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Les Marchés financiers de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 430-456).
LES MARCHÉS FINANCIERS
DE L’ALLEMAGNE

Le développement économique de l’Allemagne depuis un quart de siècle est ininterrompu : sa population, qui a passé de 40 à 52 millions d’habitans, nous donne l’exemple d’une activité féconde, dont le commerce et l’industrie germaniques attestent les résultats. Les marchés financiers, celui de Berlin en particulier, ont également ressenti les effets vivifians de l’ardeur générale qui semble animer la nation tout entière, à l’exemple de son jeune empereur ; nous serions mal venus à parler de lenteur tudesque en présence des progrès surprenans de certaines industries, telles que celles des produits chimiques, des applications de l’électricité, qui ont atteint de l’autre côté des Vosges, puisque telle est, hélas ! aujourd’hui notre frontière, un degré de perfection supérieur à celui de la plupart des autres pays. La bourse de Berlin tend à devenir un centre de grandes transactions internationales ; elle y tendait surtout il y a quelques années : mais la marche en avant, qui se dessinait de la façon la plus nette et qui a pu faire redouter un instant à Londres et à Paris de voir la capitale allemande leur disputer l’hégémonie financière, est arrêtée aujourd’hui par une législation nouvelle, dont nous exposerons tout à l’heure les conséquences. Jusqu’à la loi de bourse du 22 juin 1890, (Bœrsengesetz) qu’avait précédée l’établissement du droit de timbre (Reichsstempel) et de l’impôt sur les transactions (Umsatzsteuer), le marché de Berlin suivait une progression comparable à celle des autres organes de la vie économique allemande.

La banque et la bourse avaient déjà joué un rôle important dans la Confédération. Hambourg d’une part, Francfort de l’autre, étaient des marchés considérables. D’anciennes maisons, à qui un crédit hors de pair donnait une situation de premier ordre, faisaient participer ces places à l’ensemble des opérations d’arbitrage, qui formaient alors un des objets essentiels de l’activité des banquiers. L’Allemagne du Sud fut de tout temps remarquable par l’intensité de sa vie financière : au moyen âge il existait à Nuremberg, à Ulm, à Augsbourg, des Chambres de commerce. L’histoire d’une dynastie comme celle des Fugger fait partie de celle de la ville où leur maison est née et où elle a grandi : elle montre, dès le commencement du XVe siècle, la place qu’une maison de banque d’Augsbourg tenait dans la vie politique de l’Europe[1]. Mais l’Allemagne d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle d’autrefois. Après avoir longtemps, soit à cause de son morcellement politique et territorial, qui ne laissait subsister que des États de peu d’importance, soit à cause d’une certaine lenteur de conception de ses habitans, été à la remorque des autres pays, elle cherche aujourd’hui à prendre la tête du mouvement commercial et industriel dans le monde. Les échos du palais de Westminster retentissent encore des doléances que certains députés anglais ont fait entendre sur la concurrence allemande ; la fameuse proposition de coller sur toutes les marchandises germaines l’étiquette « fait en Allemagne », qui eût constitué pour elles la plus admirable des réclames, n’a pas été votée : le bon sens d’Albion en a fait justice. Il n’en est pas moins certain que, non seulement le commerce d’exportation allemand marche à pas de géant, mais que des maisons allemandes prennent, dans beaucoup de pays d’Amérique et d’Asie, la place de maisons anglaises : en Chine, par exemple, et aux Indes, domaine naturel de ces dernières.

Du tableau économique de l’Allemagne, qu’il est nécessaire de mettre sous les yeux de nos compatriotes, nous allons dégager en première ligne ce qui concerne le marché financier, La puissance en est la mesure de la prospérité générale, puisque, dans l’organisation de nations modernes, les entreprises industrielles et même commerciales tendent de plus en plus à adopter la forme de sociétés par actions, et que ces titres viennent, pour la plupart, se négocier aux différentes bourses.

Nous pouvons dès l’abord remarquer que l’Allemagne a surtout vu se développer le marché de ses propres valeurs industrielles : ses fonds publics indigènes, tout en ayant atteint un niveau satisfaisant, ne donnent pas lieu à des transactions aussi importantes que les consolidés anglais ou les rentes françaises. Cela tient à diverses causes, dont la plus heureuse pour le pays est le chiffre relativement faible de sa dette. La dette à intérêt de l’Empire proprement dit ne dépasse guère deux milliards et demi de francs. Celle de la Prusse est plus élevée, mais est à peu près intégralement représentée par les vingt mille kilomètres de chemins de fer que des émissions de rente successives ont servi à racheter et qui constituent un véritable actif national ; cet actif n’est pas un capital stérile, mais fournil des revenus nets, au moyen desquels le royaume]]aie les coupons de ses obligations : ce n’est donc pas l’impôt qui est appelé à fournir ces derniers.

D’autre part, le marché des fonds et valeurs étrangers n’a pas atteint en Allemagne l’ampleur qu’il a en France et surtout en Angleterre. L’épargne accumulée n’y a pas encore la même importance que dans ces deux pays ; elle trouve de plus des occasions fréquentes de s’employer avec fruit à des entreprises indigènes. In tableau sommaire des cotes des principaux centres allemands sera la leçon de choses la plus simple et la plus éloquente : elle donnera à nos lecteurs une idée des objets auxquels s’applique l’activité financière de nos voisins. Nous y ajouterons un résumé de la législation nouvelle qui régit leurs bourses. Nous le ferons suivre d’une courte monographie d’une des banques privées les plus considérables de Berlin. Un esquisse de la marche des autres banques dans les dernières années achèvera de peindre le puissant mouvement, dont se dégage un enseignement qu’il n’est que trop aisé de comprendre et de commenter.


I

La cote de Berlin présente déjà un développement respectable : près de 1 300 valeurs y figurent, lui donnant ainsi une dimension égale à la moitié de celle de Londres, et à plus d’une fois et demie celle de Paris. Les principales divisions sont les suivantes : en tête, les cours du change sur la Hollande, la Belgique, la Scandinavie, le Portugal, l’Espagne, les États-Unis d’Amérique, la France, la Hongrie, l’Autriche, la Suisse, l’Italie et la Russie ; puis les cours des monnaies, billets de banque et coupons étrangers ; les fonds allemands, comprenant ceux de l’Empire, de la Prusse, des États confédérés et les emprunts de villes ; les lettres de gage et obligations foncières émanant de villes, de provinces ou d’États ; une rubrique spéciale est réservée aux emprunts à lots ; une autre aux obligations de compagnies coloniales, dont une seule jusqu’ici, la Société allemande de l’Afrique orientale, a émis des obligations. Les fonds d’États étrangers et de villes viennent ensuite, rangés par ordre alphabétique, depuis ceux de la République Argentine jusqu’à un emprunt municipal de Zurich. Beaucoup de ces titres se traitent aussi à Londres ou à Paris ; tels les fonds égyptiens, grecs, italiens, norvégiens, austro-hongrois, portugais, roumains, russes, suédois, serbes, espagnols, turcs ; mais à côté il s’en trouve qui ne se négocient pas sur ces deux grands marchés ; dans cette catégorie nous citerons les lettres de gage de la Banque nationale bulgare, les emprunts de Bucarest, Bosnie, Lisbonne, Luxembourg, Moscou, Neuchâtel, les obligations foncières de Pologne, etc.

Le chapitre suivant est réservé aux lettres de gage et obligations des banques hypothécaires allemandes, distinctes de celles qu’émettent directement certaines villes et provinces, et que nous avons vues figurer parmi les fonds allemands et papiers d’État. Elles sont, pour la plupart, du type 3 et demi ou 4 pour 100. Il n’en est qu’un tout petit nombre qui rapporte 4 et demi ; quant au taux de 5 pour 100, il n’est plus représenté que par deux ou trois catégories de lettres de gage, destinées à disparaître rapidement.

Le chapitre des actions de chemins de fer allemands a beaucoup perdu de son intérêt et de son importance, depuis qu’une série de rachats a mis les principales lignes entre les mains de la Prusse et des autres États confédérés. Sur les 40 000 kilomètres de lignes à voie normale exploitées en 1896, les neuf dixièmes étaient des chemins d’État ; 4 000 kilomètres seulement appartenaient à des compagnies particulières. Aussi ne voit-on guère figurer dans ce chapitre que de petites lignes peu connues à l’étranger : Aix-Maestricht, Lübeck-Büchen, Mayence-Ludwigshafen, Marienburg-Mlawka, l’Est prussien. Ensuite vient un département réservé aux chemins de fer économiques et aux tramways. Les actions de chemins de fer étrangers sont : des titres autrichiens : Aussig-Teplitz, Nord de la Bohème, Dux-Bodenbach, Galiciens, Graz-Köflach, Kaschau-Oderberg, Lemberg-Czernowitz, Reichenberg-Pardubitz ; russes : Ivangorod-Dombrowa, Kursk-Kiew, Moscou-Brest, Varsovie-Terespol, Vistule ; hollandais, canadiens, italiens, suisses, belges, transvaaliens.

Les obligations de chemins de fer allemands, à voie large ou à voie étroite, sont fort peu nombreuses, pour la raison que nous venons de rappeler, la plupart des compagnies particulières ayant été rachetées par l’État, tandis que celles des chemins de fer étrangers embrassent quatre chapitres : celui des chemins autrichiens, celui des chemins russes, celui des chemins américains, moins développé à Berlin qu’à Francfort, mais comprenant encore une vingtaine de valeurs, et enfin des obligations de lignes appartenant aux pays les plus variés : chemins de fer anatoliens, macédoniens, égyptiens, du Saint-Gothard, Méridionaux d’Italie, Ouest-Minas (Brésil), portugais, sardes, serbes, siciliens, etc.

La rubrique actions et obligations de compagnies de navigation n’embrasse que des titres d’entreprises allemandes, Lloyd de l’Allemagne du Nord, Compagnie hambourgeoise-américaine, plus ceux de la Veloce italienne et de la Compagnie autrichienne du Danube.

Le chapitre des actions de banque comprend surtout des titres d’établissemens indigènes : nous y relevons pourtant les actions de la Banque centrale anversoise, de la Banque d’Amsterdam, de l’Union des banques bâloise, de la Banque de Bruxelles, de la Banque de commerce et d’escompte de Varsovie, du Wiener Bankverein et de la Banque de l’Union viennoise.

Les actions industrielles remplissent un bon tiers de la cote, qui atteste ainsi d’une façon matérielle le développement extraordinaire de cette branche de l’activité nationale. Une énumération, même abrégée, des diverses catégories d’actions qui y figurent serait fastidieuse, mais indiquerait bien l’innombrable variété des industries qui sont journellement constituées sous forme de sociétés anonymes. Une cinquantaine d’entre elles ont émis des obligations. La cote berlinoise se termine par le chapitre des actions de compagnies d’assurances.

La bourse qui, par ordre d’importance, vient immédiatement après Berlin est celle de Francfort : l’ancienne ville libre était autrefois le marché financier le plus important de l’Allemagne ; de vieilles maisons de banque, dont la réputation était universelle, y étaient établies et occupaient une situation prépondérante. Un certain nombre d’entre elles ont disparu ; d’autres existent encore, mais ne se distinguent plus par la même activité qu’autrefois. Le développement vertigineux de la capitale a eu, ici comme ailleurs, son effet inévitable ; la centralisation des grandes affaires à Berlin y a suivi la centralisation gouvernementale. En même temps, les grandes sociétés anonymes par actions se sont de plus en plus substituées aux banquiers particuliers qui, il y a un demi-siècle, étaient investis d’une sorte de monopole pour la conclusion des emprunts d’État et autres transactions financières. Les conseils de direction et d’administration des sociétés de crédit attirent de plus en plus à eux les forces vives du monde de la banque ; ces organismes, à la fois vastes et délicats, se plient aux détails du service de la petite clientèle, et sont aptes en même temps à signer avec les gouvernemens des contrats d’emprunts ou d’entreprises pour des centaines de millions.

Francfort, déchue de son ancienne prépondérance, n’en reste pas moins un grand marché. Si quelques-unes des maisons qui faisaient jadis sa force ont disparu, il en subsiste une quantité assez notable ; de nombreux capitalistes vivent dans la riante cité, dont les mœurs et le caractère n’ont rien de la raideur brandebourgeoise ou poméranienne, et y maintiennent une atmosphère de richesse. Francfort est une bourse de placement plus que de spéculation : c’est ce que démontre à première vue l’examen de sa cote, qui se distingue par la longueur des chapitres obligations : celui des chemins de fer étrangers, dont les États-Unis d’Amérique fournissent à eux seuls la moitié, est plus développé qu’à Berlin, et atteste à la fois le souci des Francfortois pour l’emploi de leurs épargnes et le chiffre considérable des capitaux ainsi placés.

La bourse de Hambourg est, comme il convient à la vieille ville hanséatique, au port qui commerçait et commerce avec les cinq parties du monde, avant tout une bourse de changes. Il lui faut en effet fournir à ses négocians, à ses armateurs, les traites sur les autres places dont ils ont besoin, et être en même temps prête à réaliser pour leur compte les créances dont ils sont titulaires sur l’étranger. Cependant nous voyons figurer à cette cote nombre de valeurs allemandes et étrangères : parmi ces dernières, beaucoup de valeurs Scandinaves, et aussi un certain nombre de titres coloniaux, dont la présence s’explique aisément par le développement du port de Hambourg et de ses relations maritimes. Parmi les actions de compagnies de navigation, nous relevons celles des compagnies asiatique, chinoise, australo-allemande, du Levant, de l’Afrique orientale, de Hambourg-Calcutta, de Hambourg-Pacifique, de Hambourg-Sud-Amérique, du Lloyd de l’Allemagne du Nord. Hambourg est aussi la grande bourse des sucres et des cafés pour l’Allemagne.

Les autres bourses allemandes n’ont qu’une importance secondaire pour les valeurs mobilières, si on les compare aux trois que nous venons de nommer. Nous citerons des centres commerciaux tels que Magdebourg pour les sucres, Brème et Hambourg pour le pétrole, le coton, le tabac, le café, l’alcool ; Leipzig pour la laine, les tissus, les fourrures ; Francfort pour les cuirs ; Königsberg, Dantzig, Stettin pour les céréales et les alcools ; Mannheim pour les céréales ; Dusseldorf pour les charbons, cokes, minerais, fers ; Gleiwitz et Grimmen pour les céréales ; Halle pour les céréales, les graines oléagineuses, les légumes ; Memel pour les céréales ; Posen pour les alcools ; Dresde, Stuttgart pour les produits agricoles, Lubeck pour le bois. Il se fait des opérations à terme : à Magdebourg sur le sucre, à Leipzig sur la laine peignée, à Hambourg sur le sucre, le café, l’alcool, le pétrole, le coton. Mais les marchés de céréales sont en pleine crise depuis la nouvelle législation qui interdit les opérations à terme sur les grains : la plupart des bourses qui s’en occupaient sont fermées ; la cote des blés et des seigles n’existe plus.


II

La législation qui régit les marchés financiers allemands comprend deux ordres de prescriptions bien distinctes. Les unes s’appliquent aux droits de timbre, qui frappent les titres eux-mêmes et les négociations auxquelles ils donnent lieu : elles sont analogues à celles qui existent ailleurs, par exemple en France, en Angleterre, et n’en différent que par le chiffre de l’impôt et la manière dont il est perçu. Postérieurement à l’établissement de ces taxes, qui est lui-même de date assez récente, le parti agraire, de plus en plus influent au Parlement, a réussi à faire voter la loi du 22 juin 1896, loi organique pour ou plutôt contre les bourses, à laquelle nous devrons consacrer une attention spéciale ; car non seulement elle a modifié les conditions des marchés allemands, mais elle sert couramment d’argument aux agrariens de tous pays, qui voudraient infliger à d’autres peuples une législation analogue. Or, si l’Allemagne, en plein développement commercial et industriel, souffre déjà de ce code anti-économique, si elle a besoin de toute son énergie pour ne pas en trop ressentir la pernicieuse influence, il est aisé de juger quels effets il aurait sur des organismes moins vigoureux.

La loi de 1885 a établi un timbre impérial sur les titres (Reichsstempelsteuer) dont le tarif est le suivant : les fonds nationaux sont exempts de tout droit ; les actions indigènes paient un pour 1 00 et les actions étrangères un et demi pour 100 du capital ; les obligations de sociétés indigènes 4 pour 1 000, les fonds d’États étrangers 6 pour 1 000. Ce droit est réduit à un pour 1 000 sur let rentes et obligations indigènes au porteur des communes, et à 2 pour 1 000 sur les rentes ou obligations émises par des associations de propriétaires fonciers urbains ou ruraux, des banques hypothécaires et foncières, des entreprises de transport, avec l’autorisation gouvernementale. Les titres, une fois timbrés, circulent librement aussi longtemps qu’ils existent. Rien de semblable à l’obligation imposée en France aux sociétés anonymes indigènes et étrangères de s’abonner au fisc, c’est-à-dire de verser chaque année une somme d’impôts proportionnelle au nombre de titres en circulation. L’impôt sur les transactions (Umsatzsteuer) est, selon les cas, d’un ou deux dixièmes pour 1 000 et se prélève au moment où l’intermédiaire donne à son client un écrit relatant l’opération conclue (Schlussnote). Il a fourni au Trésor 17 millions de francs en 1896, et le timbre des valeurs 19 millions.

Mais ces impôts étaient loin de paraître suffisans à une fraction nombreuse du Parlement, qui ne cessait de réclamer des mesures de contrôle et de restriction contre la bourse, qui voulaient, selon une expression brutale qui leur est chère, la saigner plus vigoureusement. Les récriminations remontaient à 1873, époque du célèbre krach qui bouleversa les places de Vienne et de Berlin. La chute de certaines maisons de banque berlinoises en 1891 avait ravivé ces dispositions hostiles et provoqué une demande de législation spéciale, non seulement pour les marchés de valeurs mobilières, mais pour la garde des titres confiés à des banquiers. Une commission de 28 membres, parmi lesquels figurait M. Koch, président de la Banque de l’empire, siégea de 1892 à 1893, et formula un projet de loi. Parallèlement, les gouvernemens confédérés en avaient préparé deux sur la bourse et les dépôts, qui vinrent en délibération au Parlement en janvier 1896.

La loi sur les dépôts, duo juillet 1896, a eu pour but de rendre plus étroits les devoirs des banquiers au point de vue de la garde des titres, de les empêcher de confondre les titres achetés par eux pour leur clientèle dans la masse de ceux qui servent à leurs affaires journalières : elle les oblige à donner, dans un délai très court, à leurs cliens la spécification numérique et détaillée des actions ou obligations achetées, leur impose la tenue de livres spéciaux où ces indications restent consignées ; et ordonne que des désignations matérielles apparentes serviront à classer les dossiers et à les séparer les uns des autres.

La loi sur la bourse, promulguée le 22 juin 1896, se divise en six parties.

La première contient des dispositions générales sur les bourses et sur leurs organes, décide qu’une bourse ne peut s’ouvrir qu’avec l’autorisation du gouvernement, qui a aussi le droit de la fermer. Des commissaires d’État sont institués auprès de chacune d’elles, ainsi qu’une commission d’au moins trente experts, nommés par le Conseil fédéral. Chaque bourse a son règlement, lequel doit être approuvé par le gouvernement : il s’applique à la direction de la bourse, à la nature des affaires qui peuvent s’y traiter, aux conditions d’admission des membres, à l’établissement de la cote. La loi règle la police de la bourse, prévoit la constitution de tribunaux d’honneur pour régler les différends.

La deuxième partie s’occupe de la fixation des cours et des courtiers. La première a lieu par les soins des autorités boursières. Les courtiers, nommés par le gouvernement et assermentés, ne doivent faire aucune affaire pour leur propre compte, sauf si cela est nécessaire pour l’exécution même du mandat dont ils sont chargés.

La troisième partie règle l’admission des valeurs aux négociations ; cette admission se fait par les soins d’une commission qui doit s’entourer de tous les renseignemens possibles, exiger la production des actes constitutifs des sociétés, élucider tous points de fait et de droit, ne pas autoriser d’émissions qui pourraient nuire aux intérêts généraux de l’État ou léser le public. Un prospectus détaillé doit être publié. Les émetteurs en sont responsables et peuvent être condamnés à des dommages-intérêts vis-à-vis des souscripteurs, en cas d’énonciations inexactes.

La quatrième partie, intitulée « des marchés à terme » est la plus importante de la loi. Elle donne pouvoir au Conseil fédéral d’interdire ces marchés sur certaines marchandises ou valeurs. Elle les interdit d’ores et déjà sur les actions de mines et de fabriques, et ne les autorise en d’autres actions industrielles que si le capital de la société est d’au moins 25 millions de francs. Elle les interdit sur les céréales et les produits des moulins. Un registre de bourse est institué auprès des juridictions déjà compétentes pour recevoir les registres du commerce. Sur ce registre se font inscrire les individus et sociétés qui veulent opérer à terme en valeurs ou en marchandises. La sanction de l’inscription consiste en ce que toute affaire à terme, conclue entre parties non inscrites, ne crée pas de liens de droit, ne donne par conséquent pas lieu à l’ouverture éventuelle d’une action en justice.

La cinquième partie de la loi règle les affaires à commission et autorise, sous certaines conditions, les applications, c’est-à-dire permet au mandataire de vendre à son mandant ou d’acheter de lui. Enfin la sixième partie traite des pénalités, punit d’amende et d’emprisonnement celui qui, par des manœuvres dolosives, cherche à fausser les prix, celui qui pousse les gens qui ne sont pas du métier à spéculer, le commissionnaire qui donne des renseignemens inexacts ou même un conseil qu’il sait être incorrect.

L’esprit de cette législation est aisé à dégager. Elle entend mettre toutes les bourses sous la surveillance directe et le contrôle du gouvernement. Elle supprime les marchés à terme dans un grand nombre de cas. Là où elle les tolère, elle n’en reconnaît la validité qu’entre personnes s’étant fait inscrire sur des registres spéciaux, qui les désignent à la vigilance de la police. Elle édicté enfin des peines draconiennes contre des délits souvent difficiles à caractériser et dont l’appréciation laisse en tout cas une marge trop grande à l’arbitraire du juge.

Comme la loi n’est en vigueur que depuis quelques mois, il est impossible d’en juger toutes les conséquences : celles-ci se feront sentir petit à petit. Mais dès aujourd’hui, les plaintes sont générales. Le rapport de la chambre de commerce de Francfort, l’une des plus considérables et des plus compétentes de l’Allemagne, s’en est récemment fait l’écho. L’immixtion de l’État a pour effet de provoquer des dénonciations calomnieuses, qui sont journellement apportées aux commissaires de surveillance. La présence de ceux-ci engage la responsabilité du gouvernement, dans une foule de cas où il vaudrait mieux qu’elle ne fût pas engagée. Les formalités pour l’admission à la cote sont d’une complication, et parfois d’une sévérité excessives. L’interdiction des marchés à terme sur nombre de valeurs a conduit à l’organisation d’opérations à livrer, en dehors même du cadre des affaires de bourse régulières, si bien que le but de la loi paraît entièrement manqué de ce côté. Quant au registre, les inscriptions y sont des plus rares : 50 personnes à Berlin, 9 à Francfort, tel était le total au bout de six mois. On continue à traiter les affaires sur la foi des engagemens contractés, et tout en sachant que la loi ne les reconnaîtrait pas si une difficulté s’élevait : ce qui, soit dit en passant, montre que la loyauté et la confiance réciproque sont la base de la plupart des transactions de bourse. d’une façon générale, les transactions diminuent, comme l’indiquent les produits de l’impôt du timbre et de l’impôt sur les transactions, inférieurs d’un million de francs, pour le second trimestre de 1897, à ce qu’ils étaient pour la période correspondante de 1896.

Quant à l’interdiction des marchés à terme sur les céréales, elle a eu pour effet de faire baisser les prix à Berlin depuis le début de l’année, alors qu’ils montaient à Budapest et à Paris. Voilà le résultat qu’ont obtenu les agrariens, qui allaient sans cesse répétant que le marché à terme n’avait d’autre effet que de déprimer les cours et que sa suppression serait le signal d’une hausse immédiate et durable. Des plaintes commencent à se faire jour sur l’absence d’une cote authentique des céréales, dont les agriculteurs ont plus besoin que personne pour diriger leurs opérations. Déjà ils demandent qu’on autorise les marchés à livrer, à la condition que le vendeur soit en possession de la marchandise ; ils voudraient que les chambres d’agriculture dressassent régulièrement un bulletin des cours. D’autre part, irrités de voir que l’effet attendu ne se produisait pas, ils ont été jusqu’à proposer, en juillet 1897, d’interdire l’importation de céréales étrangères, avouant ainsi, malgré eux, que toutes les entraves apportées à la liberté des échanges nuisent à ceux-là mêmes qui espéraient en retirer les fruits. Mais ils ont beau se débattre et vouloir démontrer que le commerce est l’ennemi de l’agriculture. Les faits sont plus forts que leurs paradoxes. Le jeu naturel de l’offre et de la demande, la liberté des transactions, sont aussi nécessaires, sont plus nécessaires aux producteurs de blé qu’à aucun fabricant. La police a fermé, en juin dernier, la réunion du « Palais des fées » de Berlin, où un certain nombre de négocians avaient essayé de se grouper pour procéder à des échanges de céréales. Il ne s’écoulera pas longtemps avant que les paysans eux-mêmes réclament une législation nouvelle qui rouvre les marchés si imprudemment fermés. A l’heure actuelle, mille difficultés entourent déjà la vente des produits indigènes et ne servent qu’à faire apprécier la facilité avec laquelle une simple dépêche expédiée à New-York ou à Chicago peut y acheter des millions de quintaux. Voilà le résultat le plus clair obtenu jusqu’ici par les agrariens : mise en évidence du contraste entre le commerce national, garrotté de mille manières, et le commerce extérieur qui, grâce à la liberté dont il jouit, tend de plus en plus à approvisionner le pays.

Un député libéral, M. Barth, avait annoncé à la tribune, lors de la discussion de la loi, qu’il combattait, qu’avant cinq années écoulées, les députés conservateurs viendraient, à genoux, demander au Parlement de se déjuger et de révoquer une législation ardemment réclamée par eux. Il ne s’est trompé qu’en fixant un délai trop long : sa prophétie pourrait bien se réaliser avant la fin du siècle. Plus d’un hobereau sent déjà sa réélection compromise, et n’a rien à répondre aux plaintes des paysans, ses électeurs, qui ne savent plus comment diriger et contrôler leurs ventes. Au contraire, les négocians, les intermédiaires contre qui les flèches de la loi étaient dirigées, réalisent des bénéfices bien plus considérables qu’autrefois : c’est eux qui dictent les prix, qu’aucune cote n’est plus là pour régulariser.

L’épilogue de l’interdiction des ventes de céréales à livrer en Allemagne vient d’ailleurs de nous être fourni par les Anglais. Afin de combler la lacune créée dans les transactions internationales par cette suppression, ils ont, à côté du marché à terme de Liverpool, qui n’a jamais cessé de fonctionner, rouvert celui de Londres.


III

L’histoire d’une banque allemande nous a paru intéressante à retracer : nous avons choisi la société particulière par actions qui porte le nom de Deutsche Bank (Banque allemande) parce que sa fondation remonte à 1870, peu de mois avant la guerre franco-allemande, et que les étapes diverses de son développement marquent celles des progrès financiers du pays durant cette période.

Fondée d’abord au capital de 15 millions de reichsmarks[2] (18 millions 3/4 de francs, dont 40 pour 100 versés), elle était destinée, dans l’esprit de ses fondateurs, à s’occuper des pays transatlantiques.

En 1881, deux augmentations successives avaient déjà porté son capital à 60 millions de marks. En dépit de la crise de 1882, qui sévit particulièrement sur le marché de Paris, et du mauvais état des affaires américaines, les résultats de l’année ne furent pas mauvais, grâce surtout à l’extension régulière de la clientèle de l’établissement. Mais en revanche, la loi d’impôt sur la bourse, puis, en 1884, la nouvelle loi du timbre et des sociétés par actions, pesèrent sur le développement de l’activité financière : l’extension des affaires commerciales à Berlin apporta quelque dédommagement à cet état de choses, v et permit aux relations avec les pays d’outre-merde reprendre leur essor. De nouveaux débouchés s’ouvrirent ; les banques profitèrent de ce retour de prospérité pour écouler beaucoup de titres qu’elles avaient en portefeuille. Cette tendance ne cesse de s’accentuer jusqu’en 1886 ; la direction de la Deutsche Bank s’en prévaut pour créer sa succursale de Francfort en absorbant le Frankfurter Bankverein et pour fonder la Banque d’outre-mer allemande (Deutsche Uebersee-Bank) au capital de 10 millions de marks, avec succursale à Buenos-Ayres, à l’effet de stimuler le commerce de la métropole avec l’Amérique du Sud. En 1888, elle porte son capital à 75 millions.

L’année 1893 fut marquée par la chute des banques australiennes, par la tourmente américaine qui aboutit au rappel des lois sur l’argent, par la suspension partielle de paiemens de certains Etals européens : l’ensemble de ces événemens appauvrit les marchés allemands et diminua la force de consommation de la nation. La lutte économique entre l’Allemagne et la Russie était au point le plus aigu, en même temps que la bourse se voyait menacée par les nouveaux projets législatifs qui la visaient. La Deutsche Bank se borna à ouvrir une succursale à Munich. L’effet de la faillite du chemin de fer Northern Pacific aux États-Unis, dans lequel elle avait des intérêts importans, fut compensé par l’affluence sur le marché de nombreux capitaux et des rentrées dues à une bonne récolte. Quant à 1895, le conseil, dans son rapport, range cet exercice parmi les meilleurs de la société et le résume ainsi : « Une activité intense du commerce et de l’industrie, une augmentation de la consommation des denrées alimentaires et des objets de luxe, un accroissement de la fabrication des produits manufacturés et industriels, ont amené une hausse des prix de nombreuses matières premières et d’objets fabriqués. » On revient au dividende de 10 pour 100, en dépit des menaces de la nouvelle législation sur la bourse, que le même rapport caractérise avec autant de sagesse que d’élévation : « Naturellement, disent les directeurs, aucun des effets annoncés par les partisans de la loi ne se produira : une organisation internationale ne saurait être influencée par des lois qui n’ont d’effet que sur un terrain relativement restreint ; le désir de spéculer ne décroîtra pas chez le public, parce qu’on aura diminué le nombre des objets sur lesquels la spéculation peut s’exercer ou changé la forme dans laquelle elle s’exerce. Ce n’est pas non plus la réduction du nombre des transactions, amenée par l’interdiction des marchés à terme, qui assurera une moyenne de prix plus régulière aux céréales ; la qualité des actions et des obligations offertes au public ne sera pas modifiée par le fait que l’émission sur territoire allemand en est entourée de difficultés ou même prohibée. Des mesures de ce genre parviennent tout au plus à priver le commerce et l’industrie de la liberté de leurs mouvemens à l’intérieur, et à affaiblir l’influence politique de l’Allemagne au dehors. Le seul effet inévitable qui se produira d’une façon permanente sur les bourses sera que, seuls, les organismes pourvus de gros capitaux pourront satisfaire aux exigences de la loi nouvelle, et que les maisons plus faibles disparaîtront peu à peu. »

Dès 1895 , la Deutsche Bank voyait le volume de ses comptes débiteurs s’accroître notablement, et le chiffre de ses commissions grandir en proportion. En effet, les opérations à terme étant prohibées non seulement sur les céréales, mais sur un grand nombre d’actions industrielles, les cliens, désireux d’opérer sur ces derniers titres, viennent s’adresser à une banque qui les achète pour eux au comptant et leur consent en même temps une avance sur la valeur, jusqu’au jour de la réalisation ou du versement des fonds par l’acheteur. C’est une façon indirecte de rétablir pour le client l’opération à terme, interdite sous sa forme simple. En vue des capitaux importans que ce nouvel emploi va absorber, la Deutsche Bank porte, en novembre 1895 , son capital à 100 millions de marks (125 millions de francs) par l’émission, au cours de 150 pour 100, de 25 millions de marks d’actions nouvelles, que les anciens actionnaires souscrivent à peu près intégralement. En cette même année, la Banque allemande d’outre-mer réalise de grands bénéfices à la Plata ; sur un autre continent, en Afrique, la Deutsche Bank est intéressée dans la maison Goerz, qui occupe à Johannesburg une situation sérieuse et prend part à un certain nombre d’entreprises minières.

La dernière année dont il ait été rendu compte aux actionnaires, 1896, a été particulièrement favorable à l’Allemagne. Une abondante moisson s’est vendue à des prix en hausse. L’industrie a été pourvue de commandes pour l’intérieur et pour l’exportation. La bourse, toutefois, a été moins active, notamment dans le second semestre. Les effets de la législation nouvelle, prévus par le conseil dans son rapport de l’année précédente, se font sentir ; le volume des transactions diminue. La recherche des affaires purement commerciales par les succursales de la Banque assure cependant à celle-ci des compensations et fait progresser le chiffre de ses commissions. Lee réserves s’élèvent à 40 millions de marks. Le nombre des employés de la Banque est de 1 340. Le mouvement total des affaires, représentant l’addition d’un des côtés du grand livre, a été en 1890 de 36 milliards de marks, partagés entre le siège central et les succursales. Les dépôts atteignent 92 millions de marks, les comptes courans créditeurs 194 et les acceptations 117 millions. Le portefeuille effets est de 157, le portefeuille titres de 35 millions. Les avances et reports montent à 09, les comptes courans débiteurs à 182 millions[3].

La Banque a dans Berlin, en dehors de son siège principal, 12 caisses de dépôts, où plus de 20 000 cliens ont des comptes. Elle en a ouvert une à Dresde. Sa situation forte et liquide est comparable à celles des meilleurs établissemens de son genre en France ou en Angleterre. Elle se distingue de celle des banques de Londres en ce qu’elle étend son activité plus directement au dehors, ne se contente pas d’être une société de dépôts, de recette et de paiement, mais est en même temps une institution financière, occupée sans cesse à créer des affaires nouvelles et à traiter à cet effet avec les particuliers aussi bien qu’avec les gouvernemens.

On voit avec quelle ampleur l’action de l’établissement s’étend aux diverses parties du monde et aux genres d’affaires les plus variés. Il ne s’arrête du reste pas dans la voie de développement ininterrompu où il marche depuis longtemps. Voici qu’en 1897, il a absorbé deux banques provinciales, augmenté son capital et fortifié ses réserves du même coup. La prime élevée cotée sur ses actions, dont le cours est plus que double du pair, a facilité singulièrement cette nouvelle transformation. Déjà la valeur de ses titres a dépassé celle des actions de la plus ancienne des banques berlinoises, la Société d’escompte, que le monde financier considérait comme la première institution de crédit de l’Allemagne. C’est à l’émulation qui anime les hommes chargés de la direction de ces puissans organismes et de ces vastes capitaux qu’on peut mesurer l’intensité de l’effort et les résultats obtenus. Cette dernière étape a porté le capital de la Deutsche Bank à 150 millions de marks, soit 187 millions de francs, un peu plus que celui de la Banque de France, un quart de plus que celui de la Banque de l’Empire d’Allemagne. Elle aura maintenant un réseau de succursales s’étendant sur tout le pays, sans compter ses établissemens à l’étranger, agences ou commandites. Il est permis de croire qu’en accomplissant cette transformation, les administrateurs de la Banque se sont inspirés de l’exemple d’une grande société de crédit française : les deux organisations ont plus d’un point de ressemblance.


IV

De ce que nous avons, selon la formule de Le Play, dressé une monographie, il ne faut pas conclure que l’exemple de la Deutsche Bank soit isolé et que ce développement rapide et méthodique, cette expansion puissante, soient à l’état d’exception dans le monde financier allemand. Certes, nous avons choisi l’établissement le plus énergique, celui qui a, en peu d’années, accompli les progrès les plus remarquables. Mais, s’il a pris la tête du mouvement, il a été suivi par les autres ; l’historique que nous pourrions faire de ceux-ci montrerait un développement sinon égal, du moins constant. Jusque vers 1850, quelques banques d’émission, existant en Allemagne à côté des banquiers particuliers, suffisaient à rendre au commerce et à l’industrie les services qu’on attendait d’elles. La Prusse et d’autres États ne permettaient pas la fondation de sociétés anonymes proprement dites : aussi fut-ce sous la forme de sociétés en commandite que s’organisèrent les trois premières grandes banques privées, la Société d’escompte (Disconto-Gesellschaft) à Berlin, la Banque pour le commerce et l’industrie à Darmstadt, et la Société de commerce berlinoise[4].

La Société d’escompte, fondée en 1851, se composait de gérans responsables et de commanditaires. Ceux-ci, moyennant le versement d’un dixième de leur part sociale, avaient droit à un crédit égal au montant de cette part. En 1856, la société se modifia, en s’agrégeant des actionnaires pour le montant d’un capital qu’ils versèrent intégralement. En 1864, elle inaugura ses grandes opérations financières internationales par l’émission d’un emprunt autrichien : elle a conservé depuis lors une situation prépondérante sur le marché. Après 1870, le capital fut doublé ; le mouvement d’affaires tripla de 1871 à 1873, et des dividendes colossaux de 24, 27 et 14 pour 100 furent distribués. La loi de 1884 sur les sociétés par actions eut pour conséquence de lui faire supprimer ce qu’elle appelait ses affaires spéciales, c’est-à-dire les crédits ouverts à ses anciens commanditaires.

La Banque de Darmstadt, fondée en 1853 au capital de 10 millions de florins, précéda la Société d’escompte dans la voie des grandes affaires financières, en vue desquelles elle avait été créée. C’est à Francfort que ses fondateurs voulaient l’établir : mais le Sénat s’y étant opposé, ils l’installèrent à trois quarts d’heure de là, dans la capitale du grand-duché de Hesse. Ils s’inspiraient de l’exemple et des principes des frères Pereire, qui venaient d’établir en France le Crédit mobilier. Les statuts de la Banque de Darmstadt furent en partie copiés sur ceux de ce Crédit. En 1856, son capital fut élevé à 25 millions de florins, et ramené en 1860 à 15 millions. En 1871, elle établit un siège à Berlin, augmenta son capital jusqu’à 35 millions de florins, en 1872 ; elle commandita des banques sur un grand nombre de places allemandes et étrangères ; à partir de 1874, le capital, exprimé en monnaie nouvelle, est fixé à 60 millions de marks.

La Société de commerce berlinoise l’ut l’ondée en 1856, sous forme d’une société en commandite, pour la même raison que la Société d’escompte, au capital de 15 millions de thalers (45 millions de marks). Des pertes considérables, en 1881, amenèrent une réduction du capital à 20 millions de marks. A partir de 1883, la banque réorganisée reprend une marche normale et procède à de nouvelles augmentations de capital jusqu’à 40 millions de marks.

La Banque de Dresde, fondée en 1872 pour être le banquier de l’industrie saxonne, prit la suite des affaires d’une maison particulière à Dresde, et fonda une succursale à Berlin, en 1881. Elle vient de porter son capital à 110 millions de marks, par l’émission d’actions nouvelles souscrites au cours de 136 et demi pour 100. En proposant l’adoption de cette mesure à ses actionnaires, le conseil déclare qu’il ne fait que se conformer aux nécessités du développement ininterrompu des affaires de la société, qui réclament un fonds de roulement de plus en plus considérable : il est encouragé dans cette résolution par les perspectives pacifiques qui s’ouvrent devant l’Europe. Le mouvement général des comptes a passé de 10 milliards en 1889 à 15 en 1896. Les bénéfices du premier semestre de 1897 atteignent 5 millions et demi, alors qu’ils étaient de 9 millions pour toute l’année 1896. L’effet de la nouvelle loi sur la bourse apparaît de plus en plus clairement : les affaires se concentrent dans les grandes banques, qui ont besoin chaque jour de plus de capitaux pour répondre aux demandes de leur clientèle.

Dans la seule année 1895, nous constatons un énorme et soudain développement des moyens d’action de la plupart des grandes banques allemandes. En moins de douze mois, la Deutsche Bank porta son capital de 75 à 100 millions de marks, la Société d’escompte éleva le sien de 75 à 115, en absorbant la Banque de l’Allemagne du Nord à Hambourg ; la Banque de Dresde, de 70 à 85, en absorbant la Banque de Brème ; la Banque nationale, de 36 à 45 millions. A la fin de l’année, les six grandes banques, société d’escompte, Deutsche Bank, Banque de Dresde, Banque de Darmstadt, Société de commerce. Banque nationale, avaient augmenté leur capital propre en moyenne de plus de 20 pour 100. La progression des capitaux étrangers mis à leur disposition, sous forme de dépôts et de comptes courans, était encore plus forte. Elle ne s’arrête ni en 1896 ni en 1897.

Les banques de Berlin avaient en 1896, avec des capitaux et des réserves qui dépassaient 900 millions de francs, réalisé plus de 80 millions de bénéfice net. L’ensemble des banques mobilières du pays, au nombre d’une centaine, avaient près de 1 700 millions de francs en capitaux de fondation et réserves, dont les neuf dixièmes à peu près étaient possédés par trente établissemens principaux. En quinze ans, les capitaux des banques ont augmenté de 00 pour 100 ; leurs réserves de 140 pour 100 ; leur bénéfice moyen d’environ 1 pour cent.

Les banques foncières ont fait des progrès comparables à ceux des banques mobilières. La baisse constante du taux de l’intérêt leur a permis de procéder à des conversions successives de leurs lettres de gage, dont le taux moyen n’est plus guère aujourd’hui que de 3 3/4 pour 100, et d’offrir par conséquent des conditions de plus en plus favorables aux emprunteurs. La Banque hypothécaire rhénane, l’un des établissemens de crédit foncier le mieux dirigés, célébrait l’année dernière le vingt-cinquième anniversaire de sa fondation, et publiait un travail dans lequel elle résumait, grâce à une série de tableaux instructifs, la marche progressive de ses affaires durant ce quart de siècle. Elle a aujourd’hui fait des prêts pour plus de 300 millions de francs. Deux neuvièmes seulement de ses obligations sont encore du type 4 pour 100 ; le reste est déjà réduit à 3 et demi. Un progrès analogue a été obtenu par beaucoup des banques hypothécaires et foncières, d’aspect et de constitution divers, qui existent en Allemagne et pour lesquelles un nouveau code (Normativ Bestimmungen) est en vigueur en Prusse depuis quatre ans. La question se pose aujourd’hui de savoir si ce code va être appliqué à la Confédération tout entière. L’ensemble des capitaux prêtés par ces établissemens dépasse 6 milliards de francs, plus du double du montant des opérations analogues du Crédit foncier de France. Le capital actions des trente-cinq banques qui se livrent aux opérations hypothécaires dépasse 000 millions, et leurs réserves 150 millions de francs. En dehors des 6 milliards d’obligations émises par les banques hypothécaires par actions, circulent encore 2 milliards et demi d’obligations des caisses rurales, 025 millions d’(d)ligations des établissemens de crédit foncier gouvernementaux et provinciaux, enfin plus de 300 millions d’obligations de corporations particulières et du bureau berlinois des lettres de gage.

Nous pourrions ne pas nous borner aux établissemens particuliers, montrer l’activité de la Banque de l’Empire qui, bien pénétrée de son rôle, s’efforce constamment de perfectionner son outillage, en augmentant à la fois le nombre de ses succursales et les facilités qu’elle donne au public pour virer et compenser les dettes et les créances entre toutes les places allemandes. Nous pourrions la signaler comme un modèle, au point de vue des rapports financiers avec le gouvernement : bien que celui-ci soit tout-puissant dans l’administration de la Banque, elle n’a pas avancé un centime au Trésor ; son actif se compose de ses espèces et d’un portefeuille exclusivement commercial[5]. L’organisation de la Reichsbank au point de vue de l’émission des billets est entièrement différente de celle de la Banque de France. Cette émission est doublement limitée : elle ne peut dépasser le triple de l’encaisse, et la différence entre le chiffre des billets en circulation et cette encaisse doit être représentée par un portefeuille et un actif bancable. En outre, si la circulation dépasse l’encaisse augmentée d’une somme déterminée, aujourd’hui fixée à 293 millions de marks, la Banque paie à l’État un impôt de 5 pour 100 sur l’excédent. Cette disposition est un frein constant à l’émission des billets, puisqu’une circulation soumise à une taxe aussi élevée ne peut donner de bénéfices à la Banque que si elle emploie ce capital additionnel à un taux supérieur à o pour 100, fort rare dans l’état actuel des marchés européens. La création de billets étant ainsi limitée en Allemagne, le pays vit sous un régime monétaire sévère, dont la correction est encore accentuée par l’absence de toute transaction financière entre le gouvernement et la Reichsbank. Le résultat en est le maintien d’un taux d’escompte en général supérieur au nôtre. Nous rappelons qu’en dehors de la Reichsbank, un certain nombre de compagnies particulières, dites Zettelbanken, ont le droit d’émettre des billets : mais leur importance, comme banques de circulation, va sans cesse en diminuant : leur émission totale de billets ne dépasse guère le dixième de celle de la Reichsbank.

Un point intéressant à mettre en lumière, c’est l’union étroite entre la banque et l’industrie, qui a contribué pour une bonne part aux résultats atteints par cette dernière en Allemagne. En France, il était de mode autrefois, chez une certaine école, de répéter : « Il n’y a pas de bonne industrie pour les banquiers », et de croire que ceux-ci devaient borner leur activité aux transactions en fonds d’États ou de villes, aux titres des sociétés financières. Les actions et obligations de chemins de fer semblaient seules devoir faire exception à cette règle, et encore les rapports intimes, qui existent presque partout entre ces entreprises et le Trésor public, faisaient-ils souvent apparaître ces titres comme une variante des fonds d’État plutôt que comme ceux de véritables industries particulières. En Allemagne, au contraire, les financiers ont compris les devoirs que leur impose la baisse de plus en plus rapide de l’intérêt attaché aux titres de rente de premier ordre. Aussi longtemps que ceux-ci rapportaient i pour 100, et davantage, à leurs détenteurs, le banquier pouvait se contenter de ce revenu pour rémunérer en partie les capitaux qu’il gère à titre temporaire ou permanent. L’escompte de papier, à des taux bien plus élevés que la moyenne de ceux qui se pratiquent maintenant, complétait ces emplois. Mais, aujourd’hui que le revenu de 3 pour 100 commence à être un maximum pour les rentes des pays les plus avancés, et qu’il faut entrevoir 2 et demi comme produit des capitaux placés en ce qu’on nomme valeurs de père de famille, les fortunes se trouvent en fait réduites de moitié. Le millionnaire d’il y a vingt-cinq ans avait 50 000 livres de rente ; il n’en a plus que 25 000 à l’heure actuelle. Parallèlement, les taux d’escompte ont baissé jusqu’à être souvent inférieurs à 1 pour 100 à Londres, à 2 pour 100 à Paris et à 3 pour 100 à Berlin. Les sociétés financières ne peuvent donc plus compter sur le jeu naturel de la banque, c’est-à-dire l’écart entre l’intérêt bonifié aux déposans et celui qui est obtenu par l’escompte du papier ou les avances sur titres pour rémunérer leurs capitaux, à moins de se contenter d’un rendement tellement inférieur, que le travail lui-même, en ce cas, ne reçoit plus sa récompense légitime. Dès lors, les financiers se sont trouvés poussés à rechercher des sources de profils sinon aussi réguliers, du moins plus forts, et ils ont de plus en plus porté leur attention du côté des valeurs industrielles.

Cela ne veut pas dire que les établissemens de crédit d’outre-Rhin aient renoncé à leur devoir professionnel par excellence, celui de recevoir les dépôts d’argent du public, de lui allouer un intérêt et de faire son service de caisse. Les trente principales banques mobilières par actions, qui accusaient en 1896 un capital d’environ 1 600 millions de francs en tenant compte de leurs réserves, 1 700 millions de dépôts et de comptes courans créditeurs, 800 millions d’acceptations en cours, avaient un portefeuille d’escompte de 850 millions et 600 millions d’avances et reports. Mais l’importance même de leur capital les amène à ne pas se borner aux opérations d’escompte et d’avance. Cette tendance est surtout notable chez les six banques maîtresses d’Allemagne, la Société d’escompte, la Deutsche Bank, la Banque de Dresde, la Société de commerce, la Banque de Darmstadt, la Banque nationale : leurs dépôts proprement dits ne s’élèvent qu’à 300 millions de francs, soit la moitié de leur capital actions. Cinq grandes banques anglaises, comparables comme importance, ont, au contraire, avec un capital versé d’environ 250 millions, des dépôts qui s’élèvent à 3 milliards, soit douze fois le capital. Un écart annuel de 1 pour 100 entre les intérêts bonifiés aux déposans et les intérêts perçus par les banquiers anglais représentera 30 millions de francs, soit 12 pour 100 sur le capital de 250 millions. On conçoit dès lors que celui-ci puisse être beaucoup plus aisément rémunéré à Londres par des emplois de banque ordinaire, tandis qu’à Berlin les établissemens cumulent le rôle de banque et celui d’association financière : cette double destination les amène à avoir des capitaux beaucoup plus forts, dont elles ont besoin pour prendre les emprunts ou souscrire aux actions de sociétés, tandis que chez les Joint stock banks anglaises le capital n’est guère qu’un capital de garantie[6].

Les banques allemandes participent à la fois du caractère des banques de dépôts anglaises et de celui des associations financières françaises qui, en dépit du nom qu’elles portent, consacrent la plus grande partie de leur activité à des opérations autres que celles de la banque pure. Elles ont donc, pour employer l’expression vulgaire, deux cordes à leur arc au lieu d’une, ce qui explique déjà en partie le chiffre élevé de leurs bénéfices, si on le compare à celui de nos établissemens de crédit.

Ainsi que nous l’avons expliqué, en parlant de la nouvelle législation boursière allemande, l’un des effets principaux en a été de concentrer les affaires dans les grandes banques, qui emploient une partie de leurs capitaux à régler, pour le compte de leur clientèle, au comptant, les opérations que celle-ci n’a plus le droit de faire à terme, et pour lesquelles elle n’a pas elle-même la totalité des ressources nécessaires. D’autre part, les émissions ont rarement été aussi fréquentes en Allemagne, que depuis le début de l’année actuelle. Il n’est pour ainsi dire pas de jour où ne se lisent, à la quatrième page des journaux, des prospectus d’affaires nouvelles ; presque toutes sont des émissions de titres de sociétés industrielles, que le public arrache aux banquiers. Les actions des fours à coke de la Haute-Silésie, émises en mai dernier à 162, s’établissent aussitôt à 175. Celles de la fabrique de ciment de Karlstadt, émises à 127, sont demandées de tant de côtés que le premier cours inscrit à la cote est de 142. Celles de la fabrique d’accumulateurs Pollak sont arrachées aux vendeurs à 155, bien qu’elles n’aient encore donné qu’un dividende de 6 pour 100. Celles de la Brasserie Germania se cotent 133, avec un dividende de 7 pour 100. Sans entrer dans d’autres détails sur la façon dont le public accueille les affaires nouvelles, il est instructif d’en énumérer quelques-unes, prises au hasard dans les derniers mois ; les titres seuls indiquent l’activité financière dont nous cherchons à donner une idée à nos lecteurs : Charbonnages de l’Étoile du Nord à Essen, nouvelle série d’actions de la Société générale d’électricité pour 12 millions et demi de francs, 100 millions de lettres de gage 3 et demi de la Banque hypothécaire bavaroise, 7 millions et demi d’actions nouvelles de la Banque de crédit de l’Allemagne Centrale, 20 millions d’obligations 4 et demi de la Société de naphte Nobel, 6 millions d’actions nouvelles de la Société d’électricité Schukert à Nuremberg, 20 millions d’actions de la Société continentale d’entreprises électriques dans la même ville, 15 millions d’actions des fabriques de coke et de produits chimiques de la Haute-Silésie ; un emprunt des filatures et tissages Kulmann à Mulhouse. 12 millions et demi d’actions nouvelles de la banque de Berget Mark, un emprunt de la compagnie de construction et d’exploitation de chemins de fer aériens et souterrains à Berlin, une brasserie à Dortmund. Nous pourrions continuer pendant plusieurs pages cette énumération de prospectus, au bas desquels se trouvent et se retrouvent les signatures de la plupart des banques et des banquiers allemands.

Nous sommes loin de croire et de dire que tout soit à louer dans ce mouvement violent. Les observateurs de sang-froid, de l’autre côté du Rhin, commencent à trouver que le public s’échauffe au delà de ce qui est raisonnable, et lui rappellent que, plus d’une fois déjà, la hausse excessive des valeurs industrielles, objet de prédilection de la spéculation germanique, a été suivie d’une réaction violente. Les enthousiastes répondent que les bénéfices connus justifient les cours ; que les charbonnages n’ont pas encore ressenti tout l’effet de la hausse des prix, sagement réglée par les syndicats, et que leurs dividendes doivent s’en ressentir pour une période dont on n’entrevoit pas encore la fin ; que la métallurgie est dans une ère de prospérité ininterrompue, comme le prouvent les résultats obtenus par les aciéries les plus importantes du pays. Quoi qu’il en soit, et en admettant que la bourse ait commis et soit encore prête à commettre des excès, il est indéniable que l’expansion industrielle de l’Allemagne ne s’arrête pas. Une simple statistique met en lumière d’une façon saisissante cette évolution qui a fait d’un pays agricole un État industriel. Jusque vers 1875, l’Allemagne exportait des produits agricoles ; aujourd’hui elle importe, non seulement des grains, mais de la viande, du tard, des œufs et d’autres objets d’alimentation pour 2 milliards et demi de francs de plus qu’elle n’en exporte. En 1881, cette différence n’était encore que de 1 250 millions. D’après le dénombrement de 1882, les agriculteurs, au nombre de 19 millions 1/4, représentaient 42 et demi pour 100 de la population. En 1895 , ils ne sont plus que 16 millions et demi et ne forment que 36 pour 100, un peu plus du tiers, de la population. L’industrie, qui compte 20 millions 1/4 et le commerce 6 millions d’âmes, occupent à eux deux plus de la moitié de la nation. L’accroissement même de la natalité a déterminé en partie cette transformation ; en exploitant les richesses du sol, avant tout le fer et le charbon, les ouvriers fournissent à l’exportation de quoi payer les substances alimentaires qu’il est aujourd’hui nécessaire de faire venir de l’étranger. L’Allemagne n’en est pas encore au même point que l’Angleterre, qui importe les deux tiers du blé qu’elle mange : mais elle n’en accomplit pas moins une évolution en ce sens, qui sera d’autant plus rapide que le chiffre de ses habitans grandira plus vite. Il est indispensable d’avoir cette vérité présente à l’esprit pour bien comprendre le mouvement financier contemporain de l’Allemagne, qui n’est qu’une conséquence de son activité industrielle.


V

Avec sa population qui, en vingt-cinq ans, a augmenté du quart, avec sa marine qui construit les plus grands paquebots connus, ses ports dont l’activité a décuplé, son commerce qui essaime dans le monde, son industrie qui grandit chaque jour, l’Allemagne a bien des élémens de force financière. Le rapide progrès des assurances sur la vie, qui s’étendent maintenant chez elle à un capital d’environ 8 milliards de francs, en est une preuve entre mille. Seules, la Nationale et la Compagnie d’assurances générales en France ont encore dans l’Europe continentale un portefeuille supérieur à celui de la Alte Leipziger (l’Ancienne Leipzigeoise) fondée en 1830, et de la Lebens Venicherungs und Ersparniss Bank (banque d’assurance sur la vie et d’épargne) fondée en 1854 à Stuttgart. Chacune de ces deux dernières a vu en août 1897 son portefeuille dépasser un demi-milliard de marks. Ce chiffre est atteint également par les deux compagnies Gotha et Germania-Stettin. L’augmentation proportionnelle est infiniment plus forte en Allemagne qu’en France ; en voici le tableau pour 1896 :


Désignation des Compagnies Stuttgart 7,43 p. 100. Allemagne
Leipzig 5,59 — «
Germania-Stettin 4,41 — «
Gotha 2,68 — «
La Nationale 0,22 — France
Assurances générales 0,23 — «

En Angleterre, l’ensemble des capitaux assurés est double de ce qu’il est en Allemagne. Mais deux compagnies seulement dépassent les chiffres des compagnies allemandes : la Prudential à Londres, avec plus d’un milliard de marks, et le Scottish widow’s fund à Edimbourg.

L’Allemagne est encore dans la période où ses capitaux peuvent trouver des emplois nombreux et féconds dans des entreprises indigènes : mais son épargne croît en même temps, et de grandes fortunes commerciales et industrielles, là comme ailleurs, amènent une recherche de placemens variés, parmi lesquels ceux en fonds étrangers ne peuvent pas ne pas prendre rang. Les bourses allemandes, celle de Berlin en particulier, seraient donc naturellement désignées pour être de vastes marchés internationaux de valeurs mobilières. Nous avons expliqué ce qui les empêche de prendre l’essor complet dont elles seraient susceptibles. L’hostilité du parti agrarien vis-à-vis de tout ce qui est finance leur nuira pendant quelque temps encore : mais elle ne saurait empêcher les banques de porter leur activité au dehors, en même temps qu’elles s’appliquent à favoriser le développement de l’industrie nationale. Le moment viendra sans doute où une plus juste appréciation de l’intérêt du pays amènera une modification de la législation, et ouvrira plus librement l’accès des bourses aux valeurs qui ont trouvé déjà leur chemin dans les portefeuilles. Mais dès aujourd’hui l’impulsion est assez puissante pour produire les résultats dont nous avons essayé de donner une idée plus haut. Quand l’énergie des individus et des compagnies est aussi intense que celle dont nous devons admirer et quelque peu envier les effets, elle arrive à son but, en dépit des entraves de lois rétrogrades.

Ce n’est pas une raison pour approuver, ni surtout pour chercher à imiter ces lois. Nous résisterions moins bien que nos voisins à des réglementations du genre de celles dont on nous menace de temps à autre. Nous pouvons dès aujourd’hui citer l’Autriche-Hongrie, qui vient d’établir une législation nouvelle hostile à la bourse : les affaires sont mortes sur la place de Vienne, et nous ne pensons pas que la fondation d’une Banque municipale, dernière conception du Dr Lueger, soit destinée à les faire revivre. C’est en nous tournant vers d’autres régions, comme File anglo-saxonne, que nous trouverons des modèles à imiter. L’exemple des Anglais nous apprendrait ce que la liberté peut, ici comme partout, et nous montrerait l’essor merveilleux d’un marché affranchi de toute intervention de l’État, dont les règles n’émanent que du consentement des intéressés, et qui d’ailleurs n’obtient de crédit qu’à cause des garanties qu’il fournit et des lois qu’il s’impose. L’Allemagne, par d’autres côtés, nous doit, elle aussi, servir d’enseignement. Nous ne sommes pas de ceux que le succès des autres abat et décourage. Un pays, comme un individu, doit regarder attentivement ceux qui réussissent et se demander pourquoi ils réussissent : il est aussi dangereux de tout admirer chez autrui que de ne rien vouloir connaître de ce qui se fait au dehors. Il faut s’attacher à démêler les véritables causes des triomphes constatés. Ce premier travail fait, un second reste à accomplir, qui n’est ni moins délicat ni moins difficile : étudier les différences de caractère, de tempérament, d’état social, qui font que telle méthode, excellente au delà du Rhin, peut ne rien valoir en deçà.

Mais une vérité évidente, indépendante de toutes les circonstances particulières, est que l’énergie et l’initiative sont des qualités également utiles aux individus et aux nations dont ils font partie ; que cette énergie et cette initiative sont plus nécessaires : aujourd’hui que jamais en matière financière, commerciale et industrielle ; que, sur ce terrain comme sur les autres, ceux qui n’avancent pas reculent ; que nous sommes entourés d’une Angleterre qui déborde sur le monde, qui cherche à resserrer chaque jour les lions d’une fédération unissant la métropole à ses colonies, d’une Allemagne qui marche à pas de géant ; d’une Italie moins ruinée peut-être que nous ne nous le sommes un moment imaginé et dont l’industrie peut se développer. Il nous faut donc envisager, dans toute sa grandeur, l’effort économique qui s’impose à nous. Nous excellons dans un certain nombre de domaines. Même là, ne nous endormons pas dans la confiance d’une supériorité qui pourrait être battue en brèche sur plus d’un point. Justifions-la en nous perfectionnant chaque jour. Ailleurs, cherchons à imiter : nos rivaux en nous inspirant de leur ardeur, de leur persévérance, de leur audace même.

Car il faut avoir le courage de le dire : la nation hardie entre toutes, la France, qui a étonné le monde par la bravoure folle de ses soldats, de ses marins, de ses grands colons, paraît saisie de timidité en face des problèmes qui se posent aux sociétés modernes, timidité qui n’est certes pas le fait des individus : jamais elle n’a eu de plus courageux explorateurs qu’aujourd’hui, de ceux qu’un homme politique anglais admirait l’autre jour dans notre Ouest africain, en les appelant « fondateurs d’empires » ; jamais notre jeunesse ne s’est sentie aussi attirée vers les questions coloniales et les grandes affaires. Mais on dirait qu’un ensemble de causes mystérieuses empêchent toutes ces bonnes volontés, toutes ces énergies, de trouver leur emploi. Le plus impérieux de nos devoirs est de rechercher ce qui paralyse ces forces. L’étude des nations étrangères qui, moins bien douées que nous au point de vue des facultés intellectuelles, réussissent mieux dans leurs entreprises, s’impose donc : nous avons essayé de la commencer, en montrant à quels résultats la pesante Allemagne est arrivée sur le terrain financier.


RAPHAÊL-GEORGES LÉVY.

  1. Voir l’ouvrage du professeur Richard Ehrenberg : l’Age des Fugger.
  2. Le reichsmark ou mark vaut 1 fr. 25 environ.
  3. Pour permettre à nos lecteurs une comparaison intéressante, nous rappellerons ici les chiffres d’un des derniers bilans de notre plus grande banque de dépôt en dehors de la Banque de France ; nous voulons dire le Crédit Lyonnais, dont le capital s’élève à 200 millions et les réserves à 40 millions de francs. Au 31 juillet 1897, ses dépôts atteignaient 440 ; ses comptes courans créditeurs 483 ; ses acceptations 120 ; son portefeuille effets 635 millions ; son portefeuille titres n’était que de 11 millions de francs. La physionomie de ce bilan est toute différente de celle des bilans de la plupart des banques allemandes, chez qui le portefeuille de titres et les participations financières atteignent des totaux bien autrement élevés, tandis que les dépôts y sont bien moindres.
  4. Paul Modet : Les grandes banques berlinoises de crédit mobilier (Die grossen Berliner Effectenbanken.)
  5. Voyez, dans la Revue du 1er  avril 1890, notre article sur les Finances allemandes.
  6. Voyez, dans la Revue du 1er août 1893, notre article sur la Banque et la Spéculation.