Aller au contenu

« Smarra, ou les démons de la nuit » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
+
Mise en page à la fois pour l'export et l'impression. Le rendu dans cette page-ci est identique.
Ligne 1 : Ligne 1 :
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=4 to=216 header=1 />
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=4 to=4 header=1 />


<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=5 to=12 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=13 to=13 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=14 to=14 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=15 to=18 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=19 to=19 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=20 to=20 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=21 to=21 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=22 to=68 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=69 to=69 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=70 to=70 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=71 to=104 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=105 to=105 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=106 to=106 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=107 to=130 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=131 to=131 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=132 to=132 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=133 to=139 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=140 to=146 />

<!-- Bey Spalatin --><p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=147 to=147 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=149 to=151 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=153 to=184 />

<!-- Femme d'Asan --><p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=185 to=185 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=187 to=190 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=191 to=204 />

<!-- La luciole --><p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=205 to=205 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=207 to=208 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<pages index="Nodier - Smarra ou les démons de la nuit, 1822.djvu" from=209 to=216 />

<p style="page-break-after: always;"></p>
<references/>
<references/>



Version du 19 septembre 2020 à 14:55

SMARRA,
OU LES
DÉMONS DE LA NUIT,
SONGES ROMANTIQUES,


TRADUITS DE L’ESCLAVON
DU COMTE MAXIME ODIN.
PAR CH. NODIER.


DEUXIÈME ÉDITION.

À PARIS,
chez PONTHIEU, libraire,
Palais-Royal, galerie de bois, n. 252.

1822.

AVERTISSEMENT.


Louvrage singulier dont j’offre la traduction au public est moderne et même récent. On l’attribue généralement en Illyrie à un Noble Ragusain qui a caché son nom, sous celui du comte Maxime Odin, à la tête de plusieurs poëmes du même genre. Celui-ci, dont je dois la communication à l’amitié de M. le chevalier Fedorovich Albinoni, n’étoit point imprimé lors de mon séjour dans ces provinces. Il l’a probablement été depuis.

Smarra est le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportoient le triste phénomène du Cochemar. Le même mot exprime encore la même idée dans la plupart des Dialectes Slaves, chez les peuples de la terre qui sont le plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de Familles Morlaques où quelqu’un n’en soit tourmenté. Ainsi, la Providence a placé aux deux extrémités de la vaste chaîne des Alpes de Suisse et d’Italie les deux infirmités les plus contrastées de l’homme ; dans la Dalmatie, les délires d’une imagination exaltée qui a transporté l’exercice de toutes ses facultés sur un ordre purement intellectuel d’idées ; dans la Savoie et le Valais, l’absence presque totale des perceptions qui distinguent l’homme de la brute ; ce sont, d’un côté, les frénésies d’Ariel, et de l’autre, la stupeur farouche de Caliban.

Pour entrer avec intérêt dans le secret de la composition de Smarra, il faut peut-être avoir éprouvé les illusions du Cochemar dont ce poëme est l’histoire fidèle, et c’est payer un peu cher l’insipide plaisir de lire une mauvaise traduction. Toutefois, il y a si peu de personnes qui n’aient jamais été poursuivies dans leur sommeil de quelque rêve fâcheux, ou éblouies des prestiges de quelque rêve enchanteur qui a fini trop tôt, que j’ai pensé que cet ouvrage auroit au moins pour le grand nombre le mérite de rappeler des sensations connues qui, comme le dit l’auteur, n’ont encore été décrites en aucune langue, et dont il est même rare qu’on se rende compte à soi-même en se réveillant. L’artifice le plus difficile du poëte est d’avoir enfermé le récit d’une anecdote assez soutenue, qui a son exposition, son nœud, sa péripétie et son dénouement, dans une succession de songes bizarres dont la transition n’est souvent déterminée que par un mot. En ce point même cependant, il n’a fait que se conformer au caprice piquant de la nature qui se joue à nous faire parcourir dans la durée d’un seul rêve, plusieurs fois interrompu par des épisodes étrangers à son objet, tous les développemens d’une action régulière, complette et plus ou moins vraisemblable.

Les personnes qui ont lu Apulée s’apercevront facilement que la fable du premier livre de l’Âne d’Or de cet ingénieux conteur, a beaucoup de rapport avec celle-ci, et qu’elles se ressemblent par le fond presque autant qu’elles diffèrent par la forme. L’auteur paroît même avoir affecté de solliciter ce rapprochement en conservant à son principal personnage le nom de Lucius. Le récit du philosophe de Madaure et celui du prêtre Dalmate, cité par Fortis, tom. I, pag. 65, ont en effet une origine commune dans les chants traditionnels d’une contrée qu’Apulée avoit curieusement visitée ; mais dont il a dédaigné de retracer le caractère, ce qui n’empêche pas qu’Apulée soit un des écrivains les plus romantiques des temps anciens. Il florissoit à l’époque même qui sépare les âges du goût, des âges de l’imagination.

Je dois avouer en finissant que si j’avois apprécié les difficultés de cette traduction avant de l’entreprendre, je ne m’en serois jamais occupé. Séduit par l’effet général du poëme sans me rendre compte des combinaisons qui le produisoient, j’en avois attribué le mérite à la composition qui est cependant tout-à-fait nulle, et dont le foible intérêt ne soutiendroit pas long-temps l’attention, si l’auteur ne l’avoit relevé par l’emploi des prestiges d’une imagination qui étonne, et surtout par la hardiesse incroyable d’un style qui ne cesse jamais cependant d’être élevé, pittoresque, harmonieux. Voilà précisément ce qu’il ne m’étoit pas donné de reproduire, et ce que je n’aurois pu essayer de faire passer dans notre langue sans une présomption ridicule. Certain que les lecteurs qui connaissent l’ouvrage original ne verront dans cette foible copie qu’une tentative impuissante, j’avois du moins à cœur qu’ils ne crussent pas y voir l’effort trompé d’une vanité malheureuse. J’ai en littérature des juges si sévèrement inflexibles et des amis si religieusement impartiaux, que je suis persuadé d’avance que cette explication ne sera pas inutile pour les uns et pour les autres.


LE PROLOGUE.



Somnia fallaci ludunt temeraria nocte,
Et pavidas mentes falsa timere jubent.
Catull.



L’île est remplie de bruits, de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais nuire. Quelquefois des milliers d’instruments tintent confusément à mon oreille ; quelquefois ce sont des voix telles que, si je m’éveillais, après un long sommeil, elle me feroient dormir encore ; et quelquefois en dormant il m’a semblé voir les nuées s’ouvrir, et montrer toutes sortes de biens qui pleuvoient sur moi, de façon qu’en me réveillant je pleurois comme un enfant de l’envie de toujours rêver.
Shakespeare.


Il y a un moment où l’esprit suspendu dans le vague de ses pensées… Paix !… La nuit est tout-à-fait sur la terre. Vous n’entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui regagne sa maison, ou l’ongle armé des mules qui arrivent au gîte du soir. Le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instans, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l’écho d’une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige !…) dans des mondes toujours nouveaux, parmi d’innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l’accomplir, et qu’il s’est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l’univers illimité des songes. Les sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalène vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l’obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s’en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d’un ciel éteint. Ils se pressent, ils s’embrassent, ils se confondent, impatiens de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l’aspect d’une réminiscence merveilleuse. Peu à peu leur voix s’affaiblit, ou bien elle ne vous parvient que par un organe inconnu qui transforme leurs récits en tableaux vivans, et qui vous rend acteur involontaire des scènes qu’ils ont préparées ; car l’imagination de l’homme endormi, dans la puissance de son âme indépendante et solitaire, participe en quelque chose à la perfection des esprits. Elle s’élance avec eux, et, portée par miracle au milieu du chœur aérien des songes, elle vole de surprise en surprise jusqu’à l’instant où le chant d’un oiseau matinal avertit son escorte aventureuse du retour de la lumière. Effrayés du cri précurseur, ils se rassemblent comme un essaim d’abeilles au premier grondement du tonnerre, quand de larges gouttes de pluie font pencher la couronne des fleurs que l’hirondelle caresse sans les toucher. Ils tombent, rebondissent, remontent, se croisent comme des atomes entraînés par des puissances contraires, et disparoissent en désordre dans un rayon du soleil.

LE RÉCIT.



........O rebus meis
Non infideles arbitræ,
Nox, et Diana quæ silentium regis,
Arcana cum fiunt sacra ;
Nunc, nunc adeste....

Horat.



Par quel ordre ces esprits irrités viennent-ils m’effrayer de leurs clameurs et de leurs figures de lutins ? Qui roule devant moi ces rayons de feu ? Qui me fait perdre mon chemin dans la forêt ? Des singes hideux dont les dents grincent et mordent, ou bien des hérissons qui traversent exprès les sentiers pour se trouver sous mes pas et me blesser de leurs piquants.
Shakespeare.


Je venois d’achever mes études à l’école des philosophes d’Athènes, et curieux des beautés de la Grèce, je visitois pour la première fois la poétique Thessalie. Mes esclaves m’attendoient à Larisse dans un palais disposé pour me recevoir. J’avais voulu parcourir seul, et dans les heures imposantes de la nuit, cette forêt fameuse par les prestiges des magiciennes, qui étend de longs rideaux d’arbres verts sur les rives du Pénée. Les ombres épaisses qui s’accumuloient sur le dais immense des bois laissoient à peine s’échapper à travers quelques rameaux

plus rares, dans une clairière ouverte sans doute par la cognée du bûcheron, le rayon tremblant d’une étoile pâle et cernée de brouillards. Mes paupières appesanties se rabaissoient malgré moi sur mes yeux fatigués de chercher la trace blanchâtre du sentier qui s’effaçoit dans le taillis, et je ne résistois au sommeil qu’en suivant d’une attention pénible le bruit des pieds de mon cheval, qui tantôt faisaient crier l’arène, et tantôt gémir l’herbe sèche en retombant symétriquement sur la route. S’il s’arrêtoit quelquefois, réveillé par son repos, je le nommais d’une voix forte, et je pressois sa marche devenue trop lente au gré de ma lassitude et de mon impatience. Étonné de je ne sais quel obstacle inconnu, il s’élançoit par bonds, rouloit dans ses narines des hennissemens de feu, se cabroit de terreur et reculoit plus effrayé par les éclairs que les cailloux brisés faisoient jaillir sous ses pas…

Phlégon, Phlégon, lui dis-je en frappant de ma tête accablée son cou qui se dressait d’épouvante, ô mon cher Phlégon ! n’est-il pas temps d’arriver à Larisse où nous attendent les plaisirs et surtout le sommeil si doux ! Un instant de courage encore, et tu dormiras sur une litière de fleurs choisies ; car la paille dorée qu’on recueille pour les bœufs de Cérès n’est pas assez fraîche pour toi !… — Tu ne vois pas, tu ne vois pas, dit-il en tressaillant… les torches qu’elles secouent devant nous dévorent la bruyère et mêlent des vapeurs mortelles à l’air que je respire… Comment veux-tu que je traverse leurs cercles magiques et leurs danses menaçantes, qui feroient reculer jusqu’aux chevaux du soleil ?

Et cependant le pas cadencé de mon cheval continuoit toujours à résonner à mon oreille, et le sommeil plus profond suspendoit plus long-temps mes inquiétudes. Seulement, il arrivait d’un instant à l’autre qu’un groupe éclairé de flammes bizarres passoit en riant sur ma tête… qu’un esprit difforme, sous l’apparence d’un mendiant ou d’un blessé s’attachoit à mon pied et se laissoit entraîner à ma suite avec une horrible joie, ou bien qu’un vieillard hideux, qui joignoit la laideur honteuse du crime à celle de la caducité, s’élançoit en croupe derrière moi et me lioit de ses bras décharné comme ceux de la mort. Allons ! Phlégon ! m’écriois-je, allons le plus beau des coursiers qu’ait nourri le mont Ida, brave les pernicieuses terreurs qui enchaînent ton courage ! Ces démons ne sont que de vaines apparences. Mon épée, tournée en cercle autour de ta tête, divise leurs formes trompeuses, qui se dissipent comme un nuage. Quand les vapeurs du matin flottent au-dessous des cimes de nos montagnes, et que, frappées par le soleil levant, elles les enveloppent d’une ceinture à demi-transparente, le sommet, séparé de la base, paroît suspendu dans les cieux par une main invisible. C’est ainsi, Phlégon, que les sorcières de Thessalie se divisent sous le tranchant de mon épée. N’entends-tu pas au loin les cris de plaisir qui s’élèvent des murs de Larisse !… Voilà, voilà les tours superbes de la ville de Thessalie, si chère à la volupté ; et cette musique qui vole dans l’air, c’est le chant de ses jeunes filles !

Qui me rendra d’entre vous, songes séducteurs qui bercez l’âme enivrée dans les souvenirs ineffables du plaisir, qui me rendra le chant des jeunes filles de Thessalie et les nuits voluptueuses de Larisse ? Entre des colonnes d’un marbre à demi-transparent, sous douze coupoles brillantes qui réfléchissent dans l’or et le cristal les feux de cent mille flambeaux, les jeunes filles de Thessalie, enveloppées de la vapeur colorée qui s’exhale de tous les parfums, n’offrent aux yeux qu’une forme indécise et charmante qui semble prête à s’évanouir. Le nuage merveilleux balance autour d’elles ou promène sur leurs groupes enchanteurs tous les jeux inconstants de sa lumière, les teintes fraîches de la rose, les reflets animés de l’aurore, le cliquetis éblouissant des rayons de l’opale capricieuse. Ce sont quelquefois des pluies de perles qui roulent sur leurs tuniques légères, ce sont quelquefois des aigrettes de feu qui jaillissent de toutes les facettes du lien d’or qui attache leurs cheveux. Ne vous effrayez pas de les voir plus pâles que les autres filles de la Grèce. Elles appartiennent à peine à la terre, et semble se réveiller d’une vie passée. Elles sont tristes aussi, soit parce qu’elles viennent d’un monde où elles ont quitté l’amour d’un Esprit ou d’un Dieu, soit parce qu’il y a dans le cœur d’une femme qui commence à aimer un immense besoin de souffrir.

Écoutez cependant. Voilà les chants des jeunes filles de Thessalie, la musique qui monte, qui monte dans l’air, qui émeut, en passant comme une nue harmonieuse, les vitraux solitaires des ruines chères aux poëtes. Écoutez ! Elles embrassent leurs lyres d’ivoire, interrogent les cordes sonores qui répondent une fois, vibrent un moment, s’arrêtent, et, devenues immobiles, prolongent encore je ne sais quelle harmonie sans fin que l’âme entend par tous les sens : mélodie pure comme la plus douce pensée d’une âme heureuse, comme le premier baiser de l’amour avant que l’amour se soit compris lui-même ; comme le regard d’une mère qui caresse le berceau de l’enfant dont elle a rêvé la mort, et qu’on vient de lui rapporter, tranquille et beau dans son sommeil. Ainsi s’évanouit, abandonné aux airs, égaré dans les échos, suspendu au milieu du silence du lac, ou mourant avec la vague au pied du rocher insensible, le dernier soupir du sistre d’une jeune femme qui pleure parce que son amant n’est pas venu. Elles se regardent, se penchent, se consultent, croisent leurs bras élégans, confondent leurs chevelures flottantes, dansent pour donner de la jalousie aux nymphes, et font jaillir sous leurs pas une poussière enflammée qui vole, qui blanchit, qui s’éteint, qui retombe en cendres d’argent ; et l’harmonie de leurs chants coule toujours comme un fleuve de miel, comme le ruisseau gracieux qui embellit de ses murmures si doux des rives aimées du soleil et riche de secrets détours, de baies fraîches et ombragées, de papillon et de fleurs. Elles chantent…

Une seule peut-être… grande, immobile, debout, pensive… Dieux ! qu’elle est sombre et affligée derrière ses compagnes, et que veut-elle de moi ? Ah ! ne poursuit pas ma pensée, apparence imparfaite de la bien-aimée qui n’est plus, ne trouble pas le doux charme de mes veillées du reproche effrayant de ta vue ! Laisse-moi, car je t’ai pleurée sept ans ; laisse-moi oublier les pleurs qui brûlent encore mes joues dans les innocentes délices de la danse des sylphides et de la musique des fées. Tu vois bien qu’elles viennent ! Tu vois leurs groupes se lier, s’arrondir en festons mobiles, inconstans, qui se disputent, qui se succèdent, qui s’approchent, qui fuient, qui montent comme la vague apportée par le flux, et descendent comme elle, en roulant sur leurs ondes fugitives toutes les couleurs de l’écharpe qui embrasse le ciel et la mer à la fin des tempêtes, quand elle vient briser en expirant le dernier point de son cercle immense contre la proue du vaisseau.

Et que m’importent à moi les accidens de la mer et les curieuses inquiétudes du voyageur, à moi qu’une faveur divine, qui fut peut-être dans une vie ancienne un des privilèges de l’homme, affranchit, quand je le veux (bénéfice délicieux du sommeil), de tous les périls qui vous menacent ? À peine mes yeux sont fermés, à peine cesse la mélodie qui ravissoit mes esprits, si le créateur des prestiges de la nuit creuse devant moi quelque abîme profond, gouffre inconnu où expirent toutes les formes, tous les sons et toutes les lumières de la terre ; s’il jette sur un torrent bouillonnant et avide de morts quelque pont rapide, étroit, glissant, qui ne promet pas d’issue ; s’il me lance à l’extrémité d’une planche élastique, tremblante, qui domine sur des précipices que l’œil même craint de sonder… Paisible, je frappe le sol obéissant d’un pied accoutumé à lui commander. Il cède, il répond, je pars, et content de quitter les hommes, je vois fuir, sous mon essor facile, les rivières bleues des continents, les sombres déserts de la mer, le toit varié des forêts que bigarent le vert naissant du printemps, la pourpre et l’or de l’automne, le bronze mat et le violet terne des feuilles crispées de l’hiver. Si quelque oiseau étourdi fait bruire à mon oreille ses ailes haletantes, je m’élance, je monte encore, j’aspire à des mondes nouveaux. Le fleuve n’est plus qu’un fil qui s’efface dans une verdure sombre, les montagnes qu’un point vague dont le sommet s’anéantit dans sa base, l’Océan qu’une tache obscure dans je ne sais quelle masse égarée au milieu des airs, où elle tourne plus rapidement que l’osselet à six faces que font rouler sur son axe pointu les petits enfans d’Athènes, le long des galeries aux larges dalles qui embrassent le Céramique.

Avez-vous jamais vu le long des murs du Céramique, lorsqu’ils sont frappés dans les premiers jours de l’année par les rayons du soleil qui régénère le monde, une longue suite d’hommes hâves, immobiles, aux joues creusées par le besoin, aux regards éteints et stupides : les uns accroupis comme des brutes ; les autres debout, mais appuyés contre les piliers, et fléchissans à demi sous le poids de leur corps exténué ? Les avez-vous vus, la bouche entr’ouverte pour aspirer encore une fois les premières influences de l’air vivifiant, recueillir avec une morne volupté les douces impressions de la tiède chaleur du printemps ? Le même spectacle vous auroit frappé dans les murailles de Larisse, car il y a des malheureux partout : mais ici le malheur porte l’empreinte d’une fatalité particulière qui est plus dégradante que la misère, plus poignante que la faim, plus accablante que le désespoir. Ces infortunés s’avancent lentement à la suite les uns des autres, et marquent entre tous leurs pas de longues stations, comme des figures fantastiques disposées par un mécanicien habile sur une roue qui indique les divisions du temps. Douze heures s’écoulent pendant que le cortége silencieux suit le contour de la place circulaire, quoique l’étendue en soit si bornée qu’un amant peut lire d’une extrémité à l’autre, sur la main plus ou moins déployée de sa maîtresse, le nombre des heures de la nuit qui doivent amener l’heure si désirée du rendez-vous. Ces spectres vivants n’ont conservé presque rien d’humain. Leur peau ressemble à un parchemin blanc tendu sur des ossemens. L’orbite de leurs yeux n’est pas animé par une seule étincelle de l’âme. Leurs lèvres pâles frémissent d’inquiétude et de terreur, ou, plus hideuse encore, elles roulent un sourire dédaigneux et farouche, comme la dernière pensée d’un condamné résolu qui subit son supplice. La plupart sont agités de convulsions foibles, mais continues, et tremblent comme la branche de fer de cet instrument sonore que les enfans font bruire entre leurs dents. Les plus à plaindre de tous, vaincus par la destinée qui les poursuit, sont condamnés à effrayer à jamais les passants de la repoussante difformité de leurs membres noués et de leurs attitudes inflexibles. Cependant, cette période régulière de leur vie qui sépare deux sommeils est pour eux celle de la suspension des douleurs qu’ils redoutent le plus. Victimes de la vengeance des sorcières de Thessalie, ils retombent en proie à des tourmens qu’aucune langue peut exprimer, dès que le soleil, prosterné sous l’horizontal occidental, a cessé de les protéger contre les redoutables souveraines des ténèbres. Voilà pourquoi ils suivent son cours trop rapide, l’œil toujours fixé sur l’espace qu’il embrasse, dans l’espérance, toujours déçue, qu’il oubliera une fois sur son lit d’azur, et qu’il finira par rester suspendu aux nuages d’or du couchant. À peine la nuit vient les détromper, en développant ses ailes de crêpe, sur lesquelles il ne reste pas même une des clartés livides qui mouroient tout à l’heure au sommet des arbres ; à peine le dernier reflet qui pétillait encore sur le métal poli au faîte d’un bâtiment élevé achève de s’évanouir, comme un charbon encore ardent dans un brasier éteint, qui blanchit peu à peu sous la cendre, et ne se distingue bientôt plus du fond de l’âtre abandonné, un murmure formidable s’élève parmi eux, leurs dents se claquent de désespoir et de rage ; ils se pressent et s’évitent de peur de trouver partout des assassins et des fantômes. Il fait nuit !… et l’enfer va se rouvrir !

Il y en avoit un, entre autres, dont toutes les articulations crioient comme des ressorts fatigués, et dont la poitrine exhalait un son plus rauque et plus sourd que celui de la vis rouillée qui tourne avec peine dans son écrou. Mais quelques lambeaux d’une riche broderie qui pendoient encore à son manteau, un regard plein de tristesse et de grâce qui éclaircissait de temps en temps la langueur de ses traits abattus, je ne sais quel mélange inconcevable d’abrutissement et de fierté qui rappelait le désespoir d’une panthère assujettie au baillon déchirant du chasseur, le faisoient remarquer dans la foule de ses misérables compagnons ; et quand il passoit devant des femmes, on n’entendoit qu’un soupir. Ses cheveux blonds rouloient en boucles négligées sur ses épaules, qui s’élevoient blanches et pures comme une touffe de lys au-dessus de sa tunique de pourpre. Cependant, son cou portoit l’empreinte du sang, la cicatrice triangulaire d’un fer de lance, la marque de la blessure qui me ravit Polémon au siége de Corinthe, quand ce fidèle ami se précipita sur mon cœur, au devant de la rage effrénée du soldat déjà victorieux, mais jaloux de donner au champ de bataille un cadavre de plus. C’étoit ce Polémon que j’avois si long-temps pleuré, et qui revient toujours dans mon sommeil me rappeler avec un baiser froid que nous devons nous retrouver dans l’immortelle vie de la mort. C’étoit Polémon encore vivant, mais conservé pour une existence si horrible que les larves et les spectres de l’enfer se consolent entre eux en se racontant ses douleurs ; Polémon tombé sous l’empire des sorcières de Thessalie et des démons qui composent leur cortège dans les solennités, les inexplicables solennités de leurs fêtes nocturnes. Il s’arrêta, chercha long-temps d’un regard étonné à lier un souvenir à mes traits, se rapprocha de moi à pas inquiets et mesurés, toucha mes mains d’une main palpitante qui trembloit de les saisir, et après m’avoir enveloppé d’une étreinte subite que je ne ressentis pas sans effroi, après avoir fixé sur mes yeux un rayon pâle qui tomboit de ses yeux voilés, comme le dernier jet d’un flambeau qui s’éloigne à travers la trappe d’un cachot. — Lucius ! Lucius ! s’écria-t-il avec un rire affreux. — Polémon, cher Polémon, l’ami, le sauveur de Lucius !… — Dans un autre monde, dit-il en baissant la voix ; je m’en souviens… c’étoit dans un autre monde, dans une vie qui n’appartenoit pas au sommeil et à ses fantômes ?… — Que dis-tu de fantômes ?… — Regarde, répondit-il en étendant le doigt dans le crépuscule !… Les voilà qui viennent.

Oh ! ne te livre pas, jeune infortuné, aux inquiétudes des ténèbres ! Quand les ombres des montagnes descendent en grandissant, rapprochent de toutes parts la pointe et les côtés de leurs pyramides gigantesques, et finissent par s’embrasser en silence sur la terre obscure ; quand les images fantastiques des nuages s’étendent, se confondent et rentrent ensemble sous le voile protecteur de la nuit, comme des époux clandestins ; quand les oiseaux des funérailles commencent à crier derrière les bois, et que les reptiles chantent d’une voix cassée quelques paroles monotones à la lisière des marécages… alors, mon Polémon, ne livre pas ton imagination tourmentée aux illusions de l’ombre et de la solitude. Fuis les sentiers cachés où les spectres se donnent rendez-vous pour former de noires conjurations contre le repos des hommes ; le voisinage des cimetières où se rassemble le conseil mystérieux des morts, quand ils viennent, enveloppés de leurs suaires, apparoître devant l’Aréopage qui siège dans des cercueils : fuis la prairie découverte où l’herbe foulée en rond noircit, stérile et desséchée, sous le pas cadencé des sorcières. Veux-tu m’en croire, Polémon ? Quand la lumière, épouvantée à l’approche des mauvais esprits, se retire en pâlissant, viens ranimer avec moi ses prestiges dans les fêtes de l’opulence et dans les orgies de la volupté. L’or manque-t-il jamais à mes souhaits ? Les mines les plus précieuses ont-elles une veine cachée qui me refuse ses trésors ? Le sable même des ruisseaux se transforme sous ma main en pierres exquises qui feroient l’ornement des rois. Veux-tu m’en croire, Polémon ? C’est en vain que le jour s’éteindroit, tant que les feux que ses rayons ont allumés pour l’usage de l’homme pétillent encore dans les illuminations des festins, ou dans les clartés plus discrètes qui embellissent les veillées délicieuses de l’amour. Les démons, tu le sais, craignent les vapeurs odorantes de la cire et de l’huile embaumée qui brillent doucement dans l’albâtre, ou versent des ténèbres roses à travers la double soie de nos riches tentures. Ils frémissent à l’aspect des marbres polis, éclairés par les lustres aux cristaux mobiles, qui lancent autour d’eux de longs jets de diamans, comme une cascade frappée du dernier regard d’adieu du soleil horizontal. Jamais une sombre lamie, une mante décharnée n’osa étaler la hideuse laideur de ses traits dans les banquets de Thessalie. La lune même qu’elles invoquent les effraie souvent, quand elle laisse tomber sur elles un de ces rayons passagers qui donnent aux objets qu’ils effleurent la blancheur terne de l’étain. Elles s’échappent alors plus rapides que la couleuvre avertie par le bruit du grain de sable qui roule sous le pied du voyageur. Ne crains pas qu’elles te surprennent au milieu des feux qui étincellent dans mon palais, et qui rayonnent de toutes parts sur l’acier éblouissant des miroirs. Vois plutôt, mon Polémon, avec quelle agilité elles se sont éloignées de nous depuis que nous marchons entre les flambeaux de mes serviteurs, dans ces galeries décorées de statues, chefs-d’œuvre inimitables du génie de la Grèce. Quelqu’une de ces images t’auroit-elle révélé par un mouvement menaçant la présence de ces esprits fantastiques qui les animent quelquefois, quand la dernière lueur qui se détache de la dernière lampe, monte et s’éteint dans les airs ? L’immobilité de leurs formes, la pureté de leurs traits, le calme de leurs attitudes qui ne changeront jamais rassureroient la frayeur même. Si quelque bruit étrange a frappé ton oreille, ô frère chéri de mon cœur ! c’est celui de la nymphe attentive qui répand sur tes membres appesantis par la fatigue les trésors de son urne de cristal, en y mêlant des parfums jusqu’ici inconnus à Larisse, un ambre limpide que j’ai recueilli sur le bord des mers qui baignent le berceau du soleil ; le suc d’une fleur mille fois plus suave que la rose qui ne croît que dans les épais ombrages de la brune Corcyre[1] ; les pleurs d’un arbuste aimé d’Apollon et de son fils, et qui étale sur les rochers d’Épidaure ses bouquets composés de cymbales de pourpre toutes tremblantes sous le poids de la rosée. Et comment les charmes des magiciennes troubleroient-ils la pureté des eaux qui bercent autour de toi leurs ondes d’argent ? Myrthé, cette belle Myrthé aux cheveux blonds, la plus jeune et la plus chérie de mes esclaves, celle que tu as vue se pencher à ton passage, car elle aime tout ce que j’aime ; elle a des enchantemens qui ne sont connus que d’elle et d’un esprit qui les lui confie dans les mystères du sommeil ; elle erre maintenant comme une ombre autour de l’enceinte des bains où s’élève peu à peu la surface de l’onde salutaire ; elle court en chantant des airs qui chassent les démons, et en touchant de temps à autre les cordes d’une harpe errante que des génies obéissans ne manquent jamais de lui offrir avant que ses désirs aient le temps de se faire connoître en passant de son âme à ses yeux. Elle marche ; elle court ; la harpe marche court et chante sous sa main. Écoute le bruit de la harpe qui résonne, la voix de la harpe de Myrthé ; c’est un son plein, grave, solennel, qui fixe les idées de la terre, qui se prolonge, qui se soutient, qui occupe l’âme comme une pensée sérieuse ; et puis il vole, il fuit, il s’évanouit, il revient ; et les airs de la harpe de Myrthé (enchantements ravissant des nuits !), les airs de la harpe de Myrthé qui volent, qui fuient, qui s’évanouissent, qui reviennent encore ; comme elle chante, comme ils volent, les airs de la harpe de Myrthé, les airs qui chassent le démon !… Écoute Polémon, les entends-tu ?

J’ai éprouvé en vérité toutes les illusions des rêves, et que serois-je alors devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix, si attentive à troubler le repos douloureux et gémissant de mes nuits ?… Combien de fois je me suis penché dans mon sommeil sur l’onde limpide et dormante, l’onde trop fidèle à reproduire mes traits altérés, mes cheveux hérissés de terreur, mon regard fixe et morne comme celui du désespoir qui ne pleure plus !… Combien de fois j’ai frémi en voyant des traces de sang livide courir autour de mes lèvres pâles ; en sentant mes dents chancelantes repoussées de leurs alvéoles, mes ongles détachés de leur racine s’ébranler, et tomber ! Combien de fois, effrayé de ma nudité, de ma honteuse nudité, je me suis livré inquiet à l’ironie de la foule avec une tunique plus courte, plus légère, plus transparente que celle qui enveloppe une courtisane au seuil du lit effronté de la débauche ! Ô ! combien de fois des rêves plus hideux, des rêves que Polémon lui-même ne connoît point… Et que serois-je devenu alors, que serois-je devenu sans le secours de la harpe de Myrthé, sans le secours de sa voix et de l’harmonie qu’elle enseigne à ses sœurs, quand elles l’entourent obéissantes, pour charmer les terreurs du malheureux qui dort, pour faire bruire à son oreille des chants venus de loin, comme la brise qui court entre peu de voile ; des chants qui se marient, qui se confondent, qui assoupissent les songes orageux du cœur et qui enchantent leur silence dans une longue mélodie.

Et maintenant, voici les sœurs de Myrthé qui ont préparé le festin. Il y a Théïs, reconnoissable entre toutes les filles de Thessalie, quoique la plupart des filles de Thessalie aient des cheveux noirs qui tombent sur des épaules plus blanches que l’albâtre ; mais il n’y en a point qui aient des cheveux en ondes souples et voluptueuses, comme les cheveux noirs de Théïs. C’est elle qui penche sur la coupe ardente où blanchit un vin bouillant le vase d’une précieuse argile, et qui en laisse tomber goutte à goutte en topazes liquides le miel le plus exquis qu’on ait jamais recueilli sur les ormeaux de Sicile. L’abeille, privée de son trésor, vole inquiète au milieu des fleurs ; elle se pend aux branches solitaires de l’arbre abandonné, en demandant son miel aux zéphirs. Elle murmure de douleur, parce que ses petits n’auront plus d’asile dans aucun des mille palais à cinq murailles qu’elle leur a bâtis avec une cire légère et transparente, et qu’ils ne goûteront pas le miel qu’elle avait récolté pour eux sur les buissons parfumés du mont Hybla. C’est Théïs qui répand dans un vin bouillant le miel dérobé aux abeilles de Sicile ; et les autres sœurs de Théïs, celles qui ont des cheveux noirs, car il n’y a que Myrthé qui soit blonde, elles courent soumises, empressées, caressantes, avec un sourire obéissant, autour des apprêts du banquet. Elles sèment des fleurs de grenades ou des feuilles de rose sur le lait écumeux ; ou bien elles attisent les fournaises d’ambre et d’encens qui brûlent sous la coupe ardente où blanchit un vin bouillant ; les flammes qui se courbent de loin autour du rebord circulaire, qui se penchent, qui se rapprochent, qui l’effleurent, qui caressent ses lèvres d’or, et finissent par se confondre avec les flammes aux langues blanches et bleues qui volent sur le vin. Les flammes montent, descendent, s’égarent comme ce démon fantastique des solitudes qui aime à se mirer dans les fontaines. Qui pourra dire combien de fois la coupe a circulé autour de la table du festin, combien de fois épuisée, elle a vu ses bords inondés d’un nouveau nectar ? Jeunes filles, n’épargnez ni le vin ni l’hydromel. Le soleil ne cesse de gonfler de nouveaux raisins, et de verser des rayons de son immortelle splendeur dans la grappe éclatante qui se balance aux riches festons de nos vignes, à travers les feuilles rembrunies du pampre arrondi en guirlandes qui court parmi les mûriers de Tempé. Encore cette libation pour chasser les démons de la nuit ! Quant à moi, je ne vois plus ici que les esprits joyeux de l’ivresse qui s’échappent en pétillant de la mousse frémissante, se poursuivent dans l’air comme des moucherons de feu, ou viennent éblouir de leurs ailes radieuses mes paupières échauffées ; semblables à ces insectes agiles[2] que la nature a ornés de feux innocens, et que souvent, dans la silencieuse fraîcheur d’une courte nuit d’été, on voit jaillir en essaim du milieu d’une touffe de verdure, comme une gerbe d’étincelles sous les coups redoublés du forgeron. Ils flottent emportés par une légère brise qui passe, ou appelés par quelque doux parfum dont ils se nourrissent dans le calice des roses. Le nuage lumineux se promène, se berce inconstant, se repose ou tourne un moment sur lui-même, et tombe tout entier sur le sommet d’un jeune pin qu’il illumine comme une pyramide consacrée aux fêtes publiques, ou à la branche inférieure d’un grand chêne à laquelle il donne l’aspect d’une girandole préparée pour les veillées de la forêt. Vois comme ils jouent autour de toi, comme ils frémissent dans les fleurs, comme ils rayonnent en reflets de feu sur les vases polis ; ce ne sont point des démons ennemis. Ils dansent, ils se réjouissent, ils ont l’abandon et les éclats de la folie. S’ils s’exercent quelquefois à troubler le repos des hommes, ce n’est jamais que pour satisfaire, comme un enfant étourdi, à de rians caprices. Ils se roulent, malicieux, dans le lin confus qui court autour du fuseau d’une vieille bergère, croisent, embrouillent les fils égarés, et multiplient les nœuds contrarians sous les efforts de son adresse inutile. Quand un voyageur qui a perdu sa route cherche d’un œil avide à travers tout l’horizon de la nuit quelque point lumineux qui promet un asile, long-temps ils le font errer de sentiers en sentiers, à la lueur d’un feu infidèle, au bruit d’une voix trompeuse, ou de l’aboiement éloigné d’un chien vigilant qui rôde comme une sentinelle autour de la ferme solitaire ; ils abusent ainsi l’espérance du pauvre voyageur, jusqu’à l’instant où touchés de pitié pour sa fatigue, ils lui présentent tout à coup un gîte inattendu, que personne n’avoit jamais remarqué dans ce désert ; quelquefois même, il est étonné de trouver à son arrivée un foyer pétillant dont le seul aspect inspire la gaîté, des mets rares et délicats que le hasard a procurés à la chaumière du pêcheur ou du braconnier, et une jeune fille, belle comme les Grâces, qui le sert en craignant de lever les yeux : car il lui a paru que cet étranger étoit dangereux à regarder. Le lendemain, surpris qu’un si court repos lui ait rendu toutes ses forces, il se lève heureux au chant de l’alouette qui salue un ciel pur : il apprend que son erreur favorable a raccourci son chemin de vingt stades et demi, et son cheval hennissant d’impatience, les naseaux ouverts, le poil lustré, la crinière lisse et brillante, frappe devant lui la terre d’un triple signal de départ. Le lutin bondit de la croupe à la tête du cheval du voyageur, il passe ses doigts subtils dans la vaste crinière, il la roule, la relève en ondes ; il regarde, il s’applaudit de ce qu’il a fait, et il part content pour aller s’égayer du dépit d’un homme endormi qui brûle de soif, et qui voit fuir, se diminuer, tarir devant ses lèvres allongées un breuvage rafraîchissant ; qui sonde inutilement la coupe du regard ; qui aspire inutilement la liqueur absente ; puis se réveille, et trouve le vase rempli d’un vin de Syracuse qu’il n’a pas encore goûté, et que le follet a exprimé de raisins de choix, tout en s’amusant des inquiétudes de son sommeil. Ici, tu peux boire, parler ou dormir sans terreur, car les follets sont nos amis. Satisfais seulement à la curiosité impatiente de Théïs et de Myrthé, à la curiosité plus intéressée de Thélaïre qui n’a pas détourné de toi ses longs cils brillans, ses grands yeux noirs qui roulent comme des astres favorables sur un ciel baigné du plus tendre azur. Raconte-nous, Polémon, les extravagantes douleurs que tu as cru éprouver sous l’empire des sorcières ; car les tourmens dont elles poursuivent notre imagination ne sont que la vaine illusion d’un rêve qui s’évanouit au premier rayon de l’aurore. Théïs, Thélaïre et Myrthé sont attentives… Elles écoutent… Eh bien ! parle… raconte-nous tes désespoirs, tes craintes et les folles erreurs de la nuit ; et toi, Théïs, verse du vin ; et toi Thélaïre, souris à son récit pour que son âme se console ; et toi, Myrthé, si tu le vois, surpris du souvenir de ses égaremens, céder à une illusion nouvelle, chante et soulève les cordes de la harpe magique… Demande-lui des sons consolateurs, des sons qui renvoient les mauvais esprits… C’est ainsi qu’on affranchit les heures austères de la nuit de l’empire tumultueux des songes, et qu’on échappe de plaisirs en plaisirs aux sinistres enchantements qui remplissent la terre pendant l’absence du soleil.


L’ÉPISODE.



Hanc ego de cælo ducentem sidera vidi,
Fluminis hæc rapidi carmine vertit iter.
Hæc, cantu findit que solum, manesque sepulchris
Elicit, et tepido devocat ossa rogo.
Cum libet, hæc tristi depellit nubila cælo ;
Cum libet, æstivo convocat orbe nives.

Tibull.



Compte que cette nuit tu auras des tremblemens et des convulsions ; les démons, pendant tout ce temps de nuit profonde où il leur est permis d’agir, exerceront sur toi leur cruelle malice. Je t’enverrai des pincemens aussi serrés que les cellules de la ruche, et chacun d’eux sera aussi brûlant que l’aiguillon de l’abeille qui la construit.
Shakespeare.


Qui de vous ne connoît, ô jeunes filles ! les doux caprices des femmes, dit Polémon réjoui. Vous avez aimé sans doute, et vous savez comment le cœur d’une veuve pensive, qui égare ses souvenirs solitaires sur les rives ombragées du Pénée, se laisse surprendre quelquefois par le teint rembruni d’un soldat dont les yeux étincèlent du feu de la guerre, et dont le sein brille de l’éclat d’une généreuse cicatrice. Il marche fier et tendre parmi les belles comme un lion apprivoisé qui cherche à oublier dans les plaisirs d’une heureuse et facile servitude le regret de ses déserts. C’est ainsi que le soldat aime à occuper le cœur des femmes, quand il n’est plus appelé par le clairon des batailles et que les hasards du combat ne sollicitent plus son ambition impatiente. Il sourit du regard aux jeunes filles, et il semble leur dire : Aimez-moi !…

Vous savez aussi, puisque vous êtes Thessaliennes, qu’aucune femme n’a jamais égalé en beauté cette noble Méroé qui, depuis son veuvage, traîne de longues draperies noires bordées d’argent. Méroé ne le cède en beauté à aucune femme de la Grèce, vous le savez. Elle est majestueuse comme les déesses, et cependant il y a dans ses yeux je ne sais quelles flammes mortelles qui enhardissent les prétentions de l’amour. — Oh ! combien de fois je me suis plongé dans l’air qu’elle entraîne, dans la poussière que ses pieds font voler, dans l’ombre fortunée qui la suit !… Combien de fois je me suis jeté au devant de sa marche pour dérober un rayon à ses regards, un souffle à sa bouche, un atôme au tourbillon qui flatte, qui caresse ses mouvemens ; combien de fois (Thélaïre, me le pardonneras-tu ?), j’épiai la volupté brûlante de sentir un des plis de sa robe frémir contre ma tunique, ou de pouvoir ramasser d’une lèvre avide une des paillettes de ses broderies dans les allées des jardins de Larisse ! Quand elle passait, vois-tu, tous les nuages rougissoient comme à l’approche de la tempête ; mes oreilles siffloient, mes prunelles s’obscurcissoient dans leur orbite égarée, mon cœur étoit près de s’anéantir sous le poids d’une intolérable joie. Elle étoit là ! je saluois les ombres qui avoient flotté sur elle, j’aspirois l’air qui l’avoit touchée ; je disois à tous les arbres des rivages : avez-vous vu Méroé ? Si elle s’étoit couchée sur un banc de fleurs, avec quel amour jaloux je recueillois les fleurs que son corps avoit froissées, les losanges imbibés de carmin qui décorent le front penché de l’anémone, les flèches éblouissantes qui jaillissent du disque d’or de la marguerite, le voile d’un chaste gaze qui se roule autour d’un jeune lys avant qu’il ait souri au soleil ; et si j’osois presser d’un embrassement sacrilége tout ce lit de fraîche verdure, elle m’incendioit d’un feu plus subtil que celui dont la mort a tissé les vêtemens nocturne d’un fiévreux. Méroé ne pouvoit pas manquer de me remarquer. J’étois partout. Un jour, à l’approche du crépuscule, je trouvai son regard : il sourioit ; elle m’avoit devancé, son pas se ralentit. J’étois seul derrière elle, et je la vis se détourner. L’air étoit calme, il ne troubloit pas ses cheveux, et sa main soulevée s’en rapprocha comme pour réparer leur désordre. Je la suivis, Lucius, jusqu’au palais, jusqu’au temple de la princesse de Thessalie, et la nuit descendit sur nous, nuit de délices et de terreur !… Puisse-t-elle avoir été la dernière de ma vie et avoir fini plus tôt !

Je ne sais si tu as jamais supporté avec une résignation mêlée d’impatience et de tendresse le poids du corps d’une maîtresse endormie qui s’abandonne au repos sur ton bras étendu sans s’imaginer que tu souffres ; si tu as essayé de lutter contre le frisson qui saisit peu à peu ton sang, contre l’engourdissement qui enchaîne tes muscles soumis ; de t’opposer à la conquête de la mort qui menace de s’étendre jusqu’à ton âme[3] ! C’est ainsi, Lucius, qu’un frémissement douloureux parcouroit rapidement mes nerfs, en les ébranlant de tremblements inattendus comme le crochet aigu du plectrum qui fait dissoner toutes les cordes de la lyre, sous les doigts d’un musicien inhabile. Ma chair se tourmentoit comme une membrane sèche approchée du feu. Ma poitrine soulevée étoit près de rompre, en éclatant, les liens de fer qui l’enveloppoient, quand Méroé, tout-à-coup assise à mes côtés, arrêta sur mes yeux un regard profond, étendit sa main sur mon cœur pour s’assurer que le mouvement en étoit suspendu, l’y reposa long-temps, pesante et froide, et s’enfuit loin de moi de toute la vitesse d’une flèche que la corde de l’arbalète repousse en frémissant. Elle couroit sur les marbres du palais, en répétant les airs des vieilles bergères de Syracuse qui enchantent la lune dans ses nuages de nacre et d’argent, tournoit dans les profondeurs de la salle immense, et crioit de temps à autre, avec les éclats d’une gaîté horrible, pour rappeler je ne sais quels amis qu’elle ne m’avoit pas encore nommés.

Pendant que je regardois plein de terreur, et que je voyois descendre le long des murailles, se presser sous les portiques, se balancer sous les voûtes une foule innombrable de vapeurs distinctes les unes des autres, mais qui n’avoient de la vie que des apparences de formes, une voix foible comme le bruit de l’étang le plus calme dans une nuit silencieuse, une couleur indécise empruntée aux objets devant lesquels flottaient leurs figures transparentes — la flamme azurée et pétillante jaillit tout-à-coup de tous les trépieds, et Méroé formidable voloit de l’un à l’autre en murmurant des paroles confuses :

« Ici de la verveine en fleur… là, trois brins de sauge cueillis à minuit dans le cimetière de ceux qui sont morts par l’épée… ici, le voile de la bien-aimée sous lequel le bien-aimé cacha sa pâleur et sa désolation après avoir égorgé l’époux endormi pour jouir de ses amours… ici encore, les larmes d’une tigresse excédée par la faim, qui ne se console pas d’avoir dévoré un de ses petits. »

Et ses traits renversés exprimoient tant de souffrance et d’horreur qu’elle me fit presque de la pitié. Inquiète de voir ses conjurations suspendues par quelque obstacle imprévu, elle bondit de rage, s’éloigna, revint armée de deux longues baguettes d’ivoire, liées à leur extrémité par un lacet composé de treize crins, détachés du cou d’une superbe cavale blanche par le voleur même qui avait tué son maître, et sur la tresse flexible elle fit voler le rhombus[4] d’ébène, aux globes vides et sonores, qui bruit et hurla dans l’air et revint en roulant avec un grondement sourd, et roula encore en grondant, et puis se ralentit et tomba. Les flammes des trépieds se dressoient comme des langues de couleuvres ; et les ombres étaient contentes. « Venez, venez, crioit Méroé, il faut que les démons de la nuit s’apaisent et que les morts se réjouissent. Apportez-moi de la verveine en fleurs, de la sauge cueillie à minuit, et du trèfle à quatre feuilles ; donnez des moissons de jolis bouquets à Saga et aux démons de la nuit. » Puis tournant un œil étonné sur l’aspic d’or dont les replis s’arrondissoient autour de son bras nu ; sur le bracelet précieux, ouvrage du plus habile artiste de Thessalie qui n’y avoit épargné ni le choix des métaux, ni la perfection du travail — l’argent y étoit incrusté en écailles délicates, et il n’y en avoit pas une dont la blancheur ne fût relevée par l’éclat d’un rubis ou par la transparence si douce au regard d’un saphir plus bleu que le ciel — Elle le détache, elle médite, elle rêve, elle appelle le serpent en murmurant des paroles secrètes ; et le serpent animé se déroule et fuit avec un sifflement de joie comme un esclave délivré. Et le rhombus roule encore ; il roule toujours en grondant ; il roule comme la foudre éloignée qui se plaint dans des nuages emportés par le vent, et qui s’éteint en gémissant dans un orage fini. Cependant, toutes les voûtes s’ouvrent, tous les espaces du ciel se déploient, tous les astres descendent, tous les nuages s’aplanissent et baignent le seuil comme des parvis de ténèbres. La lune, tachée de sang, ressemble au bouclier de fer sur lequel on vient de rapporter le corps d’un jeune Spartiate égorgé par l’ennemi. Elle roule et appesantit sur moi son disque livide, qu’obscurcit encore la fumée des trépieds éteints. Méroé continue à courir en frappant de ses doigts d’où jaillissent de longs éclairs les innombrables colonnes du palais, et chaque colonne, qui se divise sous les doigts de Méroé, découvre une colonnade immense qui est peuplée de fantômes, et chacun des fantômes frappe comme elle une colonne qui ouvre des colonnades nouvelles ; et il n’y a pas une colonne qui ne soit témoin du sacrifice d’un enfant nouveau-né arraché aux caresses de sa mère. Pitié ! pitié ! m’écriai-je, pour la mère infortunée qui dispute son enfant à la mort. — Mais cette prière étouffée n’arrivoit à mes lèvres qu’avec la force du souffle d’un agonisant qui dit : adieu ! elle expiroit en sons inarticulés sur ma bouche balbutiante. Elle mouroit comme le cri d’un homme qui se noie, et qui cherche en vain à confier aux eaux muettes le dernier appel du désespoir. L’eau insensible étouffe sa voix ; elle le recouvre, sourde et immobile ; elle dévore sa plainte ; elle ne la portera jamais jusqu’au rivage.

Tandis que je me débattois contre la terreur dont j’étois accablé, et que j’essayois d’arracher de mon sein quelque malédiction qui réveillât dans le ciel la vengeance des dieux : Misérable ! s’écria Méroé, sois puni à jamais de ton insolente curiosité !… Ah ! tu oses violer les enchantemens du sommeil… Tu parles, tu cries et tu vois… Eh bien ! tu ne parleras plus que pour te plaindre, tu ne crieras plus que pour implorer en vain la sourde pitié des absens, tu ne verras plus que des scènes d’horreur qui glaceront ton âme… Et en s’exprimant ainsi avec une voix plus grêle et plus déchirante que celle d’une biche égorgée qui demande grâce aux chasseurs, elle détachoit de son doigt la turquoise chatoyante qui étinceloit de flammes variées comme les couleurs de l’arc-en-ciel, ou comme la vague qui bondit à la marée montante, et réfléchit en se roulant sur elle-même les feux du soleil levant. Elle presse du doigt un ressort inconnu qui soulève la pierre merveilleuse sur sa charnière invisible, et découvre dans un écrin d’or je ne sais quel monstre sans couleur et sans forme, qui bondit, hurle, s’élance, et tombe accroupi sur le sein de la magicienne. Te voilà, dit-elle, mon cher Smarra, le bien-aimé, l’unique favori de mes pensées amoureuses, toi que la haine du ciel a choisi dans tous ses trésors pour le désespoir des enfans de l’homme. Va, je te l’ordonne, spectre flatteur, ou décevant ou terrible, va tourmenter la victime que je t’ai livrée ; fais-lui des supplices aussi variés que les épouvantemens de l’enfer qui t’a conçu, aussi cruels, aussi implacables que ma colère. Va te rassasier des angoisses de son cœur palpitant, compter les battements convulsifs de son pouls qui se précipite, qui s’arrête… contempler sa douloureuse agonie et la suspendre pour la recommencer… À ce prix, fidèle esclave de l’amour, tu pourras au départ des songes redescendre sur l’oreiller embaumé de ta maîtresse, et presser dans tes bras caressans la reine des terreurs nocturnes… — Elle dit, et le monstre jaillit de sa main brûlante comme le palet arrondi du discobole, il tourne dans l’air avec la rapidité de ces feux artificiels qu’on lance sur les navires, étend des ailes bizarrement festonnées, monte, descend, grandit, se rapetisse, et nain difforme et joyeux dont les mains sont armées d’ongles d’un métal plus fin que l’acier qui pénètrent la chair sans la déchirer, et boivent le sang à la manière de la pompe insidieuse des sangsues, il s’attache sur mon cœur, se développe, soulève sa tête énorme et rit. En vain mon œil, fixe d’effroi, cherche dans l’espace qu’il peut embrasser un objet qui le rassure : les mille démons de la nuit escortent l’affreux démon de la turquoise. Des femmes rabougries au regard ivre ; des serpents rouges et violets dont la bouche jette du feu ; des lézards qui élèvent au-dessus d’un lac de boue et de sang, un visage pareil à celui de l’homme ; des têtes nouvellement détachées du tronc par la hache du soldat, mais qui me regardent avec des yeux vivans, et s’enfuient en sautillant sur des pieds de reptiles…

Depuis cette nuit funeste, ô Lucius, il n’est plus de nuits paisibles pour moi. La couche parfumée des jeunes filles qui n’est ouverte qu’aux songes voluptueux ; la tente infidèle du voyageur qui se déploie tous les soirs sous de nouveaux ombrages ; le sanctuaire même des temples est un asile impuissant contre les démons de la nuit. À peine mes paupières, fatiguées de lutter contre le sommeil si redouté, se ferment d’accablement, tous les monstres sont là, comme à l’instant où je les ai vus s’échapper avec Smarra de la bague magique de Méroé. Ils courent en cercle autour de moi, m’étourdissent de leurs cris, m’effrayent de leurs plaisirs, et souillent mes lèvres frémissantes de leurs caresses de harpies. Méroé les conduit et plane au-dessus d’eux, en secouant sa longue chevelure d’où s’échappent des éclairs d’un bleu livide. Hier encore… elle étoit bien plus grande que je ne l’ai vue autrefois… c’étoit les mêmes formes et les mêmes traits, mais sous leur apparence séduisante je discernois avec effroi, comme au travers d’une gaze subtile et légère, le teint plombé de la magicienne et ses membres couleur de souffre : ses yeux fixes et creux étoient tout noyés de sang, des larmes de sang sillonnoient ses joues profondes, et sa main, déployée dans l’espace, laissoit imprimée sur l’air même la trace d’une main de sang… Viens, me dit-elle en m’effleurant d’un signe du doigt qui m’auroit anéanti s’il m’avoit touché, viens visiter l’empire que je donne à mon époux, car je veux que tu connoisses tous les domaines de la terreur et du désespoir… Et en parlant ainsi, elle voloit devant moi, les pieds à peine détachés du sol, et s’approchant ou s’éloignant alternativement de la terre, comme la flamme qui danse au-dessus d’une torche prête à s’éteindre. Ô que l’aspect du chemin que nous dévorions en courant étoit affreux à tous les sens ! Que la magicienne elle-même paraissoit impatiente d’en trouver la fin ! Imagine-toi le caveau funèbre où elles entassent les débris de toutes les innocentes victimes de leurs sacrifices, et parmi les plus imparfaits de ces restes mutilés, pas un lambeau qui n’ait conservé une voix, des gémissements et des pleurs !… Imagine-toi des murailles mobiles, mobiles et animées, qui se resserrent de part et d’autre au-devant de tes pas, et qui embrassent peu à peu tous tes membres de l’enceinte d’une prison étroite et glacée… Ton sein oppressé qui se soulève, qui tressaille, qui bondit pour aspirer l’air de la vie à travers la poussière des ruines, la fumée des flambeaux, l’humidité des catacombes, le souffle empoisonné des morts… et tous les démons de la nuit qui crient, qui sifflent, hurlent ou rugissent à ton oreille épouvantée : Tu ne respireras plus ! Et pendant ce temps, un insecte mille fois plus petit que celui qui attaque d’une dent impuissante le tissu délicat des feuilles de rose ; un atôme disgracié qui passe mille ans à imposer un de ses pas sur la sphère universelle des cieux dont la matière est mille fois plus dure que le diamant… Il marchoit, il marchoit ; et la trace obstinée de ses pieds paresseux avoit divisé ce globe impérissable jusqu’à son axe.

Après avoir parcouru ainsi, tant notre élan étoit rapide, une distance pour laquelle les langages de l’homme n’ont point de terme de comparaison, je vis jaillir de la bouche d’un soupirail, voisin comme la plus éloignée des étoiles, quelques traits d’une blanche clarté. Pleine d’espérance, Méroé s’élança, je la suivis, entraîné par une puissance invincible ; et d’ailleurs le chemin du retour, effacé comme le néant, infini comme l’éternité, venoit de se fermer derrière moi d’une manière impénétrable au courage et à la patience de l’homme. Il y avoit déjà entre Larisse et nous tous les débris des mondes innombrables qui ont précédé celui-ci dans les essais de la création, depuis le commencement des temps, et dont le plus grand nombre ne le surpassent pas moins en immensité qu’il n’excède lui-même de son étendue prodigieuse le nid invisible du moucheron. La porte sépulcrale qui nous reçut ou plutôt qui nous aspira au sortir de ce gouffre, s’ouvroit sur un champ sans horizon, qui n’avoit jamais rien produit. On y distinguoit à peine un coin reculé du ciel le contour indécis d’un astre immobile et obscur, plus immobile que l’air, plus obscur que la lumière qui règnent dans ce séjour de désolation. C’étoit le cadavre du plus ancien des soleils, couché sur le fond ténébreux du firmament, comme un bateau submergé sur un lac grossi par la fonte des neiges. La lueur pâle qui venait de frapper mes yeux ne provenoit point de lui. On auroit dit qu’elle n’avoit aucune origine, et qu’elle n’étoit qu’une couleur particulière de la nuit, à moins qu’elle ne résultât de l’incendie de quelque monde éloigné dont la cendre brûloit encore. Alors le croirois-tu, elles vinrent toutes, les sorcières de Thessalie, escortées de ces nains de la terre qui travaillent dans les mines, qui ont un visage comme le cuivre et des cheveux bleus comme l’argent dans la fournaise ; de ces salamandres aux longs bras, à la queue aplatie en rame, aux couleurs inconnues qui descendent vivantes et agiles du milieu des flammes, comme des lézards noirs à travers une poussière de feu ; elles vinrent suivies des Aspioles qui ont le corps si frêle, si élancé, surmonté d’une tête difforme, mais riante, et qui se balancent sur les ossements de leurs jambes vides et grêles, semblables à un chaume stérile agité par le vent ; des Achrones qui n’ont point de membres, point de voix, point de figures, point d’âge, et qui bondissent en pleurant sur la terre gémissante comme des outres gonflées d’air ; des Psylles qui sucent un venin cruel, et qui, avides de poisons, dansent en rond en poussant des sifflemens aigus pour éveiller les serpens, pour les réveiller dans l’asile caché, dans le trou sinueux des serpens. Il y avoit là jusqu’aux Morphoses que vous avez tant aimées, qui sont belles comme Psyché, qui jouent comme les Grâces, qui ont des concerts comme les Muses et dont le regard séducteur, plus pénétrant, plus envenimé que le dard de la vipère, va incendier votre sang et faire bouillir la moelle dans vos os calcinés. Tu les aurois vues, enveloppées dans leurs linceuls de pourpre, promener autour d’elles des nuages plus brillans que l’Orient, plus parfumés que l’encens d’Arabie, plus harmonieux que le premier soupir d’une vierge attendrie par l’amour, et dont la vapeur enivrante fascinoit l’âme pour la tuer. Tantôt leurs yeux roulent une flamme humide qui charme et qui dévore ; tantôt elles penchent la tête avec une grâce qui n’appartient qu’à elles, en sollicitant votre confiance crédule, d’un sourire caressant ; du sourire d’un masque perfide et animé qui cache la joie du crime et la laideur de la mort. Que te dirai-je ? Entraîné par le tourbillon des esprits qui flottoit comme un nuage ; comme la fumée d’un rouge sanglant qui descend d’une ville incendiée ; comme la lave liquide qui répand, croise, entrelace des ruisseaux ardens sur une campagne de cendres… j’arrivai… j’arrivai… Tous les sépulcres étaient ouverts… tous les morts étaient exhumés… toutes les goules[5], pâles, impatientes, affamées, étaient présentes ; elles brisoient les ais des cercueils, déchiroient les vêtemens sacrés, les derniers vêtements du cadavre ; se partageoient d’affreux débris avec une plus affreuse volupté, et, d’une main irrésistible, car j’étois, hélas ! foible et captif comme un enfant au berceau, elles me forçaient à m’associer… ô terreur !… à leur exécrable festin !…

En achevant ces paroles, Polémon se souleva sur son lit, et, tremblant, éperdu, les cheveux hérissés, le regard fixe et terrible, il nous appela d’une voix qui n’avoit rien d’une voix humaine. — Mais les airs de la harpe de Myrthé voloient déjà dans les airs ; les démons étoient apaisés, le silence étoit calme comme la pensée de l’innocent qui s’endort la veille de son jugement. Polémon dormoit paisible aux doux son de la harpe de Myrthé.


L’ÉPODE.



Ergo exercentur pœnis, veterumque malorum
Supplicia expendunt ; aliæ panduntur inanes
Suspensæ ad ventos, aliis sub gurgite vasto
Infectum, eluitur scelus, aut exuritur igni.

Virgil.



C’est la coutume de dormir après ses repas, et le moment est favorable pour lui briser le crâne avec un marteau, lui ouvrir le ventre avec un pieu, ou lui couper la gorge avec un poignard.
Shakespeare.


Les vapeurs du plaisir et du vin avoient étourdi mes esprits, et je voyois malgré moi les fantômes de l’imagination de Polémon se poursuivre dans les recoins les moins éclairés de la salle du festin. Déjà il s’étoit endormi d’un sommeil profond sur le lit semé de fleurs, à côté de sa coupe renversée, et mes jeunes esclaves, surprises par un abattement plus doux, avoient laissé tomber leur tête appesantie contre la harpe qu’elles tenoient embrassée. Les cheveux d’or de Myrthé descendoient comme un long voile sur son visage entre les fils d’or qui pâlissoient auprès d’eux, et l’haleine de son doux sommeil, errant sur les cordes harmonieuses, en tiroit encore je ne sais quel son voluptueux qui venoit mourir à mon oreille. Cependant les fantômes n’étoient pas partis ; ils dansoient toujours dans les ombres des colonnes et dans la fumée des flambeaux. Impatient de ce prestige imposteur de l’ivresse, je ramenai sur ma tête les frais rameaux du lierre préservateur, et je fermai avec force mes yeux tourmentés par les illusions de la lumière. J’entendis alors une étrange rumeur, où je distinguois des voix tour-à-tour graves et menaçantes, ou injurieuses et ironiques. Une d’elles me répétoit avec une fastidieuse monotonie, quelques vers d’une scène d’Eschyle ; une autre les dernières leçons que m’avoit adressées mon aïeul mourant ; de temps en temps comme une bouffée de vent qui court en sifflant parmi les branches mortes et les feuilles desséchées dans les intervalles de la tempête, une figure dont je sentois le souffle éclatoit de rire contre ma joue, et s’éloignoit en riant encore. Des illusions bizarres et horribles succédèrent à cette illusion. Je croyois voir, à travers un nuage de sang, tous les objets sur lesquels mes regards venoient de s’éteindre : ils flottoient devant moi, et me poursuivoient d’attitudes horribles et de gémissements accusateurs. Polémon, toujours couché auprès de sa coupe vide ; Myrthé, toujours appuyée sur sa harpe immobile, poussoient contre moi des imprécations furieuses, et me demandoient compte de je ne sais quel assassinat. Au moment où je me soulevois pour leur répondre, et où j’étendois mes bras sur la couche rafraîchie par d’amples libations de liqueurs et de parfums, quelque chose de froid saisit les articulations de mes mains frémissantes : c’était un nœud de fer, qui au même instant tomba sur mes pieds engourdis, et je me trouvai debout entre deux haies de soldats livides, étroitement serrés, dont les lances terminées par un fer éblouissant représentoient une longue suite de candélabres. Alors je me mis à marcher, en cherchant du regard, dans le ciel, le vol de la colombe voyageuse, pour confier au moins à ses soupirs, avant le moment horrible que je commençois à prévoir, le secret d’un amour caché qu’elle pourroit raconter un jour en planant près de la baie de Corcyre, au-dessus d’une jolie maison blanche ; mais la colombe pleuroit sur son nid, parce que l’autour venoit de lui enlever le plus cher des oiseaux de sa couvée, et je m’avançois d’un pas pénible et mal assuré vers le but de ce convoi tragique, au milieu d’un murmure d’affreuse joie qui couroit à travers la foule, et qui appeloit impatiemment mon passage ; le murmure du peuple à la bouche béante, à la vue altérée de douleur dont la sanglante curiosité boit du plus loin possible toutes les larmes de la victime que le bourreau va lui jeter. Le voilà, crioient-ils tous, le voilà… Je l’ai vu sur un champ de bataille, disoit un vieux soldat, mais il n’étoit pas alors blême comme un spectre, et il paraissoit brave à la guerre. — Qu’il est petit, ce Lucius dont on faisait un Achille et un Hercule ! reprenait un nain que je n’avois pas remarqué parmi eux. C’est la terreur, sans doute qui anéanti sa force et qui fléchit ses genoux. — Est-on bien sûr que tant de férocité ait pu trouver place dans le cœur d’un homme ? dit un vieillard aux cheveux blancs dont le doute glaça mon cœur. Il ressemblait à mon père. — Lui ! répartit la voix d’une femme, dont la physionomie exprimoit tant de douceur… Lui ! répéta-t-elle en s’enveloppant de son voile pour éviter l’horreur de mon aspect… le meurtrier de Polémon et de la belle Myrthé !… — Je crois que le monstre me regarde, dit une femme du peuple. Ferme-toi, œil de basilic, âme de vipère, que le ciel te maudisse ! Pendant ce temps-là les tours, les rues, la ville entière fuyoit derrière moi comme le port abandonné par un vaisseau aventureux qui va tenter les destins de la mer. Il ne restoit qu’une place nouvellement bâtie, vaste, régulière, superbe, couverte d’édifices majestueux, inondés d’une foule de citoyens de tous les états, qui renonçoient à leurs devoirs pour obéir à l’attrait d’un plaisir piquant. Les croisées étoient garnies de curieux avides, entre lesquels on voyoit des jeunes gens disputer l’étroite embrasure à leur mère ou à leur maîtresse. L’obélisque élevé au-dessus des fontaines, l’échafaudage tremblant du maçon, les tréteaux nomades du baladin portaient des spectateurs. Des hommes haletans d’impatience et de volupté pendoient aux corniches des palais, et embrassant de leurs genoux les arêtes de la muraille, ils répétoient avec une joie immodérée : Le voilà ! Une petite fille dont les yeux hagards annonçoient la folie, et qui avoit une tunique bleue toute froissée et des cheveux blonds poudrés de paillettes, chantoit l’histoire de mon supplice. Elle disoit les paroles de ma mort et la confession de mes forfaits, et sa complainte cruelle révéloit à mon âme épouvantée des mystères du crime impossibles à concevoir pour le crime même. L’objet de tout ce spectacle, c’étoit moi, un autre homme qui m’accompagnoit, et quelques planches exhaussées sur quelques pieux, au-dessus desquelles le charpentier avoit fixé un siége grossier et un bloc de bois mal équarri qui le dépassoit d’une demi-brasse. Je montai quatorze degrés ; je m’assis : je promenai mes yeux sur la foule ; je désirai de reconnoître des traits amis, de trouver, dans le regard circonspect d’un adieu honteux, des lueurs d’espérance ou de regret ; je ne vis que Myrthé qui se réveilloit contre sa harpe, et qui la touchoit en riant ; que Polémon qui relevoit sa coupe vide, et qui, à demi-étourdi par les fumées de son breuvage, la remplissoit encore d’une main égarée. Plus tranquille, je livrai ma tête au sabre si tranchant et si glacé de l’officier de la mort. Jamais un frisson plus pénétrant n’a couru entre les vertèbres de l’homme ; il étoit saisissant comme le dernier baiser que la fièvre imprime au cou d’un moribond, aigu comme l’acier raffiné, dévorant comme le plomb fondu. Je ne fus tiré de cette angoisse que par une commotion terrible : ma tête étoit tombée… elle avoit roulé, rebondi sur le hideux parvis de l’échafaud, et, prête à descendre toute meurtrie entre les mains des enfans, des jolis enfans de Larisse, qui se jouent avec des têtes de morts elle s’étoit rattachée à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la rage prête à l’agonie. De là je tournois mes yeux vers l’assemblée, qui se retiroit silencieuse mais satisfaite. Un homme venoit de mourir devant le peuple. Tout s’écoula en exprimant un sentiment d’admiration pour celui qui ne m’avoit pas manqué, et un sentiment d’horreur contre l’assassin de Polémon et de la belle Myrthé. — Myrthé ! Myrthé ! m’écriai-je en rugissant, mais sans quitter la planche salutaire. — Lucius ! Lucius ! répondit-elle en sommeillant à demi, tu ne dormiras donc jamais tranquille quand tu as vidé une coupe de trop ! Que les dieux infernaux te pardonnent, et ne dérangent plus mon repos. J’aimerois mieux coucher au bruit du marteau de mon père, dans l’atelier où il tourmente le cuivre, que parmi les terreurs nocturnes de ton palais. Et, pendant qu’elle me parloit, je mordois, obstiné, le bois humecté de mon sang fraîchement répandu, et je me félicitois de sentir croître les sombres ailes de la mort qui se déployoient lentement au-dessous de mon cou mutilé. Toutes les chauves-souris du crépuscule m’effleuroient caressantes, en me disant avec tendresse : Prends des ailes !… et je commençois à battre avec effort je ne sais quels lambeaux qui me soutenoient à peine. Cependant tout-à-coup j’éprouvai une illusion rassurante. Dix fois je frappai les lambris funèbres de mouvement de cette membrane presque inanimée que je traînois autour de moi comme les pieds flexibles du reptile qui se roule dans le sable des fontaines ; dix fois je rebondis en m’essayant peu à peu dans l’humide brouillard. Qu’il était noir et glacé ! et que les déserts de ténèbres sont tristes ! Je remontai enfin jusqu’à la hauteur des bâtimens les plus élevés, et je planai en rond autour du socle solitaire, du socle que ma bouche mourante venoit d’effleurer d’un sourire et d’un baiser d’adieu. Tous les spectateurs avoient disparu, tous les bruits avoient cessé, tous les astres étoient cachés, toutes les lumières évanouies. L’air était immobile, le ciel glauque, terne, froid comme une tôle matte. Il ne restoit rien de ce que j’avois vu, de ce que j’avois imaginé sur la terre, et mon âme épouvantée d’être vivante, fuyoit avec horreur une solitude plus immense, une obscurité plus profonde que la solitude et l’obscurité du néant. Mais cet asile que je cherchois, je ne le trouvois pas. Je m’élevois comme le papillon de nuit qui a nouvellement brisé ses langes mystérieux pour déployer le luxe inutile de sa parure pourpre, d’azur et d’or. S’il aperçoit de loin la croisée du sage qui veille en écrivant à la lueur d’une lampe de peu de valeur, ou d’une jeune épouse dont le mari s’est oublié à la chasse, il monte, cherche à se fixer, bat le vitrage en frémissant, s’éloigne, revient, roule, bourdonne, et tombe en chargeant le talc transparent de toute la poussière de ses ailes fragiles. C’est ainsi que je frappois des mornes ailes que le trépas m’avoit données, les voûtes d’un ciel d’airain qui ne me répondoit que par un sourd retentissement, et je redescendois en planant en rond autour du socle solitaire, du socle que ma bouche mourante venoit d’effleurer d’un sourire et d’un baiser d’adieu. Le socle n’étoit plus vide. Un autre homme venait d’y appuyer sa tête, sa tête renversée en arrière, et son cou montroit à mes yeux la trace de la blessure, la cicatrice triangulaire du fer de lance qui me ravit Polémon au siége de Corinthe. Ses cheveux ondoyans rouloient leurs boucles dorées autour du bloc sanglant ; mais Polémon tranquille et les paupières abattues, paraissoit dormir d’un sommeil heureux. Quelque sourire qui n’étoit pas celui de la terreur voloit sur ses lèvres épanouies, et appeloit de nouveaux chants de Myrthé, ou de nouvelles caresses de Thélaïre. Aux traits du jour pâle qui commençoit à se répandre dans l’enceinte de mon palais, je reconnaissois à des formes encore un peu indécises, toutes les colonnes et tous les vestibules, parmi lesquels j’avois vu se former pendant la nuit les danses funèbres des mauvais Esprits. Je cherchai Myrthé ; mais elle avoit quitté sa harpe, et immobile entre Thélaïre et Théïs, elle arrêtoit un regard morne et cruel sur le guerrier endormi. Tout-à-coup du milieu d’elles s’élança Méroé : l’aspic d’or qu’elle avoit détaché de son bras siffloit en glissant sous les voûtes ; le rhombus retentissant rouloit et grondoit dans l’air, Smarra, convoqué pour le départ des songes du matin, venoit réclamer la récompense promise par la reine des terreurs nocturnes et palpitoit auprès d’elle d’un hideux amour, en faisant bourdonner ses ailes avec tant de rapidité, qu’elles n’obscurcissoient pas du moindre nuage la transparence de l’air. Theïs, et Thélaïre, et Myrthé dansoient échevelées et poussoient des hurlemens de joie. Près de moi, d’horribles enfans aux cheveux blancs, au front ridé, à l’œil éteint, s’amusoient à m’enchaîner sur mon lit des plus fragiles réseaux de l’araignée qui jette son filet perfide à l’angle de deux murailles contiguës pour y surprendre un pauvre papillon égaré. Quelques-uns recueilloient ces fils d’un blanc soyeux dont les flocons légers échappent au fuseau miraculeux des fées, et ils les laissoient tomber de tout le poids d’une chaîne de plomb sur mes membres excédés de douleur. Lève-toi, me disoient-ils avec des rires insolens, et ils brisoient mon sein oppressé en le frappant d’un chalumeau de paille, rompu en forme de fléau, qu’ils avoient dérobé à la gerbe d’une glaneuse. Cependant j’essayois de dégager des frêles liens qui les captivoient mes mains redoutables à l’ennemi, et dont le poids s’est fait sentir souvent aux Thessaliens dans les jeux cruels du ceste et du pugilat ; et mes mains redoutables, mes mains exercées à soulever un ceste de fer qui donne la mort, mollissoient sur la poitrine désarmée du nain fantastique, comme l’éponge battue par la tempête au pied d’un vieux rocher que la mer attaque sans l’ébranler depuis le commencement des siècles. Ainsi s’évanouit sans laisser de traces, avant même d’effleurer l’obstacle dont le rapproche un souffle jaloux, ce globe aux mille couleurs, jouet éblouissant et fugitif des enfans.

La cicatrice de Polémon versoit du sang, et Méroé, ivre de volupté, élevoit au-dessus du groupe avide de ses compagnes, le cœur déchiré du soldat qu’elle venoit d’arracher de sa poitrine. Elle en refusoit, elle en disputoit les lambeaux aux filles de Larisse altérées de sang. Smarra protégeoit de son vol rapide et de ses sifflemens menaçans l’effroyable conquête de la reine des terreurs nocturnes. À peine il caressoit lui-même de l’extrémité de sa trompe dont la longue spirale se dérouloit comme un ressort, le cœur sanglant de Polémon, pour tromper un moment l’impatience de sa soif ; et Méroé, la belle Méroé, souriait à sa vigilance et à son amour.

Les liens qui me retenoient avoient enfin cédé ; et je tombois debout, éveillé au pied du lit de Polémon, tandis que loin de moi fuyoient tous les démons, et toutes les sorcières, et toutes les illusions de la nuit. Mon palais même, et les jeunes esclaves qui en faisoient l’ornement, fortune passagère des songes, avoient fait place à la tente d’un guerrier blessé sous les murailles de Corinthe, et au cortége lugubre des officiers de la mort. Les flambeaux du deuil commençoient à pâlir devant les rayons du soleil levant ; les chants du regret commençoient à retentir sous les voûtes souterraines du tombeau. — Et Polémon… ô désespoir ! ma main tremblante demandoit en vain une foible ondulation à sa poitrine. — Son cœur ne battait plus. — Son sein était vide.


L’ÉPILOGUE.



Ille umbrarum tenui stridore volantum
Flabilis auditur questus, simulacra coloni
Pallida, defunctasque vident migrare figuras.

Claudien.



Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féerie. Les amans, les fous et les poëtes ont des cerveaux brûlans, une imagination qui ne conçoit que des fantômes, et dont les conceptions, roulant dans un brûlant délire, s’égarent toutes au-delà des limites de la raison.
Shakespeare.


Oh ! qui viendra briser leurs poignards, qui pourra étancher le sang de mon frère et le rappeler à la vie ! Oh ! que suis-je venu chercher ici ! Éternelle douleur ! Larisse, Thessalie, Tempé, Flots du Pénée que j’abhorre ! ô Polémon, cher Polémon !…

« Que dis-tu, au nom de notre bon ange, que dis-tu de poignards et de sang ? Qui te fait balbutier depuis si long-temps des paroles qui n’ont point d’ordre, ou gémir d’une voix étouffée comme un voyageur qu’on assassine au milieu de son sommeil, et qui est réveillé par la mort ?… Lorenzo, mon cher Lorenzo… »

Lisidis, Lisidis, est-ce toi qui m’a parlé ? en vérité, j’ai cru reconnoître ta voix, et j’ai pensé que les ombres s’en alloient. Pourquoi m’as-tu quitté pendant que je recevois dans mon palais de Larisse les derniers soupirs de Polémon, au milieu des sorcières qui dansent de joie ?… Vois, vois comme elles dansent de joie…

« Hélas ! je ne connois ni Polémon, ni Larisse, ni la joie formidable des sorcières de Thessalie. Je ne connois que Lorenzo, mon cher Lorenzo. C’étoit hier (as-tu pu l’oublier si vite ?) que revenoit pour la première fois le jour qui a vu consacrer notre mariage ; c’était hier le huitième jour de notre mariage… regarde, regarde le jour, regarde Arona, le lac et le ciel de Lombardie… »

Les ombres vont et reviennent, elles me menacent, elles parlent avec colère… elles parlent de Lisidis, d’une jolie petite maison au bord des eaux, et d’un rêve que j’ai fait sur une terre éloignée… elles grandissent, elles me menacent, elles crient…

« De quel nouveau reproche veux-tu me tourmenter, cœur ingrat et jaloux ? Ah ! je sais bien que tu te joues de ma douleur, et que tu ne cherches qu’à excuser quelque infidélité, ou à couvrir d’un prétexte bizarre une rupture préparée d’avance… Je ne te parlerai plus. »

Où est Théïs, où est Myrthé, où sont les harpes de Thessalie ? Lisidis, Lisidis, si je ne me suis pas trompé en entendant ta voix, ta douce voix, tu dois être là, près de moi… toi seule peux me délivrer des prestiges et des vengeances de Méroé… Délivre-moi de Théïs, de Myrthé, de Thélaïre elle-même…

« C’est toi, cruel, qui porte trop loin la vengeance, et qui veux me punir d’avoir dansé hier trop longtemps avec un autre que toi au bal de l’île Belle ; mais s’il avoit osé me parler d’amour, s’il m’avait parlé d’amour… »

Par saint Charles d’Arona, que Dieu l’en préserve à jamais… Seroit-il vrai en effet, ma Lisidis, que nous sommes revenus de l’île Belle au doux bruit de ta guitare, jusqu’à notre jolie maison d’Arona. — De Larisse, de Thessalie, au doux bruit de ta harpe et des eaux du Pénée ?

« Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi… vois les rayons du soleil levant qui frappe la tête colossale de S. Charles. Écoute le bruit du lac qui vient mourir au pied de notre jolie maison d’Arona. Respire les brises du matin qui portent sur leurs ailes si fraîches tous les parfums des jardins et des îles, tous les murmures du jour naissant. Le Pénée coule bien loin d’ici. »

Tu ne comprendras jamais ce que j’ai souffert cette nuit sur ses rivages. Que ce fleuve soit maudit de la nature, et maudite aussi la maladie funeste qui a égaré mon âme pendant des heures plus longues que la vie dans des scènes de fausses délices et de cruelles terreurs !… elle a imposé sur mes cheveux le poids de dix ans de vieillesse !

« Je te jure qu’ils n’ont pas blanchi… mais une autre fois plus attentive, je lierai une de mes mains à ta main, je glisserai l’autre dans les boucles de tes cheveux, je respirerai toute la nuit le souffle de tes lèvres, et je me défendrai d’un sommeil profond pour pouvoir te réveiller toujours avant que le mal qui te tourmente soit parvenu jusqu’à ton cœur… Dors-tu ? »


sur le
RHOMBUS.


Ce mot, fort mal expliqué par les lexicographes et les commentateurs, a occasioné tant de singulières méprises, qu’on me pardonnera peut-être d’en épargner de nouvelles aux traducteurs à venir. M. Noël lui-même dont la saine érudition est rarement en défaut, n’y voit qu’une sorte de roue en usage dans les opérations magiques ; plus heureux toutefois dans cette rencontre que son estimable homonyme, l’auteur de l’Histoire des Pêches, qui, trompé par une conformité de nom fondée sur une conformité de figure, a regardé le rhombus comme un poisson, et qui fait honneur au turbot des merveilles de cet intrument de Sicile et de Thessalie. Lucien, cependant, qui parle d’un rhomhos d’airain, témoigne assez qu’il est question d’autre chose que d’un poisson. Perrot d’Ablancourt a traduit « un miroir d’airain » parce qu’il y avoit en effet des miroirs faits en rhombe, et que la forme se prend quelquefois pour la chose dans le style figuré. Belin de Ballu a rectifié cette erreur pour tomber dans une autre. Théocrite fait dire à une de ses bergères : « Comme le rhombos tourne rapidement au gré de mes désirs, ordonne, Vénus, que mon amant revienne à ma porte avec la même vitesse. » Le traducteur latin de l’inappréciable édition de Libert, approche beaucoup de la vérité :

Utque voluitur hic æneus orbis, ope Veneris,
Sic ille voluatur ante nostras fores.

Un globe d’airain n’a rien de commun avec un miroir. Il est fait aussi mention du rhombus dans la seconde Elégie du livre second de Properce, et dans la trentième épigramme du neuvième livre de Martial, sauf erreur. Il est presque décrit, dans la huitième élégie du livre premier des AmoursOvide passe en revue les secrets de la magicienne qui instruit sa fille aux mystères exécrables de son art ; et je dois le secret d’une découverte, d’ailleurs bien insignifiante à cette réminiscence :

Scit bene (Saga) quid gramen, quid torto concita rhombo
Licia, quid valeat, etc.

Concita licia, torto rhombo, indiquent assez clairement un instrument arrondi chassé par des lanières, et qu’on ne saurait confondre avec le turbo[6] des enfans de Rome, qui n’a jamais été d’airain, et qui ne ressemble pas plus à un miroir qu’à un poisson ; les poëtes n’auroient d’ailleurs pas cherché pour le désigner le terme inusité de rhombus, puisque turbo figuroit assez honorablement dans la langue poétique. Virgile a dit : versare turbinem et Horace :

Citamque retro solve turbinem.

Je ne suis toutefois pas éloigné de croire que dans ce dernier exemple ou Horace parle des enchantemens des sorcières, il fait allusion au rhombos de Thessalie et de Sicile, dont le nom latinisé n’a été employé qu’après lui.

On me demandera probablement ce que c’est que le rhombus, si on a pris la peine de lire cette note qui n’est pas destinée aux dames et qui est de fort peu d’intérêt pour tout le monde. Tout s’accorde à prouver que le rhombus n’est autre chose que ce jouet d’enfant dont la projection et le bruit ont effectivement quelque chose d’effrayant et de magique, et qui, par une singulière analogie d’impression, a été renouvelé de nos jours sous le nom de diable.

(Note du traducteur.)


LE
BEY SPALATIN.



Quoique Spalatinbeg soit évidemment un poëme de tradition, on croiroit y trouver quelque chose des souvenirs d’un autre peuple ; ce qui ne prouve rien, au reste, sinon que le berceau des peuples est entouré preque partout des mêmes histoires.

Je ne crois pas que Spalatinbeg ait été imprimé en aucune langue : c’est une de ces romances nationales qui ne sont conservées que par la mémoire des hommes. Celle-ci est divisée en tercets qui se chantent ordinairement à deux voix alternatives sur un air extrêmement monotone, mais que les Morlaques n’entendent pas sans pleurer. Cette coupe particulière, qui rend si facile l’interposition accidentelle de deux strophes, pourroit donner raison d’un passage où la géographie est ouvertement violée, ce qui ne décidera jamais toutefois deux chantres morlaques à se céder réciproquement une strophe pour rétablir l’ordre naturel du poëme. Ils se donnent beaucoup plus de liberté sur ses ornemens. Il est inutile de dire ici, par exemple, que tous les noms de localités anciennes ont été remplacés plusieurs fois peut-être par ceux que le temps ou les révolutions leur ont imposés, et qu’on s’est conformé en ce point à la leçon la plus récente ; mais il ne se passe rien d’important dans le pays qui ne fournisse des strophes épisodiques aux deux poëtes rivaux. Il est vrai que ces parenthèses poétiques varient trop fréquemment pour ne pas se distinguer sans effort d’un texte à peu près invariable.


LE BEY SPALATIN.


Les vingt-quatre petits-fils du Bey Spalatin, rassemblés au pied des hautes murailles de la forteresse de Zetim la regardoient d’un œil morne et dans une immobilité profonde.

Là s’étoit renfermé le cruel Pervan, chef de mille Heiduques farouches, qui venoient de descendre avec lui des cimes de Zuonigrad, poursuivis par la vengeance et la malédiction des peuples.

Après avoir ravagé la riante campagne des Castelli, et enlevé les belles filles des bords du Zermagna, célèbre par la fraîcheur de ses rivages, le brigand surprit le vieux château dans l’obscurité d’une nuit orageuse.

Les cris des assaillans et des victimes se perdirent dans le bruit de la tempête, comme la rumeur d’un torrent éloigné qui tombe en grondant au fond des abîmes.

Seulement, au lever du soleil, deux cents têtes sanglantes, roulées dans les fossés du palais, apprirent à la tribu du Bey Spalatin, que l’étranger étoit venu.

Le fils du vieux Bey, le brave Iskar, étoit mort avec ses soldats ; l’expression terrible encore de ses traits annonçoit qu’il n’avoit pas été égorgé dans son sommeil, et que sa vie coûtoit cher à l’ennemi.

La belle Iska, sa fille, unique sœur de vingt-quatre guerriers, étoit tombée au pouvoir du tyran, et l’air apportoit de loin à ses frères désolés les gémissemens de la colombe captive sous la serre du vautour.

C’est pourquoi, les yeux fixés sur la hauteur inaccessible, ils méditoient la vengeance et n’osoient l’espérer : quelques-uns déchiroient leur sein d’une main furieuse en accusant le ciel.

D’autres accablés par un sombre désespoir, s’étendoient immobiles sur la terre et la broyaient entre leurs dents. Foibles et innocens enfans, les plus jeunes pleuroient.

Tout-à-coup, voici le vieux Bey, le cœur pénétré d’une amère douleur pour la mort de son fils, et à cause du sort de sa petite-fille qu’il aimait au-dessus de tous les biens de la vie.

L’ancien de la tribu divise la foule muette de ses enfans. Il s’avance, couronné de ses cheveux de neige qui flottent sur sa tête vénérable comme la vapeur pâle qu’on voit suspendue aux lunes d’hiver.

Sa barbe descend en flocons argentés sur ses flancs robustes qu’embrasse une large courroie. Le hanzar[7] est caché dans les vastes plis de sa ceinture de laine bigarrée. La guzla[8] pend à son écharpe.

Il monte d’un pas ferme encore le sentier périlleux du rocher qu’il a vu pendant quatre-vingts ans sous les lois de sa tribu. Il s’arrête devant la palissade impénétrable des jardins de Zetim.

Là il détache la guzla mélodieuse, instrument majestueux du poëte, et frappant d’une main hardie avec l’archet recourbé la corde où se lient les crins des fières cavales de Macarcsa, il commence à chanter.

Il chante les victoires du fameux Bey Skender[9] qui affranchit sa patrie de la terreur de l’ennemi ; les douceurs du sol natal, les regrets amers de l’exil : et chaque refrain est accompagné d’un cri douloureux et perçant.

Car le chant de deuil du Morlaque ressemble à celui du grand aigle blanc[10] qui plane en rond sur les grèves, et tombe avec un gémissement aigu à la pointe la plus avancée du promontoire de Lissa.

Quand il voit la vague immense se rouler comme un long serpent sur l’onde épouvantée, se tourner en replis innombrables, s’arrondir, s’étendre, et soulever une tête écumante et terrible jusqu’au nid de ses petits.

Les soldats de Pervan écoutant sans défiance, parce qu’ils ne comprennent point le langage divin du vieillard, et que la corde de la guzla n’a point résonné dans les fêtes de leurs pères.

Ils se regardent, ils s’interrogent, ils crient, ils cherchent à imiter ce qu’ils entendent en confondant des clameurs qui ne s’accordent point, et dansent éperdus comme les esprits des tombeaux[11] aux fêtes de la Vengeance[12].

Les captives sont aussi appelées par ses chants ; une d’elles les répète à ses compagnes qui se prosternent, se relèvent, courent en cercle ; puis s’arrêtent, se prosternent encore, et courent en sens opposé avec des cris fantastiques mêlés de douleur et de joie[13].

Elles se rapprochent peu-à-peu, rassurées par l’ivresse de leurs gardes, dont l’âme avertie pour la première fois de la sublime puissance des chants poétiques, s’étonne d’être sensible.

Iska ! qu’elle étoit belle ! Iska, parée d’une tunique de laine rouge des fabriques de Krain[14], toute brodée de fils d’or et fermée d’une double agraffe de vermeille[15], car on ne lui a pas permis de revêtir les tristes ornemens de la douleur ;

Sur sa robe tombent, en longs anneaux, ses cheveux noirs comme la plume de l’oiseau du présage qui entretient des malheurs à venir les échos de Nona ; un collier de verres de toutes couleurs brille sur ses épaules éblouissantes ;

Des anneaux d’or et de cuivre, incrustés de l’étain le plus pur, ornent ses doigts déliés ; à son pouce est le dé marqueté de laiton et d’argent, signe glorieux de sa noblesse.

Iska, qui a reconnu la voix de son aïeul, s’élance, abandonnant aux vents les ondes de sa chevelure, et noue ses bras éclatans de blancheur aux barres de fer étroitement unies entr’elles qui ferment les jardins élevés de Zetim.

Le vieillard la saisit alors, et fixe ses membres tremblans au pieu inflexible et immobile. Il la flatte du langage et du regard. Il la couve de l’œil comme une proie. Il chante et il pleure.

« Fille infortunée, s’écrie-t-il, ce n’est plus le jour de nos fêtes, celui où retentissoit le pismé[16] d’allégresse qui éclata dans la tribu, quand ton père pleura de tendresse et de joie en apprenant qu’une fille venoit de naître… »

« Pleure avec moi sur le guerrier qui n’est plus, et sur les douleurs de ses enfans, et sur celle de son vieux père qui reste orphelin de l’honneur de sa race, comme un chêne stérile épargné à cause de son antiquité par la hache du bûcheron. » « Pleure avec moi sur la belle Iska, la douce fleur de ma vie, le tendre espoir de ma vieillesse imprévoyante ; pleure sur la pauvre Iska, qui ne sera jamais conduite à l’autel par les acolytes des mariages[17], car il faut mourir ! »

Cependant les soldats étonnés se rassemblent avec inquiétude et Iska, instruite de son sort, tourne sur eux un regard plus doux que la manne qui coule des frênes de Colovaz.

Le vieillard laisse tomber la guzla, il dégage son hanzar redoutable, et Iska qu’il ne retient plus se précipite entre deux barreaux, pour offrir son sein à la mort, en souriant vers lui.

Elles sont si resserrées, les flèches menaçantes qui hérissent les remparts de Zetim ! le Bey malheureux la tua d’une main sûre, mais il ne put pas l’embrasser.

Puis il descendit lentement des hauteurs de la forteresse, et plus lentement, à mesure que les détours de l’étroit sentier le ramenaient au dessous de l’ennemi furieux, car sa grande âme s’étoit affoiblie dans ce sacrifice et il souhaitoit de mourir.

Deux traits l’atteignent sans le renverser ; l’un s’est rompu dans sa large poitrine ; l’autre tremble long-temps dans sa jambe nerveuse ; son sang coule sans l’étonner ; c’est ainsi qu’il arrive au milieu de ses enfans.

Le soleil finissoit sa course, et Zetim s’élevoit au-devant de lui comme un nuage épais couronné de rayons pâles. La plaine qu’il couvroit de son ombre prolongée, ressembloit à un drap funèbre autour duquel veillent quelques flambeaux.

« Victoire, dit le vieux Bey, Victoire, enfans des Spalatins ! la fille de la tribu est délivrée de nos tyrans ! elle est morte, et voilà le hanzar qui l’a tuée ! » Ensuite les forces lui manquèrent et il tomba.

Informé de la perte d’Iska, Pervan rugit sur la montagne comme une louve qui trouve à son réveil tous ses petits, sans en excepter un[18], frappés de l’épieu du chasseur ; il pousse le cri de guerre.

Les portes de Zetim roulent sur les gonds gémissans. Les ponts-levis retentissent sous les pas des chevaux. Les armes confuses se heurtent dans la nuit, et le bruit d’effroi s’étend et s’agrandit, comme la voix d’un orage qui s’approche.

Tout à coup la colline commence à s’éclairer des feux de l’embrasement qui dévore en courant les toits les plus éloignés de la tribu. Les bandits, semblables à des esprits menaçans, apparoissent et descendent au milieu des flammes.

Déjà les enfans et les femmes fuyent de toutes parts avec des cris lamentables. Les plus vieilles pressent dans leurs bras l’image des saints protecteurs, et les jeunes filles n’oublient pas le Zapis[19] bienfaisant qui guérit les blessures du soldat.

Le vieux Bey se soulève sur sa natte sanglante, à l’aspect du météore inconnu qui rougit à l’horizon de la nuit. Il rappelle ses sens et reconnoît la vengeance de Pervan. Il dit : c’est bon.

« Enfans des Spalatins, s’écrie-t-il, les doux ombrages de la rivière des Castelli ne nous appartiennent plus. Il faut nouer fortement la ceinture de vos reins, et fixer à vos pieds l’opancke[20] du voyageur avec des courroies qui n’ont jamais servi, car la route de l’exil est très-longue. »

« Et vous laisserez derrière vous les montagnes de Novigradi qui déchirent le ciel de leurs pointes inégales, et les tours de Zemonico qui servent de fanal aux tribus errantes du désert. »

« Et vous suivrez long-temps l’enceinte solitaire de la triste Aséria, qui vit aussi prospérer autrefois une famille célèbre par les succès qu’elle avoit remportés à la guerre, et par le nombre de ses serviteurs, et dont il ne reste qu’une maison. »

« Et de là vos regards s’étendront sur une foule d’îles enchantées, favorisées des plus doux bienfaits du soleil ; car les bosquets de Zeni[21] sont ondoyans comme la ceinture d’une vierge, et les collines blanches de Capri ressemblent aux jeunes agneaux qui bondissent dans la verdure nouvelle. »

« Mais arrêtez-vous aux rives hospitalières de Pago, où vous recevront les barques toujours libres des pêcheurs ; car ce peuple indépendant qui confie ses destinées à la mer, n’a jamais subi la loi de l’étranger. »

« Partez seulement, ô mes enfans ! dérobez-vous à l’esclavage, et à l’humiliation de saluer comme des vaincus le kalpach[22] de l’ennemi ; et si vous cherchez la patrie, je vous dirai qu’elle se trouve où est la liberté : c’est là l’enseignement que j’ai reçu de mes pères. »

« Quant à moi, je vous l’ordonne, n’embarrassez pas du cadavre d’un guerrier éteint le douloureux convoi de la tribu. Laissez-moi au seuil du lit des ancêtres, car j’ai connu beaucoup plus d’hommes parmi les morts que parmi les vivans. »

Et comme il parloit, la force l’abandonna encore une fois, et ses vingt-quatre enfans, pieux dans leur désobéissance, lui formèrent une litière de douze lances croisées qu’ils couvrirent de feuillages.

Puis ils descendirent silencieux par les sentiers les moins praticables à la cavalerie de l’ennemi, tandis que la troupe de Pervan, de village en village, rouloit de nouveaux rideaux de flamme sur la flamme de l’incendie.

Quand les fugitifs, arrêtés pour prendre quelque repos, tournoient les regards de l’adieu sur l’horizon de la patrie, poursuivis de l’image du toit natal désolé, ils le reconnoissoient encore à la forme et à l’étendue de ses ruines brûlantes.

C’étoit en vain cependant que la route de la fuite, abrégée par la connoissance des lieux et par la témérité, se rapprochoit de son but. La cavalerie des Heiduques dévoroit en détours rapides l’espace inutilement conquis par la fatigue.

Deux fois l’aube du matin avoit éclairci les ombres des montagnes de l’est, et deux fois le noir escadron avoit reparu à leur sommet dans un tourbillon où la poussière élevée par les pieds des coursiers se confondoit avec la poussière fugitive des brouillards presque évanouis.

Souvent la course de l’étranger, favorisée par une vaste plaine ou par une pente facile, avoit retenti sur les pas de la tribu. Souvent il ne s’étoit trouvé entre eux que l’embouchure d’un sombre sentier.

Ou la ravine, bienfait inattendu des torrens ; l’épaisseur d’un taillis coupé de chemins sans issue, le rocher tombé de la montagne et pendant sur le précipice. Tel est celui qui menace le détroit de Pago.

D’un côté tombe une voie hasardeuse et terrible où le pas de l’homme a peine à se fixer : de l’autre se développe une plaine de sable éblouissant comme du verre réduit en poudre, qui va mourir au niveau de la mer.

Du front des coteaux éloignés, la blancheur des dernières limites de la plage se distingue à peine de la blancheur des premières vagues, et vous auriez peine à dire si le goëland qui descend en roulant sur lui-même, comme la navette du tisserand, se pose sur un écueil ou sur un flot.

La vie fugitive du vieux Bey s’étoit recueillie au bruit croissant du péril. Il s’étonnoit de la route parcourue et concevoit le péril à venir ; car on étoit arrivé au-dessus de la pointe du cap, et la poudre du pied des chevaux de Pervan voloit sur le kalpach des frères d’Iska.

« Ô enfans, leur dit-il, vous avez désobéi pour la première fois à l’ancien des tribus du Kotar, mais c’étoit dans la vaine espérance de sauver ses jours. Puissent descendre sur vous, avec son pardon, les regards du Dieu sauveur !

« Seulement, déposez-moi un instant, là !… vers la pointe de ce roc avancé qui domine la plaine profonde et commande à la vaste mer, afin que mon expérience vous dirige vers le refuge de l’exilé. » Et ils firent comme il avoit prescrit.

Ensuite il continue d’une voix douce, mais pleine d’autorité, et il leur dit en regardant au loin : « Je vois d’ici que la tribu est parvenue en sûreté au détroit de Pago, et qu’elle s’agite impatiente de votre arrivée, comme un essaim d’abeilles séparé de son roi[23] par les premières gouttes d’une pluie d’été.

« Déjà la barque du pêcheur court en se balançant sur les ondes qui se relèvent autour d’elle, vous appelle de loin sous sa voile triangulaire, favorable au malheur et protectrice de la liberté.

« Que deviendroit, ô mes enfans ! la tribu abandonnée de ses chefs, et de quel droit iroit-elle partager la tente de l’insulaire, si elle ne pouvoit lui offrir, en échange de l’hospitalité, la vigilance de ses pasteurs et le courage de ses guerriers ?

« Cependant le temps s’écoule, et depuis que j’ai parlé, les voici !… Les chevaux de Pervan se sont répandus dans la plaine : ils couvrent l’espace, le seul espace au travers duquel vous puissiez emporter le vieillard blessé.

« Blessé sans espérance, dit-il, en arrachant son appareil ; car vos efforts n’aboutiroient qu’à livrer aux Heiduques une victime ou un esclave de plus. Voilà ce que j’avois à vous dire !

« Suivez donc le sentier étroit du rocher, où nul homme ne peut descendre chargé du moindre fardeau. Il vous conduira parmi vos femmes et vos enfans qui gémissent de votre retard, parce qu’ils pressentent l’arrivée de l’ennemi. Descendez et laissez-moi ! »

Frappé du sombre silence des guerriers, il se soulève avec effort, se rapproche de la pointe menaçante du rocher, jette vers le ciel le nom d’Iskar et d’Iska, et se précipite dans l’abîme.

Dévouement généreux qui fut cause du salut de la tribu et de la prospérité de Pago ; car les générations qui sont sorties de Spalatinbeg s’étendirent jusqu’à nos jours en grandeur et en vaillance.

Et l’histoire du Bey Spalatin, de sa petite-fille morte et de sa tribu délivrée, est la plus belle qui ait jamais été chantée sur la guzla.



LA
FEMME D’ASAN.



Xalestna pjezanza plemenite Asan-Aghinize, littéralement, la complainte de la noble épouse d’Asan-Aga, est un des poëmes les plus célèbres de la littérature morlaque. Il me paroît supérieur à tous ceux qui me sont connus par la vérité des mœurs et le pathétique des sentimens. Je ne crois pas qu’il en existe d’autre traduction que celle de Fortis dans le Viaggio in Dalmazia.

Un homme de lettres distingué[24] qui a bien voulu prendre quelque intérêt à mes travaux sur la littérature slave, a témoigné dans un journal le désir que je joignisse à quelques-unes de mes traductions le texte original du poëte. Il n’a pas observé que la langue slave possède plusieurs articulations que nous ne pouvons exprimer par aucun signe de notre alphabet, et dont quelques-unes sont extrêmement multipliées dans l’usage ; de sorte qu’il seroit impossible de reproduire ce texte autrement que par des approximations imparfaites, pour ne pas dire barbares, à moins qu’on ne se servît de l’écriture propre de l’idiome, qui seroit illisible pour le très-grand nombre des lecteurs. On jugera toutefois de cette langue et de cette écriture par la planche où j’ai représenté le premier quatrain de la complainte de la noble épouse : 1o avec nos caractères d’après Fortis qui convient qu’il n’a pas pu se dispenser de s’éloigner peu de la prononciation, et qui s’en est beaucoup plus éloigné qu’il ne le dit ou qu’il ne le croit ; 2o en lettres glagolitiques ou géronimiennes des livres de liturgie ; 3o en cyrilliaque ancien ; 4o en cursive cyrilliaque moderne, comme elle est encore usitée par les Morlaques, et qui se rapproche beaucoup de la cursive usuelle des Russes. On auroit pu joindre à cet inutile specimen, le servien majuscule des Caloyers, et la cursive bosniaque, remarquable en ce point qu’elle a un faux air de l’arabe, mais j’ai pensé que ce n’étoit déjà que trop d’hiéroglyphes pour un livre conçu dans toute autre intention que celle d’étaler l’érudition la plus facile qu’il y ait au monde, celle des copistes, la seule d’ailleurs dont j’aurois pu faire preuve dans ces matières.


LA
FEMME D’ASAN.


Quelle blancheur éblouissante éclate au loin sur la verdure immense des plaines et des bocages ?

Est-ce la neige ou le cygne, ce brillant oiseau des fleuves qui l’efface en blancheur ?

Mais les neiges ont disparu, mais le cygne a repris son vol vers les froides régions du Nord.

Ce n’est ni la neige, ni le cygne ; c’est le pavillon d’Asan, du brave Asan qui est douloureusement blessé, et qui pleure de sa colère encore plus que de sa blessure.

Car voici ce qui est arrivé. Sa mère et sa sœur l’ont visité dans sa tente, et son épouse qui les avoit suivies, retenue par la pudeur du devoir[25], s’est arrêtée au-dehors parce qu’il ne l’avoit point mandée vers lui. C’est ce qui cause la peine d’Asan.

Cependant quand la douleur de sa blessure s’est calmée, il écrit ainsi à sa triste et fidèle amie : « Fille de Pintor, vous ne vous présenterez plus dans ma maison blanche[26] ; ni dans ma maison, je vous le dis, ni dans celle de mes parens[27]. » À la lecture de cet arrêt terrible, l’infortunée demeure accablée.

Depuis ce jour de funeste mémoire, un jour… préoccupée des pensées du bonheur perdu, elle écoutoit : son oreille est frappée du retentissement de la terre sous le pas des chevaux.

Elle s’élance désespérée vers la tour, et cherche à gagner son sommet d’où elle peut embrasser une mort certaine ; car elle pense que c’est Asan qui vient la poursuivre de ses reproches : mais ses petites-filles tremblantes se sont attachées à ses pas. « Ô ma mère ! s’écrient-elles, ô ma mère ! cesse de fuir, car ce n’est point nôtre père bien-aimé ; c’est ton frère, le bey Pintorovich. »

Ainsi rassurée, elle descend, et jette ses bras au cou du prudent vieillard : « Hélas ! dit-elle, vous le savez et vous connoissez ma honte et celle de notre race ! Il a répudié l’épouse qui lui a donné cinq enfans ! »

Le bey se tait, il ne répond point[28] ; mais il tire d’une bourse de soie vermeille le titre solennel qui permet à sa sœur de se couronner de nouveau des fleurs et des guirlandes de l’épousée, après qu’elle aura foulé, sur le seuil de la maison natale, la trace des pas de sa mère[29].

À peine la malheureuse femme d’Asan a laissé tomber ses yeux sur cet écrit, elle regarde, elle hésite, elle attend, et puis elle se soumet ; car l’ascendant de son frère la domine.

Prête à les quitter, elle baise avec ardeur le front de ses deux jeunes fils. Elle presse de ses lèvres les joues fraîches et colorées des petites filles qui pleurent sans comprendre tout-à-fait le sujet de leur douleur ; mais elle ne peut se détacher du berceau où repose le dernier né de ses enfans. Elle s’y fixe comme pour l’entraîner avec elle[30].

Son frère la saisit d’une main sévère, la pousse vers le coursier rapide, et vole avec elle a la maison de Pintor.

Elle n’y demeura pas long-temps. La semaine étoit à peine achevée, qu’une femme si belle et de si noble race fut recherchée pour épouse par l’illustre juge d’Imoski[31]. Elle tombe éplorée aux pieds de son frère, elle gémit, elle prie : « Hélas ! dit-elle, ne me donne plus pour épouse à personne, je t’en conjure par ta vie, je te le demande à genoux ! mon cœur éclatera de douleur s’il faut que je renonce à embrasser encore mes pauvres enfans » !

Le bey, sourd à sa voix, a résolu de l’unir au noble Kadi. Dévouée, elle prie encore : « Du moins, reprend-elle, écris en ces termes à l’époux que tu m’as choisi. Écoute bien ! »

« Kadi, je te salue. Je t’écris sans avoir consulté ma sœur pour obtenir de toi en sa faveur deux grâces qui lui seront chères : la première, c’est de lui apporter, lorsque tu viendras avec tes amis, un long voile qui puisse la cacher à tous les yeux ; la seconde, c’est d’éviter, en la conduisant dans ta maison, de passer devant celle d’Asan, afin qu’elle n’ait pas la douleur de voir les chers enfans qu’elle doit renoncer à voir jamais. »

À peine la lettre est-elle parvenue au Kadi, celui-ci réunit ses amis pour être témoins de cette fête, lis viennent, et présentent à la fiancée, au nom de son nouvel époux, le long voile qu’elle a demandé ; elle s’en couvre et les accompagne, heureuse au moins de cacher ses larmes, quand des cris qui partent du devant de la maison d’Asan, l’avertissent que les Svati qui conduisent le cortége nuptial se sont trompés de chemin, car ses enfans l’ont aperçue et se sont élancés sur son passage.

« Ô mère bien aimée, s’écrient-ils ; reviens à tes pauvres petits enfans, puisque voilà l’heure du repas où tu nous appelois tous les jours[32]. »

À peine a-t-elle entendu ses enfans, l’épouse infortunée d’Asan se retourne vers le vieux Bey : « Ô mon frère, lui dit-elle, permets que tes chevaux s’arrêtent pour un moment devant cette maison, afin que je puisse donner encore quelques gages d’amour à ces innocens orphelins, déplorables fruits de ma première union. »

Les coursiers restent immobiles, pendant qu’elle va partager à sa famille chérie quelques bijoux ou quelques vêtemens, derniers témoignages de sa tendresse : de beaux cothurnes à tresse d’or pour les jeunes garçons ; pour les jeunes filles, des tuniques longues et flottantes, et une petite robe au plus petit qui dort dans un berceau, mais elle n’ose l’éveiller d’un baiser[33].

Tout à coup une voix éclate dans l’appartement voisin, celle d’Asan qui rappelle ses enfans : « Revenez à moi, mes chers orphelins, revenez à moi ! le cœur de fer de la cruelle que vous embrassez ne s’attendrira plus pour vous, elle est la femme d’un autre. » — Elle prête l’oreille, son sang se glace, elle tombe, et sa tête, couverte d’une mortelle pâleur, va frapper la terre retentissante ; au même instant, son cœur se brise, et son âme s’envole sur les pas de ses enfans.



LA LUCIOLE,
idylle de GIORGI.



Ce poëme est intitulé dans l’original : Svjetgnack, nom illyrien de la Luciole, ou ver-luisant ailé, qui y est décrite, selon moi, avec un charme incomparable.

Giorgi est l’Anacréon des Morlaques. La lecture des classiques et la fréquentation des villes ont imprimé à son style quelque chose de la recherche brillante, de l’enthousiasme hyperbolique des Italiens ses voisins. C’est ce que je n’ai pas voulu dissimuler dans ma foible imitation. Telle qu’elle est, la Luciole de Giorgi me paroît digne cependant de soutenir la comparaison avec le Sphinx de madame de Krudener et la Violette de Goëthe.

L’original, que j’ai tiré des savans Mémoires d’Appendini sur les antiquités de Raguse et la littérature illyrienne, est souvent cité comme autorité classique dans l’utile dictionnaire italien-illyrique du P. Ardelio della Bella. Voy. Lucciole o Lucciola, pag. 80, tom. 2.

Le poëme slave est divisé en quatrains, la seule traduction italienne que je connoisse, en sixains. J’ai marqué par l’astérisque la division des strophes.


LA LUCIOLE.


*

Déja l’humide nuit déploye le vol immense de ses ailes silencieuses, et le chœur mystérieux des astres, complice des tendres larcins de l’amour, commence une danse magique dans les plaines du ciel.

*

Moi qui ne pense qu’à ma belle, je profite de l’obscurité naissante pour me glisser à travers les ombres de la maison qu’elle habite. De son balcon, descend à l’extrémité d’un fil de soie une feuille blanche que le vent balance. Hélas ! j’espérois davantage !

*

L’impatience de reconnoître au moins dans ce billet les pensées de celle que j’aime fait palpiter et frémir mon cœur ; mais la nuit s’est obscurcie de plus en plus, et dans la profondeur de ses ténèbres, je demande en vain au message secret de ma belle le signe invisible qu’elle lui a confié.

*

Efforts impuissans, plaintes inutiles ! La chevelure éclatante de la lune ne flotte pas encore en ondes argentées sur le sommet des montagnes où cette nymphe assied son trône. Les flambeaux du ciel brillent trop éloignés de mes yeux.

*

Je m’emporte en reproches contre la nuit dont quelques momens auparavant j’accusois follement la lenteur ! Je m’indigne du repos des élémens qui me refusent jusqu’à la lumière des tempêtes !…

*

Je voudrois voir s’allumer les orages, et lire aux triples feux de la foudre balancée sur ma tête les caractères adorés qu’a tracés la main de ma belle…

*

Qui le croiroit ! parmi quelques touffes éparses d’une herbe stérile que j’étois près de fouler, étincelle tout à coup une mouche[34] brillante qui vole en cercles rapides et multipliés à la pointe des feuilles qu’elle caresse et qu’elle éclaire.

*

Le foyer d’une flamme vive et mobile qui brûle dans son sein, s’étend et rayonne sur ses ailes agitées, il s’épanche en traits ardens de tous les anneaux de son corps flexible, et l’illumine d’une auréole de clartés éblouissantes.

*

Je saisis d’une main avide l’insecte favorable à mes vœux, l’insecte à qui l’amour protecteur a confié une lumière facile à cacher, et tour-à-tour tutélaire et discrète, pour embellir les veilles des amans.

*

Je le rapproche de la lettre chérie, en faisant passer sur chaque ligne tous les points de l’insecte agile où s’égare en tremblant sa lumière capricieuse. Aucun de ses jets radieux n’est perdu pour mes regards ; aucune des douces confidences de la bien-aimée ne sera perdue pour mon cœur.

*

Grâces soient rendues à ton heureux secours, ô bienfaisante étoile des prairies, tendre Luciole aux ailes de feu, toi, le plus beau et le plus innocent de tous les animaux de la terre et du ciel, rayon impérissable d’amour !

*

Comment exprimerai-je le bonheur que je te dois ! comment peindre ton charme et ta grâce, jolie Luciole, le plus ravissant des mystères d’une belle nuit, toi qui rends des espérances à l’amour inquiet, qui prêtes des consolations à l’amour jaloux !

*

Quand le soleil descend dans ses magnifiques palais de l’Occident, il te laisse derrière lui pour l’enchantement des nuits d’été. Il te laisse comme un atôme de sa splendeur immense, et il te confie à la protection de la verdure et à l’amour des fleurs.

*

Auprès de ton éclat celui de l’or pâlit, celui des perles s’éteint ; à peine peut-on lui comparer ce feu vainqueur des ténèbres qui s’allume, pétille et jaillit, dans la nuit profonde, du sein de l’escarboucle orientale.

*

Tu es, dans la délicatesse de ta beauté, astre modeste des buissons, l’image d’une vierge timide qui éclaire malgré elle les secrets de la nuit, du feu de ses regards, en cherchant la trace de l’ami qu’elle aime.

*

Ah ! puisses-tu, charmante Luciole, recueillir le prix de ce que tu as fait pour moi ! puissent les prairies te prodiguer en tout temps, Luciole bienfaisante, le nectar embaumé de leurs fleurs, et le ciel, les douceurs inépuisables de sa rosée !

fin.

  1. Je crois qu’il n’est pas question ici de l’ancienne Corcyre, mais de l’île de Curzola, que les Grecs appeloient Corcyre-la-Brune, à cause de l’aspect que lui donnoient au loin les vastes forêts dont elle étoit couverte. (Note du traducteur.)
  2. Voyez à la fin du volume la Luciole de Giorgi.
  3. Dans la Tempête de Shakespeare, type inimitable de ce genre de composition, l’homme monstre qui est dévoué aux malins esprits, se plaint aussi des crampes insupportables qui précèdent ses rêves. Il est singulier que cette induction physiologique, sur une des plus cruelles maladies dont l’espèce humaine soit tourmentée, n’ait été saisie que par des poëtes.
  4. Voyez la note sur le rhombus
  5. D’ogoljen, dépouillé, soit parce qu’elles sont nues comme les spectres, soit par antiphrase, parce qu’elles dépouillent les morts. J’écris goules, parce que ce mot, consacré dans les traductions des Contes Arabes, ne nous est pas étranger, et qu’il est évidemment formé de la même racine.
  6. Turbo signifioît ce que nous appelons une toupie, un cône lancé par un fouet et qui roule sur sa pointe. En Bourgogne, le turbo s’appelle encore un trebi

    Ai ne fau qu’esne chaîterie,
    Vou qu’un sublô, vous qu’un trebi.
    (Noël de la Monnoye.)

  7. Les Francs disent ordinairement cangiar. Dans notre vieux françois qui a peut-être retenu quelques traditions des croisés, ce mot signifie une serpe. C’est un grand coutelas ordinairement enfermé dans une gaine de laiton, garnie de pierres fausses.
  8. Instrument de la forme de la guitare ancienne, c’est-à-dire en hémi-ovoïde avec un manche. Il n’a qu’une corde composée de crins de cheval.
  9. Scanderbeg
  10. Je crois que c’est le balbuzard, Alba busa, Jean le blanc.
  11. Tukodlacks, spectres de nuit qui fréquentent les cimetières. Le traducteur du Vampire, faussement attribué à lord Byron, écrit ce mot très-différemment. J’expliquerai plus loin la cause de ces variantes d’orthographe.
  12. Osveta, la grande sainte. La Vengeance des Morlaques est la Némésis des anciens.
  13. Description pleine d’exactitude et de naïveté de cette singulière danse des Narentines.
  14. Carnia, la Carniole.
  15. Les Dalmates appellent cette agraffe maïté.
  16. Chant, poëme, le poema, le psalmus.
  17. Le drugh et la drushiza, ce que nous appelons le garçon et la fille d’honneur dans la plupart de nos provinces.
  18. La Fontaine a dit :
    S’il m’en restoit un seul, j’adoucirois ma plainte.
  19. Brevet qui sert d’amulette.
  20. Espèce de brodequin de cuir cru.
  21. Il y a ici un double jeu de mots qui semble indiquer la connoissance des étymologies grecques. Peut-être aussi les noms actuels de Zeni et de Capri ne sont-ils que la traduction de leurs noms esclavons. J’ajouterai que cette espèce d’itinéraire est d’ailleurs d’une exactitude fort équivoque, et qui tient probablement à cette substitution arbitraire des appellations modernes aux anciennes dont j’ai parlé en commençant.
  22. Toque ou bonnet slave ou polonois. Nous disons colback.
  23. Les Dalmates et beaucoup d’autres peuples disent : le roi des abeilles.
  24. M. de la Beaumelle, Minerve Littéraire.
  25. Une femme morlaque ne peut entrer dans la tente ou la chambre de son mari sans y être appelée.
  26. Est-ce une épithète spéciale propre à la maison d’Asan ? Est-ce, comme je le pense, une de ces figures si communes dans la langue slave qui exprime son illustration ? Fortis, qu’un plus long usage devoit avoir initié aux finesses de cette littérature originale, traduit cependant : cortile bianco.
  27. Formule de répudiation.
  28. Bexe muci : ne govori nista.
    Fortis traduit : Il Begh nulla risponde, pour éviter le pléonasme ; mais le pléonasme est un des caractères distinctifs des littératures primitives.
  29. Da gre s’gnime majci u zatraghe.
    Cette condition du divorce chez les peuples que nous appelons barbares, a quelque chose de sublime. Elle suppose l’infortune non méritée d’une femme qui a encouru la disgrâce de son mari, sans cesser entièrement d’être digne de sa mère.
  30. Une femme répudiée n’a pas le droit de revoir les enfans qui sont nés de son premier mariage.
  31. Imoski est l’Emota des petits géographes grecs.
  32. L’original dit : uxinati, déjeûner, expression naïve qui convient aux mœurs de ce peuple et à la simplicité de son langage poétique, mais que nous n’osons traduire que par une périphrase.
  33. Cette leçon n’est pas tout-à-fait la même que celle de Fortis, mais je l’ai recueillie plus communément de la bouche des Dalmates, et je la trouve bien préférable.
  34. Dans l’original, osa, une guêpe.