Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 03

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 16-23).

CHAPITRE III.



DEUX DÉFIS AUX CRITIQUES.

La paix conclue, l’écuyer montra tant d’impatience d’aller faire sa proposition à M. Allworthy, que mistress Western ne le décida qu’à grand’peine à la différer jusqu’au rétablissement de ce gentilhomme.

M. Allworthy devoit dîner chez son voisin, le jour même où il tomba malade. Comme il étoit, dans les moindres choses, observateur scrupuleux de sa parole, il ne se vit pas plus tôt délivré de la fièvre et des médecins, qu’il pensa à remplir sa promesse.

Dans l’intervalle entre le dialogue qu’on a lu plus haut et le jour où les deux familles devoient se réunir, quelques mots équivoques échappés à mistress Western firent craindre à Sophie que sa tante n’eût pénétré son penchant pour Jones. Elle résolut donc de saisir l’occasion qui s’offroit, de dissiper par sa réserve toute espèce de soupçon.

Dans cette vue, elle s’efforça de cacher sous une apparence de joie et de vivacité, son trouble intérieur et sa mélancolie ; elle n’adressa la parole qu’à M. Blifil, et ne fit pas la moindre attention à Jones.

La conduite de Sophie enchanta l’écuyer ; il oublia presque de manger ; pendant tout le dîner, il ne cessa de témoigner à sa sœur, par des signes et par des clignements d’yeux, la satisfaction qu’il éprouvoit.

Mistress Western ne la partageoit point. La manière dont Sophie joua son rôle, lui parut peu naturelle. Accoutumée à la ruse, elle en soupçonna dans sa nièce. Elle se souvint de lui avoir donné plusieurs fois à entendre, qu’elle la croyoit amoureuse, et s’imagina que sa politesse et son enjouement affectés, avoient pour but de la convaincre du contraire. Cette conjecture, il faut en convenir, auroit été mieux fondée, si Sophie avoit respiré pendant dix ans l’air de Grosvenor-Square, où les jeunes filles apprennent de si bonne heure à se faire un jeu d’une passion qui, dans les campagnes, à cent milles de Londres, est une affaire sérieuse.

Pour pénétrer dans le cœur des gens artificieux, il faut avoir (si l’on peut l’exprimer ainsi) une clef moulée sur la leur. Avec beaucoup de finesse, on se trompe quelquefois en les supposant plus habiles, ou, pour mieux dire, plus fourbes qu’ils ne le sont réellement. L’historiette suivante rendra cette vérité sensible. Trois paysans poursuivoient, dans les rues de Brentford, un voleur du comté de Wilt. Le plus simple d’entre eux voyant écrit sur une enseigne : Hôtel de Wilt-Shire, engagea ses camarades à y entrer, dans la persuasion qu’ils y trouveroient leur homme. Le second, plus entendu, se mit à rire de sa naïveté. « Entrons toujours, dit le troisième, encore plus avisé, il peut croire qu’on ne le soupçonnera pas de s’être réfugié chez des gens de son pays. » Ils entrèrent donc. Tandis qu’ils s’amusoient à parcourir la maison du haut en bas, ils manquèrent le voleur, qui n’étoit alors qu’à quelque distance devant eux, et qui de plus ne savoit pas lire : ce qu’aucun des trois paysans n’ignoroit, mais ce dont ils se souvinrent trop tard.

On nous pardonnera cette petite digression en faveur du précieux secret qu’elle renferme : c’est que tout joueur, pour combattre son adversaire avec succès, doit sentir la nécessité de connoître à fond son jeu. Elle fait voir aussi de quelle manière un homme sensé devient la dupe d’un sot, et pourquoi la candeur et la simplicité sont si souvent mal appréciées, ou calomniées dans le monde. Mais ce qui est plus important, elle explique comment l’artifice de Sophie mit en défaut la sagacité de sa tante.

Après le dîner, on passa dans le jardin. L’écuyer, docile aux conseils de sa sœur, prit son voisin à part et lui proposa sans façon le mariage de sa fille avec le jeune Blifil.

M. Allworthy n’étoit pas de ces hommes dont le cœur tressaille d’aise à la nouvelle d’un avantage imprévu. La véritable philosophie régloit ses désirs et ses actions. Il n’affectoit point d’être insensible au plaisir ni à la peine, à la joie ni à la douleur ; mais les faveurs, ou les disgraces de la fortune altéroient peu la tranquillité de son ame. Il écouta la proposition de M. Western sans montrer d’émotion, sans changer de visage ; il répondit, que l’alliance étoit de tout point conforme à ses vœux ; il s’étendit avec complaisance sur le mérite de la jeune personne, remercia M. Western de la bonne opinion qu’il avoit conçue de son neveu, et finit par lui dire, que si les jeunes gens s’aimoient, il seroit charmé de conclure l’affaire.

M. Western fut un peu déconcerté de cette réponse qui n’avoit pas le degré de chaleur auquel il s’étoit attendu. Il se moqua de l’importance que M. Allworthy attachoit à l’inclination réciproque des jeunes gens. En fait de mariage, c’étoit, dit-il, aux parents, non aux enfants, à juger des convenances. Quant à lui, il exigeroit de sa fille une obéissance absolue ; et s’il se trouvoit un imbécile, capable de refuser une compagne telle que Sophie, il étoit son très-humble serviteur. « Au surplus, ajouta-t-il, j’espère que dans tout cela, il n’y a point de mal de fait. »

M. Allworthy tâcha d’apaiser la colère de l’écuyer, par un nouvel éloge de miss Western ; il l’assura que son neveu recevroit sans doute avec joie une offre si flatteuse ; mais ses efforts furent inutiles. Il ne put obtenir de M. Western que cette réponse, qu’il répéta vingt fois avant de le quitter : « Je n’en dis pas davantage. J’espère qu’il n’y a point de mal de fait, voilà tout. »

M. Allworthy connoissoit trop bien son voisin, pour s’offenser de cette boutade. D’ailleurs, quoique ennemi de la contrainte que quelques parents exercent dans le mariage de leurs enfants, et résolu de ne point forcer le penchant de son neveu, il éprouvoit une véritable satisfaction de ce projet d’alliance. Tout le canton retentissoit des louanges de Sophie, lui-même admiroit les charmes de son esprit et de sa figure ; il savoit en outre apprécier l’avantage de son immense fortune ; car, sans attacher à la richesse un prix excessif, il étoit trop sage pour la mépriser.

Et ici, en dépit de tous les critiques du monde, nous nous permettrons une légère digression sur la nature de la vraie sagesse, qui composoit, avec la vraie bonté, le caractère de M. Allworthy.

La vraie sagesse, quoi qu’en disent de vains sophistes et des dévots atrabilaires, ne consiste point à dédaigner les richesses, ni le plaisir. On peut jouir d’une grande fortune, et n’être pas moins sage que le mendiant qui tend la main aux passants dans la rue. On peut avoir une belle femme, un ami dévoué, et être aussi sage que le triste reclus qui enterre au fond d’un cloître ses qualités sociales, et se laisse mourir de faim, en déchirant ses épaules à coups de fouet.

L’homme le plus sage est aussi le plus susceptible de bonheur. La modération, en nous enseignant à bien user des richesses, nous procure les moyens de multiplier nos jouissances. Le sage peut satisfaire tous ses goûts, tous ses désirs, parce qu’il sait les régler ; l’insensé qui ne connoît pas de mesure, sacrifie tout à une seule passion.

Des hommes très-sages, dira-t-on, ont été d’une avarice notoire : oui, mais en cela ils n’étoient point sages. Des hommes très-sages, dira-t-on encore, ont fait, dans leur jeunesse, un usage immodéré des plaisirs : oui, mais alors ils n’étoient point sages.

En un mot, la sagesse dont l’apprentissage nous est dépeint comme si difficile, par de prétendus philosophes, se borne à étendre au-delà du sens littéral cette maxime commune : Il ne faut pas acheter trop cher. Quiconque la prend pour guide dans le grand bazar du monde, et l’applique constamment aux honneurs, aux richesses, aux plaisirs, est sans contredit un homme sage ; car il fait le meilleur des marchés : il n’achète rien qu’avec prudence et à juste prix, sans donner en échange, comme tant d’autres, sa santé, son innocence, et sa réputation.

Deux traits complètent le caractère du sage. Il ne s’enivre point d’une folle joie, quand il a fait une bonne affaire, et ne s’abandonne pas au désespoir, lorsqu’il a trouvé le marché mal approvisionné, ou les denrées trop chères.

Mais il est temps de terminer ce chapitre, pour ne pas mettre la patience du lecteur à une trop longue épreuve.