Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 05
CHAPITRE V.
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CONVERSATION ENTRE M. JONES ET LE BARBIER.
La scène précédente se passoit, en partie pendant que Jones dînoit dans son obscur réduit, en partie pendant qu’il attendoit Partridge, dans la chambre où il s’étoit fait apporter une bouteille de vin. Quand l’hôtesse eut fini ses réflexions, M. Benjamin alla le trouver. Jones l’invita poliment à s’asseoir, et remplissant un verre jusqu’au bord : « À votre santé, lui dit-il, doctissime tonsorum[1].
— Ago tibi gratias, domine[2], » répondit le barbier : puis regardant Jones entre deux yeux d’un air plein de gravité, et avec l’étonnement d’un homme qui croit en reconnoître un autre : « Monsieur, lui demanda-t-il, Jones ne seroit-il pas votre nom ?
— Oui, mon ami.
— Proh deum atque hominum fidem[3] qu’il arrive d’étranges choses dans le monde ! Monsieur Jones, je suis votre très-humble serviteur. Vous paroissez ne pas me reconnoître. Je n’en suis point surpris. Vous ne m’avez vu qu’une fois, et vous étiez si petit ! De grace, apprenez-moi comment se porte le respectable écuyer Allworthy, ille optimus omnium patronus[4] ?
— Il paroît, mon ami, que vous me connoissez. Moi, je n’ai pas le bonheur de me remettre votre visage.
— Rien de plus simple. Ce qui me surprend, c’est de ne vous avoir pas reconnu plus tôt, car vous n’êtes nullement changé. Puis-je, monsieur, vous demander, sans indiscrétion, où vous comptez aller, par la route que vous suivez ?
— Remplissez votre verre, monsieur le barbier, et trêve de questions, je vous prie.
— Ah ! monsieur, Dieu me garde de vous être importun. Ne me soupçonnez pas, je vous en conjure, d’une impertinente curiosité. C’est un défaut dont personne ne peut m’accuser. Mais, à vrai dire, quand un gentilhomme tel que vous, ne se fait point accompagner par ses valets, il est naturel de supposer qu’il voyage, comme on dit, incognito. Peut-être aurois-je dû ne pas vous nommer.
— Je ne croyois point, je l’avoue, être si bien connu dans ce pays-ci. Cependant, je vous serai obligé, pour des raisons particulières, de ne prononcer mon nom devant personne, jusqu’à ce que je sois parti.
— Pauca verba[5]. Je souhaiterois que vous ne fussiez connu ici que de moi. Il y a des gens qui ont la langue bien longue : quant à moi, je sais garder un secret. Mes ennemis même me rendent cette justice.
— La discrétion, monsieur le barbier, n’est pourtant pas la vertu des gens de votre état.
— Hélas ! monsieur, non si male nunc et olim sic erat[6] ! Je n’étois pas né, et ne fus pas élevé pour être un barbier, je vous assure. J’ai passé la plus grande partie de ma vie avec des gentilshommes, et je puis dire, sans me vanter, que j’ai quelque noblesse dans les sentiments. Si vous m’aviez jugé digne de la confidence que vous avez faite à d’autres, vous n’auriez pas eu à vous plaindre de mon indiscrétion. Je me serois gardé de déshonorer votre nom, dans une cuisine d’auberge. Il y a des gens, monsieur, qui en ont fort mal usé à votre égard ; non contents de publier ce que vous leur avez dit d’une querelle entre l’écuyer Allworthy et vous, ils vous ont imputé des faits de leur invention, des faits dont je connois la fausseté.
— Vous me surprenez beaucoup.
— Sur mon honneur, monsieur, c’est la pure vérité ; et je n’ai pas besoin de vous dire, que l’hôtesse est l’auteur de ces calomnies. Voilà pourquoi j’ai voulu écouter, jusqu’au bout, l’histoire qu’elle s’est plu à raconter. Ce n’est, je m’en flatte, qu’un tissu de mensonges ; car j’ai conçu pour vous la plus grande estime, depuis le jour où vous donnâtes à Black Georges des preuves d’un si bon naturel. On en parla dans tout le pays ; je reçus plus d’une lettre où il en étoit question. Ce trait de générosité vous gagna l’affection générale. Daignez donc m’excuser, et n’attribuez qu’à l’inquiétude où j’étois sur votre compte, les questions que j’ai pris la liberté de vous faire. Je ne suis point enclin à une impertinente curiosité ; mais j’aime les bons cœurs : de là vient amoris abundantia erga te[7]. »
Les malheureux ajoutent foi aisément aux moindres témoignages d’intérêt qu’on leur donne. Faut-il s’étonner que Jones, parvenu au comble de l’infortune, et confiant à l’excès, n’ait point hésité à croire aux démonstrations bienveillantes de Benjamin, et à lui ouvrir son cœur ! Les bribes de latin que le barbier appliquoit quelquefois d’une manière assez heureuse, sans prouver une érudition profonde, annonçoient, ainsi que sa conduite, un homme supérieur à son état, et confirmoient aux yeux de Jones ce qu’il lui avoit conté de sa naissance et de son éducation. « Eh bien ! dit notre héros, après s’être fait encore un peu presser, puisque vous êtes déjà si instruit de ce qui me touche, et que vous paroissez curieux d’apprendre le reste de mon histoire, je vais répondre à vos désirs, si vous avez la patience de m’écouter.
— La patience ! ah ! monsieur, je ne trouverai jamais que vous entriez dans trop de détails. Mille graces vous soient rendues, de l’insigne faveur que vous daignez me faire. »
Jones commença donc le récit de ses aventures. Il n’en omit qu’une ou deux, particulièrement son combat contre Thwackum, et s’arrêta à la résolution qu’il avoit prise de s’embarquer, lorsque la rébellion survenue dans le Nord, l’engagea à changer de dessein, et le conduisit au lieu où il se trouvoit en ce moment.
Le petit Benjamin, après l’avoir écouté jusqu’au bout de toutes ses oreilles, sans l’interrompre une seule fois, ne put s’empêcher de lui dire, qu’il falloit qu’on eût inventé et rapporté à M. Allworthy quelque chose de plus contre lui ; qu’autrement cet excellent homme n’auroit pu se résoudre à renvoyer de la sorte quelqu’un qu’il avoit si tendrement aimé.
Jones lui répondit qu’il ne doutoit pas que ses ennemis n’eussent employé d’infâmes artifices pour le perdre.
La remarque du barbier étoit juste, et n’auroit échappé à personne. Jones ne lui avoit pas fait connoître les véritables motifs de sa disgrace. Ses actions, telles qu’il venoit de les présenter, ne paroissoient point dans le faux jour sous lequel la malignité s’étoit efforcée de les peindre à M. Allworthy. Il n’avoit pu d’ailleurs parler de mille torts imaginaires qu’on lui avoit prêtés successivement à son insu. Il avoit aussi, comme on l’a vu, passé sous silence plusieurs faits essentiels. En somme, toute sa conduite étoit en apparence si innocente, que la méchanceté même auroit eu peine à y rien reprendre.
Ce n’est pas que Jones euût l’intention de taire, ou d’altérer la vérité. Loin de là ; il eût été plus fâché de voir M. Allworthy encourir le blâme public pour l’avoir puni, que de s’entendre blâmer lui-même pour avoir mérité de l’être. Mais dans la réalité, il lui arriva ce qui arrivera toujours. Quelque franc que soit un homme, s’il rend compte de ses actions, il ne manque pas, en dépit de sa sincérité, de les montrer sous l’aspect le plus favorable. Ses défauts semblent s’épurer en passant par ses lèvres, comme une liqueur dépose au fond du vase les impuretés dont elle étoit chargée. Dans l’exposition des faits, les motifs, les détails, les conséquences se présentent d’une manière si différente, quand c’est le héros de l’histoire, ou son ennemi qui la raconte, qu’on a peine à en reconnoître l’identité.
Le barbier n’avoit pas perdu un mot du récit de Jones, et n’étoit pas encore satisfait. Il restoit une circonstance que, malgré sa prétendue réserve, M. Benjamin brûloit de connoître. Jones ne lui avoit fait mystère ni de ses amours, ni du nom de Blifil son rival ; mais il avoit tu soigneusement celui de sa maîtresse. Le barbier hésita quelque temps, regarda Jones en face, toussa plusieurs fois, et finit par le supplier de lui apprendre le nom de la jeune dame qui paroissoit être la principale cause de toutes ses peines.
« Puisque je vous ai déjà témoigné tant de confiance, répondit Jones après un moment de réflexion, et que ce nom n’a malheureusement fait ici que trop de bruit, je ne vous le cacherai point davantage. Sophie Western est celle que j’adore.
— Proh deum atque hominum fidem[8] ! L’écuyer Western a une fille bonne à marier ?
— Oui, et une fille incomparable : jamais on ne vit de beauté si accomplie, et l’éclat de ses charmes est son moindre mérite. Que d’esprit ! de grace ! de bonté ! Ah ! je passerois ma vie entière à la louer, que j’oublierois encore la moitié de ses perfections.
— M. Western a une fille bonne à marier, lui que j’ai vu petit garçon ! Voilà ce que c’est. Tempus edax rerum[9] ».
La bouteille étant vide, Benjamin vouloit en faire venir une seconde à ses frais. Jones s’y opposa, en disant qu’il avoit déjà trop bu pour un malade, et qu’il préféroit se retirer dans sa chambre, où il seroit bien aise d’avoir un livre à lire.
— Un livre ? reprit Benjamin ; comment le voulez-vous ? Latin ou anglois ? J’en possède de curieux dans ces deux langues. J’ai en latin : Erasmi Colloquia[10], Ovid. de Tristibus[11], Gradus ad Parnassum[12] ; et en anglois plusieurs ouvrages de nos meilleurs auteurs, un peu dépareillés, il est vrai, tels que la plus grande partie de la chronique de Stowe, le sixième tome de l’Homère de Pope, le troisième du Spectateur, le second de l’Histoire romaine de Laurent Echard, l’Artisan, Robinson Crusoé, Thomas a Kempis, et deux volumes des œuvres de Tom Brown.
— Je n’ai jamais rien lu, dit Jones, de ce dernier auteur. Je ferai volontiers connoissance avec lui. » Benjamin l’assura qu’il en seroit très-content, et que Tom Brown étoit un des plus beaux génies de l’Angleterre. Il courut à sa maison, qui n’étoit qu’à deux pas de l’auberge, et en rapporta les deux volumes. Jones lui recommanda le plus grand secret, le barbier lui promit une discrétion à toute épreuve : après quoi, ils se séparèrent ; Jones se retira dans sa chambre, et le barbier s’en retourna chez lui.
- ↑ Le plus savant des barbiers.
- ↑ Je vous rends grace, monsieur.
- ↑ J’en atteste les dieux et les hommes.
- ↑ Le meilleur des patrons.
- ↑ Un mot suffit.
- ↑ Si ma position est fâcheuse aujourd’hui, elle ne l’étoit pas de même autrefois.
- ↑ Ma vive affection pour vous.
- ↑ J’en atteste les dieux et les hommes.
- ↑ Le temps consume tout.
- ↑ Les colloques d’Érasme.
- ↑ Les Tristes d’Ovide.
- ↑ Le Chemin du Parnasse.