Théorie des fonctions analytiques/Partie II/Chapitre 01
SECONDE PARTIE.
Application de la théorie des fonctions à la géométrie.
CHAPITRE PREMIER.
1. Les opérations ordinaires de l’Algèbre suffisent pour résoudre les problèmes de la théorie des courbes, qui ne consistent que dans des rapports de lignes tirées d’une certaine manière et terminées aux courbes ; mais la détermination des tangentes, des rayons de courbure, des aires, etc., dépend essentiellement des opérations relatives aux fonctions.
Suivant les anciens géomètres, une ligne droite est tangente d’une courbe lorsque, ayant un point commun avec la courbe, on ne peut mener par ce point aucune droite entre elle et la courbe : c’est par ce principe qu’ils ont déterminé les tangentes dans le petit nombre des courbes qu’ils ont considérées. Mais depuis que, par l’application de l’Algèbre à la Géométrie, les courbes ont été soumises à l’analyse, on a envisagé les tangentes sous d’autres points de vue : on les a regardées comme des sécantes dont les deux points d’intersection sont réunis, ou comme le prolongement des côtés infiniment petits de la courbe, considérée comme un polygone d’une infinité de côtés, ou comme la direction du mouvement composé par lequel la courbe peut être décrite, et ces différentes manières de considérer les tangentes ont donné lieu aux méthodes algébriques fondées sur l’égalité des racines des équations et aux méthodes différentielles fondées sur le rapport des différences infiniment petites ou des fluxions des coordonnées. Ces méthodes ne laissent rien à désirer pour la généralité et la simplicité ; mais ceux qui admirent avec raison l’évidence et la rigueur des anciennes démonstrations regrettent de ne pas trouver ces avantages dans les principes de ces nouvelles méthodes. La théorie des fonctions que nous avons développée dans la première Partie nous met en état de traiter le problème des tangentes et les autres problèmes du même genre d’après les notions et les principes des anciens, et de donner ainsi aux résultats de l’Analyse le caractère qui distingue leurs solutions.
2. Pour considérer ces questions d’une manière générale, soient
l’équation d’une courbe quelconque proposée et
l’équation d’une ligne droite ou d’une autre courbe qu’on veut comparer à celle-là ; et sont l’abscisse et l’ordonnée de la première courbe ; et sont aussi l’abscisse et l’ordonnée de l’autre courbe, rapportées aux mêmes axes que et
Pour que ces deux courbes aient un point commun relatif à l’abscisse il faut que, en faisant on ait donc et, par conséquent,
Pour comparer maintenant le cours de ces courbes au delà de ce point, on mettra dans leurs équations à la place de et de et l’on aura et pour les ordonnées répondant au même point de l’axe des et éloignées de la quantité de l’ordonnée qui passe par le point commun. Donc la différence de ces ordonnées sera savoir, en développant les fonctions et observant que l’on a déjà
et cette différence exprimera la distance des points des deux courbes qui répondent à la même abscisse
On voit d’abord, en général, que cette distance sera d’autant plus petite et que, par conséquent, les courbes se rapprocheront d’autant plus qu’il y aura plus de termes qui disparaîtront au commencement de cette série.
Ainsi le rapprochement sera plus grand si l’on a c’est-à-dire si les fonctions primes des ordonnées des deux courbes deviennent égales pour la même abscisse il sera plus grand encore si, de plus, les fonctions secondes et des mêmes ordonnées deviennent aussi égales, et ainsi de suite.
3. Mais, pour voir de plus près en quoi consistent ces différents degrés de rapprochement, nous considérerons une troisième courbe quelconque, rapportée aux mêmes axes par les coordonnées et et dont l’équation soit
et nous supposerons d’abord qu’elle ait aussi avec les deux autres un point commun pour la même abscisse ce qui exige que les ordonnées à cette abscisse soient égales, et, par conséquent, que l’on ait aussi
Soient la différence des ordonnées des deux premières courbes pour la même abscisse et la différence des ordonnées de la première courbe et de la troisième pour cette même abscisse on aura
et de même
Il est clair que la troisième courbe ne pourra passer entre les deux premières, à moins que pour une valeur quelconque de aussi petite qu’on voudra, la valeur de ne surpasse celle de abstraction faite des signes.
Développons les fonctions partiellement, suivant la formule du no 40 de la première Partie, et arrêtons-nous d’abord aux deux premiers termes. Nommant une quantité indéterminée, mais renfermée entre les limites et on aura, par cette formule,
et de même
où la quantité pourra n’être pas la même dans les trois fonctions, pourvu qu’elle soit renfermée entre les mêmes limites.
Faisant ces substitutions dans les expressions de et on aura, à cause de en vertu du point commun aux trois courbes,
Supposons maintenant que les deux premières courbes soient telles que l’on ait la valeur se réduira à
et il est aisé de se convaincre que, tant que le terme affecté de dans l’expression de ne sera pas nul, on pourra toujours prendre assez petit pour que la quantité devienne plus grande que la quantité abstraction faite des signes. En effet, en divisant ces deux quan-
tités par il suffira que la quantité soit plus grande que ce qui est évidemment toujours possible, en prenant aussi petit qu’on voudra, et il est visible aussi que, aussitôt que cette condition aura lieu pour une valeur déterminée de elle aura lieu, à plus forte raison, pour toutes les valeurs plus petites deDonc la troisième courbe ne pourra, dans ce cas, passer entre les deux premières, à moins que la quantité ne devienne nulle, c’est-à-dire qu’on n’ait
auquel cas la conclusion précédente cessera d’avoir lieu.
4. Supposons ensuite que l’on ait à la fois et en prenant trois termes dans le développementdes fonctions, nous aurons, par la même formule du no 40 (Ire Partie),
Ces valeurs étant substituées dans les expressions générales de et à cause de et donneront
Ici, il est aisé de voir que, tant que les termes affectés de et de dans l’expression de ne seront pas nuls, on pourra prendre assez petit pour que la quantité devienne plus grande que abstraction faite des signes. Car, divisant ces deux quantités par il suffira que la quantité soit plus grande que ce qui est évidemment possible lorsque n’est pas nulle, et, si est nulle, alors, en divisant encore par il suffira que soit une quantité plus grande que ce qui est encore visiblement possible, en diminuant la valeur de tant qu’on voudra ; pourvu que ne soit pas nulle.
Donc, dans ce cas, la troisième courbe ne pourra passer entre les deux premières, à moins qu’on n’ait à la fois
On prouvera de la même manière que, si l’on a pour les deux premières courbes
la troisième courbe ne pourra passer entre les deux premières, à moins que l’on n’ait aussi
et ainsi de suite.
5. On peut conclure de là, en général, que, si l’on a une courbe quelconque et qu’une autre courbe donnée ait un point commun avec celle-là, ce qui exige que leurs ordonnées pour la même abscisse soient égales, que de plus les fonctions primes de ces ordonnées pour la même abscisse commune soient aussi égales, alors il sera impossible qu’aucune autre courbe qu’on mènerait par le même point commun passe entre les deux courbes, à moins que la fonction prime de son ordonnée pour la même abscisse ne soit aussi égale à la fonction prime de l’ordonnée commune aux deux courbes.
Et si, outre les fonctions primes de ces ordonnées, leurs fonctions, secondes pour la même abscisse étaient aussi égales, alors il serait impossible qu’aucune autre courbe qui passerait par le point commun passât entre les deux courbes, à moins que les fonctions prime et seconde de son ordonnée ne fussent respectivement égales aux fonctions prime et seconde de l’ordonnée commune aux deux courbes, et ainsi du reste.
À proprement parler, ces courbes ne coïncident que dans le point où les ordonnées sont égales, et l’égalité des fonctions primes, secondes, etc. de ces ordonnées ne les rend pas plus coïncidentes dans d’autres points, mais elle les fait approcher de manière qu’aucune autre courbe pour laquelle la même égalité n’aurait pas lieu ne puisse passer entre elles.
C’est là l’idée nette qu’on doit se faire de ces différents degrés de rapprochement des courbes que l’on appelle communément contact, osculation, etc., et que la manière ordinaire de concevoir le Calcul différentiel fait regarder comme des coïncidences plus ou moins rigoureuses ou plus ou moins étendues.