Tarass Boulba/12
À l’époque où se passait cette histoire, il n’y avait encore, sur la frontière, ni employés de la douane, ni inspecteurs (ce terrible épouvantail des hommes entreprenants), et chacun pouvait transporter ce que bon lui semblait. Si, d’ailleurs, quelque individu s’avisait de faire la visite ou l’inspection des marchandises, c’était, la plupart du temps, pour son propre plaisir, surtout lorsque des objets agréables venaient frapper ses regards et que sa main avait un poids et une puissance dignes de respect. Mais les briques n’excitaient l’envie de personne ; elles entrèrent donc sans obstacle par la porte principale de la ville. Boulba, de sa cage étroite, pouvait seulement entendre le bruit des chariots et les cris des conducteurs, mais rien de plus. Yankel, sautillant sur son petit cheval couvert de poussière, entra, après avoir fait quelques détours, dans une petite rue étroite et sombre, qui portait en même temps les noms de Boueuse et de Juiverie, parce qu’en effet, c’est là que se trouvaient réunis tous les juifs de Varsovie. Cette rue ressemblait étonnamment à l’intérieur retourné d’une basse-cour. Il semblait que le soleil n’y pénétrât jamais. Des maisons en bois, devenues entièrement noires, avec de longues perches sortant des fenêtres, augmentaient encore les ténèbres. On voyait, par-ci par là, quelques murailles en briques rouges, devenues noires aussi en beaucoup d’endroits. De loin en loin un lambeau de muraille, plâtré par en haut, brillait aux rayons du soleil d’un insupportable éclat. Là, tout présente des contrastes frappants : des tuyaux de cheminée, des bâillons, des morceaux de marmites. Chacun jetait dans la rue tout ce qu’il avait d’inutile et de sale, offrant aux passants l’occasion d’exercer leurs divers sentiments à propos de ces guenilles. Un homme à cheval pouvait toucher avec la main les perches étendues à travers la rue, d’une maison à l’autre, le long desquelles pendaient des bas à la juive, des culottes courtes et une oie fumée. Quelquefois un assez gentil visage de juive, entouré de perles noircies, se montrait à une fenêtre délabrée. Un tas de petits juifs, sales, déguenillés, aux cheveux crépus, criaient et se vautraient dans la boue.
Un juif aux cheveux roux, et le visage bigarré de taches de rousseur qui le faisait ressembler à un œuf de moineau, mit la tête à la fenêtre. Il entama aussitôt avec Yankel une conversation dans leur langage baroque, et Yankel entra dans la cour. Un autre juif qui passait dans la rue s’arrêta, prit part au colloque, et, lorsque enfin Boulba fut parvenu à sortir de dessous les briques, il vit les trois juifs qui discouraient entre eux avec chaleur.
Yankel se tourna vers lui, et lui dit que tout serait fait suivant son désir, que son Ostap était enfermé dans la prison de ville et que, quelque difficile qu’il fût de gagner les gardiens, il espérait pourtant lui ménager une entrevue.
Boulba entra avec les trois juifs dans une chambre.
Les juifs recommencèrent à parler leur langage incompréhensible. Tarass les examinait tour à tour. Il semblait que quelque chose l’eût fortement ému ; sur ses traits rudes et insensibles brilla la flamme de l’espérance, de cette espérance qui visite quelquefois l’homme au dernier degré du désespoir ; son vieux cœur palpita violemment, comme s’il eût été tout à coup rajeuni.
— Écoutez, juifs, leur dit-il, et son accent témoignait de l’exaltation de son âme, vous pouvez faire tout au monde, vous trouveriez un objet perdu au fond de la mer, et le proverbe dit qu’un juif se volera lui-même, pour peu qu’il en ait l’envie. Délivrez-moi mon Ostap ! donnez-lui l’occasion de s’échapper des mains du diable. J’ai promis à cet homme douze mille ducats ; j’en ajouterai douze encore, tous mes vases précieux, et tout l’or enfoui par moi dans la terre, et ma maison, et mes derniers vêtements. Je vendrai tout, et je vous ferai encore un contrat pour la vie, par lequel je m’obligerai à partager avec vous tout ce que je puis acquérir à la guerre !
— Oh ! impossible, cher seigneur, impossible ! dit Yankel avec un soupir.
— Impossible ! dit un autre juif.
Les trois juifs se regardèrent en silence.
— Si l’on essayait pourtant, dit le troisième, en jetant sur les deux autres des regards timides, peut-être, avec l’aide de Dieu…
Les trois juifs se remirent à causer dans leur langue. Boulba, quelque attention qu’il leur prêtât, ne put rien deviner ; il entendit seulement prononcer souvent le nom de Mardochée, et rien de plus.
— Écoute, mon seigneur ! dit Yankel, il faut d’abord consulter un homme tel, qu’il n’a pas encore eu son pareil dans le monde : c’est un homme sage comme Salomon, et si celui-là ne fait rien, personne au monde ne peut rien faire. Reste ici, voici la clef, et ne laisse entrer personne.
Les juifs sortirent dans la rue.
Tarass ferma la porte et regarda par la petite fenêtre, dans cette sale rue de la Juiverie. Les trois juifs s’étaient arrêtés dans la rue et parlaient entre eux avec vivacité. Ils furent bientôt rejoints par un quatrième, puis par un cinquième. Boulba entendit de nouveau répéter le nom de Mardochée ! Mardochée ! Les juifs tournaient continuellement leurs regards vers l’un des côtés de la rue. Enfin, à l’un des angles, apparut, derrière une sale masure, un pied chaussé d’un soulier juif, et flottèrent les pans d’un caftan court. Ah ! Mardochée ! Mardochée ! crièrent tous les juifs d’une seule voix. Un juif maigre, moins long que Yankel, mais beaucoup plus ridé, et remarquable par l’énormité de sa lèvre supérieure, s’approcha de la foule impatiente. Alors tous les juifs s’empressèrent à l’envi de lui faire leur narration, pendant laquelle Mardochée tourna plusieurs fois ses regards vers la petite fenêtre, et Tarass put comprendre qu’il s’agissait de lui. Mardochée gesticulait des deux mains, écoutait, interrompait les discours des juifs, crachait souvent de côté, et, soulevant les pans de sa robe, fourrait ses mains dans les poches pour en tirer des espèces de castagnettes, opération qui permettait de remarquer ses hideuses culottes. Enfin, les juifs se mirent à crier si fort, qu’un des leurs qui faisait la garde fut obligé de leur faire signe de se taire, et Tarass commençait à craindre pour sa sûreté ; mais il se tranquillisa, en pensant que les juifs pouvaient bien converser dans la rue, et que le diable lui-même ne saurait comprendre leur baragouin.
Deux minutes après, les juifs entrèrent tous à la fois dans sa chambre. Mardochée s’approcha de Tarass, lui frappa sur l’épaule, et dit :
— Quand nous voudrons faire quelque chose, ce sera fait comme il faut.
Tarass examina ce Salomon, qui n’avait pas son pareil dans le monde, et conçut quelque espoir. Effectivement, sa vue pouvait inspirer une certaine confiance. Sa lèvre supérieure était un véritable épouvantail ; il était hors de doute qu’elle n’était parvenue à ce développement de grosseur que par des raisons indépendantes de la nature. La barbe du Salomon n’était composée que de quinze poils ; encore ne poussaient-ils que du côté gauche. Son visage portait les traces de tant de coups, reçus pour prix de ses exploits, qu’il en avait sans doute perdu le compte depuis longtemps, et s’était habitué à les regarder comme des taches de naissance.
Mardochée s’éloigna bientôt avec ses compagnons, remplis d’admiration pour sa sagesse. Boulba demeura seul. Il était dans une situation étrange, inconnue ; et pour la première fois de sa vie, il ressentait de l’inquiétude ; son âme éprouvait une excitation fébrile. Ce n’était plus l’ancien Boulba, inflexible, inébranlable, puissant comme un chêne ; Il était devenu pusillanime ; Il était faible maintenant. Il frissonnait à chaque léger bruit, à chaque nouvelle figure de juif qui apparaissait au bout de la rue. Il demeura toute la journée dans cette situation ; il ne but, ni ne mangea, et ses yeux ne se détachèrent pas un instant de la petite fenêtre qui donnait dans la rue. Enfin le soir, assez tard, arrivèrent Mardochée et Yankel. Le cœur de Tarass défaillit.
— Eh bien ! avez-vous réussi ? demanda-t-il avec l’impatience d’un cheval sauvage.
Mais, avant que les juifs eussent rassemblé leur courage pour lui répondre, Tarass avait déjà remarqué qu’il manquait à Mardochée sa dernière tresse de cheveux, laquelle, bien qu’assez malpropre, s’échappait autrefois en boucle par dessous sa cape. Il était évident qu’il voulait dire quelque chose ; mais il balbutia d’une manière si étrange que Tarass n’y put rien comprendre. Yankel aussi portait souvent la main à sa bouche, comme s’il eût souffert d’une fluxion.
— Ô cher seigneur ! dit Yankel, c’est tout à fait impossible à présent. Dieu le voit ! c’est impossible ! Nous avons affaire à un si vilain peuple qu’il faudrait lui cracher sur la tête. Voilà Mardochée qui dira la même chose. Mardochée a fait ce que nul homme au monde ne ferait ; mais Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dans la ville, et demain on les mène tous au supplice.
Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais déjà sans impatience et sans colère.
— Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demain de bon matin, avant que le soleil ne soit levé. Les sentinelles consentent, et j’ai la promesse d’un Leventar. Seulement je désire qu’ils n’aient pas de bonheur dans l’autre monde. Ah weh mir ! quel peuple cupide ! même parmi nous il n’y en a pas de pareils ; j’ai donné cinquante ducats à chaque sentinelle et au Leventar…
— C’est bien. Conduis-moi près de lui, dit Tarass résolument, et toute sa fermeté rentra dans son âme. Il consentit à la proposition que lui fit Yankel, de se déguiser en costume de comte étranger, venu d’Allemagne ; le juif, prévoyant, avait déjà préparé les vêtements nécessaires. Il faisait nuit. Le maître de la maison (ce même juif à cheveux roux et couvert de taches de rousseur) apporta un maigre matelas, couvert d’une espèce de natte, et l’étendit sur un des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre sur un matelas semblable.
Le juif aux cheveux roux but une tasse d’eau-de-vie, puis ôta son demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui lui donnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s’en fut se coucher à côté de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait à une armoire. Deux petits juifs se couchèrent par terre auprès de l’armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormait pas : il demeurait immobile, frappant légèrement la table de ses doigts. Sa pipe à la bouche, il lançait des nuages de fumée qui faisaient éternuer le juif endormi et l’obligeaient à se fourrer le nez sous la couverture. À peine le ciel se fut-il coloré d’un pâle reflet de l’aurore, qu’il poussa Yankel du pied.
— Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte.
Il s’habilla en une minute, il se noircit les moustaches et les sourcils, se couvrit la tête d’un petit chapeau brun, et s’arrangea de telle sorte qu’aucun de ses Cosaques les plus proches n’eût pu le reconnaître. À le voir, on ne lui aurait pas donné plus de trente ans. Les couleurs de sa santé brillaient sur ses joues, et ses cicatrices mêmes lui donnaient un certain air d’autorité. Ses vêtements chamarrés d’or lui seyaient à merveille.
Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne se montrait dans la ville, une corbeille à la main. Boulba et Yankel atteignirent un édifice qui ressemblait à un héron au repos. C’était un bâtiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et à l’un de ses angles s’élançait, comme le cou d’une cigogne, une longue tour étroite, couronnée d’un lambeau de toiture. Cet édifice servait à beaucoup d’emplois divers. Il renfermait des casernes, une prison et même un tribunal criminel. Nos voyageurs entrèrent dans le bâtiment et se trouvèrent au milieu d’une vaste salle ou plutôt d’une cour fermée par en haut. Près de mille hommes y dormaient ensemble. En face d’eux se trouvait une petite porte, devant laquelle deux sentinelles jouaient à un jeu qui consistait à se frapper l’un l’autre sur les mains avec les doigts. Ils firent peu d’attention aux arrivants et ne tournèrent la tête que lorsque Yankel leur eut dit :
— C’est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs ? c’est nous.
— Allez, dit l’un d’eux, ouvrant la porte d’une main et tendant l’autre à son compagnon, pour recevoir les coups obligés.
Ils entrèrent dans un corridor étroit et sombre, qui les mena dans une autre salle pareille avec de petites fenêtres en haut.
« Qui vive ! » crièrent quelques voix, et Tarass vit un certain nombre de soldats armés de pied en cap.
— Il nous est ordonné de ne laisser entrer personne.
— C’est nous ! criait Yankel ; Dieu le voit, c’est nous, mes seigneurs !
Mais personne ne voulait l’écouter. Par bonheur, en ce moment s’approcha un gros homme, qui paraissait être le chef, car il criait plus tort que les autres.
— Mon seigneur, c’est nous ; vous nous connaissez déjà, et le seigneur comte vous témoignera encore sa reconnaissance…
— Laissez-les passer ; que mille diables vous serrent la gorge ! mais ne laissez plus passer qui que ce soit ! Et qu’aucun de vous ne détache son sabre, et ne se couche par terre…
Nos voyageurs n’entendirent pas la suite de cet ordre éloquent.
— C’est nous, c’est moi, c’est nous-mêmes ! disait Yankel à chaque rencontre.
— Peut-on maintenant ? demanda-t-il à l’une des sentinelles, lorsqu’ils furent enfin parvenus à l’endroit où finissait le corridor.
— On peut : seulement je ne sais pas si on vous laissera entrer dans sa prison même. Yan n’y est plus maintenant ; on a mis un autre à sa place, répondit la sentinelle.
— Aïe, aïe, dit le juif à voix basse. Voilà qui est mauvais, mon cher seigneur.
— Marche, dit Tarass avec entêtement.
Le juif obéit.
À la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque orné d’une moustache à triple étage. L’étage supérieur montait aux yeux, le second allait droit en avant, et le troisième descendait sur la bouche, ce qui lui donnait une singulière ressemblance avec un matou.
Le juif se courba jusqu’à terre, et s’approcha de lui presque plié en deux.
— Votre seigneurie ! mon illustre seigneur !
— Juif, à qui dis-tu cela ?
— À vous, mon illustre seigneur.
— Hum !… Je ne suis pourtant qu’un simple heiduque ! dit le porteur de moustaches à trois étages, et ses yeux brillèrent de contentement.
— Et moi, Dieu me damne, je croyais que c’était le colonel en personne. Aïe, aïe, aïe… En disant ces mots le juif secoua la tête et écarta les doigts des mains. Aïe, quel aspect imposant ! Vrai Dieu, c’est un colonel, tout à fait un colonel. Un seul doigt de plus, et c’est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur à cheval sur un étalon rapide comme une mouche, pour qu’il fît manœuvrer le régiment.
Le heiduque retroussa l’étage inférieur de sa moustache, et ses yeux brillèrent d’une complète satisfaction.
— Mon Dieu, quel peuple martial ! continua le juif : oh weh mir, quel peuple superbe ! Ces galons, ces plaques dorées, tout cela brille comme un soleil ; et les jeunes filles, dès qu’elles voient ces militaires… aïe, aïe !
Le juif secoua de nouveau la tête.
Le heiduque retroussa l’étage supérieur de sa moustache, et fit entendre entre ses dents un son à peu près semblable au hennissement d’un cheval.
— Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit le juif. Le prince que voici arrive de l’étranger, et il voudrait voir les Cosaques. De sa vie il n’a encore vu quelle espèce de gens sont les Cosaques.
La présence de comtes et de barons étrangers en Pologne était assez ordinaire ; ils étaient souvent attirés par la seule curiosité de voir ce petit coin presque à demi asiatique de l’Europe. Quant à la Moscovie et à l’Ukraine, ils regardaient ces pays comme faisant partie de l’Asie même. C’est pourquoi le heiduque, après avoir fait un salut assez respectueux, jugea convenable d’ajouter quelques mots de son propre chef.
— Je ne sais, dit-il, pourquoi Votre Excellence veut les voir. Ce sont des chiens, et non pas des hommes. Et leur religion est telle, que personne n’en fait le moindre cas.
— Tu mens, fils du diable ! dit Boulba, tu es un chien toi-même ! Comment oses-tu dire qu’on ne fait pas cas de notre religion ! C’est de votre religion hérétique qu’on ne fait pas cas !
— Eh, eh ! dit le heiduque, je sais, l’ami, qui tu es maintenant. Tu es toi-même de ceux qui sont là sous ma garde. Attends, je vais appeler les nôtres.
Taras vit son imprudence, mais l’entêtement et le dépit l’empêchèrent de songer à la réparer. Par bonheur, à l’instant même, Yankel parvint à se glisser entre eux.
— Mon seigneur ! Comment serait-il possible que le comte fût un Cosaque ! Mais s’il était un Cosaque, où aurait-il pris un pareil vêtement et un air si noble ?
— Va toujours !
Et le heiduque ouvrait déjà sa large bouche pour crier.
— Royale Majesté, taisez-vous, taisez-vous ! au nom de Dieu, s’écria Yankel, taisez-vous ! Nous vous payerons comme personne n’a été payé de sa vie ; nous vous donnerons deux ducats en or.
— Hé, hé ! deux ducats ! Deux ducats ne me font rien. Je donne deux ducats à mon barbier pour qu’il me rase seulement la moitié de ma barbe. Cent ducats, juif !
Ici le heiduque retroussa sa moustache supérieure.
— Si tu ne me donnes pas à l’instant cent ducats, je crie à la garde.
— Pourquoi donc tant d’argent ? dit piteusement le juif, devenu tout pâle, en détachant les cordons de sa bourse de cuir.
Mais, heureusement pour lui, il n’y avait pas davantage dans sa bourse, et le heiduque ne savait pas compter au-delà de cent.
— Mon seigneur, mon seigneur ! partons au plus vite. Vous voyez quelles mauvaises gens cela fait, dit Yankel, après avoir observé que le heiduque maniait l’argent dans ses mains, comme s’il eût regretté de n’en avoir pas demandé davantage.
— Hé bien, allons donc, heiduque du diable ! dit Boulba : tu as pris l’argent, et tu ne songes pas à nous faire voir les Cosaques ? Non, tu dois nous les faire voir. Puisque tu as reçu l’argent, tu n’es plus en droit de nous refuser.
— Allez, allez au diable ! sinon, je vous dénonce à l’instant et alors… tournez les talons, vous dis-je, et déguerpissez au plus tôt.
— Mon seigneur, mon seigneur ! allons-nous-en, au nom de Dieu, allons-nous-en. Fi sur eux ! Qu’ils voient en songe une telle chose, qu’il leur faille cracher ! criait le pauvre Yankel.
Boulba, la tête baissée, s’en revint lentement, poursuivi par les reproches de Yankel, qui se sentait dévoré de chagrin à l’idée d’avoir perdu pour rien ses ducats.
— Mais aussi, pourquoi le payer ? Il fallait laisser gronder ce chien. Ce peuple est ainsi fait, qu’il ne peut pas ne pas gronder. Oh weh mir ! quels bonheurs Dieu envoie aux hommes ! Voyez ; cent ducats, seulement pour nous avoir chassés ! Et un pauvre juif ! on lui arrachera ses boucles de cheveux, et de son museau l’on fera une chose impossible à regarder, et personne ne lui donnera cent ducats ! Ô mon Dieu ! ô Dieu de miséricorde !
Mais l’insuccès de leur tentative avait eu sur Boulba une tout autre influence ; on en voyait l’effet dans la flamme dévorante dont brillaient ses yeux.
— Marchons, dit-il tout à coup, en secouant une espèce de torpeur : allons sur la place publique. Je veux voir comment on le tourmentera.
— Ô mon seigneur, pourquoi faire ? Là, nous ne pouvons pas le secourir.
— Marchons, dit Boulba avec résolution.
Et le juif, comme une bonne d’enfant, le suivit avec un soupir.
Il n’était pas difficile de trouver la place où devait avoir lieu le supplice ; le peuple y affluait de toutes parts. Dans ce siècle grossier, c’était un spectacle des plus attrayants, non seulement pour la populace, mais encore pour les classes élevées. Nombre de vieilles femmes dévotes, nombre de jeunes filles peureuses, qui rêvaient ensuite toute la nuit de cadavres ensanglantés, et qui s’éveillaient en criant comme peut crier un hussard ivre, n’en saisissaient pas moins avec avidité l’occasion de satisfaire leur curiosité cruelle. Ah ! quelle horrible torture ! criaient quelques-unes d’entre elles, avec une terreur fébrile, en fermant les yeux et en détournant le visage ; et pourtant elles demeuraient à leur place. Il y avait des hommes qui, la bouche béante, les mains étendues convulsivement, auraient voulu grimper sur les têtes des autres pour mieux voir. Au milieu de figures étroites et communes, ressortait la face énorme d’un boucher, qui observait toute l’affaire d’un air connaisseur, et conversait en monosyllabes avec un maître d’armes qu’il appelait son compère, parce que, les jours de fête, ils s’enivraient dans le même cabaret. Quelques-uns discutaient avec vivacité, d’autres tenaient même des paris ; mais la majeure partie appartenait à ce genre d’individus qui regardent le monde entier et tout ce qui pause dans le monde, en se grattant le nez avec les doigts. Sur le premier plan, auprès des porteurs de moustaches, qui composaient la garde de la ville, se tenait un jeune gentilhomme campagnard, ou qui paraissait tel, en costume militaire, et qui avait mis sur son dos tout ce qu’il possédait, de sorte qu’il ne lui était resté à la maison qu’une chemise déchirée et de vieilles bottes. Deux chaînes, auxquelles pendait une espèce de ducat, se croisaient sur sa poitrine. Il était venu là avec sa maîtresse Youséfa, et s’agitait continuellement, pour que l’on ne tachât point sa robe de soie. Il lui avait tout expliqué par avance, si bien qu’il était décidément impossible de rien ajouter.
— Ma petite Youséfa, disait-il, tout ce peuple que vous voyez, ce sont des gens qui sont venus pour voir comment on va supplicier les criminels. Et celui-là, ma petite, que vous voyez là-bas, et qui tient à la main une hache et d’autres instruments, c’est le bourreau, et c’est lui qui les suppliciera. Et quand il commencera à tourner la roue et à faire d’autres tortures, le criminel sera encore vivant ; mais lorsqu’on lui coupera la tête, alors, ma petite, il mourra aussitôt. D’abord il criera et se débattra, mais dès qu’on lui aura coupé la tête, il ne pourra plus ni crier, ni manger, ni boire, parce que alors, ma petite, il n’aura plus de tête.
Et Youséfa écoutait tout cela avec terreur et curiosité. Les toits des maisons étaient couverts de peuple. Aux fenêtres des combles apparaissaient d’étranges figures à moustaches, coiffées d’une espèce de bonnet. Sur les balcons, abrités pas des baldaquins, se tenait l’aristocratie. La jolie main, brillante comme du sucre blanc, d’une jeune fille rieuse, reposait sur la grille du balcon. De nobles seigneurs, doués d’un embonpoint respectable, contemplaient tout cela d’un air majestueux. Un valet en riche livrée, les manches rejetées en arrière, faisait circuler des boissons et des rafraîchissements. Souvent une jeune fille espiègle, aux yeux noirs, saisissant de sa main blanche des gâteaux ou des fruits, les jetait au peuple. La cohue des chevaliers affamés s’empressait de tendre leurs chapeaux, et quelque long hobereau, qui dépassait la foule de toute sa tête, vêtu d’un kountousch autrefois écarlate, et tout chamarré de cordons en or noircis par le temps, saisissait les gâteaux au vol, grâce à ses longs bras, baisait la proie qu’il avait conquise, l’appuyait sur son cœur, et puis la mettait dans sa bouche. Un faucon, suspendu au balcon dans une cage dorée, figurait aussi parmi les spectateurs ; le bec tourné de travers et la patte levée, il examinait aussi le peuple avec attention. Mais la foule s’émut tout à coup, et de toutes parts retentirent les cris : les voilà, les voilà ! ce sont les Cosaques !
Ils marchaient, la tête découverte, leurs longues tresses pendantes, tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s’avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtements de draps précieux s’étaient usés, et flottaient autour d’eux en lambeaux ; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple, le premier de tous marchait Ostap.
Que sentit le vieux Tarass, lorsqu’il vit Ostap ? Que se passa-t-il alors dans son cœur ?… Il le contemplait au milieu de la foule, sans perdre un seul de ses mouvements. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s’arrêta. À lui, le premier, appartenait de vider cet amer calice. Il jeta un regard sur les siens, leva une de ses mains au ciel, et dit à haute voix :
— Fasse Dieu que tous les hérétiques qui sont ici rassemblés n’entendent pas, les infidèles, de quelle manière est torturé un chrétien ! Qu’aucun de nous ne prononce une parole.
Cela dit, il s’approcha de l’échafaud.
— Bien, fils, bien ! dit Boulba doucement, et il inclina vers la terre sa tête grise.
Le bourreau arracha les vieux lambeaux qui couvraient Ostap ; on lui mit les pieds et les mains dans une machine faite exprès pour cet usage, et… Nous ne troublerons pas l’âme du lecteur par le tableau de tortures infernales dont la seule pensée ferait dresser les cheveux sur la tête. C’était le produit de temps grossiers et barbares, alors que l’homme menait encore une vie sanglante, consacrée aux exploits guerriers, et qu’il y avait endurci toute son âme sans nulle idée d’humanité. En vain quelques hommes isolés, faisant exception à leur siècle, se montraient les adversaires de ces horribles coutumes ; en vain le roi et plusieurs chevaliers d’intelligence et de cœur représentaient qu’une semblable cruauté dans les châtiments ne servait qu’à enflammer la vengeance de la nation cosaque. La puissance du roi et des sages opinions ne pouvait rien contre le désordre, contre la volonté audacieuse des magnats polonais, qui, par une absence inconcevable de tout esprit de prévoyance, et par une vanité puérile, n’avaient fait de leur diète qu’une satire du gouvernement.
Ostap supportait les tourments et les tortures avec un courage de géant. L’on n’entendait pas un cri, pas une plainte, même lorsque les bourreaux commencèrent à lui briser les os des pieds et des mains, lorsque leur terrible broiement fut entendu au milieu de cette foule muette par les spectateurs les plus éloignés, lorsque les jeunes filles détournèrent les yeux avec effroi. Rien de pareil à un gémissement ne sortit de sa bouche ; son visage ne trahit pas la moindre émotion. Tarass se tenait dans la foule, la tête inclinée, et, levant de temps en temps les yeux avec fierté, il disait seulement d’un ton approbateur :
— Bien, fils, bien !…
Mais, quand on l’eut approché des dernières tortures et de la mort, sa force d’âme parut faiblir. Il tourna les regards autour de lui : Dieu ! rien que des visages inconnus, étrangers ! Si du moins quelqu’un de ses proches eût assisté à sa fin ! Il n’aurait pas voulu entendre les sanglots et la désolation d’une faible mère, ou les cris insensés d’une épouse, s’arrachant les cheveux et meurtrissant sa blanche poitrine ; mais il aurait voulu voir un homme ferme, qui le rafraîchit par une parole sensée et le consolât à sa dernière heure. Sa constance succomba, et il s’écria dans l’abattement de son âme :
— Père ! où es-tu ? entends-tu tout cela ?
— Oui, j’entends !
Ce mot retentit au milieu du silence universel, et tout un million d’âmes frémirent à la fois. Une partie des gardes à cheval s’élancèrent pour examiner scrupuleusement les groupes du peuple. Yankel devint pâle comme un mort, et lorsque les cavaliers se furent un peu éloignés de lui, il se retourna avec terreur pour regarder Boulba ; mais Boulba n’était plus à son côté. Il avait disparu sans laisser de trace.