Tarass Boulba/11
« Il paraît que j’ai longtemps dormi, » dit Tarass en s’éveillant comme du pénible sommeil d’un homme ivre, et en s’efforçant de reconnaître les objets qui l’entouraient.
Une terrible faiblesse avait brisé ses membres. Il avait peine à distinguer les murs et les angles d’une chambre inconnue. Enfin il s’aperçut que Tovkatch était assis auprès de lui, et qu’il paraissait attentif à chacune de ses respirations.
— Oui, pensa Tovkatch ; tu aurais bien pu t’endormir pour l’éternité.
Mais il ne dit rien, le menaça du doigt et lui fit signe de se taire.
— Mais, dis-moi donc, où suis-je, à présent ? reprit Tarass en rassemblant ses esprits, et en cherchant à se rappeler le passé.
— Tais-toi donc ! s’écria brusquement son camarade. Que veux-tu donc savoir de plus ? Ne vois-tu pas que tu es couvert de blessures ? Voici deux semaines que nous courons à cheval à perdre haleine, et que la fièvre et la chaleur te font divaguer. C’est la première fois que tu as dormi tranquillement. Tais-toi donc, si tu ne veux pas te faire de mal toi-même.
Cependant Tarass s’efforçait toujours de mettre ordre à ses idées, et de se souvenir du passé.
— Mais j’ai donc été pris et cerné par les Polonais ?… Mais il m’était impossible de me faire jour à travers leurs rangs ?…
— Te tairas-tu encore une fois, fils de Satan, s’écria Tovkatch en colère, comme une bonne poussée à bout par les cris d’un enfant gâté. Qu’as-tu besoin de savoir de quelle manière tu t’es sauvé ? il suffit que tu sois sauvé, il s’est trouvé des amis qui ne t’ont pas planté là ; c’est assez. Il nous reste encore plus d’une nuit à courir ensemble. Tu crois qu’on t’a pris pour un simple Cosaque ? non ; ta tête a été estimée deux mille ducats.
— Et Ostap ? s’écria tout à coup Tarass, qui essaya de se mettre sur son séant en se rappelant soudain comment on s’était emparé d’Ostap sous ses yeux, comment on l’avait garrotté et comment il se trouvait aux mains des Polonais.
Alors, la douleur s’empara de cette vieille tête. Il arracha et déchira les bandages qui couvraient ses blessures ; il les jeta loin de lui ; il voulut parler à haute voix, mais ne dit que des choses incohérentes. Il était de nouveau en proie à la fièvre, au délire, des paroles insensées s’échappaient sans lien et sans ordre de ses lèvres. Pendant ce temps, son fidèle compagnon se tenait debout devant lui, l’accablant de cruels reproches et d’injures. Enfin, il le saisit par les pieds, par les mains, l’emmaillota comme on fait d’un enfant, replaça tous les bandages, l’enveloppa dans une peau de bœuf, l’assujettit avec des cordes à la selle d’un cheval, et s’élança de nouveau sur la route avec lui.
— Fusses-tu mort, je te ramènerai dans ton pays. Je ne permettrai pas que les Polonais insultent à ton origine cosaque, qu’ils mettent ton corps en lambeaux et qu’ils les jettent dans la rivière. Si l’aigle doit arracher les yeux à ton cadavre, que ce soit l’aigle de nos steppes, non l’aigle polonais, non celui qui vient des terres de la Pologne. Fusses-tu mort, je te ramènerai en Ukraine.
Ainsi parlait son fidèle compagnon, fuyant jour et nuit, sans trêve ni repos. Il le ramena enfin, privé de sentiment, dans la setch même des Zaporogues. Là, il se mit à le traiter au moyen de simples et de compresses ; il découvrit une femme juive, habile dans l’art de guérir, qui, pendant un mois, lui fit prendre divers remèdes : enfin Tarass se sentit mieux. Soit que l’influence du traitement fût salutaire, soit que sa nature de fer eût pris le dessus, au bout d’un mois et demi, il était sur pied. Ses plaies s’étaient fermées, et les cicatrices faites par le sabre témoignaient seules de la gravité des blessures du vieux Cosaque. Pourtant, il était devenu visiblement morose et chagrin. Trois rides profondes avaient creusé son front, où elles restèrent désormais. Quand il jeta les yeux autour de lui, tout lui parut nouveau dans la setch. Tous ses vieux compagnons étaient morts ; il ne restait pas un de ceux qui avaient combattu pour la sainte cause, pour la foi et la fraternité.
Ceux-là aussi qui, à la suite du kochévoï, s’étaient mis à la poursuite des Tatars, n’existaient plus ; tous avaient péri : l’un était tombé au champ d’honneur ; un autre était mort de faim et de soif au milieu des steppes salées de la Crimée ; un autre encore s’était éteint dans la captivité, n’ayant pu supporter sa honte. L’ancien kochévoï aussi n’était plus, dès longtemps, de ce monde, ni aucun de ses vieux compagnons, et déjà l’herbe du cimetière avait poussé sur les restes de ces Cosaques, autrefois bouillonnants de courage et de vie. Tarass entendait seulement qu’autour de lui il y avait une grande orgie, une orgie bruyante : toute la vaisselle avait volé en éclats ; il n’était pas resté une goutte de vin ; les hôtes et les serviteurs avaient emporté toutes les coupes, tous les vases précieux, et le maître de la maison, demeuré solitaire et morne, pensait que mieux eût valu qu’il n’y eût pas de fête. On s’efforçait en vain d’occuper et de distraire Tarass ; en vain les vieux joueurs de bandoura à la barbe grise défilaient, par deux et par trois devant lui, chantant ses exploits de Cosaque ; il contemplait tout d’un œil sec et indifférent ; une douleur inextinguible se lisait sur ses traits immobiles et sa tête penchée ; il disait à voix basse :
— Mon fils Ostap !
Cependant, les Zaporogues s’étaient préparés à une expédition maritime. Deux cents bateaux avaient été lancés sur le Dniepr, et l’Asie Mineure avait vu ces Cosaques à la tête rasée, à la tresse flottante, mettre à feu et à sang ses rivages fleuris ; elle avait vu les turbans musulmans, pareils aux fleurs innombrables de ses campagnes, dispersés dans ses plaines sanglantes ou nageant auprès du rivage. Elle avait vu quantité de larges pantalons cosaques tachés de goudron, quantité de bras musculeux armés de fouets noirs. Les Zaporogues avaient détruit toutes les vignes et mangé tout le raisin ; ils avaient laissé des tas de fumiers dans les mosquées ; ils se servaient, en guise de ceintures, des châles précieux de la Perse, et en ceignaient leurs caftans salis. Longtemps après on trouvait encore, sur les lieux qu’ils avaient foulés, les petites pipes courtes des Zaporogues. Tandis qu’ils s’en retournaient gaiement, un vaisseau turc de dix canons s’était mis à leur poursuite, et une salve générale de son artillerie avait dispersé leurs bateaux légers comme une troupe d’oiseaux. Un tiers d’entre eux avaient péri dans les profondeurs de la mer ; le reste avait pu se rallier pour gagner l’embouchure du Dniepr, avec douze tonnes remplies de sequins. Tout cela n’occupait plus Tarass. Il s’en allait dans les champs, dans les steppes, comme pour la chasse ; mais son arme demeurait chargée ; il la déposait près de lui, plein de tristesse, et s’arrêtait sur le rivage de la mer. Il restait longtemps assis, la tête baissée, et disant toujours :
— Mon Ostap, mon Ostap !
Devant lui brillait et s’étendait au loin la nappe de la mer Noire ; dans les joncs lointains on entendait le cri de la mouette, et, sur sa moustache blanchie, des larmes tombaient l’une suivant l’autre.
À la fin Tarass n’y tint plus :
— Qu’il en soit ce que Dieu voudra, dit-il, j’irai savoir ce qu’il est devenu. Est-il vivant ? est-il dans la tombe ? ou bien n’est-il même plus dans la tombe ? Je le saurai à tout prix, je le saurai.
Et une semaine après, il était déjà dans la ville d’Oumane, à cheval, la lance en main, la sabre au côté, le sac de voyage pendu au pommeau de la selle ; un pot de gruau, des cartouches, des entraves de cheval et d’autres munitions complétaient son équipage. Il marcha droit à une chétive et sale masure, dont les fenêtres ternies se voyaient à peine ; le tuyau de la cheminée était bouché par un torchon, et la toiture, percée à jour, toute couverte de moineaux : un tas d’ordures s’étalait devant la porte d’entrée. À la fenêtre apparaissait la tête d’une juive en bonnet, ornée de perles noircies.
— Ton mari est-il dans la maison ! dit Boulba en descendant de cheval, et en passant la bride dans un anneau de fer sellé au mur.
— Il y est, dit la juive, qui s’empressa aussitôt de sortir avec une corbeille de froment pour le cheval et un broc de bière pour le cavalier.
— Où donc est ton juif ?
— Dans l’autre chambre, à faire ses prières, murmura la juive en saluant Boulba, et en lui souhaitant une bonne santé au moment où il approcha le broc de ses lèvres.
— Reste ici, donne à boire et à manger à mon cheval : j’irai seul lui parler. J’ai affaire à lui.
Ce juif était le fameux Yankel. Il s’était fait à la fois fermier et aubergiste. Ayant peu à peu pris en main les affaires de tous les seigneurs et hobereaux des environs, il avait insensiblement sucé tout leur argent et fait sentir sa présence de juif sur tout le pays. À trois milles à la ronde, il ne restait plus une seule maison qui fût en bon état. Toutes vieillissaient et tombaient en ruine ; la contrée entière était devenue déserte, comme après une épidémie ou un incendie général. Si Yankel l’eût habitée une dizaine d’années de plus, il est probable qu’il en eût expulsé jusqu’aux autorités. Tarass entra dans la chambre.
Le juif priait, la tête couverte d’un long voile assez malpropre, et il s’était retourné pour cracher une dernière fois, selon le rite de sa religion, quand tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur Boulba qui se tenait derrière lui. Avant tout brillèrent à ses regards les deux mille ducats offerts pour la tête du Cosaque ; mais il eut honte de sa cupidité, et s’efforça d’étouffer en lui-même l’éternelle pensée de l’or, qui, semblable à un ver, se replie autour de l’âme d’un juif.
— Écoute, Yankel, dit Tarass au juif, qui s’était mis en devoir de le saluer et qui alla prudemment fermer la porte, afin de n’être vu de personne ; je t’ai sauvé la vie : les Cosaques t’auraient déchiré comme un chien. À ton tour maintenant, rends-moi un service.
Le visage du juif se rembrunit légèrement.
— Quel service ? si c’est quelque chose que je puisse faire, pourquoi ne le ferais-je pas ?
— Ne dis rien. Mène-moi à Varsovie.
— À Varsovie ?… Comment ! à Varsovie ? dit Yankel ; et il haussa les sourcils et les épaules d’étonnement.
— Ne réponds rien. Mène-moi à Varsovie. Quoi qu’il en arrive, je veux le voir encore une fois, lui dire ne fût-ce qu’une parole…
— À qui, dire une parole ?
— À lui, à Ostap, à mon fils.
— Est-ce que ta seigneurie n’a pas entendu dire que déjà…
— Je sais tout, je sais tout ; on offre deux mille ducats pour ma tête. Les imbéciles savent ce qu’elle vaut. Je t’en donnerai cinq mille, moi. Voici deux mille ducats comptant (Boulba tira deux mille ducats d’une bourse en cuir), et le reste quand je reviendrai.
Le juif saisit aussitôt un essuie-main et en couvrit les ducats.
— Ah ! la belle monnaie ! ah ! la bonne monnaie ! s’écria-t-il, en retournant un ducat entre ses doigts et en l’essayant avec les dents ; je pense que l’homme à qui ta seigneurie a enlevé ces excellents ducats n’aura pas vécu une heure de plus dans ce monde, mais qu’il sera allé tout droit à la rivière, et s’y sera noyé, après avoir eu de si beaux ducats.
— Je ne t’en aurais pas prié, et peut-être aurais-je trouvé moi-même le chemin de Varsovie. Mais je puis être reconnu et pris par ces damnés Polonais ; car je ne suis pas fait pour les inventions. Mais vous autres, juifs, vous êtes créés pour cela. Vous tromperiez le diable en personne : vous connaissez toutes les ruses. C’est pour cela que je suis venu te trouver. D’ailleurs, à Varsovie, je n’aurais non plus rien fait par moi-même. Allons, mets vite les chevaux à ta charrette, et conduis-moi lestement.
— Et ta seigneurie pense qu’il suffit tout bonnement de prendre une bête à l’écurie, de l’attacher à une charrette, et – allons, marche en avant ! – Ta seigneurie pense qu’on peut la conduire ainsi sans l’avoir bien cachée ?
— Eh bien ! cache-moi, comme tu sais le faire ; dans un tonneau vide, n’est-ce pas ?
— Ouais ! ta seigneurie pense qu’on peut la cacher dans un tonneau ? Est-ce qu’elle ne sait pas que chacun croira qu’il y a de l’eau-de-vie dans ce tonneau ?
— Eh bien ! qu’ils croient qu’il y a de l’eau-de-vie !
— Comment qu’ils croient qu’il y a de l’eau-de-vie ! s’écria le juif, qui saisit à deux mains ses longues tresses pendantes, et les leva vers le ciel.
— Qu’as-tu donc à t’ébahir ainsi ?
— Est-ce que ta seigneurie ignore que le bon Dieu a créé l’eau-de-vie pour que chacun puisse en faire l’essai ? Ils sont là-bas un tas de gourmands et d’ivrognes. Le premier gentillâtre venu est capable de courir cinq verstes après le tonneau, d’y faire un trou, et, quand il verra qu’il n’en sort rien, il dira aussitôt : « Un juif ne conduirait pas un tonneau vide ; à coup sûr il y a quelque chose là-dessous. Qu’on saisisse le juif, qu’on garrotte le juif, qu’on enlève tout son argent au juif, qu’on mette le juif en prison ! » parce que tout ce qu’il y a de mauvais retombe toujours sur le juif ; parce que chacun traite le juif de chien ; parce qu’on se dit qu’un juif n’est pas un homme.
—Eh bien ! alors, mets-moi dans un chariot à poisson !
— Impossible, Dieu le voit, c’est impossible : maintenant, en Pologne, les hommes sont affamés comme des chiens ; on voudra voler le poisson, et on découvrira ta seigneurie.
— Eh bien ! conduis-moi au diable, mais conduis-moi.
— Écoute, écoute, mon seigneur, dit le juif en abaissant ses manches sur les poignets et en s’approchant de lui les mains écartées : voici ce que nous ferons ; maintenant, on bâtit partout des forteresses et des citadelles ; il est venu de l’étranger des ingénieurs français, et l’on mène par les chemins beaucoup de briques et de pierres. Que ta seigneurie se couche au fond de ma charrette, et j’en couvrirai le dessus avec des briques. Ta seigneurie est robuste, bien portante ; aussi ne s’inquiétera-t-elle pas beaucoup du poids à porter ; et moi, je ferai une petite ouverture par en bas, afin de pouvoir te nourrir.
— Fais ce que tu veux, seulement conduis-moi.
Et, au bout d’une heure, un chariot chargé de briques et attelé de deux rosses sortait de la ville d’ Oumane. Sur l’une d’elles, Yankel était juché, et ses longues tresses bouclées voltigeaient par-dessous sa cape de juif, tandis qu’il sautillait sur sa monture, long comme un poteau de grande route.