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Le Protestantisme moderne et la Philosophie de l’histoire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 845-882).
LE
PROTESTANTISME MODERNE
ET
LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE


I. Christianity and Mankind (le Christianisme et l’Humanité, par C.-J. Bunsen, 7 vol. Londres 1854. — II. Histoire des trois premiers siècles de l’Eglise chrétienne, par M. E. de Pressensé; t. I et II, Paris 1858.



Une remarquable transformation est en voie de s’opérer au sein du protestantisme : de plus en plus il sort des formules étroites où il s’était d’abord retranché pour mieux attaquer et se défendre. Nous sommes loin des jours où, par crainte de voir retomber les esprits dans les anciennes croyances, il se laissait aller à nier précisément tout ce qu’elles affirmaient et à pousser jusqu’au fatalisme son dogme de la grâce pour contredire plus fortement les œuvres méritoires des catholiques. Plus sûr de lui-même maintenant, il a scruté plus librement sa propre conscience, il s’est mieux pénétré de son propre caractère, et sans rien perdre de ses élémens religieux, il tend à faire entrer dans sa doctrine tout ce qu’il y a de plus élevé dans les conquêtes de la pensée.

En grande partie, c’est encore l’Allemagne qui a pris l’initiative de ce mouvement, la même Allemagne qui depuis plusieurs siècles joue un rôle si frappant dans l’histoire du monde civilisé. Les révolutions, les remaniemens des sociétés, les applications de tout genre ont été l’œuvre des autres nations; mais toutes les fois qu’un nouveau principe de vie est venu métamorphoser l’âme des hommes. c’est elle qui a soufflé sur le monde ce nouvel esprit. Elle avait été la patrie de Luther, elle a été celle de Kant et de Schiller : l’Europe lui doit tout ce qu’il y a d’original dans sa poésie et dans sa philosophie moderne. Et maintenant sa nouvelle pensée religieuse semble aussi destinée à se propager; déjà elle a gagné l’Angleterre et la France, déjà même elle a commencé à porter des fruits dans le domaine des faits. Avec ses excès de logique, Calvin avait semé la division au camp de la réforme ; avec des vues plus étendues et des instincts moins exclusifs, l’école allemande semble promettre de rapprocher les diverses sectes. C’est elle assurément qui a préparé le terrain sur lequel s’est fondée l’Alliance évangélique, association européenne qui date déjà de plusieurs années, et dont le but est d’unir dans une sorte de fédération toutes les communions évangéliques. En elle-même d’ailleurs, la nouvelle théologie est à plus d’un égard l’héritière de la philosophie et de l’érudition germaniques. Pour l’historien et le penseur aussi bien que pour l’homme de foi, les questions qu’elle a abordées, la science dont elle a fait preuve, sont du plus haut intérêt, et l’on s’étonne péniblement que tant d’idées aient été remuées à nos portes et même chez nous sans que personne s’en soit douté, sans que la France laïque ou catholique. y ait pris aucune part, ne fût-ce que pour les combattre.


I.

Il faut le reconnaître toutefois : avant de pouvoir nous intéresser à cette nouvelle phase du protestantisme, nous avons à mettre de côté beaucoup d’anciens préjugés. Chose curieuse, depuis que nous sommes revenus à sentir l’importance des religions, presque tous nos écrivains se sont accordés à ne voir dans la réforme qu’une première explosion de la philosophie du XVIIIe siècle. Pour les uns, c’était l’invasion du rationalisme, qui devait tuer la foi après l’avoir desséchée; pour les autres, c’était un événement glorieux, parce que c’était la préface de 89. Bref, au lieu de juger sainement, au lieu de chercher à découvrir le mobile et la tendance qui distinguaient ce soulèvement moral de l’Allemagne, les preneurs comme les déprédateurs de la réforme se sont contentés d’y reconnaître leurs propres préoccupations, la vieille physionomie du parti français qu’ils étaient habitués à aimer ou à haïr. Cette erreur sans doute ne pouvait être entièrement évitée, car la pensée exprimée par Luther était pour la France une pensée étrangère, une conclusion qui ne sortait point de son passé à elle, et en pareil cas c’est une loi de nature que nous commençons toujours par être dupes de nos souvenirs personnels. Néanmoins une telle appréciation ne saurait soutenir l’examen : la réforme n’a point été une simple ébauche de la révolution française, elle n’a point été le début du même libéralisme qui devait chez nous s’exprimer plus complètement par la déclaration des droits de l’homme.

Pour peu que l’on arrête ses regards sur l’histoire morale de l’Allemagne, on y découvre, depuis Luther jusqu’à Schelling et jusqu’à la théologie nouvelle, une série parfaitement régulière de faits qui tous sont clairement les incarnations successives d’une même tendance. Cette tendance tient-elle au génie natif de la race ou à son éducation chrétienne? Il n’importe. En tout cas, c’est un instinct qui ne meurt pas chez les Allemands, qui ne fait que changer de forme, et qui a été le principe de tout ce qu’ils ont pensé et accompli comme nation. Lessing rompant avec la littérature méthodique et calculée pour remettre en honneur l’inspiration naïve de Shakspeare, Schiller n’ayant confiance que dans les mouvemens involontaires du cœur et retrouvant la poésie du sentiment et de l’imagination, Kant posant en principe que la forme de nos idées n’est point déterminée par la nature des objets, mais par la constitution de notre propre esprit, Fichte déclarant que le non-moi est une pure création du moi, et que notre tâche ici-bas est de puiser en nous-mêmes un idéal conforme aux lois de notre être pour nous efforcer ensuite d’y conformer les faits, voilà les organes de l’esprit germanique. Et cet esprit est diamétralement le contraire de celui qui, avec une égale fixité, s’est traduit en France par une série non moins régulière d’événemens intellectuels. Que se passait-il chez nous? A l’époque de Louis XIV, les poètes cherchent à s’assurer la perfection en donnant beaucoup au jugement et en se défiant de l’inspiration; La Rochefoucauld se défie des instincts au point d’enseigner que la vanité et l’égoïsme sont les seuls sentimens naturels à l’homme. Au XVIIIe siècle, les philosophes font de la sensation l’unique source de nos idées, les théophilanthropes réduisent la religion à la bienfaisance; la France entière n’a foi qu’en la science, et croit que le secret de la sagesse est de savoir calculer ce qui produit les conséquences les plus avantageuses. De nos jours encore, rien n’est changé : la plupart de nos systèmes politiques ou socialistes visent à organiser la perfection en instituant partout les mécanismes, qu’ils croient de nature à tout faire marcher au mieux en dépit ou sans le concours des individus. Au fond de ces diverses doctrines, il est facile de reconnaître un même penchant qui donne un démenti perpétuel à la pensée allemande. La France veut dire que, pour obtenir le bonheur ou le talent poétique, il suffit de savoir et de vouloir; l’Allemagne veut dire que la volonté et la science ne servent de rien sans les dons du ciel et les dispositions involontaires. La France ne voit guère dans les fautes des hommes qu’une preuve de sottise ou d’ignorance, et elle ambitionne surtout les connaissances qui peuvent donner l’art d’éviter les choses nuisibles; l’Allemagne voit plutôt dans nos erreurs la suggestion et l’effet d’un mauvais penchant, d’une affection perverse, et elle espère se rendre instinctivement infaillible en développant en elle les sympathies et les mobiles normaux qui ne sauraient égarer, parce qu’ils sont eux-mêmes en harmonie avec les lois divines de l’univers.

Ce sentiment, qui semble inhérent au caractère germanique, est bien en effet l’essence de la réforme. Elle n’était nullement la sœur de la renaissance; à l’avance, elle était une protestation de l’Allemagne contre le vieil esprit romain et païen que la renaissance allait faire prévaloir chez tous les peuples d’origine latine, et qui devait les pousser vers le raisonnement abstrait, le culte du bonheur et l’art du succès. Dans la sphère religieuse, le dogme du salut par la foi seule, et par la foi qui ne résulte que de la grâce et du renoncement à notre propre raison, venait assez clairement détrôner le calcul et la science, l’art d’arriver au ciel par la connaissance des œuvres pies et la volonté de les accomplir. On s’est laissé tromper par les mots de libre examen que les novateurs avaient inscrits sur leur bannière : ils réclamaient une liberté, et l’on a cru que leur mobile était l’amour de l’indépendance; mais au XVIe siècle le libre examen, comme on l’entendait, impliquait plutôt l’idée d’un devoir envers Dieu que celle d’un droit individuel. La pensée dominante des réformateurs était de soustraire le chrétien à la dictature du prêtre pour le placer directement sous l’autorité de la Bible. C’était pour Dieu lui-même, bâillonné par les conciles et la papauté, qu’ils revendiquaient la liberté de se faire entendre. Quant à garantir à chacun le droit de professer telle croyance qu’il lui plairait, et d’être athée ou socinien si sa raison l’y portait, ils étaient si loin d’y penser qu’en demandant le libre examen, ou autrement dit la Bible pour tous, ils avaient pleine confiance de fonder ainsi l’unité de croyance, le triomphe universel de la doctrine qu’ils regardaient eux-mêmes comme la seule interprétation véritable des Écritures. Cela est si vrai que tous ceux qui ont jugé Luther comme un apôtre de la liberté dans le sens du XVIIIe siècle se sont condamnés à ne rien comprendre à sa conduite, à moins de l’accuser à chaque instant d’inconséquence et d’hypocrisie. Pour s’expliquer comment le moine de Wittenberg avait pu refuser d’appuyer Hutten et les paysans qui se soulevaient pour briser le joug des seigneurs, ils ont été forcés de supposer qu’en cela il avait sacrifié ses principes à son intérêt, trahi sa conviction et sa cause, de peur de mettre contre lui les puissans du jour et de nuire ainsi au succès de sa prédication religieuse. Luther en vérité n’avait pas besoin d’être inconséquent pour séparer sa cause de celle du parti politique. A proprement parler, il ne songeait pas plus à établir la justice dans le gouvernement des allaires humaines qu’à amener ici-bas le règne du bien-être. La morale qui n’a pour but qu’une répartition équitable du pouvoir et du bonheur, l’héroïsme qui ne se dévoue qu’à l’intérêt public, étaient à ses yeux de l’impiété et de l’idolâtrie au même titre que l’égoïsme. L’une et l’autre procèdent encore de cette partie de notre être qui ne reconnaît de bon que la jouissance, de mauvais que la souffrance, et cet esprit mondain était précisément le péché auquel il voulait arracher les âmes. Son idée fixe était d’enseigner que le bien et le mal ne résident pas dans les œuvres, mais dans l’état d’âme d’où proviennent les volontés, et que même la bienfaisance et l’adoration sont purement de l’irréligion quand elles nous sont dictées par l’amour de nous-mêmes. A la place de la morale utilitaire, comme à la place de la religion qui n’est qu’une tentative pour propitier le ciel, qui ne vise qu’aux bonnes œuvres, Luther voulait une religion qui reposât sur la repentance et la foi, comme on s’exprimait alors, c’est-à-dire qui eût sa source dans le sentiment de nos infirmités, et son complément dans la régénération de notre être.

Ce n’est pas à dire que la réforme ne portât point en elle l’affranchissement des esprits. A sa manière, Luther affirmait la responsabilité personnelle de chaque chrétien. En faisant dépendre le salut de la foi individuelle, et non plus de la soumission au credo du prêtre, en introduisant surtout dans le dogme ce qu’on lui a reproché comme son fatalisme, il donnait à la liberté une base inébranlable. Toujours est-il que si la théorie de la grâce involontaire préparait le respect de la conscience individuelle, ce n’était qu’indirectement et par contre-coup. En réalité, la question de la liberté n’était pas même posée à cette époque; les préoccupations du protestantisme naissant allaient d’un autre côté. Sa grande affaire était de rétablir dans la religion l’élément religieux et l’élément spirituel, qui, il faut le dire, n’existaient plus guère ni dans le monde ni au sanctuaire. On croyait aux reliques, aux madones, aux indulgences, aux pèlerinages; on croyait à l’intercession des saints et aux sacremens, à l’eau du baptême qui régénère et à l’absolution du prêtre qui efface les péchés; mais une religion qui se bornait là s’en tenait à peu près à croire que l’homme pouvait se suffire sans le secours d’en haut, que par lui-même et à son gré il était capable de satisfaire son désir d’aller au ciel, grâce à certains moyens miraculeux, qui sans doute remontaient primitivement à Dieu, mais qui pour le moment étaient à la disposition de tout le monde. Tout cela n’était toujours qu’une manière de nous attribuer à nous-mêmes la souveraineté; ce n’était toujours qu’une satisfaction donnée à notre amour-propre, à cet instinct de révolte qui répugne à admettre qu’il existe pour nous un impossible, qui souffre à reconnaître au dehors de nous un pouvoir sans lequel nous ne pouvons rien, et qui de tout temps s’est efforcé d’échapper à ce pénible sentiment de notre dépendance en tâchant de découvrir des secrets magiques qui soumissent à notre volonté tout ce qu’elle pouvait désirer. N’est-ce donc point là le contraire même de l’instinct religieux? Autant qu’on peut le définir, le véritable instinct religieux est, avant tout, la conscience de nos impuissances et, par là même, le sentiment incessant de l’action divine. C’est une confession de notre propre faiblesse qui est en même temps un hommage rendu à l’omnipotence de Dieu; c’est la tendance à voir que rien ne peut s’accomplir en nous et hors de nous sans l’intervention d’une force supérieure qui n’est pas à nos ordres. Faire rentrer dans le christianisme ce sentiment de la suprématie divine, voilà l’œuvre qu’avait entreprise la réforme. Qu’on examine son dogme, on n’y trouvera qu’une pensée d’adoration : tout ce que l’homme est capable de faire n’a aucune valeur pour expier ses péchés; nul ne saurait être sanctifié que par une conversion que l’Esprit saint peut seul effectuer; le salut est un don tout gratuit de la miséricorde du Père, qui n’a pardonné qu’en vertu des mérites du Christ, et la foi qui étend sur nous cette miséricorde n’est elle-même qu’un effet de la grâce. — Rien de plus conséquent que ce système : par toutes ses parties, il répète que tout vient de Dieu, que tout ce qui vient de l’homme n’est rien. Comment a-t-on pu reprocher à la réforme son rationalisme ou lui en faire un mérite? J’avoue n’y rien comprendre. Ce que je vois au contraire, c’est que la doctrine protestante était une théorie toute mystique, une théorie qui mettait partout le miracle, qui ne comptait pour le salut que sur une conversion miraculeuse, qui enseignait que nul n’était chrétien avant d’avoir reçu le Saint-Esprit, qui rend impeccable.

Et de fait c’est par ses excès de mysticisme et de spiritualisme que la réforme a provoqué les réactions qui ont menacé d’arrêter son développement. A force de craindre que les esprits ne revinssent à considérer le christianisme comme un simple code de devoir humain, à force de s’exalter à les convaincre que la religion est le rapport de l’âme avec Dieu et que le règne intérieur de l’amour de Dieu constitue seul la sainteté, le spiritualisme avait fait trop bon marché de la moralité pratique; il s’était plu à en démontrer l’insuffisance au point de donner à supposer qu’elle était inutile. D’autre part, l’élément mystique n’était pas mieux resté dans ses limites légitimes. Emporté par le besoin de tout ramener à Dieu, Calvin était allé jusqu’à faire en quelque sorte de lui l’auteur du péché, jusqu’à attribuer à ses seuls décrets éternels la damnation des réprouvés aussi bien que le salut des saints. Pour grandir son pouvoir, il avait supprimé sa justice; pour rendre en quelque sorte la religion plus dévote, il lui avait même enlevé sa spiritualité, puisque l’état moral des individus n’entrait plus pour rien dans leur élection. En cela certainement, le calvinisme avait cessé d’être l’organe du sentiment religieux. Le sentiment religieux nous dit seulement que l’action divine est partout; mais Calvin avait ajouté que partout il n’y a pas autre chose, que partout la volonté de l’homme est sans action aucune sur sa destinée spirituelle, et cette négation-Là ne provenait chez lui que d’une logique exclusive et excessive.

Le rationalisme du XVIIIe siècle a été la Némésis de ces exagérations. En Angleterre, la réaction fut surtout dans le sens de la morale pratique; l’idéal de la sainteté spirituelle faillit s’éclipser derrière la préoccupation du bien public. En Allemagne, ce fut plutôt le culte de l’esprit humain qui menaça de remplacer l’adoration du Créateur. L’église y fut largement complice de la philosophie qui devait aboutir à présenter la religion comme une simple création des facultés naturelles de l’homme. Je ferai toutefois une remarque importante : c’est qu’en Allemagne le rationalisme même est resté fidèle à cet esprit germanique dont je parlais plus haut. Tout en glorifiant la raison, il n’a jamais glorifié ce que la France a toujours entendu par ce mot, je veux dire l’intelligence qui juge et conclut d’après les faits visibles. Loin de mettre sa confiance dans cette raison que nous avons naïvement définie comme la faculté de voir les réalités telles qu’elles sont, il partait plus ou moins de l’idée que hors de nous-mêmes il nous est impossible de rien connaître; loin de continuer cette vieille thèse que tout égarement vient du sentiment, et que la science des choses et de leurs conséquences doit être notre guide unique, il n’était au fond qu’un spiritualisme immodéré, une foi sans borne au moi humain. Il était anti-religieux, parce qu’il ne faisait rien remonter à Dieu; mais, autant que Luther, il tournait toute son attention vers les forces invisibles qui opèrent en nous. Son dernier mot a été d’enlever toute vérité objective à l’histoire religieuse, de déclarer que les événemens de l’Écriture ne s’étaient passés que dans l’esprit humain, que le christianisme n’était qu’un idéal et une tradition enfantés par nos aspirations, et qui à la longue s’étaient pris eux-mêmes pour un fait historique.

Toujours est-il que c’était là une nouvelle exagération, et à son tour elle a provoqué une réaction. En posant l’homme comme une sorte de dieu dont toute la destinée découlait de sa seule activité propre, en revendiquant pour lui l’honneur d’avoir créé pour ainsi dire la création et le Créateur, ou en tout cas d’être l’incarnation du moi universel et absolu dont l’univers n’était que la pensée, le rationalisme s’était livré pieds et poings liés aux attaques des sentimens irrésistibles qu’il heurtait de front. Aussi tout ce qui s’en était glissé dans la théologie n’a-t-il servi qu’à réveiller l’instinct religieux au sein du protestantisme. Je parle seulement ici du mouvement qui s’est produit dans les doctrines : ce fut de 1820 à 1830 qu’il prit naissance en Allemagne. Préparé par Schleiermacher, il acheva de se caractériser sous l’influence de Neander, Tholuck, Dörner, Hengstenberg, Ullman, etc., et c’était bien là un progrès réel, en ce sens que toute la pensée religieuse des premiers réformateurs était rentrée dans le dogme, et que d’un autre côté la théologie nouvelle, — c’est le nom qu’on lui donne, — savait mieux que le protestantisme primitif reporter à Dieu toute gloire sans enlever à l’homme toute responsabilité. Du même coup, elle s’était purgée du rationalisme en tant qu’il commet l’erreur de méconnaître que la souveraineté n’appartient pas à l’homme, et elle s’était mise à l’abri de ses objections en tant qu’il soutient légitimement ce que la conscience et la raison attestent.

« la théologie nouvelle, disait le professeur Dörner dans une communication adressée à l’Alliance évangélique, a laissé derrière elle à la fois le vieux supranaturalisme et le vieux rationalisme. Elle ne veut pas faire de l’esprit humain la source de la vérité : elle sait que la créature empreinte de péché n’est pas la vérité et n’a pas en elle-même la vérité; mais elle sait aussi que la créature formée à l’image de Dieu demande la vérité et ne peut vivre sans elle. Cette aspiration intellectuelle implantée de Dieu, et qu’il ne renie pas, rend l’âme capable de reconnaître ce dont elle a besoin : c’est l’attraction du Père qui amène au Fils. » En d’autres termes, toute vérité est une révélation de Dieu, toute sainteté est un résultat de la grâce; mais si la raison est incapable de concevoir la vérité, elle est capable de l’embrasser; si la grâce seule peut transformer l’homme, elle doit être acceptée par sa volonté, et c’est seulement par la foi personnelle, par le libre acquiescement à la vérité et la libre acceptation de la grâce que s’accomplit en nous le salut.

Je ne tenterai pas de définir plus complètement la théologie nouvelle; d’ailleurs il est à peine possible de la renfermer dans une formule unique, car elle n’est point une confession de foi arrêtée, elle est plutôt une tendance qui se produit sous des formes variables chez les divers individus. Ce qu’elle a d’essentiel, nous pouvons nous en faire une idée d’après deux ouvrages récens, dont l’un a été écrit en anglais par l’un des hommes les plus célèbres de l’Allemagne, M. Bunsen, et dont l’autre a pour auteur un jeune et savant protestant français, M. Edmond de Pressensé, qui a reçu une partie de son éducation en Allemagne,

L’œuvre de M. de Pressensé est une Histoire des trois premiers siècles de l’Eglise chrétienne. Il n’en a paru encore que deux volumes, qui nous conduisent à la fin du Ier siècle; mais au point de vue où je voudrais me placer, ce début suffit pour nous révéler entièrement la pensée de l’auteur. Quoique M. de Pressensé soit orthodoxe dans le sens protestant, il n’en a pas moins une pente individuelle assez marquée, et il est même pasteur d’une congrégation qui, sans rompre avec l’église évangélique de Paris, s’est constituée sur des bases particulières. Entre lui et M. Bunsen il existe de profondes différences, différences de vues et de tempérament. Ils sont presque aussi éloignés l’un de l’autre que la France l’est de l’Allemagne. Pourtant ils offrent aussi de fortes analogies, et elles sont d’autant plus importantes qu’elles représentent justement l’esprit moderne du protestantisme.

À comparer les deux écrivains, ce qui frappe de prime-abord, c’est que la théologie nouvelle n’est pas uniquement plus philosophique que le protestantisme primitif. On voit qu’elle fait en même temps un pas de plus dans la direction que la réforme a suivie dès le principe. La réforme avait été un effort pour spiritualiser le christianisme, la théologie nouvelle le spiritualise encore davantage. À l’égard des sacremens, Luther s’était arrêté à mi-chemin, et les calvinistes eux-mêmes, dans leurs idées sur le baptême et sur l’observation du dimanche, ne s’étaient pas complètement séparés de la théorie catholique qui rattache en partie le salut à certaines conditions matérielles, à certaines formalités extérieures. L’école moderne fait littéralement de l’âme le seul théâtre du christianisme. La communion et le baptême ne sont pour elle que de purs symboles : on n’est chrétien qu’à la condition d’être délivré du mauvais esprit et d’avoir l’âme tournée vers Dieu par le Christ. D’un autre côté, le rôle de l’incarnation et de la rédemption, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus spécial dans la religion chrétienne, est plus agrandi que jamais. « Le difficile, disait un archevêque anglais, Leighton, ce n’est point de convaincre les hommes de la nécessité d’un changement de conduite, ni même d’un changement de principes; c’est de les amener à reconnaître la rédemption par un Sauveur et la nécessité d’un tel médiateur surnaturel. » La difficulté est si grande en effet que le catholicisme pratique et courant du XVIe siècle avait à peu près supprimé la rédemption. Du moins il en avait fait, non plus une influence de tous les momens, mais un événement tout à fait accompli : depuis la mort du Christ, la colère divine était apaisée; tout ce que l’homme n’eût pu faire par lui-même avait été fait, et désormais le chrétien était à peu près placé dans les mêmes conditions où croyait être le païen : il s’agissait seulement pour lui de chercher à se rendre Dieu favorable en faisant son possible pour accomplir ses devoirs. Nul doute que les premiers protestans n’eussent rendu à l’élément chrétien une valeur beaucoup plus considérable, car d’après leurs idées chaque individu ne se trouvait point racheté par cela seul qu’il était baptisé, et il ne s’agissait pas pour lui de se justifier par ses actes; il fallait qu’il eût la foi au Christ et au pardon conquis pour lui par le Christ, afin que cette foi le fît agréer de Dieu malgré son indignité, et par là lui obtînt le don de l’Esprit saint. La théologie nouvelle va encore plus loin. Précisément parce qu’elle attribue à la raison et à la liberté humaines une part dans l’œuvre du salut, elle fait de la rédemption le centre de l’histoire universelle. Pour Luther de même que pour Bossuet, le monde païen était séparé par un abîme du monde chrétien. Pour la théologie nouvelle, tout ce qui a précédé le Christ comme tout ce qui l’a suivi, tout ce qui se passe chez l’individu avant comme après la conversion relève également du sacrifice offert sur le Calvaire. Le développement de l’humanité païenne, aussi bien que le développement naturel de nos facultés, rentre dans la divine loi de l’univers dont le Christ a été l’épanouissement. La rédemption était le but du passé comme elle est le commencement de l’avenir : le christianisme devient une philosophie de l’histoire. Là est un trait saillant des nouvelles tendances.

Dans la longue introduction où M. de Pressensé résume l’histoire des religions et de la philosophie du monde antique, il faut signaler un talent de synthèse et de classification des plus remarquables. L’auteur commence par dire un mot des principaux systèmes qui ont été émis jusqu’ici sur le mouvement religieux de l’humanité avant à christianisme, et la critique qu’il en fait frappe juste sur ce qu’ils ont d’exclusif et ce qui les rend insuffisans. Il ne saurait admettre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, n’expliquent les religions que par l’influence des circonstances extérieures. Ni Dupuis, qui les regarde comme une simple reproduction des phénomènes astronomiques, ni Herder, pour qui l’histoire universelle est purement l’histoire d’un ensemble de doctrines, de forces et de dispositions humaines en rapport avec les temps et les lieux, ni l’école traditionaliste, qui, par l’organe de Donald et de Lamennais, a prétendu retrouver sous les mythes de l’Asie et de la Grèce la tradition d’une religion primitive révélée par Dieu avant la dispersion des races, ne peuvent lui suffire. « De pareilles hypothèses admettent beaucoup trop la dépendance de l’esprit vis-à-vis de la matière, ou elles font injure à la nature humaine en réduisant à un travail de mémorisation tous ses progrès dans la vérité. » M. de Pressensé n’est pas plus satisfait des autres mythologues, qui, sous prétexte de distinguer le fond de la forme, ramènent tous les cultes du passé à un seul type. Que Benjamin Constant aperçoive sous ces symboles variables une même religion naturelle qui est l’éternelle révélation de la conscience, ou que Creuzer y découvre l’incessante expression du sentiment que la nature est un être animé, cela n’importe : ces deux systèmes, aussi bien que celui de Bossuet, pour qui toutes les mythologies révèlent seulement le même aveuglement, reviennent toujours à supprimer l’histoire et le développement génétique des religions. On ne peut plus parler d’une évolution de la conscience; les signes seuls sont différens, la chose signifiée est constamment la même.

La théorie de M. de Pressensé est à la hauteur de sa critique. On peut ne pas accepter la croyance qui relie ses élémens; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle est plus compréhensive qu’aucun des systèmes rejetés par l’auteur; c’est qu’elle rend mieux compte des différences et des rapports que les uns ou les autres ont relevés dans les mythologies, et qu’elle sait le faire en admettant à la fois l’action divine et l’activité propre de la conscience humaine, l’influence des circonstances et celle d’une tradition primordiale.

L’idée religieuse qui cimente cette théorie historique est la foi au péché originel et à la grâce; mais le péché originel aussi s’est spiritualisé. Ce n’est plus seulement une réprobation extérieure qui pèse sur l’homme par suite d’un acte commis par le père de tous les hommes : c’est une dégradation morale qui s’est engendrée dans la nature humaine alors qu’Adam s’est donné au mal, et qui de lui s’est propagée chez tous ses descendans. Cette chute, cette existence d’un mal inhérent à notre être et qui le trouble, qui lui cause un vague effroi et un besoin tourmenté d’apaiser la Divinité, est, aux yeux de M. de Pressensé, le fait dominant et permanent qui s’atteste par l’histoire du paganisme comme du judaïsme. Les opinions modernes sur le progrès ne tranchent pas la difficulté, elles la tournent en en créant une autre. « C’est faire violence à la conscience que d’assimiler le mal à une imperfection naturelle qui ne serait qu’un degré nécessaire dans l’échelle de notre progrès. Il faut donc en attribuer l’origine aux déterminations mauvaises de la volonté de l’homme. Il a pris parti contre Dieu à cette mystérieuse époque qui précède l’histoire, et qui comprend l’épreuve solennelle par laquelle il devait passer comme tout être appelé à l’usage sérieux de la liberté. En se dérobant à la loi de l’esprit, il est tombé sous la domination du monde inférieur, et l’équilibre a été ainsi rompu en lui : l’âme séparée de Dieu n’a plus eu la force de dompter le corps. Si profonde néanmoins qu’ait été cette chute, elle n’a point été absolue; non pas que l’homme ne fût perdu par elle, mais il n’était pas pour cela destitué de toute vie supérieure. Le sens du divin, l’aptitude religieuse, le besoin de revenir à Dieu subsistaient dans son cœur. » Nulle part la nature humaine n’a pu se connaître sans comprendre qu’elle n’était pas dans son état normal et sans qu’il y eût en elle quelque chose qui l’obligeât à concevoir un état meilleur et à tenter de l’atteindre. De là l’histoire, de là l’évolution religieuse, sociale et philosophique du monde antique, qui représente purement les efforts que l’homme a faits pour se rendre compte de son mal et pour s’en délivrer. Si un seul peuple a été guidé par des révélations positives, la masse de l’humanité n’a point pour cela été abandonnée, elle a été soumise à une autre éducation, celle de l’expérience surveillée par Dieu, et il fallait qu’il en fût ainsi pour que la rédemption pût avoir lieu sans que la loi de justice fût violée; il fallait que l’homme coupable concourût par sa propre activité à se convaincre de sa dégradation, et qu’il en vînt au moins à pousser un cri d’angoisse et de désir.

Dans un sens donc, M. de Pressensé souscrit à la pensée de Schelling: que les divers cultes de l’antiquité senties jalons qui marquent les grandes crises de la conscience humaine. A travers la confusion apparente des mythologies, il distingue quelque chose qui a un commencement, un milieu et une fin. Les religions de la nature, remarque-t-il, sont les premières créations religieuses de l’humanité après la chute. L’homme débute par constater qu’il est entièrement sous l’empire de la matière. C’est elle seule qu’il adore sous le double aspect d’une puissance bienfaisante qui est la source de toute vie et toute félicité, et d’une puissance maligne d’où proviennent la douleur et la mort. Avec de telles divinités, il ne saurait être question de pratiquer la justice. La meilleure manière de les adorer, c’est de les imiter; c’est donc d’une part de se livrer sans frein aux jouissances sensuelles pour glorifier la puissance bienfaisante de la nature, et d’autre part de se soumettre à des souffrances volontaires pour honorer ou apaiser la force malfaisante. De Babylone à la Syrie, en Arabie comme dans la Phrygie et la Scythie, nous retrouvons le même naturisme grossier, qui ne varie que par les proportions où il mêle les orgies aux cruautés, et qui n’arrive qu’à épouvanter les hommes des monstruosités de son culte. En Égypte et en Perse, la donnée fondamentale n’a pas changé; seulement l’élaboration mythologique est plus avancée, et dans la dernière de ces deux contrées le dualisme s’est rapproché de l’idée morale. La conscience a déjà fait un effort pour se dégager des sens. Cela toutefois ne conduit qu’à une nouvelle forme de dualisme qui surgit dans l’Inde. L’esprit n’est pas plus tôt devenu capable de jeter un regard au-delà de la matière qu’il relègue entièrement la cause première en dehors de la nature. Le Dieu du panthéisme indien, c’est Brahma perdu dans les profondeurs inaccessibles; c’est l’être indéfini, indéterminé, dont toutes les créatures ne sont que des émanations plus ou moins lointaines, et la nature entière, sous son aspect joyeux ou terrible, ne représente plus que la décevante Maïa, l’élément maudit et mensonger. Ce n’est plus seulement la souffrance qui est le mal comme en Phénicie, ce n’est plus seulement la stérilité et la destruction comme en Égypte, ou la nuit physique et morale comme en Perse; c’est la diversité changeante de la vie opposée à l’éternel et à l’immuable, c’est le fait de naître et de prendre une individualité, de s’éloigner de l’existence sans condition pour tomber dans la condition d’un être particulier. Avec un tel dogme, la morale ne pouvait être que le nihilisme Tandis qu’à son premier degré en Phénicie la religion de la nature avait eu pour devise le moi jouir, à son second en Égypte cet autre mot durer, à son troisième en Perse combattre et vivre, — à son dernier dans l’Inde elle ne sait dire que mourir, s’anéantir, se soustraire à l’élément du temps, du mouvement et de la vie. Arrivée là, elle n’a plus qu’à disparaître, car elle a frappé de mort son propre principe, puisqu’elle a posé, comme sa conclusion finale, la destruction de la nature.

Et en effet c’est bien un tout autre type mythologique que nous voyons s’engendrer en Grèce. De même que les premiers mythes de l’Inde védique, la croyance primitive des Pélasges n’avait été qu’un naturisme naïf; mais, à l’inverse des Aryens de l’Asie, qui s’étaient efforcés d’ôter à leurs dieux toute individualité, la race hellénique, avec son génie libre et fécond, s’attache de plus en plus à marquer les traits de ses propres divinités, à les élever de la vie impersonnelle de la nature physique à la dignité d’êtres personnels et libres. Du culte de la nature, la poésie homérique fait sortir le culte des héros, le culte de la nature humaine. Jupiter a cessé d’être l’Indra védique, le soleil vainqueur des ténèbres : c’est un grand roi, un Agamemnon, et l’Olympe entier n’est que l’apothéose de la Grèce. Il y a bien là progrès réel : si les olympiens partagent les faiblesses et symbolisent toutes les passions de l’humanité, ils en personnifient aussi les grandeurs; ils reflètent ce côté moral par lequel l’humanité touche à Dieu; pour la première fois dans le paganisme, l’homme arrive à la conscience de son individualité, de sa valeur comme être libre. Et pourtant, dès ses plus beaux jours, cette poésie polythéiste renferme son principe de mort; elle ne conçoit pas le beau et le bien en dehors de la nature. Avec leur tête d’or, les dieux de l’humanisme ont des pieds de boue, et, ajouterai-je, ils nient d’un côté la liberté morale qu’ils affirment de l’autre, car ils ne figurent après tout que les influences extérieures par lesquelles la Grèce s’explique les mouvemens de l’âme humaine. Ce qu’ils renferment d’élevé ne doit servir qu’à développer et à entretenir des aspirations qui, un jour, seront choquées de leurs impuretés. Homère prépare Socrate et Platon, et Platon, entrevoyant une divinité plus sainte que Jupiter, vouera au mépris la religion nationale sans pouvoir d’ailleurs la remplacer par aucune autre foi, car, même chez lui, la sagesse païenne dans son plus haut essor ne peut pas dépasser le dualisme. A côté du principe spirituel, il admet toujours une matière éternelle, qui est l’élément de la contingence, de la pluralité, du changement, du mal enfin suivant lui. Ce n’est donc pas dans l’esprit de l’homme qu’il place la cause de sa souillure, et il n’en faut pas davantage pour qu’il soit logiquement entraîné à un nihilisme mitigé. Platon désespère de régénérer la volonté, il la tue, et ne recommande qu’un anéantissement au moins partiel : l’absorption de l’individu dans la cité, l’absorption de l’homme entier dans son intelligence. Aussi n’est-il pas étonnant que l’apogée de la philosophie antique soit la veille de sa décadence. Presque aussitôt après Platon commence une période de scepticisme et d’affaissement moral qui ne s’arrêtera plus. L’humanité a touché le fond de sa raison; il ne lui reste plus qu’à se démontrer chaque jour davantage qu’elle ne peut pas croire à ses dieux, que ni ses prêtres ni ses philosophes ne peuvent rien pour la guérir de la corruption dont elle se sent atteinte, et qu’elle est désormais incapable d’imaginer aucun autre moyen de salut.

L’œuvre préparatoire que la raison et la liberté ont ainsi accomplie au sein de l’humanité païenne, voilà également l’œuvre qu’elles doivent accomplir dans toute âme individuelle pour la disposer à la conversion. Leur rôle est partout le même : c’est d’arriver, en s’exerçant, à nous révéler le désaccord qui est en nous, c’est de faire leur possible pour nous en délivrer, et, par l’inutilité de leurs efforts, de se convaincre de leur propre impuissance, afin de nous amener en dernier terme à désespérer de nous, à reconnaître au moins que, sans un sauveur surnaturel, nous ne saurions obtenir la réhabilitation et la paix que réclame tout notre être. Quand notre désespoir est complet, l’heure du ciel est arrivée; comme les Athéniens, nous avons élevé en nous l’autel du Dieu inconnu, et la foi personnelle achève alors chez l’individu le plan de rédemption, comme l’avènement historique du Christ l’a achevé dans le monde.

A l’égard de cet achèvement. M. de Pressensé incline décidément vers le mysticisme le plus prononcé. En général, les protestans diffèrent des catholiques par la manière dont ils insistent sur le phénomène de la conversion et par la distinction radicale qu’ils établissent entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Ils s’accordent à penser que le christianisme est beaucoup plus qu’une loi nouvelle, beaucoup plus qu’une règle de conduite et de croyance imposée aux hommes, — qu’il est essentiellement un acte de grâce qui a mis fin au régime de la loi, qui a remplacé l’obligation d’observer ce qui est enjoint par le privilège d’être régénéré, et qui offre, en même temps qu’il l’exige, une perfection plus haute que l’obéissance, celle de l’amour, qui n’a plus besoin de loi parce qu’il suggère spontanément les affections et les volontés saintes. Cependant les espérances de M. de Pressensé vont encore au-delà de la croyance commune. Malgré les réserves qu’il fait, il est clair que l’idéal qui l’attire vers le christianisme et qui en forme à ses yeux le noyau lumineux est l’idéal d’une rénovation absolue, d’un miracle intérieur qui ne rétablit pas seulement, à côté de nos penchans humains, un sentiment plus net de la volonté divine et une plus grande force pour nous y conformer, mais qui anéantit en quelque sorte nos fragilités et nos imperfections naturelles, et qui nous transforme dès cette vie en des êtres au-dessus du péché et de la terre. Je ne saurais dire ce qu’il y a pour moi de douloureusement sublime dans cette foi mystique. Traquée partout par le sentiment et la honte de ses infirmités, la pauvre humanité a souvent oscillé entre l’aveugle espérance et la science désespérée; mais c’est bien là qu’elle se montre vraiment grande, — grande par son intelligence, qui, malgré l’intensité de ses désirs, est restée capable de voir ce qui lui était impossible, grande par ses indomptables désirs, qui, malgré cet aveu d’impuissance, n’ont pas voulu renoncer à l’objet de leur ambition. Les malades et les infirmes ne se sont pas déguisé leur triste état, ni la vanité de la médecine humaine, et la vérité n’a pu les abattre. Ils avaient beau savoir qu’ils étaient contrefaits, qu’il vaudrait mieux pour eux avoir le corps d’Hercule et la beauté d’Apollon ; il ne leur était pas donné de changer de corps, et pourtant leurs exigences ont refusé de se satisfaire à moins. Pour quitter la métaphore, peu importait que l’homme connût ses faiblesses et les eût en haine, peu importait que, dans ses actes, il résistât à ses penchans : tout cela n’était rien, car les actes de vertu accomplis en dépit de nos instincts ne sont qu’une sorte de mensonge et de déguisement, un bandage qui cache aux autres nos plaies : le vice, qui est la honte véritable, ne reste pas moins en nous. L’orgueil peut chercher à nous persuader que nous avons par là plus de mérite, puisque nous avons eu à lutter; il peut se vanter des béquilles avec lesquelles nous avons eu l’art de marcher en dépit de nos infirmités : notre conscience ne se paie pas de cette rhétorique. Devant elle nous demeurons convaincus d’être des estropiés. Il n’y a qu’une chose qui puisse la consoler, il n’y en a qu’une qui puisse assouvir l’estropié : c’est de mettre bas son corps contrefait et d’acquérir réellement la force d’Hercule et la beauté d’Apollon. Eh bien! c’est cela même qu’il est encore permis d’espérer. Ce que l’homme ne peut se donner, il peut le recevoir. L’humanité déchue chez les fils d’Adam s’est relevée dans un être à part, le Christ, jusqu’à une union parfaite avec la Divinité, et à ce divin type est attachée une vertu miraculeuse. Il suffit que l’infirme soit las de lui-même, qu’il aime l’homme-modèle, qu’il l’adore comme la perfection à laquelle il voudrait ressembler: aussitôt son désir est exaucé. Il a envoyé vers le Christ un élan d’amour; l’amour infini de Dieu, qui n’attendait que cette réciprocité, lui répond en le transfigurant.

Toutes les autres opinions de M. de Pressensé font corps avec ses vues historiques, ou pour mieux dire il n’a qu’une doctrine unique, qui est à la fois son dogme du péché et de la grâce, sa philosophie de l’histoire et sa psychologie, sa théorie de la liberté et de l’action divine, — et la donnée fondamentale de cette explication universelle est l’idée d’une corrélation incessante et d’un concours nécessaire entre le Créateur et la créature, entre la raison et la grâce. Comme il le dit, en même temps que Dieu se rapproche, il faut que l’homme soit incliné vers Dieu; il faut que quelque chose monte de notre cœur pour rencontrer ce qui descend du ciel. Dieu seul appelle, l’homme ne peut que consentir ou résister; mais son consentement est indispensable. Historiquement la rédemption a eu lieu, moralement elle n’existe pas encore pour celui qui n’a pas la foi : chacun n’est racheté que du moment où il s’est assimilé l’œuvre du Christ, où, par un libre acquiescement et par une acceptation personnelle, il en a fait en quelque sorte un événement de sa propre vie. Rien de plus religieux assurément que cette doctrine, rien de moins rationaliste et pourtant lien de plus rationnel, car la raison nous apprend assez que notre libre arbitre se réduit à la faculté d’accepter ou de rejeter les inspirations qui nous viennent. Avant que nous puissions obéir à un bon sentiment, il faut d’abord qu’il surgisse en nous, qu’il pose en nous sa candidature, et cela ne dépend point de nous seuls.

Mais, parmi les conclusions que M. de Pressensé tire de ses principes, il en est une qui lui est plus personnelle et à laquelle peut-être on ne s’attendrait pas : il ne se contente pas de vouloir la séparation absolue de l’église et de l’état, et d’accorder aux congrégations partielles une indépendance qui suppose presque l’absence de tout gouvernement général; il tend encore notablement à restreindre l’étendue de la société chrétienne pour mieux en assurer la pureté. Il est ennemi du multitudinisme; il se refuse à envisager l’église comme une institution pédagogique, comme une sorte d’école où il conviendrait d’attirer le plus d’auditeurs possible. Pour sa logique inflexible, la seule église véritable du Christ est l’ensemble des vrais régénérés; c’est la nation spirituelle où l’on n’entre point par la naissance, ni par le baptême, ni par l’éducation, mais par un miracle de l’Esprit saint, et les hommes ne doivent pas établir une fausse église qui réunisse pêle-mêle les croyans et les non-croyans. Recevoir des inconvertis dans l’espoir de les convertir, c’est ne croire qu’à l’habileté mondaine; leur permettre de demeurer dans les rangs des chrétiens, c’est les tromper sur leur état et les encourager à ne pas sentir la nécessité de la foi. Au point de vue pratique, ceci nous mène bien loin. Avec cette disposition à s’en remettre de tout à l’Esprit saint, il y a danger de tenir trop peu de compte du besoin de direction. C’est la démocratie sans réserve dans l’église. Nous aurons occasion de retrouver quelque chose d’analogue chez un autre écrivain qui procède aussi de l’école allemande. On verra que par une autre voie, par sa confiance dans la raison et la conscience, il fait également bon marché de la prudence humaine. C’est là, ce me semble, l’élément menaçant de la théologie nouvelle : elle est un progrès comme théorie, mais peut-elle fonder une église viable? Cela dépend probablement des limites où ses disciples maintiendront leurs idées sur l’Esprit saint.


II.

Ce n’est pas chose commune qu’un homme déjà célèbre parmi les écrivains de son pays, longtemps revêtu de hautes fonctions, se décide à écrire dans une langue étrangère un ouvrage de longue haleine, qui plus est, un ouvrage de philosophie historique et de théologie, où il cherche à donner le dernier mot de toutes ses convictions et de ses laborieuses études. C’est là ce qu’a fait M. Bunsen, le vétéran de la diplomatie prussienne, celui qui fut plus de vingt ans ministre à Rome, qui pendant quinze autres années représenta son souverain à Londres, et qui, dans le cours de cette carrière politique, a trouvé le temps et l’énergie de se faire une position encore plus élevée par ses travaux d’antiquaire, de linguiste et d’historien. Quels motifs ont pu déterminer M. Bunsen à faire choix de l’anglais pour écrire les sept volumes qu’il a publiés en dernier lieu sous le titre de Christianiy j and Mankind (le Christianisme et l’Humanité) ? Sans le dire positivement, il le laisse deviner. A demi naturalisé en Angleterre par ses sympathies, il a voulu sans doute faire connaître à sa patrie d’adoption la science chrétienne de son pays natal, et il a cru servir la cause de l’avenir et de la vérité en réfutant les préventions dont la théologie allemande lui semblait être l’objet de la part des chrétiens anglicans, car il est persuadé que la religion spéculative de l’Allemagne et le christianisme plus pratique de l’Angleterre ont besoin de se compléter l’un l’autre. « Humainement parlant, a-t-il écrit, c’est de l’Allemagne et de l’Angleterre que dépend en ce moment la possibilité d’une solution paisible et vraiment réédificatrice de la question chrétienne. »

Voilà longtemps que les antiquités du christianisme ont attiré l’attention de M. Bunsen, et, sur ces matières, il a plus que des connaissances; il est un penseur original, un croyant fervent. Déjà ses Lettres sur Ignace, son Dieu dans l’Histoire et sa Constitution de l’Eglise de l’avenir avaient permis d’apprécier son érudition et ses idées religieuses. Dans son dernier ouvrage, il s’applique en quelque sorte à résumer tous les travaux et toutes les pensées de sa vie; il embrasse à la fois le passé et l’avenir du christianisme, le passé et l’avenir de l’humanité; il commente enfin l’Évangile par la science et par l’histoire, pour démontrer ce qui est à ses yeux le sens intime de l’Evangile et le secret de l’histoire, ce qui lui apparaît en même temps comme la seule doctrine qui puisse sauver nos sociétés européennes et conduire l’homme au but de ses destinées.

M. Bunsen a dû la première pensée de son livre à un vieil écrit grec exhumé et édité par un savant helléniste, M. Emmanuel Miller. Dans cette œuvre, malheureusement incomplète, — c’était une Réfutation de toutes les Hérésies, composée au commencement du IIIe siècle, et dont les trois premiers livres manquaient au manuscrit, — M. Miller avait reconnu la continuation d’un fragment habituellement inséré parmi les œuvres d’Origène, et en la faisant paraître à Oxford, il l’avait attribuée au célèbre docteur alexandrin. Telle ne fut pas l’opinion de M. Bunsen, qui, dans cinq lettres adressées à l’archidiacre Hare, revendiqua la Réfutation pour saint Hippolyte, évêque de Portus, près de Rome, et membre du presbytérat romain, mort martyr vers 235. Cette correspondance a été le germe des trois ouvrages distincts qui composent le Christianisme et l’Humanité. Sous le titre de Saint Hippolyte et son temps, M. Bunsen publia d’abord une étude historique qui, en réalité, était un tableau complet de la vie et de la doctrine des sept premières générations chrétiennes. Le tableau d’ailleurs était accompagné d’essais et d’aphorismes où l’auteur jugeait le présent à la lumière du passé, et où il émettait, quoique brièvement, une interprétation du christianisme qui sortait par plus d’un point des données protestantes. Plus tard, M. Bunsen reprit ces vues pour les exposer plus largement en même temps que pour les justifier, et il en est résulté un second travail, divisé en deux parties, l’une où il cherche d’abord à surprendre dans l’ensemble des langues l’évolution parcourue par l’esprit humain, l’autre où il formule ce qu’il nomme la philosophie du christianisme, c’est-à-dire le plan divin qui a achevé de se révéler par le Christ, et qui lui rend compte non-seulement du développement moral attesté par le langage, mais encore de la création physique et de toute la marche de l’humanité. Pour compléter enfin cette peinture et cette appréciation, M. Bunsen a réuni, sous le titre de Analecta ante-nicœna, les textes les moins connus de la littérature chrétienne des trois premiers siècles.

On n’a pas besoin de pénétrer fort avant dans le second de ces ouvrages pour s’apercevoir qu’on est en pays allemand. Il semble que la race germanique ait un privilège : nulle part ailleurs on ne rencontre des hommes qui puissent supporter un poids aussi colossal d’érudition sans que cela étouffe chez eux l’enthousiasme et la pensée créatrice, ou chez qui l’imagination et l’activité spontanée de l’esprit puissent être aussi fortes sans exclure la puissance de travail. En ce sens, M. Bunsen est souverainement allemand. Il y a chez lui l’étoffe d’un poète, d’un métaphysicien, d’un apôtre et d’un dévoreur de livres. Avec tout cela, avec les longues études qu’il a consacrées à la langue de l’Egypte et à la philologie en général, avec la tournure subjective de son intelligence, qui s’intéresse surtout à la vie morale de l’homme, il a naturellement senti que le langage et la religion étaient les grands monumens de l’histoire anté-historique, les seuls témoins qui eussent assisté à la naissance du principe pensant, et qui eussent gardé mémoire de toutes ses transformations primitives. C’est donc à la série complète des idiomes de l’Asie et de l’Europe qu’il a voulu demander les origines intellectuelles de notre race pour juger, d’après son point de départ, de la ligne qu’elle avait suivie, et en s’aidant du concours de plusieurs collaborateurs, il a composé une sorte d’avant-propos qui est, à proprement parler, un traité général de philologie comparée.

Sans vouloir m’engager avec M. Bunsen dans cette investigation linguistique, je dois pourtant citer les résultats qu’elle a fournis à l’appui de sa thèse religieuse. En définitive, ce qui ressort pour lui du témoignage de tous les idiomes, c’est que le langage n’a eu qu’un principe de formation et qu’une loi de croissance, que son unité fondamentale atteste l’unité de l’espèce humaine, que, dès le début d’ailleurs, il a été essentiellement rationnel, c’est-à-dire qu’il n’a point commencé par de simples cris de joie ou de douleur, mais bien par des mots qui exprimaient déjà un raisonnement complet, un objet désigné par une qualité, et que la série des développemens qu’il a parcourus n’est que la série des progrès par lesquels la raison de l’homme l’a fait passer, en parvenant de plus en plus à dominer l’instrument qu’elle s’était créé à l’instigation de ses besoins. M. Bunsen se plaît visiblement à établir un rapprochement entre cette création de l’esprit humain et la grande création de l’Esprit suprême qui a graduellement fait apparaître sur la terre la matière inorganique, la vie végétale, et en dernier lieu la vie plus parfaite de l’être raisonnable. Les langues monosyllabiques, comme l’ancien chinois, représentent à ses yeux l’état rudimentaire où la pensée était encore emprisonnée dans les molécules inertes, et en quelque sorte minérales, de son vocabulaire. Avec les idiomes agglutinatifs de la souche touranienne, la matière linguistique atteint une organisation incomplète analogue à celle du végétal. Avec les langues à flexion, sémitiques et iraniennes, l’esprit a entièrement triomphé de la matière : la pensée, après avoir été primitivement partie de la syllabe inflexible, où toute une phrase était impliquée à l’état de non-développement, s’est élevée à une structure grammaticale qui fait de la phrase un organisme pleinement épanoui, où chaque mot concourt comme un organe mobile au sens général de l’ensemble.

L’étude de M. Bunsen sur l’histoire et la philosophie du christianisme s’ouvre à la première Pentecôte, et il ne nous laisse pas longtemps indécis quant à la nature de sa foi chrétienne. Autant que M. de Pressensé, quoique autrement, il croit au règne de l’Esprit saint; il nie absolument le sacerdoce dans le sens juif et catholique du mot; il supprime entièrement l’église, si l’on entend par là un corps dirigeant et une société organisée à laquelle il faut appartenir pour être sauvé. Le christianisme est le régime de l’inspiration; l’Évangile est la bonne nouvelle qui a abrogé la médiation du prêtre et l’autorité de toute église pour faire de chaque croyant un roi et un prêtre, pour donner à tous le privilège de communiquer directement avec Dieu et de ne vivre que sous la libre loi de leur conscience individuelle. Tel est pour M. Bunsen le sens de la Pentecôte, de ce miracle des miracles, ainsi qu’il dit, d’où date la rénovation du monde. Ce n’est pas pourtant qu’il fasse allusion au don des langues, comme on le comprend d’ordinaire, car il n’admet pas cette interprétation du texte. Si la Pentecôte est à ses yeux une date si mémorable, c’est parce qu’un autre prodige, qui reste caché pour nous derrière notre explication littérale du texte, s’est alors accompli au fond de l’âme des disciples réunis; c’est parce que tous en même temps se sentirent saisis d’une inspiration involontaire et souveraine qui les contraignit à baisser la tête et à renier leur sagesse humaine, à prier sans souci des mots articulés par leurs lèvres, à épancher naïvement, chacun dans sa langue maternelle, ce qui se disait en lui malgré lui-même. A partir de ce moment, l’humanité a été émancipée des religions externes et nationales qui n’étaient que l’accomplissement de certains rites fixés par un code immuable et la répétition de certains mots consacrés dans un idiome sacramentel. C’était bien l’Esprit qui venait de s’emparer de la terre pour y verser une vie nouvelle et pour donner aux âmes le don de communiquer entre elles malgré la diversité des idiomes; c’était bien lui qui venait de révéler la foi et la religion de la conscience : la foi, qui consiste à croire que nous sommes des temples où un oracle céleste se fait entendre dans le silence de nos instincts égoïstes; le culte, qui consiste à obéir à la libre loi de ce divin principe, à traduire librement dans nos paroles et nos actes ce qu’il suggère à chacun de nous et ce qui est sûr d’être compris de tous, puisque c’est la voix même de l’Esprit qui a été promis à tous, et qui se manifeste précisément par l’unanimité de tous.

Cependant, si M. Bunsen se rapproche ainsi de M. de Pressensé, et en général de la théologie moderne, par sa foi à l’inspiration, on s’aperçoit vite qu’il est bien plus rationaliste, qu’il grandit bien davantage les facultés naturelles de l’homme et le rôle de sa volonté. Le désaccord ne s’arrête pas là : M. Bunsen a encore une tendance pratique qui l’entraîne presque en dehors des principes fondamentaux de la réforme. Il attache aux actes une importance si capitale, que la masse des protestans l’accuseraient de revenir à l’idée des mérites et d’attribuer à l’homme le pouvoir de se justifier lui-même par ses œuvres. Comme historien, il n’en faut pas davantage pour que ses jugemens ne s’accordent point avec ceux de M. de Pressensé. Comparativement, l’écrivain français a peu de respect pour l’église du IIe et du IIIe siècle. A ses yeux, la dégénération commence dès le lendemain de l’âge apostolique. L’ascétisme des gnostiques le frappe surtout comme un retour au dualisme païen, à la vieille doctrine asiatique qui plaçait la cause du mal dans la matière, et n’avait à recommander que l’anéantissement. Le parti orthodoxe d’un autre côté lui semble sur le bord d’une autre rechute : l’idée de la loi, c’est-à-dire la tendance à considérer le christianisme comme une simple ordonnance, reparaît déjà chez les Ignace et les Polycarpe; la foi est seulement considérée comme la première des œuvres, et la religion devient de nouveau un effort pour gagner la faveur du ciel, au lieu d’être un long acte de glorification pour le salut gratuit. En un mot, c’est une renaissance marquée de l’esprit judaïque, qui, en se combinant avec le dualisme ascétique, achèvera bientôt de constituer la doctrine de Rome. Le point de vue de M. Bunsen est entièrement différent : tout en étant aussi ennemi des idées judaïques, il découvre dans le mouvement postérieur aux apôtres une expansion légitime, et non une décadence. Il est tout particulièrement attiré par le développement que prend alors la vie chrétienne, l’application de l’esprit nouveau aux rapports publics et privés des hommes, car, avec sa tendance pratique, cette application-là ne lui apparaît pas seulement comme une manifestation du christianisme : elle lui apparaît en outre comme une partie de son essence. Partout il s’attache à dessiner nettement et à mettre en présence les deux élémens qui ne cessent pas d’être à l’œuvre dans l’église anté-nicéenne : d’un côté les hommes de pensée et de dogme comme saint Paul, de l’autre les hommes de gouvernement et d’action comme saint Pierre; ici la Grèce aux instincts métaphysiques, là l’Occident latin avec sa pensée fixée sur la terre et sur le présent; ici le dogme qui se formule et qui devient le noyau d’une philosophie et d’une science chrétiennes en se combinant avec les connaissances et les idées du monde grec et romain, là l’existence de la congrégation avec ses règlemens pour l’admission des catéchumènes, ses assemblées de prières, ses diacres chargés d’assister les pauvres, ses veuves ayant mission de visiter les malades, ses mille moyens institués pour entretenir l’intimité fraternelle et pour faire de ses membres non pas des croyans isolés, mais des chrétiens associés par un même vœu, unis dans une même volonté et veillant sans cesse à ce que nul ne soit infidèle aux principes de la corporation. Ce dernier côté, tout social et tout pratique, occupe une telle place dans la pensée de M. Bunsen, qu’il a consacré une moitié de son étude historique à le reconstruire. Il en a cherché surtout les traces dans les constitutions ou ordonnances qui sont attribuées aux apôtres, quoiqu’en réalité elles soient seulement un recueil très interpolé et très défiguré des liturgies et des coutumes disciplinaires adoptées peu à peu dans les premières églises. M. Bunsen lui-même a dû rétablir d’abord le texte de l’antique monument, ou plutôt en retrouver les élémens originaux et authentiques au milieu des paraphrases et des falsifications sous lesquelles ils étaient enterrés. Il s’est acquitté de cette tâche avec une rare perspicacité, dont les inductions ont été confirmées depuis par la découverte d’un ancien manuscrit syriaque.

Dans l’autre moitié de son tableau, c’est-à-dire dans celle où il nous peint l’intelligence chrétienne et la série des opinions par laquelle elle se rend graduellement compte de sa foi, M. Bunsen s’arrête tout particulièrement au mouvement d’idées qui s’opère autour du prologue de saint Jean, car c’est là que se trouve la philosophie du christianisme. Depuis Ignace et Polycarpe jusqu’à saint Clément d’Alexandrie et Origène, il suit pas à pas les modifications du dogme de la Trinité, en citant les passages qui font le mieux ressortir combien bien la doctrine de l’église primitive était éloignée du système proclamé par les conciles. Dans l’église primitive, il montre l’existence évidente de deux courans d’idées qui dominent alternativement suivant les lieux et les temps, qui par leur rencontre produisent les fluctuations de la théologie, et qui, faute de se distinguer suffisamment, ne parviennent pas à se concilier, à avoir conscience du lien qui les unit. Les intelligences abstraites s’efforcent de contempler la raison divine comme elle existe au sein même de la Divinité; les natures plus agissantes restent plus volontiers dans le monde visible : ce qui les préoccupe, c’est le Verbe du Créateur comme il s’est manifesté par la création, par l’histoire, et plus spécialement par Jésus de Nazareth. La Grèce et l’Asie inclinent d’un côté, l’église latine de l’autre. Malheureusement ni les Grecs, ni les Latins, ni ceux qui subordonnent le Fils au Père, ni ceux qui absorbent presque le Père dans le Christ historique, ne savent au juste ce qu’ils font, et les uns comme les autres tombent dans des formules exclusives, qui laissent de côté une moitié de la vérité vivante. Pour les hommes de la pratique, dont la tendance doit triompher avec les conciles, le Verbe fait chair en Jésus masque trop la source et l’idéal éternel de l’esprit; pour les hommes de la métaphysique, la raison infinie fait trop oublier le céleste modèle de l’existence humaine suivant Dieu, — et ces erreurs de théorie ne sont que le symptôme d’un mal plus radical qui prépare la catastrophe de l’avenir. En même temps que le spiritualisme menace de se perdre dans de vaines rêveries allégoriques en ne respectant pas assez les faits et la lettre des Écritures, il se laisse entraîner par son dédain pour la réalité vers l’abîme d’un ascétisme inerte et destructeur. D’autre part, le sentiment pratique, en divorçant avec l’activité de la pensée, n’ouvre pas une voie moins dangereuse : il travaille sourdement à jeter la religion dans le ritualisme et dans l’asservissement hiérarchique, où la vie et la liberté de l’esprit seront un jour étouffées.

Mettre un terme à cette scission de la pensée et de l’action, rétablir l’accord de l’élément pratique et de l’élément spirituel, afin que le christianisme soit de nouveau corps et âme, telle est la nouvelle réformation pour laquelle M. Bunsen invoque le concours de tous ceux qui ont à cœur le sort de nos sociétés actuelles. Or cette réformation, il est persuadé qu’elle ne saurait avoir lieu si l’on ne rend d’abord au dogme de la Trinité ses deux pôles primitifs, sa portée philosophique et sa portée historique. Pour sa part, c’est donc à cette œuvre qu’il a voulu contribuer, et en substance voici sa solution, qui paraîtra peut-être bien abstruse; mais reculer devant ce qu’elle a d’insolite, ce serait renoncer à comprendre des idées qui représentent l’esprit d’une des grandes nations de l’Europe.

Revenant au point de départ de la raison, M. Bunsen remarque qu’elle est tour à tour entraînée à considérer Dieu dans trois sphères différentes, qui n’ont jamais été suffisamment distinguées. Dans la sphère transcendante ou métaphysique, en d’autres termes quand nous cherchons à nous représenter Dieu tel qu’il est en soi, nous ne pouvons l’imaginer que comme l’être infini qui se pense lui-même, ce qui implique que dans la conscience infinie l’être et la pensée ne sont qu’un, et ce qui nous donne cette première triade : l’être, — la pensée, ou Dieu faisant de lui-même l’objet de sa connaissance, — l’existence consciente. — Mais nous pouvons également envisager Dieu comme l’auteur et le régulateur de l’univers, et nous abordons alors une autre sphère, la sphère cosmogonique, qui n’a plus aucun rapport avec celle de l’existence absolue, sans limites et sans variations. La raison divine, devenue cause créatrice par la volonté de créer, est maintenant descendue dans le monde fini, dans les conditions du temps et de l’espace. C’est dire qu’elle se présente forcément à nous comme une évolution : au lieu d’être explicite, elle poursuit un mouvement pour se rendre explicite, et nous obtenons une seconde série d’idées qui est très expressivement rendue par les mots : Père, le créateur, l’infini ; — Fils, la création, le fini; — Esprit, l’unité du fini et de l’infini.

La création s’explique ainsi pour M. Bunsen par le dogme même de la Trinité. L’univers a été tiré du néant parce que la pensée infinie a voulu se traduire dans le temps et l’espace, et chacune des phases qu’il a traversées, depuis la matière brute avec ses aveugles affinités jusqu’à la créature intelligente et libre, est simplement un des degrés successifs de cette manifestation toujours ascendante. L’homme encore n’est qu’un nouveau théâtre où l’évolution continue son cours, et où elle doit atteindre son parfait accomplissement. Par cela seul que notre raison est sortie de la pensée créatrice, elle renferme une parcelle de divinité : pour mieux dire, elle est consubstantielle au Verbe ; elle est, dans les conditions du fini, la raison suprême elle-même, mais la raison suprême plus ou moins asservie par un principe égoïste et terrestre, plus ou moins mal arrivée à se connaître et à se posséder. C’est pour l’aider à rompre cet esclavage que le Verbe s’est incarné. Les prophètes et les justes n’avaient en eux qu’un reflet de la lumière, le Christ est la lumière même. Par sa vie et par sa mort, par sa victoire absolue sur sa personnalité, il a réalisé la manifestation complète de la divinité dans l’humanité. Dieu fait homme a pris possession de la terre, et il y a rayonné pour qu’à son éclat la céleste parcelle qui est en nous tous reconnût son origine, pour que par l’attrait de son divin prototype et par son élan vers lui elle parvînt à se développer entièrement. Est-ce en conséquence d’une chute originelle que cette assistance a été nécessaire, ou notre première condition morale est-elle seulement une sorte d’état embryonnaire? Est-ce d’ailleurs par une influence surnaturelle que le Christ nous élève à une vie supérieure, ou n’est-ce que par l’ascendant de l’exemple? Il serait peut-être dangereux de trop chercher à préciser sur ces points l’opinion de M. Bunsen. Je me permettrai seulement un rapprochement : dans la pensée des catholiques, le Christ est presque exclusivement la victime qui a acheté le pardon de tous; dans celle des protestans, il est le sauveur qui offre en même temps le pardon et la régénération. Pour M. Bunsen, ce n’est plus ni l’idée de pardon, ni celle de régénération qui sont au premier plan : il aime à employer un langage qui offre plutôt à l’esprit l’image d’un progrès et d’une croissance continue que celle d’une réhabilitation. Le Christ, comme le présente M. Bunsen, est avant tout l’accomplissement des aspirations et des prophéties du passé et la porte des destinées futures; il est l’échelon qui conduit à la vie supérieure, à la période dernière où le principe divin de notre être, après avoir de plus en plus étendu ses conquêtes sur l’élément charnel, finira un jour par l’anéantir sur la terre, et où l’humanité deviendra ainsi la pleine expression de la pensée de Dieu. A cet égard, M. Bunsen ne met aucune limite à ses espérances. La perspective de cette espèce de millénium, de cette divinisation future de l’univers, est plus pour lui qu’une certitude; elle est la conviction d’où découlent toutes ses convictions, car l’œuvre de spiritualisation commencée par l’incarnation du verbe ne saurait être interrompue par les hommes. Pour qu’elle se poursuivît sans relâche et n’eût d’autre terme que sa réalisation parfaite, le Christ en partant a laissé derrière lui l’Esprit saint, l’esprit de force et de lumière qui a été promis à l’église, et qui jusqu’à la fin des temps doit demeurer partout où plusieurs fidèles seront réunis pour prier.

En suivant ainsi la pensée divine comme elle se manifeste dans l’humanité, nous avons quitté la sphère cosmogonique proprement dite. C’est dans l’ordre moral, ou, pour parler la langue de l’auteur, dans l’ordre anthropologique et historique que nous sommes entrés, et là encore Dieu s’est montré à nous sous un triple aspect, que M. Bunsen définit toujours par les mêmes termes, Père, Fils et Saint-Esprit, mais en donnant à ces termes une signification grosse de conséquences. Par le Fils, il entend également le Christ et l’homme individuel, le Christ comme l’incarnation complète du Verbe, l’homme comme sa manifestation plus ou moins imparfaite; par l’Esprit saint, il veut dire l’église ou l’ensemble des croyans, l’humanité ou l’ensemble des hommes. Peu importe qu’au premier abord on ait quelque peine à saisir comment cette troisième personne qui, en Dieu, est l’existence consciente ou l’unité de l’être et de la pensée, se trouve représentée dans la sphère historique par la société totale des chrétiens et par la totalité des hommes. Ce que M. Bunsen veut affirmer par là et ce qu’il énonce très catégoriquement, c’est que le régime démocratique est seul de droit divin dans la communauté chrétienne; c’est que le don de connaître la vérité n’a point été réservé à un homme spécial, ni à aucune caste sacerdotale distincte des croyans ordinaires; c’est que la totalité des fidèles laïques est l’organe de l’Esprit saint, et que l’union de Dieu et de l’homme, que l’unité de la raison humaine et de la raison infinie ne se manifeste et ne se réalise que dans la conscience collective et unanime des chrétiens. En somme, on se tromperait du tout au tout en jugeant sur l’apparence que M. Bunsen est purement un penseur perdu dans les abstractions. Il a une intention très arrêtée, qui sait parfaitement ce qu’elle veut, et qui veut s’appliquer dans la vie quotidienne comme dans les moindres détails du culte, dans les institutions civiles comme dans la constitution de l’église. Seulement l’homme positif chez lui est doublé d’un métaphysicien allemand, et il nous en donne des preuves très curieuses. Convaincu par exemple que le véritable sens du christianisme s’est surtout obscurci par suite des fausses interprétations auxquelles les formules sémitiques de l’Écriture ont donné lieu, il a entrepris de traduire ces métaphores et ces sentimens d’une autre race dans la langue abstraite et logique des fils de Japhet. Traduire ici n’est point employé au figuré; il s’agit à la lettre de tableaux synoptiques où l’auteur a transcrit sur une colonne les passages de l’Évangile qui ont trait à la Trinité et aux desseins de Dieu sur l’humanité, tandis que dans une autre colonne il en présente l’équivalent philosophique. Et ce n’est pas tout: il a courageusement rédigé encore une sorte de glossaire dans lequel les principaux termes de l’Ancien et du Nouveau-Testament sont expliqués par les idées qui leur correspondent dans la pensée moderne. Nous connaissons déjà le sens japhétique des mots Père et Fils ; Satan ou le démon a pour synonyme l’égoïsme, le principe personnel et terrestre; la vie éternelle, où l’on entre par le Christ, signifie le triomphe en nous du principe spirituel, dont le propre est d’être infini, éternel, au-dessus du temps et de l’espace.

Dans cette philosophie, il y a beaucoup de choses dont la théologie moderne n’accepterait pas la responsabilité. En réalité, M. Bunsen ne garde guère de la théorie protestante qu’une foi mystique, qui s’allie assez étrangement avec la croyance rationaliste que l’intelligence et la conscience naturelle sont pour nous les interprètes de la pensée divine. Supprimez le dogme du salut gratuit et de l’impuissance humaine; supprimez l’idée que l’homme, pour trouver le repos, aurait besoin d’effacer ses fautes et de se purger des vices qui les lui ont fait commettre, et que cependant il se sent incapable de se donner lui-même ce qui lui est indispensable; supprimez le pardon et la régénération : dès lors il n’y a plus de protestantisme, et suivant les protestans il n’y a plus de christianisme. Si l’homme n’est pas impuissant à expier et à se sanctifier, l’intervention de Dieu sur la terre n’a pas de raison d’être, et la religion de la rédemption a perdu ce qui lui donnait prise sur nous, ce qui en faisait le complément de notre humanité. Eh bien! c’est cette idée que M. Bunsen supprime, ou peu s’en faut, par le rôle immense qu’il donne à la volonté et à la liberté. Il est moins frappé de ce que la théorie protestante a de profond comme expression du fait réel de l’âme humaine que de ce qu’elle laisse à désirer comme système moral et comme moyen de direction. Il voit surtout une difficulté qu’elle ne tranche pas : celle du devoir, celle des efforts que nous sommes tenus de faire contre nos penchans. Comment parler du devoir, quand on ne reconnaît pas d’autre sainteté valable que la régénération de l’âme, que la possession d’une nouvelle nature morale instinctivement portée à tout bien ? Le devoir suppose une lutte, une nécessité que l’on s’impose à contre-cœur, et c’est ne pas être régénéré que d’avoir encore de mauvaises inclinations à surmonter. Le protestantisme part d’une victoire déjà remportée; à ceux qui ne peuvent point se passer du devoir, il n’a rien à dire, sinon qu’ils n’ont pas encore la foi qui change le cœur, et que cette foi, il faut qu’ils l’obtiennent. M. Bunsen, au contraire, insère dans le dogme même la nécessité de la lutte et l’action incessante de la volonté, qui est toujours obligée parce qu’elle est toujours libre. Les œuvres, dans son système, ne sont plus seulement ce qui découle de l’état de grâce que la foi seule procure; la détermination d’agir et l’immolation en nous du mauvais principe d’action sont cause et partie intégrante de cet état. A proprement parler, on n’est plus sauvé par les seuls mérites du Christ : le Christ a ouvert la voie, il a enseigné et accompli en lui-même le sacrifice modèle, le parfait triomphe de la nature divine sur la nature humaine; mais il s’agit pour chaque homme de réaliser de son côté une semblable victoire. Le vœu d’immoler notre personnalité est le seul baptême efficace, et ce qui nous rend chrétien, ce n’est pas précisément une conversion subie et qui s’effectue à un moment donné, c’est une oblation de tous les instans, c’est l’accomplissement quotidien de notre renonciation à l’égoïsme et de notre serment de fidélité à l’Esprit.

Jamais certainement aucune doctrine protestante n’avait eu des tendances aussi pratiques, et cependant M. Bunsen conserve, en l’exaltant encore, tout le spiritualisme qui, chez les protestans, s’est appuyé sur la doctrine du salut par la foi seule. Nul n’est plus éloigné que lui de se rejeter sur la doctrine opposée des bonnes œuvres, de ne pas lever les yeux au-dessus de la rectitude de la conduite. Il va jusqu’à ouvrir devant l’homme la perspective de la perfection infinie : le but qu’il lui propose, c’est de monter au sommet de l’échelle des êtres, d’arriver pour ainsi dire dès ici-bas à la vie éternelle. Nul non plus n’est moins disposé que lui à revenir à l’idée d’une loi; je ne sache pas de plus belles pages, je n’en connais point qui respirent autant l’ivresse des hautes aspirations que celles où il retrace la lutte de l’église contre le parti judaïsant, contre cet esprit juif qui n’avait jamais pu combler la distance de l’homme à Dieu, et qui «menait tout droit à la servitude morale, en ne considérant le Créateur que comme un pouvoir et un maître. » Déjà, dit-il, sous l’influence de la libre inspiration, il s’était fondé quelque chose comme une société : les sentimens chrétiens avaient spontanément enfanté un mariage chrétien, une paternité chrétienne, un nouvel ensemble de rapports publics et privés. Convenait-il de prévenir les rechutes en rendant à jamais obligatoires ces coutumes déjà établies et en les enjoignant comme une partie du culte exigé? D’honnêtes esprits le pensaient. Honnêtetés aveugles et cœurs pusillanimes! Ils ne comprenaient pas que, pour empêcher les individus de s’égarer dans leurs voies, ils proposaient d’étouffer en eux la vie de l’âme. S’engager sur cette pente, c’eût été décider que la religion du Christ ne serait qu’un rituel et un règlement social; c’eût été condamner le chrétien à être l’esclave d’une autorité qui l’aurait empêché d’être fidèle à sa conscience ; c’eût été vouloir qu’il ne fût plus un être moral, un être constamment mû par son propre sentiment du devoir moral.

Donc liberté entière dans le devoir, activité incessante sous l’inspi- ration de la conscience personnelle christianisée par la foi, à chacun le privilège et l’obligation de soumettre son âme à l’Esprit, pour s’efforcer ensuite de réaliser dans ses actes ce que l’Esprit lui dicte à lui-même, et, comme condition première de ce christianisme vivant, la liberté complète de la pensée chrétienne, de la raison appliquée à l’interprétation des Écritures et à la spéculation philosophique, voilà en quelques mots la théorie de M. Bunsen. « Qui peut s’imaginer, demande-t-il avec dédain, que l’on guérira la misère de notre temps, et que l’on relèvera le christianisme de son affaissement en redoublant de sévérité pour sommer les peuples et les individus de faire tout ce que le clergé a ordonné, ou est en train d’ordonner, ou pourra plus tard ordonner, avec promesse du ciel pour ceux qui le feront et menace de l’enfer pour ceux qui ne le feront pas? » Sa conviction à lui est diamétralement opposée. C’est à l’asservissement des intelligences, c’est aux confessions de foi, aux conciles d’évêques et à tous les pouvoirs qui, pour diriger les individus, les ont habitués à ne pas consulter leur oracle intérieur, qu’il fait remonter comme à leur source l’incrédulité des temps modernes et la désorganisation sociale qui en est sortie; c’est par l’abolition du servage spirituel, par la suppression de toutes les législations et de tous les législateurs terrestres qui se sont placés entre le chrétien et Dieu, qu’il espère rendre les âmes à la suprématie de l’Esprit saint. Et cependant M. Bunsen est clairement un homme de ferveur encore plus qu’un croyant de tête ; là même est son titre d’honneur. Tout en désirant ce que désiraient les Wesley, les Spener et les autres apôtres de la religion du cœur, il n’a pas leur côté exclusif. En besoin chez eux étouffait l’autre, et pour accroître l’intensité des sentimens, ils tendaient plus ou moins à sacrifier les intelligences en les détournant de la discussion des doctrines, tandis que M. Bunsen, avec sa nature plus ouverte de tous les côtés, vise précisément à ranimer les affections en réveillant l’activité des pensées. Il demande l’indépendance de la raison, parce que l’examen empêche d’oublier. Il veut que le christianisme soit le domaine où s’exercent toutes nos forces intellectuelles, qu’il soit la philosophie où se condensent toute notre expérience et toutes nos conceptions, et cela afin que la foi pénètre dans les volontés et dans les consciences par toutes les avenues des esprits. « C’est ravaler la révélation, écrit-il, que de la traiter comme une vérité tout externe, qui ne laisse rien à faire à l’homme, et qui, selon le mot d’un adorateur de la lettre, eût pu tout aussi bien être octroyée à un chien, si tel eût été le bon plaisir de Dieu. » — « La révélation, ajoute-t-il ailleurs en répétant une parole du révérend Maurice, ne fait pas la vérité, elle n’en est que renonciation. » Mais est-il certain que la raison, entièrement livrée à elle-même, s’accordera dans ses conclusions avec l’Évangile? Pour M. Bunsen, il n’y a pas même place au doute. Supposer qu’il en puisse être autrement, c’est manquer de foi, c’est nier que le christianisme soit la vérité, puisque, s’il est vrai, il ne petit être contraire à la raison. On ne saurait rien désirer de plus rationaliste : cela revient presque au vieil axiome que tout ce qui est inconcevable pour notre raison est par là même convaincu d’être l’absurde, l’impossible, le déraisonnable absolu.

Seulement, comme l’ajoute encore M. Bunsen, cette indépendance de la pensée individuelle exige d’autre part un retour sérieux aux mœurs fraternelles de la congrégation. Il n’y a qu’un moyen de rendre à la spéculation ses droits légitimes sans qu’elle compromette l’accord et la charité; ce moyen, c’est de reconstituer le christianisme collectif et agissant, c’est de renouer entre les chrétiens isolés un autre lien d’union en faisant d’eux à chaque instant de véritables collaborateurs, en leur rendant un ensemble de droits et de devoirs ecclésiastiques qui les appellent journellement à délibérer en commun, à poursuivre en commun une même fin. L’esprit d’isolement est le schisme universel de notre époque; il est nécessaire que le baiser de paix et la communion redeviennent une vérité, que la masse aujourd’hui disséminée des croyans se réorganise comme société en commençant dans la congrégation son travail de cohésion. Tout d’abord le culte doit de nouveau servir à mettre les membres du même groupe en rapport intime les uns avec les autres, à donner part à tous dans la vie de chacun en rattachant les événemens et les devoirs domestiques aux prières publiques de la communauté. Ainsi, à l’égard du baptême des enfans, M. Bunsen se prononce contre l’usage qui en fait comme une cérémonie clandestine. Il souhaiterait que chaque année quatre dimanches fussent réservés pour un service baptismal. Ces jours-là, et rien que ces jours-là, tous les enfans nés depuis le dernier service seraient solennellement présentés à l’église, et leur réception, ainsi que l’engagement pris par les parens de leur donner une éducation chrétienne, formerait le fond de l’office, auquel la congrégation entière serait appelée à se joindre. En dehors du culte spirituel, qui associe les fidèles par un même vœu d’amour envers Dieu et d’amour pour les hommes, M. Bunsen réclame également l’association pour tout ce qui rentre dans le culte pratique, c’est-à-dire dans l’accomplissement de ce vœu. Il regarde comme un des grands événemens de notre temps l’établissement des diaconats de femmes et des missions intérieures, qui ont déjà ouvert la voie vers une nouvelle ère où l’assistance des pauvres, le soulagement des malades et toutes les autres formes de la bienfaisance seront littéralement des fonctions de la vie congrégationiste. Les synodes de l’église unie d’Allemagne, avec le rôle qu’y joue l’élément laïque, lui semblent encore une innovation de la plus haute portée, en ce sens surtout qu’ils préparent une réforme plus large qui rendra aux congrégations l’administration de leurs propres affaires, et qui transformera ainsi le troupeau passif du prêtre en une corporation pensante et responsable, sans cesse occupée de ses intérêts religieux.

Ici encore, pour organiser comme pour raviver, c’est en la liberté que M. Bunsen met toute sa confiance. Autant que les anciens puritains, il entend que l’église soit réellement une communauté de saints, et que nul n’y entre ou n’y demeure s’il n’est dévoué au pacte de la société, et s’il n’y conforme sa conduite. Toutefois la question de la discipline, remarque-t-il, a été rendue insoluble par le développement du pouvoir clérical. Si, comme les puritains, on prétend obliger tous les fidèles à la sainteté en donnant aux ministres le droit de surveiller, d’admonester et d’excommunier, on tombe dans un régime d’inquisition qui pousse à l’hypocrisie, et qui exclut la faiblesse repentante, en même temps qu’il se rend insupportable par sa tyrannie. Si en raison de ces dangers de la sévérité on relâche la discipline, on affaiblit chez tous la voix de la conscience; à la place d’un système impraticable, on a un système malhonnête qui fait de l’église un mensonge, et qui ne peut plus contribuer à élever les individus et les peuples au sentiment de la responsabilité morale. Pour que la congrégation puisse devenir ce qu’elle doit être, pour qu’elle soit effectivement un bataillon sacré de croyans unanimes dans leur foi, sincèrement confédérés en vue de la mettre en pratique, chacun de son côté et tous par leurs efforts conjoints, il faut d’abord que l’association ne se recrute que par des adhésions volontaires; il faut ensuite qu’à chaque instant la volonté de tous ses membres détermine seule la foi et la règle qu’ils sont tenus d’accepter sous peine de renoncer à l’association.

En conséquence, plus d’église d’état et plus de loi civile qui enjoigne le baptême ou l’acceptation d’un formulaire quelconque, plus d’autorité sacerdotale qui accapare le privilège de dicter aux laïques une loi religieuse qu’ils n’ont pas votée eux-mêmes d’après leurs convictions, plus de hiérarchie générale qui, pour plier toutes les congrégations à l’uniformité, enlève à chacune d’elles la liberté de sa propre conscience. Ce n’est pas à dire pourtant que dans ses plans M. Bunsen soit aussi entier qu’on pourrait le supposer souvent d’après ses paroles. En réalité, il n’abandonne pas l’individu à lui seul, puisqu’il pose en principe que c’est la congrégation ou, comme il dit, la conscience collective qui est l’interprète de l’Esprit saint. D’ailleurs il conserve un épiscopat mitigé : il propose que les paroisses forment des groupes ou petites églises, ayant chacune un président nommé plus ou moins directement par l’ensemble des fidèles et chargé d’administrer en chef, sous la surveillance de l’assemblée générale., Mais quant à ces petites églises, elles sont entièrement laissées à la merci de la folie ou de la sagesse, de l’esprit de foi ou d’incrédulité qui pourra dominer chez la majorité de leurs membres, car même en matière de dogme la puissance législative ne doit appartenir qu’à la communauté. D’un autre côté, entre ces divers états souverains, M. Bunsen ne laisse subsister aucun lien obligatoire, aucune autorité qui offre une garantie contre les conflits, si les congrégations tendaient à entrer en conflit. La province ecclésiastique doit avoir pour unique base de libres conférences régularisées par des synodes où siégeront à la fois les évêques, les délégués du clergé et les représentans laïques des paroisses. La nation religieuse de même ne saurait être qu’une fédération entre les diverses communions chrétiennes, fédération entretenue par une même liturgie acceptée de tous, mais acceptée seulement avec faculté pour chacun d’omettre les passages relatifs à des questions controversées.

Et ce n’est encore là qu’une faible partie des résultats que M. Bunsen attend de la liberté chrétienne. Nul n’a jamais été plus pratique que lui : l’application du christianisme comme il la conçoit va bien au-delà de tout ce qu’avait rêvé le moyen âge, de tout ce qu’il avait tenté d’accomplir par la suprématie universelle du pouvoir spirituel. C’est l’homme entier que M. Bunsen enveloppe dans le christianisme pour faire cesser la lutte intérieure qui l’épuisé. Au moral, nous avons tous un peu la maladie de Bright : notre âme s’est scindée. A côté du croyant qui peut se trouver en nous, il y a un savant incrédule, un penseur, un commerçant, un poète qui ont chacun sa loi à part, un citoyen qui ne reconnaît plus la morale que la conscience enjoint pour la conduite de l’individu. Ce chaos que nous portons dans notre sein, l’ambition, l’espoir de M. Bunsen est de le ramener à l’harmonie; il aspire à reconstruire des organismes parfaits en replaçant l’inspiration chrétienne au centre de notre être et en faisant d’elle le mobile premier de nos pensées, de nos sentimens, de toute notre activité. Pour lui, il n’existe pas de distinction entre le temporel et le spirituel; il n’existe pas de domaine politique ni de domaine religieux, pas d’œuvre qui soit de l’église ni d’œuvre qui soit de l’état. « La seule œuvre divinement bonne est de vivre dans la foi et de remplir dans la foi la tâche qui nous est assignée, qu’elle soit en haut ou en bas, qu’elle soit celle du prince ou du philosophe, de l’homme d’église ou du cordonnier. Et de même que la réalisation de l’esprit chrétien est plus complète dans le mariage que dans la vie solitaire, plus complète dans la congrégation que dans la famille, ainsi en est-il dans la nation comme nation, au moyen d’un état constitué chrétiennement. » Jusqu’où s’étend le sens de ces paroles, M. Bunsen ne nous permet pas de le méconnaître. Il ne veut pas dire seulement que notre foi religieuse doit aussi nous diriger dans notre vie publique : il est persuadé que la liberté civile est une partie inhérente du christianisme, et que la communion des enfans de Dieu, révélée par le Fils et voulue par le Père, ne sera point une vérité tant qu’il y aura des gouvernans et des gouvernés, « tant que l’empire de la force et de la crainte, comme celui de l’égoïsme et de la volonté personnelle, n’aura point été détruit dans nos régimes sociaux pour faire place au seul empire de l’amour et de la vérité, de la loi intérieure et de la liberté intellectuelle. » Comment doit s’établir ce règne public de l’Évangile? M. Bunsen ne prétend pas le préciser : il n’a rien de ces réformateurs qui se présentent avec une recette pour transformer à vue les sociétés; seulement il tient pour certain que les lois de l’univers et le plan divin, comme ils se sont révélés dans le passé, annoncent et réclament une ère future où « le Christ, après s’être fait homme, se fera humanité. » Sa foi chrétienne, on l’a vu, est une foi sans bornes en un progrès dont le but nécessaire est la perfection suprême : il croit qu’en créant la terre et en lui donnant l’Évangile, Dieu a voulu que l’Esprit saint arrivât de conquête en conquête à la posséder tout entière, et l’heure lui semble venue où les peuples sont comme sommés d’obéir à cette invincible volonté en christianisant enfin leurs institutions, leurs législations, leurs caractères nationaux. Au sein de nos sociétés européennes, la désorganisation, longtemps masquée comme une gangrène intérieure, a éclaté de toutes parts, et pour qui veut ouvrir les yeux, elle a écrit en gros caractères la condamnation de notre philosophie politique : elle a démontré que nous avions tenté l’impossible en cherchant à édifier nos constitutions sur l’intérêt général bien interprété par l’expérience, et qu’il est aussi insensé d’espérer unir les hommes par l’égoïsme collectif que par l’égoïsme personnel. Les nations sont libres aussi bien que les individus ; mais les desseins de Dieu veulent passer, et ils passeront sans porter atteinte à la liberté : ils passeront par cela seul que les germes de mort finiront par porter leurs fruits de mort, et que les sociétés qui s’obstineront à s’organiser au moyen du principe de toute désorganisation seront tuées par leur propre aveuglement.

Pour porter la question sur un terrain plus familier, M. Bunsen s’inscrit en faux contre la sagesse de notre temps, qui s’imagine avoir réglé les rapports de la religion et de la société civile en proclamant la séparation de l’église et de l’état, c’est-à-dire en posant face à face un état sans religion et une religion sans influence sur la marche de la société. Il ne veut pas que le pouvoir ecclésiastique commande au magistrat, ni que le pouvoir politique régente les consciences ; mais, pour empêcher à la fois ces deux tyrannies, le moyen auquel il s’arrête est d’anéantir l’autorité sacerdotale, de restituer d’abord à la communauté chrétienne la liberté qui lui a été enlevée, et d’étendre ensuite la même liberté à la communauté civile. Que les fidèles réunis en congrégation redeviennent les seuls arbitres de leur propre croyances, que les mêmes hommes qui en qualité de citoyens nomment leurs députés élisent aussi en qualité de chrétiens leurs évêques et leurs ministres, que la règle, en matière ecclésiastique Comme en matière politique, procède librement de ceux qui doivent s’y soumettre : de cette façon, l’antagonisme de l’église et de l’état cesse d’exister. Il n’y a plus qu’une seule et même nation qui siège tour à tour en synodes et en parlemens, qui s’administre ecclésiastiquement et civilement sous l’inspiration des mêmes sentimens et des mêmes convictions, qui des deux côtés poursuit le même but en se donnant pour lois les obligations qu’elle veut s’imposer pour obéir à sa conscience. De la sorte, le parlement n’est qu’un organe par lequel la nation religieuse applique incessamment sa foi, et la porte est ouverte pour que le règne de Dieu arrive dans la vie commune et publique des peuples aussi bien que dans les âmes individuelles. Sur ce point, je laisserai cependant les idées de M. Bunsen dans le vague où il les laisse lui-même, en observant qu’il ne faudrait pas les confondre avec celles d’un homme qui a été son ami de cœur et d’intelligence, qui s’est fait aussi un nom par l’ardeur avec laquelle il réclamait l’identification de l’église et de l’état. Le docteur Arnold, car c’est de lui qu’il s’agit, voulait que la société adoptât les principes de l’Évangile, et qu’en matière civile au moins elle usât de la force des lois pour prohiber les actes opposés à ces principes. M. Bunsen au contraire repousse sous toutes ses formes la protection de l’église par la police; il parle de la conversion de Constantin comme d’une époque funeste, parce qu’elle nous a valu les religions d’état, la ligue entre l’épée et la mitre, entre Babylone et Jérusalem. Or, pour lui, ce double despotisme est la grande apostasie qui a jeté le monde hors des voies du christianisme. Le pouvoir matériel une fois mis à la place du pouvoir de l’Esprit saint, il n’est rien resté de la religion morale que le Christ était venu enseigner aux hommes. Pour résumer d’un mot les idées de M. Bunsen, l’auteur de Christianity and Mankind n’a foi qu’en la liberté; il a condensé lui-même son credo dans ces quelques paroles : « Entre les individus comme entre les sectes et les nations, l’harmonie ne saurait être établie que par le grand principe de la réforme et par le régime de liberté politique qui en est sorti. Ce grand principe, c’est la responsabilité morale individuelle, fondée sur la foi individuelle au Christ. Une telle foi en effet engendre nécessairement le sentiment de responsabilité; le sentiment de responsabilité produit l’empire sur soi, l’empire sur soi permet et amène la liberté politique, et cette liberté politique est la seule sauvegarde en même temps qu’elle est le fruit de la liberté religieuse. Les deux libertés ensemble rendent possible la tolérance matérielle sans indifférence, et préparent le temps où la divine charité doit seule régner en souveraine sur la terre. »


III.

En cherchant à rendre compte de ce vaste système de philosophie religieuse, je n’ai pu donner qu’une faible idée de ce qui en fait pourtant le caractère le plus saillant : je veux parler de la riche et puissante nature qui s’y reflète. On sent que les opinions de l’auteur ne sont pas de simples jugemens, qu’elles adhèrent à tout l’ensemble de ses affections, de ses volontés et de ses sentimens moraux. M. Bunsen est sorti victorieux de la bataille de la vie : il a su conquérir l’unité de son être; il est parvenu à concilier entre elles ses diverses facultés pour se créer une véritable individualité, et dans tout ce qu’il dit on le retrouve tout entier: sous ses moindres paroles, on devine une pensée intérieure qui a l’infini de l’âme humaine. Quant à sa doctrine en elle-même, elle a de quoi attirer à la fois les esprits philosophiques, les consciences honnêtes et les jeunes enthousiasmes qui se plaisent aux espérances sans limites. En appuyant peu sur la déchéance originelle, en présentant surtout le Christ comme l’initiateur des destinées futures, en faisant également appel aux aspirations mystiques et aux énergies actives, en accordant par-dessus tout à la raison autant d’autorité et de liberté qu’elle en a jamais pu ambitionner, il a certainement donné une interprétation du christianisme qui, au point de vue théorique, est plus facile à admettre que les anciennes théologies. Mais si l’on envisage son système au point de vue d’une application possible, alors, au lieu d’un corps d’idées qui s’accordent exactement entre elles, on a devant soi un plan qui est loin de s’accorder aussi bien avec les nécessités de ce monde. M. Bunsen a beau suivre la méthode historique, il ne s’appuie qu’en apparence sur le témoignage des faits. En réalité, il est par instinct un penseur a priori, un idéaliste qui part de ses propres idées pour décider ce que doivent être les faits. Devant le tribunal de la raison, qui juge de l’avenir d’après le passé, ses conclusions ne se tiennent pas debout. Sa logique se réduit littéralement à ceci : sous prétexte que le faux christianisme et la fausse uniformité qui résultent de la contrainte sont le contraire de la religion et de l’unanimité véritables, qui proviennent de la conviction et de l’amour, l’auteur de Christianisme et Humanité commence par faire disparaître toutes les autorités et les législations, et il se borne ensuite à espérer que la foi et la charité ne pourront manquer de régner d’elles-mêmes dans les âmes, du moment où on ne fera plus rien pour en chasser la discorde et l’incrédulité. En d’autres termes, il raisonne comme ont raisonné tant d’enthousiastes politiques, tant de frères du libre esprit, qui ont rejeté sur les lois la faute des égaremens qu’elles cherchaient à prévenir. Tous les moyens qui ont été imaginés pour empêcher les hommes de céder aux entraînemens de leur ignorance ou de leurs vices lui apparaissent seulement comme des usurpations qui les ont empêchés d’être gouvernés par leur conscience et leur raison, et il croit qu’il suffit d’en finir avec toutes ces précautions organisées contre les mauvaises inspirations pour que nous soyons assurés d’avoir les bonnes inspirations et de n’obéir qu’à elles. À vrai dire, M. Bunsen est tout absorbé par la préoccupation de raviver la foi, et, les yeux tournés vers ce but, il a pleinement raison de soutenir que les formulaires et les directeurs qui veulent dicter la vérité en enlevant aux individus la liberté de se former leur propre conviction finissent infailliblement par amener l’indifférence universelle; mais sur l’autre côté de la question, c’est-à-dire sur la constitution qui convient à l’église, il s’en tient à la croyance que nulle constitution n’est nécessaire. Il est convaincu que Dieu veut le triomphe final et universel du principe spirituel dans l’humanité, et que la volonté du Tout-Puissant est certaine d’être la plus forte. Si c’était là une erreur et si la vérité était par hasard, je ne dirai pas du côté de ceux qui nient, mais de ceux qui comprennent autrement l’Esprit saint; si elle était du côté des chrétiens aux yeux desquels l’Esprit est surtout l’influence qui touche et gagne le cœur, tandis que c’est plutôt l’Écriture et l’enseignement humain qui sont chargés de communiquer la vérité, tout le système de M. Bunsen tomberait en pièces. A juger d’après l’expérience, répéterai-je, il n’y a que trop lieu de présumer que toutes ces congrégations et ces individualités indépendantes, toutes ces petites sociétés livrées au vote des majorités, ces mille molécules dégagées de tout lien obligatoire et rendues à leurs seules affinités, courraient grand risque d’écouter souvent l’esprit qui n’inspire pas l’union, la raison qui ne pousse pas à l’Évangile.

Je ne veux point oublier toutefois que le passé ne sait pas tout et ne peut pas tout prophétiser. L’avenir n’est pas uniquement une reproduction, il est aussi un avènement, et quand il est question de ce que les hommes peuvent devenir un jour, on n’est plus dans le domaine du jugement : on est dans la sphère légitime du sentiment, dans celle où l’on a droit, où l’on est même forcé de tirer ses espérances de ses désirs et ses volontés de ses tendances, sous peine d’être condamné à rester dans l’indécision. Le rêve de M. Bunsen ne se réalisera-t-il donc jamais? Ne viendra-t-il pas un temps où, sans que les individus renoncent à leur liberté, leur conscience suffira pour les bien conduire, où il ne sera plus nécessaire que des multitudes soient soumises à une loi qu’elles n’ont pas faite, où les sociétés seront capables de fonctionner harmonieusement sans qu’il soit besoin d’une administration dont l’efficacité soit garantie par les vices même des administrateurs, par l’intérêt qu’ils ont, comme caste distincte, à soutenir la législation et le gouvernement auxquels sont attachés leur bien-être et leur importance sociale? Ne viendra-t-il pas un temps où l’humanité en un mot ne sera plus dans le terrible dilemme de subir des pouvoirs qui lui enlèvent le droit d’obéir à sa conscience, ou de n’user de sa liberté que pour se rendre la vie impossible? Heureux ceux qui croient! Pour ma part, je sens péniblement qu’en tout cas nous sommes loin de cette ère heureuse; mais ce n’est pas une raison pour que l’espérance ne soit pas bonne aussi et n’ait pas son utile mission ici-bas. Les uns, avec plus d’intelligence que d’imagination, sont portés à se rendre compte des mobiles qui jusqu’à ce jour ont déterminé les actions humaines; les autres accomplissent peut-être une tâche plus noble en imaginant, sous la dictée de leurs aspirations, un idéal qui les satisfasse mieux que la réalité du moment, et en travaillant ainsi à développer chez leurs semblables les désirs et les sympathies qui leur ont suggéré à eux-mêmes leur espérance.

Quoi qu’il doive en être de l’avenir, il y a quelque chose qui plaît souverainement : c’est de voir qu’un vieillard, un diplomate longtemps en contact avec le monde, ait conservé tant de confiance dans la nature humaine. Nous n’avons pas manqué d’hommes qui n’ont rien redouté de la liberté poussée jusqu’à la suppression de tout gouvernement, de toute loi imposée; mais s’ils avaient tant d’assurance, c’est qu’ils ne craignaient pas que les individus fussent gouvernés par leurs intérêts et leurs appétits, c’est qu’ils ne voyaient là ni mal ni danger, ni dégradation ni menace de désordre. Cette confiance-là n’est pas celle dont je parle; je parle de celle qui consiste à croire en l’excellence de la nature humaine, à croire qu’au fond le mal n’y est qu’un accident, que l’amour du bien et le dévouement y prédominent sur l’égoïsme et la vanité, et qu’abandonnée à ses instincts, elle revient toujours à écouter sa sagesse et sa conscience plutôt que son bon plaisir, plutôt que ces mêmes intérêts et ces mêmes penchans par lesquels les autres optimistes ne trouvent nullement à craindre qu’elle se laisse diriger. Comment se fait-il que cette espèce de foi ne se rencontre guère que chez les hommes de race germanique? A quoi tient-il que les extravagances de l’Angleterre et de l’Allemagne aient été des excès d’espoir et d’enthousiasme, tandis que les nôtres ont été des excès de doute et de défiance? D’où vient que nos voix françaises n’expriment que des découragemens, des projets inventés pour mettre le bien-être de chacun à l’abri de la malice des voisins et des pouvoirs, tandis que dans les voix allemandes on entend comme des âmes pleines d’avidités, d’ardeurs et de prédilections, qui veulent, en dépit de leur science, rêver leur idéal suprême et en faire leur croyance?

Pour M. Bunsen en particulier, il est bien certain que chez lui cette disposition à la confiance, à l’illusion si l’on veut, ne peut pas être attribuée à un défaut d’expérience ou de jugement. Ce qu’il dit du christianisme, on pourrait le répéter de sa propre théorie : elle est née précisément d’un sentiment profond de ce qui manque aux hommes de l’époque, du sentiment de leurs égaremens et de leurs misères. Il voit clairement le mal, il ne flatte pas le portrait de l’humanité; seulement tout ce qu’il a observé, tout ce qu’il sait ne l’empêche pas de se faire la plus haute idée de l’homme tel qu’il peut être et sera un jour. Sans doute cela tient à ce que l’expérience et les connaissances de son jugement ne sont point ce qui contribue le plus à déterminer ses idées sur l’avenir et sur le possible, et sans doute aussi cela indique un caractère où la conscience et les affections jouent le premier rôle, une espèce d’organisation qui, quelle que soit la force de son intelligence, a encore une force plus grande pour aimer et s’indigner, pour imaginer et vouloir, si bien qu’en définitive elle se trouve toujours comme contrainte à croire ce qui lui inspire le plus d’amour, à tenir pour vrai et possible ce qu’elle imagine de plus noble, ne fut-ce que pour pouvoir ensuite le vouloir, le glorifier et le propager, ne fut-ce que pour pouvoir employer toutes ses forces à le faire aimer des autres hommes, à tenter d’en amener la réalisation. Si je ne me trompe, il y a là un trait national qui peut aider à comprendre cet esprit particulier que j’ai tâché de faire ressortir dans la théologie nouvelle. A côté de la France, chez qui l’intelligence prédomine, en partie parce qu’elle est plus indifférente, l’Allemagne a foi parce qu’elle s’enthousiasme. C’est bien là l’instinct qui a été chanté par Longfellow dans son Excelsior : « en haut! toujours plus haut! » C’est bien là une des causes qui ont produit en Angleterre le gouvernement constitutionnel, celui qui, loin de mettre partout des règlemens à la place des hommes, de peur que ceux-ci n’abusent, met partout avec confiance des agens libres, en s’en rapportant à leurs lumières et à leur bonne volonté. C’est bien là enfin la foi spéculative en la liberté, qui se traduit tout aussi bien dans le protestantisme de Luther que dans la philosophie de Fichte et de Schelling. L’école théologique a pu et dû traiter Kant et ses successeurs comme des adversaires : à son point de vue, ils l’étaient en effet, puisqu’ils plaçaient leur confiance dans la nature même de l’homme au lieu de la placer dans l’influence divine qui régénère. Quoique opposées cependant, les deux conclusions, chacune dans sa direction, ont été déterminées par le même penchant. Que la théologie se fie aux individus à cause de la grâce qu’ils peuvent recevoir, ou que la philosophie s’y fie à cause de ce qu’ils sont par droit de naissance; que l’une supprime toute hiérarchie et tout formulaire parce qu’elle croit l’homme susceptible de devenir impeccable par la foi chrétienne, ou que l’autre fasse du moi la source de toute vérité parce qu’elle croit plus ou moins que notre esprit est l’esprit absolu et universel qui arrive à se connaître en nous, l’une et l’autre au fond croient également que l’homme peut posséder en lui-même l’oracle et l’intuition qui dispensent de toute règle extérieure. Des deux côtés aussi, c’est la même disposition à l’espérance sans limites, la même propension à identifier l’idéal et le possible, à penser que le mieux doit être le vrai, que la perfection qui répond à nos plus hautes aspirations est aussi l’expression de ce qui arrivera certainement, de ce qui doit être notre but, parce que cela est notre destinée.


J. MILSAND.