Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 04

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 23-26).

CHAPITRE IV.



MATIÈRES DIVERSES ET CURIEUSES.

Aussitôt que M. Allworthy fut de retour, il prit son neveu en particulier. Après un court préambule, il l’informa de la proposition de M. Western, et ne lui dissimula pas l’extrême plaisir qu’il en ressentoit.

Les charmes de Sophie n’avoient fait sur Blifil aucune impression, non qu’il eût le cœur prévenu en faveur d’une autre femme, qu’il fût tout-à-fait insensible au pouvoir de la beauté, ou ennemi du sexe ; mais la nature lui avoit donné des désirs si modérés, que la philosophie les maîtrisoit aisément. Pour ce qui est de la noble passion que nous avons analysée au commencement de ce livre, son froid individu n’en receloit pas une étincelle.

Mais s’il étoit dépourvu du sentiment tendre et délicat, que les attraits et les vertus de Sophie méritoient si bien d’inspirer, il avoit au suprême degré deux passions, auxquelles la richesse de cette jeune personne promettoit une ample satisfaction. C’étoient l’ambition et l’avarice. Elles se partageoient son cœur. Il avoit souvent envisagé la fortune de miss Western, comme un objet digne d’envie, et conçu une espérance vague d’en être un jour possesseur. Sa jeunesse, celle de Sophie, et surtout la crainte que l’écuyer ne se remariât et n’eût d’autres enfants, l’avoient retenu jusque-là dans une prudente réserve.

Cette dernière difficulté, la plus considérable à ses yeux, étoit en partie levée par la démarche de M. Western. Il hésita un moment, et répondit à M. Allworthy, que l’idée du mariage ne l’avoit pas encore occupé d’une manière sérieuse, mais qu’il sentoit trop bien le prix de ses bontés paternelles, pour n’être pas disposé à lui complaire en toutes choses.

M. Allworthy étoit naturellement vif ; il devoit sa modération habituelle à l’étude de la philosophie, et non à un tempérament flegmatique. Doué d’une ame ardente, il avoit épousé par amour, dans sa jeunesse, une très-belle femme. La froide réponse de son neveu lui fit donc un médiocre plaisir. Il ne put s’empêcher de vanter avec chaleur le mérite de Sophie, et de témoigner quelque étonnement, qu’un jeune homme fût capable de résister à tant d’attraits, sans avoir une autre passion dans le cœur.

Blifil l’assura que le sien étoit parfaitement libre ; puis il se mit à discourir sur l’amour et sur le mariage d’une manière si sensée, si édifiante, qu’il auroit fermé la bouche à un homme moins scrupuleux que son oncle en matière de religion. M. Allworthy demeura convaincu que Blifil, loin d’avoir aucune prévention contre Sophie, éprouvoit pour elle cette estime qui, dans une ame honnête, est le plus solide fondement de l’amour et de l’amitié. Comme il ne doutoit pas que, de son côté, le jeune homme ne réussît bientôt à plaire, il crut voir dans une union si bien assortie le gage certain du bonheur des deux familles. Le lendemain matin, du consentement de Blifil, il écrivit à l’écuyer, que son neveu avoit reçu la proposition de mariage avec autant de joie que de reconnoissance, et qu’il s’empresseroit d’aller faire sa cour à miss Western, aussitôt qu’elle daigneroit lui en donner la permission.

L’écuyer, ravi de cette bonne nouvelle, répondit aussitôt à M. Allworthy, sans en prévenir sa fille, que la première entrevue auroit lieu dans l’après-midi de ce même jour.

La lettre partie, il courut chercher sa sœur qu’il trouva occupée à lire et à commenter la gazette, avec le ministre Supple. Malgré son impétuosité naturelle, il lui fallut attendre, pour s’expliquer, la fin de la lecture et des commentaires. Ce ne fut qu’au bout de près d’un quart d’heure, qu’il put apprendre à sa sœur qu’une affaire très-importante l’amenoit auprès d’elle. « Mon frère, lui répondit mistress Western, vous pouvez vous expliquer à présent ; je suis tout à votre service. Les affaires du Nord vont si bien, que je n’ai jamais été plus contente de ma vie. »

Le ministre s’étant retiré, M. Western raconta à sa sœur ce qui s’étoit passé, et la pria d’en faire part à Sophie. Elle se chargea volontiers de la commission. Peut-être sa prompte complaisance fut-elle en partie l’effet de l’aspect favorable des affaires du Nord. Il est du moins probable, que cette heureuse circonstance épargna à l’écuyer les justes reproches que méritoit la précipitation de sa démarche.