque de tout, le recrutement des infirmes opéré cruellement et stupidement, l’incurie des chefs, l’incapacité des généraux ; oui, c’était un essai, la part du feu. En trois mois, on n’a rien su faire que de la dépense inutile, dépense d’hommes et de ressources. On est indigné en lisant, depuis deux jours, les décrets que l’on daigne prendre à la dernière heure, pour réprimer des abus que toute la France signalait avec indignation, sans que le Dictateur fît autre chose que de promener en tous lieux sa parole bouffie et glacée ! Ah ! ce malheureux fanfaron a tué la République ! Il la fait haïr et mépriser en France, et vous pouvez m’en croire, moi qui, en maudissant les hommes ambitieux et nuls de mon parti, persiste à croire que la forme républicaine, même la plus égalitaire, est l’unique voie où l’humanité puisse entrer avec honneur et profit.

Je ne sais si nos appréhensions se réaliseront. Nous craignons la lutte Favre et Gambetta. Nous craignons que Favre ne vienne pas lui-même à Bordeaux. Lui seul a assez de poids en France pour empêcher une scission funeste qui, en définitive, tournerait au profit des légitimistes ou autres ennemis de la République ; car vous allez voir le parti Gambetta insulter Paris comme il a insulté tout ce qui faisait obstacle à son ambition. Ce parti n’est pas la majorité, tant s’en faut. Mais il est au pouvoir, il a passé tout le temps du siège à s’installer, ne montrant d’autre préoccupation sérieuse que d’avoir des hommes à lui, honnêtes ou non, peu lui importe. Il brise ceux qui osent avoir un avis. Il procède à la manière de l’Empire, et plus brutalement, avec scandale. Et la France a subi cette dictature avec une patience héroïque, et elle sera calomniée aussi par ce parti incapable et outrecuidant, elle qui a tout donné, hommes et argent, quelle que fût l’opinion personnelle, pour défendre l’honneur national. Jusqu’à cette heure, rien n’a servi, tout a été désastre. Où donc est la raison d’être de cette dictature ? À l’heure qu’il est, tout vaut mieux que sa durée.

Voilà mon sentiment. Je ne demande pas mieux que d’être injuste et de me tromper. Je ne puis juger que par les faits accomplis ; mais par quoi juger si ce n’est par le résultat, quand on a été témoin de tout ce qui devait l’amener ? J’ai applaudi des deux mains au commencement ; tous les sacrifices me paraissaient doux, j’avais espoir en Gambetta et foi en la France.

Chère France ! plus que jamais elle est grande, bonne surtout, patiente, facile à gouverner, et, rendons justice à nos adversaires politiques, ils ont presque tous fait leur devoir. Qu’on ne vienne pas dire, pour sauver la gloire de la Délégation, qu’on ne pouvait pas mieux faire et que l’esprit public a été mauvais. Ce sera un infâme mensonge contre lequel je protesterai de tout mon pouvoir et de toute mon âme, quand viendra l’heure de juger sans faire appel aux passions.

Adieu, mon ami. J’envoie ma lettre par Londres. Puissiez-vous recevoir bientôt ces remerciements que mon cœur vous envoie. Je crains d’abuser de la délicatesse de nos communications en vous envoyant des lettres pour nos amis de Paris, et peut-être aurons-nous la facilité de nous écrire par une voie plus prompte.

À vous de cœur, pour moi et tous les miens.

G. SAND.


Paris, 30, rue Cambacérès.

2 février 1871.
Chère amie.

Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, datée du 29 décembre. Depuis, nous sommes sans nouvelles de vous, bien que chaque semaine je reçoive un courrier assez considérable. D’un autre côté, moi, je vous écris souvent.

Sachez donc que tous vos amis se portent à ravir. J’ai encore vu Plauchut hier, en garde national pour ne pas en perdre l’habitude. Vos bibelots, vos objets d’art, votre Delacroix sont en sûreté chez lui, boulevard des Italiens. Du reste, vous retrouverez votre appartement de la rue Gay-Lussac en parfait état, bien que les bombes soient tombées dans les quartiers du Panthéon et du Luxembourg plus qu’ailleurs.

L’armistice est signé, mais nous ne nous en apercevons pas encore. On a toujours sa ration de trois cents grammes de pain — et quel pain ! — et trente grammes de viande de cheval. Heureusement qu’il dégèle.

Lorsque vous reviendrez à Paris, il aura repris son aspect des jours heureux, car il suffira de remplacer les quinquets par le gaz, et l’avoine par de la farine, pour amener ce résultat, mais si vous pouviez voir la grande ville aujourd’hui vous seriez navrée. Ce qui vous désolerait surtout, ce serait l’aspect de ces soldats autrefois si pimpants. Je n’aurais pas cru que le soldat français, même dans les revers, pût jamais se relâcher à ce point !

Nous sommes en pleine campagne électorale. Les affiches multicolores des candidats ont remplacé les proclamations de la Défense nationale. Qu’elles émanent de Battur ou du général Trochu, de Badouillard ou de Jules Favre, c’est exactement le même style, les mêmes idées, le même manque absolu d’esprit pratique et de sens commun. Écoutez, chère amie, il est impossible d’être plus entiché des institutions républicaines que moi, mais je dois dire que je ne connais rien qui ressemble moins à un vrai républicain qu’un républicain français ; et si, par suite d’un cataclysme providentiel, la terre pouvait s’entr’ouvrir et engouffrer tous les républicains que je vois à l’œuvre, je suis persuadé que du coup la République serait fondée en France !

Enfin, espérons que le pays saura profiter de cette terrible leçon. Bien du terrain se trouve déblayé, mais des semences vivaces sont encore enfouies dans ce sol fertile, et je crains fort de les voir germer et fleurir de plus belle. Cependant l’occasion n’a jamais été aussi favorable. Si la France n’en profite pas, c’est que décidément il n’y a plus rien à espérer !

Adieu, chère amie, écrivez-moi une longue lettre, sur gros papier, non cachetée, et jetez-la tout simplement à la poste.

À vous de tout cœur,

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 2 février 1871.

Je vous ai écrit, cher ami, par la voie que vous m’aviez indiquée. Mais, si ma lettre met autant de temps que la première, vous recevrez celle-ci auparavant. Nous sommes sous le coup de la reddition de Paris, nouvelle concise que nous avons reçue il y a deux jours et depuis laquelle aucun détail ne nous a été communiqué. Nous ne pensions pas que le dénouement fût si proche ; mais nous sommes bien sûrs qu’il ne pourrait être retardé, car tout ce qui est sage et humain a confiance en Jules Favre. Une autre fraction de l’opinion l’accuse, et croit que nous étions en état de continuer la guerre à outrance. Cela je n’en sais rien. Je vous l’ai déjà écrit, parce qu’il y a autant de raisons pour le croire que pour le nier dans les choses que nous savons, et parce que, dans le pays isolé où nous sommes, nous ne savons guère que les faits accomplis et jugés. Mais, à vous. Américain, je peux bien parler par-dessus la politique, c’est-à-dire au point de vue social et historique. Fussions-nous vainqueurs, cette guerre à mort tuera l’avenir de l’Europe, et je sens que la paix est comme une volonté de Dieu qu’il faut savoir accepter. Si elle nous diminue dans le sens de la force matérielle, elle nous laisse toute notre valeur dans le sens moral. Voilà ce qu’une âme droite peut penser, ce qu’une bouche sans fiel peut dire sans crainte. La paix est désirable pour tous. Elle est un devoir, et les préoccupations pour la forme du gouvernement doivent venir après.

Quel sera-t-il ? La majorité n’est pas républicaine, je ne la crois pas bonapartiste non plus. Il nous faudrait du sang américain dans les veines pour comprendre que l’homme doit s’appartenir et se gouverner sans ivresse et sans colère. Mais comment exiger le sang-froid au milieu de telles crises ? Ah ! mon ami, nous avons bien souffert, dans le calme relatif où nous vivons encore ! Nous n’avons senti ni le manque d’argent, qui est pourtant une calamité immédiate, ni le danger de la misère qui s’étend par suite du manque de récoltes, manque d’ouvriers, peste bovine, commerce interrompu, etc., etc., et les ravages de la variole qui est partout ! Nous étions si préoccupés, si déchirés par la souffrance plus intense de Paris et du reste de la France, que nous ne pensions plus à nous-mêmes. Nous respirons en pensant que vous allez recevoir des vivres et que les bombes ne tomberont plus sur vous. J’eusse volontiers payé ce soulagement pour les autres, de ma propre vie ! On n’y tient plus, à la vie ! Mais je ne suis pas de ceux qui font bon marché de celle des autres. Je n’ai pas le fanatisme de la guerre. — Espérons que c’est le sentiment du grand nombre et que nous obtiendrons des conditions équitables.

Quelle bonne lettre vous m’avez écrite ! Nous vous en sommes reconnaissants et nous vous embrassons tous.

Venez nous voir aussitôt que vous pourrez.

G. SAND.


Paris, dimanche 5 février 1871.
Chère amie,

Votre bonne lettre du 2 courant m’est parvenue hier au soir. Je me hâte d’y répondre. Ceux qui disent que Paris aurait pu tenir plus longtemps se trompent et trompent les autres. Au moment où j’écris ces lignes, bien que la capitulation date d’une semaine, il n’y a pas encore de quoi manger à sa faim, et on ne peut obtenir par jour que trois cents grammes d’un pain fait de vingt pour cent de farine et le reste d’avoine, de vesces moulues et de paille. Si par suite d’un accident de chemin de fer, le blé qu’on attend est retardé, ou si en conséquence des nouvelles de Bordeaux et de la proclamation insensée de Gambetta les Prussiens dénoncent l’armistice, comme nous en sommes menacés ce matin, nous mourrons tous de faim. Voilà la vérité vraie !

Est-ce donc que pendant ces quatre mois et demi, Paris a fait tout ce qu’il aurait pu faire ? Non, mille fois non ! !

La résignation, l’abnégation, le patriotisme des citoyens, des classes moyennes surtout, est au-dessus de tout éloge. Mais il y avait à l’état latent des facultés, une aptitude, dont le gouvernement n’a pas su tirer parti. Le général Trochu, et ceux qui agissaient sous ses ordres, n’ont pas eu l’énergie et la force morale nécessaire pour donner de la cohésion et imposer une discipline sévère, indispensable, aux troupes improvisées, et rendre le courage, inculquer le respect des autres et de soi-même aux soldats de l’armée régulière. Aussi ne vous imaginez pas que la ville assiégée avait dans ses murs ce qu’on appelle une armée. C’était un rassemblement d’hommes dont la moitié voulait se battre et ne savait pas comment, tandis que l’autre moitié n’était composée que de braillards, — pour ne pas dire plus !

La moitié vaillante cependant, renforcée des seize mille héroïques marins, et du contingent fourni par les gendarmes, les anciens sergents de ville et les douaniers, commandée par un Davout, aurait pu, après le premier mois, empêcher les Prussiens d’établir leurs batteries si près de la ville, et par des sorties fréquentes les aurait obligés à augmenter, au lieu de diminuer l’armée qui assiégeait Paris. Prenant ensuite pour base les bataillons de la garde nationale sur lesquels on pouvait compter, formant des cadres composés d’officiers, de sergents et de caporaux pris dans les rangs des gendarmes et de la garde municipale, nous eussions eu deux cent mille hommes qui auraient enlevé le reste.

Faut-il croire que même alors on aurait pu obliger les Prussiens à lever le siège ? Non certainement ! Mais qui sait si, par des attaques répétées, en les mettant dans l’impossibilité de renforcer Frédéric Charles, Werder et Mecklembourg à fur et à mesure de leurs besoins ; ce qu’ils faisaient tout simplement en expédiant à ces derniers, sur une dépêche télégraphique, de Versailles, de Choisy, des trains de chemin de fer bondés de troupes, l’armée de Chanzy, alors entière et nombreuse, et celle de Faidherbe, n’auraient pu à un moment donné remporter un succès qui, doublant les forces de la province, lui eût permis d’arriver sous Paris et le ravitailler d’un côté ? Tout cela, évidemment, n’est que de la stratégie en chambre : mais comment ne pas se leurrer, même d’un vain espoir !

Enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à y revenir ! Il n’était que temps de conclure la paix. Quanta moi j’aurais voulu qu’on la signât il y a deux mois, à tout prix !

Je m’explique :

J’ai hâte de voir l’Allemagne en présence d’elle-même, privée de cette force de cohésion que lui a donnée et que lui donne encore, la menace permanente d’une guerre avec la France. On ne me persuadera pas qu’une nation militaire, ambitieuse, rapace, jeune, orgueilleuse et féodale, comme l’est la Prusse, ait pour longtemps sa raison d’être dans l’évolution de la civilisation moderne et des exigences de l’humanité.

D’un autre côté, l’Allemagne du Sud, y compris la Saxe et le Hanovre, est profondément travaillée par l’esprit démocratique et le besoin de réformes sociales. Cet esprit démocratique, ce besoin, ne sont pas comme en France un simple instinct, le produit d’une nécessité, c’est aussi la résultante de méditations — vagues encore, je le reconnais — mais qui doivent à un moment donné se traduire par des efforts dont la Révolution de 1789, révolution que l’Allemagne n’a pas encore eue et doit avoir, peut vous donner une idée. C’est alors que nous verrons aux prises la féodalité, œuvre du passé, et la démocratie, nécessité du présent.

Si la France sait se taire, se résigner et attendre, elle peut, par le jeu des qualités qui lui sont propres, reprendre cette supériorité qu’elle a trop souvent demandée à la force brutale. Car, il faut l’avouer, hélas ! ce que la Prusse fait à cette heure en France, la France l’a fait au commencement du siècle pendant quinze années en Europe.

Écrivez-moi et croyez à ma profonde affection.

H. HARRISSE.

P.-S. — Peut-être vous dirai-je dans ma prochaine épitre ce qu’il y a à faire et comment l’Assemblée de Bordeaux peut remettre la France sur ses jambes. Dumas est venu passer deux jours à Paris, mais je ne l’ai pas vu.


Enveloppe adressée à :

Monsieur Cadol[26]
16, rue Laval. En ville.

Sur le cachet : Paris 1re — 12 février 1871 — Boulevard Malesherbes — Écriture d’Henry Harrisse.

Au verso de l’enveloppe :

Parti sans adresse.

Parti sans adresse.

Parti sans adresse.

(Écritures des facteurs.)

Écriture d’Harrisse : 3 déménagements.

Enveloppe de la lettre que j’avais envoyée à M. Cadol pour lui donner les renseignements que vous m’aviez prié de lui faire parvenir au sujet de sa famille — et qui m’a été renvoyée.


Paris, 12 février 1871.
Chère amie,

Votre bonne et longue lettre du 29 décembre — 30 janvier, envoyée par l’Angleterre, vient de me parvenir ; mais après la lettre ouverte que vous m’avez envoyée directement le 2 février, et à laquelle j’ai immédiatement répondu par une longue tartine historico-politique.

Je me suis empressé de faire parvenir à M. Cadol le mot que vous aviez pour lui, et aux autres personnes les souhaits à leur adresse. Cela était inutile pour Lambert, que j’ai rencontré ce matin, et qui m’a annoncé qu’il partait avec son enfant pour Nohant, demain, dimanche, au matin. Peut-être couchera-t-il à Châteauroux.

Sur ce, dites-moi, chère amie, comment on va maintenant à Nohant. Le train pour Vierzon part de Paris à onze heures du matin ; mais quand arrive-t-il ? se joint-il à celui de Châteauroux ? faut-il coucher en route, et où ? voilà ce que j’ignore.

N’hésitez pas à employer la voie anglaise pour m’écrire lorsque vous aurez à m’envoyer des lettres cachetées, et surtout si vous le désirez pour vos amis.

Le temps s’est remis au froid. Le bois est rare, le charbon introuvable, et il s’en faut de beaucoup que l’armistice ait mis lin à tous nos ennuis !

Je vous embrasse de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

Mes compliments à Maurice et à sa femme. Martine n’a été qu’effrayée.

Les élections de Paris sont désastreuses. Ce sont les rouges extrêmes — gent aussi présomptueuse qu’ignorante — qui l’emportent. Ils ont tué la République : voilà le plus clair de leur affaire et de la votre !

H.

Le gros Marchal se porte à ravir !


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 12 février 1871.

Ce n’est pas que nous ne soyons pas républicains. Nous le sommes, tous, même ceux qui ne croient pas l’être. La République a été fondée chez nous le jour où nous avons proclamé le suffrage universel. Depuis ce jour, il n’est pas un aristocrate, si encroûté qu’il fût, qui n’ait senti que le dernier des paysans était son égal, et le suffrage universel, si mauvaise que fût sa volonté, a fonctionné dans le sens de la liberté individuelle avec une liberté absolue et une entente admirable. Ne croyez pas ceux qui disent qu’on l’influence, qu’on l’acheté, qu’on l’effraye ; ce n’est pas vrai. Si des vilenies de ce genre ont eu lieu sur quelque ? points mettez cela sur le compte des abus inévitables partiellement. Je voudrais que vous vissiez l’indépendance, la fierté, le calme de nos populations agricoles, votant comme un seul homme pour ce qu’elles veulent, bon ou mauvais, empêchées ou non, excitées ou non. L’instrument de la liberté existe donc et marche comme une locomotive. C’est l’instruction qui manque et naturellement celui qui n’en a pas ne sait pas qu’il doit voter pour ceux qui veulent la lui donner. Il vote pourtant déjà pour ceux qui en ont, il ne vote que pour ceux-là. On croyait, au commencement, qu’il enverrait des rustres aux assemblées. Il s’en est bien gardé. Le premier pas est fait. Il comprendra plus tard qu’il lui faut des gens, non pas seulement habiles, mais honnêtes.

Vous ne voyez que les partis. Ils sont innombrables, et tous mauvais ou affolés. Que d’hérésies contre l’honneur et le bon sens on entend et on lit ! Le paysan, c’est-à-dire le nombre n’a pas départi. Il ne veut, dit-on, que ses intérêts. Mais ses intérêts, c’est la vie, c’est le pain, le vin, la viande que nous consommons, c’est la matière, la vie matérielle que les théoriciens oublient, eux qui ne savent pas qu’un épi n’est pas un chardon.

J’ai été au commencement, comme tant d’autres. Au début du suffrage universel, j’en ai été effrayée. J’aurais voulu une restriction, l’obligation de savoir lire. Mais, depuis vingt ans, j’ai vu, d’abord, que tout doucement les jeunes paysans apprenaient un peu, et que ce peu volontairement appris était beaucoup ; ensuite, que lettré ou non, il avait, de son droit, un sentiment extraordinaire et toujours en progrès. — C’est le premier échelon de la République, cela, et, si on veut l’ôter, il n’y a plus rien. Mais on ne le peut pas, il est trop tard, et quiconque y porterait la main serait brisé.

En ce moment le parti (dont je suis quand même par le titre, puisque je suis républicaine à jamais) est scindé : Paris, Bordeaux. Quelles que soient les fautes commises à Paris, la dernière proclamation contre Bordeaux est très belle, très grande, très généreuse, très vraie, selon moi. — L’essai de coup d’État tenté à Bordeaux est inepte et coupable. Il est puni, n’en parlons plus. Vous allez voir quelle majorité contre lui !

Mais il remuera toujours, il récriminera, il fomentera les passions, il fera naître des troubles partiels. Il faut s’y attendre d’autant plus, qu’autour d’un noyau d’ambitieux se groupent beaucoup d’honnêtes gens entraînés par le patriotisme froissé. — La réaction contre l’attentat au libre vote ira-t-elle trop loin ? On peut le craindre. Pourtant je ne désespère pas de voir se former une opinion vraiment républicaine entre les deux extrêmes. Ce sera peut-être une minorité ; mais si elle est dans le vrai, elle peut entraîner tout le monde et sauver l’honneur de la France, en même temps que la civilisation en Europe. Je ne désespère que par moment ; comme tous ceux qui souffrent profondément, j’ai mes heures d’affaissement. Mais la réflexion me montre toujours le possible, et le beau est toujours possible en France.

Que de vérités dans votre lettre ! Oui, il faudrait que nous fussions Américains à moitié. Mais nous ne pouvons pas, nous resterons Français ; c’est à nous de nous purifier de tout ce qui est antifrançais en nous.

Amitiés de cœur ; merci de vos bonnes lettres si justes et si pleines de sens. Ne nous les ménagez pas et venez dès que vous pourrez. — Avez-vous des nouvelles d’Alexandre[27] ? Nous en manquons absolument.

G. SAND.


Paris, 15 février 1871.

Moi non plus, chère amie, je ne veux pas qu’on touche au suffrage universel ! Mais savez-vous qu’il faut du courage pour partager encore cette opinion après ce que nous venons de voir à Paris ?

Le suffrage universel implique des vertus civiques, dont la moindre est l’abnégation.

Eh bien ! que vient-il de se passer ?

Après une crise épouvantable où tout a failli sombrer ; dans un moment suprême où il s’agit de l’existence même de la nation, et cependant qui ne réclame des citoyens que le courage d’attendre vingt-quatre heures pour pouvoir voter et choisir les mandataires qui seuls peuvent sauver le pays, cent mille électeurs profitent de ce que les portes sont ouvertes pour quitter la ville sans déposer leur bulletin, et cinquante mille qui n’ont pu partir, ne vont pas au scrutin parce qu’il faut faire queue et qu’il pleut ! Aussi que voyons-nous ? une liste nombreuse de démagogues et d’intrigants être élue par un huitième des votants inscrits.

Il y a dix noms qui sont néfastes ; et la signification qu’ils comportent, c’est la lutte, non pas tant du simple prolétaire que de l’ouvrier, ou plutôt de celui qu’en langage d’atelier on nomme le « sublime », contre le capitaliste, le patron, le travailleur économe et la société. C’est un chaos politique et moral ; c’est l’ignorance et la présomption imposant des lois ; c’est un bouleversement général au profit d’une minorité d’ambitieux qui à leur tour seront dévorés par d’autres de la même espèce, et tout cela se passe à l’heure même où il faut faire appel à la concorde, et obtenir de la province des concessions qui coûtent à ses traditions, à ses tendances, à ses nécessités, à ses souvenirs !

Aussi je ne fais qu’un vœu : c’est que le jour où les députés se réuniront à Bordeaux, un homme se lève, et modifiant le mot de Sieyès, s’écrie : « Qu’est la Province ? Rien. Que doit-elle être ? Tout ! » et joignant l’exemple au précepte, que la majorité décide qu’à l’avenir la capitale politique de la France ne sera pas Paris, mais Bourges, Tours ou Périgueux !

Est-ce à dire que dans cette liste de radicaux il ne s’en trouve pas pour lesquels je ne voterais volontiers ? Je puis au contraire en citer trois, que j’aurais été chercher jusqu’au fond de Belleville ou de Ménilmontant. Ce sont les délégués de la Société internationale : cette association mystérieuse qui semble vouloir tout détruire. Et si elle réclame quoi que ce soit de juste et réalisable, j’insiste pour qu’on en fasse l’expérience.

Il ne faut pas se le dissimuler, un grand problème social reste à résoudre ; et c’est ce sentiment, non défini encore, j’en suis persuadé, qui porte sur les pavois ceux qui prétendent avoir trouvé une panacée aux maux dont la classe pauvre souffre depuis si longtemps. Ces maux existent. Il faut les guérir. Est-ce possible ? Je n’en sais rien ; mais la question mérite qu’on l’étudie à fond, et puisque Malon et Tolain disent l’avoir déjà résolue, je vote pour Malon et Tolain !

Mais entre des réformateurs convaincus ou des gens qui sont animés du désir de le devenir, et des démagogues qui bavent la haine, il y a une énorme différence : et je plains la grande cité dont ces dangereux bavards sont aujourd’hui les mandataires.

Je finis et vous dis à bientôt. Quand ? C’est ce que j’ignore. En attendant, écrivez-moi.

Tout à vous et de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Je suis sans lettre de Dumas depuis quinze jours. Madame Villot en a reçu une.


(Extrait.)
Nohant, 15 février 1871.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Venez vite, mon cher ami. Nous causerons à l’aise. Vous nous direz Paris, nous vous dirons la France. On nous a tant menti aux uns et aux autres que tout est à rectifier.

Amitiés et tendresses de tous.

G. SAND.


Paris, samedi soir, 18 février 1871.
Chère amie,

Aussitôt votre lettre reçue, ce matin, je me suis mis à la recherche du brave Plauchut, afin de nous concerter pour un voyage à Nohant. Malheureusement en même temps que votre aimable épître il nous arrivait à tous deux des masses de lettres d’affaires, accumulées depuis cinq mois ! Ni lui ni moi nous ne pouvons, en conséquence de ce surcroît de besogne, aller à Nohant avant une dizaine de jours. L’un ou l’autre ira certainement, si ce n’est tous les deux, vers la fin de la semaine prochaine ; et nous aurons bien soin de passer chez MM. Boutet et Aucante afin de vous procurer l’argent dont vous avez besoin. Faudra-t-il prendre tout ce qu’il y a ou une partie seulement ?

Hier j’ai vu M. Luguet, et ai appris qu’on avait tout saccagé, tout pillé, dans sa petite maison d’Asnières d’où il n’avait pas eu le temps de rien emporter lors de l’investissement de Paris. Il demeure dans un hôtel garni, et semble supporter son malheur bravement. Son fils est prisonnier en Allemagne ou interné en Suisse.

J’ai aussi reçu une lettre de Dumas ce matin, mais elle est du 12 au moins, car il y parle de venir voter à Paris pour M. Thiers, et m’envoie les remerciements de sa famille.

Taine est à Pau, et About à Bordeaux.

Nous avons ici un temps de printemps depuis hier, et les vivres commencent à abonder. Le charbon de bois et le bois de chauffage manquent encore, et la ville n’est pas éclairée au gaz. Les Variétés, les Bouffes seuls ont rouvert. Aux Français on ne joue que dans la journée, système absurde, car par le temps qui court, ce sont les soirées qui sont interminables.

Quelques rares personnes de la province sont déjà rentrées, mais il paraît que c’est très difficile.

Je finis à la hâte, en vous embrassant de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mille compliments à Maurice et à sa femme, un baiser aux petites.


(Extrait)
Paris, 3 mars 1871.

Bordeaux vote aujourd’hui la paix ! Il le faut bien, les hommes incapables qui ont dépensé pour ne pas faire la guerre, une somme que l’ennemi nous demande pour faire la paix n’ont pas le droit de la trouver honteuse. Nous sommes dans une inquiétude mortelle de ce qui se passe dans notre pauvre Paris pris de vertige et de désespoir, parce qu’il ne voit pas la France et ne comprend pas. Des nouvelles bien vite, mon ami…

Parlez-moi vite de Paris. Nous souffrons le martyre de ne pas savoir. Quant à la paix, je la craignais plus dure encore, et certes nous ne l’eussions pas obtenue sans les élections modérées que Paris a su faire.

À vous de cœur, cher ami — nous tous.

G. SAND.


Paris, 3 avril 1871.

Ainsi, chère amie, nous voilà encore assiégés, et au moment où j’écris cette lettre, le canon tonne, on s’écharpe, on se mutile, on se tue avec bien autrement d’entrain et de discipline que lorsqu’il s’agissait de combattre les Prussiens !

C’est vous, ma pauvre amie, qui verseriez toutes les larmes de votre corps si vous étiez en ce moment à Paris ! Imaginez-vous qu’en réalité ils sont tout au plus dix mille. Les un million neuf cent cinquante mille autres patriotes courbent la tête, ou, laissant la clef sur la porte, se sauvent en province, en Belgique, en Angleterre, avec un faux nez, se lamentant sur la route, accusant tout le monde, excepté eux-mêmes qui sont les plus coupables, car ils sont les plus couards ; et une fois en sûreté, discutent, déblatèrent, font du patriotisme, s’impatientent, se plaignent que de Versailles ou du quartier général des Prussiens on ne se hâte pas de venir « nettoyer le Comité ».

Enfin, cela les regarde ! C’est égal, je suis vexé quand je vois que l’homme le plus important de ce gouvernement réformateur, celui qui est César et Cromwell et Mazaniollo et Danton et Robespierre, tout ce que vous voudrez, c’est Billioray. Vous savez bien, Billioray ? Comment, vous ne vous rappelez pas ? Mais si ! Ce mendiant, ce gros homme tondu et barbu qui jouait de la vielle — très bien, ma foi ! — en chantant d’une voix éraillée par l’usage et le rogome, des chansons où l’on parlait de la « Croix de ma mère », et du soldat « mort au champ d’honneur ». C’est lui. Que de fois je lui ai jeté deux sous dans la cour de ma maison. Ce que c’est que le sort ! Vrai, je ne me doutais pas que ce musicien ambulant pourrait jamais jouer un rôle dans les destinées de la capitale du monde civilisé !

Bref ! j’en ai assez, et vais aller me promener tout tranquillement. J’ai besoin « du murmure des eaux et de l’émail des prairies » — comme dit cet autre. C’est pour cela que peut-être vers le 15 avril, je passerai par Nohant en route pour l’Andalousie. Là-bas aussi, les républicains en ce moment élaborent le progrès politique à leur manière ; mais au moins ce sera une variété dans le chaos. C’est toujours cela !

En attendant, écrivez-moi surtout si — à cause de la simplification introduite dans le fonctionnement de l’Administration des Postes, — vous avez quelque chose d’important à adresser à Paris.

Mettez sur l’adresse :

Aux soins de M. Washburne,
Ministre des États-Unis,
À la Légation,
7, rue Mademoiselle,
à Versailles.

Et je vous embrasse de tout cœur.

H. HARRISSE.

Mes compliments à Maurice et à sa femme. Peut-on aller à Nohant maintenant sans coucher en route ?


9 avril.

Merci, chère amie, de votre lettre et des épreuves.

Dumas sait que je vous ai communiqué celles de sa pièce. Écrivez-lui donc, mais « take care !» Il a en ce moment l’épiderme excessivement sensible surtout à l’endroit de ses comédies.

À vous de cœur.

H. BARRISSE.


15 avril 1871.

Cher ami,

Je suis si abattue que je ne peux faire aucune réflexion sur cette odieuse guerre civile. Je pense trop comme vous en ce moment et je ne sais pas quand le courage et l’espoir me reviendront…

G. SAND.

Monsieur Henry Harrisse, aux soins de Monsieur Washburne, ministre des États-Unis, à la légation, 7 rue Mademoiselle, à Versailles,


Paris, 19 avril 1871.
Chère amie,

Votre lettre du 13 m’est parvenue hier au soir. Une heure après, j’étais en conférence avec madame Buloz. Elle n’avait pas reçu le manuscrit de votre roman, bien que dans la prévision de ce qui allait arriver, elle fût restée à Versailles du 7 au 12 avril, où grâce à l’obligeance de son vieux facteur elle a pu revenir à Paris avec un immense paquet de lettres. Malheureusement la vôtre et son précieux contenu n’en faisait pas partie.

Mais rassurez-vous.

Sur mon indication d’un passage de votre dernière lettre que le manuscrit avait été envoyé comme paquet chargé, dont vous lui donniez même le poids et le numéro, elle m’a avoué que non seulement elle n’avait fait aucune recherche dans la section des lettres chargées — qui est séparée des autres — mais qu’elle n’y aurait même pas songé. Inquiète, elle se proposait alors, d’aller elle-même chercher le manuscrit à Nohant.

Aujourd’hui elle se propose d’aller à Versailles, et espère y arriver par Pontoise. Si elle ne réussit pas, je l’ai mise à même de faire remettre le paquet à la légation des États-Unis, laquelle le lui fera parvenir par la valise qui nous est apportée deux fois la semaine à Paris. Comme elle peut écrire par Saint-Denis où elle envoie un messager qui traverse les lignes prussiennes, un mot adressé à son cousin Geoffroy, ancien ministre de France aux Étals-Unis, aujourd’hui au ministère de Versailles, suffira.

Quant à moi, je pense partir samedi prochain pour l’Andalousie. Mais comme le chemin d’Orléans est intercepté à Juvisy par les Versaillais depuis quatre jours (ce que vous semblez ignorer) et que les trains ne partent plus de Paris, c’est par Nevers, Bourges, probablement, et je ne sais quel autre endroit, que je me rendrai à Bordeaux.

Il est probable qu’en y allant, je me ferai un véritable plaisir de m’arrêter à Nohant, bien que Ton m’attende à Madrid. Si je suis trop pressé, ce sera alors en revenant, dans cinq semaines, que vous me verrez.

En attendant, je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — La petite fête ici ne semble pas devoir finir de sitôt. Les communeux ont été rossés hier à Asnières ; mais si j’en juge par l’enthousiasme que ce petit fait a produit à Versailles, je me demande si dans cette ville les profonds politiques possèdent une idée juste de ce qui leur reste encore à faire pour entrer dans Paris.

On élève les échafaudages pour « déboulonner » la colonne Vendôme, dont les grilles sont déjà enlevées : mesure d’urgence par le temps qui court, comme tout le monde sait ! — Surtout avec l’armée prussienne campée sur les hauteurs et jubilant la lorgnette à la main.

Mais pour être logique, il va falloir aussi démolir les quatre arcs de triomphe, tous « monuments d’une fausse gloire » (ce qui est vrai !) et même l’obélisque, puisque ce monolithe rappelle les exploits de Ramsès II.

Enfin !

Croiriez-vous que les républicains de l’Hôtel de Ville viennent de publier un ukase, ordonnant aux journalistes « de déposer au bureau de la presse » un exemplaire de chaque numéro de leur journal ?

Décidément dans cet heureux pays, plus ça change, plus c’est la même chose !

Le succès de votre Journal d’un voyageur est complet !


Madrid, 3 mai 1871.
Chère amie,

Je suis installé dans la capitale de toutes les Espagnes depuis samedi, et je m’y trouve très bien en vérité. Les bains de soleil que je prends journellement me font un bien infini, tandis que l’accueil qui m’est fait dans les bibliothèques et les dépôts d’archives m’encourage à travailler.

Dimanche, j’ai vu une véritable course de taureaux ; et je dois reconnaître que le spectacle dont on jouit en entrant dans l’arène est quelque chose de splendide. Le nouveau roi[28] et son épouse y étaient. Ils ont été froidement accueillis, et, d’après ce qu’on m’assure, avant peu ils seront obligés de retourner en Italie, pour faire place au duc de Montpensier « Cosas de España ! »

Je n’ai pas encore vu une seule jolie femme, bien que rencontrant à chaque pas des señoras et des señoritas, coiffées de la mantille et jouant de l’éventail. Aussi n’ai-je pas perdu mon cœur jusqu’ici. Peut-être aurai-je plus de chance à Séville, le pays des Andalouses ! Je pars pour Cordoue vendredi prochain, dans la nuit, et serai à Séville lundi, pour n’en repartir que lorsque Paris sera revenu à l’état normal. On me prédit sur les bords du Guadalquivir une chaleur plus que tropicale, mais cela m’est égal : je suis ferré à glace !

Dans une lettre que je viens de recevoir de M. A. de La Tour, je trouve ces mots : « Demandez à madame Sand si jamais elle a reçu un travail de moi sur la vallée de Batuecas, inséré dans la Revue britannique, adressé sous forme de lettre à l’illustre écrivain, et dont un exemplaire fut déposé chez elle. Veuillez aussi remercier Maurice de son bon et bien lointain souvenir. »

Vous pouvez répondre à ce brave et excellent homme,

Rue Saint-Jacques, n° 7, à Pau.

Quant à moi, chère amie, écrivez-moi, si vous en avez le temps : Poste restante, à Séville.

En attendant, je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

P.-S. — Vous savez que dans le pays où je vais, il y a de nouveau de véritables brigands, qui arrêtent les diligences, et à coups de tromblon vous conduisent dans la « montagne ». Je tâcherai de vous envoyer des détails !


Paris, 30, rue Cambacérès.

26 juin 1871.
Chère amie,

Me voici enfin de retour dans mes pénates, et je n’en suis pas fâché. L’Alcazar, l’Alhambra, palais des rois maures, c’est beau, je le sais, mais les arabesques ne suffisent pas à mon bonheur.

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Je retrouve Paris où je l’ai laissé, non pendant le siège et la commune, mais avant la guerre. On revoit des soldats galonnés sur toutes les coutures, des femmes à cheveux jaune serin ; les cafés, les rues, les boulevards, les promenades regorgent de monde. Hommes, femmes, enfants, pompiers, chacun a le sourire sur les lèvres et ne parle même plus des « petits incidents » de l’invasion, du siège, et des douces lueurs du pétrole. Je viens de rencontrer M. Rouher et le comte de Nieukerke, le cigare à la bouche. De l’autre côté, passait le duc de Chartres, le chapeau sur l’oreille et la badine à la main. Le général Chauchard m’apprend l’arrivée de la princesse à Saint-Gratien et il me quitte pour aller acheter un article flamboyant de Clément Duvernois dans l’Avenir libéral.

Le terrain est déblayé, les ruines disparaissent et le feuillage cache les murs noircis mais debout des Tuileries et de la rue de Rivoli. Courbet écrit que si Ton veut lui laisser la vie sauve, il reconstruira la colonne Vendôme à ses frais ; et il n’y a nulle probabilité qu’on fusille son ami Billioray.

Les Allemands rouvrent leur boutique, et l’on retourne chez eux comme si de rien n’était. Personne encore ne parle de l’éducation politique et obligatoire, mais le gouvernement a cru nécessaire de demander pardon dans l’Officiel d’avoir permis qu’on travaillât dimanche passé.

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Il fait froid, les cerises néanmoins sont superbes, je me porte bien, je travaille à corriger les épreuves de mes trois gros bouquins, et vous embrasse de tout cœur, en vous priant de m’écrire.

Tout à vous.

HENRY HARRISSE.

Mes compliments à Maurice, à madame Maurice, un baiser aux petites.


29 juin 1871.

Nous étions inquiets de vous, mon cher ami. Je n’ai reçu de vous qu’une lettre d’Espagne, et je ne sais si vous avez reçu la mienne. Enfin, vous voilà sain et sauf à Paris, et vous ne devez pas y être précisément gai. Ce pauvre Paris représente-t-il encore la France ? L’Empire en avait fait un bazar et un égout ; la Commune en a fait un égout et une ruine. Les cléricaux voudraient bien en faire un couvent et un cimetière. Le parlementarisme en fera-t-il quelque chose d’humain et de possible ! Quant au bonapartisme, je n’y crois pas. Mais on voit arriver tant de choses impossibles, qu’il ne faut plus jurer de rien. Je crois pourtant que nous sentons le besoin de nous transformer et qu’une République bourgeoise pour commencer, est le seul moyen de salut qui s’offre à nous. En attendant, l’emprunt est couvert en un clin d’œil, et toutes les espérances renaissent dans tous les partis, sans être anéanties dans aucun. C’est une si grande preuve de vitalité qu’il n’est pas possible de désespérer.

À vous de cœur,

G. SAND.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 6 juillet 1871.

Merci, mon bon ami, pour votre excellente lettre et vos souhaits affectueux. J’entre dans ma soixante-huitième année avec le cœur bien écorché par les malheurs et les déchirements de mon pays ; mais je n’ai pas le droit de me plaindre personnellement, puisque j’ai autour de moi cette chère famille pour laquelle, avant tout, j’existe, et d’excellents amis, qui ont traversé sans catastrophe tous nos désastres. Je crois à la sincérité, à l’honneur, à la grande intelligence de M. Thiers et du noyau modéré qui joint ses efforts aux siens. Il n’en est pas moins triste de reconnaître qu’il faut passer absolument par cette grande modération qui est un instrument de progrès lent et froid, au lieu de pouvoir compter sur les forces vives et jeunes de l’esprit public ! Que de moyens et de puissances il va falloir enchaîner par crainte du désordre et de la démence !

Ah ! que j’en veux à ceux qui ont dépassé le but et qui l’ont laissé ruiné et renversé derrière eux ! On rebâtira ce qui a été brûlé et démoli ; mais la confiance que le peuple eût dû tenir à cœur d’inspirer, combien faudra-t-il de temps pour la rendre aux âmes généreuses ? Quelle souffrance de se sentir en colère contre son enfant !

Ne nous laissez pas sans nouvelles de vous, cher ami, et, si vous n’êtes pas tenu à Paris par de grandes affaires, si vous avez besoin de repos, d’air et de soleil, venez nous voir. Vous serez toujours le très bien venu.

À vous de cœur.

G. SAND.


Nohant, 21 octobre 1871.

Merci de vos très bons feuilletons, mon cher ami. Si vous avez le cœur encore malade, vous avez du moins l’esprit très net et très vif. Quand j’aurai lu la pièce, je vous donnerai mon avis. D’avance je vous dis que je ne suis pas de ceux qui prétendent que faire servir l’art à soutenir une thèse, c’est le rabaisser. Je suis de l’avis tout contraire. Le but élevé élève l’art, et, quand on pense autrement, c’est peut-être qu’on embrouille une question mal posée. On dit que l’art ne doit prouver qu’en manifestant. Eh bien, le Parthénon manifeste le beau, et certes il a voulu le prouver. Dumas montre le mal pour le faire haïr. Si, comme Michel-Ange à la chapelle Sixtine, il peint l’enfer de main de maître, il a réussi ; si, comme les sculpteurs des cathédrales du moyen âge, il ne montre que le hideux et l’obscène, il a échoué ; mais je ne crois pas qu’il soit dans le dernier cas. Cela ne se peut, car il est un maître et non un manœuvre.

Trouvez-vous que Paris se relève intellectuellement ? L’aimez-vous toujours ? Moi, je crains de le revoir.

Toutes les amitiés de Nohant, et tous mes remerciements pour vos bonnes et charmantes lettres.

G. SAND.


NOTES


Nohant, 6 août 1871.


Dans ce que j’écrivais, il y a dix ans, comme dans ce qui m’occupe aujourd’hui, je retrouve la même préoccupation.

Toute rêverie personnelle, si personnelle qu’elle soit, nous conduit fatalement à la pensée de l’ensemble dont nous faisons partie. Il n’y a pas seulement dix ans, il y en a environ cinquante que mon esprit comme celui de ma génération tourne dans le même cercle, se demandant si nous pouvons croire à la durée d’une civilisation qui repose sur le prolétariat comme celle de l’Empire romain reposait sur l’esclavage.

Est-ce la science seule qui résoudra la question d’antagonisme entre le producteur et l’exploiteur ? Les machines mues par la vapeur suffiront-elles à détruire l’asservissement de l’homme à une tache musculaire où son cerveau s’étiole ?

Dans les derniers événements qui nous consternent, nous voyons le prolétariat atteint de folie, croyant résoudre, par un effort désespéré le problème qui le travaille, l’oppresse ou l’enivre. Il est évident que sa situation sociale l’a placé en dehors des notions de la plus simple économie sociale.

Que fera-t-on, que va-t-on faire, car le temps presse pour que cette classe d’ilotes soit rattachée aux autres classes par une solidarité commerciale, intellectuelle et patriotique ?

Les choses ne peuvent pas rester ce qu’elles sont, on le sait, on le voit.

Le fait passe, la menace reste et le péril est grand pour toutes les classes ; celles d’en haut en danger de sombrer dans l’effort qu’elles font pour conserver leur bien-être ; celles d’en bas en égal danger de sombrer dans les tempêtes soulevées par elles : toutes menacées de guerre civile et d’anarchie avec le vautour allemand guettant les ruines et s’abattant sur nos cadavres.


SUR MAC-MAHON ET THIERS


Disons aujourd’hui ce que nous pensons. Demain ou après-demain, plus de liberté.

Ou la majorité de l’Assemblée a risqué une aventure qui démentira ses prévisions, ou elle avait un plan sérieux et ceci est très probable. Je n’en ai jamais douté ; elle y risque le dernier effort, la dernière chance monarchique, mais elle peut prendre et garder l’autorité pendant un certain temps. Elle avait une intelligence à suivre, à comprendre, à seconder. La peur l’a exaspérée ; elle a renversé l’intelligence, elle a pris un sabre.

Le général Mac-Mahon est loyal, sincère, tout ce qu’il vous plaira. Nous n’avons nul sujet, nul besoin, nul désir de dire du mal de l’homme. Mais il est sabre ; est-ce le sabre qui peut guérir la maladie de la France ? Le sabre Cavaignac lui a-t-il rendu la santé ? L’a-t-il conduite à la liberté ? N’a-t-il pas dû céder la place à tous les sabres de l’Empire ? Qui règne par l’épée périra par l’épée.

Nous y voici donc ! le dénouement trop prévu a été précipité par la fatalité de l’élection Barodet, inopportune et téméraire leçon donnée à M. Thiers, au seul homme qui puisse maintenir la République et que la République eût dû maintenir.

Belle affaire de voter pour lui à la dernière heure et quand tout est perdu ! M. Thiers a fait quelques fautes dans ces derniers temps, nous ne le nierons pas. Il a fait des concessions funestes, il a laissé restreindre son pouvoir, diviser son ministère. M. Dufaure a penché à droite et à gauche sans à-propos et sans lucidité. Tout cela n’est que trop visible ; mais l’opinion de la France républicaine pouvait tout réparer : elle ne l’a pas voulu. Elle n’a eu ni patience, ni persévérance, ni intelligence de la situation, elle a manqué de lumière et, pour longtemps peut-être, nous voici sans boussole. On nous met un frein : un frein n’est pas un phare.

Ceci est une première impression, l’impression d’une personne absolument désintéressée comme situation, mais fidèle à cette notion que l’homme de la France était absolument lié à l’établissement d’une République durable. Tout ce qui nous éloignera de ce but sera une honte et une décadence.

La nation qui a tant lutté pour la liberté ne peut plus renoncer à la liberté sans être humiliée et avilie à la face du monde. Vaincue et envahie deux fois sous le régime militaire, elle avait quelque chose à chercher de plus grand que la revanche des armes, elle avait à se faire respecter par la dignité de ses institutions, par la fécondité de son travail, par le civisme fier et soutenu de ses mœurs. L’occasion s’offrait admirable et bienfaisante, au milieu du trouble où l’avaient jetée des désastres sans nom. Elle avait trouvé un esprit mûr, sage, persévérant et pénétrant, le seul capable de constituer un grand parti, parce qu’il n’appartenait à aucun parti, et ce parti nouveau qui seul pouvait se tenir debout au milieu des extrêmes, il eût pu nous conduire à une nouvelle épreuve électorale qui, personne n’en doute, eût été l’établissement pacifique de la République.

République conservatrice, trop conservatrice, peut-être, mais toujours ouverte par la force des choses et la nature de son institution, au développement de l’entente sociale ; elle seule pouvait amener la grande liquidation des intérêts en lutte, elle seule pouvait faire de nous des citoyens, des hommes.

Ce qui va se produire demain présentera ouvertement la face au but contraire. Quelles que soient les bonnes intentions — il y en a toujours dans le nombre — le pôle de la majorité toute-puissante, devenue l’égalité et soutenue par le sabre, c’est-à-dire la force qui se fait honneur et gloire de ne pas raisonner, le pôle de la majorité parlementaire, c’est l’autorité dans les mains des partisans de l’autorité.

Pour ceux qui respectent la liberté humaine, l’autorité n’est jamais qu’un moyen plus ou moins énergique, suivant les circonstances, et soumis à des éventualités diverses, pour marcher à la liberté. Pour les cléricaux et les monarchistes, l’autorité est le but, le principe, la foi.

Beaucoup de radicaux, j’en conviens, partagent cette croyance passionnée et l’appliqueraient sans scrupule. Voilà pourquoi le règne immédiat des radicaux tels qu’ils sont en ce moment, irrités et dévoyés, n’était point désirable. Mais les radicaux sont destinés à s’éclairer ou à disparaître. Les articles mêmes de leur foi condamnent les violences qu’ils pourraient commettre, et, dans le sein de leur parti, ils trouveraient de vrais adeptes d’une foi plus pure et plus humaine. Le radicalisme, le communisme même, disons-le sans crainte, ont pour eux l’avenir. Ils sont redoutables aujourd’hui ; plus tard, ils seront respectables. Ils auront abjuré les noires visions du désespoir, ils auront compris la religion qu’ils proclament sans la connaître, mais le monarchisme ne changera pas. Il ne dépend pas de lui de modifier son programme. L’homme n’est pas perfectible, selon lui ; donc il ne doit jamais être libre. Il a fait le mal, il le fera toujours. Il ne s’agit pas de le civiliser, il faut l’enchaîner, il faut le réduire. Il faut l’instruire uniquement dans une religion qui proclame la damnation éternelle et l’inassouvissable vengeance d’un Dieu terrible.

Nous y voici, vous dis-je ! Le ministère, dont j’ignore la composition et qui doit être aujourd’hui proclamé à Paris, vous le fera bien voir !

Et vous l’avez voulu ainsi, commune de Paris, vous l’avez voulu ainsi, électeurs de Paris et de Lyon. Et vous avez cru sauver la République ! Vous avez cru qu’une lutte si profonde de deux principes extrêmes pouvait être résolue en un jour. Vous avez dédaigné le possible et appelé la patience traîtrise et lâcheté. Il n’y a plus de salut pour vous que dans la division des monarchistes. — Mais s’ils se font les concessions que vous n’avez pas su vous faire ? S’ils s’entendent pour le choix d’un maître ? Il vous faudra bien subir et traverser une nouvelle phase durant laquelle l’étranger dira que vous n’êtes pas dignes de la liberté.


VICTOR-HUGO
ET « L’ANNÉE TERRIBLE »



VICTOR HUGO ET « L’ANNÉE TERRIBLE »


Si nous vivions en temps ordinaire dans les conditions normales de notre développement, je ne m’attribuerais pas le droit de juger ce que j’admire, — je n’ose plus dire passionnément ; hélas ! nos passions d’artiste, il faut qu’elles deviennent austères comme la situation où le sort nous jette.

Dans la confusion d’idées, dans le chaos d’appréciations où notre agonie se débat, on sent bien que la vérité seule peut nous sauver ; il faut donc avoir le courage stoïque de dire ce qu’on croit être rigoureusement vrai.

Voici un poète sublime, le poète de la France.

Il est véritablement la voix de la patrie, et c’est pour cela qu’en parlant de lui on sent qu’on s’adresse à la France elle-même dont il est l’âme et l’expression, le déchirement terrible, l’organe souverain.

Quand on est monté jusqu’au sommet d’où l’on est entendu de tout l’univers civilisé, il faut se dire que toute parole porte, que toute émotion a un immense retentissement dans toutes les âmes. Il faut embrasser toute la vérité, il faut accepter toute sa tâche.

Il le veut bien, je suis sûr qu’il y consent, car cet homme emporté par un orgueil indomptable, par une foi exubérante dans sa mission est — cela est bien facile à voir pour quiconque le lit sans prévention — le plus candide, le plus doux, le plus modeste des hommes en face de sa conscience. S’il pulvérise ceux qui l’attaquent, s’il y porte l’âpreté classique du poète démesurément jaloux de sa gloire, si, sous ce rapport il est l’homme du passé dans toute sa colère naïve, il n’en est pas moins vrai qu’une voix d’enfant l’émeut, qu’une humble objection doit l’inquiéter, qu’un doux et affectueux reproche peut le troubler profondément.

Telle est l’opinion que me laisse toujours la lecture de ses écrits en prose ou en vers, car je tiens à dire ici que je ne lui ai jamais parlé et que je ne connais réellement de lui que son œuvre. Et quand je me demande ce que je pense de lui, après chaque lecture nouvelle, je sens pour lui quelque chose de plus que de l’admiration, je sens que je l’aime.

En ceci, je ne suis pas toujours d’accord avec ceux qui le jugent sans l’approfondir et que blesse sa manière de parler de lui-même. Je me souviens du temps où j’étais choqué aussi de ce côté pédagogique ; mais, quand on est consciencieux et sincère, on reconnaît peu à peu que ceci est une manière, et rien de plus, j’oserais dire une vieille manière, le classicisme du romantisme, une méthode d’un goût déjà suranné qui consiste à placer le poète plus haut que l’homme, et qui n’empêche pourtant pas l’homme d’être aimable, aimant, tout à tous. Écartons donc ce voile de convention qui nous le cache et qui n’est qu’un costume de représentation.

Les anciens chaussaient le cothurne tragique vieux style ; on ne se défait pas de la tradition.

Le père du romantisme a son Pégase à lui, qu’il décrit quelque part en vers admirables, mais qui n’en est pas moins le bon vieux buveur d’Hippocrène, harnaché plus magnifiquement et doué d’un vol plus capricieux.

Quand le poète sans rival aujourd’hui monte sur le coursier ailé pour interroger le ciel sur les destinées de la terre, il dépouille sa personnalité réelle, il oublie son propre nom, il se spiritualise, il est le penseur et le poète, il exerce son sacerdoce, il joue son rôle, il rompt avec l’usage, il méprise le bon ton, il dépasse le bon goût, il use de son droit qui est de monter autant qu’une pensée peut monter au-dessus d’une situation, une aspiration au-dessus d’un fait, une volonté au-dessus d’un obstacle.

Ce départ pour l’empyrée où le poète dit : « Moi et Dieu », semble toujours un peu burlesque, malgré l’usage consacré par l’école ; mais, la chose étant donnée, il faut voir si le poète monte dans la région de l’inaccessible, ou s’il reste entre ciel et terre. Eh bien, celui-ci monte si haut que le ridicule disparaît et que le reproche ne porte plus.

Il a le droit de nous scandaliser et dès lors il ne nous scandalise plus.

Il a le délire sacré des pythonisses, il s’élève à la manifestation de l’esprit dégagé de tout ce qui pèse sur nous. Il prend une place dont personne ne peut être jaloux, puisque personne n’eût osé la prendre, et que nul ne peut lui contester puisqu’il peut seul l’occuper. Ceci dit une fois pour toutes et ce divin orgueil accepté comme une prétention, non légitime chez le poète en général mais légitime chez celui-ci, voyons si la lucidité est à la hauteur de l’émotion et si ce voyant inspiré, qui semble percer l’inconnu, a la vision nette des choses connues.

Oui et non. Oui, au point de vue de l’éternelle philosophie ; au point de vue immédiatement historique, non.

Il s’intitule le penseur. Certes il pense beaucoup et il pense de haut. Mais son véritable nom serait le passionné, car tout est passion chez lui : la haine et l’amour, la mansuétude et la colère, l’indignation et la pitié ; son organe visuel est fait de passion comme son sens intellectuel ; son esprit a la faculté de se dilater au point d’embrasser l’univers dans une étreinte gigantesque, et dès lors tout se dilate et devient colossal dans son appréciation.

Il prend des imbéciles pour des scélérats, d’une mouche il fait un monstre, d’une fourmi un éléphant.

En même temps qu’il entre dans son délire poétique, il s’enfonce et se perd dans un prisme qui exagère avec excès la dimension et l’éclat des êtres et des choses. C’est la nature de son génie, son défaut si vous voulez.

Le grand ! joli défaut, je trouve.

Il n’a pas la vue absolument nette, j’en conviens.

Sa passion, toujours en rapport avec sa vision, n’est pas toujours dans la mesure de l’équité absolue et il dépense parfois une force immense dans un sens, sans accorder à l’autre face du vrai la vigueur nécessaire pour être mise en relief. C’est que, ce jour-là, son prisme n’était éclairé que du côté où il regardait.

Il a fait une pièce qui est un chef-d’œuvre comme les autres. Il a fait parler la voix sage et répondre la voix haute. Naturellement la voix sage ne dit que des bêtises et des platitudes, charmantes à lire sous l’accoutrement satirique. La voix haute est sublime, elle a victorieusement raison.

Mais il y a une troisième voix que le génie de l’antithèse n’a pas daigné entendre : c’est la voix juste. La voix sage, chantant absolument faux, a pu être facilement étouffée par la voix puissante.

Je me garderai bien de dire ce qu’eut chanté la voix juste, tout le monde le sent en soi, tout le monde s’est posé ce problème : entre deux frères qui s’égorgent, il est beau de se jeter pour les séparer au risque d’être égorgé soi-même ; mais, quand malgré soi on est resté debout entre les deux cadavres, doit-on traiter l’un de martyr et l’autre d’assassin ?

Ils se sont égorgés l’un l’autre ; martyrs tous deux ou assassins tous deux, il n’y a pas à dire. De tout temps, on a sanctionné l’un, damné l’autre, suivant l’idée qui leur a mis les armes à la main ; c’est que, bonnes ou mauvaises, les idées étaient définies.

Mais peut-on dire que, dans cette cause palpitante, l’idée ait vécu ailleurs que dans l’âme généreuse du poète ?

Ceux qu’il appelle martyrs avaient-ils une idée ? Nous attendons que l’histoire nous la révèle, mais nous avouons qu’à travers l’arbitraire grossier, la haine aveugle, l’absence totale de patriotisme, le meurtre barbare et l’incendie sauvage, nous ne pouvons la saisir. Nous ne voyons que le violent conflit des faits, et volontiers, avec le poète, nous accusons le passé sinistre et déplorable dont ces faits sont la conséquence forcée.

Est-ce une raison pour n’avoir rien à dire aux hommes du présent, à ceux de gauche autant qu’à ceux de droite, sur les monstrueuses erreurs, sur les sauvages passions qui les ont fait descendre dans l’arène ? L’ignorance est le grand mal : oui, l’ennemi commun, certainement. La superstition devait amener l’athéisme, l’inégalité excessive devait provoquer la haine sociale, l’égoïsme des satisfaits devait pousser à la fureur l’égoïsme des mécontents. Mais, de part et d’autre, les torts et les crimes, la colère et l’aveuglement, l’imprévoyance et l’imbécillité des partis extrêmes ont une égale responsabilité dans le désastre.

Se mettre dans un des plateaux de la balance est une erreur, d’autant plus grave qu’on y pèse de tout le poids du génie, du mérite et de la gloire.

Moi aussi, nous tous aussi, honnêtes gens, nous savons que l’ignorance pense beaucoup de choses, mais nous ne pouvons proclamer qu’elle doit tout absoudre. L’inconscience n’est pas l’innocence puisqu’elle a la faculté de nuire, et il ne serait pas vrai de dire que le peuple d’aujourd’hui est absolument ignorant comme celui des ilotes de l’antiquité.

Il n’est pas vrai que l’incendie du Louvre et de la Bibliothèque ait été ordonné par des gens qui ne savaient pas lire, nous savons tous que ces gens savaient en outre fort bien écrire. Qu’on nous dise que la majorité du peuple de Paris est étrangère à ces faits monstrueux, qu’elle les a vus avec horreur et que l’effroi seul l’a paralysée, cela nous n’en doutons pas ; mais chercher une excuse à ceux qui écrivaient : faites flamber, non, nous ne pouvons aller jusque-là et nous déclarons bandits atroces ceux qui donnaient et ceux qui exécutaient de pareils ordres.

Après avoir lu Actes et Paroles, nous attendions de nouveaux Châtiments pour tous les criminels et nous comptions que cette page suprême viendrait.

Nous ne la trouvons pas dans l’Année terrible.

Le poète a vu le désastre avec horreur, il a prêché contre la barbarie avec éloquence, il a plaidé comme il sait plaider, magistralement, pour la cause de la science et de l’érudition ; il a essayé de sauver Paris de l’incendie, il a eu des cris d’amour pour le foyer de la civilisation devenu foyer de pétrole ; mais il n’a pas flétri avec son énergie accoutumée les chefs et les membres de cette bande ; il s’est contenté de dire qu’il ne les approuvait pas, qu’il n’était pas avec eux, qu’il ne voulait rien être, que ce n’était point là son rôle, qu’il voulait rester pur, indépendant, désintéressé, doux et humain pour tous les vaincus, qu’il détestait les représailles, qu’il était le poète et le penseur en dehors de toutes les haines.

Qui doute de la droiture d’intention d’une âme si grande ? Personne !

Se justifier de n’avoir pas frayé avec les massacreurs et les incendiaires, c’est vraiment bien inutile. S’il a failli être lapidé, cela part de si bas qu’il devait peut-être laisser à la conscience publique le soin de le venger. Mais qu’à cette heure suprême où Paris fumait encore autour de la colonne prosternée aux pieds de la Prusse, il n’eut eu de cris de colère que contre la répression et de cris de pitié que pour les infâmes qui tentaient de détruire Paris après l’avoir déshonoré — cela, de la part du plus beau génie et du plus pur patriote de France, prouve une chose que nous allons dire. — C’est qu’à travers les éclairs de son âme et les foudres de son génie, cet homme immense a rencontré une nuée qui Fa enveloppé et comme aveuglé un instant. Il n’a pas vu un des foyers de la perversité humaine, celui de l’ambition infâme qui exploite la passion populaire et qui se sert du drapeau du socialisme pour tuer la révolution sociale dans son germe. Il n’a pas vu cela, non, il ne l’a pas vu ! Son esprit a eu une défaillance de lumière, les étoiles en ont bien !

S’il l’eût vu et senti, il l’eût dit. Il ne le dit pas, ou il l’indique faiblement. Ce volcan de boue a vomi autour de lui sans qu’il s’en soit aperçu ; il a vu le résultat, il s’est étonné. Frappé de stupeur, il a cherché partout ailleurs la cause du mal. Certes, elle n’était pas là seulement, elle était partout ailleurs en effet !

Mais tous les désastres publics auxquels il a infligé des châtiments si mémorables eussent pu avoir des explications tout aussi multiples, tout aussi profondes.

Mais pourquoi donc, me dira-t-on, vous qu’admire ce poète et qui l’aimez profondément, faites-vous cette remarque désobligeante qui eut dû passer inaperçue au milieu de l’enthousiasme littéraire ?

Pourquoi voyez-vous ce moment d’éclipsé quand le soleil du génie a reparu aussitôt plus étincelant, plus ardent que jamais ?

Pourquoi ? Oh ! je veux vous le dire : c’est que je le place plus haut que vous, les amis de sa gloire littéraire, ne songez à le placer. Pourvu qu’il chante, vous êtes ravis, et lui, il veut être quelque chose de plus que le chantre, il veut être quelque chose que je lui accorde de toute mon âme. Il veut être le penseur du siècle.

Il l’est, je vous l’ai dit, il est la voix de la patrie, il résume en lui toute son histoire, il en subit toutes les ivresses et toutes les tortures, tous les déchirements et toutes les aspirations. Sa vie entière est un hymne d’amour pour le beau, le juste, le vrai dans le passé, le présent et l’avenir. Il n’a pas toujours su ce qu’il faisait, il a été jeune comme les autres ; il sait maintenant ce qu’il fait ; l’âge ne l’a pas mûri, mais il l’a sanctifié en exaltant de plus en plus ses facultés d’expression et l’intensité de ses émotions. Toujours plus passionné, il est arrivé à une sainte folie où, s’il n’est pas toujours lucide, il est toujours dans le mouvement d’ascension vers l’amour universel, vers l’idéal très lointain mais très assuré qui nous emporte tous, bon gré mal gré, dans son vol.

C’est ce qui me faisait dire tout à l’heure : il n’est pas toujours dans la vérité immédiatement historique, mais il est dans l’éternelle vérité philosophique. Il y est sans lassitude et sans refroidissement ; son talent n’a jamais eu tant d’éclat, sa parole tant de couleur, d’harmonie, d’originalité et de force de pénétration.

Cette Année terrible, il y manque une page, c’est vrai ; mais ce n’est pas moins le livre de la France, son cri suprême, le dernier éclair d’une des phases de sa vie, en même temps qu’il est le premier rayon d’une nouvelle forme de son avenir.

Si nous signalons l’absence de cette page, c’est pour montrer combien sont injustes et puériles les colères soulevées par cet instant de vertige au milieu du long vertige universel.

Qui donc oserait dire qu’il a toujours compris tout ce qu’il voyait passer, monter, crouler dans cette tourmente ?

Lui, il a vu les choses en grand, en gros quelquefois, jamais en petit.

Mais ce qu’il a bien vu. personne ne l’a vu comme lui, il a vu très loin devant lui, et il a dit des vérités souveraines que rien ne pourra détruire.

Il a vu, dans cet écrasement d’un monde, les germes d’une transformation que la violence retardera peut-être souvent encore, mais qui s’accomplira quand même.

Des siècles passeront sur nos désespoirs et l’espoir fleurira encore dans le monde. Alors on lira ce poète et on tiendra bien peu de compte de ce qui offense les délicats d’aujourd’hui.

Ce sera encore un livre de vie pour les jeunes ; les traces de nos malheurs seront effacées, nos ruines seront ensevelies dans des œuvres de renaissance, nos drames d’un jour seront contemplés comme des rêves et racontés comme des légendes ; nos monceaux de livres seront jugés, oubliés pour la plupart, un nom restera éclatant, attaché à la robe funèbre du xixe siècle comme une étoile au manteau de la nuit et ce nom ce sera celui de l’auteur de l’Année terrible.


EXTRAITS



EXTRAITS


Liberté


La liberté est le point de départ de tout acte intellectuel comme de toute action physique.

L’homme raisonnable doit donc tenir à sa liberté intellectuelle comme au principe même de sa vie, et tout dogme religieux qui lui interdirait cette liberté le frapperait de mort.

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Si l’on voulait juger le christianisme d’après les excès, les abus, les crimes atroces commis en son nom, il ne faudrait pas hésiter à le regarder comme un des plus funestes mensonges qui ont égaré l’esprit humain… Mais il n’en est point ainsi. Le christianisme bien compris est l’antithèse de l’intolérance, de la cruauté et de l’aveugle superstition.

Il y a de nos jours fort peu de vrais chrétiens et cela vient de ce que cette religion si belle n’a jamais reçu son application sociale.

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S’il ne me convient pas de m’agenouiller devant le crucifix, je ne vous raille ni ne vous méprise de la ferveur avec laquelle vous vous prosternez devant l’image d’un être sublime que je place au premier rang dans ma vénération, mais que je repousserai certainement si, à l’heure de ma mort, un prêtre vient me le présenter en me disant : « Proclamez la divinité du Christ ou soyez maudit ! »

Si dans la profondeur des classes sociales, au sein des abîmes creusés par la misère, l’ignorance et le délaissement, il est encore des hommes qui considèrent la liberté comme le droit de détruire et de souiller, l’avenir fera justice de cette perversité aveugle.

Elle disparaîtra frappée d’impuissance par la véritable philosophie du progrès.

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Quels que soient notre race, notre baptême, soyons liés par le respect et par l’amour à tous nos semblables pour être réellement libres devant Dieu et parmi les hommes.

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FRAGMENT OU EXPOSÉ
D’UNE CROYANCE SPIRITUALISTE


FRAGMENT
OU EXPOSÉ D’UNE CROYANCE SPIRITUALISTE


(George Sand expose sa croyance qui est très proche de celle des « Théosophes », sous forme d’entretien avec un interlocuteur qui pose des questions.)


Il n’y a pas que l’esprit et la matière. Une proposition basée sur une simple antithèse n’aboutit à rien.

Il faut trois termes pour spécifier les trois éléments qui concourent à l’existence de tout ce qui est. C’est ce qui a fait symboliser de temps immémorial la divinité sous le nombre trois : la trinité. L’idée est grande et bonne.

Elle part delà meilleure logique que l’homme ait pu asseoir quant à Dieu. Il faut qu’il l’applique à lui-même et à tout ce qui est.

Il y a donc trois éléments coéternels. La matière, la vie organique et l’esprit. Nos corps sont matière et vie organique. L’esprit préside aux fonctions de cette matière organisée. Ne pas confondre la matière, la vie et l’esprit, va qu’ils peuvent exister et qu’ils existent séparément. Dès qu’ils existent simultanément l’homme existe complet.

Un cadavre n’est pas un homme, un idiot n’est pas un homme, une pensée (une abstraction) n’est pas un homme. Pour être un homme, il faut être un corps, une action et une idée. Vous trouvez tous les organes dans le cadavre ; pourquoi ne fonctionnent-ils plus ? Quel que soit le siège de la vie, ce n’est qu’un siège ; placez-le au cerveau ou au talon, vous n’en ferez pas autre chose.

Pourquoi est-elle partie, la vie des organes ? C’est que l’esprit l’a emmenée ailleurs.

Quel est-il, cet esprit ? Dieu. Est-il un pur esprit ? Non, puisqu’il est le possesseur et l’artisan de la vie.

La substance de l’univers est sa propre substance : toute matière est divine, toute fonction normale de la matière est divine, toute vie complète ou disjointe est divine. L’instant fugitif que nous appelons la mort est divin aussi.

Quand cet esprit de l’infini a séparé l’esprit des êtres finis de leur vie organique, que devient la matière ? que devient la vie ? que devient l’esprit qui présidait à leur union ?

Répondons avec ordre.

1° Merveille admirable qui tombe sous nos sens, la matière morte est tout aussitôt matière viable et se reconstitue ; par la décomposition en matière vivante, elle devient acide, sel, chaux, cendre, terre, plante, animal.

Le moindre grain de sa poussière est un engrais, c’est-à-dire un élément de fécondation.

2° Que devient la vie organique ?

Elle suit le sort de la matière, et se modifie pour animer les êtres que la matière modifiée va présenter à son action.

3° Que devient l’esprit ? L’esprit est l’élément mystérieux de l’opération ; il est le chef de la création, le roi de l’univers, et seul il n’obéit pas à des lois fatales. L’esprit durant la vie humaine s’est reconnu libre et s’est proclamé homme au nom du libre arbitre. D’accord avec Dieu, il va où il lui plaît. C’est-à-dire que Dieu esprit étant un principe libre, non assujetti à la matière et non limité à la vie organique, a mis dans l’esprit confié aux êtres organisés le principe de la liberté.

De même que durant son existence humaine l’esprit était libre d’aspirer à l’existence sidérale, il est parfaitement et complètement libre après sa séparation d’aller reprendre dans le monde terrestre ou dans tout autre domaine du règne uranien les fonctions de la vie organique et par conséquent le vêtement de la matière.

— Est-il libre de ne pas les reprendre ?

— Je crois qu’il n’en a pas et qu’il ne peut pas en avoir la volonté. Il a, dans le détail auquel il appartient, les mêmes fonctions que Dieu a dans l’ensemble. C’est de faire éclore la vie organique, qui est son mode de manifestation, son langage, sa figure. Il s’en empare donc aussitôt qu’il est libre de s’en emparer, et cette liberté commence aussitôt qu’il a dépouillé un de ces vêtements que nous appelons la vie d’un être.

— Il devient donc un être nouveau ?

— Oui.

— Un autre être ?

— Non, il est le même esprit, animant un autre organisme, par conséquent il s’est modifié.

— Est-il meilleur ou pire ?

— Meilleur ou pire à son gré. Il peut se tromper s’il n’a pas fait de sa précédente vie un usage intelligent. Il monte ou descend, avance ou recule dans la route du progrès. Mais ceci n’est pas une fatalité désespérante, car le progrès universel est la loi divine par excellence et la vie organique est le champ de l’expérience où l’esprit s’éclaire et se réhabilite forcément.

De même que dans la vie de l’homme intelligent les fautes se réparent ou nous mettent en garde contre le retour des chutes, de même dans la vie éternelle de l’esprit, chaque série d’existences est une leçon qu’il peut mettre à profit. Si une ou deux n’ont pas suffi, d’autres suffiront. La souffrance est un élément de guérison au physique comme au moral et ce n’est pas pour rien qu’elle est dans la nature.

Vous dites sans doute qu’elle est aussi une cause de maladie et de mort ? Je ne peux vous répondre que ceci : « La mort n’existe pas. Donc l’éternelle erreur et l’éternel châtiment de l’esprit ne peuvent exister. »

— Expliquez-moi maintenant comment cet esprit, dont la fonction est de faire éclore de la matière les fonctions de la vie, peut s’en aller tout seul, de fonction en fonction, chercher celle qu’il croit à sa convenance ?

— Il y va comme vous allez par la pensée dans la lune ou le soleil sans que votre corps vous suive.

— Mais je vois la lune et le soleil, ma vue sert de guide à mon esprit. L’action de ma vie organique m’a permis d’avoir la notion de ces demeures éloignées. Sans elle mon esprit ne se fût point avisé de leur existence. Sans elle il perdra cette notion.

— Votre esprit est la source de toutes les notions que vos organes confirment. Pour s’élancer de vous à la plus lointaine des étoiles il lui faut si peu de temps que je vous défie de mesurer la rapidité de son élan.

Il fait ce trajet certainement beaucoup plus vite que vous ne levez un doigt ; aussi, pour définir les opérations de l’esprit, on se sert souvent du mot instantané. L’esprit n’a donc pas besoin de vos organes pour parcourir spontanément les abîmes du ciel. Je vous accorde que privé de ses organes, il ne soit plus occupé des calculs relatifs à la vie passée ou future. Il est emporté par la puissance de son désir dans la région pour laquelle l’usage de la vie lui a donné des aptitudes.

Vous n’attendez pas de moi, j’imagine, que je vous dise de quelle façon il s’y prend pour revêtir une nouvelle vie organique. Ceci est le miracle de la création universelle, qui ne nous a pas été révélé et que l’esprit sait peut-être quand il est purement esprit.

Quelques-uns croient qu’il a des organes particuliers indépendants de la matière. C’est aller plus loin que je ne puis aller.

Ce que la raison me démontre, c’est que, quelque part que l’esprit se trouve, il rencontre dans la substance universelle tous les éléments nécessaires à la reconstruction de la vie organique.

— J’accepte ceci, mais je ne le vois pas en contact avec Dieu dans votre théorie.

— Étant donné une émanation particulière de Dieu, qu’il soit muni ou démuni d’organes, il est toujours en Dieu et avec Dieu. Vous aspirez à rentrer dans le sein de Dieu ; c’est l’aspiration des âmes élevées. Mais vous y êtes déjà et vous n’y serez pas de plus en plus, mais vous connaîtrez de plus en plus que vous y êtes.

— Et la notion, la perpétuité du moi, qu’en faites-vous ?

— La perpétuité du moi existe puisque rien ne se détruit. La notion de cette perpétuité est une affaire de progrès. Les hommes y ont toujours cru et tous ils la réclament. C’est donc un droit qu’ils affirment et une conquête assurée à l’avenir de l’esprit.

— En ce monde ?

— Vous m’en demandez trop. Mais je ne vois à cela rien d’impossible, car ce monde-ci, tout petit et incomplet qu’il nous paraît, a probablement autant de valeur et il est doué d’autant de perfectibilité que les autres. Tout ce qu’à l’aide de l’esprit nous pouvons saisir de lumière est lumière, et la lumière est belle, Lumière est donc synonyme de confiance, et quand la confiance n’est pas absolue, elle n’existe pas.

— Vous m’avez semblé faire trop bon marché du mal en le soumettant à des épreuves passagères.

— C’est que le mal, quelque monstrueux qu’il nous paraisse, n’est que l’ignorance du bien. C’est un aveuglement de l’esprit, que vous ne croyez pas définitif puisque, dès cette vie, vous le combattez chez les autres et en vous-même. L’esprit qui est dans l’homme est divin, mais il n’est pas Dieu. Il est borné et limité en vous ; il est une lumière qui marche et voyage. Libre, il se trompe de route et perd quelquefois sa lumière, en s’absorbant trop dans la vie organique, ou en s’isolant trop de cette vie. Il est lui-même une vie en travail qui prend ou perd de l’intensité comme tous les modes de la vie. Quelquefois même il s’assoupit au point qu’il semble disparu.

— Que devient-il dans la vie d’un fou, d’un idiot ou d’un criminel invétéré ?

— Ce qu’il devient dans vos rêves fantasques, dans votre sommeil accablé, dans vos cauchemars. Il fonctionne mal ou ne fonctionne pas d’une manière apparente. L’esprit a ses maladies, ses catalepsies, ses épilepsies comme le corps. Lié à tous les désordres de la vie organique, il est ou châtié ou éprouvé salutairement par elle. Châtié, il accomplit son expiation de l’enfer. Cela ne suffit-il pas dès cette vie ? Éprouvé, il subit la purification du purgatoire. En demandez-vous davantage ? et supposez-vous la justice divine plus exigeante pour les autres que vous ne le seriez pour vos ennemis ? Si vous avez l’infini de la vengeance dans le cœur, c’est la peur de l’infini pour vous, le besoin de l’enfer pour les autres, prenez garde. C’est là une dangereuse maladie de votre esprit.

— Dieu merci, je n’ai pas cette maladie, mais, si vous croyez que dès cette vie le châtiment ou la réhabilitation existent, pourquoi admettez-vous un état meilleur ou pire après la mort ?

— Parce que le châtiment n’est efficace et la réhabilitation n’est effectuée dès cette vie qu’autant que l’esprit en a eu conscience. Je n’oserais affirmer que cette conscience ne s’éveille pas à un moment donné d’une existence, dans le plus obscurci des esprits. Je ne puis pas non plus affirmer qu’elle s’y réveille infailliblement dans le cours de chaque existence. Je suppose donc, logiquement selon moi, que l’esprit continue à s’égarer dans d’autres migrations jusqu’au moment où la santé lui revient avec la lumière.

Peu m’importe qu’il soit dans une région de ténèbres et de douleurs à ce moment-là. Je le suppose aisément aussi vivace que la matière qui produit tout à coup des fleurs sur des immondices. Vous me diriez qu’il peut arriver à la décomposition de lui-même que je n’en désespérerais pas pour cela. Ce qu’on appelle fatalité pour la vie matérielle et organique est pour lui une loi que j’appelle renouvellement ou progrès. Je ne vous dirai pas qu’il est l’essence la moins périssable qui existe, puisque nous savons à présent que rien ne périt.

Je partirai de là au contraire, pour vous dire que ses destinées sont impérissables, et que le mal absolu n’existe pas plus que la mort définitive.


FIN



TABLE


1848
I. — 
 3
 62


1851
le coup d’état à paris :
1854
1858


1870-1871
 235


 265
  1. Cette lettre est restée inachevée.
  2. Graveur, ami de Maurice Sand.
  3. Jeanne Clésinger, petite-fille de George Sand.
  4. Madame Clésinger, fille de George Sand.
  5. Madame Viardot.
  6. Anglais, dont la fille fut une amie de George Sand.
  7. Surnom d’Emmanuel Arago.
  8. Hetzel.
  9. Paul Rochery, écrivain lyonnais.
  10. Bocage.
  11. Madame Hetzel.
  12. Eugène Lambert, le peintre des chats, condisciple de Maurice Sand à l’atelier Delacroix.
  13. Cocher.
  14. Graveur italien, père de la future madame Maurice Sand.
  15. Sobriquet de Villevieille, un peintre ami de Maurice Sand.
  16. Ledru-Rollin.
  17. Leblanc, concierge.
  18. D’Arpentigny
  19. Ami de George Sand.
  20. inachevé.
  21. En 1866, M. Henry Harrisse, avocat au barreau de New-York, récemment arrivé à Paris, et qui aux États-Unis avait écrit dans les revues américaines d’importants articles sur nombre d’écrivains français, parmi lesquels étaient Littré, Taine et Renan fut présenté par ce dernier à Sainte-Beuve qui le présenta à George Sand. Une vive amitié avec celle-ci se noua alors et dura tant qu’elle vécut. De là une correspondance suivie dont nous détachons des Extraits se rapportant à la guerre de 1870, au siège et à la Commune. Quelques-unes des lettres de George Sand données ici ont déjà paru dans sa Correspondance : Paris, — Calmann-Lévy, 1882-1884.
  22. La pièce qu’Amigues va faire jouer aux Français roule sur ce fait.
  23. Il est même remarquable que le petit nombre de républicains que nous avons soit avec le groupe le plus calme et le plus muet.
    (Note de George Sand.)
  24. Les frères Simonnet, petits-fils d’Hippolyte Chatiron.
  25. Pendant une certaine période du siège. M. Barrisse, pour rassurer ses amis sans nouvelles de leurs familles réfugiées en province, avait imaginé ce moyen d’obtenir des renseignements. Les assiégés écrivaient directement par ballon monté, et la réponse, mise à la poste dans un bureau départemental quelconque, lui parvenait par la valise de la légation des États-Unis à Paris envoyée régulièrement de Londres à M. Wasliburne, et que le comte de Bismarck laissait passer (les Allemands restés en France ayant été placés sous la protection du gouvernement américain.) M. Harrisse eut ainsi la bonne fortune de pouvoir faire tenir aux destinataires bon nombre de réponses, toutes d’ailleurs ne devant renfermer que des renseignements strictement personnels.
  26. Édouard Cadol, littérateur, ami de Maurice Sand.
  27. Alexandre Dumas.
  28. Amédée, fils de Victor Emmanuel.