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Tombouctou la mystérieuse/Texte entier

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. Couv-Pl.).
Dubois_-_Tombouctou_la_mystérieuse,_1897_-_Couverture
Dubois_-_Tombouctou_la_mystérieuse,_1897_-_Couverture
DU MÊME AUTEUR :
La Vie au Continent Noir. — Scènes de la vie d’exploration. Récit d’un voyage en Guinée française et dans les pays du Haut-Niger, accompli par Félix Dubois et le peintre Adrien Marie sous la direction du Capitaine Brosselard-Faidrerbe.
Préface du Colonel Monteil.

Éditeur : J. HETZEL & Cie
18, rue jacob, paris
(Bibliothèque d’Éducation et de Récréation)

Tombouctou

la Mystérieuse
Édition du FIGARO

Tombouctou
la Mystérieuse
PAR
FÉLIX DUBOIS

Illustré de nombreuses gravures
uniquement
exécutées d’après les photographies de l’auteur
et de M. J. Drilhon, Commissaire de la Marine
PARIS
Libraire E. FLAMMARION
26, RUE RACINE, 26

1897


Droits de traduction et de reproduction du texte et des gravures réservés en tous pays, y compris la Suède et la Norvège.


Une édition anglaise paraît chez :
W. HEINEMANN, 21, Bedford Street, Londres.

Une édition paraît en Amérique chez :
Messrs LONGMANS, GREEN and Co, 91 and 93, Fifth Avenue,
New-York.


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TABLE DES CHAPITRES


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I

DE PARIS AU NIGER

Assurément le voyage n’est pas aussi simple que celui de Nice ou d’Alger.

S’étant endormi dans un wagon, au départ de Paris, on ne se réveille que six semaines plus tard dans un chaland-pirogue sur le Niger. Cependant on va voir que tout n’est pas difficultés dans cette longue route, ni barbarie dans ces pays hier encore mystérieux.

Un paquebot vous débarque d’abord au Sénégal, ce pays qui est nôtre depuis des siècles et que la masse du public ne connaît guère que par cette mention thermométrique inscrite entre « bains ordinaires » et « culture des vers à soie », aux environs du quarantième degré centigrade : température du Sénégal.

Toute rudimentaire qu’elle soit, cette notion n’est même pas exacte. Croiriez-vous que, des mois durant, on porte au Sénégal le pardessus, matin et soir ? La moyenne de la température, à l’observatoire local, est de 24 degrés et non 40.

Au surplus, de Dakar, le port de la colonie et le plus beau refuge de navires de toute l’Afrique, l’on parvient en chemin de fer à Saint-Louis, la capitale. Saluons ces 275 kilomètres de voie ferrée : ce sont les premiers qu’Européens aient jamais posés dans l’Afrique nègre. Ils datent de 1882.

La civilisation a marqué ces terres vierges d’autres empreintes encore. À Saint-Louis et à Rufisque, place importante de commerce dans la baie de Dakar, l’électricité est installée dans les rues comme à domicile. Sous forme d’élections législatives, de municipalités et d’un conseil général, le suffrage universel sévit, ainsi que le pari mutuel et les courses de chevaux.

Pour monter au Soudan, on trouve le long des quais de Saint-Louis des petits vapeurs qui font un service régulier deux fois par mois. À bord, aménagement confortable, chère parfaite et poker au salon tout, comme sur un grand paquebot qui se respecte. Et pendant huit jours se déroulent, indécises et monotones, les rives du fleuve Sénégal. Un beau matin on s’amarre au pied d’un gros arbre sur une berge déchiquetée. Nous sommes à Kayes, port et capitale actuelle du Soudan.

Un coin de pestilence. C’est la solution de ce problème difficile : être à la fois une ville au milieu d’un marécage et un marécage au milieu d’une ville. Cette façon anormale de bâtir une cité fait croire un instant que l’on est arrivé au bout du monde. Mais on se ressaisit bientôt en voyant courir des fils télégraphiques à travers les rues et en entendant le sifflet des locomotives. En effet, une voie ferrée — la ligne du Sénégal au Niger — fait ici suite à la ligne de navigation fluviale, et un jour elle conduira le voyageur droit à Bammakou, si bien que l’on pourra se rendre, en une quinzaine, de Paris au Niger.

Pour l’heure, le rail ne court que sur environ 175 des 550 kilomètres qui séparent Kayes de Bammakou. La ligne va d’abord à Bafoulabé. Sur ces 130 premiers kilomètres, elle est dans un état normal et ouverte à l’exploitation commerciale. C’est un chemin de fer légèrement réduit, d’un
un train au soudan : voyageurs indigènes.
mètre de largeur de voie, ainsi qu’en France certains chemins de fer d’intérêt local. Le génie militaire a charge de son entretien et de son administration : les trains arrivent à ses deux extrémités avec une ponctualité remarquable. Le seul tort de la ligne est de s’arrêter à Bafoulabé, où confluent le Bafing et le Bakoy pour former le Sénégal. De là, jusqu’au 175e kilomètre, à Dioubéba, il faut provisoirement se contenter d’un Decauville.
une gare.

Le voyageur depuis son départ de Paris a donc usé des moyens de locomotion les plus variés, qui ont été en diminuant comme confort et surtout comme rapidité. Le voici maintenant en face du plus simple de tous : la route, et j’ajoute aussitôt : la route africaine, c’est-à-dire quelque chose de vague, qui n’a de commun avec la route d’Europe qu’un tracé droit, pour qui les nivellements, les empierrements, un sol stable, et la plupart du temps même les ponts, sont totalement inconnus.

Et alors seulement l’âme du voyageur africain tressaille et entre en liesse. Une autre vie va enfin commencer, pour lui la seule, la vraie, la vie de brousse… Mais je laisse bavarder mon carnet de voyage :

« À Dioubéba, ma caravane qui avait pris les devants, m’attend. Je retrouve bagages, porteurs, cheval, et par-dessus le marché une aventure singulière.

« J’étais tombé sur un cheval blanc. Je dis « tombé » car certes je ne l’aurais pas acheté avec une pareille robe. L’administration de la colonie l’avait mis à ma disposition. Un cheval blanc ! Quelle affaire… La guigne, ainsi que chacun sait ! La guigne pour tout le voyage… Comment conjurer le péril imminent ? Dame Providence s’est obligeamment chargée de me venir en aide, par une de ces voies secrètes qui sont les siennes.

« À Kayes je m’étais aperçu, heureusement à temps, de la disparition de mon tapis de selle. Je courus toutes les boutiques — ce qui ne fut pas long — et je n’en trouvai pas, pour l’excellente raison qu’en ces pays neufs on ne trouve jamais ce dont on a besoin et qu’on ne peut compter que sur soi-même. Il fallut me rabattre sur une des couvertures quelconques que l’on vend aux nègres. Je la choisis dans les prix doux, rouge, bien moelleuse aux reins du dada. Celui-ci était venu en wagon Jusqu’à Bafoulabé, mais le Decauville ne pouvant le transporter de même jusqu’à Dioubéba, je l’envoyai par la route tandis que moi-même j’utilisai encore le petit chemin de fer : 45 kilomètres à cheval sont toujours bons à éviter quand on en a encore quelques centaines en perspective ! Il faisait nuit quand le train miniature pénétra sous la voûte de verdure qui sert de hall et de gare à Dioubéba. Tout le monde était gîté. Mon cheval broutait. Rien d’anormal.

« Mais le lendemain matin, au moment de me mettre en route, et d’enfourcher ma monture pour la première fois — que vis-je ? Au lieu d’un cheval blanc, un coursier écarlate… Imagine-t-on ma joie ? C’était évidemment le doigt de Dieu qui l’avait ainsi transformé — aidé de la chaleur, de la sueur et de la couverture pour nègres. Me voilà plein de confiance pour la suite de mon voyage.

« L’aventure ne finit pas là. Malgré des pansages et des lavages répétés, impossible de rendre au cheval sa couleur primitive. La teinture, détestable pour couvertures, était merveilleuse pour chevaux. Et ma bête, dans tous les villages est l’émerveillement des indigènes : « Ah ! ces blancs ! disent-ils, ils peuvent tout, même produire des chevaux écarlates. »

« Assez mangé de cheval. Passons en revue mon équipage, comme on disait au temps du Roi-Soleil. En premier lieu vient la silhouette de mon valet de chambre, maître d’hôtel, etc., etc., qui au Soudan cumule de multiples fonctions sous le nom modeste de « garçon ». Chapeau de paille européen, boule noire lippue, veston blanc à boutons de cuivre très luisants, culotte courte à petites rayures bleu et blanc, Jambes nues, pieds idem. Personnage historique. Un des rares survivants de l’affaire Bonnier, où il figurait à titre de domestique du capitaine Nigote, l’unique officier qui échappa aux Touaregs. Certificats réjouissants : soigne à merveille les malades, atteste un médecin. Je l’ai aussitôt engagé sur ces données : si je laisse mes os ici, ce sera avec la conviction qu’ils auront été bien soignés. Au reste il est pondéré, pas bavard, digne, comme il convient à un personnage historique.

« Rien de tragique ni d’historique chez mon cuisinier. Il fait ma joie excepté aux heures des repas où je rage de désespoir. Je l’avais engagé un peu à la hâte : « Tu sais bien faire la cuisine ? » et avec beaucoup d’assurance il m’avait dit : « Oui », comme tout bon nègre quand on fait appel à ses talents. Je lui aurais demandé de même : « Sais-tu peindre des Raphaël ou des Murillo ? » qu’il m’eût répondu affirmativement avec non moins de conviction. Il siffle assez bien des cantiques et la Marseillaise, mais c’est le seul talent qu’il soit possible de lui reconnaître. En cuisine il ne réussit que de l’eau bouillie et par ricochet des œufs durs. Je suis obligé de mettre la main à la pâte — sans image.

« Le troisième et dernier personnage de mon état-major est le palefrenier. Personnage muet à barbiche et à profil sémitique. Il m’amène le cheval quand nous partons, tient l’étrier, disparaît tout le long de la route pour reparaître à l’arrivée où il tient de nouveau l’étrier et s’éclipse avec la bête. Jamais ne dit un mot. Jamais on n’a un mot à lui dire, si bien que je ne sais pas son nom. Très énigmatique en somme. Ce serait le nègre de la porte Saint-Denis que je n’en serais pas surpris quoique jusqu’à présent je n’aie pas entendu de pendule tinter dans son ventre.

« Autour de cette trinité placez 22 gaillards, de costume à peu près uniforme par la rareté du vêtement, très variés en revanche par les têtes : les uns portant les cheveux en fourrure d’astrakan, ou en nattes ; d’autres ayant le crâne rasé comme un menton de notaire ou montrant, au beau milieu, une sorte de barbiche, à moins que ce ne soit le collier des loups-de-mer. Non moins divers est le noir de leur peau : la mélasse, le charbon, le pruneau mat du pauvre et la prune d’Ente luisante, le marc de café et l’eau de Seine, toute la gamme est représentée. Mettez sur ces têtes 25 à 30 kilos sous forme de paniers en osier, de caisses et de cantines, — et vous avez le croquis complet de l’équipage que comporte une route du Soudan. »

Et maintenant qu’est-ce que cette vie de brousse si capiteuse et si captivante pour tous ceux qui l’ont vécue ? pour l’officier sorti de l’École polytechnique ou de Saint-Cyr comme pour le simple fantassin ou artilleur de marine, produit de l’école du village ; pour le descendant de famille royale comme pour le professeur de rhétorique ou le gratte-papier de ministère devenu fonctionnaire colonial ; pour l’ingénieur ou l’artiste comme pour l’employé de commerce qui gère une factorerie ? De quoi est faite sa fascination, encore subie quand ils en sont éloignés depuis longtemps ? Pourquoi ce souvenir aigu, qui jette une ombre sur les heures roses où s’est réalisé le rêve caressé, sur la blonde chevelure longtemps entrevue, sur les papillons azurés du calme et de la béatitude ? Quel philtre mystérieux renferme cette eau fraîche, cristalline, de saveur délicieuse qui n’étanche pas la soif, mais altère à jamais celui qui en goûte ?

En vérité, il est difficile d’initier le sédentaire à ce charme. Autant que pénétrant il est subtil, tellement qu’il échappe à la parole comme à la fine pointe de la plume.

Voyez. Le manger est médiocre. L’eau est médiocre. Le coucher est médiocre et la santé parfois précaire. Seules, la chaleur et la fatigue sont de qualité supérieure. Et cependant tout cela vous donne du contentement plein le cœur.

Évidemment, ce n’est ni la médiocrité de ceci, ni l’intensité de cela qui rendent si exquises les heures de brousse. Ce sont les sensations qui se greffent autour des incommodités et les tableaux qui les accompagnent. C’est l’ensemble de la vie des gens, des bêtes, des forêts et des plaines, restés tels qu’il y a des milliers et des milliers d’années. C’est vous, les contemplant avec des milliers d’années de civilisation dans les veines.

C’est — mais à distance tout cela ne paraîtra-t-il pas bizarre et incompréhensible ? — la tournure que ces gens donnent à l’expression de leur pensée. On est abordé par des colosses qui vous émietteraient avec deux doigts seulement et qui vous disent avec humilité : « Salut, je suis un pauvre de Dieu. » En revanche dans un autre village, c’est un chef vieux et squelettique qui semble totalement ignorer votre arrivée, votre présence, votre visite même. Vous êtes devant lui, tout près, vous le touchez du pied. Lui, accroupi, continue impassiblement la lecture de son Koran, plein d’un dédain superbe. Et l’on s’attend à voir siffler quelque lance, briller un sabre, grincer quelque chien de fusil. Puis, sur la route, une vieille négresse arrête votre cheval, marmotte d’incompréhensibles choses, vous sourit et vous tend des mains pleines. Pour lui faire plaisir, parce que son sourire vieillot vous rappelle que de bonnes vieilles, des pauvresses, furent pleines de pitié pour René Caillié et Mungo-Park, vos devanciers en ce coin d’Afrique, et les empêchèrent de mourir de faim, vous acceptez son présent, des patates douces. Sa joie est grande. On la double par quelque petit cadeau. Pour y mettre le comble, tant vous jouissez de son contentement, vous mordez dans l’une des racines : et tandis que, poursuivant votre route, vous mâchonnez distraitement la patate cuite et froide, vous lui trouvez un surprenant goût de marron glacé. À l’instant votre mémoire galope à la suite de mainte vision de là-bas, du pays natal, où il neige et gèle maintenant tandis que vous cuisez doucement dès l’aube dissipée.

La vie de brousse c’est aussi ces troupeaux de pintades courant sous la feuillée dans la plus complète ignorance du chasseur, c’est les perdrix se levant sous les pieds de votre cheval. C’est d’étranges et enivrantes senteurs, qui tout à coup vous enveloppent et vous envahissent dans les bois, et subitement vous abandonnent ; c’est la folie des couchers de soleil qui brusquement et passionnément colorent le ciel resté monotonement incolore tout le jour durant. C’est les nuits… Une nuit nous avions pris logement dans des cases autour de la place d’un village. Nos gens campant là, en plein air, avaient allumé de grands feux dont les lueurs découpaient dans les ténèbres une voûte rose et or. Des vols de chauves-souris étaient accourus. Alors ce fut sous la voûte rose et or un ballet fantastique : les ailes des chauves-souris, éclairées en dessous, striaient l’air de traînées éclatantes et semblaient des étoiles filantes, tandis que plus au loin, à la limite des ténèbres, des essaims de mouches lumineuses encadraient de satellites les astres mouvants. Mais de toutes ces visions et sensations inattendues on ne peut, je le répète, que rendre une bien faible part, et encore, maladroitement. Les fins morceaux qu’offre cette vie ne peuvent, décidément, se goûter dans un fauteuil.

Dioubéba, où se termine le rail du Decauville, est assis dans un ravissant décor de montagnes et d’eau : située en Europe la localité tirerait de bonnes rentes de son paysage. Le Bakoy profondément encaissé forme en ce point une longue chute rocheuse de plusieurs centaines de mètres, semée de rapides et d’écueils écumeux. Autour de l’horizon des croupes de montagnes, et sur les rives des arbres monumentaux d’où pendent de longues guirlandes de lianes. Deux Européens, un sergent du génie, faisant fonction de chef de gare, et un sapeur qui, tout en le secondant, s’occupe du télégraphe, vivent là, parfaitement heureux à ce qu’ils assurent. Ils sont mariés (à la mode du pays, s’entend !) avec de petites indigènes très gaies qui se font mille gentilles manières. Leur société est complétée par « Bibi » un Jeune hippopotame naguère capturé et très bien apprivoisé maintenant. Avec une discrétion insoupçonnable chez un pareil animal, pour ne gêner en rien ses amis dans leurs occupations, il passait ses journées au fond du Bakoy. Voulait-on s’en amuser, on allait sur la berge et on appelait : Bibi ! Bibi ! Bientôt la tête rose de Bibi émergeait ; il vous cherchait de ses petits yeux noirs, puis frétillant et ruisselant accourait se faire caresser.

La route de Dioubéba à Bammakou coupe de l’ouest à l’est à travers le massif du Fouta Dialon qui sépare les bassins du Sénégal et du Niger. Encadrée de paysages qui souvent rappellent les sites de la forêt de Fontainebleau, elle a, en plus, de l’eau abondante. Chaque soir on s’endort au bruit de quelque rapide du Bakoy, d’une cascade ou d’une chute.

Je ne sais rien de plus suggestif que cette route. Elle est la grande artère du Soudan. On y voit, au Jour le jour, passer et se résumer toute la vie de la colonie, en même temps que ce miroir reflète la vie, l’image rétrospective des grandes routes d’Europe, avant le temps des diligences. Sans les coupeurs de route, toutefois. Car depuis dix ans nous avons fait en ce pays d’énormes progrès, quant à la pacification. À cette époque, le lieutenant de vaisseau Caron y cheminant « campait toujours comme en pays ennemi avec des sentinelles la nuit ». Aujourd’hui on y est autant en sécurité qu’aux Champs-Élysées.

Non que les voitures y soient nombreuses. Mais bêtes et gens ne manquent pas. Ce sont en majeure partie des porteurs. Les uns se rendent à destination chargés de mil, de bagages, de caisses ; les autres reviennent, libres de fardeaux,
sur la route : halte de dioulas.
joyeux comme des écoliers en vacances, dansant et gambadant au son d’une flûte ou d’un tambourin qui les précède. Passent aussi des dioulas où commerçants nègres avec leurs serviteurs ou captifs, leurs femmes et enfants, le tout poussant des bourriquets chargés d’étoffes, de sel, de perles, etc.

Entre Européens la rencontre est particulièrement agréable. De part et d’autre sur sa selle on s’incline, puis on se décline les noms et, quand on en a, les qualités. Sur quoi de longues causeries entre gens qui ne se connaissaient pas et ne s’étaient jamais vus, deux minutes plus tôt, commencent. On donne les nouvelles de l’intérieur pour les nouvelles de la côte et d’Europe. On apprend ce qui se passe dans les pays où l’on se rend, et ce que sont ceux qu’on ne verra pas. On échange mille petits services, et surtout l’heure. Car les montres dans ces pays ont les allures les plus
sur la route : européens en voyage.
fantaisistes. Elles ne vous donnent jamais qu’une certitude. C’est que l’on n’a pas l’heure exacte ni même approximative. Finalement on se tourne le dos de la meilleure grâce du monde et chacun reprend sa direction.

Les Européens se composent de fonctionnaires, d’officiers, de soldats. Les uns ayant achevé leurs dix-huit mois ou deux ans de séjour, rentrent se reposer en France. Les autres en arrivent tout frais, relever leurs camarades fatigués. Parfois on croise une civière où l’on entrevoit quelque pauvre tête de malade, et si l’on est pourvu de provisions et de quelque verve il est aisé de jouer le rôle du Bon Samaritain.

Malheureusement les commerçants ne fournissent encore qu’un infime apport aux rencontres. Pourquoi ? Vous trouvez la réponse sur la route même, dans ces bandes de porteurs que sans cesse vous croisez : la tête de l’homme est un moyen de transport trop primitif pour permettre un trafic plus développé.

L’idée vient aussitôt : mais que ne se sert-on de voitures ? Ce que j’ai dit des chemins soudanais suffit à expliquer l’absence de véhicules. La route n’existe guère que de nom. L’intendance militaire en sait quelque chose. Il lui faut ravitailler les forts ou postes dont nous avons piqueté nos vastes possessions nigritiennes au nord et au sud de Bammakou. Des Européens, peu nombreux cependant, vivent là entourés de quelques troupes noires, tirailleurs ou spahis soudanais, et maintiennent le pays en respect, le policent, l’organisent et le préparent à la pénétration. Il faut leur faire parvenir des vivres d’Europe : caisses de vin, grandes boîtes soudées en fer-blanc renfermant de la farine, du café, du sucre, barillets de viande salée, ainsi que des munitions, des armes, des effets d’habillement, des outils, etc. Pour acheminer ces approvisionnements Jusqu’au Niger, où seulement le transport devient facile grâce à la voie fluviale, l’intendance, elle, a des voitures, et en fer, et elle les met en marche sur ce fantôme de route. Mais au prix de quelles peines et dépenses, au moyen de quel personnel et de quelle organisation ! Il faudrait un volume pour le dire.

De temps à autre on rencontre un de ces convois de ravitaillement se débattant contre les aspérités et les fondrières de la pseudo-route sous la conduite d’officiers d’artillerie auxquels est adjoint un vétérinaire, car je vous
convoi de ravitaillement en marche.
laisse à penser dans quel état sont mis au jour le Jour les pauvres mulets d’attelage, bien qu’ils ne fassent que quinze à dix-huit kilomètres par Jour.

Ah ! la terrible chose que ce ravitaillement ! Son image vous poursuit partout sur cette route. Des campements sont partout ménagés aux convois tous les quinze ou dix-huit kilomètres avec des paillotes et des gourbis pour les hommes et des alignements de piquets pour les bêtes. Les uns et les autres se reposent là durant le jour après avoir fait leur maigre étape dans la fraîcheur de la nuit. On devine le désordre de fumier, de chiffons, de vieux papiers et de voitures abandonnées que laissent ainsi après eux les convois.

Deux forts jalonnent la route, à Badoumbé et à Kita. Comme le pays est pacifié et qu’ils n’ont plus de garnison, ils sont devenus eux aussi la proie du ravitaillement. Leurs divers bâtiments et les abords sont jonchés de caisses et de barillets sur lesquels on lit : médicaments, bougies, huile, sucre, etc., avec les noms de : Faranna, Siguiri, Ségou, Tombouctou, etc., les postes auxquels ces envois sont destinés. Et dans les cours de ces deux forts ce ne sont que porteurs accroupis attendant des colis à transporter ; dans les ordres qui volent, dans les conversations, partout, à toute heure, on n’entend parler que caisses et transport. On ne tarde pas à éprouver la plus horripilante des obsessions, et il est facile d’imaginer avec quelle impatience Européens et indigènes attendent le prolongement du rail de Dioubéba à Bammakou.

Après Koundou, un troisième fort, complètement abandonné aujourd’hui et qui s’en va en ruines, on franchit au village de Dion la ligne même de partage des eaux du Sénégal et du Niger. Le bassin de ce dernier commence là, à une quarantaine de kilomètres à peine de sa rive gauche.

Dès que l’on est parvenu dans le domaine du Nil de l’ouest africain, une région toute différente apparaît. Jusqu’ici le pays était plaisant, varié, pittoresque, une manière de petite Suisse, mais ne donnant pas l’impression d’un pays particulièrement fertile, comme la Suisse d’Europe.

Ces quarante derniers kilomètres tranchent sur le reste de la route. Des sources nombreuses, des ruisselets à chaque pas. Les cultures se multiplient. Tout le long du chemin ce ne sont que champs sans interruption. Des coins ravissants surgissent, faits d’eau argentée, de palmiers et de rochers. Les villages se suivent plus rapprochés. La population y est plus dense. Au gros bourg de Kati, une jolie vallée, au fond de laquelle cascade un ruisseau, se dessine, d’abord accidentée et étroite entre deux lignes de gradins rocheux qui vont ensuite s’écartant, se développant en éventail pour mourir sur les bords du Niger.

Je ne m’approchai pas du grand fleuve sans une certaine émotion, assez particulière, qui a besoin d’être expliquée. Il y a six ans je partais une première fois pour voir le Niger en compagnie du capitaine Brosselard-Faidherbe, et nous ne pûmes l’atteindre. Mon compagnon par trois fois s’était dirigé vers le grand serpent de l’Occident africain, et ne le vit jamais. D’abord il avait suivi avec la première mission Flatters la route du Sud-Algérien. Puis, ayant pris pour point de départ les frontières de la Guinée portugaise, il fut arrêté par des guerres entre indigènes. Une troisième fois il se mit en route. Partant de Benty et de la Mellacorée, en compagnie du peintre Adrien Marie et de moi, il nous dirigea vers les sources du grand fleuve. Les soldats de Samory nous barrèrent la route à 40 kilomètres de ses rives. Et Brosselard-Faidherbe est mort, il y a deux ans, sans avoir vu le Niger…

Le souvenir de pareille malchance m’obsédait. Il était devenu singulièrement intense à la dernière étape. D’avoir fait mes débuts africains avec ce malchanceux, il me semblait que quelque chose de sa déveine devait s’être attaché à moi. Sûrement je ne le verrai pas, moi non plus, ce Niger ! Et voilà que, fatigué par cinq jours d’étapes doublées, tant j’avais hâte de l’atteindre, mon cheval se mit à butter sans cesse sur la route rocailleuse et descendant en pente rapide. Je mis pied à terre. Alors ce fut une autre inquiétude : n’allais-je pas au-devant d’une grande déception ?

Tout à coup l’étroit couloir de la vallée s’épanouit, ses parois rocheuses se rejettent brusquement à droite et à gauche, au loin, comme des battants de porte. « Voilà Djoliba », s’écrie mon domestique, à la façon de ses confrères blancs annonçant : « Madame est servie ». Du haut de la route accrochée à l’un des coteaux, c’est un spectacle impressionnant : de vos pieds à l’horizon, maintenant vaste, s’étale dans les splendeurs d’un crépuscule tropical une plaine d’or vert et d’or rouge. Et là-bas, sur ses confins ourlés de sombre, se détache une traînée de vieil argent : c’est lui, sous forme de vapeurs seulement, tel un fleuve idéal dans une vallée de rêve. L’ourlet sombre et lointain sont de petites montagnes de sa rive droite, le long desquelles il coule invisible.

Dieu est grand ! ainsi qu’on a coutume de dire en ces pays. Point de déception, comme il arrive si souvent lorsqu’on va au-devant de l’inconnu, homme ou chose. Longtemps l’œil ne peut se détacher de ce spectacle. C’est un panorama de rêve plein de majesté et de sérénité. C’est aussi le panorama rêvé. Oui, il semble que l’on ne s’était pas imaginé la vallée du Niger autrement.

Et maintenant advienne que voudra. Je remonte mon cheval et le lance au galop.

La route qui s’aligne à travers la plaine apparaît bientôt encadrée d’arbres réguliers. Il semble que l’on arrive aux abords d’un village de France. Mais l’allée se termine court devant une poterne au-dessus de laquelle une enseigne noire porte en lettres blanches, comme un cartouche de gare : Bammalkou.

le niger (devant koulikoro).

II

LE NIGER

Je ne suis pas né poète, et, jusqu’à l’heure présente jamais je ne l’ai regretté. Les dames des temps d’aujourd’hui n’aiment guère les vers. Toilettes monumentales, baccalauréat, spéculations de bourse, études médicales, conférences de notaires, morphinomanie, grimoires d’huissiers, droits politiques : voilà leur poésie !

Ô Niger, je ne t’avais pas encore vu. J’ai des regrets maintenant de n’avoir pas été touché par la Muse. Et c’est la première tristesse que tu me causes de ne savoir dignement te chanter, de ne pouvoir, ainsi qu’il me plairait pour la première fois, bercer en des rythmes délicats les heures délicieuses que je te dois dans la vie, ni fixer en des rimes sonores les majestueuses sensations et les grands rêves que ta vue m’inspira.

Tu es l’âme du vaste Soudan, et son cœur aussi. Le jour où, à travers ses immenses plaines, tu cesserais d’épandre tes flots infinis, la vie s’en retirerait comme elle quitte le corps des hommes quand le cœur a cessé de battre. Et le Soudan rentrerait dans le néant : le Sahara.

À l’aurore des mondes, de ce néant tu vins le tirer. Toi seul fus assez fort pour lutter contre la mort des sables. En face d’eux tu t’es campé leur criant : Halte ! et leurs troupes de combat, les dunes, s’arrêtèrent, domptées, à cette ligne que tu leur assignas pour extrême domaine, de Tombouctou aux roches de Toasay. Depuis, jamais plus elles n’osèrent les franchir.

Pour toi, cette brève parole n’est peut-être pas ton dernier mot à leur adresse. Avec ton aide irrésistible l’homme attaquera un jour, sans doute, leur empire, le Sahara, et saura transformer en vallée de vie ce domaine de mort. Car quel rêve ne peut-on réaliser, aidé d’un géant tel que toi !

Et géant il faut être, ayant arraché le Soudan aux sables morbides, pour le protéger encore d’année en année contre cet autre géant, le Soleil des tropiques. Grâce à toi, ses feux destructeurs deviennent des rayons de vie ! De tes flots, comme d’un bouclier, tu couvres les vastes plaines et les protèges contre les traits brûlants de ton rival. Au loin, tu te répands, tu te multiplies, laissant partout de ta force, si bien que, par tes inondations, par ton limon, la sécheresse infertile est changée en épaisses moissons et vivaces pâturages.

Dans l’éblouissante immensité des tropiques soudanais, si l’œil n’est pas pris de vertige comme devant un gouffre de lumière, c’est grâce à ta présence. Partout où te conduit ta fantaisie, tu lui prépares des surprises et te révèles comme un enchanteur. Tu fais surgir des grandes villes, sièges de puissants empires, des arbres hauts comme les flèches de nos cathédrales et aux cimes arrondies comme des coupoles byzantines, de verdoyantes prairies aux troupeaux imposants.

De pittoresques villages viennent faire la haie sur ton passage, et encore tu prêtes complaisamment ton vaste dos pour porter au loin les pirogues fluettes et animer d’un joli grouillement tous ces tableaux que tu crées.

Mais à tes côtés toute cette vie semble une vie de pygmées !

Ta largeur n’est-elle pas telle que les ponts jamais ne pourront t’étreindre de leurs bras de fer, ni te fouler de leurs pieds de pierre ?

Aussi villes, villages, troupeaux sur tes bords paraissent des joujoux, et encore des joujoux de poupées. Les arbres géants de tes rives ne se perçoivent guère autrement que ces arbres nains chers aux Japonais. Et les nègres, debout sur leurs sombres pirogues, semblent en ta présence des brins de cheveux noirs épars sur un blond océan.

En vérité, ô Niger ! plutôt qu’un fleuve tu es un océan au milieu des terres.

Ton cours en a les vastes et humides horizons. Par lui porté, le voyageur, apercevant à peine les terres, se laisse aller à ces rêveries infinies qui le hantent en face de l’infini de la mer. Sur le rivage tes flots viennent se briser avec le bruit des vagues, et se répètent en monotone cadence comme sur les côtes de la Méditerranée, ourlant les rives de blanches dentelles.

Puis, si le vent s’élève, des moutons blancs et de grandes lames apparaissent ainsi qu’en mer, et aussi les embruns. Lorsque ce vieil adversaire, le Sahara, envoie à l’encontre de ton cours ses grandes brises entraînées à la violence dans ses plaines sans obstacles, tu te cabres en raz de marée et en vagues hautes. Les embarcations roulent et tanguent et alors, par le mal de mer, tu convaincs les plus rebelles que tu es, toi aussi, frère des grands océans, ô Niger !

En ta bonté tu leur laisses, il est vrai, le privilège des grandes et horrescentes colères. Tes petites tempêtes ne sont cependant pas exemptes de beaux emportements, ni de dangers pour ceux qui les affrontent.

Tes ondes ne recèlent pas seulement des poissons de la taille de ceux des eaux salées. Ainsi que celles-ci, tes flots abritent aussi des huîtres aux bancs parfois gênants, comme
les bancs d’huitres devant ségou.
devant Ségou, et des forêts de corail fauve dans les profondeurs devant El Oual Hadj. À côté des lamantins aux mamelles mystérieuses, on y rencontre des colonnes de poissons migrateurs quittant, à époque fixe, le nord de ton cours pour le sud — les ténéni — qui de novembre à mars se présentent aux filets en bandes serrées comme les harengs et les sardines, et sont un manger délicieux, comparable aux whitebait qui, non moins que son observatoire, ont rendu Greenwich célèbre. Tu as tes algues enfin, semblables aux bruyères violacées de nos forêts.

Tes rives, non moins que tes flots, ressemblent à celles des océans. Tantôt elles se présentent en falaises, comme à Koulhikoro, mais plus souvent sablonneuses comme nos grèves de l’Atlantique. Ce n’est toutefois pas le sable blanc du Désert, poussière impalpable, mais du vrai gravier roux de plage. Aux terres tu n’arraches pas des îles seulement, mais de véritables archipels, dans lesquels plus d’une fois je me suis égaré durant mes navigations, ne célébrant pas du tout, en l’occurrence, maudissant au contraire tes mérites maritimes !

Dans le rivage tu découpes encore des anses aux courbes majestueuses, et là se dressent des cités telles que Niamina, Ségou, Sansanding, semblables à de grands ports au fond des golfes maritimes. Longtemps avant de les atteindre, comme aux abords des ports de mer, l’onde est sillonnée de pirogues chargées ou vides, arrivant ou s’en allant.

Une sensation enfin te grave définitivement dans la mémoire comme le cadet des grands océans. En quittant ton cours, quand on s’enfonce dans quelqu’un de tes affluents, la température s’élève ainsi qu’on le constate en quittant les côtes pour l’intérieur des terres. On regrette les grandes brises qui sur tes vastes eaux s’épandent comme les souffles du large, mais sont arrêtées maintenant par des berges rapprochées. Alors, tout à fait, il vous semble avoir laissé en arrière de soi la mer.

Comme les océans, Niger, tu as également tes marins. Non pas des marins d’occasion, mais des populations entières qui ont le privilège d’être tes serviteurs exclusifs, qui vivent pour toi et par toi, uniquement — les Somonos ou Bosos. De jolis noms, n’est-il pas vrai ? Point n’est besoin de connaître les nombreux idiomes qui se parlent du nord au sud des pays nigritiens pour deviner que ces mots sonores ne désignent pas des marchands de vieux habits !

Une légende enveloppe leurs origines, que les anciens d’entre eux ne manquent pas de raconter. Les Bosos ne sont pas originaires des pays du Niger. Ils seraient seulement la première de ces grandes immigrations de peuples que vit, à travers les siècles, l’Occident africain.

« Nos ancêtres vinrent des grandes montagnes dans l’Est », disent-ils. Sont-ce les montagnes d’Abyssinie ? S’agit-il des monts qui encaissent le Nil moyen ? Ils ne savent. Toujours est-il que leur type ne rappelle en rien les types clairs de l’Orient africain, et qu’ils sont aujourd’hui aussi noirs que les aborigènes du Soudan.

Ce que leur tradition a conservé de précis, c’est qu’en ce temps-là leur vie était tout aquatique déjà. Ils pêchaient et naviguaient pour le roi du pays, semblant avoir été quelque chose comme des serfs de la couronne. Aujourd’hui encore, les populations soudanaises ne les regardent pas comme faisant partie des peuples libres.

Donc, ils pêchaient et naviguaient sur les fleuves de leur pays. Le souverain voulut, un jour, les obliger à lui bâtir des maisons et construire des ponts. C’était là une tâche étrangère à leur caste, une tâche d’esclaves, selon eux, et qui leur répugnait. Aussi se vengèrent-ils en offrant au roi une tortue empoisonnée dont il mangea et mourut. Pour échapper à la vengeance, ils prirent la fuite sur leurs embarcations et les emmenèrent toutes, afin d’empêcher la poursuite. Ils suivirent ainsi des fleuves et des fleuves encore, et de rive en rive arrivèrent au Niger qui, selon eux, coulait alors vers le nord.

Ils habitent aujourd’hui des villages dont ils forment l’unique population : ainsi que les villages des pêcheurs sur les bords de l’Océan, il y a des villages de Bosos sur le Niger, ses bras, ses affluents, pauvres, eux aussi, comparés aux villages d’agriculteurs avec lesquels ils alternent. Ils s’annoncent par de grands filets accrochés à de longues perches et déployés en paravent, séchant sur la rive. Dans les bourgs, dans les grandes villes enfin, les Bosos
abords d’un village de pècheurs
occupent des faubourgs distincts, marquant encore qu’ils sont à toi, exclusivement à toi, ô Niger.

Et de ce fait, j’ai eu aussitôt pour eux une affection réflexe, qui s’est augmentée à les connaître, à passer au milieu de leur vie les nombreux jours de ma navigation nigritienne. Je les ai vus s’en allant sur leurs pirogues fluettes à la conquête de leurs grosses proies — caïmans, lamantins, poissons monstres — l’un debout à l’avant de l’esquif long, étroit, instable, le jarret en avant, campé dans une belle attitude d’attaque, tandis qu’un compagnon, accroupi à l’arrière, sur signes, sans bruit, maniait la pagaie. Noirs les Bosos, noire la pirogue, comme un groupe de bronze
filets de pêcheurs
dans l’aveuglante lumière, ils avançaient immobiles sur les flots jusqu’à ce que l’œil guetteur de l’homme d’avant eût découvert quelque caïman sommeillant sur la rive, quelque gros poisson barbu paressant à fleur d’eau. Alors la grande silhouette nue campée à la proue se tendait ; dans un beau mouvement de corps libre, le bras droit prenait son élan, et tout à coup le harpon partait frapper la bête surprise.

Pour les proies de moindre importance, ils n’ignorent aucune des ingéniosités de nos pêcheurs : filets et pièges. Quand apparaissent les bandes des ténéni migrateurs, le fleuve semble convié à quelque fête vénitienne. Dès que la nuit est venue, il se couvre de pirogues sur lesquelles brillent de gais fanaux incitant les petits poissons au manger délicieux, à quitter les eaux profondes pour venir se faire prendre.

Gros ou petit butin, les Bosos n’ont qu’une même et primitive manière de le conserver, qui de loin décèle leurs villages par une peu agréable odeur. Le sel est rare et coûteux. Ils se contentent d’éventrer le poisson et de le faire sécher au soleil sur le toit de leurs cases ou accroché aux clôtures. Durci, roux, gondolé, il est alors assez semblable à des morceaux d’écorce, et les femmes vont le vendre dans les villages agricoles ou sur les marchés des villes. Et les nègres terriens s’en régalent, car — comme bien l’on pense — leur fade couscous de mil s’en trouve fortement relevé !

Mais le Boso n’est pas pêcheur seulement. C’est aussi le batelier du Niger, et en ce rôle je l’ai vu déployer d’admirables qualités physiques, ne le cédant en rien comme endurance et sobriété aux serviteurs des océans. À six, à huit, je les ai eus pour équipage sur ma grande barque répartis par moitié à l’avant et à l’arrière. Jour et nuit nous marchions. Tantôt assis, ils enlevaient le bateau à la pagaie lorsque l’eau était profonde ; tantôt debout, ils le faisaient glisser à la perche, arcboutés sur de longs bambous, quand le fond se laissait atteindre. Cette alternance était leur seul repos dans la journée avec les moments des repas. Et quels repas ! Si je les avais laissés faire, parfois ils se seraient contentés de quelques poignées de mil, non pilé, non cuit, simplement trempé dans l’eau pour tout régal ! Tour à tour, eux-mêmes excitaient l’alerte manœuvre en clamant : « Tara ! (vite) Tara ! Bosos,  » et la cadence des pagaies ou des bambous s’accélérait, et l’embarcation filait par grandes secousses. La nuit nous retrouvait en route. Quand la lune tardait à se montrer ou que le sommeil était trop invitant, l’un d’eux entonnait quelque monotone et mélancolique mélopée dont il improvisait les brefs couplets, repris en chœur par ses compagnons. Le bateau s’échouait-il ? Dans la nuit fraîche comme par le soleil brûlant ils se jetaient à l’eau pour le haler.

Et ainsi durant quatre, six, sept jours, coupés seulement par quatre ou cinq heures de médiocre repos nocturne, malaisément couchés qu’ils étaient au fond du bateau et dérangés par ceux d’entre eux qui continuaient de pagayer. Quels hommes de notre race pourraient fournir une pareille somme de résistance ? Eux, sans y mettre autrement d’amour-propre, ne laissaient point paraître une anormale dépression. Seulement ils riaient et jacassaient un peu moins les derniers jours que les premiers, et recouraient un peu plus souvent à leur réconfortant, le tabac en poudre, que les uns se fourraient dans le nez, les autres dans la bouche.

Est-ce à dire qu’ils s’imposaient de telles fatigues, une telle diligence, par dévouement ? Non. Pensez que quelques heures avant de s’embarquer ils ne me connaissaient pas, qu’ils savaient me quitter quelques heures après l’arrivée. Imaginez qu’ils ne pouvaient même pas comprendre ma diligence, eux pour qui le temps n’est rien, n’a pas de valeur ; eux qui ne savent pas leur âge, pour qui la vie est une route parfois longue, parfois courte, mais de toute manière ne menant à rien. Aussi les premiers jours me fallait-il les dresser, les gronder et, quand les avertissements restaient sans effet, distribuer quelques bourrades. Une stricte équité présidait à ces distributions, il est vrai, et comme dans leurs natures primitives le sentiment de la justice s’est conservé très intense, ils ne m’en gardaient nulle rancune. Peu après avoir reçu le châtiment, ils saisissaient le premier et moindre prétexte pour rire à gorge déployée. Et la barque glissait plus rapide au cri de « Tara ! Tara ! Bosos. »

Je veux leur rendre ce témoignage encore : seul parmi eux, sans escorte nègre, à plusieurs journées de tout autre blanc, naviguant à travers des pays à peine soumis, parfois hostiles, tout entier entre leurs mains, jamais je n’ai eu la sensation ni même la pensée que ma sécurité était menacée. Est-ce la supériorité de l’homme blanc en pays nègre — conviction dont il faut être fortement imprégné, quoi qu’en aient la modestie et la philosophie, lorsqu’on se fraye, seul, son chemin en ces pays vierges — qui me donnait cette quiétude ? Ne procédait-elle pas aussi du spectacle des mœurs aimables que chaque jour j’avais sous les yeux : la litanie des bonjours et des compliments que mes hommes échangeaient avec les Bosos des pirogues que nous croisions ou devancions, la bonté et le désintéressement qu’ils se témoignaient entre eux alors que les uns aux autres étaient inconnus ? Rencontrions-nous des Bosos pêchant, spontanément ils offraient aux miens une part de leur prise, quelques beaux poissons ou un quartier de caïman. À peine ralentissait-on pour embarquer le présent ; les remerciements volaient encore que nous étions loin. « Tara ! Tara ! Bosos. »

Est-il surprenant, dès lors, qu’elles me parurent bien douces, les heures que je passais ainsi dans tes vastes domaines, ô Niger ? N’est-il pas probable qu’elles me resteront en mémoire parmi les meilleures de la vie, lorsque l’âtre aura vu flamber mon bâton de voyageur ?

Elles demeureront comme le souvenir d’une croisière dans l’infini de l’espace et de la liberté ; comme une échappée hors des mille entraves que l’homme a mises à l’homme sous prétexte de progrès ; comme une vision de l’existence des primitifs, qui ignoraient la notion du bien et du mal, et vivaient sans efforts, sans lois, sans gendarmes, une vie juste et bonne ; comme une fuite loin de tout ce que la civilisation a mis de pourriture et de fausseté dans le cœur des hommes ; pour tout dire, comme la réalisation du rêve caressé par maint philosophe, vécu par aucun.

Oh ! l’admirable, l’unique croisière, que vous ne goûterez jamais, fortunés possesseurs de yachts rapides, élégants et somptueux !

Mon yacht, à moi, ne méritait aucune de ces épithètes. C’était un bizarre croisement du chaland européen et de la pirogue indigène.

Au premier, il avait emprunté son corps pansu et son fond plat. De la pirogue il tenait ses extrémités effilées ainsi qu’une déplorable facilité à prendre l’eau. Au-dessus de la panse, une voûte de chaume. C’était là ma cabine, à la fois chambre à coucher, salle à manger, cabinet de travail et de toilette. J’avais, de plus, l’illusion d’une habitation lacustre, car sous le plancher l’eau ne cessait d’envahir la cale. Une couchette en fer et pliable était mon seul meuble. Table, armoire, bureau, lavabo, buffet, étaient simulés par des bagages variés, paniers en osier, cantines, valises. Quant à la cuisine et aux fourneaux (une longue caisse remplie de terre) ils se tenaient, suivant le vent, à l’avant ou à l’arrière. En ces espaces effilés ou étroits, en outre : manœuvrait l’équipage, sept à huit hommes, répartis par moitié ici et là ; bêlaient un ou deux moutons
scène des bords du niger
représentant la viande du bord ; piaillaient des poulets, sans compter que le gibier des coups de fusil heureux, les poissons et les hardes de mes hommes, quelques fagots pour la cuisine, y trouvaient place aussi. Pour ceux qui aiment les chiffres et les problèmes difficiles, j’ajouterai que cette arche de Noé mesurait 8 mètres de long sur 2 m. 50 de large, en ses œuvres les plus larges !

Évidemment, j’eusse été embarrassé de donner à bord quelque fête, ainsi qu’ont coutume à Cannes et à Trouville, les yachtsmen mes confrères. Mais jamais semblable préoccupation ne me survint. Et cependant fête il y avait. C’était l’ami Niger qui y pourvoyait, de jour et de nuit, avec une splendeur et une variété que les marchands de pétrole, de sucre ou de chocolat les plus enrichis des deux mondes ne sauraient égaler.

Tantôt il se parait de bleu comme la Méditerranée, prenait le gris des mers du Nord, ou se vêtait de vert comme le grand Océan, et aux abords des villages me montrait, s’ébattant, de noires Vénus anadyomènes. Si, au milieu de leurs ris, elles ne tordaient pas leur chevelure, c’est que celle-ci était courte, crépue et passée au beurre. Au lieu de cette poétique occupation, dans l’onde clapotante elles frottaient et lavaient leurs ustensiles de ménage et leurs enfants tour à tour. Mais l’art n’y perdait rien. Dans les attitudes les plus diverses, leur parfaite nudité faisait admirer des torses merveilleusement sculpturaux que rehaussaient encore des patines d’or épandues par le grand soleil sur leur peau de bronze.

Ailleurs, sur les grandes grèves, jouaient ces bébés nègres si étranges en leurs formes enfantines, avec leur tête et leur ventre énormes perchés sur des jambes minuscules. Drôlement ils s’interrompaient pour venir près du rivage voir passer le blanc, et lui faire… le salut militaire. Rien de plus comique que ces petites caricatures nues avec le coude levé en pointe ! Et moi de rire, et eux de rire aussitôt, comme avaient ri les Vénus anadyomènes en me lançant « Anissagai ! » leur bonjour, comme riaient mes Bosos, l’instant après qu’ils avaient été battus — de ce doux rire où l’esprit, la malice, ou la méchanceté n’entrent pour rien ; qui est toujours prêt en un coin de leurs épaisses lèvres dans les circonstances même les plus sérieuses, aussi nécessaire à leur existence que l’eau et la nourriture : de cet heureux rire des peuples enfants qui ignorent les tortures physiques et morales dont résulte l’homme perfectionné. Oui, « rire est bien le propre de l’homme ». Un des nôtres
négrillon faisant le salut militaire.
a tracé cette maxime. Chez eux, personne ne l’a énoncée, mais tous l’appliquent à l’envi.

Militairement saluaient aussi les placides pêcheurs à la ligne, au large desquels nous passions. Cette forme de salut est à peu près tout ce que, depuis notre récente apparition, leur a apporté cette civilisation dont nous sommes si fiers ! Pauvres d’eux ! Quand sera venu le reste, ce sera fini de rire…

Depuis le pays de Ségou jusqu’à ces régions aux abords de Tombouctou où le sable du Sahara commence à semer de taches blanches les rives vertes, au lieu des singes qui naguère me huaient bruyamment au passage, des chevaux, des bœufs, des chèvres, des moutons paissaient l’herbe fine des bords du fleuve. Jolis chevaux aux lignes arabes et bœufs-à-bosse imposants, n’ayant plus rien de commun avec les bidets étiques et le bétail nain que j’avais vus dans les pays des sources du Niger. Mais, par-dessus tout, les moutons aux laines longues (remplaçant le poil ras des bêtes du Sud) étaient émerveillants. Et leurs troupeaux se comptaient par milliers de têtes, si bien que sur de longues distances j’avais sur mon passage l’ovation de leurs bêlements.

Un jour, naviguant entre le lac Debo et le pays de Saréféré, ce fut un tout autre troupeau qu’il me fut donné de
bords du niger (samba-marcalla).
voir. Nous rasions une vaste prairie, au loin bordée de bois, lorsqu’en émergèrent tout à coup quatre lions noirs se suivant à la file. C’était à l’heure du soleil couchant. Se dirigeant vers nous, vers l’eau, ils venaient boire sans doute, ou guetter quelque troupe de gazelles attirées par le même dessein. Ils s’avançaient à une allure lente et solennelle. Mais aussitôt le bruit de nos pagaies leur parvint. La file s’arrêta, têtes dressées. Les tournant vers nous, ils nous fixèrent un instant, moitié mécontents, moitié dédaigneux. Puis reprenant leur solennelle et lente démarche, et toujours se suivant les uns les autres, ils nous tournèrent la croupe pour s’enfoncer à nouveau dans les verdures boisées et disparaître. La scène avait été si captivante que l’idée même de demander mon winchester ne m’était pas venue.

Le fusil cependant était toujours prêt, soit pour jeter un peu de perturbation (impossible d’arriver jamais à un plus appréciable résultat !) dans les familles d’hippopotames qui par trois, par quatre, vers la tombée du jour, pointaient leurs mufles roses au-dessus des eaux, soit encore pour taquiner les nombreux caïmans qui, tout le jour, se prélassaient en siestes ensoleillées sur les bancs de sable.

La gent volatile, elle, ne s’en tirait pas à si bon compte, les canards sauvages notamment. À volonté je conviais l’un d’eux à ma table, en tant que rôti ou ragoût, tellement leurs bandes étaient fréquentes et peu farouches. Mais véritablement innombrables étaient les blanches aigrettes, tes oiseaux préférés, ô Niger !

Tes rives s’en trouvent comme mouchetées de flocons d’une neige rare, que le soleil lustre de reflets soyeux. Les lignes gracieuses de leurs silhouettes élancées, leur col souple, leurs jambes hautes et fines, se détachent sur le vert des herbes, sur le fauve des grèves, en si élégantes silhouettes que l’on a quelque remords à les tirer. Hélas ! leur arrêt de mort est écrit et attaché à la naissance de leur cou gracile. Là est plantée (et non sur leur tête) une touffe de plumes délicieusement effilées et délicates, image même de celles qui les portent, et également de celles qui seules devraient s’en parer. De ces plumes, en effet, montées sur une agrafe de pierreries, est faite cette précieuse parure, l’aigrette, qui met une si Jolie pointe d’orgueil sur le front des brunes comme des blondes. Aussi, l’appât d’un pareil butin que l’on voit déjà paradant sur quelque tête aimée, dissipe bien vite tout remords et fait presser la gâchette.

La confiance des élégantes bêtes est très grande, car l’indigène, qui dédaigne leur chair et ignore la valeur de leur dépouille, ne les a jamais chassées. Familièrement, leur vol vient s’abattre au milieu des troupeaux de moutons qui ont pour elles une attirance particulière et d’un effet très drôle. Par groupe de deux ou trois, les aigrettes entourent chaque mouton, afin de picorer les parasites de sa laine, et, très graves, à pas comptés, le suivent broutant, si bien que l’innocent ruminant semble un prisonnier entre ses geôliers.

D’autres oiseaux à dépouille précieuse s’ébattent encore sur les plages, mais moins nombreux : marabouts, merles métalliques au plumage vert-bleu profond, martins-pêcheurs extraordinairement nuancés d’azur. Puis, par bandes, comme les canards sauvages, défilent des pintades, des flamants et des pélicans. Parfois aussi, à l’approche des roseaux de la rive, un bizarre froufrou, suivi d’un nuage de poussière, s’élevait : c’étaient les infiniment petits de la gent ailée, des mange-mil, guère plus gros que des criquets. Enfin, parmi mes familiers, je me garderai d’oublier l’oiseau-trompette, un grand échassier noir, casqué de rouge, dont l’étonnant cri imite à s’y méprendre la trompe de nos tramways.

Ainsi qu’est infiniment nuancé le martin-pêcheur azuré, est aussi varié à l’infini le décor dans lequel se déroule ce bariolage de vie. À Toulimandio les rives se présentent en hautes futaies aux belles verdures sombres, profondes, comme veloutées. Au loin se dessinent de légères montagnes, derniers rameaux du massif du Fouta-Diallon. N’étaient l’inaccoutumée largeur du fleuve et le soleil endiablé, le paysage, en vérité, n’aurait rien de tropical. Les bois s’éclaircissent peu à peu. Les arbres diminuent de taille. Aussi les crues ont-elles facilement prise sur les berges qu’elles déchiquettent. Le lit est jonché de troncs arrachés. D’autres sont lamentablement penchés sur l’eau, à demi déracinés, victimes certaines des prochaines inondations.

Avec Niamina, Ségou, Sansanding, se dessinent les grandes plaines d’agriculture et d’élevage, lointaines au delà de tout ce que l’œil peut embrasser. À leur suite c’est tout à coup un site maritime avec le lac Debo, vaste cuvette au rivage de grève. Les deux boursouflures de son entrée, que René Caillié a pompeusement baptisées Mont Saint-Charles et Mont
le mont saint-charles.
Saint-Henri, étant franchies, l’on a véritablement devant soi un horizon de mer, l’eau encore, toujours, et partout. Les rives demeurent invisibles et ne sont non plus trahies et révélées par quelque obstacle à l’arrière-plan, colline ou montagne, comme celles des lacs suisses.

Tout aussi imprévu est le spectacle qui vous attend après le lac Debo. C’est maintenant un paysage de Normandie ou d’Angleterre qui s’étale aux yeux stupéfaits de pareille apparition sous le tropique africain. Oui, de vastes prairies, d’un vert humide, intense, tout à fait épinard, bordées au loin de bois qui semblent être quelque parc aux allées sablées. Et l’on reste tout désappointé de n’y pas voir une éclaircie d’où pointent les tourelles et les créneaux d’un manoir du Lancashire ou les toits ardoisés d’un château de l’Eure. Au reste, les superbes troupeaux de bœufs-à-bosse, grands et gras, hôtes de ces herbages, achèvent cette illusion d’un paysage du Nord.

Par delà Saréféré, la note était tout opposée. C’étaient tantôt des enchevêtrements de forêt tropicale, tantôt des coins d’Orient qui défilaient devant mon yacht, sites vus déjà en Égypte ou en Syrie : palmiers élancés, droits ou penchant leur panache, dominant une végétation plutôt basse et clairsemée, nuancée de vert mélancolique comme
le mont saint-henri.
les oliviers de la Palestine ; palmiers nains et buissons de plantes grasses qui me rappelaient les fourrés de figuiers de barbarie de la Judée.

Passé El Oual Hadj, de nouvelles étendues très vertes apparaissent mais avec un autre caractère. Les villages ne s’y pressent pas comme naguère, sur les rives ; ils sont disséminés, invisibles, loin du fleuve, à cause des inondations. Le ciel se strie, durant le jour, de fins rubans de fumée, et la nuit, se teinte de lueurs roses. C’est là toute la vie perceptible. On navigue des heures et des heures sans percevoir à terre quelque chose de vivant, homme ou
le lac débo (à gourao, station des canonnières).
bête. Une atmosphère de mystère plane sur ce pays, tout à point pour vous rappeler que les mystérieux Touaregs en sont, momentanément encore, les maîtres et les oppresseurs. Et, sans hésitation, on glisse seize balles dans le winchester.

Enfin aux abords de Tombouctou, les dunes du Sahara se dressent en face du fleuve et montrent la stérilité de leur blanche nudité. À tant d’autres, vient s’ajouter l’évocation du Désert.

Mais pour changeante que soit la suite de ces tableaux, eux-mêmes offrent encore des aspects divers, par suite des formidables crues et décrues du fleuve qui les reflète. Un site connu aux eaux hautes est méconnaissable aux eaux basses. Faisant le même parcours à quelques mois d’intervalle, il vous semble suivre un fleuve nouveau. Là où vous naviguiez au niveau des plaines vous passez, en décrue, entre des berges hautes de 8 et 10 mètres. Là où une vaste plaine liquide vous avait donné l’illusion de la mer, la décrue fait apparaître un assemblage de flaques d’eau et de bancs de sable, comme sur les côtes basses des océans, à marée descendante.

Vers Toulimandio, les rives et le lit se montrent encombrés de rochers. Des courants rapides et écumeux se sont formés. Dans le cadre des verdures veloutées, des coins de torrents alpestres se dessinent. Ici, des villes, des villages où nous avions accosté aux premières maisons, sont maintenant juchés sur un mamelon, avec de petits airs de burg du Rhin, entourés de jolies verdures qui ont poussé vivaces dans le sol humide. Ailleurs, les berges moins abruptes conduisent aux villages par des bancs de sable superposés en escalier, et il faut faire des centaines de mètres pour y atteindre. Des champs de tabac, des jardins potagers couvrent le rivage mis à découvert. Devant Ségou, des bancs d’huîtres percent la surface des eaux.

Telle la décrue. Quant à la crue, ses effets sont tout à fait originaux au delà du lac Debo. Avant d’y arriver, à Mopti, le fleuve s’est uni au Bani, un affluent pour le moins aussi considérable que lui-même, d’aucuns le prétendent même plus important. Vers décembre, c’est une masse d’eau énorme qui se rue vers le nord. Des plaines entières en sont
navigation à travers l’océan de verdures.
hautement couvertes. À droite du lac Debo, toute une région immense, à laquelle on a accès par le petit bras de Kolikoli, devient le fief du Niger.

La plus curieuse des surprises y attend le navigateur : il va voguer maintenant sur un océan de verdures. Que vous semble de ce régal, yachtsmen, mes somptueux confrères ? Singulier élément, en vérité, qui n’est ni la terre, ni l’eau, mais l’un et l’autre à la fois, sans être cependant le marécage : la brise, en passant, n’y soulève aucune odeur fétide, l’eau n’y stagne pas. Par 2 et 3 mètres de profondeur, de hautes herbes émergent, drues et vertes. On pense avoir devant soi de grandes prairies. Un de nos moutons s’y trompa ! Il s’élança par-dessus bord, croyant être arrivé à un pâturage, alors qu’il allait à un suicide.

Entre des berges parfaitement nettes, quoique formées par les herbes uniquement, serpente le Kolikoli qui a apporté les eaux et les a répandues au loin. Non moins délimité dans cet élément bizarre, se dessine un lac qui porte le nom de Korienzé.

En pénétrant dans cette région, mes Bosos opinent pour abandonner le cours facile, mais infiniment capricieux et tortueux du Kolikoli. La route sera plus courte en coupant droit à travers la mer verte. Cela me va à merveille ! Pagayer devient dès lors impossible. Arcboutés sur leurs bambous, mes hommes poussent ferme la barque dans les hautes herbes qui s’écartent sur les bords, s’inclinent sous la quille avec force frôlements et frottements. Du coup, l’on ne pense plus être sur l’eau. C’est une sensation bien exotique ! Il vous semble — sous les tropiques et par un soleil de feu — glisser en traîneau à travers une steppe verte.

Cette région de verdures navigables est véritablement un monde à part. Des sentiers aquatiques la sillonnent. Le passage répété des pirogues a fait disparaître les herbes et tracé des rubans d’eau, de même qu’à terre, le passage des hommes et des bêtes montre le sol nu. Ces sentiers, ainsi que le veut le cliché, sont gentiment fleuris. De placides nénuphars les enguirlandent joliment de leurs calices blancs, mauves ou jaunes. Ils sont aussi encombrés d’une sorte de liane aquatique de forme curieuse : on croirait voir flotter des chapelets de cervelas. Et ces lianes ont encore avec ce terme de comparaison trivial peut-être, mais on ne peut plus exact, ceci de conforme, c’est qu’elles sont comestibles et très appréciées des indigènes en temps de disette.

De loin en loin pointent au-dessus des herbes quelques perches ; des bras noirs s’y cramponnent en effort ; parfois une tête paraît. C’est à peu près tout ce que l’on voit des passants. Les rencontres sont rares en effet. On s’évite de peur de s’empêtrer, de se gêner les uns les autres au milieu des herbes. Aussi reste-t-il de ces parages une impression de vertes et uniformes solitudes. La monotonie est rompue seulement par de rares arbres dont la tête seule surgit, perchoir d’aigles royaux, refuge d’aigrettes solitaires, — des amoureuses sans doute qui viennent cacher leur bonheur, à moins que ce ne soient des vieilles qui se sentent mourir.
le passeur.

Je serais bien ingrat si parmi toutes ces images, pâle reflet de mes heures de charme, je ne tentais d’évoquer les crépuscules et les nuits du Niger.

Le moment où le soleil décline à l’horizon est aussi celui où la vie sur le fleuve atteint sa plus grande intensité avant de cesser brusquement avec l’obscurité subite. Aux abords des villages, les pirogues se multiplient pour ramener au logis les travailleurs des champs, les marchands ambulants ou les gens des localités voisines venus pour le marché du lendemain. La barque du passeur fait gaiement retentir le fleuve de jacassements, de rires, de bêlements, et de cris de poules effarées. Au-dessus des arbres du village, les vautours charognards planent longuement avant de gîter, comme pour faire des signes d’invite aux voyageurs attardés sur l’eau ou sur terre.

Au delà des lieux habités, les hippopotames timides se sentant redevenus seuls maîtres du fleuve, prennent de grotesques ébats à fleur d’eau, attendant encore prudemment les ombres de la nuit pour se risquer à terre et pâturer. C’est aussi l’heure où il semble avoir neigé sur les arbres géants des berges, couverts de centaines d’aigrettes en sommeil.

Comme chacun je ralliais alors un village et faisais dresser ma nappe sur quelque terre de gazon ou de grève près du rivage. Très suivis et très animés, mes dîners. C’étaient, d’abord, des enfants qui y venaient, certes curieux de voir l’homme blanc, mais craintifs aussi, s’avançant timidement, ayant à mon égard quelque chose de cette peur que le nègre inspire aux enfants blancs. Un morceau de sucre les apprivoisait facilement. Bientôt prévenus, le chef et les notables du village arrivaient, tant pour me donner le salut que pour offrir en cadeau (lire : en vente) du lait, des œufs ou quelques volailles. Les affaires réglées, je les retenais facilement avec un peu de tabac ou de sel, les deux denrées précieuses. La nuit survenant, on allumait de grands feux. Ils tiraient leur petite pipe en terre, leur tabatière ou une noix de kola, et de longues causeries s’engageaient.

On s’était imprégné, tout le jour durant, de paysages et de scènes ; le soir nous révélait l’âme et la pensée du pays, son histoire, et le pourquoi de maintes choses dont la vue nous avait mis en tête un point d’interrogation.

Avant tout, je me plaisais à provoquer les traditions orales qui couraient sur l’apparition des premiers blancs en ces régions. C’est le souvenir de l’admirable Mungo-Park, le premier navigateur européen du Niger, qui est resté le
accostage le soir.
plus vivace. De Niamina à Kabara souvent on m’a parlé de Bonci-Ba, « la grande barbe », nom que lui ont donné les populations nigritiennes. Aucune trace de notre René Caillié, sinon à Tombouctou même. Le voyage de Barth, bien qu’il ne se soit pas accompli en ces régions, est connu cependant, ayant été répandu par des gens qui l’avaient vu ou qui en avaient entendu parler à Tombouctou.

Les vieux, à la barbe et aux sourcils blancs, à la peau noire et craquelée, étaient mes narrateurs préférés. Ils évoquaient devant moi la prospérité passée de la vallée du Niger, sa richesse, son grand commerce. Puis ils me contaient l’enchaînement des guerres dévastatrices, les funestes conquérants de ce siècle, Cheikou-Ahmadou, le fanatique roi Foulbé, El Hadj Omar, le sanguinaire souverain des Toucouleurs, qui avaient changé en misère l’aisance d’antan. Tombouctou était aussi le sujet de mes fréquentes questions. C’était la ville de leurs souvenirs de jeunesse, ils en parlaient avec abondance et enthousiasme, et encore avec de petits rires, beaucoup de petits rires, au souvenir de la bonne vie et des fredaines qui délassaient des affaires, et à la vision réapparue de la beauté charmeresse des dames de Tombouctou.

Dans les villages de Bosos, c’était Le Niger qui faisait le fond de nos entretiens. Ils me narraient la vie et l’être du géant, et ses légendes. Sur les bords du lac Debo, me confièrent-ils, dans ce monticule que René Caillé a baptisé Saint-Charles et qu’eux appellent le mont Sorba, serait caché un trésor en or que personne n’a pu trouver jusqu’ici. Souvent aussi ils me parlèrent d’une grande, très grande ville, nommée Guidio, également située sur le lac, siège d’un puissant empire disparu aujourd’hui comme les traces mêmes de sa capitale. Enfin, ayant tant d’autres affinités avec les océans, le Niger ne pouvait pas, décemment, ne pas avoir ses histoires de pirates. Leur nid était à Sibi, un bourg couronnant un haut mamelon sur les rives du Niger Noir. Le chemin des nombreux bateaux chargés des produits du Massina et du Farinanké passait par là. Kaid-Ali, le chef des pirates, pour les piller à loisir et sans en manquer un, avait eu l’ingénieuse idée de tendre une chaîne en fer en travers du fleuve.

Ces populations, éloignées des côtes à plus de 1.500 kilomètres, n’ont, comme bien l’on pense, aucune idée de la mer, ni surtout du rôle de déversoir qu’elle joue à l’égard des fleuves. Ce que devenait le Niger au delà des parages qu’ils connaissaient, ne leur importait guère. Cependant j’essayais souvent dans nos causeries de diriger leur pensée sur ce point curieux. Ayant un jour sous la main un Boso qui avait beaucoup navigué et d’intelligence alerte, je lui fis énumérer toutes les villes devant lesquelles il avait passé ou qu’il savait être plus avant encore : Saréféré, Kabara, Gâo. Et il s’arrêta.

— Eh bien, et au delà, qu’est-ce que devient le fleuve ?

— Au delà ? fit-il en réfléchissant ; au delà, les poissons l’avalent.

Avais-je trouvé dans un village un milieu particulièrement riche en connaissances et en verbiage, j’y séjournais le lendemain pour reprendre les causeries nocturnes. Souvent aussi je repartais dans la nuit pour jouir pleinement, sur le fleuve, de la bienfaisante fraîcheur. Au loin, sur les bords de la grande nappe d’eau, des feux brillaient près des lieux habités, comme des phares. En approchant, il était rare de ne pas percevoir le bourdonnement du tam-tam et la cadence des battements de mains d’un bal nègre, tandis qu’ailleurs, pâturant dans les prairies désertes, les hippopotames noctambules nous offraient la sérénade de leurs hennissements. En mars, d’énormes incendies embrasaient les rives. C’est la manière dont le noir défriche et fume ses champs, anéantissant les hautes herbes et autres parasites à la veille des semailles, et demandant à leurs cendres un réconfortant de la terre. Au bruit des crépitements, entremêlés parfois des rugissements d’un fauve surpris au gîte par les flammes, magnifiquement illuminés, nous glissions au milieu d’un fleuve de feu.

Et ainsi, voguant au gré de ma fantaisie, tellement que mes Bosos, tout experts qu’ils fussent de la route, nous déclaraient parfois égarés ; n’ayant d’autre souci que d’éviter la monotonie des lieux et des dires ; soutenu par l’orgueilleuse pensée d’avoir au bout de ma plume quelques lignes de l’histoire du monde lorsque Dienné et Tombouctou auraient été atteints, toutes ces jouissances enfin, étant pimentées par l’appréhension d’une maladie subite comme par le danger toujours latent d’une attaque imprévue, n’est-il pas vrai que ce fut une unique croisière que celle de mon yacht de chaume ?

Je ne suis pas né poète, ô Niger ! Hélas combien je le regrette à l’heure présente ! Ne te dois-je pas le plus rutilant des poèmes pour avoir, dès mon arrivée sur tes rives, fait de moi un millionnaire, que dis-je ! un archi-millionnaire ?

Je n’étais cependant arrivé auprès de toi qu’avec quelques milliers de francs en poche. Tu les pris, et magnifiquement, tu me rendis des millions…

Millions de cauris, l’unité monétaire dans tes royaumes, petits coquillages blancs du volume d’un grain de raisin sec, dont on a soixante mille et plus pour 100 francs. En tant que commodité, cela rappelle incontestablement la monnaie de fer de Sparte au temps de Lycurgue. Mais combien l’on passe aisément sur cet inconvénient, à se voir toujours suivi d’un trésorier nègre, porteur d’un sac rebondi et pesant — tels les khalifes des contes d’Orient ! Et à lui dire souvent : « Compte six cents cauris pour ce poulet », « Donne deux mille pour ce mouton », « Paye dix mille cette couverture » ; à manier banalement ainsi les cent et les mille, sans voir beaucoup diminuer mes millions, j’ai savouré pleinement la jouissance de la fortune inépuisable.

Que ne suis-je donc né poète ! En quel poème magnifique, tout de vers sonores, de rythmes tintants et de rimes riches, je t’aurais célébré, toi qui n’as pas voulu que je meure sans avoir vécu ce souhait de chacun : être millionnaire !

le niger en amont de tombouctou.

III

LA VALLÉE DU NIGER

L’ancienne et persistante renommée de Tombouctou, son commerce vanté dans tout le nord de l’Afrique, son prestige de métropole riche et puissante, auraient permis d’affirmer, à priori, que les régions aux abords desquelles s’élève la grande cité nigritienne, inconnues encore, se composent de pays remarquablement fertiles.

Une réputation telle que celle de Tombouctou ne pouvait être usurpée. Une erreur qui se serait propagée à travers quatre ou cinq siècles, un trompe-l’œil qui aurait abusé aussi longtemps le monde civilisé sans que rien vint détruire l’illusion dans la suite des temps, serait sans exemple dans l’histoire. Dans son cabinet, entre une carte moderne d’Afrique et les œuvres d’El Bekri, de Ca da Mosto, de De Barros, de Léon l’Africain, ou de tel autre voyageur de jadis, le géographe pouvait donc raisonner ainsi :

Le grand marché de Tombouctou est au seuil du désert. Du sable au nord. Du sable à l’est. Du sable à l’ouest. Ce n’est pourtant pas avec du sable que s’alimente un grand trafic !

Reste le sud… Pour que Tombouctou ait joué le rôle commercial qui lui est attribué il faut que le sud offre — comme une presqu’île de fertilité s’avançant dans la mer des sables stériles — une étendue de riches territoires ; il faut aussi que cette étendue soit vaste puisqu’elle a pourvu longtemps à un négoce considérable, et suffi à des débouchés multiples tant dans la direction du Maroc que dans celle du Touat et de la Tripolitaine, sans compter les populations nomades qui sillonnent le Désert.

Ces fertiles régions dont l’heureux privilège aurait pu être découvert par la seule logique, comme certaines planètes par le calcul, existent-elles en réalité ? C’est ce qu’il est possible de vérifier, depuis que l’occupation de Tombouctou en a ouvert les routes, et qu’elles sont accessibles, non seulement à l’explorateur proprement dit, qui traverse le pays, souvent malade de privations, prisonnier de ses guides, et ne peut guère tracer que des itinéraires, lignes presque imperceptibles dans le blanc des cartes, mais aussi au voyageur qui séjourne, et recueille librement des renseignements complets et exacts.

Le sud de Tombouctou ? C’est le Soudan, autrement dit la vallée et la boucle du Niger : la région est donc incontestablement vaste puisqu’elle est traversée par l’un des plus grands fleuves du globe, dont le cours mesure plus de 4.000 kilomètres. Au milieu de la stérilité du nord, de l’est et de l’ouest, comment peut-elle être remarquablement fertile ? Grâce au merveilleux système hydrographique du Niger. Hérodote a donné cette définition heureuse : « L’Égypte est un présent du Nil. » Avec non moins de justesse on peut dire : « Le Soudan est un présent du Niger. »

Et puisque le nom de l’Égypte est venu sous ma plume, je veux le retenir. Seule cette terre de proverbiale richesse pourra donner une exacte idée du Soudan, et des phénomènes qui lui valent sa fertilité.

Amrou, le conquérant arabe qui s’empara de l’Égypte au viie siècle, en a fait cette incomparable et complète description dans une lettre qu’il adressait à son maître le khalife Omar : « Ô prince des fidèles ! Peins-toi un désert aride et une campagne magnifique. Telle est l’Égypte. Un fleuve béni coule avec majesté au milieu d’elle. Le moment de la crue et de la diminution de ses eaux est aussi régulier que le cours du soleil ou de la lune. Il y a un temps fixe où toutes les sources de l’univers viennent payer tribut à ce roi des fleuves : alors, les eaux augmentent, elles sortent de leur lit et elles couvrent la surface de l’Égypte pour y déposer un limon productif. Ensuite, lorsqu’arrive le moment où les eaux cessent d’être nécessaires à la fertilisation du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le destin lui a prescrites pour laisser recueillir les trésors qu’il a cachés dans le sein de la terre.

« Un peuple protégé du ciel ouvre légèrement les entrailles de la terre et y dépose des semences dont il attend la prospérité de la bienfaisance de cet être suprême qui fait croître et mûrir les moissons.

« À la plus abondante récolte succède tout à coup la stérilité. C’est ainsi que l’Égypte offre successivement, ô prince des fidèles ! l’image d’un désert aride et sablonneux, d’une plaine liquide et argentée, d’un marécage couvert de limon noir, d’une plaine verte et ondoyante et d’un vaste champ de moissons jaunissantes. Béni soit à jamais le nom du créateur de tant de merveilles ! »

Ce que le Nil fait pour l’Égypte, le Niger le fait semblablement pour le Soudan : c’est, à travers l’année, la même succession de tableaux si divers et si opposés, c’est la même culture, facile au Soudanais comme à l’Égyptien, c’est les mêmes crues et décrues régulières et annuelles. Seulement le Niger montre, dans ses largesses, une magnificence plus grande encore. L’œuvre bienfaisante du Nil a dû être complétée depuis des milliers d’années par le travail des hommes. Sans qu’il ait été construit des digues et d’énormes barrages, ni creusé de nombreux canaux, le spectacle de la vallée du Niger est plus émerveillant que celui de la vallée du Nil. Tandis que ce dernier, coulant encaissé entre deux chaînes de montagnes, ne porte la fertilité qu’à quelques centaines ou milliers de mètres de ses rives, le Niger, grâce à ses immenses plaines basses, dispense ses bienfaits sur une largeur de plus de cent kilomètres — et sans que l’homme vienne l’aider en rien !

Dès lors, Tombouctou, son passé prestigieux et son commerce vanté se trouvent expliqués, puisqu’elle est située au seuil d’une autre Égypte, aussi favorisée par la nature, mais beaucoup plus vaste, dont le seul désavantage est de n’avoir pas été développée par quatre ou cinq mille ans de civilisation et de n’être pas aux portes de l’Europe, comme la vallée du Nil.

Le Niger prend sa source dans un massif montagneux qui s’étend du pays de Sulima, au nord, jusque dans le Kono au sud, et envoie ses ramifications vers l’extrême Kissi à l’est.

Contrairement à l’opinion accréditée, ce massif ne dépend pas, géologiquement parlant, du soulèvement rocheux du Fouta-Diallon qui passe pour le centre d’un vaste mouvement, étendant ses ramifications bien au delà des sources du Niger.

Tout au contraire, c’est le massif des sources du Niger ou Massif de Kouranko qui est le centre du soulèvement. Dans les pays de Negaya et de Kono les altitudes atteignent, en effet, 1,170 mètres (sources du Niger) et 1,500 mètres plus au sud, alors que l’altitude moyenne du plateau du Fouta-Diallon n’est que de 800 mètres environ.

Les sommets principaux du Massif de Kouranko sont, en partant du nord : le mont Bondi, le mont Ma, le mont Keiné, le mont Konko-Kouroua, les deux Kolas, les deux Soullous, le mont Kokonante (sources du Niger), le mont Darou, les aiguilles de Kinki, le Songoula, le Banka, le Fingui, le
LA VALLÉE DES SOURCES DU NIGER
Sou-fou, le Tinki, le Oualou, le Koré, le Toumbé, ces quatre derniers dans le pays de Kono.

Dans le pays de Kissi deux rivières, le Faliko et le Timbi, coulent parallèlement vers le nord et se rencontrent bientôt à Laya où elles n’ont plus qu’un même lit.

Dès lors elles s’appellent le Niger ou Dialiba, le fleuve des griots (Diali, griot ; Bà, fleuve). Tous les griots (chanteurs, bardes, troubadours), que l’on rencontre au Soudan, en Guinée et au Sénégal se disent, en effet, originaires des régions du Niger, comprises entre ses sources et Kouroussa, c’est-à-dire des pays de Kouranko, Sangaran, Soulima Baleya et Oulada.

La principale des deux rivières est le Timbi, considéré par les indigènes comme le « père du Dialiba ».

Le Timbi naît dans un petit col à l’est du mont Kokonante et non au pied du mont Darou, situé à dix kilomètres.

Le col d’où descend le Timbi n’offre rien de remarquable au point de vue topographique. Dénudé à son sommet, il se couvre, à quelques pas de là, d’une végétation qui devient de plus en plus épaisse à mesure que l’on descend dans le thalweg. C’est l’indice de la présence de l’eau.

À trente mètres du sommet du col on ne tarde pas à découvrir une petite cuvette d’un mètre de diamètre et 0m30 de profondeur pleine d’une eau limpide et tranquille, dormant sur un lit de cailloux.

C’est là la vraie source, Timbi-Kounda, (la tête du Timbi) comme on dit dans le pays : elle ne tarit à aucune époque de l’année.

Si l’on dépasse la source, plus de trace d’eau. Mais à trente mètres plus loin apparaît une deuxième cuvette, plus vaste. On ne l’atteint qu’avec peine. La végétation, devenue très dense, cache la voûte céleste : c’est un fouillis inextricable de rotins épineux, de lianes enchevêtrées, d’arbres abattus par les tornades, de fougères arborescentes.

L’eau de cette crique s’écoule sous bois pour apparaître au grand jour à 200 mètres plus bas dans la vallée. En ce point le Timbi n’est encore qu’un infime ruisselet.

À 800 mètres en aval de sa source, au village de Timbi-Kounda, il offre l’aspect d’un gentil ruisseau. Sa largeur et sa profondeur croissent très rapidement à mesure qu’il avance vers le nord. À Nélia (13 kilomètres des sources) il atteint plus de 25 mètres de largeur et à Faranna (100 kilomètres des sources) il en mesure près de cent.

Quinze cents mètres avant d’arriver à Nélia se trouve la perte du Timbi. La rivière disparaît momentanément sous un amoncellement de roches ferrugineuses.

Le bois enchevêtré où naît le Timbi est un lieu réputé comme sacré dans le pays et il encadre mille légendes et superstitions. L’accès en est interdit aux profanes. De grands malheurs surviendraient si on y touchait à quelque chose ou si on y prononçait une parole. Tout guerrier ou autre ayant répandu du sang, meurt en approchant de la source. Ses eaux servent aussi à une sorte de jugement de Dieu : quelqu’un est-il accusé d’un crime qu’il nie, on lui en fait boire. S’il est réellement coupable, son ventre enfle et il succombe aussitôt.
le timbi dans le bois-sacré.

Les indigènes racontent encore qu’au milieu de la petite crique du Timbi s’élèverait un ilot rocheux, résidence de l’Esprit de la source et retraite mystérieuse du grand-prêtre qui le représente parmi les mortels. Le devin s’y rendrait en plongeant sous les eaux. La légende veut qu’au fond de la crique il ait une demeure toute en or dans laquelle il se retire pendant ses disparitions. Ses acolytes, les devins minores, prétendent avoir entendu le bruit qu’il fait en ouvrant ou fermant la porte de cette habitation féerique.

Grand-prêtre et petits devins gardent jalousement les abords
une cascade dans le pays des sources
des sources et le mystère qu’ils en font leur a donné grande renommée et autorité dans le pays. Les roitelets voisins les interrogent avant d’entreprendre une guerre ou en d’autres circonstances importantes ; le vulgaire de même les consulte. Mais l’Esprit de la source, qui est évidemment un esprit pratique, ne daigne s’occuper des uns comme des autres que moyennant des sacrifices.

Ils n’ont rien de bien féroce, ces sacrifices. Point de victimes humaines comme au Dahomey voisin, des bœufs seulement, mais Jeunes, car l’Esprit aime la chair tendre. Les immolations se pratiquent non à la source, mais au village de Nélia, en amont duquel se trouve la perte du Timbi. Là habitent les devins, leurs femmes et leurs enfants.

La bête étant égorgée on en dépèce les bons morceaux qui sont, naturellement, pour les serviteurs de l’Esprit et leurs familles. Cependant on a laissé la tête et les jambes intactes et adhérentes à l’ensemble de la peau. Celle-ci est alors empaillée et recousue, puis le mannequin est précipité dans le Timbi qui passe devant le lieu des sacrifices. À quelques pas de là, la rivière disparaît momentanément dans un souterrain rocheux. Le bœuf empaillé s’engouffre à sa suite. Lorsqu’il reparaît plus loin, en même temps que le Timbi, on le voit fièrement dresser la tête au milieu des eaux, semblant plein de vie, sautant, plongeant et reparaissant dans le bouillonnement du courant, jusqu’à ce qu’il coule. Alors tous se retirent satisfaits : l’Esprit de la source et ses coryphées par la perspective de quelques repas excellents, et le vulgaire, qui a fait les frais du spectacle, réjoui par les gambades du bœuf-mannequin.

Cette région du Kissi, sous le 9e parallèle, où le Niger prend sa source, est par excellence le pays des grandes pluies. De février à Juillet, l’eau tombe du ciel en véritables torrents. Aussi les pentes du massif de Kouranko sont-elles striées d’innombrables cascades, ruisselets, ruisseaux et rivières qui drainent les célestes inondations.

La plus grande partie de cette masse d’eau énorme est ainsi dirigée vers le Niger. Rien d’étonnant qu’à Kouroussa, où il n’a encore reçu que trois affluents importants, le fleuve se soit déjà aménagé un lit imposant, 150 mètres de large. Plus il avance, plus nombreux et plus considérables deviennent les cours d’eau qui s’y déversent. Vers le 12e degré, en amont de Bammakou, ces renforts cessent brusquement. De là il coule presque solitaire jusqu’à Diafarabé.

De Timbi-Kounda à Diafarabé nous avons une première zone hydrographique, homogène et assez semblable : la rive gauche, très étroite, descend en pente vers le Niger, les rameaux des monts du Fouta-Diallon le côtoyant de près et ne le quittant qu’après Koulikoro ; la rive droite, au contraire, est libre et forme une grande plaine admirablement arrosée par la foule des affluents qui coulent parallèlement vers le grand fleuve.

Celui-ci ne prodigue pas ses miracles dans cette première zone. Elle est si richement dotée de l’eau précieuse que son concours est superflu. Ces pays du Haut-Niger sont néanmoins des plus riants. La végétation tropicale s’y étale dans toute sa prodigalité. L’oranger, le citronnier, le kolatier, le bananier, le manguier y ravissent l’européen.

En traversant ces régions le Niger se recueille. Ses inondations sont peu importantes : à peine empiète-t-il d’un kilomètre sur les rives. Le géant réserve tous ses efforts pour transformer en plaines opulentes les immenses étendues de sable qui attendent son secours au delà de Diafarabé. Avant de les aborder il s’arrête un instant en aval de Bammakou, devant le barrage rocheux de Sotouba, rassemble, concentre les formidables masses liquides que le ciel lui a envoyées pendant cinq mois, puis, en plénitude de sa force et de ses moyens, s’élance de nouveau vers le nord, et passe devant Niamina, Ségou, Sansanding.

Ayant franchi Diafarabé, il parvient, ainsi gonflé et irrésistible, vers le mois de septembre, à Mopti où il rencontre le Bani, un affluent monstre, qui vers le même moment arrive, en ce même point, avec un volume d’eau presque aussi formidable que le sien. Ainsi renforcée, l’armée des eaux est devenue innombrable, immense, infinie. Le lit du fleuve est trop étroit. Il étouffe entre ses rives. En avant, en arrière même, de toutes parts il cherche des issues, se rue dans la moindre dépression, envahit le plus petit passage. Alors se produit ce que j’appellerai : l’affolement du Niger.

Affolement heureux, s’il en est. Le fleuve se précipite sur toute cette région basse de Diafarabé à Tombouctou, la couvre, la noie — et d’une steppe de sables stériles fait une des régions les plus fertiles de l’univers. Dans cette vaste dépression il a charrié, depuis des siècles, un bienfaisant limon végétal, effacé les sables, et l’a transformée en un véritable grenier d’abondance. Ce n’est pas comme en Égypte un seul delta que nous trouvons, mais trois.

Le premier va de Diafarabé aux abords du lac Débo. Sur sa rive gauche, le Niger ayant trouvé deux exutoires propices, forme les marigots de Diaka et de Bourgou. La branche principale et ses deux bras suivent une direction parallèle et vont se jeter tous trois dans le Débo. Malgré ces dérivations, les eaux restent tellement abondantes que les trois lits communiquent entre eux par des canaux naturels. Sur la rive droite, le Bani est, de la même manière, relié au Niger.

C’est là un véritable et complet système d’irrigation pour lequel l’homme n’a pas eu à accomplir le moindre travail. La fécondité est répandue ainsi à travers les terres sur plusieurs milliers de kilomètres carrés. La hausse et la baisse des eaux est aussi régulière qu’entre les digues du Nil, mais elle s’étend infiniment plus au loin. En septembre on compte de l’est à l’ouest, à Mopti par exemple, cent quarante kilomètres inondés à deux ou trois mètres de profondeur. Dans
la région des trois deltas.
ce delta sont situés les pays de Sano, de Bourgou, le Massina, le Dieuneri et le Kounari.

Le deuxième delta s’étend du lac Débo à El Oual’ Hadj. Le Niger repart en trois nouvelles branches : la moins importante, le Koli-Koli, se forme au sud du lac Débo, le Bara-Issa ou Niger noir, et l’Issa-Berr ou Niger blanc sortent tous deux au nord du lac. Le Koli-Koli traverse le lac de Korienzé et à Saréféré rejoint le Niger noir qui, à son tour, se réunit près de El Oual’ Hadj au Niger blanc.

Comme le Bani et le Niger, comme le Niger et les marigots de Diaka et de Bourgou, les trois bras du fleuve communiquent entre eux par des canaux variés et sinueux. C’est toujours le même et merveilleux système d’irrigation naturelle accompagné de crues fertilisantes.

Mais il y a plus. Sur la rive gauche — à la limite extrême des inondations — le fleuve trouve une formule nouvelle à ses bienfaits : c’est une admirable série de lacs. Ils sont au nombre de douze, séparés les uns des autres par des chaînes de collines. Voici les noms de onze d’entre eux, énumérés du sud-ouest au nord-est : le Kabara, le Tenda, le Soumpi, le Takadji, le Gaouaki, le Horo, le Fati, le Goro, le Daouna, le Télé et le Faguibine.

Les inondations remplissent ces lacs au moyen de goulets plus ou moins larges. Ceux de Fati, de Horo et de Takadji sont particulièrement spacieux et pourraient être en toute saison ouverts au commerce fluvial. D’autres goulets sont grands ouverts pendant quelques mois (octobre à mars) puis s’obstruent d’herbes, sans empêcher cependant le passage de petites pirogues. Les bords de ces lacs ne le cèdent en rien comme fertilité aux rives du fleuve et de ses branches, étant comme elles inondés et découverts tour à tour sur des largeurs de quelques centaines de mètres.

Les lacs Télé, Faguibine et Daouna forment des dépressions dont la profondeur peut atteindre dix mètres au-dessous du niveau moyen du Niger. Ils ne semblent pas seulement alimentés par leurs goulets, mais aussi par des infiltrations souterraines. Aux hautes eaux, paraît-il, on trouve entre la ligne des lacs et le Niger, l’eau à fleur de terre, en creusant simplement avec la main.

Ce chapelet de lacs constitue une série d’ingénieux réservoirs aux formidables masses d’eau chassées par le Niger et le Bani réunis : quand les inondations se sont retirées, ils renvoient par leurs goulets et par les canaux naturels, une partie de leurs eaux au grand fleuve. Dans ce deuxième delta nous trouvons les pays de : Guimbala, Farimanké, Aoussa-Kattaoual, Seno-Nrourkou, Fitouka et Soboundou-Samba.

Le troisième delta commence à El Oual’ Hadj et finit à Kabara, le port de Tombouctou. À El Oual’ Hadj, le Niger reprend son cours unique et le conservera désormais jusqu’à son embouchure. La zone d’irrigation est formée ici : sur la rive gauche, par les nombreux canaux naturels qui relient les lacs Télé et Faguibine au fleuve et dont le principal porte le nom de marigot de Goundam ; sur la rive droite, par les marigots de Gouaki et de Kouna, ainsi que par une nouvelle série de lacs dont est piqué tout le nord-ouest de la boucle. Malheureusement on ne les connaît guère que de nom. D’après les derniers renseignements ils seraient au nombre de vingt-trois, parmi lesquels les lacs de Kangara, Dinéguira, Doumba, Labou, Hongouta, de Fatta, Tahetent, Tibouraguine, Dô, Gakoré, Tenguerel, Titoulaouine, Aguébada, Garo, Haribongo, Kherba, Tibouraghine, Dadji, Fankouré et Marmar. Ce delta comprend : le Kissou, le Killi, le Saramayo, l’Aribinda et le Gourma.

S’étant ainsi attardé en lointaines et multiples dilapidations, en largesses grandes et petites, le Niger et ses hautes eaux n’arrivent qu’en janvier à la hauteur de Tombouctou. Refoulé par les dunes du Sahara, il fait un brusque coude vers l’est. Comme naguère les monts du Foula Diallon, les dunes suivent étroitement sa rive gauche et ne lui permettent pas de s’y répandre avec ampleur. Au contraire, sur la rive droite il trouve encore des terrains propices aux inondations, mais de moindre étendue que précédemment. Son action fertilisatrice se manifeste là aussi : des canaux et des lacs irriguent cette contrée naturellement, et le pays de Bamba est réputé par sa richesse.

Tout à coup le fleuve est arrêté dans sa marche vers l’est par le massif granitique de Taosay. Il s’y fraye un étroit passage, ensuite, lassé de lutter contre ces masses rocheuses ainsi que le montrent ses rives encaissées et abruptes, il se jette droit vers le sud.

Ici encore la rive gauche lui reste inhospitalière, au contraire de la droite où il peut accomplir à l’aise ses habituelles et merveilleuses transformations. Il s’attarde de nouveau, si bien que sa crue et lui n’arrivent qu’en juillet à Saï et parviennent à son embouchure en septembre seulement.

Il a donc fallu un an et demi environ à l’énorme masse d’eau tombée dans les pays du Haut Niger pour atteindre, considérablement amoindrie, l’océan Atlantique.

Il est aisé de se rendre compte maintenant que la nature n’a rien négligé pour rendre ces régions du sud aptes à alimenter un commerce aussi important que le fut celui de la Tombouctou de l’histoire. On imagine les richesses qu’il est possible de tirer d’un pays ainsi architecturé. L’élevage comme la culture y peuvent atteindre un degré de prospérité extrême.

Au moment des inondations, autour des villages, devenus des îles, ce ne sont que rizières. À la limite des inondations, sur les terres que le retrait des eaux laisse les premières à découvert, on cultive du mil, gros et petit, du tabac et, au nord, du blé. Les années de faible crue ou de crue exagérée donnent des moissons médiocres. À la culture dominante des céréales, il faut ajouter celle du coton, de l’indigo, des arachides, de l’ignam, du manioc et de beaucoup d’autres légumineuses : courges, concombres, niébés ou haricots, oignons, piments, gingembre, etc.

D’autre part il y a des richesses végétales naturelles pour lesquelles l’homme ne se donne que la peine de la récolte. En première ligne l’arbre de karité, dont le beurre végétal est usité dans tout le Soudan et dans le Désert ; le caoutchouc, la gutta-percha, la soie végétale, le tamarin, le sésame, les fruits du baobab et ses feuilles qui donnent une farine recherchée.

L’élevage se pratique surtout dans les pays de Ségou, de Dia, dans le Massina et le Guimbala, ainsi que sur la bordure des lacs et des inondations : là paissent de magnifiques troupeaux de bœufs-à-bosse et des moutons innombrables, à belle et très longue laine. Ce sont les richesses des Foulbés, pasteurs nomades qui se retirent vers l’intérieur quand les eaux montent, et se rapprochent du fleuve à mesure qu’il descend. En outre, un peu partout entre Ségou et le Débo, les cultivateurs élèvent des chevaux très appréciés : le garrot fort, la croupe tombante, ils rappellent le type d’Abyssinie. Enfin, au centre de la Boucle, l’apiculture donne abondamment de la cire et du miel, tandis que dans le nord, l’autruche, souvent domestiquée, fournit des dépouilles précieuses.

Les ressources minières ne font pas défaut non plus. Les vallons du Haut Niger sont aurifères. Le Boundou et le Bouré, au sud de Bammakou, sont réputés pour leurs placers à fleur de terre : c’est de là qu’est venue cette grande quantité d’or que les Marocains drainèrent pendant deux siècles. Sur la rive droite du Bani, au sud de la ville de San, on trouve un minerai de fer remarquable, et, plus au nord, les monts de Houmbouri fournissent l’antimoine et des calcaires recherchés.

Tels sont les principaux produits que, dans la suite, nous retrouverons sur le marché de Tombouctou.

Depuis des siècles, ils y parviennent par l’intermédiaire de cinq grandes cités qui centralisent les produits de la vallée du Niger occidental : Bammakou, Niamina, Ségou, Sansanding et Dienné, — les cinq perles du Niger.

coin de marché
à sansanding.

IV

LES VILLES DU NIGER

« Carré contre la cavalerie !… Maaarche ! » Ce commandement lancé d’une voix vibrante, un cliquetis d’armes, un grand bruit de pas, des commandements mineurs se croisant, tel fut mon réveil, le lendemain de mon arrivée, dans une des casemates du fort de Bammakou où l’on m’avait offert l’hospitalité. Quelque peu ahuri, j’avisai mon domestique qui guettait mon lever, silencieusement accroupi dans un coin de la pièce : « Ça, me répondit-il, c’est tirailleurs qui faire exercice. » En effet, ayant glissé l’œil au travers de l’une des trois meurtrières qui me servaient de fenêtres, j’aperçus un carré de nègres hérissé de baïonnettes.

Le fort de Bammakou est, sur notre route, le premier qui comporte encore un appareil militaire et une garnison. Les circonstances critiques dans lesquelles il fut élevé se reflètent curieusement dans sa construction. C’est simplement un grand rectangle de murailles. Aucune des ingéniosités de la fortification moderne ; mais partout surabondance de meurtrières, dans les écuries, dans les magasins, dans les chambres, dans la cuisine ! Il avait fallu faire vite et se contenter du strict nécessaire en 1883. Samory terrorisait encore ce pays lorsque le colonel Borgnis-Desbordes planta là, pour la première fois, notre drapeau en face du Niger. Tandis que les Chinois élevaient ces fortifications primitives, la petite troupe d’infanterie de marine retranchée dans une redoute voisine, qui se voit encore, faisait le coup de feu. Les hordes du conquérant noir multipliaient les assauts. Enfin Samory vint lui-même conduire une dernière et décisive journée. Plusieurs fois on en arriva au corps-à-corps. Le colonel et son état-major durent se jeter dans la mêlée. Les munitions vinrent à manquer… C’est alors qu’accourant pour repousser l’assaut final, Borgnis-Desbordes dit en riant à son entourage : « Et maintenant que chacun garde une balle dans son revolver, car, après avoir largement servi les autres, il faudra peut-être songer à nous-mêmes… »

Si Bammakou n’est pas encore, à l’exemple de Bafoulabé, de Badoumbé, de Kita, un centre uniquement administratif, et si, à côté du fort s’étend un joli camp tout ombragé d’arbres, où, suivant les moments sont cantonnées, en nombre plus ou moins grand, des compagnies de tirailleurs soudanais, ce n’est pas que la région même demande un pareil déploiement de forces. Elle n’est pas moins pacifiée que celles que nous venons de parcourir depuis Kayes. Mais Bammakou est admirablement placée, au centre de notre colonie soudanaise, et constitue un point stratégique important, d’où il est facile de porter des renforts sur les points momentanément menacés.

La précaution est sage. Car sait-on avec quels moyens nous sommes maîtres de cet admirable pays, plusieurs fois grand comme la France et peuplé de 10 à 15 millions d’habitants ? Sur le Niger, admirable instrument de domination, nous avons une flottille de deux canonnières et de chalands en fer armés de mitrailleuses, sous le commandement d’un lieutenant de vaisseau et d’un enseigne. Les équipages sont nègres, ainsi que toutes les troupes d’infanterie et de cavalerie, tirailleurs et spahis soudanais, qui tiennent garnison à l’intérieur des terres. Sauf les servants des canons de campagne, pas un soldat blanc. Les cadres, officiers et sous-officiers viennent seuls de France. Et maintenant veut-on savoir le nombre des uns et des autres répartis à travers le vaste Soudan ? Lisez bien : le total est de six cents Européens, tant officiers que sous-officiers, médecins, vétérinaires, intendants, télégraphistes, etc., et quatre mille nègres enrégimentés comme fantassins, cavaliers ou conducteurs de convois.

Quand on songe que nous sommes dans ce pays depuis douze ans à peine, qu’il dépasse de beaucoup, en étendue, l’Algérie, et que dans cette colonie, vieille déjà, nous sommes obligés d’entretenir encore un corps d’armée de 40.000 hommes, on trouvera certainement les effectifs du Soudan aussi extraordinaires que réjouissants[1].

La ville de Bammakou s’élève entre le fort et le Niger, non pas immédiatement sur la berge, mais à un kilomètre environ, c’est-à-dire qu’elle commence sur la limite extrême de la zone d’inondation. Son aspect est des plus plaisants, grâce à l’initiative et aux soins intelligents des officiers qui ont successivement commandé ici et qui ont pris à cœur leur rôle de civilisateurs.

À travers les blanches demeures de pisé et les ruelles étroites, ils ont ouvert de larges et belles chaussées, et les ont bordées d’arbres qui répandent l’ombre précieuse. De grandes places ont été ménagées où de hauts et superbes fromagers forment parasol. Un vaste hall abrite le marché indigène. Non loin deux boutiques de marchandises européennes. Un nègre, portant en baudrier un vieux sabre, remplit les fonctions de commissaire de police et veille à la propreté de la ville. Et toute cette européanisation n’a nullement déplu aux indigènes. Chaque année la ville grandit et voit s’élever des voies nouvelles. Elle marche rapidement vers son ancienne prospérité qu’El Hadj Omar, le conquérant toucouleur et Samory s’étaient efforcés de ruiner à l’envi.

Non moins séduisante à parcourir est la grande plaine environnante. En partie inondée par le Niger, irriguée d’autre part par de nombreux ruisselets, sa fertilité est merveilleuse. Mais je préfère parler plus longuement de trois arbres que l’on y trouve abondamment ainsi que dans toute la région, dans les champs comme dans la brousse, jusque sur les gradins rocheux.

Le plus intéressant est le karité ou arbre à beurre. Le poirier est celui de nos arbres qui peut le mieux donner l’illusion du karité : leurs feuilles se ressemblent étonnamment. L’écorce est quadrillée et le tronc rugueux comme celui du marronnier. Les branches se développent en dôme. Quant à sa taille, plus élevée habituellement que celle de nos arbres fruitiers, elle atteint normalement de très grandes dimensions. Malheureusement les karités ainsi développés sont rares, car les indigènes n’ont aucun souci d’épargner, dans leurs champs ou ailleurs, cet arbre qu’ils n’ont pas la peine de planter ni de soigner, mais qu’ils trouvent à profusion et dont ils peuvent toujours recueillir les fruits à satiété. Et cependant dans toute l’Afrique occidentale je ne connais pas d’arbre plus précieux pour les grands services qu’il rend déjà aux indigènes, et pour ceux, plus nombreux et plus considérables encore, qu’il est appelé à rendre aux Européens.

La première fois qu’il attira notre attention, ce fut près de Dion, au terme d’une étape qui s’était prolongée jusqu’à la tombée du jour. Enfin nous atteignîmes le village où nous comptions passer la nuit. Quelle ne fut pas notre surprise d’y humer une excellente odeur de chocolat ? Certainement quelque autre Européen nous avait précédés au gîte, et aussitôt nous nous enquîmes de lui auprès des habitants. Non. Pas de blanc dans le village. D’où provenait dès lors l’odeur de chocolat ? Guidé par l’odorat, nous fûmes bientôt devant une case et devant un grand pot de terre où bouillait une masse brunâtre. C’est de là que s’échappait le fumet bien connu, et c’étaient des noix de karité que l’on soumettait à l’ébullition pour en tirer le beurre végétal.

Les fruits du karité se présentent sous forme de noix, entourées extérieurement d’une chair qui, au goût, rappelle celle de la pêche, et dont les indigènes préparent un mets. La noix décortiquée est mise à sécher. Elle devient dure, et alors, par la couleur rouge-brun, par l’arôme et le goût, elle est en tout analogue au cacao. Le Soudanais, qui n’a pas encore été initié aux douceurs du chocolat, l’utilise néanmoins très ingénieusement. Il la transforme par le procédé que nous venons de voir — semblable à celui dont on obtient le beurre de cacao — en un produit de toute première nécessité : le beurre végétal. Dans tout le Soudan et dans le Désert on ne se sert d’autres graisses les alimentaires ; les grands blocs blancs de karité ont sur toutes autres graisses l’avantage, inestimable en pays chaud, de ne pas se corrompre.

L’Européen utilisera certainement le karité d’une manière plus profitable encore. En attendant d’être fixé sur le parti à en tirer, une utilité lui est assurée déjà, et infiniment précieuse : l’arbre de karité donne par incision, ainsi que s’obtient la résine des pins, un produit que l’industrie recherche à l’heure actuelle avec une véritable anxiété, car il se raréfie à mesure que la consommation augmente, la gutta-percha.

Dans le voisinage du karité, aussi peu cultivé et respecté que lui, se trouve généralement une autre curiosité végétale, le nété. Après l’arbre à beurre, voici l’arbre à farine. Celle-ci, qui est en vente sur tous les marchés de la région, se trouve enfermée dans de grandes gousses. Elle est de couleur jaunâtre et très riche en sucre, si bien que j’en ai vu employer par des Européens à la confection de pâtisseries.

L’appoint que le nété fournira à l’industrie occidentale ne saute pas encore aux yeux. On n’en saurait dire autant d’un troisième arbre, très fréquent aussi dans ces régions, le fromager. Non pas que dame Flore, après avoir bénévolement pourvu les nègres de beurre et de pâtisserie, se soit ingéniée à faire venir sur les branches de cet arbre des petits-suisses, des livarots ou des camemberts. Le fromager (Baga ou Bamanbi, pour les indigènes) produit des capsules d’où s’échappent de très fins et très brillants filaments blancs auxquels on a donné le nom de « soie végétale », tant ils ressemblent aux précieux fils du cocon. Du reste, le fromager n’est pas seul, au Soudan, à produire ce miracle : le follicule d’une anémone très commune est également plein d’une soie lustrée, et dans le deuxième delta du Niger nous avons rencontré une plante grasse, de hauteur d’homme, à Jolie fleur mauve, qui en est également pourvue.

Bammakou envoyait à Tombouctou principalement de l’or et des noix de kola tirées du Haut-Niger, du karité et des arachides. Elle lui eût sans doute également envoyé des céréales et d’autres produits plus courants dont elle a abondance, si des relations plus faciles avaient pu être établies entre les deux cités par le Niger.

Mais, à peu de distance, en aval de Bammakou, le lit du fleuve est encombré par le barrage rocheux de Sotouba qui ne mesure pas moins d’une quarantaine de kilomètres de long. Il forme l’un des sites les plus pittoresques du Soudan. Nous le visitâmes quand les eaux avaient commencé à baisser. Un formidable chaos de roches énormes, d’un noir de bitume, avait été mis à découvert sur la rive gauche, tandis que sur la droite un rapide s’était formé, terrible, blanc et étincelant d’écume dans le grand soleil. Le spectacle se prolongeait ainsi à perte de vue, en amont et en aval. Et il semblait voir couler côte à côte deux fleuves distincts : sur la droite, un fleuve vivant, tout d’argent ; sur la gauche, un fleuve mort, tout d’encre, à grandes vagues noires et immobiles.

Aux hautes eaux seulement, le passage de Sotouba devient navigable. Le Niger couvre le chaos de roches, mais, au lieu d’un rapide étroit, il forme un rapide énorme, de navigation dangereuse. La violence du courant est telle, qu’une pirogue partie de Bammakou atteint, en trois heures à peine, Toulimandio distant de 45 kilomètres.

À Toulimandio le fleuve reprend des allures normales. Nous avons installé là un petit port où viennent s’embarquer les voyageurs et les vivres à destination du nord du Soudan.

C’est la tête de ligne de la route de Tombouctou.

Point de fort, ni de meurtrières, ni de garnison ; simplement une habitation de lignes vaguement européennes, construite en pisé et en chaume comme une demeure indigène. Sur le toit flotte le drapeau tricolore, et sous le toit vivent un brigadier d’artillerie et un canonnier.

Ils me rappellent tout à fait les deux sapeurs de Dioubéba. Au lieu de s’occuper de rails et de wagons, et de jouer au chef de gare, les deux artilleurs font respectivement fonction d’amiral et de vice-amiral, et commandent la flottille des chalands de transport. Mais leur contentement égale celui de leurs camarades du Bakoy. Ils se sont entourés de singes, de pintades, de poules et ont remplacé l’hippopotame rose de Dioubéba par un petit caïman qui, lui, m’a semblé n’avoir aucune disposition pour l’apprivoisement : il n’aurait fait qu’une bouchée de la main qui se serait avisée de le caresser. Aussi lui a-t-on passé une forte corde entre les deux pattes et le tient-on à l’attache comme un chien.
un atelier sur les bords du niger.

Une seule chose chagrine l’amiral et le vice-amiral, fils d’âpres paysans, amoureux de la terre. Ils ne comprennent pas que les indigènes ne travaillent pas davantage et ne tirent pas meilleur profit des immenses étendues fertiles qu’ils ont à leur disposition. « On devrait envoyer ces têtes de pipe en France, pour leur apprendre à labourer ! » Tel est leur avis.

À une vingtaine de kilomètres de Toulimandio, le Niger passe devant un joli promontoire rocheux, aux flancs duquel nous avons établi un chantier de construction navale. C’est Koulikoro. Les forêts voisines fournissent d’excellents bois avec lesquels on confectionne les chalands sur lesquels officiers, soldats, voyageurs et vivres circulent à travers les dédales du fleuve. Ouvriers et directeur du chantier sont des nègres uniquement, des nègres sénégalais formés dans notre vieille colonie qui nous aide ainsi à confectionner les langes de sa sœur cadette.

Sur la berge, c’est un amusant tableau d’arsenal exotique et primitif. Pour ateliers, on se contente des hautes voûtes ombreuses d’arbres superbes. À leur pied, se dressent des établis, des forges, des tours, et s’amoncellent des pyramides de planches.

Tandis que charpentiers, forgerons, scieurs se démènent, les femmes et les enfants du village entremêlent leurs silhouettes de baigneuses et de laveuses ; les chevaux et le bétail viennent s’abreuver, et le tout forme une jolie cacophonie de coups de marteau, de rires, de hennissements et de grincements de scie, de jacasseries et de beuglements.

Plus loin avec Niamina, Ségou, Sansanding, nous pénétrons dans la région cotonnière par excellence. De vastes champs sont consacrés à la culture de ce précieux textile. C’est là
le coton sur les marchés du soudan.

tisserands sur les bords du niger.
également qu’on le transforme en ces beaux tissus, connus partout sous le nom de « pagnes de Ségou », aux sobres dessins d’indigo sombre, très solides et très recherchés au Sénégal, sur le marché de Tombouctou, dans tout le Soudan et jusque parmi les peuplades du Sénégal et des côtes, qui les préfèrent de beaucoup aux étoffes européennes. Le long du fleuve, dans l’ombre bleue des grands arbres qui toujours marquent une ville ou un village, on voit installés les tisserands qui, doucement, font courir leur navette.

Niamina est gracieusement couchée au fond d’une anse de la rive gauche, et, du haut d’une falaise, tend gentiment au voyageur les grands bras blancs de ses murailles. La ville, entrecoupée de petits ravins d’où fut tiré le pisé de ses nombreuses demeures, est gaie et animée au possible. Elle a non pas un, mais plusieurs marchés, où s’échangent les produits du riche pays de Sarro. Non seulement il n’y a, dans ce
ségou.
centre important, ni fort, ni garnison. Il n’y reste même plus un seul Européen, bien que nous n’y ayons pris pied qu’en ces dernières années. Le gouvernement du pays et de la ville a été remis entre les mains d’un chef indigène qui dépend de Bammakou.

En revanche, Ségou, distante de deux jours et bâtie sur la rive droite, est fortement occupée, d’abord en tant qu’ancien boulevard de la domination toucouleur et capitale d’El Hadj Omar, et parce que sa garnison est destinée à veiller sur les pays du centre de la Boucle du Niger. À l’arrivée, vue du fleuve, elle apparaît très séduisante au fond d’un coude majestueux, avec ses murailles zigzaguant comme les plis d’un paravent, avec ses portes massives, et, à l’extrémité de sa silhouette, une masse toute en pointes qui, de loin, produit l’illusion d’un château-fort hérissé de tourelles.

C’est à la fantaisie du premier gouverneur français de la ville, un officier d’artillerie, qu’est dû cet édifice qui sert à la fois de logement au personnel européen, de magasin aux approvisionnements et munitions, et de perchoir à canons. L’architecte improvisé s’est inspiré des bizarres et vagues tentatives de style qui ornaient les demeures des rois Bambaras de
le fort de ségou : vue intérieure.
Ségou. Il paraît que la décoration par laquelle on s’était efforcé d’agrémenter les hautes et nues murailles qui faisaient ressembler ces palais à des prisons, avait été apportée jadis par des maçons venus de Dienné. L’ingéniosité d’un artilleur, alliée à la maçonnerie nègre, a produit, en somme, un monument des plus curieux : de près, avec sa forêt de pointes, il rappelle, à volonté, un porc-épic ou un grand orgue de cathédrale, fortement tuyauté. Pourquoi faut-il que cette construction soit des moins durables ? Hélas ! le pisé de ses murs est l’inconsistance même, et chaque année, à la saison des pluies, les pilastres s’en vont en déliquescence comme des pains de sucre. Trois fois, hélas ! Nos fils même ne pourront goûter l’amusement de cette curiosité.

La ville est populeuse, commerçante et très vivante, mais intérieurement elle ne tient pas ses extérieures promesses de séduction. Il est regrettable que l’on n’ait pas encore songé à y faire les grandes trouées et les plantations qui ont rendu Bammakou si plaisant. Le quartier des palais royaux où nous sommes installés est le seul intéressant. De ces palais nous n’avons guère laissé debout que les énormes murailles. L’intérieur a été démoli et adapté à nos goûts et besoins. C’est la carcasse du palais d’Ahmadou, le fils d’El Hadj Omar, qui a fourni à l’architecte-artilleur le gros œuvre de son monument. Quant à la demeure même du fameux conquérant nègre, à l’endroit où se prélassaient les noires beautés de son harem, poussent des carrés de salade, de choux et de radis, tandis que sur l’emplacement de son trésor s’élève le bureau des postes et télégraphes.

C’est d’ailleurs le dernier et le plus septentrional des quatorze bureaux qui sont éparpillés à travers le Soudan. Désormais nous ne trouverons plus que des postiers d’occasion, c’est-à-dire quelque sous-officier qui assurera militairement le départ et la distribution des lettres dans chaque ville occupée. Tous les quinze jours, arrive et repart un courrier de France qui est acheminé vers la côte de manière à atteindre Dakar la veille du jour où y touchent nos grands paquebots.
un bureau de poste (kita).
À travers les terres, ce courrier, renfermé dans des sacs imperméables, voyage au moyen de relais de porteurs à raison
arrivée du courrier (ségou).
de 60 kilomètres par Jour ; sur le Niger il est confié à des piroguiers. En outre, le Soudan est déjà pourvu de 3,000 kilomètres[2] de lignes télégraphiques : Ségou est le point extrême de celle qui va vers le nord. Il serait oiseux d’insister sur les précieux services que rend à la jeune colonie, au seul point de vue de la sécurité, le petit fil qui court ici non pas de poteau à poteau, mais au petit bonheur, d’arbre en arbre, à travers la brousse. Il n’est pas moins précieux comme instrument d’information publique, comme gazette. C’est là une innovation heureuse, et inappréciable en ces pays lointains où les journaux arrivent vieux de deux ou trois mois. Voici en quoi elle consiste : au Sénégal on reçoit de France, chaque jour, par le câble, en une vingtaine de mots, le résumé des événements. Cette dépêche est transmise
pirogue postale.
à Kayes. De la capitale du Soudan elle est retélégraphiée de bureau en bureau à travers le pays, et communiquée également, par lettre, aux postes qui n’ont pas de télégraphe. Ces nouvelles sommaires sont ensuite affichées à la porte des bureaux télégraphiques ou des forts, à la disposition de tous et sans frais, si bien que la colonie vit ainsi, au jour le jour, à l’unisson de la mère-patrie.

Sansanding, à douze heures de Ségou, par le Niger, est situé comme Niamina dans une anse et sur la rive gauche. Pas un soldat, pas un blanc, ici non plus. Néanmoins la ville et le pays ne sont pas gouvernés par un chef indigène. Après l’administration directe et le protectorat, nous trouvons une nouvelle forme de notre domination, et j’ajoute aussitôt : une des formes les plus intéressantes. L’initiative en revient au colonel Archinard. C’est le gouvernement des nègres qui ne sont pas encore entrés en contact avec la civilisation occidentale, par un nègre européanisé.
porteur d’un message urgent.

Parmi les sages institutions créées au Sénégal par Faidherbe, parmi celles qui nous ont déjà rendu les plus notables services, se trouve l’École des Otages de Saint-Louis. Là sont élevés les fils des rois, roitelets et grands chefs du pays sénégalais. Leur éducation se fait à l’européenne. En même temps que de notre civilisation, on les imprègne de nos idées. On leur fait partager le culte de la France, et aussi les espérances que nous fondons sur ces vastes pays de l’Occident africain.

Arrivés à l’âge d’homme, les uns secondent leur père, en attendant de lui succéder au gouvernement ; d’autres entrent dans quelque service sénégalais ou soudanais, civil ou militaire. Il en est qui parviennent au grade d’officier, tandis que leurs camarades remplissent les importantes fonctions d’interprètes ou sont utilisés dans l’administration, dans les télégraphes, etc.

Ainsi avait été élevé Mademba, fils d’un chef du Oualo, considérable par l’autorité politique et religieuse. Vers 1868, il était entré dans les Télégraphes. Puis, pendant vingt ans, il avait rendu à la cause de la pénétration française les plus dévoués services, ayant suivi, dans leurs étapes successives vers et le long du Niger, le colonel Borgnis-Desbordes comme le colonel Archinard. Ce dernier, après la prise de Ségou, pensa qu’il était temps de récompenser dignement un pareil serviteur, et il lui créa sur la rive gauche du fleuve un petit royaume avec Sansanding pour capitale.
l’entrée du palais de mademba.

Ce gouvernement des nègres du Niger, par un nègre du Sénégal façonné et affiné par nous, imprégné de notre manière de vivre et de penser, entièrement dévoué à nous et à nos idées, en un mot ce gouvernement d’un Français noir, est une heureuse trouvaille. C’est, au milieu de ces peuples soumis d’hier seulement, un enseignement vivant et quotidien ; un encouragement à se laisser façonner et affiner de même ; à devenir confiants et dévoués aussi. Et si l’on veut bien se souvenir des effectifs modestes avec lesquels nous occupons le Soudan, des moyens limités dont on dispose pour le faire progresser, on reconnaîtra qu’une pareille force morale est des plus précieuses.

Les commandants des postes et forts voisins ont-ils besoin de réunir des approvisionnements en céréales, de recruter des tirailleurs, de rassembler des porteurs, de s’assurer des agents de confiance ? Pour n’importe quel service ils peuvent compter sur Mademba autant que sur n’importe quel Européen. Tout blanc qui passe à Sansanding, que sa position soit importante ou minime, y trouve l’accueil d’un ami. N’a-t-on vu Mademba qu’une seule fois et fait-on appel à ses bons offices, il fera l’impossible pour vous obliger. Ce noir est à l’heure actuelle le petit Manteau-Bleu des Européens au Soudan. Ayant apprécié tous les bénéfices qu’il a lui-même tirés d’une éducation occidentale, quoique musulman, il fait élever ses deux fils aînés à l’européenne chez les frères des Écoles chrétiennes de Saint-Louis. Abonné à nos journaux, il se tient au courant de la politique et des choses de France, mais plus particulièrement du mouvement colonial, et dans son royaume fait de la colonisation pratique. Il commande à Paris des semences et tente des cultures nouvelles. Son jardin d’essai est sur les bords du Niger. J’y ai vu du blé, des pruniers, des pêchers, etc., en espérance. Les indigènes ont fort bien observé cette attitude et lui rendent hommage dans ce propos que j’ai souvent entendu : « Mademba n’est pas un nègre, c’est un toubab (Européen). » Non pour dire qu’il a renié sa race ou sa couleur, mais pour exprimer avec quelque fierté qu’un des leurs s’est élevé à la hauteur de ces Européens dont les progrès causent leurs incessants étonnements. De son côté, l’Européen ratifie ce jugement, et à sa manière : il ne tutoie pas Mademba, ainsi que le veut le langage même des noirs, et, pour tout, le traite comme un blanc.

Ai-je besoin de dire que j’ai passé à la cour du roi ou, selon le mot du pays, du Fama Mademba, des heures bien intéressantes que je voudrais faire partager ? Il y règne le plus curieux et le plus amusant mélange de mœurs européennes et indigènes. À celles-ci, Mademba a emprunté les vastes installations des monarques nègres. Sa résidence est formée
une cour.
par une succession de grandes cours, que coupent de nombreux bâtiments, le tout dans une enceinte de murailles. Cela tient à la fois : de la ferme, de la caserne, de la maison de commerce et du palais, comme les demeures des rois d’Homère. Pour gagner la dernière cour où se confine le monarque, on croise des groupes de chevaux, de femmes, de moutons, d’enfants, de poules et de canards, des groupes de serviteurs les uns armés, les autres mesurant le riz ou du mil, marchandant du sel en barres, du tabac, des noix de kola. Puis dans les appartements même de Mademba, à côté des peaux de bœuf ou de panthère étalées par terre pour l’accroupissement des audiences indigènes, on trouve des tables et des chaises confortables, des livres, des plumes, de l’encre, des bougeoirs, des lampes, des pendules, que sais-je ! mille objets européens peu intéressants en eux-mêmes, mais qui deviennent remarquables dès qu’on les trouve sous un toit nègre.

Mademba a gardé la foi de ses pères, nombre de ses sujets pratiquant l’Islam. Il en observe volontiers la polygamie, mais non toutes les autres pratiques. Vers la fin du jour, tandis que sous ses yeux vigilants les poulinières et poulains ramenés des pâturages dévoraient leur ration de mil, tandis que, causant et assis à côté de lui, je coupais mon verre d’eau de quelques gouttes d’absinthe ou d’amer dont il m’avait fait servir les flacons, il jetait de mélancoliques regards sur son verre « non souillé ». Cependant l’assistance était nombreuse. Plein de tact, il avait souci de ne la point scandaliser et s’en tenait à l’eau pure. Il ne tardait pas à se prosterner longuement dans la prière que le bon musulman doit dire à l’heure du soleil couchant. Bientôt nous nous trouvions en tête-à-tête, au dîner, entourés maintenant de serviteurs intimes, des Sénégaliens comme leur maître. Et alors, dans l’un et l’autre verre coulait le vin rouge ou le champagne des caves royales, sans oublier la chartreuse finale. Au surplus, le repas était apprêté à l’européenne, et les assiettes et couverts changés à chaque service — un petit luxe que je n’ai pas toujours trouvé à la table des blancs au Soudan.

En retour, la garde-robe du roi était restée couleur locale. Il s’était gardé de s’affubler du costume européen, mais avait adopté un fez rouge et un long manteau de la forme d’une chape de chanoine, vert, largement soutaché d’or et constellé de décorations diverses, parmi lesquelles la Légion d’honneur. J’avoue qu’il pouvait, un peu, avoir l’air d’un roi de théâtre et sembler sortir d’un magasin d’accessoires. Au moins ne jurait-il pas dans l’ensemble ambiant, tandis qu’il eût paru ridicule en redingote ou en veston.

Connaissant les multiples idiomes indigènes, ayant parcouru le Soudan depuis de si longues années, observateur et doué d’un jugement suffisant, d’autre part, s’exprimant en français avec une parfaite aisance, Mademba fut pour moi une précieuse mine de renseignements. Il me conta l’ancienne splendeur de Sansanding, et aussi les causes de sa décadence. Il me retraça son héroïque résistance contre les bandes dévastatrices des Toucouleurs ; comment on procédait maintenant à un lent relèvement. L’explication de bien des choses me vint ainsi, surtout celle de la rapide soumission de la vallée du Niger ; de sa pacification surprenante avec de faibles effectifs ; de la sécurité d’Européens totalement isolés comme les deux artilleurs de Toulimandio.

Pour me renseigner de source, Mademba manda auprès de lui le chef de la ville, un long vieillard desséché et blanchi par l’âge, dont toute l’énergie avait reflué vers les yeux.
le fama mademba.
Bossissé était son nom. Il appartenait à une famille ancienne et très riche autrefois. Il y a cent ans son aïeul était le plus puissant armateur de Sansanding ; la plupart des pirogues qui se rendaient à Tombouctou lui appartenaient, et ses captifs se chiffraient par centaines. Ces détails et cette famille ne peuvent nous laisser indifférents : Mungo-Park, le premier Européen qui navigua sur le Niger, fut son hôte en 1805 et les descendants ont conservé du hardi explorateur un souvenir précis que nous aurons l’occasion de rapporter plus tard. Et Bossissé me dit :

« Tu as vu notre ville délabrée, la moitié des maisons écroulées et désertes, l’autre moitié en ruines. Tu as vu notre pauvre mosquée. Quand tu seras revenu au pays de tes pères, tu diras : j’ai vu Sansanding, c’est une ville pauvre, une ville de rien. Et pourtant, non, tu n’as pas vu notre ville ; le Fama non plus ne l’a pas vue. Ma barbe et mes cheveux blancs, seuls, l’ont vue. Ils étaient noirs alors. Dans ce temps-là, la ville était gaie, bien bâtie, avec beaucoup de marchés et des habitants pleins de contentement, parés de belles étoffes et de riches vêtements arabes que nos pirogues rapportaient de Tombouctou avec beaucoup d’autres choses précieuses et agréables. Tout changea subitement, il y a quarante ans. Dieu l’a voulu ainsi ! Des hommes sont venus du sud, affamés et sanguinaires comme l’hyène qui déterre les cadavres. El Hadj Omar les menait. De l’ouest, il les avait conduits vers notre grand fleuve, leur disant : « Le Djoliba prend sa source à La Mecque ; le voir c’est faire un pèlerinage à la Ville Sainte. Ceux qui s’y seront baignés iront au Paradis. » Nous étions de bons musulmans ici. Ils nous ont néanmoins fait la guerre parce qu’ils nous savaient riches. Longtemps nous avons combattu et gagné. Puis Sansanding fut pris et dévasté. La plupart des gens quittèrent le pays. Mes amis voulurent aussi m’entraîner au loin. Je leur dis : Je veux mourir où mon père est mort. Une vie de désolation commença. Pour tout bien, la plupart des habitants n’avaient plus que leurs deux oreilles. Les champs n’étaient plus cultivés. Le pays redevint comme la brousse, et se peupla de fauves. Au crépuscule, l’hyène se glissait Jusque devant nos maisons et enlevait nos enfants.

« Alors les Français sont venus et ont cassé Ségou et les Toucouleurs. Avec eux la joie a reparu parmi nous. La paix règne partout. Celui qui fait le mal est certain d’être puni par vous. On peut cultiver les champs, car on est assuré que la moisson ne sera pas volée. Chacun circule au loin et sans crainte. Un gamin, s’il sait son chemin, peut aller seul sur les routes. Les marchands couchent en pleine brousse, loin de tout secours. La sécurité est complète. Tandis qu’autrefois, on n’osait même pas s’aventurer hors la ville : rencontrait-on plus fort que soi, il vous empoignait et vous emmenait comme esclave. De même un village faible était à la merci d’un village puissant. Aujourd’hui tout le monde est égal et heureux. L’un ne peut faire tort à l’autre, fût-ce d’un coquillage.

« C’est aux blancs que nous devons tout cela. Demandes-tu encore si nous sommes contents de leur présence, et pourquoi nous nous en réjouissons ? Comprends-tu maintenant que le pays se soit facilement soumis à vous et reste tranquille ? »

V

DIENNÉ

Devant le village de Kouakourou nous avons abandonné le Niger pour un de ces canaux naturels qui vont porter au loin la fertilité par l’inondation. Entre ses bords plus resserrés, entre ses rives moins propices aux ébats des grandes brises rafraîchissantes, il nous semble, alors, avoir abandonné le large d’un océan pour l’intérieur des terres.

Et comme la douzième heure approchait depuis que nous naviguions loin du grand fleuve, tout à coup les Bosos, debout à l’avant de notre barque, cessèrent de pousser leurs perches de bambou. Réfugié à l’ombre sous ma voûte de chaume, leurs silhouettes me cachaient l’horizon. Je voyais l’eau seulement et la berge surélevée, et, ne pouvant m’expliquer leur immobilité ni leur inaction, je m’apprêtais à les morigéner. À mon appel ils se retournèrent bouche bée, et, sans parler, du bras montrèrent devant nous quelque chose qui m’échappait. Puis, d’une voix à peine perceptible, sous l’empire d’une émotion, ils murmurèrent : Dieuné !

Pour la première fois ils faisaient ce voyage. Ce qui les bouleversait, c’était l’apparition d’une ville inattendue, telle qu’ils n’en avaient jamais vue, eux qui cependant connaissaient de grandes villes comme Ségou, Niamina, Sansanding. Il y avait une chose que je n’avais jamais vue moi non plus (et que je ne revis jamais plus) : un nègre étonné et ému, non de quelque invention européenne, mais d’un spectacle de son propre pays ! Je me précipitai à l’avant. Et, à mon tour, je demeurai étonné : c’était la première fois aussi qu’en ces pays une surprise me venait d’une œuvre des hommes.

Les sites curieux ou jolis ne m’avaient pas fait défaut le long de ma route. Toutefois, quelque chose manquait à l’œil comme à l’esprit du civilisé. Rien n’évoquait le génie humain. Pas de trace d’une civilisation. Quoi qu’on ait dit des mutilations et des sacrilèges que souvent la main de l’homme a fait subir aux chefs-d’œuvre de la nature, il faut bien avouer qu’on trouve ceux-ci incomplets lorsque, trop longtemps ; on est condamné à ne voir qu’eux uniquement. La vallée de la Loire en sa seule robe estivale serait assurément un beau spectacle. Mais, sertissant ces pierres précieuses qui s’appellent Amboise, Tours, Chambord, Chenonceaux, de beau, le spectacle n’est-il pas devenu merveilleux ?

Le joyau de la vallée du Niger, c’est Dienné.

Perché à mon tour sur l’avant, entre les Bosos émus, voici le tableau qui se grava dans ma mémoire :

La plaine vaste, sans le moindre accident, infiniment plate, sans village, sans autre trace humaine ; de loin en loin, seulement un arbre, plaquant d’une tache sombre l’immensité vert-jaune.

Au milieu de cette solitude se détache un anneau d’eau, et là, surélevée, dominatrice comme le panache du palmier parmi les sables, une longue masse de hautes et régulières murailles se dresse sur des berges hautes déjà et presque aussi droites que les murailles mêmes. Enfin, couronnant celles-ci, une forêt de saillants : toits en terrasse, palmiers, pignons, arbres en dômes, étages — toute une vice touffue, concentrée, organisée, déborde, s’élance du haut de cet îlot, vous salue, vous sourit…

C’est l’heure du soleil déclinant. Les grands éclats de l’incandescence des tropiques, par de violents contrastes de lumière et d’ombre, rehaussent encore le tableau. Vu ainsi, de ce point, à cette heure, il est impressionnant au possible, et je comprends toute l’émotion de mes Bosos. Éclairée par derrière, toute la haute et profonde masse de la ville est obscure,
dienné : coin de ville.
tandis qu’à droite et à gauche la plaine et l’immensité flamboient. Dienné se découpe sur ce fond lumineux de ciel et de terre sans transition, sans trait d’union, comme son faisceau de vie se détache sur la solitude ambiante sans faubourg, sans une case même. Il semble que tout ce qu’il y a de vivant dans l’espace se soit réfugié sur cette île-montagne qui plane au loin forte, protectrice, majestueuse.

Tandis que ma barque s’approche en ce canal qui débouche à angle droit vers le milieu de la ville, berges et murailles semblent surgir encore plus grandes de leur ceinture d’eau. À leur pied, on distingue maintenant un port où dorment de grandes embarcations ne ressemblant en rien aux habituelles pirogues, de dimensions grandes et inconnues — comme la cité qui les abrite.

Dès que l’on a escaladé les berges et franchi les murailles, la surprise première prend une forme définitive : l’esprit subit une réelle déroute, de plus en plus désorienté par la nouveauté et l’étrangeté de la ville intérieure aussi.
les grandes embarcations du dienné.
Véritablement, on se demande où l’on est. L’ange d’Habacuc vous aurait-il instantanément transporté à mille lieues du Soudan ? Car ce n’est pas au pays des huttes éternellement semblables en leur simplicité enfantine, que l’on peut s’attendre, tout à coup au spectacle d’une vraie ville.

Oui, une ville, au sens européen du mot, et non plus ces agglomérations désordonnées de cases qu’en ces pays nous désignons sous ce nom, lorsqu’elles sont en grand nombre.

Voici des maisons véritables et non ces abris primitifs, rez-de-chaussée de murs en carré ou en rond, couronnés de toitures plates ou en entonnoir renversé.

Voici des rues, et non ces semis de demeures qui s’en vont à la débandade, groupées au petit bonheur, et à travers lesquelles on circule par un petit sentier qui serpente plus que le serpent le plus serpentant.

Qu’est-ce, ces rues parfaitement alignées et larges, ces maisons à plusieurs étages, deux en général, et parfois l’esquisse du troisième ; et leurs façades de style, — d’un style qui tout de suite accroche l’œil ? Toute la ville se présente de même, une ville qui semble immense, depuis des mois que l’œil est
maison de dienné.
déshabitué des grands centres européens. L’apparition est si inattendue en plein pays nègre, si étonnante en pleine barbarie, que cette question se dresse aussitôt : D’où vient cet ensemble de vie inconnue ? quelle est cette civilisation qui s’est affirmée assez intense pour marquer son œuvre au grand jour, pour l’empreindre d’un sceau public — d’un style ?

On pense naturellement à quelque reflet de la civilisation des Khalifes. Les pays arabes sont les plus proches des vallées nigritiennes. L’Islamisme y est répandu. Il semble logique que les croyances aient amené à leur suite l’art musulman. Néanmoins, il n’a rien d’arabe, ce style !

Dans aucune des maisons anciennes ou récentes, il n’est possible de trouver trace même de cette coupole aussi caractéristique que banale en Égypte, en Syrie, comme en Algérie. Les lignes massives et simples des demeures de Dienné n’ont rien de commun avec les sveltes palais du Caire et de Damas, non plus qu’avec les chefs-d’œuvre compliqués et délicats de Cordoue, Grenade et Séville.

Il n’est pas byzantin, ce style, ni grec, ni romain. Encore moins gothique ou d’allure occidentale : les traces de civilisation européenne ont été décroissant de la côte au Niger.

Et cependant, voici que me réapparaissent à la mémoire des silhouettes lourdes, majestueuses, assez semblables. Le souvenir m’en vient de bien loin d’ici, de l’autre extrémité de l’Afrique. Leur cadre est le bord d’un fleuve aussi, grand et aux eaux vastes comme le Niger. Mais aucune idée de vie ne s’associe à cette évocation. C’étaient des villes mortes ou des villes de morts qu’il décorait, là-bas, ce même style ; c’est dans les défuntes cités des Pharaons et dans leurs hypogées, c’est dans la vallée du Nil, c’est dans les ruines de l’Égypte ancienne, que je l’ai vu déjà.

Comment est-il parvenu ici à travers des siècles aussi lointains ? Comment orne-t-il encore aujourd’hui une ville encore vivante ? Qu’est-ce que cette colonie égyptienne dont personne n’a signalé l’existence jusqu’à ce jour ?

Il me fallait la clef de cette énigme. J’interrompis donc mon voyage, bien décidé à ne le reprendre qu’après l’avoir résolue. Ce furent alors de longues causeries avec le chef, les notables et les marabouts (savants et prêtres musulmans) de la ville. Aux traditions orales nombreuses vinrent s’ajouter des documents écrits, de langue arabe. J’eus surtout la bonne fortune de trouver un exemplaire complet du Tarik é Soudân, la grande chronique des pays du Niger, convoitée depuis longtemps par les orientalistes. Il me fut possible de compléter et d’éclairer nombre de ses feuillets par les récits transmis de père en fils. Peu à peu le mystère se dévoila. Et je puis dire maintenant comment l’antique Égypte, mère de toutes nos civilisations occidentales, a fait pénétrer aussi sa bienfaisante influence jusqu’au cœur des pays nègres ; par qui elle fut répandue, et comment a pu parvenir jusqu’à nous, à tel point perceptible, ce reflet de la civilisation égyptienne, ce crépuscule, qui, pour le curieux des choses d’antan, a tous les charmes, renferme toutes les émotions qu’éveillent les crépuscules courts, mais si colorés, de ces régions tropicales.

VI

LES FONDATEURS DE DIENNÉ

En venant de la côte, l’Européen a successivement traversé des peuples déjà connus de l’ethnographe. Ce sont les races nègres aborigènes de l’occident africain : Cerères, Ouolofs, Khassonkès, Soussous, Bambaras, etc. Confusément mêlés, plus ou moins lippus, crépus et écrasés de nez, plus ou moins barbares, qu’importe !

À Dienné, pour la première fois, le voyageur se trouve en face d’une nouvelle unité ethnographique : les Songhoïs, et non Sonrhaïs, ainsi que disent parfois les Européens ; le mot, défiguré de la sorte, n’est pas compris de l’indigène.

Il y a quarante ans encore, leur nom ne nous était parvenu qu’une seule fois depuis que le monde se préoccupe de l’Afrique intérieure. Seul de tous les géographes anciens, arabes ou autres, Léon l’Africain le prononce. Il consacre à ceux qui le portent un passage unique de… deux lignes. Depuis, Barth, le grand voyageur allemand, en a parlé, et plus longuement. Mais ses dires pèchent par l’erreur de leur base : ne compte-t-il pas les Songhoïs parmi les aborigènes du Soudan occidental ?

Tout autre est la tradition en pays songhoï. Chaque fois que j’ai interrogé un homme de cette race, il n’a pas manqué de me dire d’abord que ses ancêtres n’étaient pas originaires des pays nigritiens.

Puis, lui demandant d’où venaient ses pères, c’était invariablement la même scène. Un branle-bas se faisait dans les blancheurs largement drapées qui servaient de vêtement au document humain. Le bras droit se levait. Et bientôt on voyait, émergeant noire des blanches draperies, une main pointer vers le ciel et, sans hésitation, indiquer la direction des aurores pourprées.

PANORAMA

Après les documents humains, interrogeons les documents écrits. Parmi les manuscrits historiques que nous avons recueillis au cours de notre voyage, un seul parle des origines des Songhoïs. C’est le Tarik. Il importe de lire le passage avec attention ; quoique très concis, il renferme de précieuses indications :

« Le premier roi songhoï s’appelle Dialliaman. Son nom vient de la phrase arabe dia min el Jemen, c’est-à-dire, il est venu de l’Yemen.

« Dialliaman, raconte-t-on, quitta l’Yemen avec son frère. Ils voyagèrent dans la terre de Dieu jusqu’au jour où le destin les fit parvenir dans la terre de Kokia.

« Kokia était une ville des Songhoïs située sur les bords d’un fleuve et très ancienne. Elle existait déjà du temps des Pharaons. Il est dit que l’un d’eux, pendant sa dispute avec Moïse, en fit venir les magiciens qu’il opposa au Prophète.

« Les deux frères atteignirent la ville dans une détresse si grande qu’à peine ils avaient figure humaine. Leur peau était craquelée par la chaleur et la poussière ; ils étaient presque nus. Ayant demandé l’hospitalité aux habitants, ceux-ci les interrogèrent sur leur pays d’origine. « Nous venons de l’Yemen », dirent-ils. On oublia leur nom pour ne plus leur donner que le surnom de : « Venu de l’Yemen », qui par abréviation est devenu Dialliaman.

DE DIENNÉ.

« Dialliaman l’aîné se fixa à Kokia. Le dieu des Songhoïs était un poisson qui leur apparaissait à des époques déterminées au-dessus des eaux du fleuve et portait un anneau d’or dans le nez. Alors ils s’assemblaient, adoraient le poisson, en recevaient des ordres et des défenses, puis se conformaient à ces oracles.

« Avec les gens de Kokia, Dialliaman assista à ce spectacle. Ayant reconnu qu’ils étaient dans une erreur évidente, il cacha dans son cœur l’intention de tuer cette fausse divinité et Dieu l’aida dans son dessein. Un jour, en présence de tout le peuple, il frappa le poisson de sa lance et le tua.

MAISONS DE DIENNÉ.

« Alors la foule le proclama roi. »

Nous apprenons ainsi que les Songhoïs avaient en ce temps-là (que nous déterminerons plus tard) pour capitale une ville très ancienne appelée Kokia et située près d’un fleuve. Qu’est-ce cette ville que Barth chercha et qu’il prétend placée sur les rives du Niger Oriental, mais qu’il ne put jamais trouver ?

Recourons de nouveau aux traditions orales. Le Tarik en mains, j’interroge les Songhoïs. « Kokia était une ville
dienné : une rue.
très loin, très loin dans l’Est derrière Gaô », disent-ils unanimement. Et par deux fois, des marabouts ajoutèrent « Une ville du pays de Misr ». Or, au Soudan, le pays de Misr, c’est la vallée du Nil, c’est l’Égypte, le nom venant de Misra qui signifie : Le Caire.

Quel fleuve voyons-nous sur les cartes, à l’est de Gaô ? Aucun, grand ou petit, sinon le Nil. C’est donc sur ses bords uniquement que pouvait s’élever Kokia « située près d’un grand fleuve ». Dès lors on s’explique aisément que l’auteur, pour indiquer l’ancienneté de la ville, ait dit qu’ « elle existait déjà du temps des Pharaons », et que l’un d’eux en « ait fait venir des magiciens pour les opposer à Moïse ». Il est probable que c’est d’un pays proche et vassal de l’Égypte qu’il dut les appeler.

D’autre part, l’Yemen est voisin de la vallée du Nil. L’arrivée de Dialliaman à Kokia[3] est assez naturelle : l’état dans lequel on nous le dépeint à son entrée dans la ville se conçoit, après la traversée du désert qui sépare le Nil de la mer Rouge.

Ferai-je observer encore que le culte du poisson-dieu est éminemment égyptien ? Entre autres dieux, les peuples des Pharaons adoraient des animaux, et, parmi eux, un poisson du Nil leur représentait la déesse Hathor. Les Songhoïs reconnaissant pour dieu un être animé, avaient donc des idées religieuses toutes différentes de celles des autres peuples nègres. Ceux-ci sont fétichistes, en effet, et adorent des objets inanimés : pierres, arbres ou autres.

Il nous faut établir maintenant à quelle époque et comment le peuple songhoï passa des rives du Nil sur celles du Niger. Cette reconstitution de son exode est moins aisée que la démonstration de son origine égyptienne. Voici la version qui nous semble plausible :

L’émigration dut commencer vers le milieu du viie siècle, car 150 ans après l’Hégire (en l’an 765 environ de notre ère) les émigrants fondent Dienné, et Dienné est le point extrême de leur invasion vers l’Ouest. Cent à cent vingt années sont un temps normal pour comprendre, et les années d’émigration, et les années nécessaires à l’occupation complète des pays qui formeront désormais la patrie songhoï.

Au viie siècle, précisément, l’Égypte subit une secousse propre à justifier un exode. Tranquille depuis la conquête romaine, elle est tout à coup brutalisée par les lieutenants des premiers khalifes qui jettent les bases de l’empire arabe. Les riches pays du Nil éblouissent les conquérants. L’enthousiaste description qu’Amrou en fit au khalife Omar le témoigne. La curée des faméliques Arabes fut magnifique. L’émotion des vaincus dut être en proportion de l’enthousiasme des vainqueurs : Basse, Moyenne, Haute, toutes les Égyptes furent ébranlées vers l’an 640. Plus que d’autres, les Songhoïs eurent-ils à souffrir de l’invasion ? Ne voulurent-ils pas embrasser l’Islam ? C’est ce que ne m’ont pas dit mes savants amis les marabouts, car ils sont les représentants officiels du mahométisme ! Mes manuscrits historiques sont également muets sur ce point. Ceux qui les rédigèrent il y a trois siècles, étaient des marabouts aussi : les mêmes raisons causent ce double silence. Au reste, les habituels procédés des conquérants arabes, leur brutalité et leur cupidité suffisent largement à expliquer la fuite de populations aussi paisibles et laborieuses que se montrent aujourd’hui encore les Songhoïs.

Dialliaman fut-il le promoteur de l’émigration ? Ce rôle cadre avec le portrait que le Tarik nous a laissé de cet aventurier, qui s’élève à la royauté dans un pays où il est arrivé misérable et nu. Sa première patrie était l’Yemen où venait de naître et de s’affirmer la religion de Mahomet. Peut-être y a-t-il eu maille à partir avec les premiers disciples du Prophète ; peut-être a-t-il quitté l’Arabie justement pour échapper aux violences de leur propagande. Voilà qu’il se retrouve en face d’eux dans sa patrie d’adoption. Il se décide naturellement à un nouvel exil, plus lointain de beaucoup, et non plus en compagnie de son frère seulement, mais entraînant tout son peuple. Quoi qu’il en soit, Dialliaman, voyageur, entreprenant, audacieux et ambitieux comme nous l’a montré l’histoire ; Dialliaman qui, en véritable Arabe qu’il est, change facilement de patrie, paraît tout à fait propre à entraîner à la recherche d’une patrie nouvelle les Songhoïs que de terribles conquérants menacent dans leurs foyers.

La route que prirent les émigrants nilotiques longe d’abord le sud du désert Libyque, puis passe par Agadès, au nord du lac Tchad pour aboutir au Niger, et déboucher aux environs de Gaô. Ils ont suivi la bordure du désert où ils pouvaient en même temps se ravitailler et passer facilement, les populations peu denses aux abords des sables n’entravant point leur marche.

Plusieurs indices viennent à l’appui de cet itinéraire. À Agadès se parle une langue analogue au songhoï. Entre le Tchad et le Niger, sur la limite du désert, les populations sont songhoïs. Et l’on retrouvera sans doute d’analogues traces linguistiques et ethnographiques entre le Tchad et le Nil, le jour où ces contrées seront mieux connues.

Enfin, près de Gaô[4] que nous avons désigné comme débouché des émigrants sur le Niger, dans le pays de Bourroum, une tradition locale rapporte l’arrivée en ces lieux d’un Pharaon d’Égypte : il ne s’agit probablement de personne autre que de Dialliaman ou du chef de l’émigration songhoï.

Avant de poursuivre le développement de la nouvelle patrie des Songhoïs, il ne me semble pas superflu d’appuyer leur origine égyptienne sur quelques arguments complémentaires non moins décisifs. Aussi bien le grand nom de Barth, avec qui Je me trouve ici et ailleurs en contradiction, me semble commander cette digression.


carte de l’émigration songhoï.

Les récits mêmes de l’illustre voyageur nous apportent des confirmations. À mainte reprise il relève en pays songhoï — et en pays songhoï uniquement — des traces égyptiennes. Il reconnaît que « les Songhoïs semblent avoir été civilisés par l’Égypte, et furent avec elle en relations suivies, ainsi que le montrent beaucoup de faits intéressants. « Qu’eût-il conclu, dès lors, s’il avait visité Dienné et connu le caractère de ses architectures : et si, pour se renseigner, il avait eu la possibilité de faire appel à l’intelligence et à la science de purs Songhoïs et non à des étrangers, aux Kountas, ses hôtes de Tombouctou, qui étaient des Arabes, nouveaux venus au Niger ?

Il ne croit donc qu’aux influences de l’Égypte, non à un apport direct, et laisse croire que les traces de civilisation pharaoniennes sont venues par le canal de la religion musulmane ! Or, au moment où l’islamisme parvint au Soudan — au xie siècle — par la voie de l’Égypte certes, la civilisation des khalifes avait détrôné depuis quatre cents ans la civilisation des Pharaons sur les rives du Nil. Il est de toute impossibilité que les apôtres du nouveau culte, si exclusif, aient apporté et implanté les mœurs ou le style de l’ancienne Égypte, et non de l’Égypte contemporaine, de l’Égypte arabe, alors en plein épanouissement.

Il faut donc que l’apport égyptien ait été antérieur à l’apparition de l’Islam. L’intensité des relations entre les vallées du Nil et du Niger, malgré l’énorme distance qui les sépare, indique d’autre part un apport direct. Le courant qui va de l’Égypte au Soudan, si violent et si persistant Jusqu’au xvie siècle, représente autre chose qu’une simple voie commerciale : il trahit la route d’un exode. Longtemps l’influence et le commerce du Maroc et de l’Algérie, très proches relativement, sont primés au Soudan par l’Égypte lointaine. Nous en trouvons d’indéniables preuves chez les anciens géographes arabes. Ibn Batouta, un marocain qui visita les pays du Niger vers 1352, relate qu’à Oualata « la majeure partie des habitants porte de beaux habits d’Égypte ». Et Oualata est à deux mois seulement du Maroc, tandis que la vallée du Nil est éloignée de huit mois.

Pour rompre la forte et traditionnelle poussée de l’Égypte vers le Niger et établir la prépondérance des pays du nord de l’Afrique, il ne faudra rien moins que l’occupation du Soudan par les troupes marocaines en 1592.

D’ailleurs les Songhoïs fournissent par eux-mêmes la preuve qu’ils furent jadis étrangers au milieu dans lequel ils vivent actuellement. Leur langue est totalement différente des multiples dialectes soudanais, et ses racines sont celles des dialectes nilotiques. De même le type des Songhoïs n’a rien de commun avec celui des nègres de l’Afrique occidentale.


une rue de diennée.

Un Songhoï se reconnaît à première vue au milieu du groupe de nègres le plus bariolé. Il est cependant noir comme les autres, mais son masque porte des lignes rien moins que conformes aux caractéristiques de la race nègre. Qu’on en juge. Le nez est droit, long, en pointe plutôt qu’aplati ; les lèvres sont assez fines et allongées, plutôt que proéminentes et épatées ; les yeux n’affleurent pas, mais se plantent profondément dans l’orbite. À vue d’œil, l’angle facial est sensiblement le même que celui de l’Européen. On est frappé de sa physionomie et de son regard, particulièrement intelligents. Au surplus, il est de stature grande, bien fait et élancé.

Chez les enfants de six à dix ans ces particularités sont plus saillantes encore. Leur peau ne paraît pas profondément noire comme celle des autres négrillons. La régularité des traits est plus remarquable que chez les adultes. Souvent à Dienné je me suis arrêté au milieu d’un groupe de gamins, ravi par leur rare joliesse. Il me semblait voir des enfants, non de la race de Cham, mais de la race de Sem, très fortement bronzés seulement !

Bref le Songhoï évoque chez moi, qui ai vu à loisir l’un et l’autre, le Nubien plutôt que le nègre de l’Afrique occidentale. L’ethnographie nous permet donc de préciser dans la vallée du Nil, le point de départ de l’émigration.

C’est au sud de l’île de Philae que nous retrouvons des hommes de race semblable. L’ancienne Égypte a laissé là de fortes empreintes. Sur la rive gauche du fleuve, elle avait échelonné une magnifique théorie de ses monuments les plus caractéristiques. Rien d’étonnant dès lors que les habitants aient été assez fortement imprégnés du style égyptien pour en conserver la vision jusqu’au terme de leur exode.

Ce terme, nous l’avons vu, fut Gaô. Quittant un pays aux eaux nombreuses, tel que la Nubie, les émigrants, avant de se fixer, cherchèrent une contrée leur rappelant le pays natal par d’analogues conformations physiques. Moins dans la préoccupation d’un pieux souvenir, car chez les peuples l’idée de patrie est de toutes la plus tardive, mais dans le but d’y vivre selon leurs mœurs et coutumes, ainsi que d’utiliser leurs aptitudes spéciales. Longtemps ils ne trouvèrent sur leur route aucune contrée propice : beaucoup de sables et peu d’eau, ce n’était pas leur affaire. Il est donc naturel qu’ils ne se soient pas fixés en masse entre le Nil et le Niger.

À Gaô ils retrouvèrent un fleuve aux vastes eaux comme celui qu’ils avaient quitté, se comportant de même, fertilisant les terres par ses crues et décrues. Ils purent reprendre leurs habituels procédés de travail et de culture. Comme Barth arrivant en cette contrée, ils furent sans doute charmés par la belle végétation retrouvée, par les dattiers, les sycomores, les tamariniers accoutumés. Et leur capitale s’éleva à Gaô où, pour la première fois, ils avaient pu songer au repos définitif, où s’était réalisée l’espérance de foyers nouveaux.

Puis ils firent leur la moitié de la vallée du Niger. Ils trouvèrent là une population aborigène faible et patiente, de la pâte à conquête, les Habéis. Ils sont si craintifs que même
le songhoï primitif.
pour aller aux champs, autour de leurs villages, ils emportent arcs et flèches, préférant toutefois se sauver quand il s’agit de s’en servir ! Aussi la race a-t-elle presque disparu aujourd’hui. L’occupation fut donc aisée. En 765 ils fondent Dienné qui est, à l’ouest, la terre songhoï la plus avancée, comme la marche de l’empire. On en peut donc conclure que celui-ci a atteint vers la fin du viiie siècle son étendue normale qui est : à l’est de Gaô les pays jusqu’à la hauteur du lac Tchad, et dans la vallée du Niger, la partie de la boucle qui s’étend au-dessus d’une ligne allant de Dienné à Say.

Les limites du Songhoï sont au nord le Sahara, à l’ouest l’empire des Mali, au sud le pays des Bambaras, le Mossi et le Sokoto ; à l’ouest les régions vagues entre Agadès et le Tchad.



VII

L’EMPIRE SONGHOÏ.

Pour savoir quel est l’avenir de nos
possessions africaines et connaître les
conditions véritables de leur prospérité,
il ne suffit pas de s’enquérir du présent.
Le passé a aussi le droit d’être entendu.

Gaston Boissier, (l’Afrique romaine).

Reprenons maintenant le rapide aperçu de l’histoire des Songhoïs et de leur empire qui, pendant près de mille ans, a tenu une place si considérable au Soudan, avec des heures de gloire extrême.

Il eut trois dynasties : les Dias, les Sunni et les Askia.

Les rois de la dynastie Dia empruntent le préfixe de leur nom à Dialliaman. Les annales soudanaises ne disent point comment ils employèrent les six cents ans de leur règne (700 à 1355). Nous savons seulement qu’ils se succédèrent au nombre de trente et un[5], et que Dia Koussaï le seizième roi, qui régnait vers l’an mil de notre ère, se convertit à l’islamisme en 1010, et que depuis lors tous les princes songhoïs sont musulmans.

Sous le règne de Dia Siboi, l’empire songhoï subit une première crise : il devient vassal de son voisin de l’ouest, le royaume de Mali, alors à l’apogée de sa puissance (1326) ; en outre une armée de Mossi traverse la Boucle pour aller piller Tombouctou et sépare à ce moment Dienné des autres pays songhoïs (1329).

Dia Siboï avait deux fils Ali Kolon et Suliman Naré. Le roi de Mali Kounkour-Moussa exigea que son vassal les envoyât à sa cour.

« C’était, et c’est encore la coutume au Soudan de faire servir le maître par les enfants des vassaux, dit le Tarik. Parfois, après avoir servi, ils retournaient dans leur pays ; parfois ils demeuraient en servage jusqu’à la fin de leurs jours.

« Kounkour-Moussa retint longtemps les Jeunes princes songhoïs. Cependant Ali Kolon voyageait de temps à autre à travers les États de Mali, sous prétexte de commerce, et pour augmenter ses revenus. C’était un garçon très intelligent, plein de prudence et de réflexion, débrouillard au surplus. Dans chacun de ses voyages il poussait plus au loin, et apprit ainsi à connaître les routes du pays, surtout celles qui menaient vers le Songhoï. Alors il décida dans son cœur de rentrer dans sa patrie, et à cet effet fit provision d’armes et de vivres qu’il cacha le long de la route qu’il comptait suivre. Ayant fait part de son secret à son frère, ils entraînèrent leurs chevaux à la fatigue et les nourrirent fortement. Un beau jour ils partirent. Dès que le roi de Mali connut leur fuite, il ordonna de les poursuivre et de les tuer. Ils furent rejoints, en effet, mais se défendirent si bien qu’ils purent atteindre le Songhoï.

« Ali Kolon fut proclamé roi et on l’appela Sunni, le libérateur. »

Telle est l’histoire du fondateur de la deuxième dynastie qui règne de 1355 à 1492 et compte dix-huit rois[6].

Affranchi de la domination du Mali par Ali Kolon, le Songhoï reprend l’existence paisible qu’il paraît avoir menée dans les siècles précédents. La chronique dit en effet : « Les Sunni, à l’exception de leurs deux derniers représentants, s’en tinrent au patrimoine national, et leurs États se composaient des habituels pays songhoïs. »

Avec Sunni Ali (1464-1493) l’histoire prend une subite ampleur. Nous allons voir maintenant le Songhoï sortir de ses limites premières, le nord de la boucle et l’est du Niger occidental, et se développer en un empire d’une étendue telle que n’en vit jamais l’Afrique occidentale.

Sunni Ali est un soldat seulement, et un vrai soldat nègre, qui marche de conquête en conquête, absorbant toute la population dans la guerre, lui-même absorbé uniquement par elle, sans songer à organiser et à créer une œuvre durable. C’est un soudard, préoccupé d’abord de butin et de prisonniers, puis de tributs à percevoir. Néanmoins son règne est capital. Sa lance promenée de l’est à l’ouest vingt ans durant, trace les fondements de la grandeur songhoï. Inconsciemment, il est vrai ! Mais la tâche étant ainsi préparée, un organisateur viendra qui, rapidement, mènera à son apogée la puissance, la gloire et la prospérité du Songhoï.

Ali le Conquérant commença ses exploits par un coup de maître, en prenant Tombouctou (1469). On a lieu d’être surpris en voyant le nom de la grande ville figurer si tardivement en cette histoire du peuple le plus civilisé du Soudan. Mais elle ne fut pas fondée par lui et ne lui avait jamais appartenu jusqu’alors. Cette annexion sera définitive, et si intime que la cité prestigieuse atteindra sa suprême grandeur au moment précis où l’empire songhoï
dienné : coin de ville.
parvient à l’apogée, et déclinera quand son heure de décadence aura sonné.

Dienné, qui s’était fortement émancipée, tandis que le Mali et le Mossi remportaient leurs victoires sur les derniers rois de la dynastie des Dia, est ramenée à l’obéissance après un long siège. Sunni Ali guerroie également au centre de la Boucle, dans le Houmbouri, contre le roi du Mossi, et encore dans le Teska, le Kouboura, le Kanta (Kano) à l’est. Cependant son effort principal et le plus long se porte vers l’ouest, sur la destruction de ce royaume de Mali qui avait jadis menacé sa nation. Il conquiert ainsi presque toute la rive gauche du Niger occidental, prenant le petit Haoussa (au sud de Tombouctou), le Barra (pays de Goundam au lac Debo), détruisant Guiddio, une grande ville sur le lac Debo, combattant les Maures-Senhadiata, les Foulbés, les gens de Diaka. Il revenait d’une expédition dans le Gourma et se disposait à rentrer à Gaô, lorsqu’il se noya dans un petit bras du Niger qui forme l’île de Koura, au sud de Tombouctou.

« Il ne subit que deux échecs, l’un à Doumo (Douentza ?) l’autre dans le Barkou (Bourgou), rapporte la chronique, et dépassa tous les rois, ses prédécesseurs, en puissance et par le nombre de ses soldats. Ses conquêtes furent considérables, et son renom s’étendit du levant au couchant : on parlera longtemps de lui, si Dieu le veut ! » Les écrivains soudanais parlent, en effet, beaucoup d’Ali le Conquérant, mais de singulière façon : pour lui prodiguer les épithètes les plus violentes et le couvrir d’injures. « Impie célèbre, horrible tyran », dit l’un. « Grand oppresseur, destructeur de villes, cœur dur et injuste », dit l’autre. « Tyran sanguinaire qui fit périr tant d’hommes que Dieu seul en connaît le nombre, et qui se montra cruel envers les gens pieux et savants, les méprisa, les humilia et les fit mettre à mort », — renchérit un troisième.

En réalité, il ne fut meilleur ni pire dans ses guerres que tel de ses successeurs ou tout autre prince soudanais. La guerre en pays nègre a toujours un caractère particulièrement brutal et odieux. L’impartialité de l’Histoire n’a rien à voir avec cette accumulation d’opprobre. C’est une vengeance des historiens. Ceux-ci, des marabouts, en même temps que les détenteurs des lettres et des sciences, sont les représentants de l’Islam. Et cette qualité uniquement a déterminé leurs jugements excessifs. L’épisode est intéressant. Il nous montre, dès cette époque, la religion musulmane s’immisçant, acerbe et vengeresse aux choses étrangères. Elle était peu puissante alors, ses racines n’étaient pas profondes dans le pays. Lorsqu’elle sera devenue forte, nous la retrouverons souvent encore dans ce rôle, devenant à ce moment le facteur d’événements considérables et des plus funestes.

Le grand grief des marabouts contre le Conquérant est une tiédeur religieuse qu’il affectait très caractéristique : « Il prenait une liberté grande avec la religion, raconte le Tarik. Les cinq prières que tout bon musulman doit dire entre le lever et le coucher du soleil, il les renvoya d’abord à la nuit ou les remettait au lendemain. Ensuite, il prit l’habitude de prononcer leurs divers noms seulement. Finalement il avisa de simplifier encore ces négligences. Faisant une seule invocation au nom de Dieu, il ajoutait aussitôt : « Prières, vous vous connaissez les unes les autres. Que chacune prenne donc ce qui la concerne dans mon invocation. »

Un opuscule soudanais, qui a pour auteur El Mouchéili, un grand savant de Tlemcen dont nous parlerons plus tard, explique longuement l’origine de ce scepticisme et donne un aperçu des mœurs de l’époque. Il nous permet de voir où en était l’Islam à la fin du xve siècle dans ces pays : les classes élevées seules étaient ralliées à la religion de Mahomet, et sans grande conviction, puisque l’idolâtrie n’était pas proscrite à la cour même, puisqu’un prince royal se montre à peine mahométan de nom, et que son entourage l’imite sans effort. Le vulgaire, lui, continuait franchement ses pratiques de magie ou adorait des fétiches dont les temples étaient restés debout même dans les grandes villes comme Gaô et Dienné. Voici ce morceau :

« Dieu nous a dirigé vers un pays (le Songhoï) dont les habitants se disent musulmans, en ont l’extérieur, pratiquent le grand office du vendredi et les autres jours l’appel aux cinq prières. Cependant on a peu de confiance dans les marabouts… Les mœurs de ce pays sont singulières. On y trouve des gens qui prétendent connaître la science des choses cachées, et se fondent pour cela sur l’examen des lignes tracées sur le sable, sur la position des astres, sur le cri des oiseaux, leur vol, etc. D’autres prétendent savoir écrire des formules pour procurer des avantages : par exemple pour augmenter les gains, exciter l’amour, repousser
dienné : le port de pêche.
la ruine, mettre en fuite les ennemis à la guerre, empêcher les atteintes du fer des lances, du poison des flèches, et d’autres choses que pratiquent les sorciers par leurs incantations.

« Quant à Sunni Ali, sa mère était originaire du pays de Farou (Sokolo). C’est une nation infidèle qui adore les idoles de bois et de pierre. On y a confiance en elles et on les consulte. Arrive-t-il quelque bien ou du mal, c’est les idoles qui ont été favorables ou défavorables. La guerre ne se fait pas sans qu’elles aient donné leur avis. Les faux dieux ont pour les servir et célébrer leur culte des prêtres dirigés par des devins et des magiciens qui donnent aussi des consultations.

« Sunni Ali passa toute sa jeunesse auprès d’eux, et son esprit reçut l’empreinte de leur idolâtrie et de leurs coutumes. Néanmoins, lorsqu’il devint roi, il prononça, selon la coutume, les deux témoignages par lesquels il se reconnaissait musulman.

« Les premiers temps il jeûna pendant le mois de Ramadan et fit des sacrifices et d’autres offrandes dans les mosquées. Puis il revint aux idoles et aux devins, cherchant des secours dans les pratiques magiques, honorant de sacrifices et d’offrandes les arbres et les pierres sacrées, leur adressant des prières et des vœux et leur demandant la réalisation de ses désirs. Il consultait les devins et les magiciens dans toutes ses préoccupations.

« Jamais on ne vit dans une mosquée cathédrale ou ordinaire, ni lui, ni ses compagnons, que ce fût le vendredi (dimanche) ou un autre jour. Les milliers d’hommes ou de femmes qui se trouvaient avec lui ou dans ses palais ne priaient ni ne jeûnaient même un seul jour, même en Ramadan, par crainte de lui. Il ne savait par cœur ni le Fatiha (la première sourate) ni aucune autre sourate du Koran. Négligeant habituellement ses prières, quand il s’en occupait, il se gardait de se lever, de s’incliner et de se prosterner.

« Il eut avec les femmes des rapports qui n’étaient pas sanctionnés par le mariage ni par un autre contrat reconnu par l’Islam. Une femme lui plaisait-elle, il la prenait, la faisait entrer dans sa chambre et dans son lit, sans faire attention à son mari ou à sa famille. Il permettait aussi qu’on mît à mort des musulmans et qu’on pillât leurs biens. Il fit périr ainsi des théologiens, des juriconsultes… »

Ce dernier fait est exact, mais El Mouchéili oublie d’ajouter que Sunni Ali sévit contre certains marabouts, non contre tous, et non pas parce qu’ils étaient musulmans et prêtres, mais pour s’être occupés de politique et lui avoir fait de l’opposition. Que leur révolte eût pour cause le scepticisme du roi, la chose est certaine. Il importe en cette occasion de relever chez le Conquérant un trait intéressant de son caractère. Malgré les ennemis que lui suscita la caste, il ne cessa d’honorer les saints personnages qui s’occupaient de science et de piété seulement. « Il rendait hommage à leurs mérites, connaissait leur nombre jusqu’aux derniers et leur faisait des cadeaux, » dit le Tarik. Outre la générosité, ce procédé indique un esprit de tolérance qui est général et caractéristique chez les Songhoïs.

Que le lecteur se rassure ! Je n’ai pas l’intention d’entreprendre par le menu la psychologie d’un conquérant nègre. Il me faut cependant montrer une face encore de son caractère, l’emportement extrême et la violence de ses colères. Sunni Ali éclatait pour les moindres causes. En ces moments il avait l’arrêt de mort facile, et cela, même pour son entourage, même pour ceux qu’il affectionnait et qui lui étaient le plus utiles, le plus dévoués, le plus précieux. L’excès de ses fureurs n’avait d’égal que la promptitude de son repentir. Ses serviteurs le savaient, et si le condamné à mort était de ceux dont Sunni Ali devait regretter le supplice, ils le laissaient en vie et se contentaient de le faire disparaître en prison. Quand l’heure des regrets était venue, ils avouaient que l’arrêt avait été différé, et le roi s’en réjouissait.

Parmi ceux qui furent bien souvent à un fil du paradis se trouvait Mohammed ben Abou Bekr. On ne put jamais établir le nombre exact des condamnations à mort qu’il encourut. C’était pourtant le bras droit d’Ali, son meilleur général, son ministre le plus précieux, un homme « au cœur fort, bien inspiré, doué d’une grande générosité que Dieu avait mise naturellement en lui ».

La mort de Sunni Ali lui donna à réfléchir. Sans doute il ne se soucia aucunement de recommencer avec le fils, Sunni Barro, la vie de transes que lui avait faite le père. Sa situation personnelle était considérable. Et il songea à s’emparer du pouvoir suprême.


dienné : une maison.

« Quand il eut achevé de tisser la trame de ses desseins, il se mit à la tête de ses partisans et attaqua Sunni Barro à Dangha. Son armée fut mise en déroute, et il dut s’enfuir à Gaô. Ayant rassemblé de nouvelles troupes, le prétendant tenta une seconde fois la fortune. La lutte fut longue et acharnée, tellement que les deux armées furent presque anéanties. Mais Sunni Barro dut s’enfuir à son tour et disparaître pour toujours du Songhoï. Alors Mohammed ben Abou Bekr monta sur le trône (1494).

« Cette nouvelle étant annoncée aux filles de Sunni Ali, elles s’écrièrent : Askia ! ce qui signifie : « ce n’est pas lui » (alias l’usurpateur). Le mot lui ayant été rapporté, Mohammed ordonna de ne pas lui donner d’autre surnom. On l’appela donc : « Askia Mohammed. »

Nous voici parvenus à la troisième et dernière dynastie qui règne de 1494 à 1591.

Dès son avènement, Askia Mohammed usa d’une politique habile. Il prit à l’égard de la religion une attitude entièrement opposée à celle de Sunni Ali. Tout à coup, il n’y eut pas dans tout le Songhoï un musulman plus fervent que cet ancien compagnon, que cet intime du « scélérat impie ». Il s’efforce de remettre partout en honneur l’Islamisme. Au lieu de devins, son entourage se compose de marabouts. Il les comble de dons et de considération, et prend leur conseil en toutes choses.

En retour, les marabouts s’empressèrent de proclamer la légitimité de son usurpation et l’autorisèrent, en de savantes consultations, à s’emparer du trésor du Conquérant ainsi qu’à dépouiller les dignitaires de l’ancien régime. Ils démontrèrent que Sunni Ali avait été un infidèle dans toute l’horreur du mot, et qu’en conséquence la guerre faite par Askia pour arracher la royauté au dernier Sunni était une guerre excellente et nécessaire, comme une guerre sainte.

Les pieux biographes exultent : Lumière éclatante, qui a illuminé la bonne voie après les plus épaisses ténèbres ; Sauveur qui en s’emparant du pouvoir a arraché les serviteurs de Dieu à l’idolâtrie, et le pays à la ruine ; Soutien de la Foi, qui répand autour de lui la joie, les cadeaux et les aumônes — c’est ainsi qu’ils le représentent.

À peine son autorité fut-elle affermie, qu’au surplus il remit le gouvernement entre les mains de son frère Omar et alla se faire légitimer en grande pompe à la Mecque et au Caire (1497).

« Il fit le pèlerinage à la Maison de Dieu accompagné de mille fantassins et de cinq cents cavaliers, emportant 300 000 mitkals d’or du trésor de Sunni Ali. Il en répandit 100 000 aux Lieux Saints, tant à Médine où est le tombeau du Prophète qu’à la Mecque où s’élève la Mosquée sacrée. Dans cette dernière ville, il acheta des jardins et y établit une fondation pieuse pour les gens du Soudan. Cette fondation est bien connue à la Mecque et lui coûta cent mille mitkals.

« Au retour, il vint en Égypte rendre hommage au khalife abbasside Mottewekel, et lui demander d’être son suppléant au Songhoï et dans tout le Soudan. Le prince abbasside ayant consenti, ordonna au roi songhoï d’abdiquer et de remettre le pouvoir entre ses mains pendant trois Jours. Ainsi fut fait. Le quatrième jour, Mottewekel proclama solennellement Askia Mohammed représentant du khalife au Soudan, lui plaça sur la tête un turban blanc et un fez vert qui lui appartenaient, et lui remit un sabre. »

Ce pèlerinage eut une autre conséquence plus importante encore pour son règne et surtout pour ses sujets. Au Caire il s’entretint assidûment avec les théologiens et les savants réputés, se montrant curieux de toutes choses et empressé à recueillir des conseils sur les meilleures manières de vivre et de gouverner. Il se lia en particulier avec Essoyouti dont le nom est encore aujourd’hui célèbre dans les lettres arabes. De retour au Songhoï, Askia entra en correspondance avec lui, et chaque fois qu’il songeait à une réforme ou à une mesure importante, il ne manquait pas de la soumettre au savant personnage. Incontestablement, c’est au Caire qu’il acquit les notions de gouvernement qui, appliquées par son génie organisateur, vont lui permettre d’édifier une œuvre solide et remarquable, de durée aussi longue que celle de sa dynastie. Pour la seconde fois, nous voyons l’Égypte exercer une influence civilisatrice au Soudan.

Ayant rapporté de son lointain voyage le titre sonore de : « Émir Askia el Hadj (le pélerin) Mohamman » il va acquérir maintenant devant l’histoire, le nom plus précieux d’Askia le Grand. Il reprend le pouvoir des mains de son frère et fait d’Omar son généralissinie. Tous deux n’auront pas mince besogne. Les conquêtes de Sunni Ali, non organisées, ont besoin en effet d’être consolidées et presque renouvelées. Aussi compte-t-on les années du règne d’Askia qui ne sont pas marquées par quelque expédition.


dienné.

La première eut lieu en 1499 contre le Mossi. Ce royaume situé au sud du Songhoï avait suivi depuis un siècle une politique très turbulente et agressive, semant ses populations dans tout le nord de la Boucle (le Gourma) et poussant jusqu’à Oualata et Bankou. Askia dompte ces voisins incommodes. Voici comment le Tarik raconte cette campagne et un épisode qui la précède :

« L’émir envoya un ambassadeur auprès du roi de Mossi, pour Lui demander de se convertir à l’islam. Le souverain répondit qu’il lui fallait d’abord consulter ses ancêtres qui étaient dans l’autre monde, et se rendit au temple des idoles accompagné de ses principaux conseillers et de l’ambassadeur, désireux de voir comment on consultait les morts.

« Les païens firent selon la coutume de leurs croyances. Un vieillard apparut. Dès qu’ils l’aperçurent, ils se prosternèrent et lui rapportèrent le message du roi songhoï. Le vieillard répondit : « Je ne consentirai jamais à vous voir faire ce qu’on vous propose. Au contraire, combattez les Songhoïs et mourez jusqu’au dernier ou exterminez-les jusqu’au dernier. »

« Le roi dit alors à l’ambassadeur : « Retourne vers ton maître et dis-lui qu’il ne peut exister entre lui et nous que la guerre et les combats. » Lorsque tout le monde eut quitté le temple des idoles, l’ambassadeur adressa la parole à l’être qui était apparu sous les traits d’un vieillard et lui demanda : « Au nom de Dieu tout-puissant, qui es-tu ? — je suis Satan, fut il répondu, et je les ai égarés afin, qu’ils meurent en état d’impiété. »

« L’ambassadeur fit part à l’émir de tout ce qui s’était passé. La guerre sainte fut déclarée. Askia en sortit vainqueur, dévasta les campagnes et les villes, fit prisonniers enfants, femme ; et hommes, et les força à se convertir. »

Après le sud c’est l’ouest. Il faut abattre définitivement le puissant royaume de Mali. Près de douze années seront nécessaires (1501-1513). C’est d’abord Zalna la capitale, qui est prise, et si bien détruite qu’il est impossible aujourd’hui de savoir où s’élevait au juste cette ville importante. Puis Askia s’acharne contre les diverses provinces, villes et races du Mali.

La lutte fut opiniâtre de part et d’autre. La victoire ne resta aux Songhoïs qu’au prix de grands sacrifices ainsi que le montre l’anecdote suivante. L’émir perdit un grand nombre de ses meilleurs et plus braves soldats au Mali, un nombre si grand que son frère Omar se mit à pleurer et lui dit : « C’en est fait du Songhoï ! » Mais Askia lui répondit : « Au contraire le Songhoï va prospérer. Toutes ces nations conquises nous rendront la vie plus facile. Désormais elles seront intimement avec nous et nous aideront dans nos entreprises. » Et il chassa de l’esprit de son frère tout souci et tristesse.

L’ouest ayant été réduit, il porta ses efforts à l’est, au delà du Niger oriental, vers le lac Tchad, et réorganisa cette partie de l’empire (1514-1519). Agadès s’était émancipé à l’instigation des Berbères. Il ramena cette ville dans le giron songhoï comme Sunni Ali avait fait de Dienné. Les royaumes de Katsina, de Kano, Zegzeg et Sanfara furent également soumis.

Bref son empire s’étendit au nord depuis les mines de sel de Thégaza, en plein Sahara, jusqu’au Bandouk ou pays de Bammakou, au sud ; depuis le lac Tchad au levant jusqu aux abords de la mer Atlantique au couchant. Pour traverser ce formidable royaume, rapporte un contemporain, il fallait six mois de marche.

Et pourtant le règne d’Askia le Grand n’est pas tant remarquable par l’étendue des territoire nouvellement acquis que par la sage organisation dont il dota le pays, et le soin qu’il prit d’incorporer intimement au Songhoï les nouvelles conquêtes.

Il ne se contenta pas, à l’exemple le Sunni Ali, de leur demander simplement un tribut. Détruisant les anciens rouages, il les réorganisa sur de nouvelles bases et les fit administrer par ses fonctionnaires et ses officiers. L’empire se trouva donc agrandi non seulement pour la forme et temporairement, mais de fait et pour longtemps. « On lui obéissait, est-il dit, et on exécutait ses ordres dans l’empire entier aussi bien que dans le Songhoï même, comme dans son propre palais. »

Il créa quatre vice-rois ayant sous leurs ordres des gouverneurs de provinces (Koïs), des chefs militaires, des Juges et des percepteurs d’impôts.

La vice-royauté de Dandi, avec la capitale du même nom, commandait, à l’est, les pays du Tchad. Au nord le vice-roi de Bankou gouvernait la contrée entre Gaô et Tombouctou jusqu’au Touat. Le vice-roi de Bal, ou Balma, administrait le nord-ouest avec Tombouctou et Kabara, jusqu’à Thegazza et avait sous ses ordres les Touaregs. Enfin l’ouest fournissait la vice-royauté la plus importante, celle de Kourmina, capitale Tindirma, qui comprenait les gouvernements de Baghena (l’ancien Mali), de Barra (chef-lieu Sâ), de Dirma (chef-lieu Diré), du Massina, de Danka, etc.


le songhoï agrandi.

Au sud les grands gouvernements de Dienné, Bandouk, Kala (Sansanding) et Houmbouri n’avaient pas de vice-roi.

Tous les hauts dignitaires, vice-rois et gouverneurs, étaient pris de préférence dans la famille royale, Quand ils en faisaient pas partie on leur donnait des princesses en mariage, de même pour les hauts officiers et les marabouts importants. De cette sorte le personnel gouvernemental formait autour du souverain une aristocratie dynastique très sûre et très précieuse au point de vue de l’unité nationale.

Une autre mesure capitale grâce à laquelle il put effectuer ses nombreuses conquêtes, grâce à laquelle malgré de longues guerres « on ne vit partout que bonheur et prospérité sous son règne », fut la création d’une armée permanente.

Sunni Ali avait pris toute la population valide pour l’emmener combattre à sa suite, et avait désorganisé le Songhoï. Askia « partagea son peuple en sujets et soldats ». C’est grâce à ses militaires professionnels qu’il put remporter l’ininterrompue série de victoires que nous avons mentionnée et vaincre facilement les bandes improvisées et inexpérimentées de ses ennemis. Il créa un corps de cavalerie armé de lances et monté sur de forts chevaux qu’il faisait venir des États barbaresques. Elle « s’élançait semblable à un large vol de sauterelles ». Les belliqueux Touaregs avaient été utilisés dans la formation d’escadrons auxiliaires.

L’infanterie, de beaucoup plus nombreuse, se servait d’arcs et de flèches empoisonnées. Les grands chefs allaient au combat vêtus de cuirasses et de casques en fer ; les autres officiers n’avaient que des boucliers. Lorsque les territoires conquis furent devenus considérables et que les soldats songhoïs ne suffirent plus, Askia organisa de nouveaux corps de troupe avec des éléments tirés des populations conquises. Ainsi fut réalisé le propos rassurant qu’il avait tenu à son frère Omar lors de la campagne meurtrière du Mali.

L’immense Niger parcourant l’empire de l’ouest à l’est offrait une route commode aux armées et leur assurait une grande mobilité. Une flottille fut donc créée et très justement placée à Kabara, vers le milieu du cours du Niger, sous les ordres d’une sorte d’amiral qui avait le titre de « maître du port de Kabara ».

Ce partage de la population en éléments civil et militaire permet aux producteurs et aux intermédiaires de s’adonner avec assurance à leurs occupations. Le commerce se développe de merveilleuse façon. D’excellentes mesures viennent favoriser et activer les transactions, en garantissant leur régularité et leur honnêteté. Askia édicte l’unification des poids et mesures, et réprime avec sévérité les falsifications. Chaque marché un peu important est placé sous la surveillance d’un inspecteur. Dienné est la grande place du commerce intérieur. Pour le commerce extérieur Tombouctou monopolise les relations avec l’ouest, et le nord-ouest (Maroc et Touat principalement) et Gaô celles de l’est et du nord-est (Égypte et Tripoli). Le Niger constitue une admirable voie commerciale. Aussi est-ce par eau que se font la plupart des transactions. Les marchandises européennes pénètrent en grande quantité au centre du monde noir et sont très recherchées, insuffisantes même pour contrebalancer les grandes quantités d’or qui sont apportées sur les marchés par les soudaniens.

À la suite des commerçants les savants étrangers accourent au Soudan, ayant appris que le meilleur accueil les attendait. Il en vient du Maroc, du Touat, d’Algérie, de Gadamès et du Caire. Les lettres et les sciences prennent un soudain essor et bientôt nous voyons se produire une série d’écrivains soudanais des plus intéressants, dont les textes nous servent en ce moment et dont nous reparlerons à loisir quand nous serons à Tombouctou.

La religion ne pouvait naturellement pas être oubliée par Askia dans ses innovations. Elle eut, en dehors de lui, un représentant officiel et suprême, exclusivement ecclésiastique, une sorte de vicaire, dans la personne d’un Cheik-ul-Islam qui résidait à Tombouctou. Le roi avait vu une autorité semblable, en Égypte, à côté du khalife abbasside et il adopta cette institution religieuse, comme il avait aussi imité le souverain arabe dans sa manière de se vêtir et de vivre. L’étiquette de sa cour était copiée sur celle du khalife. Il s’efforçait de rester invisible pour le vulgaire. « Askia el Hadj n’aimait pas à se laisser voir, rapporte le Tarik, et engageait son frère Omar à l’imiter, lui disant : « Ne t’expose pas toi-même à périr du mauvais œil ». Il fit mener aux femmes la vie des harems d’Orient et ordonna que toutes, mariées ou jeunes filles, ne se montrassent que voilées. Sa propre famille donnait l’exemple.

En audience, on l’abordait en se couvrant la tête de poussière. Il ne parlait pas directement aux assemblées ni au peuple : un héraut clamait ses paroles. Sortait-il, son cortège était précédé de tambours, de trompettes et de musiciens. Lui-même s’avançait à cheval, isolé de sa suite qui restait, à distance respectueuse, en arrière. Autour de son cheval marchaient des serviteurs, tenant à tour de rôle sa selle. On les appelait « les Compagnons du pied », et leur chef, « le Maître de la route ». Les vice-rois avaient droit à un cérémonial analogue, mais moindre. Ils n’étaient précédés que d’un tambour et de musiciens qui devaient rester silencieux en vue d’une ville où résidait le souverain. En somme ce roi nègre, ainsi que les usurpateurs blancs, s’efforçait d’entourer le pouvoir d’autant plus de majesté et d’apparat qu’il y avait moins de droits.

Mais qu’importe ce travers en regard des sages mesures et des progrès remarquables que nous venons d’exposer.

Une pareille œuvre fait le plus grand honneur au génie de la race nègre et mérite à ce point de vue toute notre attention. Au xvie siècle cette terre de Songhoï qui porte les semences de l’antique Égypte, tressaille. Une merveilleuse poussée de civilisation monte là, en plein continent noir. Et cette civilisation n’est nullement imposée par les circonstances ni par la force, ainsi que s’est souvent implanté le progrès, et de nos jours encore. Elle est désirée, appelée, introduite et propagée par un homme de race nègre, et spontanément. Malheureusement la moisson de cette belle poussée va être arrêtée dans son développement normal. Moins par les indignes successeurs du grand Askia, que par des civilisés, ou soi-disant tels, par des blancs qui vont survenir, faucher ces superbes promesses, et faire refleurir l’ivraie de la barbarie.

Après trente-cinq ans d’un règne si bien rempli, les facultés d’Askia le Grand avaient baissé. Ses nombreux fils (il en eut près d’une centaine), quoique associés au gouvernement, s’impatientaient de le voir se survivre. Finalement l’aîné, Askia Moussa, se soulève et dépose son père, à Gaô, en 1529.

Moussa et ses successeurs n’eurent qu’à se laisser vivre dans le solide édifice dressé par le fondateur de leur dynastie. Je ne relèverai donc de leur règne que les faits qui peuvent contribuer à nous former une idée du caractère, des mœurs et des coutumes de ces peuples, et à cette époque.

Le premier soin de Moussa fut de calmer les ambitions de ses frères en faisant tuer un certain nombre d’entre eux. D’autres lui résistèrent les armes à la main, notamment Bala le préféré de son père : « Il fut réduit à se rendre. Le fils du roi intercédant en sa faveur, Bala lui dit : « Mon enfant, ma mort est nécessaire, car il y a trois choses que je ne pourrai jamais faire : donner à Moussa le titre d’Askia, me jeter de la poussière sur la tête en sa présence, et aller à cheval derrière lui ». Alors Moussa ordonna de creuser une fosse très profonde dans laquelle on fit descendre vivants Bala et un de ses cousins. Ensuite on y fit couler de l’eau, et ils moururent. »

Lassés de se voir décimés, les frères de Moussa l’assassinèrent (1533) et un neveu d’Askia-le-Grand régna sous le nom d’Askia Bankouri. Il s’empressa également de faire périr un certain nombre des fils de son oncle, et redoubla de cruauté à l’égard du malheureux et glorieux vieillard lui-même. Tandis que Moussa l’avait laissé tranquillement dans le palais du gouvernement, à Gaô, Bankouri l’en chassa et le relégua dans la petite île de Kankaka, à l’ouest de la ville, « où les grenouilles sautaient autour de lui ».

Il exerça, paraît-il, le pouvoir avec magnificence. Sa cour était brillante, et il s’entourait de dignitaires nombreux. On y portait des vêtements précieux, et la musique y était fort en honneur : un corps d’esclaves chanteurs fut créé.


dienné : une place.

Bankouri ayant commis l’imprudence de menacer le vice-roi de Dandi, celui-ci le déposa et proclama roi Askia Ismael (1537). Les motifs qui décidèrent celui-ci à accepter le pouvoir sont aussi divers que bizarres : « Je n’ai pas voulu refuser cet honneur, déclara-t-il, pour trois raisons : tirer mon père de la détresse dans laquelle il se trouve ; faire reprendre à mes sœurs le voile que Bankouri leur a fait quitter ; et faire cesser les cris de Yan-Mara, l’une des cent autruches femelles qui se mettait en fureur chaque fois qu’elle apercevait Bankouri ».

Le Tarik ne nous dit pas si Yan-Mara fut heureuse désormais. En revanche nous apprenons avec satisfaction que Askia le Grand réintégra son palais de Gaô où il mourut enfin en paix neuf ans après sa déposition (1538).

Ismael fut le premier Askia qui termina sa vie sur le trône (1540) ; son frère Askia Ishak lui succéda. Comme ses prédécesseurs, il avait le ressentiment de famille très développé et fit périr bon nombre de ses proches. À l’égard de l’un d’eux, il fit même pratiquer certaine opération d’envoûtement. « Arbinda, fils de sa sœur, lui donnait des inquiétudes. C’était un homme célèbre, et d’une valeur si éclatante qu’on ne désirait personne autre pour succéder à Ishak. Celui-ci confia ses craintes à un homme versé dans les sciences occultes et lui demanda son aide. Le magicien se fit apporter un vase plein d’eau. Ayant prononcé des invocations, il appela : « Arbendi ! Arbendi ! ». Une voix répondit. « Viens ici », dit le magicien. Alors sortit de l’eau une poupée qui ressemblait à Arbinda. Le magicien lui mit des fers aux pieds et la frappa d’un coup de lance, puis lui dit : « Disparais ! » Et le corps disparut dans l’eau. Bientôt on apprit que Arbinda était mort vers le moment où le magicien avait frappé son image ».

Les quatre derniers Askia qui régnèrent sur l’intégralité de l’empire furent ensuite : Askia Daoud (1549-1581), Askia El Hadj II (1581-1586), Askia Mohamman Ban (1586-1587), Askia Ishak II (1587-1591). Ceux-ci, comme leurs prédécesseurs, firent un certain nombre d’expéditions, presque toutes heureuses. Leur but ne fut pas d’agrandir le royaume ; mais simplement de conserver les acquisitions du premier Askia. Ce furent moins des guerres que des opérations de police ou de gendarmerie. Qu’ils ne se soient pas efforcés d’agrandir leur magnifique héritage, on le conçoit ; mais ils ne firent rien non plus pour l’améliorer, pour pousser plus avant le sillon de progrès ouvert par le premier de leur race.


dienné : une rue.

Luttes fratricides, férocités familiales, crainte perpétuelle des rivaux, sont leurs préoccupations dominantes, ainsi que la débauche, « Ils changèrent la crainte de Dieu en infidélité. Adonnés à la pratique des choses défendues, ils se couvrirent de péchés au grand jour. Ils buvaient des boissons enivrantes et commettaient des actes contre nature. L’adultère était le plus commun de leurs écarts, tellement qu’il semblait que ce ne fût pas un acte répréhensible. Rien ne les arrêtait, ni rang, ni services rendus ; certains même commirent ce péché avec leurs sœurs. »

Cependant la puissante machine créée et mise en mouvement par Askia le Grand, bien que négligée, fonctionnait toujours, tant elle avait été bien conçue et solidement bâtie. Cela dura près d’un siècle, pendant lequel la prospérité du pays ne se démentit point. Le mécanisme avait été ordonné pour fonctionner encore jusqu’au moment où la race des Askia aurait produit un souverain digne de son fondateur, et continuateur de son œuvre.

Mais voici que survient le Maroc envahisseur. L’empire songhoï va disparaître et devenir une colonie marocaine.


VIII

L’INVASION MAROCAINE

En ce xvie siècle, la prospérité du Soudan, ses richesses, son commerce, aisé, réglementé et sûr, furent connus au loin. Les caravanes revenant sur le littoral chargées d’or, d’ivoire, de cuivre, de musc et de dépouilles d’autruches, proclamaient son opulence par le seul déchargement de leurs chameaux. C’est le temps où les Portugais, qui étaient alors les grands commerçants de l’Europe, s’efforçaient de prendre contact avec les pays du Niger. Cette splendeur devint proverbiale dans le nord de l’Afrique. Aujourd’hui encore ce dicton court sur la côte barbaresque : Comme le goudron guérit la qale des chameaux, ainsi la pauvreté a son remède infaillible : le Soudan.

Tant de faveurs épandus sous un même ciel ne devaient pas manquer d’attirer l’attention des États voisins, et bientôt leurs convoitises. Le pays le plus rapproché du Soudan, le Maroc, prit les devants.

Dès le premier jour ces convoitises eurent leur forme définitive et un caractère aigu. Pour le Maroc il ne s’agit et il ne s’agira jamais ni de coloniser, ni de développer le commerce, ni même de faire de la propagande musulmane. Il ne voit dans le Soudan qu’une mine d’or. Toutes ses aspirations premières comme tous ses efforts ultérieurs se résument en un drainage du métal précieux. Pour le Soudan, le danger marocain se présente sous un aspect autrement intéressant. Il prend un caractère capital, vital même, car il met en jeu la question du sel.

L’Afrique intérieure est en effet privée de ce produit de toute première nécessité. Le sel représentait, et représente toujours, le principal article du commerce. Pour le Soudanais le véritable or, la matière précieuse par excellence, c’est le sel. On le tirait des mines de Thegaza, en plein Sahara, à une distance moindre du Maroc que du Niger. Et Thegaza, ainsi que nous l’avons vu en fixant les limites de l’empire d’Askia le Grand, était une terre songhoï : l’émir y avait un représentant.

Les premières hostilités se dessinent au milieu du xvie siècle. En 1545 le sultan Mouley Mohammed El Kébir envoie une ambassade au roi songhoï pour revendiquer la propriété de Thegaza sous prétexte que ce point était peu éloigné de ses frontières. Askia Ishak Ier ne goûta ni la prétention, ni l’argument, et accompagna son refus d’une armée de Touaregs. Il envoya ces auxiliaires piller Draa, une ville frontière du Maroc, montrant au Sultan qu’il était assez fort pour défendre sa propriété et tout disposé à le faire, si on tentait de la lui contester par la force.

Cette attitude décidée vaut au Soudan un répit d’une vingtaine d’années. La question est remise à un autre règne, celui de Mouley Abdallah. Il la reprend en lui donnant une autre forme : au lieu de Thegaza même, il réclame seulement une redevance pour l’exploitation des mines. Askia Daoud gouvernait alors le Songhoï. Il ne voulut point entendre parler de tribut, mais se montra plein de conciliation en envoyant un présent de dix mille mitkals d’or (150 000 fr). Le sultan admira la magnificence de ce cadeau et n’insista pas (1547).

Avec l’avènement du sultan El Mansour, l’échéance fatale approche. Une réforme très importante en la circonstance s’était accomplie sous son prédécesseur. L’armée marocaine s’était mise à la hauteur des progrès de l’époque : elle avait été pourvue de canons et d’armes à feu.

Dès le début de son règne, El Mansour s’occupa avec un soin tout particulier du Soudan. En 1583, sous les dehors d’une ambassade chargée de présents magnifiques, une mission est envoyée au Niger pour en reconnaître les routes, les villes principales, et étudier l’armée songhoï. Les ambassadeurs viennent jusqu’à Gaô où Askia el Hadj II leur remet des présents plus magnifiques encore. C’était attiser le feu des convoitises. Dans son impatience, sans autres préparatifs, El Marsour lance vingt mille hommes sur la route de Tombouctou. Comme celle-ci est longue, traverse déserts sur déserts, et ne se prête guère à recevoir à l’improviste une armée aussi considérable, la soif et la faim arrêtent bientôt l’envahisseur. Un corps de 200 mousquetaires s’installe cependant à Thegaza. Aussitôt les Soudanais abandonnent la place et les mines, ayant découvert d’autres gisements à Taoudenni, où ils vont désormais chercher le précieux produit.

El Mansour eut donc du sel dont il ne savait que faire, mais d’or point. Aussi le Soudan resta-t-il sa grande préoccupation. Un nouveau souverain régnant au Songhoï, il tenta de relever l’ancienne prétention de tribut, et lui fit demander un mitkal d’or par charge de sel qui entrerait au Soudan. Askia el Ishak II refusa sans ambages, et pour exprimer toute sa pensée, accompagna sa réponse d’un envoi de javelots et d’épées. Il eut seulement le tort de ne pas suivre l’exemple qu’Ishak Ier avait donné en semblable circonstance : il n’envoya pas un corps de Touareg montrer sa force sur la frontière marocaine. Ce fut El Mansour qui prit l’offensive.

Les hommes d’expérience et de bon conseil ayant été convoqués en une grande assemblée à Marrakesch, il leur exposa ses plans sous la forme suivante : « J’ai résolu d’attaquer le maître du Soudan. C’est un pays fort riche. Il nous fournira d’énormes impôts : nous pourrons donc donner une importance plus grande aux armées musulmanes. » Le sultan ayant vidé son carquois, et chassé la bile de son foie, comme dit un historien marocain, l’assemblée ne se montra pas très enthousiaste de semblables projets : « Prince, il y a entre notre pays et le Soudan un immense désert, privé d’eau et de végétation, si difficile à franchir que les oiseaux eux-mêmes s’y égarent. » El Mansour répliqua : « Si telles sont vos objections, je ne vois en quoi elles peuvent même effleurer ma résolution. Vous parlez de déserts dangereux et de solitudes mortelles. Mais ne voyons-nous pas tous les jours des négociants, faibles et pauvres en ressources, pénétrer dans ces régions et les traverser à pied, à cheval ou à chameau, en groupe ou isolés ? Ce que font les caravanes ne pourrais-je pas le faire, moi, qui suis riche en toutes chose ? La conquête elle-même sera ensuite des plus aisées. Les Soudanais ne connaissent ni la poudre, ni les canons, ni les mousquets au bruit terrifiant. Ils ne sont armés que de lances et de sabres. Que peuvent-ils contre nos engins nouveaux ? Plutôt que de guerroyer contre les Turcs qui nous donneraient beaucoup de mal pour un profit médiocre, mieux vaut cette conquête facile, car le Soudan est plus fertile que tout le nord de l’Afrique. » Les conseillers se laissèrent convaincre : « Seigneur, conclurent-ils, Dieu vous a inspiré la vérité, et personne de nous n’a rien à ajouter, tant il est vrai que les esprits des princes sont les princes des esprits. »

El Mansour mit un soin extrême à organiser une armée, non plus nombreuse, mais d’élite. Parmi ses soldats et ses auxiliaires nomades, il choisit les hommes les plus vaillants et les plus dévoués, les pourvut de vigoureux chameaux, de robustes chamelles, de chevaux de race, et rassembla ainsi trois mille mousquetaires et un millier de combattants à l’arme blanche, tant cavaliers que fantassins. Le commandement suprême fut confié au pacha Djouder qui avait sous ses ordres des chefs ou caïds. Et l’expédition quitta le Maroc à la fin de l’année 1590.

Elle pénétra au Soudan par l’ouest et déboucha dans la région des lacs au sud de Tombouctou. L’heureuse arrivée au Niger fut considérée comme une première victoire et l’armée s’en réjouit dans un grand festin. Puis elle se dirigea droit sur Gaô, la capitale. Quand Ishak II connut l’arrivée des Marocains, il rassembla 30 000 fantassins et 12 000  cavaliers et se porta au-devant de l’envahisseur. La rencontre eut lieu non loin de Tombouctou, à Toundibi, en février 1591.

El Mansour n’avait pas faussement préjugé de son armement perfectionné. Les Songhoïs furent mis en déroute sans combat, « en un clin d’œil », est-il dit. L’apparition soudaine de la fumée, le bruit de la poudre, les balles « tombant comme la grêle », produisirent un effet si terrifiant que beaucoup né s’enfuirent même pas, jugeant que c’était inutile, que rien n’était capable de les préserver de pareils phénomènes. On en trouva assis sur leur bouclier, les jambes croisées, attendant ainsi les vainqueurs qui les tuaient sans qu’ils tentassent un mouvement de défense. Les Marocains sabrèrent impitoyablement cette foule démoralisée, même ceux qui criaient : « Nous sommes musulmans ! Nous sommes vos frères en religion. »

La panique se répandit, dura, plana sur tout le pays comme elle avait régné durant la bataille. Ishak, qui était allé au combat plein de confiance, entouré de magiciens, de souffleurs de nœuds et de sorciers, ne songea même pas à résister dans sa capitale. Ordre fut donné de l’évacuer et le roi se réfugia avec la foule des fuyards dans le sud-est, au Bornou, sans tenter les chances d’une seconde bataille.

Djouder entra sans coup férir à Gaô où Ishak s’empressa de lui faire parvenir des propositions de paix, acceptant de payer un tribut annuel et offrant en outre 100 000 mitkals d’or et 1 000 esclaves. Le pacha ayant jugé ces conditions acceptables, les transmit au sultan en même temps qu’un convoi d’or et d’esclaves, puis revint sur ses pas et s’empara, sans lutte également, de Tombouctou, où il attendit la réponse de son maître.

Mais El Mansour n’entendait plus s’en tenir à ses revendications premières. Ce succès, qu’il avait prévu cependant, le grisa. Il reçut tant de poudre d’or, d’esclaves, de musc ; de bois d’ébène et autres objets précieux, racontent les chronique, que les envieux en étaient tout troublés et les observateurs fort stupéfaits. Aussi ne paya-t-il plus ses fonctionnaires qu’en métal pur et en dinars de bon poids, ce qui laisse entendre qu’il ne dédaignait pas le faux-monnayage. Il y avait à la porte de son palais 14.000 marteaux qui frappaient chaque jour des pièces d’or. Une autre partie des trésors fut transformée en bracelets et en bijoux. Et l’on donna au Sultan le surnom de El-Déhébi — le Doré.

De grandes réjouissances publiques se prolongèrent trois jours durant à Marrakesch. De toutes parts des députations vinrent le féliciter. Des poètes se mirent en frais pour célébrer sa gloire, invitant « les oiseaux du bonheur à gazouiller sans cesse en son honneur », l’appelant « la racine de la gloire à laquelle tout se rattache » et résumant ce triomphe de la race blanche sur la race nègre en cette pittoresque image : « L’armée du jour s’est précipitée sur l’armée de la nuit et la blancheur de celle-là a effacé la noirceur de celle-ci. »

C’est avec toute raison que les Marocains exultaient ainsi. « Ils trouvèrent, dit le Tarik, le Soudan égal aux pays de Dieu les plus fortunés, sous le rapport de l’abondance, du bien-être, de la sécurité, de la santé dans tous les lieux et endroits. C’étaient là des bienfaits qui résultaient du règne béni de l’Émir des croyants, Askia El Hadj. »

Dès lors tout changea. La sécurité devint de la crainte, le bien-être se changea en ruines et en douleurs, la santé en maladies et angoisses. Les hommes commencèrent partout à se combattre, à se piller, la misère vint.

Mécontent de la modération de Djouder, El Mansour lui enleva le commandement suprême et le plaça sous les ordres d’un nouveau pacha du nom de Mahmoud qui partit aussitôt.
dienné.
Ses instructions étaient formelles : poursuivre à outrance Askia Ishak et faire du Soudan une possession marocaine.

Quand Mahmoud eut atteint Tombouctou, il y laissa une garnison et emmena l’armée à la recherche du roi songhoï. Celui-ci ayant appris que ses propositions avaient été rejetées par le sultan, se résigna à reprendre les armes. Le désastre de Bamba ne fut pas moindre que lors de la première rencontre. Ishak dut s’enfuir à nouveau vers le sud.

En des circonstances aussi critiques, les Songhoïs s’avisèrent de s’affaiblir encore par des discordes intérieures. Askia Kaghou fut proclamé roi par une partie de l’armée. Totalement démoralisé, Ishak ne tenta rien pour reprendre la suprématie. Celui qui le dernier régna sur le grand royaume de Songhoï disparut sur une scène, sinon héroïque, du moins très tragique. « Quand il eut pris la résolution de céder la place à son rival, les grands de l’armée qui lui étaient restés fidèles rassemblèrent tous les insignes royaux et les brûlèrent en un lieu nommé Téra. Ensuite ils prirent congé d’Ishak, et l’on se demanda mutuellement pardon. Le roi pleura. Les grands pleurèrent. Et ce fut la dernière fois qu’ils se virent. » Peu de temps après, Ishak mourait obscurément et abandonné au Gourma où il s’était réfugié (1592).

Le pacha Mahmoud procéda alors à la conquête et à la pacification avec une férocité qui est restée légendaire au Soudan. Le prétendant Askia Kaghou étant venu se rendre, il le fit périr avec son entourage en faisant écrouler sur eux la maison dans laquelle ils avaient été enfermés. Quatre-vingt-trois membres de la famille royale subirent les supplices les plus divers : décollation, noyade, mise en croix.

Tombouctou qui s’était soulevée à la suite des mauvais traitements que la garnison infligeait à ses habitants, fut cruellement châtiée. Deux personnages considérables moururent les pieds et les mains tranchés, d’autres furent massacrés, et tous les savants, ces marabouts qui étaient l’orgueil de la grande ville, furent emprisonnés, puis conduits et internés au Maroc, d’où bien peu revinrent.

À l’effondrement du Songhoï, un grand nombre de chefs s’étaient soulevés dans les pays conquis depuis Sunni Ali, Le sud et l’ouest avaient été pillés et dévastés par eux. Toute une partie du royaume fut en proie à l’anarchie. Foulbés, Maures, Touaregs et Bambaras se distinguèrent en cette circonstance. Des colonnes marocaines, commandées par des caïds durent parcourir le Baghena, le Diaka, Dienné et les pays du Haut-Niger : naturellement, ils ravagèrent à leur tour ces contrées.

Pendant ce temps, le pacha Mahmoud était occupé de semblable besogne à l’autre extrémité du royaume, au Houmbouri, et dans le Dandi où s’étaient réfugiés les Songhoïs irréductibles groupés autour d’Askia Noé.

Vers 1595, le gros œuvre de la conquête était achevé. Les Marocains s’étant rendu compte que le Niger était l’âme du Soudan, avaient échelonné des garnisons, tant sur la partie occidentale de son cours qu’en la partie orientale : à Dienné, Tindirma, Tombouctou, Bamba, Gaô et Koulani, à l’extrême sud-est. Chacun de ces postes était commandé par un caïd.

Le gouverneur de la colonie avait le titre de pacha ; le sultan le nommait et l’envoyait du Maroc. Il détenait le pouvoir et l’administration civils seulement. Le commandement supérieur des troupes était dévolu à l’un des caïds. Puis venait un Hakim ou Kahia détenant à la fois les services de trésorerie et d’intendance. D’autre part le sultan avait institué deux Amin qui étaient des sortes de contrôleurs de la couronne, dont l’un résidait à Tombouctou et l’autre à Dienné. Ces deux villes et Gaô étaient les grands centres de l’occupation. Dienné et Gaô le cédaient cependant à Tombouctou qui devint la capitale de la colonie. Placée en tête de ligne sur la route du Maroc, elle était la résidence du gouverneur, et le centre des forces militaires ; là arrivent les renforts ; de là partent les expéditions.

Tel fut le cadre marocain de la colonie. Elle avait d’autre part un cadre indigène. Mahmoud, après avoir assis le prestige des vainqueurs sur les cruautés que l’on sait, s’était rendu compte que l’administration du pays serait impossible s’il en détruisait toute l’organisation. Dès le début de l’invasion quelques membres de la famille royale étaient venus à lui. II distingua parmi eux Askia Suleiman et le nomma roi du Songhoï, sous sa tutelle, avec résidence à Tombouctou. Toute l’administration créée par Askia le Grand, vice-royautés et gouvernements, fut rétablie de même, le pacha se réservant de nommer les titulaires de ces postes. Il laissa également aux princes feudataires Touaregs, Foulbés, etc., le gouvernement de leurs tribus, se contentant de leur donner l’investiture. Songhoïs comme feudataires étaient tenus de fournir des troupes auxiliaires, et chaque fois que les mousquetaires partaient en expédition, ils étaient accompagnés de contingents indigènes que commandait le roi ou quelque vice-roi, sous les ordres du caïd.

Pendant une vingtaine d’années cette organisation fonctionna assez régulièrement. Alors, contre-coup des événements qui se passent au Maroc, la désagrégation commence. El Mansour est mort empoisonné en 1604. Ses successeurs, très préoccupés d’intrigues de palais et de luttes intestines, ne songent au Soudan qu’en voyant arriver les convois d’or et ne se soucient pas davantage de ce qui s’y passe.

À partir de 1613 le gouverneur du Soudan n’est plus nommé ni envoyé par la métropole. Les troupes d’occupation le choisissent parmi leurs caïds. Ces troupes avaient été jusqu’alors renforcées périodiquement ; vers 1605 il était ainsi venu 23 000 Marocains au Niger. Les envois diminuent, puis cessent en 1620. L’autorité et les soins du sultan ne se manifestent que si on lui dénonce des malversations ou quand les envois d’or ne sont pas assez considérables : aussitôt il donne l’ordre de pendre ou noyer un certain nombre de prévaricateurs. Pour le reste, il laisse la colonie se débrouiller comme elle peut. Et peu à peu, elle se débrouille fort mal, elle s’embrouille.

Les caïds se disputent le titre de pacha et se déposent les uns les autres. Ils règlent leurs rivalités les armes à la main. Le pacha du jour fait décapiter ou jeter en prison le pacha de la veille. Deux ou trois seulement parviennent à mourir au pouvoir, et encore n’est-ce pas de vieillesse. En trente ans l’on compte une vingtaine de gouverneurs (1620-1650). Il en est qui ne conservent le pouvoir que sept ou huit mois. Dans la suite on comptera leur règne par semaines et par jours. Certains ne gouvernent qu’un seul jour. Parfois il n’y a pas de pacha du tout. Quoique discutée et entourée d’un prestige éphémère et tragique, l’unité de commandement subsiste cependant assez longtemps et toute révolte indigène trouve les Marocains unis.

Cette solidarité ne tarde pas à être entamée à son tour. Des garnisons se mutinent et livrent bataille aux troupes du pacha. Des rivalités divisent les troupes comme leurs chefs. Parmi les soldats les uns sont de Fez, les autres de Marrakech ou du sud marocain. Ces éléments divers n’ont pas été fondus à leur arrivée au Soudan. Ils se sont groupés dans des garnisons différentes, et ces groupes se jalousent. Peu à peu les garnisons se rendent indépendantes et forment de petits gouvernements qui régissent les pays avoisinants. Le titre de pacha reste au commandant de Tombouctou, mais il est purement nominal : son autorité n’est reconnue que dans sa région. Il n’est ni plus ni moins que les gouverneurs des autres régions. Le seul lien qui unit dès lors la colonie à sa métropole est le tribut au sultan, payé du reste le plus irrégulièrement possible.

Au xviiie siècle l’indépendance du Soudan est complète. Il n’est même plus question du mot « Marocains » pour désigner les maîtres du pays. Par des mariages avec les Songhoïs, les premiers conquérants s’étaient multipliés sur place, et abondamment, car les guerres leur avaient livré des épouses à leur fantaisie. On appela leurs descendants des Roumas, du nom des mousquetaires d’El Mansour qui avaient fait si terrible impression à leur arrivée au Soudan.

L’administration indigène (les Askia, vice-rois et Koïs) a disparu. Nombre de pays sont devenus indépendants sous l’autorité de chefs locaux. Les Roumas détiennent principalement les rives du Niger, où leurs ancêtres s’étaient surtout implantés. Chaque groupe de Roumas n’a souci que de sa région, et ne prête aucun secours au groupe voisin, quand il n’est pas en hostilité avec lui.

Profitant de ce désarroi et de cet affaiblissement deux éléments s’affirment dans la Boucle du Niger et viennent y augmenter l’anarchie : les Touaregs et les Foulbés.

Les Touaregs exploitent les premiers la situation. Ils franchissent le fleuve et échangent leurs domaines de sable du Sahara contre les pâturages opulents et les plaines cultivées du nord et de la Boucle. En 1770 ils prennent Gaô aux Roumas, puis se répandent dans la Boucle vers 1800.

Leur division en tribus distinctes, très souvent rivales et ennemies, les empêcha d’organiser leur conquête. Tout autres les Foulbés.

Contrairement à l’opinion répandue parmi les Européens au Soudan comme au Sénégal et mentionnée jusqu’à ce Jour dans de nombreux ouvrages, les Foulbés n’ont pas pénétré au Soudan par l’est. D’aucuns les faisaient venir de la vallée du Nil et les identifiaient avec les Fellahs. Il n’y a pas entre eux le moindre rapport. C’est de l’ouest, de l’Adrar Sénégalais qu’ils sont arrivés, des pays de sable qui s’étendent au nord du Sénégal. Le Tarik dit formellement : « Les Foulbés sont originaires du pays de Tischitt » Ils se rattachent à la race blanche comme les Touaregs, et, comme eux encore, sont des Berbères, nomades et pasteurs.

Les Foulbés avaient été refoulés vers le Soudan, très probablement au moment où les Maures, chassés d’Espagne, envahirent l’Adrar. Leur second exode, vers l’est, ne fut ni une émigration, ni une invasion, ni une conquête. Ce fut plutôt un glissement de bergers et de troupeaux. Le Massina, admirable pays de pâturages, en fixa un grand nombre. C’est de là que nous voyons surgir tout à coup un empire redoutable et organisé (1813).


dienné : une rue.

Cheikou-Ahmadou, son fondateur, évince partout les Roumas en une trentaine d’années et met définitivement fin à leur domination, en leur prenant Tombouctou en 1827.

C’était un petit personnage qui, sous le nom d’Ahmadou Lobo, régnait au pays de Noukouna (Massina). Il avait fait répandre le bruit qu’il était de la famille du Prophète, un de ses ancêtres ayant épousé l’arrière-petite-fille de Mahomet. Il se montrait musulman zélé comme tous les Foulbés, fanatique même. Et en Afrique, dans les pays du Niger comme dans ceux du Nil, le fanatisme peut mener à tout. Ce fut, en effet, l’origine de sa fortune. L’histoire en est assez curieuse. Elle comporte pour nous, les maîtres actuels du Soudan, plus d’un enseignement. Un écrit arabe trouvé à Tombouctou me l’a révélée. C’est une petite brochure de propagande, que Cheikou Ahmadou fit rédiger par un marabout influent, à sa dévotion, et répandre à travers le Soudan.

L’auteur s’adresse pompeusement à l’Afrique entière, « aux sultans du Maroc, d’Alger, de Tunis, aux Andalousses (nom des tribus maures réfugiées dans l’ouest africain après leur expulsion d’Espagne) ; aux peuples qui vivent près de la grande eau salée (l’Atlantique) ; à l’Égypte et aux peuples qui viennent après, jusqu’aux confins de l’Islam ».

« Le douzième des khalifes rénovateurs, Celui après lequel viendra le Màhdi est né, dit-il. C’est le cheik, l’Émir des croyants, Ahmadou ben Mohammed qui s’est levé pour faire renaître la Foi du Seigneur, et pour combattre dans le chemin de Dieu au Soudan. »

Mais encore fallait-il démontrer que notre homme était réellement le douzième khalife. Qu’à cela ne tienne ! « Si l’on me demande la preuve de ceci, continue le marabout dévoué, je répondrai : la preuve est dans le Fatassi, l’histoire de nos pays, écrite par le jurisconsulte et savant Mahmoud Koutou (ou Koti). »

Alors très habilement, sous prétexte de citation, l’auteur rattache son client au plus célèbre des princes songhoïs, à Askia le Grand tout simplement. Le but est double : d’abord faire rejaillir sur l’inconnu quelque chose du prestige et de la gloire d’un souverain aussi populaire ; ensuite, lui assurer sinon le concours, du moins la sympathie des populations songhoïs. Il expose donc au long le renom, le bonheur et la sagesse du grand Askia, puis détaille son pèlerinage à la Mecque, raconte qu’il devint khalife, mais ajoute qu’Askia était seulement le onzième des douze khalifes dont Mahomet a annoncé la venue.

Jusqu’ici tout est sinon conforme, du moins assez semblable à l’histoire. Nous allons maintenant entrer dans la fable, et dans la fable intéressée, dans la supercherie. Ayant rappelé qu’au Caire Askia s’entretient et se lie avec Essoyouti, l’auteur de la brochure prête au fameux cheik la prédiction suivante :

« Après toi, annonce-t-il au roi songhoï, le Soudan verra un douzième khalife. Mais il ne sortira pas de ta famille, Askia !

« II viendra un homme saint, prêtre, savant, actif, observateur de la Loi, nommé Ahmadou ben Mohammed, de la tribu des ulémas de Sankor, qui se manifestera dans l’île de Sibre-Massina. Celui-là sera ton héritier dans le khalifat. Il aura l’abondance des sourires, la beauté morale et la victoire, et sera ferme dans ses desseins. Ta grandeur sera dépassée par la sienne, car il aura approfondi les sciences, tandis que toi, tu ne connais que la Justice, la prière et les fondements de la foi. Tel sera le douzième khalife annoncé par Mahomet. »

Tout autre qu’Askia n’eût pas insisté, en présence de prédictions aussi peu agréables. Le grand roi, néanmoins (d’après la brochure), exigea d’en savoir davantage sur ce successeur, qui pourtant n’avait rien de commun avec sa famille et qui devait surpasser sa gloire !

« Le nouveau khalife trouvera-t-il la religion prospère ? » demanda-t-il, encore. — Non, aurait répondu le cheik-oracle. Il trouvera la religion abattue. Mais Ahmadou sera comme l’étincelle qui tombe sur l’herbe sèche. Dieu lui donnera la victoire sur tous les infidèles, et en retour bénira tous ceux qui le seconderont. Quiconque verra ce khalife et le suivra, sera bienheureux comme ceux qui ont suivi le Prophète. Quiconque lui obéira sera comme ceux qui ont obéi à Mahomet. »

Est-il besoin de l’ajouter ? La prophétie ne doit pas se trouver dans le Fatassi et a été inventée pour les besoins de la cause des Foulbés et de Cheikou-Ahmadou. Cependant il importait de mettre ce document en lumière. C’est probablement d’analogue manière que s’est accrédité, il y a quinze ans, le Mahdi du Soudan égyptien. C’est ainsi que sans tarder nous allons voir dans le Soudan nigritien, se lever d’autres ambitieux, El Hadj Omar et Samory ; enfin, c’est très certainement par le fanatisme religieux que procédera dans l’avenir celui qui appellera ces pays à la révolte contre notre domination.

Nos possessions soudanaises sont peuplées de races si diverses et sympathisant si peu entre elles, que l’on aura toujours raison des unes avec l’aide des autres. Mais à une condition : de briser partout, par tous les moyens et sans indulgence, l’influence religieuse, qui seule peut réprimer momentanément les jalousies et les dissensions des peuples, et en former un faisceau dangereux.

Cheikou Ahmadou mourut en 1844 et eut pour successeur son fils Ahmadou-Cheikou. Du vivant même de son fondateur, l’empire si rapidement édifié commença d’être ébranlé. Rapaces et insatiables, cruels pour leurs coreligionnaires comme pour les infidèles, les Foulbés eurent à défendre continuellement leur domination. Leur impopularité fut telle que les habitants de Tombouctou n’hésitèrent pas à appeler à leur secours et à introduire dans la boucle du Niger un troisième élément, arabe celui-là, les tribus kountas du sud tunisien.

Cependant, à la mort de Ahmadou-Cheikou (1852), une dynastie rivale se dessinait déjà dans les pays du Haut-Niger et du Haut-Sénégal. Son fondateur était de race toucouleur, métis de nègres et de foulbés. De naissance peu illustre, fils d’un marabout des environs de Podor, pour justifier de ses ambitions, lui aussi n’excipait que de sa sainteté. Il avait fait le pèlerinage de la Mecque : c’était El Hadj (le pèlerin) Omar. Comme Cheikou-Ahmadou, sous prétexte de mission divine et de guerre aux infidèles, il mit à feu et à sang tout le sud du Soudan. Les « infidèles » étaient surtout ceux qui ne venaient pas se soumettre à sa puissance. Avant pillé et ruiné le sud, il remonta vers le nord, et, de conquête en conquête, vint se heurter à l’empire foulbé, dont le nouveau roi était Ahmadou-Ahmadou.

À Sofara, les deux rivaux livrèrent une grande bataille qui décida de la suprématie dans la vallée du Niger. El Hadj Omar en sortit vainqueur. Ahmadou-Ahmadou, grièvement blessé, dut s’enfuir. Aussitôt son armée se dispersa, s’évanouit.
dienné.
Quelques fidèles seulement se jetèrent avec lui dans des pirogues sur lesquelles ils comptaient gagner Tombouctou.

Dès que le roi toucouleur sut la direction prise par le fugitif, il lança à sa poursuite des émissaires avec l’ordre de lui laisser momentanément la vie sauve et de le faire prisonnier. Il fut bientôt rejoint près de Kaka. Ses pirogues approchèrent alors de la rive. Le blessé voulait se battre encore. Ses derniers fidèles prirent la fuite à travers champs. Les piroguiers même se sauvèrent. Il se trouva seul en face des gens d’El Hadj Omar. Ceux-ci lui firent part des ordres de leur maître. Mais Ahmadou-Ahmadou répondit : « Je n’irai pas auprès d’Omar ! Je ne le verrai pas dans ce monde ! » Il retourna à sa pirogue et y prit ses biens, qu’il déposa à terre,
dienné : le barbier.
Puis il revêtit sa robe la plus blanche, s’agenouilla et fit son Salam. Ayant ainsi prié, il se retourna vers les Toucouleurs et dit : « Je ne serai pas le prisonnier d’Omar. Plutôt je me battrai contre vous. Mais faites plaisir à Dieu et exaucez mon dernier désir : tuez-moi. Tous ces biens, je vous les donne en récompense. Vous raconterez que je suis mort de ma blessure. » Et il se laissa égorger.

C’est ainsi que me fut contée, à Dienné, la fin du dernier roi foulbé (1861). El Hadj Omar voua à la famille une haine implacable et fit périr huit de ses membres. Deux neveux d’Ahmadou-Ahmadou parvinrent seuls à sauver leur vie. L’un d’eux, Ahmadou-Abdoulay, réfugié dans l’est de la Boucle, est devenu aujourd’hui le modeste seigneur qu’était le père du fondateur de la dynastie et règne sur le petit pays de Fiou.

À notre point de vue, la dynastie foulbée s’est surtout distinguée par sa haine de l’Européen. En 1854, Ahmadou-Ahmadou s’acharna à la perte de Barth qui raconte abondamment les dangers courus et ne dut la vie sauve qu’au chef des Kountas, le cheik El Bakay. Tout récemment encore, cette haine se manifesta. En 1891, un lieutenant d’infanterie de marine, M. Spitzer, ayant été envoyé en mission auprès d’Ahmadou-Abdoulay, faillit être assassiné pendant la nuit, et n’échappa que grâce à la vitesse de son cheval. Depuis, en présence de nos incessants progrès, ce roitelet a imploré très humblement son pardon et nous paye tribut.

La mort d’Ahmadou-Ahmadou ne devait pas tarder à être suivie de celle de son vainqueur. El Hadj Omar s’était installé dans la capitale du vaincu, à Hamdallaï, lorsque les Foulbés se soulevèrent et vinrent l’y attaquer, renforcés d’une armée de Kountas.

Le Toucouleur résista plusieurs mois, mais la ville fut prise finalement. Étant parvenu à s’échapper, il se jeta dans les montagnes voisines de Bandiagara, et là connut à son tour l’abandon du vaincu et subit le sort d’Ahmadou-Ahmadou ; cependant sa mort ne fut pas aussi courageuse que celle du Foulbé. Poursuivi par l’ennemi, il se réfugia dans une caverne. On l’y cerna. Le feu fut mis à une grande quantité de poudre accumulée à l’entrée, et il périt sous l’écroulement des rochers (1863).

Les Toucouleurs restèrent néanmoins maîtres du nord de la Boucle sous le gouvernement de Tidiani, un neveu d’El Hadj Omar. Ahmadou, son fils, lui avait succédé au pouvoir suprême qu’il eut à défendre contre ses frères. Une série de guerres civiles s’engagea et dura jusqu’en 1877, où Ahmadou se trouva seul maître.

Vers le même temps surgit un nouveau prophète, lui aussi massacreur et pillard émérite au nom de Dieu et de Mahomet. Samory entre en scène et va ravager le centre et le sud de la Boucle et la rive gauche du Niger.

Mais peu à peu, sous l’impulsion du général Borgnis-Desbordes, alors colonel, nos forts se sont avancés vers le grand fleuve. Nous sommes installés sur ses rives en 1883, à Bammakou. Des canonnières nous font connaître dans le nord, tandis que nos colonnes pourchassent Samory dans le sud. Puis le colonel Archinard reprend notre marche le long du Niger. En 1892, la prise de Ségou marque la fin de l’empire toucouleur. En 1893, nous sommes à Dienné, enfin, au mois de décembre de la même année, le drapeau tricolore flotte sur Tombouctou.

Ces quelques pages d’histoire et les données nouvelles qui en découlent sont non seulement nécessaires pour expliquer Dienné et son décor égyptien, mais s’imposent à d’autres titres encore.

Elles montrent que nous avons pris possession du Soudan à un moment certes très favorable pour une conquête relativement facile, étant donnés l’étendue considérable de ce pays et nos modestes effectifs d’occupation. En revanche, nous y sommes arrivés dans les conditions les plus défavorables de prospérité, après une période d’histoire telle qu’il ne s’en était vu depuis douze siècles, — après deux cents ans des pires destinées.

Les Marocains ont été les premiers artisans de cette œuvre de perturbation qui est allée grandissant pendant les deux siècles de leur règne, pour atteindre son maximum d’intensité durant le siècle présent, dont le récit n’offre que tristesse et désolation accumulées.

Nous avons trouvé le pays dans la situation politique et économique la plus anormale, et cette double anormalité n’est pas partielle, localisée, elle est générale. Du nord, de l’est, du sud, Marocains, Touaregs, Foulbés, Toucouleurs, Kountas se sont
dienné : vue du haut du port.
rués en hordes faméliques sur cette terre promise. Ils apparaissent comme une monstrueuse association acharnée à faire expier les privilèges prodigués par la nature à ces riches contrées, et travaillant à anéantir les bienfaits d’une antique civilisation pour le plus grand triomphe de leur propre barbarie. Et cela, le plus souvent, au nom de Dieu l’Unique ! Cheikou-Ahmadou, El Hadj Omar, Samory ne sont pas les seuls prophètes dévastateurs. J’ai épargné le récit de maint autre météore fanatique et sanguinaire qui figure pour une part moindre dans la grande œuvre de mal. Enfin, à ces pseudo guerres religieuses viennent s’ajouter des guerres civiles et de races…

Pendant ce temps, les cultures étaient interrompues, le commerce coupé. Les pirogues désertaient le fleuve, la circulation des caravanes devenait impossible. Les marchés se vidaient et la population était décimée par la guerre, l’esclavage lointain et la famine. Des contrées entières se sont dépeuplées par l’émigration.

Mais telle est la fécondité des races nègres, grâce à la polygamie, telle est la fécondité de la terre, grâce aux inondations du Niger, que, tout considérables que soient ces maux, ils sont facilement réparables, et en peu d’années, avec l’ère de paix et de réorganisation par nous inaugurée.


IX

DIENNÉ, HIER ET AUJOURD’HUI

Dans la tourmente des trois siècles qui ont suivi la conquête marocaine, Gaô, la capitale des Songhoïs a disparu. Du moins il ne reste plus rien de ce qui, dans leur centre principal, eût pu nous faire toucher du doigt la grandeur et la civilisation de ce peuple : monuments, mœurs, traditions ancestrales. Les Touaregs ont passé par là. Une tour massive en pylône, à la fois ruine de la grande mosquée[7] et tombeau d’Askia le Grand, puis, de quelconques cases de nègres, en petit nombre — voilà tout ce qui reste de Gaô.

Fort heureusement Dienné nous est parvenue pour ainsi dire intacte, à travers les siècles, si bien que nous y pouvons, à loisir, retrouver l’être et l’âme songhoï, peut-être même mieux que nous n’eussions pu le faire à Gaô. Par quel miracle ? Aucun. C’est le fait seulement de la position exceptionnellement privilégiée de la ville elle-même et du Dienneri, le pays qu’elle commande.

Le Dienneri, par excellence, est la surprenante image de la terre d’Égypte. Évidemment les émigrants en furent frappés et leurs meilleurs éléments durent y accourir. Là, plus que partout ailleurs, les qualités et les caractéristiques apportées du pays natal pouvaient atteindre leur complet épanouissement. Tel un arbre transplanté, lorsqu’il retrouve le climat et le sol accoutumés.

Quoi de plus concordant, en effet, qu’une vaste plaine, périodiquement inondée à profusion par les crues combinées du Niger et de son formidable affluent, le Bani, lequel offre des profondeurs de 7 à 8 mètres, sur des largeurs qui en atteignent 150 ! Les deux fleuves marchent, dans le Dienneri, au-devant l’un de l’autre, gonflés d’eaux recueillies sur des centaines de kilomètres. Le pays est coupé de nombreux canaux naturels où marigots qui permettent la diffusion aisée de ces énormes masses liquides à travers les terres, et réunissent un fleuve à l’autre bien avant leur confluent.


carte du dienneri.

Le plus important et le plus curieux de ces canaux est celui de Kouakourou qui mène à Dienné. Il présente la bizarrerie d’un cours d’eau coulant alternativement dans un sens et dans l’autre. De juillet à novembre, le courant va du Bani au Niger, les quatre mois suivants il coule du Niger au Bani et pendant les quatre autres mois il n’y a pas de courant du tout ! Cette alternance a frappé les indigènes et ils résument leurs observations en ce propos… naïf : « Notre pays est arrosé par deux grand fleuves qui se marient à Mopti, où ils régularisent leurs relations antérieures. Le Bani est le mâle, le Niger la femelle : d’abord le Bani remplit le Niger. Quelque temps après le Niger, gonflé, lui rend son trop-plein. »

J’ai atténué ces images matrimoniales qui donnaient à mes interlocuteurs l’occasion de longs éclats de rire. Voici d’ailleurs l’explication aussi simple que scientifique de ce phénomène. Le Niger et le Bani coulent, il est vrai, presque parallèlement et se trouvent grossis aux mêmes époques de l’année par les mêmes pluies. Seulement le Niger a son cours obstrué par de grands barrages naturels, et de plus, avant d’atteindre le Dienneri, il alimente les marigots de Dia et de Bourgou. Au contraire, le cours du Bani est libre probablement et n’alimente aucun déversoir. Quoique les eaux du Niger soient plus considérables, les deux fleuves ne peuvent donc pas avoir une crue égale à la même époque de l’année et à la hauteur du Dienneri. Celle du Bani sera plus hâtive, ne rencontrant aucun obstacle, ne subissant aucune déperdition ; il pourra donc par le marigot de Kouakourou se déverser dans le Niger. Lorsque, plus tard, le Niger atteint sa crue maxima, le niveau du Bani aura baissé déjà : dès lors, c’est le Niger qui se déverse dans son affluent.

C’est de septembre à octobre que se produit l’inondation de l’immense plaine. Après ce que nous venons de dire des différences de niveau du Bani et du Niger, elle se conçoit aisément. À ce moment le Bani a ses eaux les plus hautes. Le Niger, lui, n’en est pas là encore ; néanmoins son cours est fortement augmenté et empêche à Mopti l’écoulement rapide du Bani. Le niveau de celui-ci, grâce à cette sorte de barrage aquatique, va donc montant. L’étiage du marigot de Kouakourou et des divers autres canaux monte également. Bientôt les flots continuant à arriver nombreux et à s’écouler, lentement, ces déversoirs deviennent insuffisants. Et les terres, que ne protège aucune digue, se trouvent envahies.

Le Dienneri offre alors le même spectacle et impose le même genre de vie que la vallée du Nil, en temps d’inondation : les villages des agriculteurs émergent de la nappe d’eau lointaine comme les villages de fellahs. Comme eux, bâtis en pisé blanc gris sur des monticules plus ou moins artificiels, ils alternent à l’horizon avec les sommets chevelus des palmiers. En même temps que la terre, ont disparu les chemins, et aussi le cours et les berges des canaux et marigots. Pas de chaussées pour les communications. On circule de village à village en pirogue. La vaste plaine est devenue une vaste mer semée d’îlots grisâtres et de touffes vertes.

Les eaux se retirent en novembre. Le riz, la grande céréale de la région, été planté aux premières pluies précédant l’inondation. On le récolte quand les eaux s’en sont allées. Aussitôt, dans le sol encore humide et facilement travaillable on prépare une seconde moisson, de mil ou de maïs cette fois. Telle est l’admirable fécondité du sol que, coup sur coup, sans repos, on peut lui demander deux récoltes.

« Le Dienneri a été comblé des biens de la fortune, dit la vieille chronique. Les marchés s’y tiennent tous les jours de la semaine et la population est très nombreuse. On compte sept mille villages. Ils sont si rapprochés les uns des autres qu’ayant à transmettre un ordre jusqu’au lac Débo, par exemple, le chef de Dienné n’expédie pas un messager, mais fait crier l’ordre à la porte de la ville : de village en village les hommes se répètent le message qui parvient sur l’heure. »

En cette terre d’or, plusieurs canaux naturels se rencontrent, et au lieu de leur rendez-vous, détachent de la plaine une véritable île.

C’est sur cette île que s’élève Dienné.

Fut-ce le hasard, fut-ce là recherche et l’intention qui incitèrent les premiers Songhoïs à établir sur ce point la ville frontière de leur empire ? N’importe, il faut convenir qu’à tous égards, l’inspiration ou le choix fut merveilleux.

Avant tout, la position était inexpugnable. Venait-on l’attaquer aux eaux basses, quand sa ceinture aquatique était guéable en certains points, des berges de 5 à 10 mètres couronnées de murailles de 3 à 5 mètres présentaient un escarpement infranchissable. Aux hautes eaux, il fallait à l’ennemi un outillage de guerre spécial, inaccoutumé, inconnu — pour
plan de l’île-ville de dienné.
le moins tout l’appareil de nos pontonniers. Et l’eût-il eu, qu’il se trouvait encore en face de hautes murailles dans lesquelles le canon seul peut faire des brèches. Prendre la ville par la famine ? par un siège ? Avec l’abondance des doubles récoltes du Diennieri, la famine avait à attendre deux années au moins. Pour un siège, une armée formidable était nécessaire afin d’établir le blocus et sur terre et sur eau. Or nous avons vu que le pays ne comportait pas de grandes routes terrestres, véhicules des armées. Autant que par ses murailles Dienné se trouvait défendue par ses canaux, ses marigots et l’inondation.

Aussi les Diennéens ne manquent-ils pas de vous dire que, seule parmi toutes les cités du Soudan, leur ville ne fut jamais prise, ni détruite, ni saccagée. Et le Tarik vient confirmer cette assertion. Alors que Gaô et le reste de l’empire songhoï étaient devenus tributaires et vassaux du puissant royaume de Mali, Dienné et le Dienneri restèrent indépendants. « Il y eut beaucoup de batailles. On en compte presque cent. Toujours les Diennéens furent victorieux. Les Malinkés, après leur dernière défaite, dirent qu’ils allaient revenir. Mais, en cette année où j’écris (1654), la centième bataille n’est pas encore livrée : les Malinkés ne sont pas encore revenus ! »

Fière de sa richesse, consciente de sa force, est-ce à l’époque de la grandeur du Mali que Dienné s’émancipa et rompit les liens qui l’attachaient au Songhoï décadent ? C’est probable, d’autant que, vers ce même temps (seizième siècle), l’armée du Mossi, allant prendre Tombouctou, la sépara matériellement et effectivement du reste de l’empire. Aussi, lorsque Sunni Ali restaura la puissance songhoï, dut-il employer la force pour rallier les Diennéens. Le grand conquérant eut à faire contre eux sa plus rude campagne. Il entreprit le siège de la ville et y consacra sept ans, sept mois et sept jours suivant les uns, quatre ans « seulement », suivant les autres. Toute son armée fut immobilisée dans le Dienneri, à tel point que les soldats se firent agriculteurs. Du coup Dienné fut menacée de famine. Le chef de la ville fit alors proposer la paix, et Sunni Ali, lassé de son côté, s’empressa de l’accorder aux plus honorables conditions : le jour de la reddition, loin de l’humilier, il fit asseoir à ses côtés ce frère ennemi, épousa sa mère en lui rendant de grands honneurs, et — point capital pour nous — respecta la ville.

Rentré dans le giron songhoï, Dienné en partagea désormais le sort avec résignation. Lors de la conquête marocaine, elle composa avec le vainqueur, comme plus tard avec les Foulbés, comme il y a cinquante ans avec les Toucouleurs. Elle eût de même ouvert spontanément ses portes au colonel Archinard, si Alpha Moussa, le commandant de la garnison toucouleur, l’eût laissée faire.

À ce même point de vue archéologique, Dienné tira encore un autre avantage de sa position insulaire. Bâtie sur un espace forcément limité, la ville ne se prêtait guère à l’établissement d’éléments étrangers assez nombreux pour altérer sa physionomie ou ses mœurs. En toute autre situation, des faubourgs auraient surgi, se seraient bientôt fondus avec la cité, et en auraient à la longue modifié l’aspect premier. Ce fut sans doute le cas de Gaô. Au contraire, Dienné, dans son île, resta elle-même comme en une tour d’ivoire.

Les fondateurs de la ville avaient trouvé pour leurs constructions une matière remarquable. En vérité, ce n’était ni le grès, ni le granit, ni l’albâtre des monuments d’Égypte. On ne trouve de la pierre qu’assez loin de Dienné. Mais y a-t-il lieu de s’en plaindre ? On sait que les temples et les palais des Pharaons s’élevaient à coups de fouet. Les pères des Songhoïs avaient dû y travailler. Le vulgaire qui les élevait se contentait, lui, de très modestes demeures en terre. Or, c’est évidemment à la dernière caste qu’appartenaient les émigrants. S’il leur eût fallu extraire et tailler des blocs de granit pour leur propre compte, ils y auraient renoncé et adopté les huttes primitives des aborigènes au milieu desquels ils s’implantaient. Et nous aurions été frustrés de voir vivre aujourd’hui encore une cité au décor pharaonien.

La matière qui s’offrait à eux à profusion, sur l’île comme aux abords, était des plus humbles — de la glaise. Mais, dans son humilité, combien elle paraît précieuse à celui qui parcourt ces pays ! En effet, elle vient remplacer cette terre sans consistance que les nègres, pour pouvoir bâtir, solidifient en y mélangeant tout ce qui leur tombe sous la main : gravier, fumier, immondices. Ce n’est plus l’ignoble banco (pisé) qui rend Ségou si insalubre lorsque les déluges de l’hivernage viennent inonder les infectes éponges qui sont ses maisons. C’est une belle terre grasse, solide, résistante, saine.


la fabrication des briques.

Selon la coutume d’Égypte que l’on continue à Dienné, ils purent la débiter en briques régulières, plates, allongées, aux extrémités arrondies. Ailleurs qu’en pays songhoï, le nègre ne procède pas ainsi. Il se contente de façonner son pisé en boules irrégulières, au moment même de l’emploi. Les briques sont cuites et recuites par le grand soleil du Soudan, mais par lui uniquement. Reliées plus tard par un mortier, édifiées en murailles que revêt un crépi spécial, elles forment alors des masses compactes, sans solution de continuité. Les demeures ainsi construites semblent avoir été taillées dans un énorme bloc de pierre, défient à merveille les pluies diluviennes et les venteuses tornades, et, avec quelque entretien, qui consiste uniquement en recrépissages, elles durent des siècles.

La glaise façonnée en briques se prêtait donc admirablement à retracer le souvenir des habitations du pays natal. Les lignes massives et simples de l’architecture égyptienne s’en accommodent on ne peut mieux. Dans la glaise on peut tailler grand, ainsi qu’en ces montagnes de la vallée du Nil où les Pharaons faisaient découper à même le roc leurs temples, les hypogées et les monolithes. Elle a en outre l’avantage de se laisser travailler plus facilement et plus vite que la pierre la plus tendre. Grâce à elle, les habitations purent être construites dans le style nilotique dès la fondation de la ville, dès l’arrivée des émigrants en cette île, alors que l’image et les traditions des demeures de là-bas étaient vivaces encore.

Les maisons de Dienné, avant toute autre, offrent l’essentielle caractéristique de l’art égyptien : la recherche de la forme pyramidale à laquelle les architectes antiques attachaient l’idée de solidité. Dans leurs silhouettes d’ensemble comme dans le détail, aux portes notamment, elle s’impose à l’œil. Partout dans les vieilles constructions les murs se présentent avec une légère inclinaison vers l’intérieur. Pas de fenêtres ou très exiguës. La lumière et l’air pénètrent plutôt par des ouvertures pratiquées dans le plafond ou la toiture. Alors que chez tous les peuples nègres voisins nous trouvons les habitations couvertes de toits bombés que commandent les terribles pluies hivernales, ici les toitures sont plates comme dans la vallée inférieure du Nil où il ne pleut pas ou rarement. Les Égyptiens ne surent guère construire de voûte. Les Diennéens l’ignorent. Le sommet des demeures est orné de créneaux triangulaires, comme l’on en voyait au faîte des palais de Ramsès-Meïamoun.

Une autre caractéristique de l’architecture égyptienne est le pylône. Le voici également, placé aux abords des demeures, aussi. À Dienné on en a fait un motif d’ornementation des façades. Celles-ci se montrent décorées par de grands contreforts de forme pylônique. On est tout d’abord tenté de croire que ces contreforts sont destinés à consolider l’édifice. Mais il suffit d’interroger les architectes locaux pour se convaincre que leur adjonction est toute décorative. Au reste, les maisons des gens riches présentent seules ces appliques. Les autres n’en sont pas moins solides. Sur certaines façades, deux de ces pylônes sont reliés à leur sommet par une plinthe saillante et rappelant le propylée. Enfin dans l’ensemble, les constructions présentent une harmonie de proportions, une symétrie dans la distribution des motifs ornementaux, qui tiennent incontestablement de l’art, et leur ampleur, leur massivité, leur solidité, leur pesanteur, en un mot l’allure générale, sans tenir compte des détails, proclame l’art égyptien.

Si maintenant nous nous reportons aux travaux des érudits et aux bas-reliefs antiques qui nous ont retracé l’image des anciennes habitations égyptiennes, nous constatons que celles-ci concordent en tous points avec les habitations de Dienné. « Les maisons particulières étaient simples et non construites en pierre et en granit comme les temples et les palais. On les élevait en briques crues. Les murs étaient recouverts d’un enduit en dedans et en dehors. Elles renfermaient une suite de pièces non pas disposées uniformément mais divisées selon le goût du propriétaire, et se composaient d’un rez-de-chaussée et d’un étage surmonté d’une terrasse. Les maisons plus riches et plus étendues étaient précédées de pylônes et d’obélisques. Le sommet et les angles des murs d’argile étaient terminés par une sorte de bâti composé de roseaux assemblés et maintenus ensemble au moyen de ligatures transversales. La toiture était plate. On l’obtenait en plaçant soit en longueur, soit en travers de la maison, des pièces de bois formant plancher, et sur ce plancher on disposait du petit bois, branches ou joncs, que l’on recouvrait d’une mince couche de terre réduite en boue. Cette couverture formait une légère saillie sur les murs de face et de côté. »

On retrouve dans les bâtisses de Dienné ces mêmes procédés de construction, ces mêmes détails et d’autres encore, véritablement stupéfiants en plein pays nègre. Une canalisation de tuyaux en terre cuite rouge est établie dans chaque maison et évacue au dehors les eaux ménagères. Des latrines sont installées sur les terrasses, avec des conduites et des fosses parfaitement aménagées.

La transmission à travers les âges de cette méthode de construction et de ces perfectionnements se conçoit non seulement parce que la ville n’a jamais été détruite, mais encore par la longue durée des habitations. On m’en a montré qui étaient debout depuis trois et quatre cents ans. Elles justifiaient cette prétention par le sol de leur rez-de-chaussée en contre-bas d’un mètre avec le niveau de la rue. Devant la maison, les siècles ont fait monter la chaussée : ainsi la Jérusalem d’aujourd’hui est bâtie à 4 ou 5 mètres de son niveau primitif. Les générations successives eurent donc toujours sous les yeux quelques modèles des temps anciens et, de cette façon, les types divers des maisons sont parvenus jusqu’à nous. De grands auvents, dont certaines sont pourvues, constituent la principale différence entre elles. Cette disposition de la porte fut provoquée par les pluies torrentielles qui menaçaient d’envahir le rez-de-chaussée. Elle est conçue dans le style massif et ne jure point avec la façade : ces auvents imitent à s’y méprendre les vastes manteaux de nos anciennes cheminées.

Une ou deux cours sont ménagées à l’intérieur des habilitations. Les rares ouvertures de ventilation ou de lumière sont garnies de dalles rouges en terre cuite, ajourées de dessins ornementaux et encastrées dans la muraille. Les Marocains, qui s’installèrent après la conquête à Dienné, inaugurèrent l’usage des fenêtres en bois, à volets et de style arabe. C’est la seule greffe d’art mauresque qu’ils réussirent à introduire. Encore ces fenêtres ne se fabriquèrent-elles jamais à Dienné ; elles arrivaient tout ouvragées de Tombouctou.

Il est certain, néanmoins, qu’à l’arrivée des Marocains l’originalité égyptienne de la ville courut un danger sérieux. Les nouveaux venus, imprégnés d’art arabe, tentèrent assurément d’autres innovations. Grâce toujours à sa précieuse glaise, Dienné en fut préservée. La matière ne convenait pas aux colonnettes, aux colonnades ou aux arceaux mauresques, ni aux arabesques, à toutes ces gracilités dont sont parées Fez et Marrakech, comme le Caire et Alger. Quelques tentatives d’adaptation durent être faites. Mais les premières pluies de l’hivernage les émiettèrent, les firent fondre, s’écrouler et disparaître. Et ainsi la ville put rester fidèle à ses anciennes traditions, de manière à nous apporter, à travers douze siècles, des preuves indéniables de son origine.

Si les maisons de style sont nombreuses, le type de l’édifice monumental nous manque. Il a existé cependant. L’habitation du chef ou gouverneur de Dienné était de dimensions beaucoup plus considérables que les habituelles demeures. Son rang le lui imposait, et aussi l’obligation de pourvoir au logement et à la vie d’un entourage nombreux, selon la coutume.

Son habitation, qui avait le nom de Madou, nous eût donc donné le type du palais songhoï. Malheureusement, au xie siècle survient dans l’histoire de Dienné un événement qui fait disparaître ce monument.

« La ville resta païenne, rapportent le Tarik et les dires populaires, jusqu’au deuxième tiers du ve siècle de l’Hégire (1050). À cette époque, elle se rangea à l’Islam, suivant en cela l’exemple de son chef, Koumbourou. Lorsque celui-ci eut résolu de se convertir, il convoqua tous les ulémas du Pays. Plus de quatre mille accoururent. En leur présence il se fit raser la tête et se reconnut musulman. Il demanda alors aux ulémas d’adresser à Dieu trois invocations en faveur de la ville : que tous ceux qui arriveront à Dienné, ayant quitté leur pays par suite de la gêne et de la difficulté de vivre, reçoivent de Dieu une vie si abondante et si facile qu’ils en oublient, leur terre natale ; que Dienné devienne un grand centre de commerce, et que, par suite, ses habitants soient comblés de richesses. Ainsi firent les ulémas, et ils accompagnèrent ces vœux de prières nombreuses. Dieu les exauça : la prospérité de la ville est une preuve de l’intervention divine.

« Étant devenu musulman, Koumbourou fit démolir son palais et élever, sur l’emplacement même, une mosquée. Il en vit l’achèvement, mais c’est son successeur qui l’entoura de murs. »

Le zèle de ce néophyte nous a donc privés de l’aspect d’un ancien palais songhoï. Le fait est d’autant plus regrettable que les diverses chroniques soudanaises ne nous donnent aucune description compensatrice. Toutefois le temple qu’il éleva au dieu nouveau, atténue ces regrets, offrant à l’étude un puissant intérêt. La grande mosquée de Dienné fut longtemps fameuse dans la vallée du Niger. Elle y était même réputée plus belle que la kasbah de La Mecque !

C’était un énorme bloc, strictement carré, dont les côtés mesuraient 56 mètres de longueur et une hauteur de 11 mètres. Sur chaque façade, en même temps que les habituelles appliques pylôniques, étaient répartis symétriquement trois groupes de contreforts, comprenant chacun trois fortes arêtes d’une saillie de 3 mètres à la base, qui montaient en s’effilant. Les murailles étaient couronnées de créneaux triangulaires, auxquels s’entremêlaient les terminaisons des arêtes, semblables de forme, mais plus hautes.

Chaque façade s’orientait sur l’un des points cardinaux. Elles n’étaient pas tout à fait semblables entre elles.

Les façades nord et sud montraient pareillement deux rangées de fenêtres et de portes.

À l’est, la façade sacrée qui regardait la Mecque se présentait en muraille aveugle, sans portes ni fenêtres, et se contentait d’appliques pylôniques et de trois groupes de contreforts. De même la façade ouest était pleine, sauf une porte.

Les deux rangées de fenêtres induisent à croire que l’intérieur de l’édifice comportait deux étages. Il n’en était rien. Les fenêtres éclairaient une galerie fermée (2 m. 50 de large sur 10 mètres de haut) qui courait autour du carré. Puis, parallèlement à la façade sacrée de l’est, s’alignait une série de neuf travées.

Ces travées étaient couvertes et formaient le véritable corps de l’édifice, le sanctuaire.

L’intérieur en était doucement enténébré, éclairé seulement par quelques ouvertures dans le plafond élevé, par les reflets parcimonieux venant de deux passages et de quelques fenêtres ouvertes sur la grande galerie, et enfin par deux portes qui menaient à la cour de la mosquée. Celle-ci occupait l’espace resté libre en avant de la neuvième travée.


plan de l’ancienne mosquée.

Au centre du monument, entre la septième et la neuvième travée, s’élevait une tour quadrangulaire dont les côtés mesuraient 8 mètres à leur base. Un escalier y était pratiqué. Elle débouchait au-dessus de la toiture en terrasse par un édicule, du haut duquel le marabout appelait les fidèles aux cinq prières quotidiennes. La terrasse avait encore un autre édicule semblable, et semblablement destiné, mais placé, lui, au milieu et au bord de la façade est.

Un mur bas courait autour de l’édifice, à 5 mètres. Mais devant la façade de la Mecque, pleine de respect, cette clôture s’éloignait à 20 mètres de manière à former une esplanade spacieuse. Là, en terre sainte, reposaient dans leur dernier sommeil terrestre les marabouts vénérés, les savants et les personnages importants : c’était le panthéon de Dienné. Ce cimetière de choix s’harmonisait avec les hautes murailles qui regardaient la Kasbah, où les rostres des contreforts alternaient seulement avec les nervures pylôniques sans qu’une porte ou des fenêtres vinssent rompre l’uniforme grandeur, sans une note de vie : cette façade devait assez nettement donner l’impression d’un mausolée.

La mosquée s’élevait dans la partie sud de la ville où le sol s’exhausse quelque peu : à ses pieds, une vaste excavation d’où provenaient les matériaux de construction, et qui est aujourd’hui un vert marécage, se creusait et la détachait davantage encore : elle planait au-dessus des fortifications et des maisons de la ville comme un castel. Sur le fond voisin des palmiers élancés, avec la forêt de dentelures du faîte piquant joliment le ciel intense du Soudan et atténuant un peu la solennité et la lourdeur de sa masse, le monument devait avoir très bel air.

Est-il besoin de faire ressortir une fois de plus l’atavisme égyptien qu’il révélait non seulement par ses dimensions et sa massivité, mais dans l’ordre de sa construction et la symétrie de sa décoration ? Il y a mieux à dire : ce fut un tour de force, une merveille, un chef-d’œuvre, si l’on réfléchit que pour tous matériaux ses architectes employèrent de la glaise et du bois uniquement, et que leur œuvre dura huit siècles !

Elle leur survivait il y a soixante-six ans, et aurait duré des siècles encore lorsque, vers 1830, Cheikou-Ahmadou, le grand conquérant foulbé, donna l’ordre de la détruire.

Longtemps cet ordre me parut inexplicable. Comment un prince réputé fanatique avait-il osé faire abattre une mosquée ?
la vielle mosquée, reconstituée.
Parce qu’il y avait trop de mosquées à Dienné, racontaient les uns. Parce qu’elle avait la prétention d’être plus belle que celle de la Mecque, disaient plus vraisemblablement les autres.

La vérité n’était ni ici, ni là. Un curieux amour-propre de clocher s’efforçait de la dissimuler. Une jalousie de clocher — et de prêtre — me la révéla.

Je tenais un jour séance de document humain. Parmi mes interlocuteurs se trouvaient trois marabouts. Deux étaient originaires de Dienné, et le troisième de Ségou. En cette pieuse société je ne manquai pas de mettre sur le tapis les causes de la destruction de la mosquée. En vain. Les deux Diennéens répétaient les mauvaises raisons que je savais. L’étranger, lui, se taisait en regardant obstinément ses sandales.

Je n’avais guère prêté attention à cette attitude, quand le lendemain je le vis revenir, de grand matin, en mystère. Ayant rapidement exploré de l’œil les abords de ma demeure, il entra, ferma la porte et, reprenant sa place de la veille, me dit : « Tu nous as demandé pourquoi Cheikou-Ahmadou avait détruit la vieille mosquée. Je le sais. Mais c’est une histoire désagréable pour Dienné. Naturellement les marabouts d’ici n’aiment pas à la répandre. C’est pourquoi, hier, en présence de mes frères de Dienné, je n’ai pas dit ce que je savais. Je vais te le conter maintenant. Ensuite tu leur répéteras l’histoire, et tu leur demanderas : « Est-ce vrai ? »

Ainsi fut fait, et les deux marabouts me confirmèrent effectivement son récit, prétendant avoir pris des informations dans l’intervalle.

Une partie de la jeunesse de Cheikou-Ahmadou s’était écoulée à Dienné où son père l’avait envoyé s’instruire auprès des marabouts nombreux et savants. La famille n’était ni riche ni puissante à ce moment. Le jeune homme connut l’existence de l’étudiant pauvre. Les aumônes des grands commerçants constituaient ses seuls revenus. La ville était prospère. Le Soudan vivait ses dernières années de tranquillité relative. On s’amusait beaucoup à Dienné. Les étrangers y menaient joyeuse vie, grâce à des mœurs assez relâchées et aux pratiques religieuses peu sévères.

Le jeune Ahmadou, austère par nécessité, et de croyances rigides ainsi que la généralité des Foulbés — Ahmadou qui devait plus tard prendre le titre d’Émir des croyants — conçut une vive horreur de cette corruption. Celle-ci avait son quartier spécial, et ce quartier n’était autre que les alentours de la vieille mosquée.

Devant l’étang, précisément vis-à-vis ce mur de l’est qui doit évoquer chez tout croyant l’image de la Kasbah, s’étendait le principal foyer de débauche. On venait danser là au son du tam-tam et du balafon ! Tout le répertoire des danses lascives du Soudan y passait, grâce à l’élément étranger, toujours nombreux. Dans les huttes de paille voisines, on vendait même une boisson enivrante : le dolo, sorte de bière, naturellement interdite aux musulmans, et qui n’est en usage que chez les peuplades infidèles. La soirée ainsi commencée se terminait parfois dans des maisons… aux portes faciles situées, elles, tout contre le mur ouest de la mosquée. Plus souvent encore, danseurs et danseuses venaient s’égarer dans les galeries de la mosquée même… Et Cheikou, qui déjà était plein de projets ambitieux, se jura de mettre fin à ces scandales le jour où Dieu lui en donnerait les moyens.

Vingt-cinq ans plus tard, lorsqu’il eut détruit la puissance des Roumas et pris Tombouctou et Dienné, il se tint parole. D’abord il interdit l’entrée de la ville à tous les étrangers idolâtres, les considérant comme la cause première de la corruption. Dienné fut punie en ne devenant point sa capitale. Il fonda, tout proche, une ville nouvelle sur la rive droite du
les ruines de la vieille mosquée.
Bani, et l’appela El-Lamdou-Lillahi (À la louange de Dieu !), maintenant Hamdallaï. Enfin, pour sanctifier le lieu où naguère l’on dansait et buvait du dolo, il y fit élever une mosquée aujourd’hui existante, que le rigoriste voulut simple, nue, banale. Lorsqu’elle fut achevée, il lui donna comme grand iman son fils Ahmadou-Cheikou qui devait lui succéder au pouvoir, puis il ordonna la destruction de la vieille mosquée (1830).

Il en reste un monticule de ruines, encadré et maintenu par le mur de clôture. L’intérieur de l’édifice a totalement disparu : les travées, les plafonds, les galeries, les deux tours, sont totalement effondrés. En revanche, les gros murs des façades ont mieux résisté aux démolisseurs. Ils ne sont que partiellement entamés, surtout au nord et au sud. Grâce à eux, ainsi qu’aux souvenirs des vieillards, mon travail de reconstitution fut relativement aisé. On distingue assez nettement les deux rangées de fenêtres, la bordure de la terrasse formée par les dentelures du faîte, et l’emplacement des grands contreforts. Guidé de la sorte, l’on finit par retrouver les fondements des murs de travée et des tours-minarets et l’étendue de la cour.

Il est en outre possible de vérifier la haute antiquité du monument, et c’est là la seule consolation de sa destruction. La méthode, très simple, est celle des bûcherons lorsqu’ils disent l’âge d’un arbre d’après les cercles concentriques de son tronc. Sur les gros murs de façade qui ont normalement une épaisseur d’un peu plus d’un mètre, j’ai relevé des couches de recrépissages successifs qui ne mesurent pas moins de 90 centimètres d’épaisseur ! Or, d’après les vieilles maisons, les maçons comptent 12 centimètres par siècle, ce qui nous ramène à la fin du xie siècle, et cette date concorde avec celle que le Tarik nous donne plus haut. Enfin, je veux faire remarquer aussi, en faveur de la durée des constructions de Dienné, l’étonnante résistance des murs épargnés. Bien que n’étant plus entretenus, mais éventrés, depuis soixante-cinq ans exposés aux déluges destructeurs des tornades, ces pans de glaise sont restés debout tels que les laissèrent les démolisseurs.

Seules les tombes vénérées de l’esplanade ont été respectées par ceux-ci, et cette circonstance semble avoir décidé du parti à tirer de ces ruines. Elles forment aujourd’hui un cimetière ou plutôt un charnier dans lequel J’ai passé de
vue intérieure :
nombreuses heures en recherches. La première fois que je m’y aventurai, je ne pensais guère me trouver au milieu de tombes et de cadavres. De ci, de là, on aperçoit, pointant du sol irrégulièrement, des tuyaux en terre cuite rouge, les mêmes qui en ville servent de gouttières ou canalisent les eaux ménagères. Ici, plantés verticalement, ils semblent être les cheminées de demeures troglodytes. Mais si vous plongez l’œil dans une de ces présumées cheminées, vous la trouvez pleine de terre. Ce sont des habitations souterraines cependant, mais pour les morts, et les tuyaux marquent des tombes.

En certaines places des éboulements se sont produits, et l’on distingue des squelettes amoncelés et séparés seulement
et de la nouvelle mosquée.
par une mince couche de terre. Les morts dorment si près les uns des autres qu’il y aura bientôt plus de poussière humaine que de terre, sur ce monticule. Les vivants, en revanche, y sont rares. Je n’ai jamais aperçu que des gens venant creuser la fosse d’un proche. N’empêche qu’il règne une vie des plus intenses et très mouvementée, vie que produisent les morts au-dessous des tubes rouges.

Des aigles et des corbeaux sans cesse planent, puis s’abattent sur ces ruines, car ils y trouvent des régals faciles, grâce aux chiens et aux rats qui éventrent les tombes, Des légions de lézards rouges et jaunes se trémoussent pleins d’aise dans ces mondes de vers et d’insectes, Des chèvres et leurs chevreaux viennent jeter de jolies taches blanches et rousses sur les tons sombres des murs déchiquetés, Elles aussi cherchent leur vie dans cette mort entassée. L’herbe doit être savoureuse, et
le cimetière au milieu des ruines.
puis elles peuvent se livrer à de si jolies escalades au milieu de ces écroulements. Mais les rois de ces lieux sont d’énormes iguanes, verts et grands comme des crocodiles. À eux les meilleurs morceaux du charnier. Sous terre ils se sont tracé de longs couloirs qui les conduisent de fosse en fosse. Ils s’offrent là des festins variés : les cadavres d’abord, les vers qu’ils happent avec leur double langue, et encore les concurrents : rats, lézards, scorpions et autres.

Les reliefs de tous ces hôtes jonchent le sol. Des tibias, des omoplates par-ci, des fémurs par-là et parfois des lambeaux d’intestins. Pas de cranes : les animaux trouveraient-ils inférieure la partie de lui-même que l’homme estime la plus précieuse ? Dans l’embrasure d’une fenêtre j’ai trouvé des débris de colonne vertébrale. Et tout cela n’est pas triste, ni macabre le moins du monde. Du pied, de ces ruines, de la ville, du marché, de la foule, montent de grands bruits de vie, et le soleil répand des flots, d’intense lumière et de gaieté sur cette mort combinée, sur ce monticule qui voit finir, s’émietter, s’écrouler, et les œuvres de Dieu, et l’œuvre des hommes.

« Dienné est une des plus grandes places de commerce de l’Islam. C’est le lieu de rencontre du sel de Thegazza et de l’or de Boundou. Aussi ses habitants ont-ils acquis de grandes richesses. Le bonheur y est dans le sol. À cause de cette ville bénie, les hommes viennent de tous côtés à Tombouctou… » Ainsi parle une vieille chronique soudanaise du xvie siècle. Comment a pu naître un tel centre commercial ? Pourquoi est-il né à Dienné et non ailleurs ? C’est ce qu’il est facile de concevoir, maintenant que nous connaissons et la richesse et la configuration de cette partie du Soudan.

L’admirable fertilité du sol offrait à profusion les éléments d’échange. D’autre part, son système hydrographique d’un développement unique, qui dote l’agriculture d’une si exceptionnelle irrigation, offre également au commerce des routes à souhait, — des chemins qui marchent. Cependant, ces deux facteurs merveilleux étaient non seulement à la disposition de Dienné, mais aussi de tous les peuples et de toutes les villes situés en amont et en aval d’elle. Qui plus est, Dienné avait sur ses rivales un désavantage. Si, pour la sécurité, sa situation sur une île au milieu des terres était excellente, au point de vue des communications elle constituait une incommodité. Ségou et Sansanding en amont, Mopti, Korienzé, Sa, Sareféré en aval, avaient l’avantage d’être situés sur le Niger même. Dienné néanmoins s’éleva au premier rang. Elle marcha non seulement devant Tombouctou, mais fut parmi les plus grandes places de commerce de l’Islam. Et pourquoi ?

Parce que seule de toutes les villes du Niger occidental, Dienné était une ville songhoï. Parce que ses habitants portaient en eux les germes de la grande civilisation égyptienne. Parce qu’au milieu des ténèbres de barbarie qui couvraient toute la vallée, Dienné fut le point lumineux où apparut l’homme affiné. Parce que cet affinement mettait à la disposition de Dienné des conceptions et des instruments d’exécution ignoré de ses rivales.

Au troc des primitifs, ses voisins, qui se fait de village à village, de marché à marché, elle substitue le grand commerce. Ses habitants conçoivent et créent des « maisons de commerce » au sens européen du mot, pourvues de rouages semblables, d’un personnel analogue. Dans les centres importants, ils ont des représentants fixes, à Tombouctou une succursale. Ils mettent en route des représentants ambulants qui ont tant pour cent sur les affaires par eux conclues et qui ne sont autres que nos commis-voyageurs. Ce personnel se compose de parents, de captifs ou d’hommes libres qui ont besoin de gagner leur vie. Dans le nombre il en est d’indélicats comme chez nous, qui disparaissent avec les marchandises confiées. Ce méfait se caractérise par une expression qui donne lieu à un autre rapprochement. Le patron dit du coupable : « Il a mangé mes cauris » (coquillages-monnaie) qui rappelle savoureusement notre « mangé la grenouille ».

Ainsi organisée, Dienné draine au loin le Soudan, et en particulier le sud de la Boucle du Niger, grâce au Bani, par les marchés de Baramandougou, de San, de Bla. Ses vastes demeures à étage offrent, en leur rez-de-chaussée, de spacieux entrepôts où les marchandises ne sont pas exposées aux pluies et aux multiples parasites, comme chez les autres nègres.

Là viennent s’entasser les céréales : riz ou mil, en grands sacs de sparte ; des jarres pleines de miel ; les blocs de karité entourés de feuilles et d’une ligature de jonc ; les arachides, les piments, du tamarin, du poisson séché, les oignons et les pains d’indigo, les paniers de noix de kola, les farines de nété, de pain de singe et de feuilles de baobab ; des barres d’un fer merveilleux tiré du Karaguana, pays voisin du Mossi, où l’on trouve un minerai d’une grande densité et de surprenants hauts-fourneaux ; des paquets de plumes d’autruche, de l’ivoire, de l’or vierge et le musc des civettes ; des cuirs secs, le plomb des monts de Houmbouri, et, de même provenance, des bracelets en marbre, ornements très répandus dans les pays du Niger ; l’antimoine dont les négresses se maquillent le contour des yeux pour en aviver l’éclat, et que les blondes d’entre elles (car il y a des négresses blondes) emploient comme teinture ; enfin des tissus indigènes, blancs et colorés, communs et fins, en coton et en laine ; bandes étroites et blanches dont se confectionnent les amples robes des hommes ; pagnes de Ségou, pour les femmes, ou encore de grandes et superbes couvertures agrémentées avec art de dessins en jaune, noir, chaudron et bleu. N’oublions pas une dernière marchandise aussi courante que les précédentes et également mise en lieu clos : les esclaves.

Point de spécialisation de trafic. Chacun commerce de tout : étoffe, chair humaine et céréales, métaux communs ou précieux et épicerie. De pareils négociants n’opèrent naturellement pas sur les places de marché. Ils se contentent d’y envoyer des commis avec un petit stock. Leurs véritables opérations se traitent dans la pénombre des grandes demeures aux silhouettes égyptiennes.

Avec l’abondance des produits, l’organisation pour les rassembler, les magasins pour les abriter, restait à résoudre la question des transports. Et Dienné enseigna aux peuples du Niger l’art de la navigation commerciale.

Pas plus que la ville ne ressemble à une cité aborigène, ni ses maisons à des cases, pas plus ses embarcations ne rappellent l’habituelle pirogue. Au lieu du primitif esquif creusé dans un tronc d’arbre, étroit, à la merci de la moindre des grandes brises du Niger, ne pouvant effectuer que des transports dérisoires, et dont les occupants, pour ne pas chavirer, doivent garder l’immobilité d’un Bouddha de tabernacle indou ou déployer l’adresse des équilibristes japonais, le Diennéen s’est créé des embarcations vastes, stables, résistantes, — comparativement, — de véritables navires.

La construction en est curieuse. Leur charpente ou corps n’est pas formée par des planches régulières, ajustées et clouées autour d’une quille. Des plaques irrégulières de kaïcedra, d’ébène ou de karité, percées de trous sur les bords, sont juxtaposées et assemblées comme les pierres d’une mosaïque,
construction d’une grande barque.
puis cousues entre elles au moyen de fortes cordes de chanvre. D’où cette formule fantaisiste : pour faire une pirogue diennéenne, on prend des trous et on les entoure de cordes et de bois. Et, de fait, lorsqu’on voit une de ces embarcations en construction ou en réparation sur le rivage, elle a l’air d’une vaste écumoire. Cependant on les rend suffisamment étanches, au moyen de paille, de glaise et d’étoupe, et ce mode de construction leur donne une élasticité très appréciable dans les échouages assez fréquents sur les bancs de sable du fleuve.

N’étant plus limités au volume d’un tronc d’arbre, les Diennéens ont construit ainsi des bâtiments qui mesurent 18 à 20 mètres de longueur sur 3 de largeur, et jaugent de 20 à 30 tonnes. Ces chiffres résument toute l’innovation de Dienné. Pour, transporter le même tonnage, il faut une caravane de 1 000 porteurs ou de 200 chameaux, ou 300 bœufs-porteurs, ou une flottille de 200 pirogues. En regard du capital, du personnel et des dépenses qu’exigent de semblables convois, que l’on place l’unique bateau et ses dix bateliers, et aussitôt apparaîtra la supériorité de Dienné.

Les grands commerçants ont leurs propres embarcations et en usent exclusivement. Les moindres sont aussi bien partagés, car, ils ont à leur disposition de véritables coches d’eau, des navires semblables, qui transportent les marchandises de tous ainsi que les passagers, à des prix tarifés. En fond de cale on charge les lingots de fer, les blocs de karité, les jarres, bref tout ce qui ne risque pas d’être endommagé par les infiltrations ; au-dessus s’entassent les sacs de céréales et autres marchandises plus délicates. On obtient ainsi une masse compacte qui forme comme le pont du navire : là s’étendent ou s’accroupissent les passagers, qu’une toiture voûtée protège contre le soleil. Au milieu du bâtiment du fond de la cale jusqu’au toit, un espace est laissé libre pour écoper et faire la cuisine. Le coche marche tout le Jour durant et ne s’arrête qu’au soleil couchant pour les repas du soir. Voyage-t-on en temps de lune, on se remet en route dès, qu’elle apparaît. Moyennant 1 500 cauris (2 fr. 50), on peut se rendre ainsi en une vingtaine de jours à Tombouctou ou y expédier, pour 3 francs, une centaine de kilogrammes de marchandises.

Dans la suite, d’autres villes, telles que Sansanding, Korienzé, Sareféré, apprirent de Dienné la construction des orands bateaux. C’est pour cela que de tout temps on leur a donné le nom de « barques de Dienné ». De semblables coches d’eau s’organisèrent sur tout le cours du fleuve. Peu à peu un mouvement commercial des plus actifs se dessina à travers les dédales du Niger. Mais, dès l’origine Dienné en fut la métropole, ayant la première disposé de moyens qui furent longtemps au-dessus des conceptions des nègres environnants.


dienné : coin de quai.

Plus tard, elle garda cette suprématie, n’ayant jamais eu à subir un cataclysme décisif, n’ayant Jamais été détruite à travers les siècles.

Aidée de ses navires nombreux, elle répandit ses mœurs plus policées, ses progrès, son architecture, toutes ses prémices de civilisation, à travers la vallée occidentale du Niger, loin jusqu’à Tombouctou, loin jusqu’au pays de Kong. Dans les constructions cette influence est restée pour ainsi dire tangible. Depuis Bammakou j’ai partout retrouvé des adaptations du style de Dienné, sur les façades des demeures royales de Ségou, sur les portes des villes. Enfin toutes les mosquées, quoique de proportions beaucoup plus modestes, sont édifiées sur le modèle de la vieille mosquée de Dienné.

Seul point de contact de ces vastes régions avec le monde songhoï, Dienné parvint à les dominer moralement, bien avant qu’elles eussent été conquises par les rois de sa race. Et cette suprématie s’augmentant de nombreuses richesses, rien d’étonnant qu’elle ait eu à soutenir contre les puissants rois du Mali, maîtres effectifs de la vallée, « près de cent combats ». On a vu qu’elle leur résista victorieusement. Son œuvre civilisatrice fut donc ininterrompue pendant des siècles. Lentement elle a préparé le Soudan occidental au brillant et subit essor que l’histoire nous a montré de 1500 à 1600, au grand siècle des Askia, qui, sans l’influence bienfaisante et féconde de Dienné, resterait inexplicable.

Ce rôle civilisateur est déjà un titre suffisant pour lui assurer une place dans la mémoire des hommes. Elle en a un autre, d’importance égale : elle peut, en toute raison, revendiquer la fondation de Tombouctou.

Dès le début, son attention commerciale dut se porter sur l’inestimable denrée dont le Soudan est dépourvu : le sel.

Les caravanes qui l’apportaient des mines de Thegazza dans le nord-ouest du Sahara, au lieu de se diriger vers l’est, vers le fleuve, se rendaient dans le sud, dans l’intérieur des terres, à Oualata notamment. Là, leur chargement se dispersait en de multiples fractions, et le précieux produit parvenait irrégulièrement, rare et cher, sur les bords du Niger, ayant passé dans ce trajet considérable par maint intermédiaire onéreux, ayant voyagé de longs jours sur les routes à péage du royaume de Mali.

Dienné dut songer par conséquent à s’assurer un marché régulier de sel, où elle pût s’approvisionner en grandes quantités et au plus juste prix en évitant la foule des courtiers. Elle découvrit l’admirable position géographique de Tombouctou. On y était hors de portée des gens de Mali, aux confins de leur empire. Les caravanes pouvaient venir jusque-là directement au sortir des mines, on pouvait donc tenir la marchandise de première main. Enfin, le point était tout proche du Niger ; les grands bateaux, ces précieux auxiliaires de Dienné, rentraient en scène : dès lors la cause du nouveau marché était gagnée.

Quand les négociants diennéens y vinrent pour la première fois, Tombouctou était un lieu de rien, comme on le verra plus loin. Ils s’y installèrent et y apportèrent tout ce que le riche Soudan peut offrir aux gens pauvres, affamés du Désert. Ceux-ci s’empressèrent d’accourir avec leurs chargements de sel et entraînèrent à leur suite les commerçants du Maroc et du Touat. Et ainsi, quoiqu’elle n’en fût pas la créatrice même, Dienné devint la véritable fondatrice de Tombouctou, ayant transformé un hameau quelconque en un lieu de grand commerce, l’ayant conduit de la sorte à une renommée universelle.

Les Soudanais expriment à leur manière l’idée de cette seconde fondation en disant : « Dienné et Tombouctou sont les deux moitiés d’une même ville. » Et, de fait, il y a là-bas, au seuil du désert, un morceau de Dienné. Ses grands négociants y possèdent des demeures, y ont des commis et viennent eux-mêmes diriger leurs opérations pendant plusieurs mois chaque année. Cependant, dans la vie commerciale du Soudan, ces deux moitiés d’un tout ne sont nullement homogènes. Il importe de fixer dès maintenant les rôles très différents qu’elles jouent. Celui de Dienné est actif, prépondérant, et le plus intéressant des deux : elle représente le producteur et le grand commerçant qui, placé au centre d’un pays, en utilise ingénieusement toutes les forces. Le rôle de Tombouctou est passif : elle est un comptoir, une succursale, un dépôt seulement. Ses habitants ne sont que des courtiers, des intermédiaires et des hôteliers pour ceux qui n’y ont pas une demeure propre. Aussi Tombouctou fut-elle toujours inférieure à Dienné comme richesse et comme importance commerciale. Voilà pourquoi la vieille chronique parle de Dienné et non de Tombouctou comme l’une des places les plus considérables de l’Islam ; voilà pourquoi elle ajoute : « C’est à cause de Dienné, la ville bénie, que les hommes viennent de tous côtés à Tombouctou. »

Comment se fait-il que Tombouctou seule ait acquis une notoriété si grande de par le monde, tandis que le nom de Dienné a passé inaperçu ? Les rôles si distincts de l’une et de l’autre expliquent cette injustice. Ceux qui firent la renommée de Tombouctou, les caravanes du nord de l’Afrique, les gens du Maroc, du Touat, de Tripoli, ne connurent jamais du Soudan occidental autre chose que Tombouctou. Jamais ils ne dépassèrent ce point. Qu’auraient-ils eu besoin de prolonger vers le sud leurs voyages ? Tombouctou leur offrait toutes les marchandises qu’ils venaient chercher, et en quantité. Cependant certains, plus avisés, pensant acquérir à meilleur compte, eussent-ils voulu les chercher dans les pays d’origine qu’ils en étaient matériellement empêchés.

La nature a fermé les portes du Soudan aux caravanes du nord en créant immédiatement au-dessous de Tombouctou cette région quadrillée de canaux et de bras, et couverte d’inondations. Le chameau, excellent et unique pour traverser les sables du désert, devient totalement impropre dans un pays semblable. L’humidité ne tarde pas à le faire périr. Le nord de l’Afrique, qui fut à travers les temps le grand informateur de l’Europe pour le centre africain, ignora donc le Soudan proprement dit, et par conséquent Dienné. Il n’en connut, et ne put en faire connaître que Tombouctou, la porte devant laquelle il se trouvait consigné par la nature.

Tombouctou a joué, à l’égard de Dienné, le rôle d’un vaste écran qui masquait la grande ville songhoï aux yeux du monde. C’est ainsi qu’elle s’est trouvée éclipsée dans la mémoire de l’Occident. Cette écrasante prépondérance est loin d’avoir cours au Soudan.

Au sud, la renommée de la grande ville songhoĩ s’étendait au delà du pays de Kong, jusqu’à l’océan Atlantique. Elle envoyait ses commerçants et ses marchandises jusqu’au bord de la mer. Quand les premiers Européens qui trafiquèrent entre le Benin et le cap Palmas demandaient d’où provenaient l’or et les produits qu’on leur offrait en vente, les indigènes, altérant le nom, répondaient toujours : « Cela vient de Djenné.» Aussi les cartes donnèrent-elles à toute cette côte le nom de golfe de Guinée.

Par ricochet, également, Dienné a donné son nom à une monnaie anglaise : la guinée. Elle fut ainsi appelée parce que les premiers exemplaires avaient été frappés avec de l’or provenant du golfe de Guinée.

De toutes les grandes cités nigritiennes Dienné a le moins souffert des longs temps d’anarchie que l’histoire nous a révélés. La décadence n’y est pas visible de prime abord, ainsi qu’à Niamina ou à Sansanding. Néanmoins, ici aussi, la domination toucouleur a cruellement sévi. « Ce n’étaient que vexations et spoliations, me dit le vieux chef de la ville ; El Hadj Omar était un brigand. Ses fils et ses généraux ont continué sa besogne. Aussi peu à peu la ville s’est vidée de ses premiers habitants. Il était temps que les Français arrivent. Le colonel Archinard a très sagement agi. Arrivé devant nos murs, il a respecté la ville marchande et bombardé la citadelle toucouleur qui était là où est maintenant votre fort.

» Je ne te cache pas que, malgré tout ce que nous avions souffert des Toucouleurs, l’arrivée des Français nous a d’abord été désagréable… Au moins les Toucouleurs étaient
le chef de la ville de dienné.
musulmans. Nous avions peur de tomber sous la domination des chrétiens. On nous a toujours raconté tant de fables sur votre compte ! Mais maintenant nous sommes très satisfaits. Vous nous laissez faire nos prières comme les Toucouleurs. Et vous ne nous pillez pas comme les Toucouleurs.

« Vous ne nous forcez pas à des pratiques impies, à manger ou à boire des choses impures ainsi qu’on nous l’avait dit. Quand vous avez prélevé l’impôt vous n’exigez plus rien, vous payez tout ce dont vous avez besoin. Nous pouvons reprendre notre commerce avec plus grand profit même, car les trois péages qu’il fallait payer sur le Niger avant d’atteindre Tombouctou sont supprimés. »

En effet, pendant mon séjour nombre de maisons se repeuplaient. On en bâtissait de nouvelles. Ce me fut précisément l’occasion d’observer le mode de construction des Songhoïs,
marché dans les rues.
plus haut rapporté et si différent des procédés que j’avais observés chez les autres nègres.

Non moins différente est la physionomie générale de la ville. Le seuil de ses demeures n’est pas encombré de dormeurs ou d’oisifs, ni les rues de flâneurs, ainsi que l’œil y est accoutumé en pays nègre. De grand matin c’est à travers la cité une jolie activité, un gai mouvement, un ressort inusité. Tout cela trahit, sous la même peau noire, une autre race. Les gens circulent, hâtés, affairés, poussant des ânes chargés, portant des fardeaux, en un mot, marchant pour atteindre un but. Je me rends bien compte que cette animation vivace ne laisse pas d’être relative. Dans une rue de Paris ou de Londres je la taxerais peut-être d’indolence.
sur le port de commerce.
Mais, au continent noir et sous un soleil endiablé, il convient de ne pas se montrer trop exigeant.

Les abords des demeures de notables ou de grands commerçants sont particulièrement vivants. On y voit, à la lettre, assiéger une porte. C’est, attendant leur tour d’audience, la foule des clients, au sens romain du mot et avec notre signification commerciale. Les uns remplissent la rue de bruyantes discussions, tandis que les autres, préoccupés ou méditant
boutique des commerçants de passage.
leur affaire, croquent des noix de kola ou s’épouillent. Devant les remparts à l’est de la ville où la berge descend en pente plus douce, sur le port de commerce, les captifs chargent et déchargent les grandes barques arrivées ou en partance. De ci, de là, à travers la ville, l’on tombe sur de petits groupements de marchandes. Aux carrefours, l’on trouve des huttes basses en paille qui jurent à côté des grandes maisons, boutiques improvisées de commerçants de passage. Enfin, un peu partout dans les rues, des vendeurs isolés se tiennent
vendeuses dans les rues.
devant leur demeure, ou même se contentent de laisser, sur le seuil de leur porte, leur marchandise, avec, en regard, un tas de cauris qui en indique le prix, car souvent ce vendeur est une ménagère qui vaque entre temps aux soins de son intérieur.

Et ainsi à chaque pas, de toutes parts, la vie de Dienné crie : « Commerce ! commerce ! » au lieu qu’ailleurs le trafic reste confiné à la place du marché.

Celle-ci, cependant, ne manque pas d’espace. De plus, et encore que l’on n’y traite pas de grandes affaires, mais seulement les besoins et les provisions du jour, on y trouve des commodités et des progrès tels que la ville songhoï a coutume d’en offrir en chaque circonstance. Ce n’est pas la place quelconque, irrégulière, avec marchands et marchandises répandus au hasard. Le marché occupe au centre de la ville un grand rectangle, quadrillé régulièrement d’allées et de larges tertres, ceux-ci pour le stationnement des vendeurs celles-là pour la circulation des acheteurs. En outre, des rangées de boutiques bordent la place sur trois côtés. La quatrième face n’est point bâtie : elle s’ouvre sur la mosquée.
le grand marché de dienné.
Il semble que, par la vue du temple, on ait voulu rappeler à tout moment que la bonne foi et l’honnêteté doivent présider aux transactions.

Sur les tertres, entourées de calebasses et de poteries, des femmes offrent les provisions : légumes, lait, poissons desséchés ou frais, beurre animal, karité, épices, savons, fagots, etc. Dans les trois bâtiments en galerie ouverte, où l’espace entre deux piliers forme une boutique, se tiennent les hommes trafiquant, eux, de marchandises plus relevées : avant tout des étoffes indigènes et européennes, du sel, des noix de kola, des sandales, des boîtes d’allumettes, des glaces, des perles, des couteaux, etc. Le changeur est également
le changeur.
là, montrant sa face noire entre de petites montagnes blanches de cauris. Pour l’or vierge indigène (en anneaux, comme la monnaie de l’Égypte pharaonienne), pour nos monnaies d’argent depuis la pièce de 5 francs jusqu’à celle de 50 centimes, il donne par centaines et milliers des coquillages et réciproquement. Quant à nos pièces d’or, elles n’ont aucun cours, parce que… elles sont restées inconnues de l’indigène jusqu’à ce jour.

Mais, entre toutes, caractéristiques et pittoresques sont les boutiques des bouchers. En avant de leurs piliers sont plantés des arbustes morts n’ayant conservé que leurs maîtresses branches. C’est à cet étal original que se présente la viande, accrochée par quartiers, tandis que des moutons vivants attendent à proximité leur tour de gigot ou de côtelette. Tout proche et faisant également partie de l’installation des boucheries se trouvent des fourneaux primitifs qui permettent à l’acheteur de faire aussitôt griller son acquisition. Ils sont à sa disposition gratuitement. Il n’en est pas de même pour
le boucher.
le combustible. Le consommateur est tenu de s’en approvisionner chez la marchande de fagots voisine. En somme, n’est-ce pas tout à fait le grill-room des Anglais ? Sans l’atmosphère lourde, sans l’obscurité des tavernes de Londres, toutefois. Avec le vaste ciel pour plafond et un éclatant soleil pour lumière ; avec le décor clair et fin d’une jolie ville blanche de l’Égypte ancienne, peuplée d’une foule blanche également par ses vêtements aux amples draperies.

Certes l’Islam et la civilisation arabe se sont superposés en ce pays et assez fortement implantés, après neuf siècles, pour que bon nombre des empreintes égyptiennes aient disparu des mœurs et coutumes. Ainsi l’embaumement des corps est tombé en désuétude. La religion mahométane taxe une semblable pratique de profanation. La coutume n’en a pas moins subsisté fort longtemps parmi les Songhoïs. Les vieilles chroniques nous la signalent encore vers l’an 1500, à propos d’Ali le Conquérant. « Le roi étant mort, dit le Tarik, ses enfants lui ouvrirent le ventre, en firent sortir les intestins, et le remplirent de miel pour qu’il ne se corrompit pas. » Les anciens documents ne nous renseignent malheureusement pas aussi bien sur d’autres points importants. Il est vrai que dans les écoles, pour apprendre à écrire aux enfants, à défaut du papier trop cher, on se sert encore de planchettes en bois, bien lisses, comme faisaient les scribes des Pharaons, qui ne pouvaient à volonté user du papyrus dispendieux. Mais rien ne rappelle les écritures hiéroglyphique ou démotique. L’écriture arabe a tout effacé, comme en Égypte même, du reste. Le Koran et les jurisconsultes arabes ont également fait disparaître les coutumes judiciaires primitives.

Cependant, à mesure que l’on se mêle à la vie des Songhoïs, que l’on pénètre dans leur intimité, des indices caractéristiques de leur descendance se retrouvent aussi dans leurs mœurs et coutumes. Et leurs traditions orales, leurs chroniques, leurs demeures révélatrices ne seraient-elles pas là pour trahir leur origine nilotique, que certains menus faits ne tarderaient pas à mettre l’observateur en éveil. Les Songhoïs apparaissent semblables à un palimpseste dont on déchiffre malaisément le manuscrit premier. Des fragments manquent et manqueront toujours. Mais les omissions sont de celles auxquelles il est facile de suppléer.

Parmi les animaux adorés des Égyptiens, se trouve le crocodile cher aux prêtres de Thèbes et de Crocodilopolis. Sous une forme naturellement atténuée, ce culte se retrouve encore à Dienné. La ville et ses abords sont peuplés d’iguanes verts et énormes, en tout semblables à des crocodiles. Au Sénégal et ailleurs en pays nègre, les indigènes font une chasse acharnée à ce saurien dont ils apprécient fort la chair, fine et délicate, à ce que je me suis laissé dire. Les Diennéens, au contraire, le considèrent comme un animal sacré ; le tuer est pour eux un sacrilège. « Le Koran ne défend pas de manger les iguanes, m’expliquèrent les marabouts auxquels je rapportais la coutume des autres nègres. Nous les vénérons parce que nos pères faisaient ainsi. »

La colombe, l’oiseau-oracle du temple d’Ammon, jouit à Dienné de privilèges analogues. On lui ménage des nids dans les maisons, on pourvoit largement à sa nourriture, et jamais l’idée ne viendrait de la mettre à la broche, comme à Tombouctou ou ailleurs. Ce respect des Diennéens pour les colombes n’a pas manqué d’être connu dans les pays non songhoïs de la vallée du Niger où on leur donne le nom d’oiseaux de Dienné.

Dans l’ordre moral, un dernier rapprochement s’impose. Le fond de leur psychologie est ce caractère facile et cette douceur que, de tous temps, l’on s’est plu à reconnaître chez les races nilotiques. Le chroniqueur du Tarik, c’est-à-dire un homme du Soudan, mais qui n’est pas originaire de pays purement songhoïs, en a été frappé lui-même : « Le caractère de ses habitants est la sympathie, la bienveillance et la générosité », ne manque-t-il pas de noter. De son côté, Léon l’Africain observe : « Les Songhoïs sont des gens fort plaisants. » Quant à moi, J’ai gardé de mes relations assez longues avec les Songhoïs l’impression qu’ils sont profondément imbus de cette bonté et de cet esprit de charité dont sont pleins les vieux papyrus égyptiens. Se souvient-on du joli épisode qui marque la fondation de la vieille mosquée ? Les Imans adressent à Dieu trois invocations. Et avant de le solliciter en faveur de la ville même et de ses habitants,
dienné ! coin de marché.
ils demandent que « les étrangers qui auront quitté leur pays par suite de la gêne ou de la difficulté de vivre trouvent à Dienné une vie abondante et facile ! » N’est-il pas également d’un altruisme heureux, ce propos d’un marchand de Dienné qui m’expliquait le mécanisme du commis-voyageur : « Aux gens qui n’ont pas de biens, nous confions nos marchandises qu’ils vont vendre à travers le pays. Une partie des bénéfices leur appartient. S’ils en ont la volonté, ils deviennent marchands à leur tour. » Et il concluait : « C’est ici une honte d’être mendiant, car, parmi nous, il est possible à chacun de gagner sa vie. Si pauvre qu’il soit, un homme peut devenir riche, pourvu qu’il travaille. »

Contrairement à l’usage oriental ou arabe, et conformément à la coutume des anciens Égyptiens, chez les Songhoïs ce sont les hommes qui tissent les étoffes et non les femmes. Celles-ci se contentent de filer et de teindre. Le nègre nigritien ne connaît qu’une couleur, le bleu de son indigo. Dans les pays songhoïs, on sait teindre de plus en noir, jaune et rouge-chaudron, et ces couleurs sont, comme l’indigo, d’origine végétale. Des motifs ornementaux très réguliers sont tissés ainsi et l’un des plus fréquents est cette alternance de carrés clairs et sombres, en damier, que l’on retrouve dans les tentures et dans les voiles des fresques égyptiennes. Parmi les tissus fins, l’un d’eux mérite au moins de retenir encore l’attention. C’est une étoffe de luxe, usitée comme châle ou turban : elle est agrémentée de points semblables à ceux qui forment nos serviettes-éponge.

Chez les artisans on constate les vestiges d’une division en corporations. La maçonnerie est la tâche des hommes, tandis que dans les pays de nègres aborigènes elle échoit aux femmes. Les maçons et les forgerons sont fournis par certaines familles où la profession se transmet de père en fils. Les uns et les autres reconnaissent l’autorité supérieure de l’un d’entre eux, et ces deux chefs de corporation se joignent aux notabilités (chef de la ville, cadis, etc.) pour délibérer des choses publiques.

Tandis que les populations sénégalaises et soudanaises recherchent le bleu dans leurs vêtements, les Songhoïs de préférence vont de blanc vêtus, comme les Nubiens et, de même, ils ont le riz pour base de nourriture, au lieu du mil des nègres. Ils servent leurs mets non dans des calebasses ; mais dans des façons de grandes coupes en terre cuite qui sont en tout semblables à celles qui figurent aux scènes de repas peintes dans les mausolées égyptiens. Les formes de leurs nombreuses poteries rappellent les spécimens antiques de même provenance. J’ajouterai, pour en finir avec leurs raffinements de ménage, qu’au lieu des couchettes
dienné : la coiffeuse.
nègres en terre battue recouvertes de peaux, ils ont des lits en bois, de véritables meubles, et que celles de leurs pièces qui leur servent de chambres à coucher sont pourvues de vases de nuit. Ce dernier détail pourra sembler oiseux, sinon pis. Mais pour qui est familiarisé avec les pays nègres, cette commodité tout élémentaire qu’elle paraisse au profane, n’est pas moins inattendue que la rencontre d’un hippopotame dans le salon d’une Parisienne.

Voici venu le dernier jour que je passe à Dienné. Depuis le matin c’est un défilé des amis que lentement je me suis faits parmi les habitants. Oh ! très lentement. Nos premières relations n’avaient pas manqué de beaucoup d’hésitations, de défiances même. Ils ne comprenaient pas cet Européen, ni soldat, ni commerçant, le premier qu’ils vissent dans ce cas. Mes questions multiples, perpétuelles, inattendues, et telles que les blancs n’avaient pas l’habitude de leur poser, les déroutaient. Quand l’interprète les leur avait transmises, ils se regardaient en riant, pensant sans doute : Quelles drôles d’idées il a, ce blanc-là ! Qu’est-ce que tout cela peut bien lui faire ? Puis, ayant appris que le marabout le plus savant de la ville me faisait la lecture du Tarik, et que j’appelais souvent d’autres marabouts auprès de moi, noircissant des feuilles de papier à les écouter, je commençai à me classer dans leur esprit. On m’appela : « Marabout toubab », le marabout blanc, et ce sobriquet fut vite populaire. Bientôt pendant mes promenades, ce furent de toutes parts des saluts, à la mode arabe chez les hommes, avec la main droite se portant au front puis au cœur, et chez les femmes le geste gracieusement gauche du salut militaire. Je ne m’y méprenais pas. Il y avait dans ces démonstrations beaucoup de compassion et d’indulgence pour le maniaque, en somme inoffensif, pour « l’homme aux questions ».

Un jour je pus enfin leur parler en connaissance de cause, de leurs ancêtres, de leur grande épopée et de leurs petites anecdotes. « Ihô, ihô ! (Ah ! ah !) me dirent-il triomphalement, nous savons : tu veux écrire un Tarik (histoire) sur les noirs pour les blancs. » Dès lors ils m’apportèrent complaisamment leurs livres, m’ouvrirent toutes grandes les portes de leurs demeures, m’introduisirent même dans les pièces réservées aux femmes.

Ainsi, le monomane est peu à peu devenu quelque chose de plus qu’une connaissance ; l’indulgence s’est changée en affection. Je m’en rends compte en ce dernier jour. Ces visites d’adieu me le révèlent, car je ne les avais pas prévues. Et l’émotion me gagne. Je me découvre aussi pour certains d’entre eux quelque chose de plus que de la sympathie. Ils défilent touchants, m’apportant, qui un petit souvenir, qui des provisions, d’autres un petit billet en arabe qui représente une lettre de recommandation pour Tombouctou, et tous d’affectueux souhaits de voyage entremêlés d’aimables questions. Viendrai-je les revoir ? Causerons-nous encore de Dialliaman, de l’impie Sunni Ali, et de la vieillesse malheureuse d’Askia le Grand ? Alors pour justifier mon sobriquet de marabout toubab, je leur dis : « Oui, nous nous reverrons tous encore, mais pas ici, — dans un pays où il n’y a plus ni nègres ni blancs, — au pays d’Allah, où vous serez tous blancs comme moi ». Et nous rions ensemble une dernière fois.

Vers la fin de l’après-midi ils se sont retirés, le moment approchant de la prière qui doit être dite au coucher du soleil. Je monte sur la terrasse de ma maison. De là-haut, comme penché sur une carte, on domine la ville, l’île, la plaine et les trois canaux qui viennent découper Dienné au milieu des terres. Après avoir serré, pour toujours, les mains amies de ses habitants, je veux étreindre une dernière fois du regard ce pays pour lequel je me suis passionné.

La plaine au loin est piquée de points blancs. Elle semble semée de marguerites, de marguerites en marche, ayant toutes le même but, attirées vers l’enceinte de la ville comme par un aimant. Autour de l’île, sur le bord du rivage, les petites fleurs viennent former de petits bouquets : ce sont les gens qui en cette fin du jour se hâtent vers leurs demeures et attendent la pirogue du passeur pour rentrer. Des points sombres subissent maintenant la même aimantation : des troupeaux de chevaux qui paissaient sans entraves. Eux, n’attendent point le passeur. Des hennissements s’envolent dans l’air. Leur bande s’élance dans l’anneau d’eau qui les sépare de leur écurie, et le traverse joyeusement en se poursuivant et se mordillant. Comme personne n’est venu les attendre devant les murs, pour se sécher sans doute, ils se précipitent à travers la ville en de vigoureux galops entremêlés de ruades. Les rues se remplissent d’un amusant brouhaha, de cris, de rires et de grands gestes blancs qui sortent des vastes robes pour écarter les folles bêtes. Celles-ci, leurs ébats terminés, se mettent paisiblement à la recherche de leurs maîtres qui, eux, ne cherchent rien.

C’est l’heure où les hommes cessent de projeter en ombre leur silhouette. En bas la vie et le bruit s’éteignent. Un marabout est monté sur la terrasse de la grande mosquée et a crié : « Dieu est le plus grand ! Préparez-vous à la prière ! Préparez-vous au bonheur… » Et voici que les autres terrasses, autour de moi, se peuplent de silhouettes blanches. Sur le fond des palmiers chevelus, sur les vertes coupoles des baobabs, elles se détachent inclinées, prosternées, redressées tour à tour ; indifférentes et tournant le dos aux splendeurs pourprées de la lumière qui meurt, présentant la face au Levant déjà enténébré, mais où luit pour eux l’éternelle lumière, où se trouve La Mecque. Au-dessus de la ville, c’est une religieuse pantomime, une animation silencieuse, coupée tout à coup par une voix d’airain — le clairon du fort qui sonne la soupe…

La plaine est devenue un vaste désert fantastiquement enluminé, surmonté d’une palette où flamboient tous les tons de l’incandescence. Les canaux, à peine visibles tantôt, éclatent maintenant en lacets scintillants et irisés, miroirs des folies du ciel, et sur leurs bords, échelonnées, immobiles, les aigrettes alignées semblent des colliers de perles roses. Puis tout cet enchantement s’effondre dans la brusque obscurité des tropiques.

Adieu, amis qui susurrez des prières inconnues à mes lèvres. Adieu, île étrange, au milieu des terres, et non au milieu d’une mer ou d’un fleuve. Adieu, Mère de Tombouctou. Adieu, Dienné l’Égyptienne, à qui je dois l’inconcevable jouissance d’avoir vécu, en cette fin du dix-neuvième siècle, dans un cadre pharaonien.


X

DE DIENNÉ À TOMBOUCTOU

J’ai pris pour gagner Tombouctou l’habituel chemin, le Niger, et me suis réinstallé dans mon yacht-pirogue. J’ai hâte d’atteindre la ville mystérieuse afin d’y lire la suite de cette épopée de civilisation dont Dienné m’a conté la première partie. Il me tarde de soulever complètement le voile qui si longtemps nous a caché le Soudan, et nous l’a fait imaginer comme un des derniers refuges de la barbarie, alors que lui aussi avait cueilli un rameau au grand arbre égyptien, père de toutes les civilisations occidentales.

Tara ! Tara ! Bosos… Volez, mes braves bateliers… Quelle vie pendant sept jours ! Nous voyageons jour et nuit. Je n’ai pas dormi deux heures consécutives. Trouver son chemin à travers les trois deltas qui précèdent Tombouctou n’est pas une petite affaire. La boussole d’une main, la carte de l’autre, comme un capitaine sur l’Océan il me faut guider mon petit navire. C’est véritablement un océan, tout ce pays, en ce mois de janvier où les inondations atteignent leurs limites extrêmes. C’est la mer de verdures navigables. Un affolant dédale s’étend en aval de Dienné, un entre-croisement déroutant de bras, de canaux, de méandres et d’anses. Avec les cartes encore incomplètes et les équipages inexpérimentés que je recrute à la hâte aux relais, il faut une vigilance incessante. Et pas de lune en ce moment ! Pour tout éclairage de nuit, la vague lueur des étoiles qui favorise à merveille les perditions. L’une m’a laissé le souvenir d’un angoissant cauchemar.

J’arrivai une nuit aux environs d’El-Oual-Hadj où les deux branches du Niger se réunissent en un lit unique. La rencontre de leurs eaux forme un petit archipel. Engagé en pleine obscurité dans ce semis d’îles, je m’y empêtrai si bien
les flotilles de
que je n’en sortis qu’avec le jour, ayant erré durant les ténèbres de droite et de gauche, allant en avant, en arrière, croyant toujours avoir découvert l’issue, mais ne tardant pas à me retrouver devant la silhouette noire de l’un ou de l’autre des îlots. Je me sentis emprisonné dans un labyrinthe. Vous connaissez l’anecdote de cet ivrogne qui a pris pour appui, dans sa marche chancelante, la grille entourant un monument : il finit par se convaincre qu’il a été enfermé. Bien que le vin n’y fût pour rien, en pleine eau, j’eus une nuit tout à fait cette sensation-là.

En sept jours nous avons franchi la région des deltas, environ trois degrés géographiques, soit, avec les crochets et les détours, près de 500 kilomètres. Devant ma demeure ambulante J’ai vu défiler tour à tour des paysages de Normandie et des sites de Syrie, de beaux troupeaux, et des ports fluviaux
commerce sur le niger.
tels que Korienzé, Saréféré, Daré-Salam, qui secondent Dienné dans l’approvisionnement du marché de Tombouctou. Nous avons croisé ou rejoint nombre de ces belles « barques de Dienné » parfois isolées, plus souvent en convoi de dix ou quinze, suivant la coutume du temps où elles étaient obligées de s’unir pour résister aux pirates du Niger. Le soir ces convois créaient de pittoresques tableaux. Les bateaux étaient à l’ancre devant une anse abritée, tandis que les gens campaient sur la berge autour de grands feux. Et la vision vous venait des Phéniciens courant de même et vivant ainsi sur les bords de la Méditerranée.

Deux postes seulement échelonnent notre route, à Saréféré et El-Oual-Hadj. Ils diffèrent totalement de ceux que nous avons vus jusqu’alors, et à ce titre demandent mention.
halte du soir.
Depuis un an seulement nous avons pris pied en cette région, naguère domaine d’exploitation et de pillage des Touaregs. On conçoit que les postes ne soient pas ici de simples centres de surveillance et d’administration, mais qu’ils aient conservé leur caractère de forts et toute leur valeur de points stratégiques. De loin on voit scintiller les baïonnettes des sentinelles. Des vigies, haut placées, surveillent l’horizon.

Le fort d’El-Oual-Hadj, en particulier, a une note militaire très intense : c’est tout à fait un poste de pionniers, élevé de toutes pièces par une demi-compagnie de tirailleurs soudanais. Au milieu d’un bois de palmiers-rhôniers sur les bords du Niger, imaginez une clairière. Là, sur un tertre rectangulaire et artificiel, se dressent quatre hangars se faisant vis-à-vis : ils ont été édifiés uniquement avec le bois des arbres abattus dans la clairière. Deux servent d’habitation aux blancs, officiers et sous-officiers ; les autres aux soldats noirs. Une palissade court autour du terrassement, dont les pentes sont en outre jonchées de fourrés d’épines mortes, et les abords tendus de fils de fer en prévision des assauts. Point de murs ni de meurtrières… Ne pas être surpris et pouvoir envoyer facilement des feux de salve, telle a été la donnée rudimentaire sur laquelle on s’est installé, ayant quelques pelles, pioches et haches pour tous outils et des soldats nègres pour tous artisans. Savez-vous ce que la construction du fort a coûté au budget ? La somme formidable de 49 fr. 50 !

Et pour ce prix il est même pourvu d’un merveilleux mirador d’où une vigie peut signaler les arrivées suspectes, et par terre et par eau. À quelques centaines de mètres des fortifications en épines mortes se dresse un monticule isolé sur le plat rivage. Ce n’est assurément pas une œuvre de la nature. De-ci, de-là, on y retrouve des pierres, des briques, qui ne manquèrent pas d’intriguer le capitaine Philippe, constructeur du fort d’El-Oual-Hadj, un des rares survivants de la colonne Bonnier, par ce fait que la garde de Tombouctou lui avait été confiée durant cette fatale reconnaissance. Interrogés, les indigènes racontèrent que plusieurs monticules semblables existaient dans les pays environnants, sur la rive droite comme sur la rive gauche du fleuve : la légende courait que c’étaient les demeures des chefs d’autrefois, tombées en ruines.

Tel n’est point mon avis. Je crois que ces monticules sont les tombeaux et non les palais de ces mêmes chefs. El Bekri, un Arabe qui visita ces pays-ci vers le milieu du xie siècle, décrit leurs funérailles en ces termes :

« À la mort du roi ces nègres construisent avec du bois de rhônier un grand dôme qu’ils établissent sur le lieu qui doit servir de tombeau. Ensuite ils étendent le corps sur une couche garnie de tapis et de coussins et le placent à l’intérieur du dôme. Ils disposent auprès du mort ses parures, ses armes, les plats et les tasses dans lesquels il avait mangé et bu, et diverses espèces de mets ou boissons. Alors ils enferment avec le corps de leur souverain plusieurs de ses cuisiniers et fabricants de boissons. On recouvre l’édifice de nattes et de toiles, et la foule assemblée s’empresse de jeter
le fort d’el-houal-hadj
de la terre sur ce tombeau et d’y former ainsi une grande colline. Ils entourent ce monument d’un fossé qui offre un seul passage à ceux qui voudraient s’en approcher. Ils sacrifient des victimes à leurs morts et leur apportent comme offrande des boissons enivrantes. »

Je n’ai malheureusement pu vérifier si le monticule-mirador renfermait encore son dépôt macabre. Le fort se serait difficilement passé d’un perchoir aussi commode. Mais des temps meilleurs ne peuvent tarder. Et quand les Touaregs auront définitivement réintégré le désert, leur patrie première, j’espère qu’il se trouvera parmi les commandants d’El-Oual-Hadj un esprit assez curieux pour demander au monticule son secret.

Depuis Saréféré le voyage, si intéressant par ses tableaux variés, offre encore l’attrait d’un drame de la nature : la lutte du Niger et du Sahara, le combat de la vie contre la mort, l’assaut de la fertilité contre la stérilité. On perçoit très distinctement les efforts que le fleuve géant oppose aux sables. Les coups qu’il leur porte se marquent en vertes taches : prairies, plaines de cultures, rizières, arbres. Ceux qu’il en reçoit, peu nombreux tout d’abord, se détachent scintillants et crépitants de blancheur, — dunes qui éblouissent l’œil sous l’éclatant soleil. De loin en loin elles se frayent un chemin à travers les verdures vivaces et viennent brusquement mourir sur le bord du fleuve. Le spectateur est averti : le domaine des eaux va finir. Le royaume des sables n’est pas loin.

Cependant Tombouctou approche. Le Niger faiblit. Au lieu de marcher de sa franche allure vers le nord, doucement il s’infléchit vers l’est. Les sables redoublent leurs attaques. À l’ouest, sur la rive gauche, leurs masses apparaissent de plus en plus nombreuses. En chaînes elles suivent à distance le géant, le surveillent, s’approchent. Décidément il cède : elles sont trop qui pointent blanches à travers les verdures vivaces, les dunes.

À quelques heures de Tombouctou se déroule la dernière scène du drame. Voilà qu’à droite l’horizon s’agrandit démesurément. Une plaine d’eau se dessine à l’est. Résolument le Niger cède le nord aux sables, et presque à angle droit, se retire dans la direction du lac Tchad. Il se retire du reste avec tous les honneurs de la guerre, en retraite et non en déroute. Pour protéger sa marche il détache un grand bras — le marigot de Daï — qui livre un dernier assaut aux dunes. Et cette arrière-garde défend vaillamment la retraite puisque, par moments, elle parvient à se
plan des environs de tombouctou.
jeter en pleins sables et que nous retrouverons ses eaux sous les murs même de Tombouctou.

Le royaume des sables est notre but : c’est à ses portes que s’élève la ville prestigieuse. Laissons donc le fleuve aller au-devant des aurores, et, nous séparant de lui, dirigeons-nous vers le marigot de Daï. Ce mois de janvier marque ici le moment des plus hautes eaux. Le flot couvre le moindre espace à sa portée. Jusqu’au pied des dunes il n’a pas manqué de former l’habituelle plaine d’herbes aquatiques. Le marigot s’avance au milieu d’une vaste étendue claire mi-verte, mi-jaune, ourlée au loin de la bordure sombre d’une ligne d’arbres qui indique la terre ferme, non envahie. L’ourlet cependant s’interrompt tandis que notre barque s’avance, et démasque une dune, plus que les autres longue et blanche. Elle attire le regard et fascine en ce vaste horizon où l’œil ne peut se reposer. Elle semble avec arrogance proclamer la victoire des sables. Et vraiment elle a quelque raison de s’enorgueillir ; derrière elle, en droite ligne, à quelques kilomètres, s’abrite Tombouctou.

Pourtant ce n’est pas là qu’est situé Kabara, le débarcadère et le port de Tombouctou, mais plus avant dans l’horizon, où émerge une masse ronde, un pompon sombre. Sur lui nous nous dirigeons en droite ligne, abandonnant le marigot pour couper au travers des verdures navigables. De fréquents passages y ont du reste tracé un sentier aquatique plaqué de nénuphars. Et tandis que la barque s’avance, à côté du pompon sombre, vert maintenant, apparaît une nouvelle hauteur sablonneuse. Lentement elle se précise. Enfin le tableau se dessine : sur la crête de la dune, à l’une des extrémités une masse carrée de murailles sur laquelle flotte un drapeau — le fort sans doute ; — à l’autre extrémité, comme gravée au burin dans le ciel clair, une croix haute et noire étend des bras sinistres… Au-dessous de cet étrange vis-à-vis, des maisons cubiques en terre et des huttes rondes en paille descendent vers la berge. Tel apparaît Kabara.

Les dernières herbes franchies, nous débouchons au milieu d’un bassin où repose une flotte de barques de Dienné, et nous accostons au pied du pompon vert qui n’est autre qu’un grand arbre en boule. D’un large quai un bruit de foule s’élève. Devant les proues règne l’amusant mouvement des ports. En réduction, très certainement ! Le port de Tombouctou est un port miniature, un port joujou comparé au Havre ou à Marseille, mais de prime abord l’œil y saisit la même note.


l’arrivée à kabara.

Aussitôt débarqué, l’attention se porte invinciblement sur deux sujets qui désormais ne vous sortiront plus de l’esprit : les sables et les Touaregs.

Les sables, parce que, les pieds à peine mis à terre, vous y pataugez et y enfoncez comme dans la vase, et que dans les rues, dans la campagne, dans les maisons, partout vous les retrouvez et les voyez toujours.

Les Touaregs parce qu’on ne les voit jamais, mais que tout les évoque.

Aux abords du fort, c’est un luxe de sentinelles inusité, et à l’intérieur, l’habituelle garnison d’infanterie est complétée par de la cavalerie et des canons. Bien qu’une année se soit écoulée depuis notre occupation, on reste sur le qui-vive. On sent que la dure leçon du massacre de la reconnaissance Bonnier a été prise à cœur. Elle a été renforcée ici même par un épisode non moins tragique et dont les Touaregs furent également les fauteurs : le massacre de l’enseigne de vaisseau Aube a eu lieu à peu de kilomètres du fort. Sa canonnière était ancrée là, au pied du pompon vert, quand, attaqué par les hommes voilés du désert, il s’est laissé entraîner en une vaine poursuite au milieu des sables. Le jeune imprudent et ses dix-neuf compagnons
kabara : tombe de l’enseigne aube et de ses dix-neuf compagnons.
reposent là-haut sur la crête vis-à-vis du fort, sous la grande croix qui tend ses bras sinistres vers la sérénité du ciel.

Comme Ségou et Sansanding, Kabara a cruellement souffert de l’anarchie de la vallée du Niger, aggravée encore par les longues exactions des Touaregs. L’intérieur de la ville est d’aspect délabré. Pour la première fois cependant le décor misérable ne donne pas l’impression dominante. Il s’efface devant le mouvement et l’activité qu’il encadre. Les quais vibrent d’une folle agitation, encombrés de ballots, de jarres, de sacs qu’embarquent les grands bateaux pansus. Des bateliers et des voyageurs économes campent un peu partout. À travers les rues, c’est un continuel va-et-vient de débardeurs, d’ânes, de chameaux. Des convois arrivent de Tombouctou chercher les marchandises, et des nomades du désert amènent du bétail pour l’échanger contre des approvisionnements nouveaux. Deux chiffres du reste préciseront l’intensité de ce mouvement : pour 1 200 habitants fixes que compte la ville, elle a une population flottante de 1 000 étrangers.


sur les quais de kabara.

Kabara n’est pas seule à servir de débarcadère et de dock à Tombouctou. Elle partage ce double rôle avec deux autres ports, ne pouvant le remplir que pendant un temps limité chaque année, de novembre à mars, quand les eaux sont hautes.

Au moment de la crue maxima (janvier) les eaux envahissent et suivent deux dépressions à l’extrémité de la dune de Kabara, passent derrière celle-ci et pénètrent à 10 et 14 kilomètres au milieu des sables. L’un de ces débordements, le plus petit, qui se dirige vers l’ouest et prend le nom de marigot de Kabara, forme une voie navigable et conduit jusqu’à Tombouctou. On cite des années où, comme en 1894, la crue fut si forte que les grandes embarcations de trente tonnes purent aller ainsi déposer leur chargement entier devant les portes de la ville. Habituellement, pour les amener jusque-là il faut les décharger considérablement. Mais pendant un mois et demi des pirogues-allèges circulent régulièrement entre Kabara et Tombouctou par ce marigot.

En avril, le niveau du Niger a considérablement baissé. La vaste plaine de verdures navigables à travers laquelle nous venons de couper s’assèche et une vaste plaine de
sur les quais.
culture s’étend devant les quais de Kabara. Car pas plus que dans le Dienneri le fleuve n’a formé des marécages. C’est ici la même inondation fertilisante que là-bas. Aussitôt que les eaux se sont retirées, le feu est mis aux hautes herbes et les terres sont ensemencées de riz, de mil et de blé : Kabara cesse alors d’être un port et devient un centre agricole.

D’avril à juin les grands bateaux viennent accoster à 4 kilomètres de Kabara, à Daï sur le marigot de ce nom, et un service d’allèges fonctionne entre Kabara et Daï, grâce à un petit chenal. Plus tard encore, en juillet, les barques sont obligées de s’arrêter à Korioumé-Djitafé, à 10 kilomètres de Kabara, sur le Niger même, au point où il forme le marigot de Daï.

Par suite du régime des eaux du Niger, Tombouctou a donc trois ports. Cet inconvénient n’avait pas échappé à la
le port de kabara.
sagacité d’Askia le Grand qui avait concentré à Kabara sa flottille de guerre sous les ordres d’un amiral d’eau douce. À travers la plaine il avait fait creuser le chenal de Daï à Kabara dont nous venons de parler. Ce travail assurait sans doute la circulation permanente des allèges et faisait de Kabara le port unique, réduisant Daï et Korioumé à être de simples places de transbordement. Aujourd’hui ce chenal s’est malheureusement ensablé et devient impraticable aux eaux basses du Niger.

Par la route de terre, 8 kilomètres seulement séparent Kabara de Tombouctou. J’aurais donc pu atteindre la ville mystérieuse peu d’heures après mon débarquement.

Quelque impatience qui me tînt, je n’ai pas voulu l’aborder ainsi, harassé et fourbu, sous l’influence de l’inévitable réaction qui suit un effort prolongé. J’ai demandé au repos de rétablir l’équilibre dans mon organisme, afin de jouir tranquillement, sainement, pleinement, du spectacle après lequel je cours depuis de longs mois. Voir Tombouctou ! C’est un rêve que Je faisais déjà sur les bancs du collège. Il va devenir une réalité. Soyons épicurien. Pas de gloutonnerie inconsidérée. Sachons savourer. Du haut du fort, m’a-t-on dit, vous pouvez apercevoir la ville. Je n’y suis pas monté. Je veux aussi savourer tout entière la première impression de l’arrivée, sans qu’elle ait été déflorée par une vue même microscopique.

Une après-midi j’ai enfourché une brave mule, un vrai fauteuil à roulettes. Mon bagage agrémente quelques bosses de chameaux. Trois heures : un clairon sonne, la ville s’agite et secoue sa sieste. Des paquets de gens, d’ânes et de chameaux accourent vers la petite esplanade en avant du fort, d’où sort bientôt un piquet d’une vingtaine de tirailleurs, le fusil sur l’épaule.

C’est l’heure où part quotidiennement le convoi. Sur ces 8 petits kilomètres on ne peut circuler à sa guise comme sur les 500 kilomètres de la route de Kayes au Niger. Il faut cheminer sous escorte. Le trajet n’est pas sûr, pour court qu’il soit. Vous devinez le motif : les Touaregs, toujours ! Il y a dix jours ces brigands ont encore attaqué des gens isolés et les ont dûment pillés et tués.

En avant pour le Sahara ! La foule des voyageurs pour Tombouctou s’avance autour des tirailleurs dans un pittoresque brouhaha. Chacun porte ou pousse quelque chose. Les enfants houspillent de malheureux petits ânes tellement surchargés qu’on aperçoit à peine leurs oreilles, et qu’ils semblent des paquets automobiles. Les hommes armés de lances et de fusils accompagnent les chameaux. Il y a des femmes aussi, juchées sur des bourricots, avec, en croupe, leur progéniture qui braille, tandis qu’elles fument placidement de longues pipes. On a moins l’impression d’une caravane que d’un peuple armé qui émigre, chargé le plus possible, emportant ses lares.

Ces confins du désert me causent une déception. Je m’attendais aussitôt à une vaste nappe nue de sables éblouissants. La nature ne procède pas à un changement aussi brusque, elle ménage une transition. Certes ce n’est au loin à la ronde que
sur la route de kabara : traversée du marigot.
sables chauds et moelleux, mais non pas nus. Seule la route, ou plus exactement la piste, offre la blancheur et l’éblouissement attendus. On avance au milieu d’une végétation particulière, ni futaies ni broussailles. C’est une forêt d’arbrisseaux qui ne dépassent guère la taille d’homme et jamais ne deviendront des arbres : une forêt naine, une forêt rachitique, des touffes de palmiers-nains, de mimosas, de gommiers, d’acacias, un assemblage de verdures à épines et aiguillons. Tout cela est d’un vert pâle et poussiéreux, d’un vert anémique ; les branches et les feuilles sont si menues qu’il n’en résulte aussi qu’une ombre anémique, l’ombre fantôme d’une forêt fantôme.


sur la route de kabara à tombouctou : le convoi.

Non moins inattendu, au Sahara, est le cours d’eau devant lequel on arrive bientôt et que l’on retrouve une deuxième fois, puis une troisième. De l’eau dans le désert ! C’est le marigot de Kabara qui à cette époque-ci de l’année zigzague jusqu’à Tombouctou, et chemin faisant, forme même des mares permanentes. Dieu soit loué ! on n’y a pas encore jeté de ponts. Imagine-t-on le Sahara avec des ponts ? La piste vous mène
vue d’ensemble du port
donc droit au bord de l’eau qu’escorte et escortés traversent à gué pour la plus grande Joie du spectateur.

L’eau vient largement à la poitrine. Les tirailleurs retirent soigneusement leur uniforme, les hommes leur amples robes, les femmes également, mais elles conservent imperturbablement leurs… pipes. Chacun porte sur sa tête ses plus précieuses choses, armes et vêtements, puis on passe de même les colis. Enfin, c’est le tour des bêtes. Les ânes provoquent des scènes folles. Au moment où l’eau, moins haute, les dispense de nager, on en voit se coucher comme pour un suicide. D’inénarrables sauvetages s’opèrent alors. Tout le monde se précipite sur le capricieux, l’un le saisit par les oreilles, les autres par les pieds et surtout par la queue, le grand levier en ces occasions. Et l’animal se laisse tranquillement porter sur la rive, tandis que ses sauveteurs, dans leur zèle,
et des quais de kabara.
bousculent les distraits et leur font prendre des bains involontaires.

On imagine si les Touaregs auraient la partie belle au milieu d’un pareil tohu-bohu. Justement à droite et à gauche de la piste ce ne sont qu’ondulations et plis de terrain couverts de verdures rachitiques. Les sables comme la mer se laissent soulever en grandes lames par les brises. Rien de plus facile qu’une surprise : chacun de ces vallonnements offre une
commencement du désert autour de tombouctou.
admirable cachette, une parfaite embuscade aux pillards du désert, et, le coup fait, cette configuration du sol favorise singulièrement leur fuite.

Aussi le milieu de cette petite route de Kabara à Tombouctou a-t-il une vieille et sinistre réputation, étant, de longue date, exploité comme coupe-gorge. Les indigènes lui ont donné le nom tragique de : Our’ Oumaïra : « On n’entend pas », sous-entendu : « ni à Kabara, ni à Tombouctou, le cri des victimes ». Hélas ! pour nous aussi, l’endroit est de triste mémoire. Sur l’un de ses vallonnements se dresse une croix noire, sœur de celle qui domine si lugubrement Kabara. C’est là, au pied d’un bosquet que l’on retrouva les corps du jeune Aube et de ses dix-neuf compagnons. Une petite plaque de cuivre clouée à la croix porte :

Après la lecture de cette inscription, on n’est pas sans loucher de temps en temps, à droite et à gauche, vers le paysage ondulé et boisé… Un peu de prudence est décidément de mise
our’ oumaïra.
et cette préoccupation jointe au brouhaha de ce peuple pittoresque qui marche hâté et en flots serrés autour de l’escorte, comme des poussins autour de leur mère, finit par détourner si bien la pensée qu’on en oublie le but, le spectacle attendu.

Cependant, à un moment donné, la masse serrée du convoi se relâche, s’aère, s’éparpille, se répand plus à droite et à gauche des rouges chéchias des tirailleurs. En même temps la piste grimpe vers une dune dénudée, et lorsqu’on a fait comme elle, tout à coup devant vos yeux s’étale Tombouctou.



tombouctou : le grand marché.



XI

TOMBOUCTOU[8]

Le ciel immense et brillant, la terre brillante et immense, et, venant trancher l’un de l’autre, un fin et grand profil de ville, une silhouette sombre, régulière et longue, c’est ainsi qu’apparaît la Reine du Soudan, image de la grandeur dans l’immensité.

Tout est simple et sévère à travers l’espace. La forêt naine a disparu. Rien ne rapetisse le paysage. Le sol maintenant est d’aspect véritablement saharien, ondulé, pelé, nu. Dans cette mer de sables, bêtes et gens paraissent des bacilles, cependant que Tombouctou reste impressionnante et grandiose.

Elle trône sur l’horizon dans une majestueuse attitude, comme une reine. C’est bien là la cité imaginée, la Tombouctou des séculaires légendes d’Europe.

À mesure que l’on en approche, le sable se strie de grands ossements blancs, carcasses déchiquetées par les fauves, chameaux, chevaux, ânes, morts au terme du voyage, — l’habituelle ceinture des villes d’Orient, la bordure coutumière des chemins du Désert.

Puis la silhouette longue et fine se détaille. Trois tourelles régulièrement espacées pointent au-dessus de la masse. En revanche, disparaît l’illusion d’une enceinte de murailles que produisait la netteté avec laquelle les pieds de la ville se détachaient sur le sable blanc. On distingue maintenant des terrasses de maisons cubiques s’étageant doucement, de manière à donner idée de la profondeur de cette masse au long profil, renchérissant ainsi sur la première et grande impression.

Et, au lieu de venir des bords du Niger, que vous arriviez des rives de l’Atlantique par la route d’Araouan et du Maroc, ou des côtes de la Méditerranée par la route de Ghadamès ou de Tripoli, toujours la ville se présente en silhouette fine, longue et profonde, et évoque le grand dans l’immense toujours.

Nous sommes parvenus à l’entrée de la ville. Et voilà que disparaît l’impressionnante vision, tout à coup, comme un décor dans les dessous d’un théâtre.

Un nouveau tableau a surgi, d’impression grande, lui aussi, mais par son caractère tragique.

Au lieu de pénétrer dans la cité régulière et compacte promise par cette vision longue et profonde que l’œil garde encore, il semble que l’on entre dans une ville qui vient de passer par tous les drames accumulés d’un siège, d’une prise et d’une destruction.

Ce premier plan, qui, de loin, sous le jeu des ombres et du soleil, paraissait former une ceinture de remparts, sait-on ce que c’est ? Des maisons désertes, éventrées, dont les plafonds se sont effondrés, dont les portes sont absentes ; des pans de murs ébréchés et croulants ; puis des tertres de ruines informes, amoncellements de terre, de briques crues et de morceaux de bois. Et, au milieu de tout cela, des espaces libres, sans doute les chaussées des maisons défuntes.
une rue à l’entrée de tombouctou.

Aussitôt cette sinistre entrée franchie, voici le marché ou plutôt l’un des marchés de Tombouctou, celui que l’on me dit être le plus grand. J’espère donc que la décevante image des ruines va s’effacer sans retard.

L’emplacement assurément ne laisse pas d’être spacieux. Mais ça, le grand marché de la grande Tombouctou ? Des femmes qui, devant de petits paniers, de petites calebasses, de petites nattes rondes, vendent de ces infimes petites choses, rouges, vertes, blanches, fauves, noires, épices ou légumes, pour d’infiniment petites sommes en coquillages, comme sur n’importe quel petit marché de n’importe quel petit village du Soudan ! Ça, le commerce universel de Tombouctou ? Si je songe seulement au marché de Dienné, c’est la chose la plus misérable du monde. Moi qui comptais trouver ici un pendant à nos grandes foires de jadis ou à celle de la Nini-Novgorod d’aujourd’hui ! Moi qui m’attendais à voir en amoncellements les produits de l’Afrique arabe et de l’Europe en face des productions de l’Afrique nègre !

Et au lieu de dissiper la vision des ruines premières, ce spectacle l’y grave plus profondément. Que se passe-t-il ici ? Que s’est-il passé ? se demande-t-on déconcerté, ahuri.

Autour du marché, cependant, les maisons ont l’air d’être encore debout et habitées. Vraiment ! Hélas ! mes belles demeures de Dienné, que vous voilà loin ! Où sont vos silhouettes hautes, harmonieuses, imposantes ? Vous m’apparaissez comme des monuments, maintenant. C’est ici la maison quelconque, cubique, sans caractère, sans élévation, sans allure : quatre murs et un toit plat. Encore si, dans leur médiocrité, ces maisons étaient propres et engageantes. Mais leurs murs de briques crues s’en vont émiettés, lézardés, effrités, sous les efforts combinés de la pluie, du vent et du soleil. On voit que depuis longtemps on a cessé tout entretien. Il semble qu’elles aient été désertées des années durant, et rehabitées tout récemment. L’aspect bizarre des murailles de clôture confirmerait ce soupçon : comme en hâte, les brèches en ont été bouchées, ici par des nattes tendues, là par des paquets de paille ou d’épines mortes, grossièrement ajustés.

Ainsi, plus on avance, plus se multiplient les tableaux misérables, et moins on retrouve trace de la majestueuse vision du dehors. Seul, le ciel reste toujours semblable, brillant et immense.

Suivons cette rue qui s’enfonce en pleine ville. Elle paraît en appeler de la désolation ambiante. Les constructions qui la bordent sont plus élevées en effet, un étage les surmonte. Mais, quelque disposé que l’on soit à l’indulgence, on ne peut s’empêcher de reconnaître que ces bâtisses aussi menacent ruine, que la négligence est gravée sur leurs murs aussi, lézardés et rongés. L’étage qui les surmonte semble plutôt croulant, et là-haut, les barreaux de leurs fenêtres mauresques s’émiettent. Seules, les portes témoignent de soins et d’entretien, trahissent la vie.

… Elles sont très curieuses ces portes massives, garnies à profusion de clous à têtes énormes, ferrées comme des coffres-forts. Toutes sont, du reste, soigneusement fermées, contrairement à la coutume en pays nègre.

Au delà de cette rue qui forme comme une place saine, reparaissent des taches lépreuses : terrains vagues, emplacements d’habitations rasées et disparues, ou maisons vides et éventrées s’entremêlant à des demeures écrasées et pauvres aux clôtures hétérogènes d’épines, de nattes et de murs. Parfois la misère affecte un nouvel aspect : des groupes d’habitations tout en paille, huttes bombées avec enclos en paillassons, — des coins de village de Foulbés nomades, au milieu de ces débris de ville. À l’encontre de certaines imaginations exigeantes, je ne m’attendais certes pas à trouver ici un pendant à Athènes, Rome ou Le Caire. Les sables du désert prêtent évidemment aux conceptions architecturales des matériaux insuffisants. Mais des huttes en paille ! Peu nombreuses, il est vrai, mais en pleine ville !

Puis, de nouveau, plusieurs îlots sains, à maisons hautes, à portes bardées et closes ; puis des effondrements, de nouveau. L’un d’eux arrête. Encore que les murs soient ajourés comme une dentelle et laissent pendre lamentablement des débris de plafond et de toiture, le vaste ensemble de ces ruines décèle une habitation d’importance. Un édifice public peut-être ? J’interroge. Effectivement, ce n’était pas une demeure quelconque. Là habitait un homme qui fut un jour connu de l’Europe et du monde entier, pour lequel la reine d’Angleterre se mit en frais de correspondance, un homme dont les savants et les explorateurs de tous pays gardent solidairement un pieux souvenir ; là habitait l’hôte et le protecteur de Barth : Cheik el Backay. Des murs croulants ayant le ciel pour plafond : voilà ce qui reste de la demeure de cet homme riche et puissant. Dans la cour de la maison poussent de petits cotonniers et, dans un réduit, végète la famille d’un de ses serviteurs : voilà ce qui reste de la vie brillante qui longtemps s’y déroula.

Et, d’une extrémité à l’autre de la ville, c’est toujours le même spectacle : des rues malades, des rues mourantes et des rues mortes, au milieu desquelles on enfonce dans le sable mouvant comme en plein Sahara ; de hautes demeures qu’en désespoir de cause on se résout à trouver très bien ; des maisons basses, plus nombreuses, qui se classifient médiocres et des huttes alternant avec des ruines désertes et des terrains vagues. Pas une maison de dehors avenants, entretenue, intacte. Une cité en déliquescence, telle est intérieurement cette ville que le soleil, ce terrible illusionniste, vous avait montrée si majestueusement grande au dehors, de loin…

Aurait-on été le jouet d’un mirage ? Le spectacle est si inattendu et si impressionnant, qu’il vous absorbe tout entier : on ne voit pas la vie ni le mouvement qui règnent dans ces ruines ; on ne s’aperçoit pas qu’il contraste avec ce décor de ville expirante. De grandes silhouettes bleues et blanches circulent avec activité. Des chapelets de chameaux, d’ânes et de porteurs volumineusement chargés, encombrent les voies en même temps que des écroulements. On n’entend guère que s’entrecroisent tous les idiomes du Sahara, du Soudan et d’ailleurs, depuis la Méditerranée et l’Atlantique jusqu’au lac Tchad, au pays de Kong et au Sénégal. On ne distingue pas
tombouctou : coin de ville.
sous les turbans blancs, sous les fez rouges et les bonnets, les types les plus divers des races nègre, arabe et berbère, Songhoïs, Mossis, Bambaras, Toucouleurs, Malinkés pour les noirs, Foulbés, Maures, Touaregs, Marocains, Tripolitains pour les blancs. Cet amalgame humain est si tristement vêtu, son pelage négligé, pauvre et crasseux est tellement en harmonie avec les ruines, qu’il se confond avec elles.

La déception a été si vive que l’équilibre de la vue et du jugement se trouve rompu.

Ce n’est pas seulement l’illusion extérieure, le mirage évanoui, qui exaspèrent cette déception. Il y a aussi l’effondrement de tout le prestige que le nom de Tombouctou évoque à l’esprit d’un Européen. La déroute est complète. Car l’on sait que la ville n’a subi ni siège, ni bombardement, ni pillage, ni destruction, lorsqu’elle fut occupée par nos troupes. Notre drapeau a été arboré il y a quelques mois sans assaut, sans même qu’un coup de fusil ait été tiré. Elle est aujourd’hui telle qu’elle fut au temps où elle était inviolée.

Et c’est là Tombouctou la Grande ? Tombouctou métropole du Sahara et du Soudan, aux richesses et au commerce tant vantés ? C’est là Tombouctou la Sainte, la Lettrée, cette lumière du Niger dont on a écrit : « Un jour viendra où nous corrigerons le texte de nos classiques grecs et latins sur les manuscrits qui y sont conservés. » Mais je n’ai pas vu même une de ces écoles en plein air si nombreuses dans les rues de Dienné.

Des ruines, des décombres, des débris de ville, est-ce là le secret de Tombouctou la Mystérieuse ?

On devine combien fut grande ma perplexité lorsque je dus songer à m’installer. Ma première pensée fut, tout naturellement, de me loger comme en route, sous la tente plantée en quelque terrain vague, à distance respectueuse et prudente de ces maisons croulantes. Cependant mon domestique — un ancien tirailleur sénégalais qui s’est battu contre Samory et n’a peur de rien — s’était mis en quête d’un logement, tandis que je parcourais la ville. « J’ai trouvé une case », me dit-il, et d’un air radieux il m’entraîna vers l’une des maisons cubiques empreinte comme les autres d’un intense cachet de déliquescence.

À ma surprise extrême l’intérieur ne s’harmonisait aucunement avec l’extérieur.

Ce n’était pas un palais, certes. Mais le logis était frais, propre et en très bon état, un véritable régal des yeux après les désastreuses visions du dehors. Je me décidai sur la minute. L’habitation comprenait deux pièces formant vestibule et précédant une cour grande comme deux draps de lit. Sur celle-ci ouvraient trois chambres, les appartements proprement dits.
panorama extérieur.
Un couloir conduisait à une cour postérieure de destination vague, et un petit escalier menait au toit en terrasse. Le tout m’était loué 25 francs par mois !

Sans tarder, l’on déchargea mes chameaux qui grognaient à la porte et je contemplai mon bagage avec émotion. Il m’avait semblé un moment que jamais je ne verrais quelque chose d’intact à Tombouctou, qu’il n’y avait plus rien d’intact au monde.

La vue de mes colis fut un réveil libérateur de ce cauchemar.

Avec une véritable fièvre je déballai moi-même et installai aussitôt mon lit de voyage, ma table et ma chaise pliante, mes marmites, mon tub et ma brosse à dents. Et je contemplai tout cela avec une joie enfantine mêlée d’attendrissement, car tout cela n’était pas lézardé, croulant, ruiniforme…


de tombouctou.

Le lendemain j’ai fait porter à travers la ville les lettres de recommandation dont m’avaient pourvu mes amis de Dienné. Leurs petits papiers étaient pleins de chaudes paroles. Devant le seuil de ma demeure les paires de sandales s’allongèrent aussitôt en file, annonçant les visiteurs nombreux. Ma maison s’emplit de présents de bienvenue : œufs, dattes, plumes d’autruche, poules et poulets, moutons. Je dus sacrifier ces derniers, n’ayant pas pour mes 25 francs par mois droit à un pâturage. En revanche, poules et poulets furent installés dans la cour d’arrière. Pour la première fois de ma vie j’eus un poulailler et je connus la sensation délicieusement bébête et bourgeoise d’aller « chercher soi-même ses œufs ».


tombouctou : coin de ville.

Des étoffes, de jolis chapelets musulmans, du thé, du sucre, des parfums, avaient répondu aux gracieusetés de mes nouveaux amis. Les lettres leur avaient appris quel était le but de ma présence parmi eux. De mon côté, instruit par mon expérience de Dienné, je ne me lassai pas de le leur expliquer. Et assidûment ils revinrent pour m’instruire et m’amenèrent des visiteurs nouveaux dont les connaissances pouvaient m’être utiles. Une vie charmante commença dans cette même maison où je n’étais entré qu’avec des défiances.

Dans la pénombre de la petite cour à demi couverte par une véranda et défendue, en outre, contre l’ardeur du soleil saharien par de grandes tentures, ce furent chaque jour, le matin comme l’après-midi, des réunions nombreuses. Eux siégeaient accroupis sur leurs talons le long des murs, moi sur l’unique chaise devant ma petite table et du papier blanc. Ce tableau me rappelait certains coins de la mosquée-université El Azhar, entrevue au Caire. C’était un cours, en effet, seulement les proportions étaient renversées : les professeurs étaient le nombre, et l’élève était l’unité. La lente, mais pittoresque et minutieuse parole orientale coula à pleins bords. Plus tard, aux récits succéda la lecture des vieilles chroniques tombouctiennes.

Nos réunions n’avaient pourtant rien de pédant ni d’apprêté : chacun parlait au hasard de ses souvenirs, et d’un sujet l’on sautait à l’autre le plus aisément du monde. Rien de solennel non plus : du thé, du café, des cigarettes circulaient de temps à autre. Les pigeons des voisins et « mes poules » faisaient parfois irruption, mais avec discrétion. Étaient régulièrement de la partie des pinsons à gorge et à queue rouges et d’amusants lézards, qui habitaient de compte à demi avec moi les chambres. Les uns et les autres s’ébattaient autour de nous avec une effronterie sans pareille, ceux-ci grimpant sur les visiteurs, ceux-là voletant, sautillant, piaillant sans répit. Nul n’y prenait garde que moi, tant ces hôtes sont familiers à Tombouctou et coutumiers de ces caprices.

De plusieurs jours je ne quittai ma demeure. Ma vie était si pleine que je n’en avais nul loisir. Elle était si agréable, si variée, si mouvementée aussi dans ce milieu étroit, que je n’en avais nul désir. Bientôt, sans que j’eusse mis le pied dans la rue, une Tombouctou nouvelle me fut révélée. Le désespérant spectacle de l’arrivée, que ma mémoire avait conservé et que Je croyais ineffaçable, s’estompa, se dissipa peu à peu. Un secret planait décidément sur Tombouctou la Mystérieuse. J’eus des yeux qui virent. Une vision toute différente surgit doucement, se précisa. Enfin m’apparut très nettement la ville grande, riche et lettrée des légendes.


mon intérieur à tombouctou.



XII

TOMBOUCTOU À TRAVERS LES SIÈCLES

Pour comprendre Dienné il a fallu nous reporter à l’histoire des pays situés à l’est du Niger, et nous avons retrouvé le filon de la civilisation égyptienne.

Tombouctou procède, en ses origines, de directions opposées. Son passé la rattache à l’histoire de l’Afrique septentrionale et à la civilisation arabe.

L’Afrique septentrionale, c’est le monde berbère, — toutes ces peuplades blanches que nous avons, suivant les lieux, appelées : Touaregs dans le Sahara, Kabyles en Algérie, Maures au Maroc et au Sénégal, Foulbés dans leurs infiltrations au Soudan.

Trompé par leur situation présente, on les croit d’éternels nomades. Rien de plus inexact. Ainsi qu’aux Juifs, les circonstances seules leur ont fait adopter la vie errante. Les Berbères représentent, en effet, la population autochtone de l’Afrique méditerranéenne, de ces pays qui s’appellent aujourd’hui le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Tripolitaine. Ibn Chaldoun, leur grand historien, dit : « Toute l’Afrique septentrionale, jusqu’au Pays des Noirs, a été habitée par la race berbère, et cela depuis une époque dont on ne connaît ni les événements antérieurs, ni le commencement. » Avant la colonisation phénicienne et romaine, elle vivait sédentaire sur la côte africaine et cultivait les belles vallées du Tell.
maures des environs de tombouctou.

Carthage et Rome mirent les Berbères en mouvement, les refoulèrent vers l’intérieur, et les transformèrent ainsi en nomades.

D’abord, les Berbères marocains, c’est-à-dire les Maures, furent les moins éprouvés. La colonisation ancienne, moins directe au Maroc, eut des effets moins intenses qu’en Algérie
femmes maures.
et en Tunisie. Le pays ne fut pas complètement évacué. Tandis qu’une partie de sa population se dirigeait vers le Pays des Noirs en suivant les côtes de l’Atlantique, une autre partie parvenait à se maintenir auprès des envahisseurs. Celle-ci demeura sédentaire et assez compacte jusqu’au moment de l’invasion arabe. Maures et Arabes conquirent alors l’Espagne. Pendant trois siècles ils jouirent en paix de l’hospitalité qu’ils s’étaient offerte en Europe. On sait quels précieux auxiliaires ils furent pour la Renaissance occidentale, par leurs mœurs polies, leur art charmant, leur culte des lettres et leur industrie avancée.

On s’est demandé ce que sont devenues ces brillantes populations lorsqu’elles ont été chassées d’Espagne. Revenues au Maroc et trouvant leur ancienne patrie aux mains des Arabes, nombre d’entre elles durent poursuivre leur exode vers le sud, prendre le chemin de la côte atlantique et du Pays des Noirs, et se faire nomades à leur tour. Les Maures-Espagnols vinrent errer autour des grands lacs de la rive gauche du Niger, dans les environs de Oualata et de Tombouctou. Leurs tribus portent
campement maure.
maintenant encore un nom qui ne laisse aucun doute à cet égard : on les appelle les Andalousses.

Nous verrons plus tard que ces Maures d’Espagne furent, à l’époque de leur retour, l’un des facteurs de la grandeur de Tombouctou. Aujourd’hui, les architectes exquis et les somptueux possesseurs des palais et des mosquées de Séville, de Grenade, de Cordoue, ont pour demeures des tentes en cuir, et le sable du Sahara pour lieu de prière. Des troupeaux de chèvres, de moutons, de bœufs à bosse, quelques chevaux et quelques livres, sont leurs uniques richesses. Les vicissitudes de la vie nomade les ont fait déchoir de la haute civilisation à laquelle ils avaient atteint. Cependant certains travaux de bijouterie, et surtout la délicate ornementation de leurs cuirs, ouvragés en besaces, pochettes, coussins et gaines de fusil rappellent encore de manière très caractéristique l’art merveilleux auquel ils initièrent l’Europe.

Voyons maintenant ce que sont devenus les Berbères d’Algérie et de Tunisie où l’action des Anciens fut plus brutale.
une école dans un campement maure.
Rejetés au delà de l’Atlas, un petit nombre trouvèrent la liberté, un refuge sûr et une terre capable de les nourrir dans les montagnes et les vallons de la Kabylie actuelle. Ceux-là se maintinrent sédentaires et inexpugnables à travers les temps.

La majeure partie, pour conserver son indépendance, dut prendre le chemin du Sahara qui était encore un domaine de la race noire. En ces temps, cette vaste contrée était plus habitable et plus fertile que maintenant. L’inexpérience des nouveaux venus, leurs déboisements excessifs et les ravages de leurs troupeaux ne tardèrent pas à diminuer les dons, parcimonieux déjà, de la nature.

Ils commencèrent dans cet exil une existence à tous égards nouvelle qui, peu à peu, transforma la race. Le milieu tout particulier leur imposa une vie et des mœurs, et même un costume particuliers. C’est cette partie du peuple berbère, réfugiée dans le Sahara, que nous avons appelée : les Touaregs. Eux-mêmes ignorent du reste totalement ce nom qui est d’origine arabe.
les maures : leurs troupeaux aux environs de tombouctou.
Le nom qu’ils revendiquent est celui de Imohars, qui est dérivé d’un verbe de leur langue signifiant : être libre. Ils se subdivisent en Aoulémidens, Tenguérégifs, Taddémékets, Hoggars, Adzers, Aïrs, qui sont les noms de leurs principales tribus.

Dans le Sahara, l’élevage des chevaux, bœufs, moutons et chèvres, devint leur principale industrie. Le lait et la chair de leurs bêtes furent, avec les dattes, leur principale nourriture. Peut-on persévérer dans la culture sous un ciel qui ne laisse pas tomber de pluies pendant six ou huit années consécutives ?

Le costume subit de même une transformation. Leurs yeux n’étaient pas habitués à la terrible réverbération du blanc désert, ni leurs poitrines aux tempêtes de sable. Pour remédier à ces maux quotidiens, ils adoptèrent une coiffure faite de deux voiles : l’un, le nicab, qui s’enroule autour du front et descend sur les yeux en manière d’abat-jour ; l’autre, le litham,
touareg avec le inicab et le litham.
qui, depuis les narines, couvre toute la partie inférieure de la figure jusqu’au vêtement. On le voit, l’hygiène est la seule raison de cet accoutrement mystérieux qui a conduit les savants à rechercher pour les Touaregs d’extraordinaires origines. La preuve en est non seulement dans leurs propres dires, mais dans le sobriquet qu’ils donnent à ceux qui n’usent point de cette coiffure : ils les appellent des bouches à mouches. Eux ne quittent jamais leurs voiles, même pour manger. L’usage leur en est devenu si familier que « celui à qui on l’aurait enlevé serait devenu méconnaissable pour ses amis et parents ». Si l’un est tué au combat et qu’il ait été dépouillé, « personne ne peut dire qui il est, jusqu’à ce que cette partie de son habillement ait été remise à sa place ». Et cependant l’arête du nez et le bas des yeux restent seuls découverts !

La rareté de l’eau et l’épuisement rapide des maigres pâturages les mirent en marche perpétuelle. Avec cette mobilité extrême, et l’agglomération leur étant interdite dans un pareil pays, toute organisation politique ou sociale devint impossible, s’effaça, disparut. Ils perdirent la notion de l’Autorité et de la Loi. Il leur arriva ce qui est advenu aux Juifs et à tous les peuples jetés hors de leur voie normale ; leur cerveau et leur âme se couvrirent de tares. Chacun fut livré à ses instincts. La seule loi reconnue fut la loi du plus fort. La vie nomade les mena au vagabondage, au pillage et au brigandage.

Le vol devint leur industrie nationale concurremment avec l’élevage. Ils prirent l’habitude d’augmenter le maigre ordinaire de leurs troupeaux en rançonnant les uns et en dépouillant complètement les autres. Voyageurs, commerçants, voisins, devinrent leur proie. Quand les étrangers manquaient, ils se volaient et se tuaient entre eux, car nul lien n’unissait leurs tribus, divisées au contraire par des haines acerbes et persistantes.

Ils adoptent vaguement l’islamisme qui se réduit chez eux en la croyance aux talismans. Mais aucune morale, ni musulmane, ni autre, n’étant parvenue à s’implanter, les pires vices deviennent leur caractéristique, sans qu’on puisse leur découvrir une qualité, sinon physique : une endurance extrême. Pillards et meurtriers quand leur nombre le permet, ils sont des mendiants obséquieux, s’ils se sentent les plus faibles, et restent sans foi ni parole toujours. Un proverbe soudanais dit : « La parole d’un Touareg est comme l’eau qui tombe dans les sables : on ne la retrouve jamais. » Il y a parmi eux des nobles, des serfs et des esclaves, mais de noblesse point. Si l’on voulait en trouver quelque trait autre que la vanité, l’infatuation et l’orgueil, il le faudrait chercher parmi leurs esclaves nègres. Ni le vieillard, ni la femme, ne leur inspirent respect ou pitié dans leurs razzias. Sanguinaires et cruels, ils n’ont même pas cette bravoure sans limites qui éclaire la sombre silhouette du condottiere. C’est la nuit surtout que leur vient le courage, pendant le sommeil de leurs adversaires ou victimes. La ruse est leur principale arme de combat, encore qu’ils ne marchent jamais sans une lance au poing, une épée au côté et un poignard attaché au bras gauche. Aussi les populations soudanaises leur ont-elles donné trois surnoms qui résument fort justement toute la psychologie des Touaregs : les Voleurs, les Hyènes, les Abandonnés de Dieu.

Et cependant c’est à ce peuple, devenu le plus inutile et le plus néfaste de la terre, que Tombouctou doit sa fondation.

Vers le cinquième siècle de l’Hégire, c’est-à-dire vers l’an 1100 de notre ère, une tribu de Touaregs, les Maks ara[9], déambulait avec ses troupeaux entre la ville d’Araouan dans le Sahara et le petit village d’Amtagh[10] situé sur une dune des bords du Niger.

En été, durant la saison sèche, ils emmenaient leurs troupeaux sur les rives du fleuve. Pendant les hautes eaux et l’hiver, ils retournaient au désert.

Dans leurs déplacements multiples ils distinguèrent pourtant une sorte d’oasis que les débordements du Niger formaient au milieu des sables. Par une dépression étroite mais assez profonde, puisque les hippopotames y venaient chercher refuge, le fleuve gonflé se glissait à l’intérieur des terres. Cette inondation avait l’aspect d’une rivière. À toute époque de l’année et tous les ans, on était assuré de trouver sur ses bords quelque végétation ainsi que de l’eau abondante et excellente, car elle ne se corrompait pas dans sa cuvette de sable, quoique stagnante à certaines époques.

L’emplacement était donc précieux aux gens comme aux troupeaux. Il ne manquait pas d’agrément, d’autre part. Des palmiers y dressaient leurs élégantes silhouettes. Les nomades résolurent de s’en assurer l’exclusive possession. Un campement fixe y fut établi pour que personne ne vint s’y installer durant une de leurs absences. Dans la brousse voisine on alla couper des touffes de mimosas épineux, et, selon la coutume, on traça un sanié ou enclos en épines mortes, afin de se préserver des fauves du désert : lions, panthères, hyènes. Derrière cet abri des huttes en paille furent dressées, dans lesquelles les Touaregs déposèrent les provisions et autres objets qui les encombraient. Quelques Bailas ou esclaves furent commis à la garde de ce dépôt, et placés sous l’autorité d’une vieille femme de confiance, appelée Tomboutou, « la Mère-au-gros-nombril ».

Le sobriquet ne tarda pas à devenir populaire dans le pays et contribua à faire rapidement connaître ce campement fixe et ses avantages. « Les voyageurs s’y arrêtèrent, dit le Tarik è Soudân, ensuite les gens commencèrent à s’y installer à demeure fixe. Par la puissance et la volonté de Dieu la population s’augmenta. Les caravanes venant du Nord et de l’Est (Algérie et Tripoli) et allant vers les royaumes de Mali et de Ganata séjournèrent là pour renouveler leurs provisions. Un marché s’établit. À la barrière d’épines mortes se substitua une haute clôture en nattes. Ce fut le lieu de rencontre de ceux qui voyagent en pirogue et de ceux qui cheminent à chameau. »

C’est ainsi que naquit Tombouctou, le campement ayant pris le nom populaire de « la Mère-au-gros-nombril ».

Cependant le lieu ne devint une ville digne de ce nom que le jour où les commerçants de Dienné (vieille déjà de plus de trois cents ans) y vinrent et s’y installèrent. Cette tradition que j’avais notée déjà là-bas me fut confirmée à Tombouctou : « Les Touaregs sont les pères de la ville, me dirent mes amis. Ce n’est pas tout. Quand tu étais petit, comment appelais-tu celle qui te nourrit, qui te donna son sein ? Ta mère, n’est-ce pas ? Eh bien, Dienné est la mère de Tombouctou, car c’est elle qui fit vivre et grandir le campement, et l’éleva à une grande place de commerce en y apportant des marchandises nombreuses. »

En même temps que le commerce, les Diennéens enseignèrent la manière de bâtir des demeures en briques crues. L’enceinte de nattes fut remplacée par un mur en terre, mais peu élevé « car ceux qui étaient à l’extérieur de la ville pouvaient voir ce qui se passait à l’intérieur ». On éleva sommairement une mosquée qui fut dans la suite la mosquée cathédrale, Ghinghéréber. Puis une femme très riche, originaire de Sokolo, fit bâtir un second temple, Sankoré, qui fut plus tard la mosquée-université. Et ainsi dégrossie, Tombouctou entra en concurrence avec Oualata.

Oualata[11] était au XIIe siècle le grand marché cosmopolite de l’Ouest-africain. « C’est là que se rendaient toutes les caravanes et qu’habitaient les premiers parmi les hommes savants et pieux, et les premiers parmi les hommes riches. Il en venait de tous les pays et de toutes les tribus : de l’Égypte, du Fezzan, de Sousse, du Touat, de Tafilalet, de Ghadamès, de Ouargla, de Fez. » Cette population, fortement imprégnée de civilisation arabe, intelligente et active, ne tarda pas à connaître
tombouctou : vue
Tombouctou et à apprécier les multiples avantages de sa position. Précisément, au xiiie siècle, l’Ouest-africain est troublé par les grandes conquêtes des rois de Mali. Peu à peu les caravanes se détournent de Oualata. Ses commerçants et ses savants émigrent vers la cité nouvelle ; une fraction de la grande tribu maure des Senhadia y vient également. Bref, au xive siècle, Oualata était éclipsée : de sa ruine sortit la splendeur de Tombouctou.

Les Touaregs, eux, avaient continué de mener leur vie errante dans le Désert. Ils s’étaient contentés de donner à la ville un gouverneur qui prélevait l’impôt en leur nom. Cependant avec la prospérité croissante leurs exigences s’augmentèrent démesurément : ce furent de véritables rançons que les habitants et les caravanes eurent à leur payer. On se lassa. Le royaume de Mali était alors à son apogée. Son roi Koukour-Moussa
du côté des mares.
revenait d’un pèlerinage à la Mecque et, chemin faisant, avait conquis le Songhoï : les Tombouctiens l’invitèrent à prendre également possession de leur ville. Il y entra en 1330, dota la mosquée cathédrale d’un minaret de forme pyramidale, construisit un palais et installa en partant un gouverneur.

Le début de la domination des Malinkés ne fut pas très heureux. La renommée de Tombouctou était déjà telle, qu’elle avait excité les convoitises des gens du Mossi, pays situé au fond de la boucle du Niger. « Leur sultan vint à la tête d’une grande armée. Les nouveaux maîtres de la ville eurent peur et s’enfuirent. L’ennemi pilla, incendia, et tua beaucoup d’habitants. Puis, chargé de richesses, le sultan et son armée rentrèrent au Mossi. Les gens du Mali reprirent possession de Tombouctou et en restèrent maîtres pendant cent ans. » (1337-1434)

La jeune cité se releva de ses ruines. Les habitations en paille se firent de plus en plus rares. Cependant, tandis que Tombouctou renaissait, le royaume du Mali déclinait. « Les premiers maîtres de la ville ne manquèrent pas de profiter de cette décadence. Les Touaregs Maksara s’habituèrent à piller les environs, et les Malinkés n’osaient se présenter pour combattre. Alors Akil, le chef des Touaregs, leur fit savoir : « Si vous ne pouvez défendre Tombouctou, cessez de l’occuper. » Et les gens du Mali se retirèrent. »

Pendant une quarantaine d’années les nomades régnèrent de nouveau et commirent de nouveau les pires excès, « se montrant oppresseurs et tyrans, accumulant les exactions, chassant les gens de leurs demeures et violant leurs femmes », si bien que, pour la seconde fois, les Tombouctiens cherchèrent un maître.

Vers le milieu du xve siècle, Ali le Conquérant commençait à Jeter les bases de la grandeur des Songhoïs. Les Touaregs ayant lésé même leur propre gouverneur, Oumar[12], celui-ci en conçut une vive irritation et songea à se venger. « Ayant envoyé secrètement un messager à Sunni Ali, il l’informa en toutes choses sur Akil et les Touaregs, montra leur faiblesse et promit de lui livrer la ville. En même temps que ces paroles le messager apportait les sandales d’Oumar, pour prouver la véracité de ses dires. Sunni Ali accepta la proposition et un jour que Akil et le gouverneur de Tombouctou étaient en déplacement sur la dune d’Amtagh, les cavaliers songhoïs apparurent sur la rive opposée du fleuve. Akail se résolut immédiatement… à la fuite. Avec ses gens, il emmena un grand nombre des savants de Sankoré et tous se réfugièrent à Oualata. »

L’an 1469, où Sunni Ali s’empara de Tombouctou, est une date capitale dans l’histoire de la cité. Désormais elle fait, sans interruption, partie de l’empire songhoï. En même temps que ce dernier elle ne cesse de croître encore et encore, pour devenir Tombouctou la Grande, la ville d’universelle renommée, la ville fabuleuse, la Reine du Soudan.

Plus d’un siècle de tranquillité s’étend devant elle, et c’est le siècle d’Askia le Grand ! Grâce à la sage innovation des armées permanentes, cette grande ère de guerre ne jette aucune perturbation dans le Soudan. L’uniforme et forte organisation dont est doté le Songhoï agrandi, ses vice-rois et ses gouverneurs, pacifient rapidement les territoires annexés. Chaque conquête nouvelle étend plus au loin la renommée de Tombouctou et lui vaut un client nouveau.

L’immense puissance du Songhoï qui règne sur tout l’Ouest-africain s’étend également sur la moitié du Sahara, depuis Thegazza jusqu’à Agadès. Les Touaregs, matés, ont interrompu leurs brigandages, et dans les mains des Askia sont devenus les dociles auxiliaires de leurs armées. Les routes du Désert sont sûres ; les caravanes vont et viennent avec une activité inconnue.

Cette sécurité, qui plane au nord comme au sud de Tombouctou, n’est pas le seul élément de sa prospérité culminante : l’organisation et la police des marchés secondaires, la répression des falsificateurs, l’unification des poids et des mesures, etc., sont autant de facteurs non moins importants. Plus qu’à tout autre les sages mesures et les victoires du grand Askia profitent à Tombouctou.

La ville double maintenant son étendue. Toutes ses maisons sont bien construites et alignées en rues régulières. Les anciennes mosquées sont rebâties et l’on en édifie de nouvelles. Une grande immigration de Songhoïs est venue renforcer les Diennéens, et contrebalancer l’élément arabe et berbère, dominant jusqu’alors. La langue de Dienné et de Gaô devient le parler courant. L’arabe reste la langue des relations avec l’étranger ainsi que le langage de la science. La mosquée-université de Sankoré atteint une notoriété lointaine. La renommée de ses professeurs est connue non seulement au Pays des Noirs, mais dans l’Afrique arabe même. Les savants étrangers accourent du Maroc, de Tunisie, d’Égypte.

La civilisation arabe a tendu la main à la vieille civilisation égyptienne, et de cette union résulte l’apogée de Tombouctou (1494-1591).

L’éclat fut tel qu’aujourd’hui il rayonne encore dans les imaginations, après trois siècles que l’astre s’en est allé déclinant. Telle fut la splendeur que, malgré un aussi long temps de vicissitudes, la vitalité de Tombouctou n’est point éteinte.

C’est avec la conquête marocaine que commence la décadence, en 1591. La forte armature forgée par Askia le Grand ayant été brisée, tout l’Ouest africain est ébranlé. Sur le Niger oriental les derniers Askia luttent pour l’indépendance nationale ; sur le Niger occidental, Dienné se soulève ; un peu partout les Touaregs, les Foulbés, les Bambaras, les Malinkés, imitent son exemple. Le nord et le sud sont également bouleversés. Tombouctou, leur intermédiaire, voit sa vie commerciale arrêtée. Elle-même se soulève à son tour : après une répression brutale, la fleur de ses savants est envoyée en exil au Maroc (1594). Puis une disette épouvantable, provoquée par le manque de pluie, visite la ville. On en est réduit à « manger les cadavres des animaux et même des hommes ». Une peste survint (1618).

Lorsque le Soudan est enfin pacifié, Tombouctou qui, par sa situation rapprochée du Maroc, est devenue la capitale des conquérants, ne peut pas reprendre un nouvel essor. C’est dans ses murs que se déroulent les rivalités des Roumas, que les pachas se disputent le pouvoir suprême. C’est dans ses rues que la troupe fait ses pronunciamientos. À chaque instant la ville est le théâtre d’une panique.

Les causes de décadence se multiplient dès que la désorganisation de la colonie marocaine devient visible, vers la fin du xviie siècle.

Au dehors, une nouvelle période de révoltes se dessine chez les Touaregs et autres nomades, principalement. Les Roumas sont encore assez forts pour les réprimer, mais on devine les perturbations et les ruines qui en résultent pour la clientèle de la ville.

Au dedans, les rivalités des chefs marocains prennent un caractère de plus en plus aigu. Les compétiteurs au titre de pacha tour à tour pillent et maltraitent les habitants. La population se divise et prend parti qui pour l’un, qui pour l’autre des prétendants. Des barricades s’élèvent, on se bat dans les rues, la populace pille les riches. L’une de ces révolutions, en 1716, dure quatre mois : nul ne peut se rendre au marché pendant tout ce temps, et « l’herbe y pousse » ! À un autre moment, en 1735, l’un des rivaux s’empare de Kabara, empêche de décharger les navires, et les marchandises de pénétrer à Tombouctou.

Rien d’étonnant dès lors que la ville se dépeuple et que les caravanes se fassent plus rares. Et puis, voici que les Touaregs, les Maures, les Foulbés, interviennent à leur tour dans ce gâchis. Ils commencent par inquiéter les environs de la ville. Des patrouilles sont obligées de protéger les commerçants sur la route de Kabara. À mesure que leurs incursions deviennent plus fréquentes, la résistance des Roumas se fait moins énergique. En 1770, les hommes voilés s’enhardissent jusqu’à investir Tombouctou pendant trois mois. Les Roumas sont incapables de conquérir la paix. Ils l’achètent. « On paya aux Touaregs un tribut de 48 chevaux pris parmi les meilleurs de la ville, 1,200 vêtements, des marchandises diverses et 7,000 mitkals d’or. »

Les nomades se répandent alors en toute liberté sur les rives du Niger et dans la Boucle, guettent et pillent les navires qui se rendent à Kabara, et lèsent ainsi les clients même les plus lointains de Tombouctou.

Au commencement du xixe siècle la cité était retombée dans la même situation qu’avant sa conquête par Sunni Ali : les Roumas et leur chef y étaient les représentants des Touaregs, gouvernaient et prélevaient l’impôt en leur nom. À mesure que la décadence s’accentue, la ville diminue en étendue. Les huttes de paille reparaissent. Les quartiers nouveaux bâtis au temps des Askia au nord de la ville se dépeuplent et leurs maisons tombent en ruines, si bien qu’aujourd’hui la ville est revenue à son périmètre du xve siècle, groupée autour de ses trois premières mosquées.

Une fois de plus Tombouctou fut délivrée des mains des Touaregs en 1827, lorsque surgit l’empire foulbé : Cheikou-Ahmadou fit contre eux une campagne heureuse et s’empara de la ville. Mais les nomades, redevenus agressifs, finirent par lasser ses successeurs, et ceux-ci, pour n’être pas obligés de faire d’incessantes colonnes, se résignèrent à leur verser un tiers de l’impôt qu’ils prélevaient à Tombouctou. Cela dura ainsi jusqu’en 1861 où El Hadj Omar brisa la puissance des Foulbés.

Alors commença pour Tombouctou la période la plus critique de son histoire. Jamais les voies soudanaises ni les routes sahariennes n’avaient été moins sûres. Jamais le commerce n’avait rencontré plus de difficultés pour s’alimenter : par surcroît, dans la ville même, la sécurité des transactions disparut.

Tombouctou n’avait plus de maître. Elle eut mille tyrans : les Touaregs, qui jouèrent d’elle comme les flots d’un navire sans gouvernail. Tenguérégifs et Irregenaten la mirent en coupe réglée et lui firent la tragique et sordide toilette dans laquelle se présente aujourd’hui la Reine du Soudan.

Voici comment me furent racontés ces temps d’épreuves : « Tu les as vus, les hommes voilés, de sombre vêtus, la poitrine et le dos comme cuirassés de talismans en cuir rouge et jaune ? Quand ils viennent vers nous maintenant, ils sont modestes. Mais avant votre arrivée leurs silhouettes sèches s’avançaient hardies et insolentes à travers la ville, appuyées sur de grandes lances en fer. Chaque année nous leur donnions un impôt, tant en or qu’en nature : céréales, sel, vêtements, turbans, etc. Les chefs et leur suite étaient largement hébergés à chaque visite. Dans le Désert les caravanes qui venaient ici leur payaient un droit de passage, et de même sur le fleuve les navires qui se rendaient à Kabara. Mais tout cela ne leur suffisait pas : c’étaient là les moindres de nos maux ! Du commencement de l’année à la fin ils nous traitaient comme des captifs de guerre, comme des esclaves. Ils arrivaient à tout instant par petits groupes et se dispersaient à travers la ville. Dès qu’on les apercevait, les maisons se fermaient. Mais eux frappaient les portes de grands coups de lance dont partout tu peux encore voir les traces. On était forcé d’ouvrir. Sans faire attention au propriétaire ni à sa famille, ils s’installaient dans les meilleures pièces, forçant tout le monde à leur céder les coussins et les couchettes, et demandaient grossièrement à boire et à manger, exigeant du sucre, du miel, de la viande. Au moment de repartir pour leurs campements, en guise de remerciements, ils volaient quelque objet, et crachaient sur leur hôte.

« Étaient-ils tombés chez un homme peu fortuné qui ne pouvait les satisfaire, ils marquaient leur mauvaise humeur par des dégâts. Essayait-on de leur résister, ils levaient aussitôt la lance. Arrivaient-ils en pleine nuit, il fallait de même leur céder la place, et leur préparer un repas sur l’heure.

« Au marché ils faisaient main basse sur tout ce qui était à leur convenance. Les boutiquiers voisins, marchands d’étoffes et de vêtements, avaient des gens apostés pour signaler leur apparition, et aussitôt ils se barricadaient. Dans les rues ils dévalisaient les passants. Rencontrant un homme avec une belle robe brodée, un vêtement neuf ou simplement propre,
coin de toumbouctou.
avec des bottes ou des sandales, ils le dépouillaient sur place. Aux femmes ils enlevaient leurs bijoux d’or, leurs ornements en verroterie ou leurs colliers de corail ; ils agissaient de même avec les enfants et les esclaves.

« Autrefois les écoles se tenaient devant les demeures des maîtres, et les enfants jouaient dans les rues, comme partout au Soudan. Les Touaregs s’en emparaient, les enlevaient et ne les rendaient que contre de fortes rançons. Aux précautions ils répondaient par la ruse : quelqu’un avait-il caché tout objet de valeur dans sa maison, et le soupçonnaient-ils d’être riche, en se retirant bredouille ils oubliaient n’importe quoi dans la demeure, puis revenaient nombreux et criaient au vol ; on retrouvait en effet l’objet soi-disant volé, et l’homme prudent était forcé de payer une indemnité. »

Les narrateurs entrecoupaient leurs souvenirs de nombreux Imsh’ Allah ! (que la volonté de Dieu soit faite !) résignés. « Et pourquoi ne vous êtes-vous pas unis contre vos tyrans ? leur demandai-Je.

— Oh ! quand on leur résistait c’était pis encore. Un jour un jeune homme revenant du marché, où il avait acheté de la viande, est rencontré par un Touareg qui s’empare de son achat. L’autre résiste, et l’Abandonné de Dieu le tue d’un coup de lance, pour un morceau de viande ! Une autre fois, une femme qui se trouvait seule à la maison est maltraitée par l’un d’eux. Ses cris attirent son frère qui, pris de colère, blesse mortellement le Touareg. Le vengeur s’est sauvé aussitôt et réfugié à Saréféré. Mais on l’a forcé à revenir, et les hommes voilés lui ont coupé la gorge comme à un mouton.

« Nous ne pouvions rien contre eux parce que nous sommes des marchands et non des guerriers. Et puis, les aurions-nous vaincus qu’ils restaient néanmoins nos maîtres, car ils tenaient les routes des caravanes comme le chemin de Kabara : aussitôt qu’il leur aurait plu, ils pouvaient nous ruiner, et nous faire mourir de faim…

Telle fut existence de Tombouctou durant ces trente-cinq dernières années. On devine les résultats désastreux qu’un pareil régime dut produire à la longue. Molestés, les étrangers s’aventurèrent en nombre de plus en plus restreint. Lassée de vivre dans des alarmes continues et de subir des vexations dont elle ne voyait pas la fin, la population émigra. Les étrangers qui s’étaient fixés dans la ville retournèrent dans leur pays natal. Les indigènes qui avaient de la famille dans les pays voisins allèrent la rejoindre. Leurs demeures inoccupées
tombouctou : un carrefour.
se lézardèrent. Aucun nouvel habitant ne se présentant, des écroulements et des brèches se produisirent : de là les îlots de ruines, si inattendues, si inexpliquées, si impressionnantes au moment de l’arrivée.

Les plus pauvres et les plus riches, principalement, restèrent fidèles à la cité. Les premiers, habitant des cases en paille, et ne possédant rien, n’avaient rien à perdre au contact des Touaregs. Les seconds, de gros négociants, pouvaient, grâce à leur fortune, supporter plus allègrement les vexations et, d’autre part, l’émigration des petits concurrents leur permettait d’augmenter leurs affaires et leurs bénéfices.

Cependant on ne s’habitue guère à être pillé et maltraité, même en échange de compensations. Alors pour ne plus être dépouillé en pleine rue, pour ne pas voir sa maison envahie, bouleversée, ensanglantée, l’habitant s’imposa une existence nouvelle, transforma ses vêtements et sa demeure, maquilla sa vie et sa ville.


soudanais avec la « dissa ».

Ayant cessé d’être Tombouctou la Grande, elle devint ce qu’elle n’avait jamais été jusqu’alors : Tombouctou la Mystérieuse.

Au lieu de turbans blancs, massifs et imposants, ou de beaux turbans sombres de Haoussa, en tissu scintillant comme du mica, la population ne se coiffa plus que de loques peu tentantes ou de bonnets sans prix. De vieilles savates se substituèrent aux bottes des hommes en fin cuir rouge, brodées de soie, et aux fraîches babouches jaunes des femmes. Les cafetans, les amples vêtements éclatants de blancheur, les belles robes finement brodées, les Dissas frangées et ornementées qui se jettent sur l’épaule comme la cape du toréador, et ajoutent encore à l’allure solennelle du Soudanais, disparurent. On s’attifa de vieux vêtements, étriqués, dont la malpropreté était le seul ornement, et n’éveillait pas la tentation. La haute canne agrémentée de cuivre ou de fer gravé, sur laquelle le riche Soudanais aime à appuyer sa belle silhouette, devint un simple bâton de bois blanc. Il importait de ne pas trahir l’aisance, de ne pas éveiller l’attention même dans le moindre détail.

Dans leurs rares sorties, les femmes se couvraient d’étoffes grossières, et quittaient leurs ornements d’or et d’ambre. Avant d’aller au marché ou de chercher l’eau aux portes de la ville, les esclaves cachaient leurs modestes bijoux. Pour ne pas exposer les enfants à quelque rapt, on les gardait dans les cours et le maître faisait, de même, l’école à l’intérieur de sa demeure.

Les habitations se travestirent comme leurs propriétaires. Pour ne pas provoquer la visite des hommes voilés, elles non plus ne devaient pas avoir les apparences de la richesse ou de la prospérité. Je n’affirmerai pas qu’on les dégrada volontairement. On laissa le temps et les intempéries faire leur œuvre, sans l’entraver en rien. La couche de crépi s’en alla lavée par les tornades de l’hivernage. Sur les façades, les briques en terre crue se montrèrent à nu. Les murs des terrasses s’effritèrent et leurs petites fenêtres mauresques se déchaussèrent. Devant les maisons, plus de ces larges bancs en terre battue (timtims) sur lesquels les gens aisés passaient les heures de loisir en causeries ou en lectures. On se garda de réparer quoi que ce soit, mais à l’extérieur seulement. Intérieurement on continuait la coutume de l’entretien annuel.

Le décor de la ville représenta bientôt masures et pauvreté. Tout s’émiettait par les rues, sauf les portes cependant, ces portes bardées et si obstinément closes qui étonnent aussitôt le voyageur. Elles concentraient les soins les plus raffinés. Pour elles on dépensait sans regarder. De loin on faisait venir des plaques de bois dur et lourd. On les couvrait de ferrures partout, comme un gentilhomme d’Azincourt. Et ainsi barricadés les habitants menèrent, derrière leurs paravents de misère, une vie de cloitrés, aussi silencieuse que possible. On cessa de piler le couscouss dans les grands mortiers en bois, selon l’usage du Soudan. La cadence du lourd pilon n’aurait pas manqué d’attirer le Touareg en quête d’un repas. On écrasa le grain entre deux pierres, on le broya sans bruit. Frappait-on à la porte, toute la maisonnée faisait le mort ou s’empressait, à tout hasard, de cacher les objets de prix. Le visiteur n’était-il pas initié, il faisait à haute voix un long discours devant la porte, déclinant ses noms, ses recommandations, le but de sa visite. L’exposé de ces motifs avait-il été jugé satisfaisant, on se décidait à donner signe de vie : quelques questions encore et on ouvrait enfin.

Le même mystère s’étendit naturellement aux opérations commerciales. On profitait du moment où aucun Touareg n’était signalé en ville pour aller traiter les affaires. Dans le cas contraire, on attendait que la nuit fût venue. De toute façon, la livraison des marchandises ne se faisait que dans l’obscurité.

… J’étais initié au secret de Tombouctou. La désastreuse vision de l’arrivée m’était expliquée. Avec mes narrateurs pour guides je commençai alors à parcourir les mêmes rues et les mêmes places que lors de mon arrivée. Ils me montrèrent de plus près les petites masures cubiques et les grandes maisons croulantes, me firent ouvrir les portes bardées et closes, me révélèrent tout ce que cachaient les décors de ruines.


Séparateur

une mare aux portes de tombouctou.


XIII

LE COMMERCE ET LA VIE

Le vieux chroniqueur soudanais a excellemment résumé toutes les raisons de la grandeur commerciale de Tombouctou en cette simple image : « C’est le lieu de rencontre de ceux qui voyagent en pirogue et de ceux qui cheminent à chameau. »

La pirogue représente le sud de Tombouctou, le Soudan, c’est-à-dire la fertilité et la richesse en toutes choses.

Le chameau a une signification plus compliquée, car il figure toute l’Afrique du nord : le Sahara d’abord, c’est-à-dire la stérilité, mais aussi les précieuses mines de sel gemme ; puis les pays arabes : Maroc, Algérie, Touat, Tunisie, Tripolitaine ; enfin l’Europe, par les dépôts de marchandises qu’elle a installés dans les ports des États barbaresques.

Il fallait au Nord et au Sud un intermédiaire à leurs échanges et un entrepôt pour leurs productions : ce fut là le rôle de Tombouctou. Elle servit de trait d’union entre le monde berbère-arabe et le monde nègre.

Une situation unique lui facilitait merveilleusement cette tâche. Placée à la sortie du dédale de bras, de canaux, de lacs, et au lieu où le Niger occidental et oriental tracent leurs cours opposés, elle offrait au Sud un point de concentration facile, desservi dans toutes les directions par « des chemins qui marchent ». Le Soudan pouvait réunir là en grandes quantités ses divers produits et satisfaire à la fois tous ses clients du Nord. Aussi ne tarda-t-elle pas à devenir le terminus commun de toutes les routes du Sahara.

Tombouctou est donc un port aux docks bondés, sur les rives d’un opulent continent : devant lui s’étale la mer des sables sur laquelle vont et viennent ces flottes de commerce du Désert, les caravanes.


Le commerce du Nord et l’organisation des caravanes reposent sur ces tribus maures et arabes qui vivent sur les confins du Sahara. Les pays à travers lesquels elles déplacent leurs tentes ne permettent point la culture. En revanche, ils favorisent l’élevage d’innombrables chameaux. Pour se procurer des céréales et des vêtements, les nomades offrent leurs précieuses bêtes en location aux commerçants barbaresques[13]. Tels sont les entrepreneurs de transport, les voituriers du Sahara.

Le Maroc est devenu le principal client de Tombouctou comme le pays le plus rapproché du Soudan et, par suite de la conquête aussi : Tendouf, Souéra (Mogador), Marrakech, Fez, le Tafilalet, sont les points de départ de ses caravanes. Au second rang vient l’Algérie : ses relations cependant ne sont pas directes ; elles ont lieu par l’intermédiaire du Touat. De même Tunis et Tripoli commercent avec Tombouctou par l’intermédiaire de Ghadamès.

En quittant les pays de la côte, les caravanes prennent le chargement suivant : avant tout des étoffes, de fabrication européenne en majeure partie. La cotonnade bleu-indigo dite guinée constitue le fond des importations de tissus, comme partout en Afrique. Elle vaut, à Tombouctou, de 15 à 25 francs la pièce, contre 7 au Sénégal. Le calicot blanc vient ensuite comme nombre. Parmi les tissus de luxe, quelques soieries ;
la caravane.
les étoffes teintes en rouge, andrinople et autres, sont recherchées d’une façon toute particulière. D’une manière générale, dans les tissus ornementés et de couleur, les gros bariolages, qui ont tant de succès à la côte, sont complètement dédaignés au Niger. Ils doivent faire place à de sobres dispositions, à des dessins presque exclusivement composés de lignes droites et brisées, selon le goût arabe.

Les autres articles sont : armes, poudre, coutellerie, papier (qui se vend au Niger de 25 à 50 centimes la feuille), ciseaux, aiguilles, miroirs, soie et petites perles pour broder, ambre, corail, cornaline et grosses perles pleines pour former des colliers, épices (girofle principalement), sucre, thé, café, parfums, tabac (du Touat), théières, tasses, tabatières, dattes, tapis, ceintures, fez, vêtements confectionnés : burnous, cafetans, robes, etc.

La moitié seulement des chameaux est ainsi chargée au départ. La caravane complète à mi-chemin son fret avec un article unique que l’on devine : le sel. J’ai dit, à l’occasion de la conquête marocaine et du commerce de Dienné, l’importance capitale de ce produit pour le Soudan. Il reste à montrer comment les caravanes se le procurent.

Dans le Sahara occidental une longue dépression, qui porte le nom de El Djouff, n’est qu’une vaste mine de sel gemme. On sait qu’autrefois l’extraction se faisait à Thegazza, Ce centre ayant été abandonné au xive siècle, l’exploitation se rapprocha de Tombouctou et se fit à Taoudenni.

Au dire des hommes du Désert eux-mêmes, peu habitués aux paysages riants, Taoudenni est un des lieux les plus tristes de la terre. Point de végétation, pas un arbre. Le peu d’eau que l’on y trouve est salée. Il faut aller chercher l’ombre et l’eau potable à une journée de là, au puits de Oued Téli. On ne trouve même pas de terre pour construire les maisons. Les habitations et la mosquée sont édifiées avec des blocs de sel et des peaux de chameau forment les toitures. La subsistance de la ville est assurée par les dattes que les caravanes apportent en venant du Maroc, et par les céréales et autres vivres qu’elles laissent au retour du Soudan. Taoudenni est, avec les nomades-voituriers et les chargeurs marocains, touatiens ou tripolitains, le troisième client de Tombouctou.

Une mince couche de sable saupoudrant le gisement, on l’exploite à ciel ouvert. Le minéral se présente très nettement stratifié, et, suivant les couches, des esclaves l’extrayent en plaques plus ou moins épaisses. Ces plaques sont taillées rectangulairement ; leur largeur est d’une coudée sur trois coudées de longueur (1 m. 20 sur 0 m. 40). On dirait alors de grandes dalles de marbre blanc, veinées de gris ou tachetées de rouge. Elles valent sur les lieux de 2 à 6 francs et pèsent de 25 à 45 kilogrammes : un chameau en porte de quatre à six.

Les divers entrepreneurs du Taoudenni, au sortir de la mine, tracent sur leurs plaques (ou plutôt barres, ainsi qu’on dit au Soudan) l’un des signes suivants qui est comme leur marque : A, O, I, +, —, etc. À Tombouctou, avant d’être expédiée à travers les pays nègres, la barre de sel est l’objet d’une véritable toilette. Au moyen de peinture noire, on l’enjolive de dessins géométriques et, en caractères arabes, on trace sur les deux faces le nom vénéré d’un chérif vivant ou d’un saint, ou celui de quelque grand personnage. Sidi Yahia, le patron de Tombouctou, Abdel Kader, le grand chef algérien, Cheikou Ahmadou, El Hadj Omar, et autres sont honorés de cette façon. Ainsi ornementées, pour tout emballage on entoure les barres de lanières en cuir brut, de manière à maintenir les morceaux assemblés, en cas de fracture. On aura une idée du grand commerce de sel de Tombouctou par ce fait qu’une corporation y est uniquement occupée, d’un bout de l’année à l’autre, à ce marquage et à ce ficelage.

Les barres les plus épaisses et les plus blanches sont les plus recherchées ; celles qui portent trace de silicates rougeâtres sont de qualité inférieure. Les prix varient à Tombouctou suivant les moments, c’est-à-dire selon le plus ou moins de sécurité qui règne dans le Désert et au Soudan. Il fut un temps, m’ont dit les vieux, où la barre valait de 5 à 10 franc.
une barre de sel.
À l’époque où je séjournais à Tombouctou, on la payait de 30 à 50. Un grand exportateur de Dienné ou de Sansanding en enlève de quatre à cinq cents à la fois. Acheté par exemple 30 francs, le produit vaut déjà 45 francs à Saréféré, double de prix à Dienné, représente 70 ou 80 francs à San ou à Sansanding et progresse ainsi jusqu’au Mossi et aux régions du Tchad. Avec la perspective de pareils voyages, l’avantage du sel en barre sur notre sel égrugé est facile à concevoir : aggloméré et dur comme de la pierre, il n’est pas attaqué par l’humidité ; d’autre part on évite la perte et le vol, aisés avec le sel en sacs. Le marchand le débite en petits morceaux au fur et à mesure de la vente, et aussi pour s’en servir en voyage comme de monnaie divisionnaire : très souvent le Soudanais refusera de vendre ses provisions pour des cauris, de l’argent ou même de l’or, tandis qu’un morceau de sel le trouve toujours accueillant.


un marchand de sel.

Ayant complété son chargement à Taoudenni et acquitté un ou plusieurs droits de passage aux Touaregs qui détiennent les routes, la caravane atteint Tombouctou, à moins qu’elle n’ait été pillée. Elle ne pénètre point dans la ville où ses nombreux chameaux seraient très encombrants, mais se cantonne devant les murs, au nord, dans l’Abaradiou ou faubourg des caravanes. Là, point de maisons ; des gourbis en paille et en branchages entourés de clôtures en épines forment un petit village qui rappelle fort ce dépôt de Touaregs auquel présidait « la Mère-au-gros-nombril », ce campement fixe qui a donné naissance à Tombouctou.

Tandis que les négociants qui accompagnaient la caravane vont se loger en ville, les chameliers trouvent table et gîte au
vente de sel au détail.
faubourg. On y décharge provisoirement les chameaux. Tout proche se trouvent de grandes mares pour les abreuver. Leurs pâturages sont les dunes voisines où les sobres bêtes broutent l’herbe-à-chameau et autres végétations misérables et épineuses qui font leurs délices.

La tranquillité du Sahara d’une part, la prospérité du Soudan de l’autre, règlent le nombre et l’importance des caravanes. Les grandes caravanes comprennent généralement de 600 à 1,000 chameaux et de 300 à 500 hommes, tant chameliers que commerçants, et le chargement de chacune
les environs de tombouctou : chameaux au pâturage.
représente une valeur de 600,000 francs à un million : elles arrivent principalement en décembre-janvier et en juillet-août. De petites caravanes de 60 à 100 chameaux arrivent toutes les semaines, à toute époque de l’année. On recevait ainsi, m’ont dit les vieillards, de 50 à 60,000 chameaux par an. Au cours de cette année qui a suivi notre occupation — année anormale évidemment — on a constaté officiellement l’arrivée de 14,000 chameaux seulement.

Le chameau saharien ne pouvant supporter le climat des plaines du sud abondamment arrosées, les caravanes ne dépassent jamais Tombouctou.

Pour faire la contre-partie de l’Afrique septentrionale, le Soudan envoie, au point de leur arrêt, ses flottilles. Elles partent principalement de Dienné, Sansanding, Dia, Korienzé, Sa, Diré, Saréféré, Daré-Salam. Les pays de la boucle du Niger, où les chemins d’eau manquent : le Mossi, le Miniankola, le Dafina, le Kunédougou, les pays Bobos, le Houmbouri, le Libtako, et aussi le Dandi et le Haoussa, organisent des convois de bœufs, d’ânes ou de porteurs pour gagner le plus voisin des ports fluviaux que nous venons d’énumérer.

Les flottilles accostent, suivant l’étiage du Niger, à Kabara, Daï ou Korioumé, qui jouent, pour elles, le rôle du faubourg d’Abaradiou pour les caravanes : un déchargement provisoire s’y opère et les bateliers y prennent leurs quartiers.

Il n’en a pas été toujours ainsi. Au début de la ville les bateaux du plus fort tonnage pouvaient parvenir à la saison des hautes eaux (décembre-janvier) jusqu’aux portes mêmes de Tombouctou. Le marigot de Kabara était alors de beaucoup plus profond, puisque les hippopotames y venaient en villégiature[14]. Avec les siècles, sous l’action des vents du Désert, il s’est malheureusement ensablé. Maintenant les grands navires ne peuvent atterrir en vue de la ville que les années de crue exceptionnelle ; néanmoins tous les ans un service d’allèges fonctionne encore entre Kabara et Tombouctou pendant les hautes eaux.

Leur lieu d’atterrissement est au sud-ouest, à peu de distance de la grande mosquée. Le marigot vient mourir là en un grand bassin arrondi qui dessine un port à souhait. Vue de ce point, Tombouctou apparaît sous un aspect particulièrement aimable et riant, avec des bouquets de verdure et d’élégants palmiers au premier plan, et rappelle tout à fait l’oasis qu’elle était à ses premiers jours.

Sur toute cette bordure ouest de la ville, le marigot a en effet formé, par infiltrations souterraines, un chapelet de mares au milieu des dunes. La plus profonde de ces mares a été soigneusement clôturée et sert de citerne ; c’est là que la population vient puiser son eau potable. Un gardien habite à l’entrée et empêche de laver et de se baigner. Et cependant c’est là que Tombouctou a des bains publics. D’une installation inédite et bizarre, il est vrai. Sur les bords de la citerne, en plein air, sont encastrées de grandes jarres qu’emplissent ceux qui veulent faire leurs ablutions, et à toute heure de la journée on y peut voir toutes les nuances de peau de la terre.

Les autres mares servent de lavoir, ou d’abreuvoir pour les chameaux. Leurs bords sont utilisés en jardins où les indigènes cultivent quelques légumes, des pastèques, un peu de tabac et de coton, et les Européens des carottes, des radis, des choux et des salades. Jadis ces mares, qui se continuent plus petites au nord et au nord-est, étaient toutes ombragées de beaux arbres, dattiers, amandiers et autres, et formaient une gaie et verte ceinture autour de la cité. Celle-ci, de même, abritait ses rues et ses places sous de fraiches coupoles de verdure. Malheureusement, à l’époque de l’invasion marocaine, les conquérants eurent besoin de construire une flottille
autour de tombouctou : chameaux à l’abreuvoir
pour se répandre sur le Niger, et firent abattre tous les arbres.

Ainsi que le chargement des caravanes, la cargaison des flottilles comprend deux parties très distinctes. C’est d’abord les matières d’alimentation et de consommation destinées aux tribus nomades, aux villes du Sahara et à Tombouctou elle-même : mil, riz, karité, manioc, arachides, miel, noix de kola,
tombouctou : les jardins.
farine de nété et de baobab, pain de singe, tamarin, piments, oignons secs, gingembre, tabac (moins apprécié que celui du Touat, moins cher aussi), poisson séché, savon, fer, antimoine, plomb, cotonnades, chapeaux de paille, nattes, jarres et poteries, calebasses, etc.

Parmi ces produits, il importe de s’arrêter aux cotonnades : malgré la concurrence des tissus européens, de prix moins élevés, elles sont fort recherchées pour leur solidité incomparable. Aussi arrivent-elles jusqu’aux pays barbaresques où l’indigène les préfère à toutes autres lorsqu’il veut avoir un vêtement qui « fasse de l’usage ». Parmi les étoffes soudanaises de luxe il faut citer : les bannes de Kano d’un tissu très fin (coton), saturées d’indigo, lustrées au pilon, d’un brillant métallique curieux : on en fait de très beaux turbans ; des pagnes bleus et blancs de Ségou (coton) ; des couvertures blanches du Massina ; des tentures multicolores de Douenza, de Dandi, de Houmbouri, du Niafonké, du Haoussa. Ces deux dernières catégories de tissus sont en laine, et atteignent parfois des dimensions considérables.

La seconde partie du chargement des flottilles comprend les produits spécialement destinés aux commerçants du Maroc, du Touat ou de Ghadamès : or, ivoire, plumes d’autruche, cuir brut, cire, encens, musc des civettes, indigo, gomme, etc. Quelques esclaves figurent également dans ces apports, mais en nombre insignifiant. L’or vierge, tant en poudre qu’en anneaux, tient une place importante ; cependant il est impossible de la fixer par un chiffre, même à l’heure actuelle où la statistique a fait son entrée à Tombouctou, car rien n’est plus facile à dissimuler qu’une marchandise aussi peu encombrante.

Les envois si dissemblables du Nord et du Sud étant connus, le régime du commerce tombouctien apparaît maintenant en toute sa simplicité : c’est un double va-et-vient des caravanes du Sahara et des flottilles du Niger. Entre deux régions aussi différentes que le Sahara et le Soudan, un énorme transbordement est nécessaire : les chameaux passent leurs charges aux bateaux ; les bateaux confient leurs cargaisons aux chameaux. Tombouctou est le lieu de ce transbordement. C’est un entrepôt provisoire sur la limite des plaines de sable et des vallées copieusement arrosées, une ville de magasins et de docks, et cela à tel point qu’aucun Tombouctien ne possède ni un seul chameau, ni une seule embarcation !

Quel sera dès lors le rôle de la population ? N’étant pas des commerçants proprement dits, importateurs ou exportateurs, les Tombouctiens seront des entrepositaires, des courtiers et des hôteliers.

« L’hôte est un présent de Dieu », dit une maxime arabe très goûtée à Tombouctou où il n’y a pas de caravansérails. Pendant les trois premiers jours, l’habitant offre gratuitement la table et le logis au marchand étranger, et interprète ce noble précepte dans le sens élevé et désintéressé. À partir du
déchargement des chameaux.
quatrième jour il lui applique une signification parfaitement terre à terre. Possédant plusieurs maisons (certains en ont de dix à quinze), il en loue une à son hôte. Ces demeures sont du modèle de celle où je suis installé, assez vastes par conséquent pour servir de magasin en même temps que d’habitation. Le rôle du Diatigui ou loueur ne se borne pas là ; il renseigne l’étranger sur les cours du jour, l’abondance ou le manque de tel ou tel produit qu’il est venu acheter ou vendre, sur la valeur du client qui se présente ; il en amène et guide son hôte dans les achats : de cette façon, au prix de la location s’ajoute le bénéfice de divers courtages.

L’intermédiaire est presque obligatoire. Tombouctou a bien trois places de marché, mais on n’y trouve que les denrées de
le port de
consommation journalière. Les véritables opérations commerciales ne se traitent pas là. Elles se concluent dans les diverses maisons de la ville qu’aucune enseigne et inscription n’indiquent à l’étranger.

J’avais usé de mon hôte, suivant l’habitude, en lui demandant de m’aider dans le choix de mes fournisseurs et en recourant à ses offices pour tous mes achats et démarches. Je lui demandai également de me conduire à travers la ville comme si J’étais quelque négociant du Mossi ou du Tafilalet.
tombouctou.
Il m’emmena d’abord aux environs du grand marché et me fit pénétrer dans ces masures basses et croulantes qui m’avaient causé une si vive déception à mon arrivée. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver, sous ces ruines, des boutiques très bien pourvues en étoffes des provenances les plus diverses : toile des Vosges, guinée des Indes ou de Manchester, cotonnades allemandes portant : et les armes d’Angleterre, et des inscriptions en arabe, et le nom de Hambourg, défiguré en Amburgo ; dissas de Dienné, blanc et chaudron ; bandes blanches de Sanding ; pagnes de Ségou ; larges couvertures des pays de la Boucle et du Massina, harmonieusement striées de jaune, rouge, noir, etc. On pouvait également trouver là de la soie à broder, des cordelières, des ceintures, des fez, des haïks, des burnous, des vêtements levantins : belles robes en soie, gilets brodés, pantalons bouffants, étoffes lamées d’or — tout cela sous des décombres.

Nous reprîmes le chemin de ruines que j’avais suivi le premier jour. Sous un toit bas, dans une case ouverte aux quatre vents, nous tombâmes chez un tailleur : neuf ouvriers faisaient courir l’aiguille sur les étoffes bleues ou blanches, tandis qu’un vieillard à lunettes leur faisait la lecture, nasillant des versets du Koran dans un coin. Les uns confectionnaient des pantalons ou d’amples robes soudanaises, d’autres étaient occupés à les orner de ces fines et merveilleuses broderies dont les Maures d’Espagne avaient jadis enseigné l’art. Ces robes brodées (qui sont, à vrai dire, la seule industrie de Tombouctou) avaient, aux temps où la ville était grande et le Soudan prospère, une lointaine renommée. Les ateliers ne pouvaient suffire aux demandes. Il s’en exportait jusqu’au Maroc, jusqu’à Bammakou, jusqu’à Gaô, et elles valaient 300 et 400 francs. On m’en montra qui étaient des merveilles de goût et de travail délicat, portant sur la poitrine et sur le dos, harmonieusement répandues, de grandes rosaces ajourées et de gracieuses arabesques dont les fins points en soie se détachaient avec un joli brillant blanc sur l’écru mat du tissu.

Ailleurs, dans un décor analogue, des cordonniers travaillaient l’extraordinaire cuir de ces pays, fin, léger et souple comme de l’étoffe, — le véritable maroquin — en grandes bottes rouges aux broderies de soie jaune et verte, en babouches, en coussins ou en reliures.

Nous nous dirigeons vers l’une de ces habitations de silhouette élevée, mais à façade délabrée, lézardée, surmontée d’un étage en miettes. C’est la demeure d’un grand négociant. Devant la porte bardée et close, mon guide fait l’habituel discours : les quelques mois de notre occupation n’ont pas encore suffi pour faire disparaître les vieilles habitudes de prudence. Ayant franchi une seconde porte ferrée, nous voici dans une grande cour, ombragée par une large véranda et des galeries à arceaux, qui courent sur les quatre faces — le patio des maisons d’Espagne. Au dehors la chaleur est forte. Ici c’est une fraicheur agréable. Et puis nulle trace de misère ni de délabrement. Tout est d’une propreté et d’un entretien émerveillants. Après le Lasciate ogni speranza ! de la façade, ce semble un paradis.

De ci de là, sous les galeries, des nattes et des coussins. C’est la pièce de réception, cette cour, c’est là que se traitent les affaires. On m’apporte une peau de panthère pour siège. D’un coffret en forme de châsse, le maître de céans tire de petites tasses en porcelaine et bientôt on nous présente du thé et du sucre, et de délicieuses dattes du Touat. Nous visitons ensuite les magasins : c’est, à travers toute la maison, un vaste entrepôt, où les sacs de mil s’entassent sur les sacs de riz, où les barres de sel se comptent par centaines. Les ballots de dattes voisinent avec des paquets de plumes d’autruche et des défenses d’éléphant cousues dans des peaux. Il y avait pour plus de 50,000 francs de marchandises derrière l’extérieur paravent de misère.

À côté des courtiers officieux il y a également le courtier officiel ou Taifa. Celui-ci se spécialise dans certains produits, tels que le sel, l’or, le bétail, les étoffes, etc. Il va de maison en maison offrir ses services, portant des échantillons, indiquant des prix. Et comme je demandais le nombre de ces spécialistes : « Ils sont une centaine, me répondit-on, qui exercent la profession de père en fils. Mais, en somme, tout le monde est courtier à Tombouctou, même les femmes et les enfants. »

Quand il a les capitaux nécessaires et qu’il voit le moment propice, le Tombouctien ne dédaigne cependant pas de faire des opérations pour son propre compte. Mais ses spéculations ont tout à fait le caractère de nos spéculations de bourse. certaines époques de l’année, quand ont lieu les grands arrivages, les gens riches accaparent les produits de première nécessité, comme le sel, les céréales et les étoffes, et en font singulièrement monter le prix jusqu’au moment où quelque agent leur signale l’approche d’une caravane ou d’une flottille. Ils achètent également des lots de karité, de kolas, d’oignons et autres vivres et les font offrir au détail sur les marchés et à travers la ville par les enfants et les captives.

De même que la spéculation, la fraude et les falsifications sont connues à Tombouctou de longue date. Un vieil écrit du temps d’Askia le Grand leur consacre plusieurs pages et dénonce notamment l’usage des faux poids et des fausses mesures, le mélange du cuivre à l’or vierge et à l’argent ; la poudre d’or alourdie par des matières diverses ; le soufflage de la viande, le baptême du lait, etc.

On conçoit que les grandes maisons de commerce du Maroc, du Touat, de Ghadamès, aussi bien que de Dienné et de Sansanding, se soient affranchies de l’onéreux intermédiaire du Tombouctien. Les unes et les autres ont en effet possédé de tout temps des immeubles leur appartenant. Un représentant y est installé, quelque parent ou un esclave de confiance, dont on vient annuellement vérifier les comptes et contrôler l’inventaire. Enfin des négociants du nord comme du sud viennent s’installer eux-mêmes à demeure à Tombouctou et se retirent dans leur pays d’origine après fortune faite. Tous ceux-là vendent et achètent directement aux caravanes ou aux flottilles.

Jadis les commerçants arabes se fixaient particulièrement nombreux. C’était l’élément le plus entreprenant et le plus
commerçants du mossi.
riche de la cité, auquel la banque n’était pas inconnue. Le voyageur pouvait se procurer auprès d’eux des lettres de crédit pour tout le nord de l’Afrique. Ils ouvraient de grands crédits aux dioulas ou commerçants ambulants nègres. Il fallait pour cela une véritable audace, aucune police n’existant à travers le vaste Soudan. Leurs débiteurs restaient deux et trois ans sans réapparaître et souvent ne revenaient jamais, moins par malhonnêteté que par suite des guerres et de l’insécurité des routes.

Le quartier de Baghindé était en grande partie occupé par ces Arabes, qui naguère étaient encore au nombre de trois cents, tant Marocains que Touatiens ou Tripolitains. Ils formaient une colonie appelée « la communauté des hommes blancs », analogue aux colonies européennes dans les villes du Levant. Comme celles-ci, elle avait à sa tête une sorte de député qui avait le nom de « chef des blancs » et comptait parmi les notables, prenant part à leurs délibérations. À notre entrée à Tombouctou nos officiers trouvèrent comme chef des blancs un Tripolitain du nom de Milad, fort intelligent, ayant eu dans son pays des relations avec les Européens, et qui n’a cessé de faciliter notre occupation par ses conseils et ses bons offices.

Cette colonie de négociants arabes a fondu sous l’odieuse tyrannie des Touaregs comme la population indigène elle-même. Toutefois ce serait une erreur de croire que Tombouctou ait jamais été une cité très populeuse. D’après l’étendue qu’occupait autrefois la ville, j’estime qu’elle avait aux temps de sa splendeur de 40 à 50,000 habitants. L’absence et l’impossibilité de toute industrie ou production locale, puisque la ville est au seuil du désert, explique ce chiffre, faible si on le compare aux autres grandes places de commerce musulman, comme le Caire ou Damas ; mais considérable, si l’on songe que cette population s’adonnait uniquement au commerce, et en vivait uniquement. Tombouctou comptait 50,000 commerçants, voilà ce qu’il importe de voir. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, alors qu’elle compte 8,000 habitants seulement, son importance est tout autre que celle de ce chiffre. Il faut lire : « Tombouctou compte 8,000 commerçants. » Car la population ne vit d’autre chose que de son commerce. En gros ou en détail chacun est négociant,
rue du quartier arabe.
commissionnaire ou courtier, y compris les femmes et les enfants, comme me le disait un Tombouctien.

Dès lors les chiffres suivants ne surprendront plus : en un seul mois (janvier 1895) la statistique a relevé un mouvement d’affaires de 460,000 francs. Or, en même temps que l’on m’indiquait ce total, ceux même qui l’avaient établi m’assuraient qu’il représentait à peine le tiers du mouvement réel. Et voici pourquoi : faute d’un personnel de contrôle, aucun effort sérieux n’a pu encore être tenté pour obtenir des données précises. Le capitaine des ports de Tombouctou n’a pas même un interprète à sa disposition. On est obligé de se contenter des déclarations volontaires faites par les commerçants aux commissaires de police nègres de Kabara et de Tombouctou, et par ceux-ci à l’autorité militaire. Or, l’Africain aime,
le marchand d’or.
moins encore que l’Européen, à mettre spontanément tout le monde au courant de ses affaires. Pour ne citer qu’une preuve il n’a pas été déclaré un milligramme d’or ni à l’importation ni à l’exportation !

Il faut constater, d’autre part, que sur le Niger, en aval, se sont improvisés des marchés où procèdent à leurs ventes et à leurs achats les irréductibles ou les timorés, qui venaient, mais ne viennent plus à Tombouctou depuis notre occupation. Deux de ces marchés, Keirago et Bamba, ont aujourd’hui une importance presque égale à celle de Tombouctou, comme population et comme trafic.

Pour avoir une idée exacte du mouvement d’échanges de Tombouctou, il importe de tenir compte de pareils facteurs. Je crois donc qu’à l’heure actuelle, c’est-à-dire après des siècles de vicissitudes, le commerce annuel de Tombouctou peut s’élever à une vingtaine de millions, c’est-à-dire au double du chiffre d’affaires constaté en 1893 pour toute la colonie du Congo français.

Tombouctou n’était pas seulement un lieu de grand commerce. Elle représentait également, pour tout l’ouest africain, la grande ville de plaisir. En particulier pour les Arabes.

Au Sénégal je causais avec un de ces commerçants marocains qui forment à Saint-Louis une colonie très active et riche. Étant en route pour Tombouctou, je ne manquai pas de lui demander ce qu’il en savait, ou plutôt ce qu’il en avait entendu dire, car il ne l’avait point visitée : « Ah ! tu vas à Tombouctou, me dit-il, et aussitôt ses yeux s’illuminèrent singulièrement. Oh ! à Tombouctou il y en a des dames ! — beaucoup ! — et beaucoup jolies… Oh !… Oh ! » Ainsi, chez lui, le commerçant, musulman au surplus, c’est-à-dire n’aimant pas à mêler la femme à ses conversations, c’était la vie galante qu’évoquait tout d’abord, avant les affaires, le nom de Tombouctou.

Après l’or, l’ivoire, les plumes d’autruche, l’un des principaux attraits de Tombouctou, pour les gens du Nord, furent certainement les mœurs faciles du Soudan, dont il nous a fallu parler déjà à Dienné. Le fait ressort non seulement des récits que font les Tombouctiens d’aujourd’hui, blancs ou noirs. Les anciens voyageurs arabes ne laissent pas de le confirmer.

Léon l’Africain se contente de dire : « Les habitants de Tombouctou sont tous de plaisante nature et le plus souvent s’en vont le soir jusqu’à une heure avancée de la nuit, dansant parmi la cité. » Il écrivait pour le… Vatican, et sa réserve s’explique. Ibn Batouta, lui, est plus explicite. Il note à son arrivée au Soudan :

« Ce peuple a des mœurs très singulières. Ainsi les hommes n’y sont nullement jaloux de leurs femmes. Quant à celles-ci, elles ne se montrent pas embarrassées en présence des hommes ; et, quoique très assidues à la prière, elles paraissent la figure découverte. Elles prennent des amis et des compagnons parmi les hommes, et les hommes, de leur côté, ont des amies parmi les femmes qui ne leur appartiennent pas en mariage. Ainsi, il arrive souvent qu’un homme, en entrant chez lui, trouve sa femme en tête-à-tête avec l’ami. Mais il ne s’en formalise pas. Ayant reçu du cadi d’Oualata la permission d’aller chez lui, je m’y suis rendu un jour et l’ai trouvé avec une femme jeune et jolie. En la voyant, j’allais me retirer, quand elle se mit à rire de mon embarras, sans témoigner la moindre honte. Alors le cadi me dit : « Ne t’en va pas. Ce n’est que ma bonne amie. » Je restai interdit en voyant un jurisconsulte, un savant, un homme qui avait fait le pèlerinage de la Mecque ! tenir une pareille conduite. Et j’appris plus tard qu’il avait demandé au sultan la permission de faire le pèlerinage, cette même année, en compagnie de sa bonne amie !! Une autre fois, j’entrai chez un autre, et Je le trouvai assis sur une natte, tandis que sa femme se tenait sur un siège, et causait avec un homme assis à côté d’elle. « Quelle est donc cette femme ? lui dis-je. — C’est la mienne, me répondit-il. — Et cet homme qui est avec elle ? — C’est son ami. — Comment peux-tu souffrir une pareille chose, toi qui as habité nos pays du nord et qui connais les prescriptions du Koran ? — Chez nous, me répondit-il, dans les liaisons des femmes avec les hommes, les choses se passent en tout bien tout honneur. Jamais des soupçons ne s’élèvent, et, du reste, nos femmes ne sont pas comme celles de votre pays. » Je fus si étonné de sa niaiserie que je le quittai sur-le-champ et ne remis plus les pieds chez lui. »

C’est à Oualata, vers l’an 1350, qu’Ibn Batouta notait avec indignation ces traits.

L’histoire nous a montré que Tombouctou grandit grâce à l’immigration des gens de Oualata. Commerçants et savants ne furent évidemment pas sans emporter leurs mœurs, en même temps que leur commerce, leurs richesses et leur science. Dans un chapitre général intitulé : Ce que j’ai trouvé de mauvais dans la conduite des noirs, le même auteur dit encore :

« Leurs esclaves mâles et femelles et les jeunes filles paraissent tout nus en public, sans rien cacher. Au mois de Ramadan même j’en ai vu un grand nombre se montrer ainsi, car il est d’usage que les principaux rompent le jeûne chez le sultan, et chacun se fait apporter des vivres par une vingtaine, ou même plus, de jeunes esclaves toutes nues. Les femmes se découvrent le corps et la figure pour paraître devant le sultan, et ses propres filles font de même. La veille du Ramadan, je vis environ cent jeunes filles nues sortir du palais avec des vivres ; elles étaient accompagnées par deux des propres filles du Sultan, jeunes personnes déjà formées, et n’ayant rien sur le corps ni sur le sein. »

Ibn Batouta était un personnage de haute culture, et pieux autant que savant, un homme fortement pénétré des mœurs voilées de l’Islam. De pareilles coutumes ne pouvaient évidemment que choquer et indigner un esprit aussi élevé. Pourtant, imaginez ces mêmes tableaux passant devant les yeux du vulgaire : marchands, commis, chameliers, qui étaient les habituels visiteurs du Soudan. Ceux-là devaient le voir d’un tout autre œil. Nés dans ce monde arabe où les hommes et les femmes vivent si complètement séparés, où la femme doit dérober aux yeux non seulement son corps, mais ses lignes mêmes, sous le vêtement ample, mais ses traits mêmes, sous le voile, le spectacle était, pour eux, nouveau et curieux. Ce n’était certes pas avec indignation qu’ils le jugeaient.

Ils ne pouvaient donc pas avoir la même répulsion que l’excellent lettré, à se mêler à une vie semblable, à goûter de ces mœurs nouvelles. Que risquaient-ils à se laisser aller à quelque cascade dont ils eussent rougi dans leur pays ? Tombouctou était si lointaine ! Elle eut donc bientôt une auréole et un attrait de plus quand on sut dans l’Afrique du Nord que c’était sur terre un petit coin du paradis promis par Mahomet.

Assurément Askia le Grand, qui avait vécu en Égypte et observé les mœurs musulmanes, tenta d’imposer des réformes. Les femmes durent s’empaqueter des pieds à la tête et adopter la vie de harem. Il préposa à l’observation des bonnes mœurs « des hommes sûrs chargés d’exercer une surveillance de jour et de nuit, secrète et visible. On arrêtait tout homme surpris à causer pendant la nuit avec une femme qui lui était étrangère et on le conduisait en prison. » Mais déjà sous les fils du Grand Roi ces mesures tombèrent en désuétude, et les mœurs reprirent toute leur liberté d’allure.

Ibn Batouta ayant tracé un aperçu suffisant de certaines… coutumes tombouctiennes, il me semble superflu d’insister. Je préfère parler des dames de Tombouctou, c’est-à-dire de celles qui appartiennent aux grandes et vieilles familles de la cité.

Par suite de continuels mélanges avec les races berbère et arabe, leurs traits, quoique noirs, se sont affinés. La figure est régulière et de type arien plutôt que nègre, l’épatement du nez et des lèvres peu sensible, et cet ensemble plaisant s’éclaire d’yeux superbes, grands, intelligents et doux, d’un regard très séduisant, très enveloppant.

À ces dons naturels elles ajoutent encore les ressources de la coquetterie et de l’élégance arabe ou nègre, teignent leurs ongles de henné, avivent l’éclat de leurs yeux par des maquillages d’antimoine autour des cils et des sourcils. Le front est joliment paré de bandelettes en perles, aux dessins mauresques, ou de sequins en guirlande. De savantes coiffeuses disposent les cheveux en pompons, auxquels s’entremêlent des boules d’or ajourées et légères. Aux oreilles se balancent des pendants en or également, et sur la gorge avancent d’amples colliers d’ambre ou de corail d’un pittoresque effet sur la peau de bronze. Enfin, elles savent se draper avec beaucoup de
dame de tombouctou jouant du violon.
goût dans les étoffes de toute sorte que l’on rencontre à Tombouctou : gazes, tissus européens ou arabes, pagnes indigènes, etc.

Non plus que les traits, la Tombouctienne n’a le rôle habituel de la femme chez les peuples nègres, c’est-à-dire le rôle de ménagère ou plutôt de servante. Elle joue les grandes dames. Les soins de l’intérieur, les enfants et la cuisine sont confiés à des esclaves mâles et femelles. Elle, se contente de donner des ordres et de veiller à leur exécution. Les loisirs ne lui manquent donc pas. Elle les emploie soit à lire, car elle est lettrée, soit à faire de la musique, jouant d’un petit violon dont l’unique corde est en poils de chameau, soit à faire des visites chez ses amies et à en recevoir, soit aussi à fumer… la pipe (on n’est pas parfait).

À côté de ces mondaines, Tombouctou compte, et surtout comptait en très grand nombre, des demi-mondaines qui imitaient les premières en toutes choses. Voici comment on me décrivit les diverses phases de la grande vie dans la métropole du Soudan :

« Les affaires laissent souvent des loisirs. Il faut attendre que certains articles soient arrivés, que d’autres aient augmenté ou diminué de prix. Pour se distraire, le commerçant étranger convoque alors des amis, à midi ou de préférence le soir, et leur offre un repas. On mange ensemble un mouton gras accompagné de pigeons, de couscouss, de dattes, de noix de kola, de galettes en farine de blé ou de gâteaux au miel. On boit du thé, quelquefois du café. Des marabouts, de savants conteurs à qui l’on a fait quelque cadeau, sont également invités et charment la réunion avec les récits du vieux temps. Chacun raconte aussi les événements et les histoires du pays d’où il vient. C’est ainsi que nous savons beaucoup de choses à Tombouctou, non seulement ce qui se passe au Maroc, à Tripoli ou au lac Tchad, mais même les nouvelles venues d’Europe et de France.

« Ces petites fêtes sont devenues assez rares avec les temps de malheur. Autrefois, chaque jour quelqu’un venait vous prier. Et c’était bien autre chose ! Alors beaucoup d’Arabes du nord habitaient la ville ; on en comptait dans une seule rue quarante, gros et gras. Alors on aurait pu construire une maison avec des pains de sucre, tant les caravanes en apportaient. Car les gens de Tunis, de Ghadamès et de Fez aiment à bien vivre ; ils avaient dressé des captives à faire des plats très recherchés et variés, surtout les pâtisseries et les douceurs. À cette époque, au lieu des quelques fours (alforou) que tu vois de ci de là à travers la ville, il y en avait plusieurs dans chaque rue. On brûlait tant d’encens et l’on répandait tant d’essence de rose dans les maisons que déjà sur la porte on avait mal à la tête.


tombouctou : four à pain dans la rue.

« Ce qui coûtait cher surtout, c’étaient les fêtes que l’on offrait aux femmes. Les gens de Dienné, de Sansanding ou de Bammakou rivalisaient avec les Arabes, mais les plus fêtards étaient les gens du Touat. En revanche, les Mossis ne gaspillaient pas leurs biens et partaient, aussitôt leurs affaires terminées. Ceux qui avaient des maîtresses donnaient des repas qui duraient de longues heures et où l’on buvait des boissons enivrantes, principalement le dolo de miel. Les gens se soûlaient comme les idolâtres bambaras. Ensuite ils faisaient venir des musiciens, les danses commençaient et se prolongeaient toute la nuit. On voyait des gens dépenser deux et trois cents gros d’or (2 à 3,000 francs) en un Jour, quand ils voulaient, par exemple, disputer une maîtresse à un rival. On cite un homme de Sansanding qui, en un seul cadeau, offrit 500 barres de sel à sa dame. Il habitait tout près de la mosquée. Ayant passé la nuit en fêtes et voulant dormir tranquillement dans la journée, il eut l’audace de faire dire au muezzin qui appelle les fidèles aux cinq prières du Jour : « Je suis très fatigué. Ta voix me réveille. Si je ne t’entends plus de la journée, je ferai une riche offrande à la mosquée. »

« À vivre ainsi, des gens qui étaient venus pour quelques semaines restaient des mois et des années, retenus par la vie agréable ou par quelque passion, et beaucoup, qui étaient arrivés avec une fortune en marchandises, rentraient chez eux ruinés.»


XIV

L’UNIVERSITÉ DE SANKORÉ

La Reine du Soudan eût été parée d’une couronne incomplète si le fleuron de l’art eût manqué.

Des raisons péremptoires l’empêchèrent de posséder des monuments. Pas de pierres, pas de bois loin à la ronde. Point de plâtre non plus. Même la précieuse glaise de Dienné faisait défaut, en ce seuil du désert. Cela me dispense de parler longuement, au point de vue de l’architecture, des deux grandes mosquées, Ginghéréber et Sankoré, et de l’oratoire de Sidi Yahia, encore que j’aie été, après René Caillié, le premier Européen qui les ait visitées intérieurement. Elles tranchent assurément sur les maisons par leurs dimensions considérables, mais sans atteindre pour cela la valeur de monuments. Un assemblage de murailles en pisé, toutes hautes, longues et épaisses qu’elles soient, ne constituent point une manifestation artistique. Rien ne rappelle dans ces temples l’heureuse harmonie décorative de la vieille mosquée de Dienné. Leurs trois tours minarets en forme de pyramides tronquées, que l’on voit au dehors dominer la silhouette de la ville, en sont le seul intérêt[15].

Ne pouvant se développer dans le domaine des arts matériels, Tombouctou porta tous ses efforts sur les arts intellectuels. Et ici, la moisson fut surprenante et immense.

La cité a été le centre religieux, scientifique et littéraire des régions baignées par le Niger — le cerveau du Soudan. « Le sel vient du nord, dit un proverbe soudanais, l’or vient du sud et l’argent du pays des blancs, mais les paroles de Dieu, les choses savantes, les histoires et les contes jolis, on ne les trouve qu’à Tombouctou.»

Ce serait peut-être exagérer que de mettre Tombouctou et les écoles de Syrie, d’Espagne, du Maroc, et surtout d’Égypte, sur un plan égal, qui est le premier. D’autres seront-ils plus heureux ? Je l’espère. Quant à moi, je reconnais n’avoir pas trouvé dans ses bibliothèques une œuvre pouvant balancer la gloire des chefs-d’œuvres de la langue et de l’esprit arabes, par exemple des Séances d’Hariri ou d’Hamadini, ou des Kaïsadas bédouines. Mais il ne faut pas s’y tromper : Tombouctou ne fut pas seulement le plus grand centre intellectuel du Soudan, c’est-à-dire des nègres. Ce fut aussi un des grands centres scientifiques de l’Islam entier. Son université a été la sœur cadette des universités du Caire, de Cordoue, de Fez, de Damas. La collection de manuscrits anciens que nous avons rapportée ne laisse aucun doute sur ce point, et permet même de reconstituer tout ce côté de son passé dans les moindres détails.

C’est dans l’Occident africain qu’il faut rechercher les origines de la grandeur intellectuelle de Tombouctou ; c’est aux Maures qu’il faut en attribuer l’honneur. On sait que cette fraction du peuple berbère adopta aussitôt la religion nouvelle des Arabes, ses vainqueurs. Par les tribus maures échelonnées le long de la côte Atlantique, l’Islam pénétra aux Pays des Noirs dès le ixe siècle.

Mais partout où apparaît la religion musulmane, s’introduisent en même temps la langue du Koran et les sciences arabes qui — dans les idées du croyant — en découlent. Le livre saint contient tout, ou du moins, pour le disciple de Mahomet, doit tout contenir. Le Koran règle les croyances des hommes, soit religieuses, soit philosophiques. Il régit leurs droits : c’est un code où tout est décrété. En sorte qu’expliquer le Koran revient à enseigner la Religion, la Philosophie et la Loi. La grammaire et la littérature elles-mêmes en découlent, car elles s’enseignent d’après la langue parlée par le rédacteur du livre saint, sur des exemples qui en sont tirés.

Ainsi la langue et la culture arabes se répandirent sur les frontières du Pays des Noirs et y eurent bientôt leur boulevard à Oualata où résidaient, nous l’avons vu, « les premiers parmi les hommes pieux et savants ».

La population de Oualata s’étant transportée à Tombouctou, ce fut elle qui devint ce boulevard. Des savants et des poètes maures d’Espagne vinrent s’y réfugier et apportèrent les moissons de Grenade et de Cordoue. Les caravanes du Nord transmirent les progrès de Fez, Marrakech et Tunis. Les pèlerinages annuels à la Mecque et à Médine initièrent aux perfections du Caire. Mieux que toute autre, Tombouctou put donc profiter des conquêtes, et de toutes les conquêtes de l’esprit arabe ; mieux que toute autre, elle put rassembler les nouvelles acquisitions intellectuelles et composer les bibliothèques les plus complètes.

Entrepôt de marchandises, elle devint de même un entrepôt de langues et de sciences arabes, et les répandit au loin, de même que le sel et les étoffes. Le capharnaüm linguistique qu’était la métropole du Soudan eut, pour s’entendre, un langage commun. Songhoïs, Foulbés, Toucouleurs, Touaregs, Bambaras, Mossis, Haoussankés, Malinkés, etc., se comprirent au moyen de l’arabe, qui est aujourd’hui encore d’un usage courant à Tombouctou.

Toute une classe de la population se consacra au commerce de l’esprit : les fakis ou cheiks, comme disent les anciens manuscrits, les marabouts, comme dit le Soudanais des temps présents. Le premier terme a le sens étroit de jurisconsulte, « celui qui a la connaissance du droit ». Il est intéressant parce qu’il montre que le mouvement scientifique eut pour origine l’étude des principes juridiques contenus dans le Koran. Je préfère cependant les noms de cheik ou marabout qui signifient à la fois prêtre et docteur et, par cela, rendent mieux le double caractère du savant soudanien.

Le cheik est l’homme savant qui par sa foi et son dévouement à l’Islam, par son application aux devoirs que dicte le Koran, par sa connaissance approfondie des textes saints, par sa science, par la dignité de sa vie, mérite d’être donné en exemple aux croyants.

En général, il appartenait à une famille qui — si l’on peut employer cette expression en la circonstance, — faisait profession de dévotion et de science. De père en fils on se léguait cette double réputation, l’entretenant par des pèlerinages aux Lieux Saints et des séjours dans les grandes universités arabes. Nous possédons la biographie de plusieurs centaines de savants, et presque tous sont parents en ligne directe ou indirecte. Un affinement cérébral se produisit donc à la longue dans une partie de ces populations nègres : il a donné les surprenants résultats que l’on verra plus loin et qui sont un démenti catégorique pour les théoriciens de l’infériorité de la race noire.

Ces familles pieuses et lettrées vivaient à Tombouctou autour de la mosquée de Sankoré, formant là un quartier universitaire analogue à notre Quartier Latin. Elles étaient tenues en haute estime par les grands comme par le peuple. « Le jurisconsulte Ahmed (père de l’écrivain Ahmed Baba) fut atteint en voyage d’une grave maladie. Le sultan, pour rendre hommage à son mérite et à sa piété, allait tous les soirs passer plusieurs heures auprès de son lit de douleurs et ne mit fin à ses
la mosquée-université de sankoré.
assiduités que lorsque la santé du cheik fut complètement rétablie. » Même l’impie Sunni Ali, qui eut à se plaindre de certains marabouts, « rendait justice à leurs mérites, connaissait leur nombre jusqu’au dernier et savait les honorer ». Une part de l’impôt (la diaka, le dixième) leur fut longtemps réservée. D’autres ressources, d’importance variable, leur étaient acquises. Les rois songhoïs pensionnaient les plus célèbres. Au temps du Ramadan les dons des particuliers affluaient nombreux. L’éducation des enfants leur valait des honoraires. Ils avaient des esclaves qui géraient leurs biens et cultivaient leurs propriétés. Parfois aussi ils les envoyaient faire du commerce au loin. Ainsi leur était assurée la tranquillité nécessaire aux hommes de pensée et d’étude.

Suivant leur tour d’esprit ils se spécialisaient. Les uns s’adonnaient uniquement au culte, au service de Dieu et de la mosquée. Les autres pratiquaient la justice et fournissaient des magistrats ou cadis. Enfin un grand nombre se consacraient à l’enseignement. Il n’était pas rare de voir les deux et même les trois carrières suivies par un seul homme. Les uns et les autres cultivaient les lettres et écrivaient des livres.

Nous avons évoqué déjà la riche métropole et la ville de plaisir, Avec les marabouts qui se consacrent à Dieu va ressusciter la Ville Sainte, celle dont l’auteur du Tarik a dit avec fierté : « Jamais Tombouctou ma patrie ne fut souillée par l’adoration des idoles ou par les honneurs rendus à une autre divinité qu’au Dieu miséricordieux. C’est la demeure des savants et des serviteurs du Très-Haut, le séjour habituel des saints et des ascètes ! »

Ceux-là, sous la direction du cheik ul Islam et des imans, appelaient les fidèles aux prières, purifiaient les morts, faisaient des lectures publiques de textes sacrés, et prêchaient, notamment au temps du Ramadan, pendant le carême musulman. On en vit qui, pareils aux solitaires de la Thébaïde, se retiraient loin du monde. Celui-ci passait toute la nuit à prier dans la mosquée. Celui-là ne se lassait du jeûne et était rempli de soins pour les orphelins. Cet autre… mais admirez plutôt, d’après l’original, la figure parfaite que voici :

« Le cheik très savant et très pieux Abou Abdalla n’avait rien lui appartenant. Tous ses biens passaient à secourir les pauvres et les malheureux. Il achetait des esclaves auxquels il rendait ensuite la liberté. Sa maison n’avait pas de porte. On y entrait sans être annoncé. Aussi les hommes venaient-ils le visiter de tout endroit, à toute heure, surtout le dimanche après la prière de deux heures. Des Marocains et des Arabes accoururent en foule auprès de lui quand ils connurent ses vertus. »

Ne croirait-on pas lire la vie de quelque saint chrétien ? Comme à ceux-ci, du reste, on n’a pas manqué d’attribuer aux marabouts des miracles nombreux. Voici celui qu’accomplit l’un d’eux qui vivait vers l’an 1330 : « Le faki El Hadj, grand-père du cadi Abderrahman, se trouvait à Bankou lorsque le roi de Mossi vint attaquer la ville. La population s’étant assemblée autour de lui au moment de combattre, il leur ordonna de manger d’une certaine herbe. Ils firent ainsi, à l’exception d’un seul qui refusa. Alors El Hadj leur dit : « Allez maintenant au combat, et les flèches ne vous atteindront pas. » Tous revinrent du combat, victorieux et sains et saufs, à l’exception de l’homme qui n’avait pas voulu manger cette herbe et qui mourut dans la mêlée. » Le fait suivant, non moins merveilleux, advint au trisaïeul d’un écrivain célèbre, Ahmed Baba : « Étant à Médine (d’Arabie), il demanda à visiter le tombeau du prophète. Comme cette grâce ne lui avait point été accordée, il s’assit sur le seuil de la chapelle funéraire et se mit à réciter les litanies de l’élu de Dieu. Aussitôt la porte s’ouvrit d’elle-même, et les assistants, stupéfaits de ce prodige, s’humilièrent devant Abderrahman et lui baisèrent les mains. »

Mais, entre toutes, la vie de Sidi Yahia, le patron de Tombouctou, est pleine de merveilles. Un jour qu’il faisait, en plein air, la lecture du Koran à ses disciples, un nuage se leva et la pluie commença à tomber. Son entourage voulait chercher un abri. Un coup de tonnerre retentit et Sidi Yahia dit : « Restez en place, car il ne pleuvra pas ici. » Et il arriva ainsi. Retenons encore l’anecdote suivante : « Des femmes esclaves lui appartenant voulurent faire cuire un poisson. Durant tout le jour elles le soumirent à l’action du feu qui se refusa absolument à avoir de l’effet sur lui. Les servantes s’en étonnèrent. Sidi Yahia, les ayant entendues, leur dit : « Ce matin, quand je suis sorti pour aller prier à la mosquée, mon pied a foulé quelque chose de mouillé sur le sol. Peut-être était-ce le poisson et le feu n’a-t-il pas voulu brûler ce que mon corps a touché. »

Les miracles leur étant familiers, on ne sera pas surpris de constater également chez eux le don des visions et des prophéties. C’est ainsi que la mise en route de la colonne marocaine qui devait conquérir le Soudan fut annoncée aux gens de Tombouctou par le faki Abderrahman le jour même de son départ de Marrakech. « Il venait, lit-on dans le Tarik, de réciter la prière du matin et prenait place pour enseigner. À ce moment il dit, après avoir invoqué trois fois le nom de Dieu : « Certes vous verrez cette année des choses telles que vous n’en avez jamais entendues. » Citons également la vision par laquelle Dieu annonça à quelques marabouts poursuivis par Sunni Ali leur mort prochaine : « S’étant enfuis au nombre de trente dans la direction de l’occident, ils arrivèrent au pays de Scheib, y campèrent et s’endormirent sous un arbre. Un d’entre eux se réveilla peu après, et dit : « J’ai vu dans mon sommeil comme si nous devions tous voir la fin de la nuit dans le paradis. » Quelques instants après ils étaient massacrés par les émissaires du roi. »

Au commencement de sa vie Sidi Yahia voyait le Prophète[16] lui apparaître toutes les nuits. Ensuite, il ne le vit plus qu’une fois par semaine, puis une nuit par mois, puis une nuit par an. Comme on l’interrogeait sur la cause de la diminution de ces apparitions : « Je n’en vois pas d’autre : jadis, je négligeais de faire du commerce, et maintenant j’y donne quelques soins. — Mais que ne laisses-tu ces préoccupations ! — Parce que, répondit Yahia, je ne veux pas avoir besoin de recourir aux hommes. »

Mohammed Neddo, qui gouvernait Tombouctou au nom des Touaregs, un peu avant la conquête de Sunni Ali, était lié d’une tendre amitié avec Sidi Yahia. Vers la fin de sa vie, Neddo vit une nuit en songe, que le soleil s’était couché et que la lune n’apparaissait pas ensuite. Ayant fait part de ce songe à Sidi Yahia, celui-ci lui dit : « Tu ne crains pas d’apprendre ce que cela signifie ? — Je ne le crains pas, répondit-il. — Eh bien ! cela signifie que je vais mourir et que tu mourras après moi, à une date très rapprochée. » Neddo s’assombrit sur l’heure. « Aurais-tu peur ? lui dit Yahia. — Cette tristesse ne me vient pas de la crainte de la mort, répliqua Neddo, mais de la tendresse que j’ai pour mes petits-enfants. — Confie leur sort à Dieu », lui dit son ami. Sidi Yahia ne tarda pas à mourir et peu après Neddo le suivit et fut enterré à côté de son ami dans la mosquée qu’il avait bâtie.

Les marques de faveur divine par lesquelles Allah distinguait les marabouts des autres croyants se manifestaient même après leur mort. Tel cheik avait recommandé que personne ne procédât à sa toilette funèbre, si ce n’est un de ses disciples. Celui-ci trouva, auprès du corps, une cire allumée. Il demanda aux gens de la maison le linceul de son maître. On le lui apporta. Alors il ordonna d’éteindre la cire et étendit le drap funèbre ; il en sortit une lumière qui éclaira la chambre jusqu’à ce que fût terminé l’ensevelissement.

Les vieilles chroniques rapportent mille autres traits qui ne le cèdent en rien comme merveilleux à ceux que je viens de citer. Un docteur tombouctien a donc pu écrire en toute conscience : « Les hommes pieux de Sankoré n’ont été dépassés en piété que par les compagnons du Prophète. » On donnait à ceux qui avaient été ainsi marqués du sceau divin le nom de saint ou Oualiou. Un édicule s’élevait sur leur tombe.
environs de tombouctou : cimetières et tombeaux des saints.
Les gens qui avaient mené une vie d’enfer et que leur heure dernière trouvait repentants, se faisaient enterrer aux abords, afin que le défunt intercédât en leur faveur auprès du Très-Haut. On venait en pèlerinage à l’édicule et de même à leurs maisons et à leurs Jardins. On demandait des miracles au Saint. Et des miracles s’accomplissaient — parce qu’il n’y a pas de raison pour que ne s’accomplisse pas ce que demande un croyant.

Sur la crête des dunes, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, tout autour de la ville, s’élevèrent ainsi de petites chapelles, formant à Tombouctou comme un rempart de sainteté. J’ai voulu les visiter en souvenir des contes jolis qui sont sortis de la poussière de ceux qui y dorment. Un jour, mon domestique et moi, nous avons dûment chargé nos winchester de leurs douze coups (car la brousse, aux maraudeurs touaregs propice, commence par là) et dans la plaine de sable, nous avons pataugé. Une douzaine, à peine, de ces édicules sont encore debout. Quelque arbre étique du désert jette sur eux un soupçon d’ombre. Devant l’un, je trouvai un vieillard, marabout du temps présent, qui, comme moi, était venu voir ces marabouts des temps passés. Il avait ouvert la porte de la petite chapelle, dont l’intérieur montrait un tertre en pisé, recouvert de pauvres étoffes. Assis sur le seuil, il psalmodiait des versets du Koran.

Et ce fut le seul bruit que nous entendîmes, le seul être vivant que nous rencontrâmes dans la blanche fournaise des sables. C’était autour de la ville un vaste champ de morts. À chaque pas le pied heurtait quelque crâne, un tibia, des squelettes entiers, — restes des générations disparues depuis des siècles, et cadavres confiés hier aux sables inconstants, et hier déterrés par les fauves. En face de la sévérité et de la stérilité du paysage, et de cette mort accumulée, se dressa en moi la vision lointaine de la vallée de Josaphat, située de même devant les murailles de Jérusalem la Sainte, où le sol, de même, ne produit qu’une floraison de tombeaux.

Les marabouts qui se consacraient à la magistrature rendaient la justice d’après le Koran et suivant les principes de la secte malékite, en s’appuyant d’ailleurs sur les décisions contenues dans les meilleurs ouvrages des jurisconsultes arabes alors connus. Ils procédaient aussi aux inventaires des successions et à leur partage, et remplissaient l’office d’avocats. Mais bien peu bornaient là leur activité. Les magistrats, comme les prêtres, empiétaient volontiers sur le domaine de leurs confrères qui s’adonnaient à l’enseignement.


tombeau d’un saint.

Les savants de Tombouctou et leur science ne le cédaient en rien à ses saints et à leurs miracles. Certains, au cours de voyages qu’ils firent dans les universités étrangères de Fez, de Tunis, du Caire, pour agrandir le cercle de leurs connaissances, « étonnèrent les plus grands savants de l’Islam par leur érudition ». Ces nègres marchaient de pair avec les autres docteurs arabes, puisque nous en voyons s’installer au Maroc et même en Égypte, et y ouvrir des cours. En revanche, les savants étrangers n’étaient pas toujours assez capables pour professer à Sankoré. « Un célèbre jurisconsulte du Hedjaz (Arabie), étant arrivé dans ce but à Tombouctou, trouva la ville pleine de savants soudaniens. Ayant remarqué qu’ils lui étaient supérieurs en Droit, il se rendit à Fez où il parvint à enseigner. »

La carrière de professeur était absolument libre. Enseignait qui voulait. La seule sanction était le nombre, plus ou moins grand, d’auditeurs. S’il faut en croire leurs biographes, ces maîtres étaient d’un mérite rare, pleins de bienveillance et d’affabilité pour leurs élèves, très attachés à leurs devoirs. On en vit refuser les fonctions plus élevées et plus lucratives d’iman pour rester dans l’enseignement. L’un d’eux « se multiplia en démarches pour ne pas être nommé grand Cadi ».

La journée de Mohamed ben Abou Bekr, un des savants les plus respectés de son temps, était bien remplie : « Dès les premières heures du jour il se mettait à professer et faisait de suite plusieurs cours différents jusqu’à dix heures du matin ; alors il se rendait chez lui pour s’acquitter de la prière. Après l’avoir achevée, il entrait chez le cadi pour les affaires de ses clients, ou bien il jugeait à l’amiable entre les parties. Ensuite, après la prière de midi, qu’il récitait en public, il professait jusqu’à trois heures dans sa propre maison, faisait la prière de l’asr puis sortait pour aller enseigner dans un autre local jusqu’aux dernières heures du crépuscule, et, après le coucher du soleil, il terminait la journée à la mosquée par une autre leçon. »

Voici maintenant le portrait du professeur par excellence, de celui dont on a écrit que « le Soudan n’a possédé aucun docteur aussi pieux et en même temps aussi érudit ». Il était en effet doué de tous les dons, puisque ce n’était autre que Sidi Yahia, le patron de Tombouctou. Nous l’aurons vu ainsi sous son triple aspect de saint, de cadi et de savant :

« Il était doué d’une nature calme et d’une intelligence qui n’eut d’égale que sa mémoire infaillible. Sa science était, pour ainsi dire, universelle. Toute sa personne commandait non seulement le respect, mais même l’obéissance. C’est ainsi que bien des gens n’eurent jamais d’autre règle de conduite que les préceptes sortis de sa bouche.

« On venait en foule lui demander sa bénédiction et apporter des cadeaux considérables. Il recevait les visiteurs avec modestie ; quant aux présents, il les offrait à d’autres personnes.

« Ayant été nommé cadi, il fit disparaître les abus et la corruption qui environnaient les tribunaux : alors surtout grandit sa renommée qui le posa comme un modèle d’équité aux yeux des vrais croyants.

« Cependant les devoirs si pénibles de la magistrature furent incapables d’attiédir le dévouement du professeur. Il avait débuté par l’enseignement et continua d’enseigner étant cadi. Et quel charme pour ceux qui écoutaient ses leçons ! Quelle lucidité dans ses explications ! Quel guide sûr et facile que sa méthode ! Un talent si accompli n’était-il pas fait pour opérer une révolution dans les études ? Sidi Yahia vivifia la science dans le pays des nègres, et il instruisit une foule de jeunes gens qui, plus tard, se distinguèrent eux-mêmes dans les lettres. Deux générations furent ainsi formées. Sa vie fut, en effet, aussi longue qu’utile. Il vécut quatre-vingt-sept ans (1373-1462) et professa une cinquantaine d’années. »

C’est une superfétation de dire que de si savants personnages devaient posséder de merveilleuses bibliothèques. L’on en trouve le catalogue dans les auteurs soudanais. Les ouvrages religieux, juridiques et grammaticaux tenaient la première place. C’étaient : des recueils de traditions du Prophète comme le Sahib de Bokhari, le Djané d’Essoyouti, le Sabib de Moslin ; le Sogra, ce pieux ouvrage dont un marabout disait qu’ayant été transporté en rêve dans le paradis, il y avait vu Abraham, l’ami de Dieu, l’enseignant aux enfants et le leur faisant copier sur des planchettes ; des traités de grammaire comme l’Alfyga ; des ouvrages ayant trait à Mahomet, les Chenaïl de Termedi qui contiennent la description des qualités du Prophète, sa vie intime et sa politique, enfin des ouvrages célèbres de droit, selon la secte de l’Iman Malek, avec les nombreux commentaires auxquels ils ont donné naissance, l’abrégé de Sidi Khalil, la Risala d’Abou-Zeid de Kaïrouan, etc.

Les ouvrages d’imagination ne leur manquaient pas. À côté de poèmes, ils avaient les ouvrages du genre spécial à la littérature arabe : les Séances de Hariri ou de Hamadani. J’ai retrouvé un exemplaire du Choix de Merveilles composé vers l’an 1160 à Mossoul par le savant Abou Abdallah ben Abderrahim de Grenade. Les travaux historiques ou géographiques du Maroc, de Tunis et d’Égypte étaient également connus. Ibn Batouta est souvent cité. Enfin des livres de médecine et d’astronomie représentaient la science pure.

L’on peut donc dire que les bibliothèques de Tombouctou comprenaient presque toute, sinon toute, la littérature arabe. Entre autres trafics, Tombouctou avait la spécialité du commerce des manuscrits. « Les livres, dit Léon l’Africain, s’y vendent fort bien, tellement qu’on en retire plus grand profit que de quelque autre marchandise qui se puisse vendre. » Les productions littéraires d’Espagne et du Maroc côtoyaient les œuvres de la Syrie et de Bagdad.

Les docteurs tombouctiens étaient, pour employer un mot qui paraîtra peut-être étrange appliqué à des nègres, des bibliophiles, et dans le plus beau sens du mot ; non de maniaques collectionneurs de reliures et d’ouvrages non coupés, mais de véritables « amants de livres ». Nous les voyons « recherchant les œuvres qui leur manquent avec une véritable passion », et les copiant eux-mêmes quand ils n’étaient pas assez riches pour les acheter. On rassemblait ainsi des collections de 700 à 2,000 volumes. À l’encontre de beaucoup d’amateurs de livres de notre époque, avares de leurs richesses, le bibliophile tombouctien mettait une véritable joie à partager les siennes. « Mohammed ben Abou Bekr (déjà nommé) aimait les amis de la science et leur témoignait toute espèce d’égards, partageant avec eux ses manuscrits les plus précieux. Jamais, dans la suite, il ne les réclamait, quelque rares qu’ils fussent. Il prodigua de cette manière sa bibliothèque tout entière (que Dieu lui en sache gré !) Lorsqu’un étudiant venait à sa porte demander un livre, jamais il ne lui donnait un refus, bien que souvent cet homme lui fût inconnu. Et ce qu’il y a de plus étonnant dans cette munificence dont il n’attendait sa récompense que du ciel, c’est qu’il était passionné pour les livres ! »

Aujourd’hui les bibliothèques tombouctiennes se trouvent bien réduites par suite des pillages des Foulbés et des Toucouleurs. Néanmoins, en dehors des marabouts et des cadis, qui sont les mieux pourvus, tout homme riche se pique de posséder quelques livres. Souvent il ne les lit pas, mais il les montre : cela lui donne du relief. Pourtant aux premiers temps de mon séjour il me fut impossible de me procurer la moindre œuvre. On craignait que nous ne pratiquions les néfastes coutumes des Toucouleurs et des Foulbés. Quand j’eus acquis quelque crédit, ce furent d’abord de petites feuilles volantes qui m’arrivèrent. Puis, voyant que je payais les prêts en complaisances, et que je les restituais, on se décida à m’apporter de véritables livres. Mais je n’ai jamais pu décider quelqu’un à m’en vendre un, quelque prix que j’en aie offert. Je dus me contenter de faire copier ceux qui me parurent intéressants. On me raconta l’histoire d’un volume unique qui avait été cédé à un riche négociant du sud et dont on déplorait l’absence depuis vingt ans. Il fut payé quarante gros d’or. À raison de 10 francs le gros, cela représente, pour un livre, une somme honnête, même en France !

Après les maîtres, les élèves. Ceux-ci accouraient de toutes parts : du Désert, du Maroc aussi bien que du vaste Soudan. Il en venait de Dienné et des centres intellectuels secondaires comme Tindirmah, Dia, Sa, Korienzé, etc., qui préparaient aux fortes études de Tombouctou. Les fils des rois songhoïs quittaient leur palais de Gaô et les fils des chefs touaregs abandonnaient les grandes tentes pour achever leur éducation à l’Université de Sankoré. Le Tarik rapporte ce trait curieux :
une école au soudan (dienné.)
« Un Askia, Mohaman Bankouri, se disposait à aller disputer avec une armée le pouvoir suprême au souverain proclamé à Gaô. S’étant arrêté à Tombouctou et ayant causé avec le grand cadi, il pria celui-ci d’écrire à son rival qu’il renonçait au trône pour rester dans la cité des livres et se faire étudiant. » À côté des princes et des fils de famille venaient aussi beaucoup de pauvres hères avides de savoir. Ceux-là étaient soutenus par le chef de la ville, les notables et les grands commerçants qui aimaient à jouer les Mécènes.

L’étudiant ou Talibé arrivait muni de l’instruction primaire. Un petit marabout de son pays lui avait appris à lire et à écrire. C’est un tableau qui se voit journellement à travers le Soudan. Dans l’ombre devant la maison du maître d’école le matin, dans quelque pièce fraîche ou dans sa cour l’après-midi, les enfants s’assemblent. Rangés en cercle, assis sur… leurs talons, ils répètent en chœur des versets du Koran, s’appliquant à suivre les inflexions de voix, à s’arrêter aux pauses et à donner le ton qui leur sont indiqués. Sur des tablettes en bois (car le papier est infiniment trop cher) ils apprennent à tracer les caractères arabes en recopiant d’autres pages du livre saint. De temps en temps la tablette est lavée, puis exposée au grand soleil, et elle est prête à recevoir de nouveaux devoirs d’écriture.

Plus tard, après avoir enseigné ainsi à lire et à écrire machinalement, le maître explique les textes et fait un commentaire à la fois grammatical et exégétique. Il prend les mots un à un ou groupés en membre de phrase, énonce les règles de syntaxe, donne le sens du terme, et ajoute au verset des réflexions morales, religieuses ou historiques. Lorsque le Koran tout entier a été parcouru de la sorte, les parents de l’écolier, qui jusqu’alors ont offert chaque semaine de petits honoraires en nature ou en cauris, font un dernier et grand cadeau au professeur et l’invitent à une petite fête qu’ils donnent à leurs amis et connaissances.

Maintenant le jeune homme est mûr pour la lecture d’ouvrages plus importants et d’un autre ordre. Nous disons à dessein lecture, car l’enseignement arabe consiste moins en leçons ex professo qu’en des explications d’ouvrages.

Ainsi préparé, le Talibé prenait le chemin de Tombouctou. Il y étudiait, en général, auprès de plusieurs maîtres, dont chacun avait la spécialité d’expliquer un ouvrage particulier. Il allait ainsi de l’un à l’autre, attiré soit par la célébrité de
maître d’école.
tel enseignement, soit par son goût personnel. Les leçons se donnaient tantôt sous les arcades de la mosquée de Sankoré, tantôt au domicile du docteur, dans sa cour, dans ses jardins, parfois dans sa maison de campagne à deux ou trois jours de la ville. Les branches d’enseignement étaient multiples, ainsi qu’on va voir. Des théologiens commentaient et analysaient les grands livres sacrés, enseignant l’art de la rhétorique : la logique, l’éloquence, la diction, afin de préparer l’étudiant à répandre la parole de Dieu et au besoin à soutenir des controverses. Des jurisconsultes exposaient la Loi suivant le rite malékite. Des stylistes apprenaient à écrire en termes ornés. D’autres professaient la grammaire, la prosodie, la lexicographie, la philologie, l’astronomie, et même l’ethnographie. Certains étaient très versés dans les traditions, les biographies, les annales et l’histoire des hommes. Seules les mathématiques ne paraissent pas avoir comporté un enseignement spécial. Quant à la médecine, l’empirisme le plus grossier se mêlait aux habituels préceptes hygiéniques de la thérapeutique arabe. Tel cheik nous est montré guérissant les maux de dents « avec un peu de terre de son jardin ». Il y a pire. « Un grand personnage ayant été atteint de la lèpre, les médecins vinrent de toutes parts pour le soigner. L’un d’eux dit : Il ne guérira que s’il mange le cœur d’un jeune homme. L’émir en fit tuer un sur-le-champ. Mais rien ne lui fit et il mourut des suites de sa maladie. »

Les études étaient fort longues : « Nous restâmes trois ans sur l’explication du Teshil de l’iman Malek, afin d’acquérir une connaissance parfaite des subtilités de la grammaire arabe », rapporte un écrivain tombouctien. En revanche, l’éducation physique était fort négligée. Au temps de Sunni Ali on empêchait même les enfants de jouer et de se livrer aux exercices corporels. Aussi, quand les savants durent quitter Tombouctou, poursuivis par le tyran, « ils ne savaient comment s’y prendre pour monter sur un chameau et tombaient misérablement par terre ». Le jeu, à cette époque, était regardé comme digne des femmes seulement, et, ajoute l’auteur du Tarik, esprit libéral, on appelait jeu bien des choses !

L’étudiant ayant parfait son éducation, il recevait un diplôme appelé adjaga ou licence d’enseigner. Il était marabout à son tour et les carrières libérales du Soudan lui étaient ouvertes. Il pouvait entrer dans le clergé des mosquées, devenir l’iman ou le prédicateur de quelque petite ville, aspirer aux fonctions de Cadi ou d’assistant de cadi dans son pays. Certains adoptaient la carrière de leur maître et fondaient de nouvelles familles de cheiks.

Souvent les riches commerçants s’attachaient ces jeunes savants. Ils avaient alors la situation des chapelains dans nos grandes familles d’autrefois : ils s’occupaient de l’éducation des enfants, faisaient la lecture au chef de la famille, lui écrivaient ses lettres, prodiguaient des conseils de morale ou d’hygiène, présidaient à ses aumônes, lui racontaient d’agréables histoires, etc. D’autres gagnaient leur vie en donnant des leçons de langue arabe et d’écriture aux étrangers nègres de passage à Tombouctou. Un grand nombre remplissaient l’office d’écrivain public, se chargeant de rédiger la correspondance des commerçants et surtout copiant des livres ; religieux ou autres, qui, suivant leur importance, se payaient 15 à 100 francs.

Enfin il y avait aussi la catégorie des ratés et des tartufes. Ceux-là exploitaient la crédulité des naïfs, et entretenaient dans le peuple la superstition, mêlant l’islamisme aux restes du fétichisme et aux pratiques de magie que les ancêtres des Songhoïs avaient importées jadis d’Égypte. Moyennant finances, ils préparaient des drogues contre l’impuissance et donnaient des consultations de somnambules, annonçaient la réussite ou l’échec d’un voyage ou d’une entreprise, confectionnaient des talismans ou procédaient à des envoûtements, ainsi que nous l’avons vu sous le règne de l’Askia Ishak. Le commerce des talismans ou grigris était particulièrement lucratif, la clientèle comprenant aussi bien des Touaregs que des nègres. Des prières ou des invocations transcrites sur un morceau de papier ou d’étoffe, et cousues dans un sachet en cuir composaient ces talismans. On les suspendait aux toits et aux murs des maisons pour « éloigner les démons et les djinns », et protéger contre les pillards et les ennemis.

Certains grimoires lus le lundi et le jeudi préservaient les voyageurs des dangers de la route. J’ai même découvert une recette pour chasser les sauterelles. La voici : «Celui qui
une école de couture.
désire cela doit écrire la prière que j’ai composée sur quatre feuillets qu’il enfouit ou suspend aux quatre coins de son champ. Alors il prend une sauterelle jaune et une sauterelle rouge, et sur chacune prononce sept fois le premier verset de ma prière. Après la septième fois, il dit à l’une et à l’autre sauterelle : « Ô sauterelle, si tu ne t’en vas pas de ce lieu avec tes compagnes, tu seras chargée de l’abominable péché que commet celui qui a des relations avec la mère et avec la fille. »

C’est évidemment contre ces charlatans qu’un savant célèbre, El Mouchéïli, dut écrire le livre qu’il intitula : « Avis aux gens de bonne foi qui se laissent duper par de prétendus marabouts. »



XV

LA POLITIQUE ET LA LITTÉRATURE

Prêtres, magistrats et savants, les marabouts étendaient encore leur action à la politique et à la littérature.

Nous avons montré grands et petits accourant vers leurs demeures, tablant sur leur sainteté et leur sagesse pour demander des conseils et des consolations.

Les pieux et savants personnages s’accoutumèrent ainsi à donner leur avis également quand on ne le leur demandait pas. Ils firent des remontrances quelquefois sévères aux gens de toute classe et même aux princes. Chez le cadi El Aakib, par exemple, « il y avait un mélange de fermeté et d’indépendance qui le mettait au-dessus de tous les préjugés. Devant le sultan il émettait ses opinions avec la même franchise que devant le peuple. Dès qu’il remarquait dans sa conduite un acte réprouvé par le Prophète (nota bene : on trouve toujours dans le Koran un texte, une phrase, pour affirmer ou infirmer n’importe quoi !) il offrait sa démission et s’enfermait chez lui. » Ainsi les marabouts glissèrent sur la voie dangereuse de la politique.

Cette intrusion dans le domaine temporel leur valut de nombreux et graves mécomptes, et finalement amena leur affaiblissement et leur décadence. Sunni Ali appesantit cruellement sa poigne de soldat sur ceux d’entre eux qui lui firent de l’opposition. Divers épisodes nous ont déjà montré ses vengeances. En voici un autre :

« Il ordonna un jour qu’on lui amenât 300 de leurs filles vierges afin d’en faire ses esclaves. Il résidait alors dans le port de Kabara et commanda qu’elles lui fussent amenées à pied. Or elles n’étaient jamais sorties de leurs maisons. Les serviteurs de Sunni Ali les accompagnaient et les faisaient avancer. Elles arrivèrent ainsi jusqu’à un endroit où la fatigue arrêta leur marche. Sunni Ali fut averti de cet incident et ordonna de les massacrer. Toutes furent mises à mort. »

Avec les Askia les marabouts reconquirent aussitôt toute l’influence perdue. Askia-le-Grand, le fondateur de la dynastie, soit par conviction, soit par calcul pour faire le contraire de son prédécesseur, se montra croyant fervent et leur ami empressé. Aussi les avons-nous vus prêter un appui dévoué à l’usurpateur et légitimer, avec textes sacrés à l’appui, son usurpation.

Il fit d’eux son entourage habituel. Avant sans cesse recours à leurs lumières, les consultant avant de prendre une résolution, même lorsqu’il s’agissait d’une guerre, et leur demandant des projets de loi, il les traitait, en un mot, comme ses ministres. Une brochure retrouvée par nous dans une bibliothèque de Tombouctou, met en pleine lumière ce rôle des marabouts.

L’auteur n’est pas un Soudanais, mais un de ces docteurs arabes qui accoururent au Soudan sous le règne du glorieux monarque. Le portrait d’un de ces immigrés nous manquait encore. La physionomie très originale d’El Mouchéïli, va nous permettre de combler cette lacune.

Né à Tlemcen, en Algérie, « il joignait, dit un de ses biographes, à une intelligence peu commune, la passion de l’étude, et se distingua par sa piété autant que par son érudition. » D’une nature hardie et entreprenante, animé d’un zèle outré pour le Koran, il mit son savoir et son énergie au service du fanatisme.

C’est ainsi qu’il fut amené à quitter le nord de l’Afrique pour cause… d’antisémitisme.

Pendant son séjour dans la confédération du Touat où l’autorité de sa parole lui avait acquis une influence énorme sur l’Assemblée des Notables, il provoqua la persécution des juifs. Non content de les avoir réduits à l’avilissement en leur arrachant toute espèce de privilèges, il excita le peuple à les massacrer et à détruire leurs synagogues. Mais le Grand Cadi de la République désapprouva hautement ces violences. Les Oulémas de Fez, de Tunis, de Tlemcen furent consultés sur la question. Il y en eut deux qui donnèrent raison à EI l Mouchéïli. L’un rédigea un long mémoire sur la légitimité de l’intolérance et adressa au héros du Touat une épître commençant par ces mots : « Honneur à notre frère, Le zélé docteur qui, dans ces temps de corruption, a trouvé le courage de faire éclater sa foi au grand jour en s’élevant contre les abus et en ramenant les esprits attiédis au sentiment de la vraie religion. Ce sera une gloire pour lui de s’être opposé avec tant d’énergie aux entreprises de la nation juive (que Dieu écrase de son mépris !) Lui seul a eu la constance de tenir tête aux gens que les intérêts mondains rendent sourds à la voix du Prophète. »

Dès que cette lettre lui fut parvenue, El Mouchéïli annonça le triomphe de ses opinions à ses partisans et leur ordonna de démolir la synagogue. Il mit à prix la vie des juifs et paya de sa bourse une prime de sept mitkals (70 fr. environ) par tête. Un massacre s’ensuivit, qui l’obligea à quitter le Touat pour s’enfoncer dans le cœur du Soudan. Il y trouva un refuge et une situation à la cour d’Askia-le-Grand.

Le roi songhoï lui demanda, en sept questions, une consultation juridique sur diverses réformes qui le préoccupaient, telles que la réglementation des transactions commerciales, la répression des fraudes, l’établissement de l’impôt foncier et de la dîme dans les pays nouvellement conquis ; sur la question des héritages, et aussi sur les mesures à prendre pour rétablir dans les cités soudaniennes la morale et les bonnes mœurs.

La brochure que nous possédons contient ces questions et les réponses du cheik arabe, qui eurent force de loi. Il conseilla entre autres, la création d’agents des mœurs, d’inspecteurs des marchés, de vérificateurs des poids et mesures etc. Mais en même temps que ces décisions excellentes, il en fit adopter d’autres à tous égards regrettables, empreintes qu’elles sont de la sévérité et de l’intolérance dont il avait fait preuve dans ses campagnes contre les Juifs du Touat. Il préconise toujours des mesures très rigoureuses et bien souvent la peine de mort, le tout appuyé sur les meilleurs arguments religieux.

Ces excès de zèle et l’action très grande qu’El Mouchéïli eut au Soudan, puisque, après quatre siècles, il fait encore autorité, nous amènent à parler d’un sujet que nous n’avons pas eu l’occasion d’aborder jusqu’ici et qui est d’importance cependant : la psychologie du musulman nègre.

Le caractère du nègre soudanien en général et du Songhoï en particulier comporte essentiellement une base de douceur et de bonté. Il n’y a pas en lui les éléments pour produire le farouche sectaire de l’Islam que nous trouvons dans le nord de l’Afrique et en Asie. Fréquemment le Soudanais a adopté la religion de Mahomet par snobisme, parce que ses vainqueurs la professaient, et qu’à l’adopter il en rejaillissait sur lui quelque chose de leur prestige et de leur considération. Soumis à des Européens, il n’y a donc aucun obstacle à sa conversion au christianisme. Livré à lui-même, il est le type du musulman tolérant. Cinq siècles après l’introduction de l’islamisme au Soudan, ne trouvons-nous pas des temples fétichistes encore debout à côté des mosquées ? et dans de grands centres, comme Dienné, où les demeures des idoles ne furent détruites qu’en 1475. Dans les nombreuses biographies des saints, je n’ai jamais vu vantée ni même mentionnée l’intolérance de l’un de ces pieux personnages. En général la population est d’une ferveur tiède, teintée de ce scepticisme naïf qu’affectait Sunni Ali dans les propos si typiques que nous avons rapportés. Le jeûne du Ramadan est rarement observé dans toute sa rigueur. Nous avons eu souvent à mentionner l’usage des boissons enivrantes. Les prières quotidiennes et la circoncision sont, en somme, la principale observance du musulman nègre.


la grande mosquée de tombouctou.

Et cependant l’histoire contemporaine du Soudan nous a révélé de fréquentes explosions de fanatisme et des guerres saintes nombreuses, La curieuse biographie d’El Moucheïli nous indique l’une des causes de ces mouvements : l’influence du musulman arabe qui à l’heure actuelle se fait principalement sentir par la propagande de la secte des Snoussi. Un autre cause sont les pèlerinages à la Mecque.

C’est par conséquent au contact direct ou indirect de musulmans étrangers, de musulmans de race blanche, que le Soudanais se transforme en sectaire.

C’est de ce contact que nous devrons le préserver pour maintenir la paix dans les pays du Niger.

Une dernière observation caractéristique : parmi les populations soudaniennes ce n’est pas le nègre pur qui se laisse entraîner aux guerres saintes, mais les peuples qui ont dans les veines du sang de race blanche : le Foulbé, qui est d’origine berbère, et le Toucouleur, qui est un métis de Foulbé et de nègre Malinké.

Parmi les marabouts soudaniens qui se firent un nom comme conseillers ministres d’Askia-le-Grand, il en est un qu’il faut retenir : Mohamed Kôti ou Koutou. Avec lui nous allons avoir l’occasion de parler de la production littéraire du Soudan. Il est, en effet, le premier en date des écrivains nigritiens qui méritent d’attirer notre attention.

C’était, suivant les uns, un Malinké, selon d’autres, un Songhoï qui était né à Karamiou. Ayant fait ses premières études à Tindirmah, il s’en fut compléter son éducation à Tombouctou, après quoi il devint un des conseillers les plus écoutés, tyrannique même, du grand roi. Voici comment prit naissance son autorité. Un jour Askia avait fait distribuer des dattes sèches à son entourage, et Kôti, qui était nouveau venu à la cour, avait été oublié dans cette distribution. Peu après le savant docteur assembla ses élèves et leur distribua des dattes fraîches. Ce fait miraculeux — car le Soudan ne produit pas de dattes — étant parvenu aux oreilles du roi, il reconnut Kôti comme marqué du sceau divin. Dès lors il lui accorda toute sa confiance et lui donna de grands biens qui lui permirent de se consacrer à la littérature.

Aux livres de Bagdad, du Caire, de Grenade, qui composaient le fond de leurs bibliothèques, les docteurs soudaniens ajoutaient les œuvres de leurs propres écrivains. Elles étaient presque toujours d’un genre sérieux, traitant de scolastique et de Droit. Aussi la majeure partie de la production littéraire reste-t-elle sans intérêt pour nous. Une partie moindre est, au contraire, de la plus haute importance : ce sont les œuvres historiques qui viennent enfin Jeter quelque lumière dans l’obscur passé de ces vastes régions. Et, à ce titre, il importe de nous arrêter aux écrits de Kôti.

Sous le titre de Fatassi il a rédigé une histoire des royaumes de Ganata, du Mali, du Songhoï et de Tombouctou depuis leurs origines jusque vers l’an 1554 (950 de l’Hégire). Malgré d’incessantes recherches pendant toute la durée de mon voyage, il m’a été impossible de recueillir de ce travail considérable autre chose que des fragments. Tout le monde connaît l’œuvre et la vante. Personne ne la possède. C’est le livre-fantôme du Soudan.

Kôti était né en 1460, il survécut quinze ans à Askia-le-Grand et fut mêlé aux affaires publiques : son récit sur cette époque si brillante du Soudan aurait donc une valeur particulière. Les fragments que nous possédons s’y rapportent en effet, et leur intérêt ne fait qu’augmenter nos regrets. Peut-être trouverait-on un exemplaire complet à Dia ou à Korienzé, m’a-t-on dit. Quant à moi, je n’ai pu découvrir qu’un descendant de l’historien, nommé Ahmadou Sansérif et exerçant à Tombouctou les fonctions de cadi, homme très instruit qui revisait les manuscrits que je faisais copier. Voici ce qu’il me raconta sur l’œuvre de son aïeul :

« Le Fatassi n’a jamais été aussi répandu que les autres livres qui racontent les histoires du Soudan, parce qu’il y était question de beaucoup de peuples et de beaucoup d’hommes. Des familles devenues, depuis, riches et considérables, et des chefs de divers pays étaient montrés avec des origines très humbles, parfois issus d’esclaves. Ce livre gênait donc nombre de gens. Les intéressés achetaient les exemplaires qu’ils trouvaient et les détruisaient.

« Cependant dans notre famille s’était transmis l’écrit original. Une de mes grand’tantes qui habitait Tindirma en avait hérité et le gardait jalousement. Pour s’éviter des désagréments et sauver en même temps le livre de la destruction, elle l’avait placé dans un coffret en bois, puis enterré sous un tertre auprès de sa maison. Elle était veuve. Entre autres charmes, elle avait le don de la causerie. Sa maison était le centre de fréquentes réunions. Quand on lui demandait : Quel est ce tertre dans ton jardin ? toujours elle répondait : C’est Ahmadou Kôti, mon aïeul vénéré qui est enterré là. Et ses familiers ne manquaient pas de dire une courte prière devant le tertre, car Kôti avait laissé une grande réputation de piété et de sagesse.

« Un Foulbé parvint à entrer si bien dans l’intimité de ma tante qu’il lui arracha son secret. Il quitta Tindirma et, se rendit auprès de son roi Cheikou Ahmadou pour lui révéler l’existence d’un exemplaire complet du Fatassi. Peu de temps après une troupe débarquait. Le tertre fut bouleversé et le précieux dépôt découvert. Mais comme les envoyés retournaient à Hamdallaï sur leurs pirogues, celle qui portait le livre chavira et celui-ci fut perdu pour tout le monde. »

On a vu que Cheikou Ahmadou, pour légitimer sa guerre sainte et ses conquêtes, se donnait comme le douzième khalife, appuyant cette prétention sur un fragment, certainement tronqué, du Fatassi. Ne seraient-ce pas les Foulbés principalement qui auraient poursuivi la destruction de ce livre afin qu’on ne pût découvrir la supercherie de leur roi ?

Sous les successeurs d’Askia-le-Grand l’influence politique des marabouts ne cesse de grandir. Leur autorité prend une forme intéressante à relever car elle est bien inattendue, étant très semblable à ce que nous appelons aujourd’hui « l’opinion publique ». On va voir que les rois songhoïs s’en montrent singulièrement soucieux :

« Le roi Askia Moussa, raconte le Tarik, ayant été défait dans les pays du lac Tchad et obligé de fuir avec son armée disait à son généralissime : Malgré toute la peine que
les causeries derrière sankoré.
j’éprouve de cet échec, il m’est moins pénible à supporter que les propos qui se tiendront à Tombouctou quand arrivera la nouvelle de mon désastre. Les agitateurs se réuniront derrière la mosquée de Sankoré et diront : « N’avez-vous pas entendu, jeunes gens, parler de ce qui est arrivé au Kanta ? — Qu’est-il donc arrivé ? — Le roi s’est enfui, il a manqué périr ainsi que son armée. Celui qui l’a battu est celui qu’il voulait anéantir. » Je les entends déjà comme si J’y étais ! »

D’autres anecdotes nous montrent les marabouts traitant l’autorité royale avec un sans-gêne qui frise l’insolence. Les souverains, en revanche, font preuve de beaucoup de mansuétude, tant et si bien qu’à la fin du xvie siècle, les hommes pieux et savants sont devenus un élément turbulent et politiquement dangereux.

C’est alors que se produit l’invasion marocaine. Les conquérants, quoique musulmans, ne tardent pas à s’apercevoir que le seul danger vient des mosquées. Tombouctou se révolte contre sa garnison, à l’instigation des marabouts très certainement. Pour les dompter le pacha Mahmoud s’avise d’un expédient de soldat, c’est-à-dire d’une mesure radicale : il les fait arrêter en masse avec leurs familles, et les dépouille de leurs richesses qui étaient devenues considérables. Un certain nombre sont massacrés et les autres, après cinq mois de prison, sont envoyés au Maroc, en exil (1594).

Leurs maux dépassèrent tout ce que leurs ancêtres avaient supporté même sous Sunni Ali. À travers le Désert on les traîna enchaînés vers le couchant et on les incarcéra à Marrakech. Ayant abusé de la bonne fortune, du moins ne s’effondrèrent-ils pas sous les coups de l’adversité. Loin de s’humilier devant le vainqueur cruel, ils gardèrent une attitude ferme et hautaine qui mérite l’admiration. L’un d’eux en mourant chargea un de ses compagnons de remettre au sultan El Mansour un pli cacheté. Quand le sultan l’ouvrit il y lut ces mots : « Tu es l’oppresseur et je suis l’opprimé. Mais l’oppresseur et l’opprimé se retrouveront devant le Souverain Juge ».

Cet exil ne laisse pas d’être du plus haut intérêt au point de vue historique. C’est une pierre de touche permettant de contrôler les éloges que nous avons faits précédemment de la science et des savants du Soudan d’après des documents soudaniens. Voici les hommes de Sankoré transportés en pleine culture arabe. Quelle figure vont-ils faire au Maroc ? L’épreuve, il faut le dire dès maintenant, tourna à leur entier avantage.

Parmi les exilés se trouvait un docteur du nom de Ahmed Baba. Né en 1556 à Araouan, ses ancêtres étaient des berbères senhadja[17]. Au moment de la conquête, jeune encore, il avait déjà une réputation considérable à Tombouctou. Ses pairs lui avaient décerné le titre précieux de « perle unique de son temps ». Au Maroc sa renommée va grandissant, se répandant de Marrakech à Bougie, à Tunis, jusqu’à la Tripolitaine. À leur tour les Arabes du nord proclament ce nègre : « très docte, magnanime, étendard des étendards. » Ses geôliers eux-mêmes découvrent en lui « un réservoir d’érudition ». À la requête des savants marocains les portes de la prison s’ouvrent pour lui un an après son arrivée (1596). Tous les croyants ressentent de cet élargissement une vive satisfaction, un véritable soulagement. Du cachot il est conduit comme en triomphe à la principale mosquée de Marrakech. Un grand nombre de lettrés le pressent d’ouvrir des cours publics : il prend place dans la mosquée des chérifs, et enseigne la rhétorique, le droit, la théologie. Une affluence extraordinaire d’élèves accourt. Ce n’est pas tout. Des questions de la plus haute gravité lui sont soumises par les représentants de la magistrature et ses réponses deviennent des arrêts sans appel. Avec une modestie digne de sa science, il dit à ce propos : « Peu confiant dans ma propre sagacité et convaincu d’ailleurs de l’insuffisance de mon instruction, j’examinais à plusieurs reprises les questions que l’on me posait. Puis j’invoquais l’assistance de Dieu, et Dieu me faisait toujours la grâce de m’éclairer ».

Les anciennes histoires du Maroc citent maint autre trait intéressant. L’auteur du Bedzl-el-Mouasaha rapporte ce propos de Ahmed Baba : « De tous mes amis j’étais celui qui avait le moins de livres et cependant quand vos soldats m’ont dépouillé on m’a pris 1,600 volumes. »

Le Nozhel el Hadi nous montre d’autre part le courage et la fierté du cheik nègre. « Lorsqu’après avoir été rendu à la liberté, Ahmed Baba se présenta au palais d’El Mansour, le sultan lui donna audience en se tenant derrière un rideau : Dieu a déclaré dans le Koran, lui dit le cheik, qu’aucun être humain ne pouvait communiquer avec Lui caché derrière un voile. Si tu as à me parler, viens vers moi et écarte ce rideau. » El Mansour s’approcha après avoir relevé le store, et Ahmed Baba lui dit : « Qu’avais-tu besoin de saccager mes biens, de piller mes livres, de me faire enchaîner pour m’amener au Maroc ? À cause de ces chaînes je suis tombé de mon chameau et me suis cassé la jambe. » — « J’ai voulu, répondit le sultan, faire l’unité du monde musulman, et comme tu es l’un des représentants les plus distingués de l’Islam dans ton pays, ta soumission devait entraîner celle de tes concitoyens. » — « Pourquoi, dans ce cas, n’avoir pas fondé cette unité avec les Turcs de Tlemcen et autres, plus proches de toi ? » — « Parce que le Prophète a dit : Laissez en paix les Turcs tant qu’ils vous laisseront tranquilles. » — « Cela a été vrai pour un temps, répliqua Ahmed Baba, mais plus tard Ibn Abbas n’a-t-il pas dit : Ne laissez point en repos les Turcs mêmes s’ils ne s’occupent pas de vous. » En entendant ces mots El Mansour se tut, et, ne trouvant rien à répondre, mit fin à l’audience.

Quoique libre, Ahmed Baba continua à demeurer au Maroc pendant douze ans encore. Craignant l’influence qu’il exerçait sur ses concitoyens, on ne l’avait fait sortir de prison qu’à cette condition. Ce fut seulement après la mort d’El Mansour qu’il obtint l’autorisation de retourner au Soudan. Il rentra donc dans son pays qu’il désirait ardemment revoir et dont il ne parlait jamais que les larmes aux yeux. Voici quelques-uns des vers qu’il composa pour exprimer l’amour qu’il ressentait pour sa patrie :

« Ô toi qui vas à Gaô, fais un détour vers Tombouctou ; murmure mon nom à mes amis, et porte-leur le salut parfumé de l’exilé qui soupire après le sol où résident ses amis, sa famille, ses voisins. Console là-bas mes proches chéris de la mort des seigneurs qui ont été ensevelis… »

À l’heure de son départ les principaux savants de Marrakech lui firent la conduite. Puis quand on fut sur le point de se séparer, l’un d’eux saisit la main d’Ahmed Baba et prit affectueusement congé en le saluant de cette sourate du livre saint : « Certes celui qui a institué pour toi le Koran, te ramènera à ton point de départ » — parole qu’il est d’usage d’adresser au voyageur afin qu’il revienne à bon port. En entendant ces mots le cheik retira vivement sa main et s’écria : « Puisse Dieu ne jamais me ramener à ce rendez-vous, ni me faire revenir dans ce pays ! »

Il atteignit le Soudan sans encombre et mourut à Tombouctou en 1627[18]. Homme d’un haut savoir il fut aussi un écrivain fécond, polygraphe au surplus. Son œuvre comprend une vingtaine de volumes dont les noms sont connus. À part un traité d’astronomie en vers et quelques commentaires de textes saints, ses livres ont principalement pour objet l’explication du droit et des sciences qui s’y rattachent et nous montrent qu’avant tout il était un jurisconsulte. Deux de ses ouvrages seulement ont de l’intérêt pour la science universelle. Ils nous sont fort heureusement conservés et il m’a été donné d’en rapporter des copies. C’est d’une part le Miraz, un petit livre sur les diverses peuplades nègres, qu’Ahmed Baba écrivit en exil pour faire connaître aux Marocains les populations soudaniennes. D’autre part, l’El Ibtihadj, un gros volume qui est un dictionnaire biographique des docteurs musulmans de la secte malékite.

Avec l’Ibtihadj, Ahmed Baba a continué l’œuvre fameuse parmi les Musulmans du rite malékite, commencée par Ibn Ferhoun, et donné une suite à son Dibadje. Le savant tombouctien a réuni les biographies de tous les savants qu’Ibn Ferhoun n’avait pas mentionnés, soit qu’ils vécussent de son temps, soit qu’ils fussent venus après, et a complété certaines notices de son prédécesseur. Ce livre fut terminé en 1597. Il eut un tel succès dans l’Afrique arabe comme dans l’Afrique nègre, que l’auteur fut obligé d’en publier une édition populaire qui contient les principales biographies seulement[19].

Grâce, en partie, à l’Ibtihadj, il nous a été possible de reconstituer le passé intellectuel de Tombouctou, et, ne serait-ce qu’à ce titre, le nom d’Ahmed Baba mérite auprès de nos savants la pieuse mémoire que lui ont gardée les pays arabes du nord de l’Afrique. Encore aujourd’hui, ce nom résume pour eux tout l’effort fait par le Soudan pour se tenir au niveau intellectuel des autres parties du monde musulman, si bien que tout ouvrage soudanien, dont on ne connaît pas l’auteur, lui est attribué. Les Soudanais peu instruits se laissent du reste aller à la même tendance, tant ce nom est resté populaire dans les pays du Niger.

La famille d’Ahmed Baba ne s’est pas éteinte, d’ailleurs. J’ai trouvé ses descendants à Tombouctou, habitant au nord de la ville, près de la mosquée de Sankoré, une maison assez importante, qui fut, assure-t-on, la demeure même de l’ancêtre. L’un de ses arrière petits-fils, Ahmadou Baba Boubakar, est cadi et jouit d’une bonne réputation de science ; l’autre, Oumaro Baba, vit de copies qu’il exécute d’une très belle écriture. Ils conservent pieusement une chaise qui avait appartenu à leur glorieux aïeul, lequel la tenait de la munificence du sultan El Zédan, son libérateur. Une touchante tradition de famille se rattache à ce meuble vénéré : chaque fois qu’un membre de la famille se marie, le jour de la cérémonie nuptiale il obtient la faveur de s’asseoir dans la chaise de l’ancêtre. On espère ainsi, m’a-t-on dit, que quelque chose des hautes qualités et du savoir de l’illustre cheik rejaillira sur le marié et sur sa descendance.

L’apogée de la grandeur scientifique et littéraire de Tombouctou fut ce xvie siècle que nous avons vu finir de façon si désastreuse pour les marabouts. Leur arrestation et leur exil en masse portèrent un coup fatal à l’Université de Sankoré. Le déclin des lettres — comme de toutes choses au Soudan — commence avec l’installation des Marocains. Et cependant, aux premiers instants de ce crépuscule, va naître encore le chef-d’œuvre de la littérature soudanienne : Tarik è Soudan (l’Histoire du Soudan), que nous avons si souvent mentionné au cours de ces récits.

Depuis longtemps la vigilance des orientalistes était en éveil et guettait ce livre précieux. De Tripoli, d’Algérie, du Maroc on leur en avait signalé l’existence. Unanimement on l’attribuait à Ahmed Baba.

L’explorateur Barth qui le premier en avait révélé des fragments avait confirmé cette erreur. Comment un homme aussi éclairé sur les choses arabes a-t-il pu se tromper aussi complètement ? Les extraits recueillis par lui-même donnaient un démenti à cette paternité. En effet, Ahmed Baba y est cité comme une autorité. Mais le savant allemand ne s’embarrasse pas de si peu : « C’est l’habitude des auteurs arabes, prétend-il, de se citer eux-mêmes. »

S’il avait pu lire l’œuvre entière avec plus d’attention il eût vu que la mort d’Ahmed Baba y est mentionnée, année, mois et jour, que d’ailleurs le véritable auteur se nomme lui-même en toutes lettres et qu’il parle de sa vie et des siens en quatorze passages. Son nom est Abderrahman (ben Abdallah ben Amran, ben Amar) Sàdi-el-Tomboucti. Il naît en 1596 à Tombouctou, « l’objet de ses affections », d’une de ces familles chez lesquelles la science et la piété se transmettaient comme un patrimoine. Par le soin qu’il met, en citant la mort de quelque illustre professeur, à dire qu’il fut son élève, nous pouvons induire qu’il passa ses années de jeunesse dans l’étude. Il parvient à l’âge d’homme entre 1626 et 1635. L’heure de l’apaisement a sonné. La domination des pachas de Tombouctou s’est adoucie. Les Marocains ont pris contact avec la population indigène et sont unis à elle par des mariages, Au lieu de persécuter comme au début les cheiks, ils les protègent et s’en servent quand ils ont besoin d’hommes intelligents, dévoués et instruits.

On comprend dès lors la considération dont un homme savant comme Abderrahman Sâdi était entouré et dont il nous a laissé des témoignages. Le récit de ses voyages au Massina et dans le Haut-Niger nous montre de quelle estime il jouissait non seulement à Tombouctou, mais encore dans les pays qui vivaient de la vie intellectuelle de cette ville et se tenaient au courant des choses de la capitale : partout où il va, il est accueilli avec joie, entouré de marques de respect, comblé de présents. En 1631, il est nommé iman d’une mosquée de Dienné. Dépouillé plus tard de cette charge par le caïd de la ville « homme se plaisant aux injustices et aux exactions, » il rentre à Tombouctou où la haute société le console de ses déboires par de vives marques de sympathie. Dès que le cadi auquel il était allé rendre visite, le vit « il se leva de son siège, raconte-t-il, me salua, me prit par la main et me fit asseoir sur le siège qu’il venait de quitter. »

Il demeura alors soit à Tombouctou, soit à Dienné, souvent employé par les pachas pour des négociations et des missions, fut nommé secrétaire de l’un d’eux, et conserva cette fonction sous ses successeurs. Entre temps, il avait également fait des cours et des conférences à travers le Soudan, et surtout avait entrepris un grand travail historique qui embrassait tous les pays du Niger. Grâce à ses voyages, à ses fonctions officielles et à sa situation personnelle, il avait pu connaître la plupart des documents, annales, obituaires, etc., existant de son temps, et disparus aujourd’hui dans la tourmente des siècles. Aussi l’œuvre à laquelle il consacra les dernières années de sa vie est-elle d’un prix inestimable.

Le Tarik-é-Soudan est conçu sur un plan parfaitement clair et logique, d’après toutes les règles de la composition littéraire. Rien n’y manque, pas même une préface. II faut la citer, car entre autres choses elle nous montre, peut-être un peu exagéré, le sentiment très net que l’auteur avait de la décadence :

« Louange à Dieu l’unique auquel le poids d’une perle sur la terre n’échappe pas ! Que la prière et le salut soient sur le maître des premiers et des derniers, N. S. Mohammed ! Nous savons que nos ancêtres se plaisaient à mentionner ce qui les avait charmés dans leurs entretiens. Ils nous ont ainsi parlé des compagnons du Prophète et des
tombouctou : l’oratoire de sidi-yahia.
Saints, des cheiks éminents de leurs pays, de leurs rois, de la vie de ceux-ci, des grands faits de leur règne et de leurs édifices, et des hommes célèbres. Ils nous ont ainsi raconté tout ce qu’ils avaient vu ou entendu : c’est là l’époque qui s’étend derrière nous.

« Quant à l’époque présente, on ne peut plus trouver quelqu’un qui s’intéresse à ces choses et qui veuille suivre la route tracée par les ancêtres. Aussi quand j’ai vu le dépérissement de cette science, l’Histoire, si précieuse à cause des renseignements qu’elle comporte pour les hommes, j’ai imploré l’aide de Dieu pour écrire ce que j’ai vu et lu, se rapportant aux rois du Soudan et au peuple des Songhoïs, en mentionnant leur histoire, les événements qui ont marqué et les expéditions de guerre. Je parlerai de Tombouctou et de sa fondation, des princes qui y ont exercé le pouvoir ; je citerai quelques-uns des savants et des hommes pieux qui y ont demeuré ; et je mènerai mon récit jusqu’à la fin de la domination des sultans du Maroc. »

Après ce début, il entame son récit à la date la plus lointaine qu’il connaisse, donne des notices sur les débuts du royaume songhoï, sur la fondation et les commencements de Dienné et de Tombouctou, sur l’empire de Ganata et de Mali. Très avisé, il familiarise ainsi rapidement et clairement le lecteur avec les villes et les peuples principaux qui vont figurer dans son récit et entre en plein dans le sujet avec Sunni Ali. Il nous mène de la sorte jusqu’en 1653 et chemin faisant nous donne de précieuses notions sur les Foulbés, les Touaregs, les Mossis, les Ouolofs, sur le Maroc et le royaume de Massina, auxquelles s’ajoutent de nombreuses biographies de saints et de savants, et son propre curriculum vitæ.

L’œuvre qu’il s’était proposée étant terminée, il ne considère cependant pas que sa tâche soit achevée. L’historien cède sa plume à l’annaliste : « Ce qui se passera dorénavant, nous le raconterons de la même manière que ce qui a précédé, aussi longtemps que nous serons en vie », dit-il à la dernière page du Tarik. Et un appendice énumère les événements, jusqu’en 1656, qui est, par conséquent, la date de sa mort.

Tel est le plan de cet ouvrage capital qui a été pour nous un guide charmeur et pittoresque à travers le Soudan. C’est le livre préféré du nègre. On le connaît au loin dans l’Ouest africain, sur les rives du Niger et sur les bords du lac Tchad. Barth n’a-t-il pas recueilli ses fragments à Gando ? Quant à moi, dès le Sénégal j’entendis parler du Tarik. J’en trouvai un exemplaire excellent à Dienné. L’ayant fait transcrire, la copie fut relue et corrigée sur un exemplaire de Tombouctou : on possède donc aujourd’hui l’œuvre aussi complète que possible[20].

Le style est très net, très clair, dépouillé des artifices d’écrivain qui plaisent aux Arabes, mais rendent les idées obscures. N’est-il pas digne de Tacite ce récit des derniers moments de la royauté songhoï ?

« Quand Askia Isach eut pris la résolution de fuir devant les Marocains, les grands de l’armée qui l’avaient suivi rassemblèrent tous les insignes de la royauté qu’il avait avec lui et les brûlèrent. Ensuite ils prirent congé de lui ; ils se demandèrent mutuellement pardon ; il pleura et ils pleurèrent, et ce fut la dernière fois qu’ils se virent. » Les images ne manquent pas de justesse : les escadrons des Touaregs sont comparés à « un large vol de sauterelles ». L’écrivain sait aussi toucher la note sensible et choisir des expressions d’une rare délicatesse : « Un jeudi du mois de Djoumada, mourut notre amie, la cherifa Nana Kounou, fille de Boni, le chérif : son âme s’envola dans un sourire alors que sa tête reposait sur mon genou.»

En tant qu’historien, il se montre consciencieux et n’hésite pas à donner deux versions d’un même événement sur lequel il est en doute. Sa biographie de Sunni Ali, le grand impie, nous le montre suffisamment impartial. Mais son livre est surtout remarquable par l’admirable philosophie (islamique, bien entendu) qui s’en dégage. C’est une œuvre morale de haute élévation et particulièrement propre à exercer sur les cerveaux nègres la plus heureuse influence. Il ne se contente pas d’exposer les événements. Il les explique. Et non en ayant recours au fatalisme, si commode pour un musulman ; en disant d’une catastrophe, d’un désastre : « C’était écrit. » Il s’efforce d’exposer les faits comme une récompense de Dieu quand ils sont heureux, comme un châtiment de tel ou tel crime quand ils sont funestes. Sévère pour toutes les infractions aux lois divines chez les rois comme chez les humbles, flétrissant la cruauté, il narre complaisamment toute bonne action, il ne manque pas d’exalter le courage, et en particulier le courage civique. Son œuvre est un véritable recueil de morale en action, et le plus attrayant de ces sortes de livres, car les fables, les merveilles et les miracles s’entremêlent agréablement aux événements réels. Je dirai encore que le Tarik est à l’heure actuelle le d’Hozier du Soudan. Avoir des ancêtres qu’il cite est un titre de noblesse.

Malgré tout l’agrément que le Soudanais trouve à la lecture de son livre classique d’histoire, il est cependant un charme qui lui échappe totalement et que nous seuls pouvons goûter. C’est la naïveté, la bonhomie et la sincérité délicieuses qui sont répandues à travers cette œuvre. Comme Homère, Abderrahman Sadi parfois s’oublie la plume à la main. À côté des événements historiques les plus graves, il retient également les menus faits, comme, par exemple, « ce corbeau blanc qui apparut à Tombouctou le 22 rebia 1616 jusqu’au mercredi 28 djoumada, jour où les enfants le prirent et le tuèrent ». Ailleurs, dans son récit de voyage au Massina, un de ses hôtes lui donne sa fille en mariage. Il avait alors cinquante ans, et d’autres épouses. Non content de faire part à la postérité de cet événement de famille, il ajoute : « Mon union avec Fatima fut conclue le lundi 12 moharrem 1645, mais je ne consommai le mariage que dans la nuit du vendredi 16 du même mois ». Je crois qu’il nous aurait transmis ses notes de blanchissage si l’usage du linge de corps avait été familier aux Soudanais. Aussi son livre reflète-t-il admirablement la vie et l’âme du Soudan de jadis. À le feuilleter, on goûte par moments le délicat régal des pages d’Homère, d’Hérodote et de Froissart : c’est pourquoi j’ai dit du Tarik qu’il était le chef-d’œuvre de la littérature soudanaise.

D’autres œuvres historiques furent composées plus tard à Tombouctou, sur le modèle du Tarik, et pour lui faire suite. Nous les avons également trouvées et rapportées. L’une s’appelle le Divan el Moulouck, fi salatin ès Soudan (Divan des rois, livre sur les sultans du Soudan) et rapporte les événements qui se sont écoulés de l’an 1656 à 1747. Le nom de l’auteur est actuellement inconnu. L’autre œuvre, par contraste, n’a pas de titre mais nous est parvenue sous le nom de son auteur : Mouley Rhassoum. Il reprend le récit à la dernière date du livre précédent et le mène jusqu’en 1796, si bien que nous sommes renseignés jusqu’au début du xixe siècle. Pour les temps présents d’autres documents, non coordonnés cependant, et les traditions orales nous permettent de reconstituer facilement l’ordre et les dates des faits. En ses grandes lignes tout le passé du Soudan nous est actuellement connu.

Si les deux ouvrages précédents sont précieux au point de vue de l’histoire, tous les mérites littéraires qui nous ont charmés dans le Tarik leur manquent. La décadence intellectuelle a fait de rapides progrès au xviiie siècle. L’auteur du Divan ne peut s’empêcher de le constater dès la première page :


scène soudanaise : le lecteur dans la rue.

« Les hommes de ma génération en sont arrivés au point que leur esprit ne possède rien, dit-il. Quant aux vieillards, ceux qui savent les faits et gestes de leurs ancêtres sont peu nombreux. Aussi rares sont ceux qui ont quelque intelligence. Quand j’interroge quelqu’un sur ce qui s’est passé la veille, il est incapable de me faire une réponse intéressante. »

Son récit montre du reste que lui-même a été entraîné par le courant contre lequel il met en garde. Le style est rempli d’impropriétés, les pages sont encombrées de répétitions et l’intérêt narratif va décroissant. L’œuvre de Mouley Rhassoum est plus faible encore : nous sommes arrivés à l’absolue sécheresse des annales et des obituaires.

Pourquoi n’écrit-on plus de livres et a-t-on délaissé même les annales ? C’est la question que j’ai posée aux marabouts de Tombouctou. « Il n’y a plus parmi nous d’hommes assez savants, m’ont-ils répondu. Nous ne pouvons plus nous consacrer exclusivement à la science, ni acheter des livres, ni voyager et compléter notre instruction au Caire, à Fez ou ailleurs. Nous sommes aujourd’hui les plus pauvres du pays. Autrefois on notait même les faits peu intéressants ; on comptait les jours où il tombait de l’eau pendant la saison d’hivernage, on écrivait : celui-ci vient de se construire une jolie maison, celui-là a épousé une telle. Car Ahmed Baba avait enseigné jadis de quelle importance était la science des faits et des dates[21]. Alors la ville était riche, chacun cherchait à faire plaisir aux marabouts, ils étaient bien vêtus et bien nourris ; alors ils pouvaient penser, cueillir des récits sur toutes les lèvres, composer et écrire. Depuis cent ans ce n’est que guerres et ruines : nous n’avons connu la sécurité que depuis l’arrivée des Français. Aujourd’hui, les marabouts courent à droite et à gauche pour pouvoir manger. L’éducation des enfants nous rapporte très peu ; quelquefois on nous demande des talismans, on nous fait écrire des lettres ou copier un livre de prières. C’est insuffisant pour vivre. Aussi beaucoup s’adonnent-ils au commerce. Absorbés par le souci de ne pas mourir de faim, où trouveraient-ils dès lors le temps d’écrire ? »

J’ai montré sous tous ses aspects la ville de jadis, Tombouctou la Grande.

Que l’on se reporte maintenant à ces temps de splendeur où la ville était riche, sainte et lettrée. Imaginez, d’autre part, les caravanes du Maroc, du Touat, de Tripoli, cheminant et des semaines et des mois à travers l’immensité des sables, où l’oiseau lui-même se perd.

Les plaines de stérilité succèdent aux paysages de désolation. Le sol brûle. Le ciel flamboie. La peau se fendille. Les lèvres sont craquelées. L’eau, même chaude et impure, ne leur parvient jamais à satiété. Sur le chemin, rappelant la vie, glisse parfois une vipère cornue, ou passe la rapide silhouette d’une antilope. À la grande étape, la vision de Taoudenni, l’horrescente ville de sel. L’œil n’a eu, pour se réjouir, que le néant des mirages, durant des semaines, durant des mois.

Un matin, trois petites taches noires pointent dans l’horizon incandescent. Les chameaux ne grognent plus. Ils rugissent. Les trois minarets se précisent. Tombouctou découpe son profil majestueux. Voici ses jardins, ses palmiers, ses mares scintillantes. La ville est trois fois grande comme aujourd’hui. Ses rues, fraîches et bleues sous de grands arbres, grouillent de la vie de cinquante mille habitants.

Au lieu de la solitude, de l’abandon et de la misère inéluctable, c’est tout à coup pour le voyageur la satiété en toutes choses. C’est l’abondance de l’eau et de l’ombre, c’est le secours de la parole de Dieu, c’est le charme de la parole des hommes, c’est la richesse de l’ivoire et de l’or, c’est la table plantureuse et la douceur du miel, c’est aussi l’abondance des sourires…

On m’a conté que d’aucuns, subitement, devenaient fous…

Comprend-on qu’après avoir ressenti, même un seul jour de leur vie, une secousse pareille, les hommes de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Fez aient célébré jusqu’à leur heure dernière la splendeur et les délices de Tombouctou ? Conçoit-on que leurs récits parvenant en Europe y aient créé la légende d’une cité fabuleuse ?



XVI

L’EUROPE ET TOMBOUCTOU

Tous ceux qui ont étudié l’admirable génie de Colbert se sont plu à proclamer combien ses conceptions devançaient son siècle. Il n’est donc pas surprenant de voir son nom figurer le premier en cet aperçu des efforts que fit l’Europe pour s’ouvrir les portes de Tombouctou[22].

Ayant pris connaissance d’un rapport d’André Brue, gouverneur des colonies d’Afrique, Colbert eut une intuition très nette de la valeur du Soudan, et conçut le projet d’atteindre Tombouctou par la voie du Sénégal. Ce plan eut toute l’approbation de Louis XIV : c’est exactement le même qui fut repris il y a quarante ans par Faidherbe, à la réalisation duquel travaillèrent ensuite les Borgnis-Desbordes et les Archinard, et qui a reçu sa complète exécution dans les tout derniers jours de l’an 1894.

On verra plus loin que c’est le lieutenant de vaisseau Boiteux qui prit possession de Tombouctou au nom de la France : les trois couleurs furent hissées pour la première fois sur la ville par un de nos matelots. C’est le cas ou jamais de dire : c’était écrit. Le premier Européen qui vit la ville mystérieuse était, lui aussi, matelot et Français. Paul Imbert est son nom, et les Sables-d’Olonne sont le lieu de sa naissance. Je me hâte de dire qu’il fit le voyage le plus involontairement du monde. Son navire vint échouer sur les côtes du Maroc. Étant parvenu à se sauver, Imbert fut pris par des Arabes, réduit en esclavage, puis vendu à un Portugais renégat au service du sultan. Ayant été envoyé en mission par le gouvernement marocain, le Portugais emmena l’ancien matelot à Tombouctou vers 1670. Paul Imbert put faire parvenir en Europe des données très sommaires, et mourut en captivité avant qu’on eût pu le délivrer.

Le troisième nom qui mérite d’être rattaché à Tombouctou est celui de l’Écossais Mungo-Park. Parti de la Gambie, il parvint à atteindre le Niger à Ségou, et fut le premier Européen à qui il a été donné de voir le grand fleuve de l’Ouest africain (1795). Il publia de ce voyage une relation des plus attrayantes. L’écrivain se double chez lui d’un homme d’instruction solide. Aussi son livre fut-il le point de départ des nombreuses explorations que vit cette partie de l’Afrique au début de notre siècle. Il se recommande aujourd’hui encore à la lecture de tous. Le Soudan y est montré dans une période relativement normale et le tableau est tracé par une plume intéressante et compétente.

Le fleuve géant avait exercé sur Mungo-Park toutes les fascinations que nous avons éprouvées nous-même et que nous avons tenté de décrire. Il ne tarda pas à y retourner en 1805, avec le projet de le descendre jusqu’à son embouchure. Une quarantaine d’Européens l’accompagnaient, parmi lesquels 35 soldats anglais, 4 charpentiers et un artiste peintre du nom de Scott. La petite troupe, considérablement diminuée par les fièvres, atteignit le Niger à Bammakou.

Au delà de cette ville j’ai retrouvé très vivace le souvenir de Mungo-Park. Largement pourvu de marchandises il montra une grande générosité qui n’a pas manqué de se graver dans les mémoires. Les indigènes ne le connaissent naturellement pas sous son nom véritable qu’il leur eût été difficile de retenir et qui ne leur disait rien. Comme à tous les premiers Européens qui s’aventurèrent dans ces régions ils lui ont donné un sobriquet pittoresque et l’appellent Boncibatigui, « l’homme à la grande barbe » (littéralement : batiqui, propriétaire, bonci, barbe, ba, grande).

On m’en parla d’abord à Samba-Marcalla entre Niamina et Ségou. C’est une ravissante petite ville, bâtie sous de grands et beaux arbres, sur la rive gauche du fleuve. Très bien reçu, le voyageur y avait séjourné quelque temps, séduit sans doute par l’ombre bleue dans laquelle s’écoule la douce vie des habitants, En souvenir de leur hospitalité, il fit don à la mosquée d’une potiche destinée à couronner le sommet du petit minaret. Cet ornement s’y voyait encore en 1888. Nos canonnières ayant un jour jeté l’ancre devant Samba-Marcalla, leurs commandants, MM. Hourst et Davout, obtinrent des habitants cette relique en échange d’un autre vase. La potiche fut ensuite rapportée en France et remise au Ministère des Colonies.

Ayant appris d’autre part qu’un des compagnons de l’homme à la grande barbe était mort de la fièvre à Samba-Marcalla, nos officiers se firent indiquer la tombe de l’Anglais, située sur le bord du fleuve en aval de la ville. L’indication ayant été reconnue exacte, les mécaniciens des canonnières forgèrent une croix en fer qui honore aujourd’hui la sépulture de l’inconnu. Elle porte l’inscription suivante :

À LA MÉMOIRE
D’UN DES COMPAGNONS DE MUNGO-PARK
ENTERRÉ ICI
LA FLOTTILLE DU NIGER (NOVEMBRE 1888)

D’après une tradition qui s’est transmise chez les habitants de Samba-Marcalla les compagnons de Mungo-Park n’étaient plus qu’au nombre de sept. La permission d’entrer à Ségou lui ayant été refusée, il se rendit à Sansanding où il trouva le meilleur accueil. Il fut l’hôte de Kounto-Mamadi le plus riche commerçant de la ville et grand-père du chef actuel.
croix élevée au compagnon de mungo-park.
Celui-ci me raconta que Park avait été très aimé de la population. Il vendait des marchandises et faisait beaucoup de petits cadeaux aux enfants. Une scie dont il fit don à son hôte s’est précieusement transmise dans la famille.

Jusqu’à Sansanding le voyage s’était effectué par terre, en suivant la rive gauche du fleuve : là Mungo-Park s’embarqua sur un grand bateau à fond plat construit par lui-même. Ignorant laquelle des multiples routes il a prise pour parvenir à hauteur de Tombouctou, il m’a été très difficile de retrouver ses traces. Toutefois on m’en parla à Kabara, bien qu’il n’ait pu atteindre ce port par suite de l’hostilité des Touaregs qui l’avaient attaqué à Korioumé et auxquels il avait vigoureusement répondu à coups de fusil.

Mungo-Park dut donc tourner le dos à Tombouctou et continuer la descente du fleuve. Barth a retrouvé le souvenir de son passage à Bamba, puis au coude de Bourroum et à Gaô. L’apparition du blanc à la grande barbe et au grand bateau est restée légendaire sur les rives du Niger oriental. On sait la triste fin de cette audacieuse exploration : l’embarcation se brisa sur les rochers des rapides de Boussa, à une distance relativement courte de l’embouchure du Niger, et le vaillant écossais se noya avec les trois ou quatre compagnons qui lui restaient.

Les soldats et les sommes considérables mises à la disposition de Mungo-Park pour ce second voyage, montrent combien les pays du Niger préoccupaient les Anglais, dès cette époque. Leurs tentatives de pénétration se répètent fréquemment de 1810 à 1825. L’une d’elles, conduite par l’aide de camp du gouverneur de Sierra Loone, le major Laing, est particulièrement remarquée. Le jeune officier parvient, lui aussi, à atteindre le Niger ; il le voit à Falaba. En Angleterre on parla d’un nouveau Mungo-Park. De fait, Laing était écossais comme lui, et ne lui cédait en rien comme solidité de constitution et d’instruction. Le gouvernement anglais mit de même à sa disposition les plus larges ressources ainsi qu’une petite escorte de matelots, et lui confia en 1825 la mission d’atteindre Tombouctou.

Bien que son premier voyage l’eût familiarisé avec les nègres, Laing préféra prendre la route du nord, à travers les pays arabes et berbères. Parti de Tripoli, il passa par Rhadamès, le Touat, Oualata, Araouan, subit dans le désert une agression des Touaregs, et arriva à Tombouctou en août 1826.

J’ai recueilli sur son séjour et sur sa fin des données nouvelles. Encore qu’elles soient parfois en contradiction avec les versions qui ont cours, Je n’hésite pas à leur donner l’hospitalité car elles me viennent d’excellente source. Celui qui me les fournit est en effet réputé à Tombouctou comme le personnage le plus savant et possédant le mieux les traditions de la ville : c’est l’almamy ou le chef religieux, iman de la grande mosquée de Ghinghéréber, un vieillard presque aveugle et cassé par l’âge, mais d’intelligence valide encore. Lui-même tenait ces données de son oncle Alpha Saïdou, grand-cadi de Tombouctou au temps de Laing, parfaitement placé par conséquent pour être renseigné.

Laing est connu sous le nom d’El Raïs (le chef), sobriquet qui lui vint sans doute de son grade de major. Il se présenta comme envoyé du gouvernement anglais au chef de la ville qui était alors Osman-Alcaïdi ben (fils de) Alcaïdi Boubakar. Selon la coutume, celui-ci lui offrit pour demeure l’une de ses maisons. J’ai pu la retrouver, grâce à l’almamy, également, car son oncle Saïdou l’avait habitée dans la suite.

La demeure de Laing est située sur une petite place voisine du grand marché et de la mosquée de Ghinghéréber. Le cadre est celui que j’ai décrit : des maisons misérables, croulantes, quelques huttes en paille et des clôtures en paillassons. Sur l’un des côtés de cette place on remarque un tertre oblong en maçonnerie qui est le tombeau d’un saint ou oualiou. La maison semble avoir été une grande et belle habitation surmontée d’un étage. Je la trouvai en pleine démolition[23].

Sa façade était décapitée. Le premier étage s’étant écroulé, on s’était avisé qu’il serait temps d’y faire des réparations. Aussi la place était-elle encombrée de briques crues qui séchaient au soleil tandis que les maçons dégageaient les ruines de manière à laisser subsister et à réutiliser les murs épais du rez-de-chaussée.

Laing vécut là sans incidents. Les Touaregs l’avaient rançonné, mais non pillé, ainsi qu’on l’a prétendu. Il arriva avec un bagage assez considérable, et put faire au chef de la ville les cadeaux d’usage. Il lui exposa en même temps que son
la maison de laing.
gouvernement l’avait envoyé à Tombouctou pour voir le commerce et la vie de la ville : les blancs de son pays se plaisaient à connaître les peuples avec lesquels ils n’étaient pas en relations ; il pouvait en résulter de bonnes choses pour les uns et les autres ; souvent déjà on lui avait confié la tâche d’aller au loin et de nouer des rapports. Et dès le deuxième jour de son arrivée on le vit parcourir la ville, prendre des notes, tracer de grandes lignes (des plans ?) sur le papier, et questionner les passants.

Cependant le chef de la ville, son hôte, entra seul en relations suivies avec lui et vint le visiter assez fréquemment. Les habitants notables et autres gardaient une grande réserve, Ses questions et ses notes les avaient mis en défiance. Il m’a semblé que la faute qu’il commit, et qui lui coûta la vie, fut de ne pas expliquer à tous venants, et par le menu, sa présence et sa mission. « Il n’avait pas su gagner la confiance des gens, me dit textuellement le vieil alamamy. Il n’a pas causé avec eux, il ne les a pas amusés (par ses récits). Sans cela il aurait eu des amis dans la ville. Et ceux-ci l’auraient averti de ce qui se tramait. Ainsi toi, chacun sait que tu n’es ni soldat, ni marchand. Chacun sait que tu veux tout voir, tout entendre, lire nos livres, non pour nous causer du tort, mais pour raconter chez les Blancs les histoires des Noirs. Tout le monde vient chez toi. Ta maison est loin des deux forts. Tu y vis seul avec ton domestique. Eh bien, quelqu’un comploterait contre toi, certainement moi ou l’un de ceux qui te connaissent t’avertirait. »

La population eut peur de Laing, de ses notes et de ses questions. Le surnom militaire d’El Raïs contribua sans doute à leurs craintes. Toujours est-il que le malheureux n’avait rien fait qui pût offenser ou choquer les habitants. Aucun de mes narrateurs n’a laissé échapper le moindre reproche contre lui. En revanche ils me confirmèrent unanimement que le soupçon d’espionnage avait fini par déchaîner une vive hostilité. Tel fut le vrai motif de sa mort, et nullement sa qualité de chrétien, ainsi qu’on l’a pensé.

Quelques jours avant son départ il commit un nouvel excès de zèle. Il voulut connaître Kabara. Son hôte lui représenta l’insécurité de la route. Il s’y rendit néanmoins en une chevauchée nocturne. Cette dernière imprudence semble avoir été décisive. C’est véritablement un espion, pensèrent les habitants. Alors, pressés par le populaire, les notables se concertèrent et décidèrent la perte de Laing. Le chef de la ville, c’est-à-dire son hôte, fut chargé de faire exécuter l’arrêt.

Sur le point de repartir, Laing avait demandé à Osman-Alcaïdi de lui procurer un guide. Il s’était résolu à reprendre la route d’Araouan par laquelle il était venu. Son hôte manda à Tombouctou le chef des Bérabichs, tribu maure dont les campements sont en ces parages. Il s’appelait Sidi Mohamed l’Habeida ; c’est le grand-père du chef actuel. Osman-Aleaïdi lui fit part des craintes de la ville et l’invita à disposer de l’Européen, corps et biens.

Ce point encore est acquis par l’unanimité des témoignages : les Bérabichs n’ont pas tué Laing de leur propre initiative, ni par surprise, ni pour exterminer un chrétien, mais sur l’invite formelle du chef de Tombouctou. Il faut évidemment que cette version nouvelle soit la vraie, car, en l’espèce, les Tombouctiens auraient tout intérêt à rejeter sur les Bérabichs la responsabilité de ce meurtre et non à s’en charger.

Mohamed l’Habeida s’empressa d’accepter ce rôle odieux. Avec les instincts pillards de sa race, il n’eut pas à se faire violence. Laing quitta Tombouctou sous sa garde. Deux jours ils cheminèrent de compagnie vers Araouan, et l’infortuné fut tué à l’aurore du troisième.

Le séjour de Laing et les circonstances qui l’accompagnèrent sont restés, malgré les années, assez vivaces dans le souvenir des habitants, car, sur les instances de l’Angleterre, je pense, le sultan du Maroc fit faire à Tombouctou une enquête sur ce meurtre. À cette époque-là, les autorités ne se soucièrent certainement pas d’assumer la responsabilité du crime et durent mettre toute l’affaire sur le dos des Bérabichs. C’est de cette manière que s’est accréditée en Europe la version qui fait de Laing une victime du fanatisme des gens du Désert.

Une de ses dernières lettres annonçait qu’il avait recueilli de nombreux documents sur Tombouctou. Ces précieux papiers ne manquèrent pas de préoccuper le monde savant et les explorateurs. René Caillié s’en enquiert et rapporte « qu’ils étaient dispersés chez les habitants du Désert ». Vingt-cinq ans plus tard, Barth s’en informe et on lui affirme que rien ne subsiste. Lenz, au contraire, prétend qu’à Araouan on conserve encore les papiers et les effets de Laing.

Dès que nous fûmes installés à Tombouctou, les autorités militaires firent des tentatives répétées auprès des envoyés du chef bérabich pour connaître le sort de ces documents. M. Josse, l’interprète arabe, y mit une particulière insistance. Mais en vain. Les Bérabichs prétendirent que rien n’était resté en leur possession.

De mon côté je m’abouchai durant mon séjour avec une sorte d’agent que ces Maures ont dans la ville. Je ne tardai pas à être avec lui en termes excellents, Il me rendait maint petit service. Un soir je le fis appeler, et, dans le plus grand mystère je lui proposai la forte somme s’il parvenait à retrouver et à me remettre les papiers du Raïs, l’assurant en outre que personne n’en saurait rien dans la ville, ni Européens, ni indigènes. Malgré toute ma diplomatie, je ne fus pas plus heureux : à quelque temps de là il m’affirma que la tribu n’avait conservé ni papiers ni autres objets. Cependant, la défiance aiguë de ces gens, la crainte d’un châtiment qu’ils peuvent conserver (bien qu’on leur ait formellement donné des assurances contraires), enfin le grand respect dont on entoure en ces pays toute chose écrite, me portent à croire que tout espoir ne doit pas encore être abandonné.

Si le premier explorateur qui parvint à atteindre Tombouctou a été un Anglais, celui qui réussit à en revenir le premier fut un Français : René Caillié. Et, en somme, pour l’Europe, la grande affaire était là : revenir, c’est-à-dire soulever un coin de ce mystère qui la passionnait de plus en plus, comme en témoigne une résolution de la Société de Géographie de Paris qui avait fondé un grand prix de 10 000 francs destiné au premier visiteur de Tombouctou.

Voyez la malice des choses, ou, si vous voulez, les voies de la Providence. Mungo-Park et Laing partent accompagnés de tous les vœux et encouragements de leur patrie, disposant de sommes considérables, riches en cadeaux et en marchandises, pourvus d’escortes, — et ils échouent. La réussite est réservée à un humble, à un abandonné, qui dispose de moyens dérisoires, de petites économies, qui a été repoussé et bafoué par les représentants de sa patrie et qui trouve à peine une main amie à serrer, au moment de se mettre en route.

Dans la galerie des explorateurs, la figure de René Caillié est une des plus caractéristiques. Je veux donc en dessiner un peu plus nettement les contours. Non pas seulement parce qu’il fut Français, mais parce qu’il fut un homme. Ses traits sont de ceux qui méritent de rester dans les mémoires. Les voyageurs du temps présent mettent parfois un empressement intempestif à se parer du nom d’explorateur. Caillié est un de ceux qui portèrent le plus dignement ce beau titre : sa vie est un utile rappel à la modestie.

Lui-même nous a raconté en toute simplicité ses origines et sa vocation : « Je suis né en 1800, à Mauzé, département des Deux-Sèvres, de parents pauvres. J’eus le malheur de les perdre dans mon enfance. Je ne reçus d’autre éducation que celle que l’on donnait à l’école gratuite de mon village. Dès que je sus lire et écrire, on me fit apprendre un métier dont je me dégoûtai bientôt, grâce à la lecture des voyages qui occupait tous mes loisirs. On me prêta des livres de géographie et des cartes : celle de l’Afrique où je ne voyais que des pays déserts ou marqués inconnus, excita plus que toute autre mon attention. Enfin ce goût devint une passion pour laquelle je renonçai à tout. »

Le voilà parti pour le Sénégal, âgé de seize ans, et riche de soixante francs. Deux vaisseaux quittent le même port, le même jour, pour la même destination. Il a l’heureuse inspiration de s’embarquer sur celui qui arriva à bon port. L’autre devait faire un naufrage fameux : c’était la Méduse.

Il débarque à Saint-Louis (1816). On n’y parle que d’expéditions anglaises vers l’intérieur. Il songe à se joindre à l’une d’elles. Mais un officier français l’en détourne et l’embarque pour la Guadeloupe. Un petit emploi le retient six mois à la Pointe-à-Pitre. Le récit de Mungo-Park lui étant tombé entre les mains, il retourne au Sénégal plus féru que jamais de l’Afrique.

Nous sommes en 1818, et les Anglais n’ont pas ralenti leurs efforts vers l’intérieur. Aux expéditions des majors Peddie et Campbell succède celle du major Gray. René Caillié parvient à s’y faire admettre « sans appointements ni engagements d’aucune espèce », heureux seulement de pouvoir faire ses débuts. Tous les autres Européens ont des montures. Lui est obligé de faire la route à pied. S’il n’a pas les mêmes aises, il partage, en revanche, les dangers et les maladies de ses compagnons ; aussi est-il obligé de rentrer en France pour se rétablir.

Cette dure initiation ne le décourage pas. En 1824, le voilà de retour au Sénégal avec une petite pacotille. Il trafique. Ses affaires vont bien. Tel n’est cependant pas son rêve. Ce n’est pas la fortune qu’il est venu chercher. « Déjà, dit-il, Tombouctou était devenu l’objet continuel de tous mes efforts : ma résolution était prise de l’atteindre ou de périr. »

Il ne néglige rien pour assurer la réussite de sa grande entreprise. S’étant rendu compte qu’il lui serait nécessaire de savoir l’arabe et les pratiques de la religion musulmane, il se soumet à une nouvelle épreuve plus rude encore que la première. Il abandonne son commerce et se rend chez les Maures Braknas. Voici son plan : il s’est affublé du costume maure, a pris le nom d’Abd-Allahi (l’esclave de Dieu), et vient à eux pour se convertir à l’Islam et vivre désormais au milieu de leurs tribus. Les vexations, les mauvais traitements et les misères ne lui manquent pas. Mais il apprend à parler, à lire et à écrire l’arabe, et s’initie aux prières musulmanes et au Koran. Il retourne alors à Saint-Louis parmi les Européens, afin de mettre à exécution son projet qui est d’atteindre Tombouctou et de traverser l’Afrique dans toute sa largeur jusqu’en Égypte, en voyageant comme marchand et pélerin de la Mecque.

Ses maux véritables commencent maintenant. Au lieu de recevoir des félicitations pour l’exploit accompli, et des encouragements pour la tâche qu’il se propose, il ne rencontre à Saint-Louis que froideur et sarcasmes de toute espèce. Il demande 6 000 francs pour acheter les marchandises qui lui permettront de jouer son rôle de commerçant maure. Le gouverneur du Sénégal les lui refuse, Pour toute récompense on l’empêche de mourir de faim : la ration de soldat lui est accordée en même temps qu’un emploi de… 50 francs par mois. « Les fatigues et les privations que je venais d’éprouver me donnaient peut-être le droit d’espérer quelque chose de mieux » se contente-t-il d’observer.

Un nouveau gouverneur arrive, le baron Roger. Caillié reprend espoir, lui fait un rapport sur son séjour parmi les Maures et lui expose le plan de son grand voyage. Voici comment il raconte cette tentative :

« M. Roger repoussa mon projet et me refusa toute aide pécuniaire. Pour tout autre, c’eût été un coup de foudre. Mais ma détermination prenait chaque jour de plus profondes racines. J’eus le courage de revenir à la charge. Ce fut alors qu’on eut la bonté de me promettre une certaine somme à mon retour de Tombouctou…

« À mon retour de Tombouctou ! Et si je mourais en route… Cette idée effrayante pour un homme qui, par ce malheur, eût laissé sans secours, sans ressources, une sœur qu’il adore, me traça ma réponse : je refusai tout arrangement, et dussé-je mourir, je voulus au moins laisser à l’amie de mon enfance une propriété incontestable : le mérite d’avoir tout fait par moi seul. »

Tandis qu’on lui refusait 6 000 francs, l’Angleterre dépensait 18 millions en tentatives de pénétration sur la côte occidentale d’Afrique ! Il se rend alors dans la colonie anglaise de Sierra-Leone, dont le gouverneur, le général Charles Turner, ne manque pas de s’intéresser à lui. Au lieu de l’emploi ridicule qu’on avait offert à ce Français dans une colonie française, il obtient la direction d’une fabrique d’indigo, et un traitement de 3 600 francs. Il aurait peut-être réussi à obtenir également les 6 000 francs de son voyage, mais le gouverneur lui objecte très judicieusement (en tant qu’Anglais), que le major Laing est déjà en route pour Tombouctou et qu’il ne faut pas tenter de lui arracher la gloire d’arriver le premier.

Cependant Caillié a fait 2 000 francs d’économies. Ce refus ne l’affecte plus. Ayant repris le costume maure, il convertit ses économies en pacotille et se met en route (1827). Il a trop peu de marchandises pour se donner comme commerçant, selon son plan primitif. Il se compose donc un nouveau prétexte et raconte sur son chemin : « Je suis né en Égypte de parents arabes. J’ai été pris enfant par des Français faisant partie de l’armée qui était allée en Égypte, et emmené comme esclave en France. Mon maître m’a ensuite conduit au Sénégal pour l’aider dans son commerce, et satisfait de mes services, m’a affranchi. Libre maintenant d’aller où je veux, je désire naturellement retourner en Égypte pour y retrouver ma famille et reprendre la religion musulmane. » Ses prévisions se réalisent. Grâce à sa connaissance de l’arabe, de la mimique et des prières du culte musulman, grâce à la fable de ses origines égyptiennes, la route lui est ouverte. Ayant passé par le Fouta-Diallon, atteint le Niger à Kankan, et traversé le royaume Bambara de Ségou, il arrive à Dienné et entre à Tombouctou le 20 avril 1828.

On l’avait pris pour l’homme de son déguisement : comment retrouver dès lors ses traces ? Mes investigations restèrent vaines à Dienné. Je craignais de n’être pas plus heureux à Tombouctou, car les voyageurs arabes et pauvres, comme Caillié, y sont nombreux chaque année. D’autre part il n’avait séjourné que quatorze jours. Cependant le nom de son hôte, Sidi Abdallah Chébir, qui avait été l’un des négociants les plus considérables de son temps, était parfaitement connu encore. L’une de ses femmes n’était morte qu’en ces dernières années, et son fils peu de temps avant mon arrivée. Je trouvai la maison dans laquelle Sidi Abdallah lui avait donné le vivre et le couvert, et alors le vieil almamy retrouva dans sa mémoire le souvenir de Caillié lui-même.

René Caillié n’avait pas manqué de faire à son hôte le récit de ses prétendues origines égyptiennes, de ses malheurs et de son esclavage en Europe, et c’est ainsi que je parvins à découvrir ses traces. Le brave négociant, en Arabe amoureux des récits extraordinaires, avait été frappé par ce conte ; homme très pieux au surplus, il avait été très touché du zèle religieux du jeune Égyptien. Celui-ci avait dû lui donner en outre maints détails sur la vie et les coutumes étranges des Européens. De tout cela Sidi Abdallah avait composé une narration qu’il se plaisait à conter entre amis, en l’accompagnant de réflexions judicieuses sur la fidélité à la foi musulmane. L’histoire se répéta longtemps à Tombouctou, si bien que le grand cadi Alfa Saïdou avait cru devoir la noter comme un des épisodes curieux de son époque. Il avait rédigé son récit sous la dictée de Sidi Abdallah et avait noirci ainsi quatre feuillets. Quoique le vieil almamy eût hérité d’une partie des papiers et des livres de son oncle, ce curieux manuscrit ne s’y trouvait pas, m’assura-t-il. Je l’engageai vivement à faire des recherches chez l’autre héritier du cadi. Il me dit alors que les feuillets avaient été brûlés dans un incendie récent. Cette explication ne m’a pas paru mériter grande créance, et, un jour sans doute, quelqu’un sera plus
maison de caillié.
heureux que moi. Le récit, probablement, était émaillé d’imprécations à l’adresse des chrétiens, ainsi que le comporte l’aventure, et dès lors il ne se souciait guère de me le communiquer.

La maison que l’on m’indiqua comme ayant été habitée par « l’Égyptien » était située près du marché et dans la même rue que celle de Laing : pour aller de celle-ci à celle-là, il faut traverser une autre rue, selon la relation de Caillié. Son habitation plus heureuse que le logis de Laing, est encore debout, et en fort bon état, intérieurement s’entend. C’est une vaste demeure qui montre bien l’homme important et riche chez qui le pauvre voyageur trouva une gracieuse et large hospitalité. Sidi Abdallah n’habitait pas là ; c’était l’entrepôt de ses marchandises. La maison est occupée de nouveau par un des commerçants considérables de Tombouctou, marocain comme Sidi Abdallah, et qui en a également fait son magasin. Je vis donc cette demeure sous le même aspect qu’elle avait dû apparaître à Caillié.

Autour de deux cours spacieuses, je trouvai « les petites pièces longues et étroites, sans fenêtres, servant indifféremment de magasin et de chambre à coucher », dans l’une desquelles René Caillié avait été logé et où « il étouffait jour et nuit ». L’intérieur en était encombré de colis et de sacs de toute espèce, notamment de ballots de plumes d’autruche et de défenses d’éléphants. Des lances piquées en terre indiquaient que des hommes du Désert occupaient actuellement les pièces étouffantes. Le propriétaire de la maison, Mohamed el Bachir venait, en effet, de recevoir sa caravane annuelle de Tendouf, ville marocaine sur la lisière du Sahara. Les siens avaient là-bas de grands troupeaux de chameaux, et ils pouvaient, malgré l’insécurité des routes sahariennes, continuer leur commerce, parce qu’ils appartenaient à une famille de marabouts, très influente dans le Désert. J’eus avec el Bachir d’excellents rapports. C’est lui qui m’a fourni en grande partie les données sur le commerce actuel de Tombouctou. Il connaissait les Européens, ayant eu des relations avec eux à Mogador où il allait s’approvisionner de nos produits. Néanmoins je fus un jour surpris de l’entendre me demander des renseignements sur Paris (prononcé Parisse). Il me dit que depuis longtemps il connaissait le nom de cette ville, parce que c’était là que le riche juif marocain qui lui achetait ses plumes d’autruche les envoyait. Mais sa curiosité avait été vivement excitée par le récit des merveilles que lui avait racontées un Marocain qui s’y était rendu pendant l’Exposition, et il voulait savoir S’il n’avait pas été dupe d’un hâbleur. Je le rassurai naturellement et lui racontai en outre toute l’histoire de René Caillié. Risquer sa vie et sacrifier ses intérêts pour la simple satisfaction de voir une ville ou un pays nouveau, cela l’étonna. Il comprit néanmoins qu’à nos yeux sa maison était la plus précieuse de Tombouctou, et j’en profitai pour lui en recommander d’une manière toute particulière l’entretien et la conservation.

Étaient-ce les sacrifices considérables que le gouvernement anglais avait faits pour Laing ? Était-ce la grande confiance que l’opinion publique avait en la réussite de ce brillant officier ? Toujours est-il que l’Angleterre conçut un vif dépit du succès de René Caillié. Ce dépit alla jusqu’à l’injustice la plus odieuse : les Anglais contestèrent son voyage. Ils mirent en doute et son itinéraire et son séjour à Tombouctou. Ils ne se montrèrent complètement édifiés que vingt-cinq ans plus tard, lorsqu’un Allemand vint confirmer l’exactitude des dires de Caillié.

En 1850, le gouvernement anglais tente un nouvel effort vers le Soudan. Richardson équipe à Tripoli, dans les mêmes conditions d’opulence que Mungo-Park et Laing, une grande mission dont l’objectif est le lac Tchad. À la demande de la Prusse deux Allemands en font partie. L’un est le docteur Barth.

Tous ses compagnons étant successivement morts de maladie, Barth mène à bonne fin la mission. Après avoir exploré le bassin du Tchad et découvert la Benoué, il prend la route du Bornou et du Sokoto, passe à Say, traverse du sud au nord la Boucle du Niger, et arrive à Tombouctou le 27 août 1853.

Son voyage avait été grandement facilité par sa qualité d’ambassadeur de l’Angleterre et par les riches présents dont il pouvait appuyer ce titre. À Tombouctou cependant, sa situation fut extrêmement critique. Ce fut le moment le plus périlleux de son exploration. L’histoire de son séjour est fort connue dans la vallée du Niger où elle eut des conséquences politiques assez importantes. Encore aujourd’hui, à Tombouctou même, il ne manque pas de gens qui ont vu Barth, ou plutôt Abdoul Kerim, le serviteur du Seigneur, ainsi qu’il se faisait appeler. Il y avait donc à glaner d’intéressants détails.

L’explorateur comptait, pour séjourner tout à l’aise à Tombouctou, sur l’autorité d’un cheik nommé El Backay dont on lui avait vanté et singulièrement exagéré l’importance, et qu’il a fait connaître en Europe avec quelque exagération aussi. Il est facile maintenant de remettre les choses au point et cela est d’importance pour la mémoire de Barth même, car c’est la justification de certains reproches qu’on serait en droit de lui adresser.

Les Backay appartiennent à la tribu des Kountas. Ces Arabes fortement métissés de nègre habitaient, il y a deux siècles encore, le sud tunisien, aux environs de Kairouan. Ils émigrèrent dans le Désert, se répandirent sur la route de Tunis au Soudan et vinrent se fixer dans l’Adrar Saharien (un plateau rocheux au nord-est de Tombouctou) aux environs de la ville de Mabrouck. Depuis, ils se sont rapprochés du Niger. On les trouve maintenant à l’est de Tombouctou, dans les villages des deux rives du fleuve.

Les Backay étaient une famille de marabouts, de savants, non de guerriers. Aucun d’eux n’eut donc l’occasion de « monter sur le trône », ainsi que l’a dit Barth. Ils se contentaient de monter en chaire. Depuis un siècle, leur enseignement et leur sagesse étaient réputés au Sahara. Le premier dont il soit question dans l’histoire de Tombouctou est Sidi Moktar el Kébir. C’était un homme pieux jusqu’au rigorisme : fumer constituait à ses yeux une impureté. Il écrivit un livre intitulé : Taraïfa Koubra (le Grand Taraïfa) que les Kountas possèdent encore et il est à désirer qu’on le retrouve, car il contient des notices historiques, m’a-t-on dit.

Sa renommée de sagesse lui valut d’être appelé à Tombouctou au commencement de ce siècle. Les derniers Roumas et les Touaregs vivaient en très mauvaise intelligence. Ayant été invité à pacifier ces rapports, il détermina le tribut que la ville aurait à payer aux hommes voilés et stipula les engagements que ceux-ci auraient à observer en retour. En d’autres circonstances encore il joua ce rôle de pacificateur. Sa réputation de sagesse et ses élèves s’accrurent. À sa mort (1811), chacun dit : C’était un Saint. Sur le lieu de sa sépulture s’éleva l’habituel édicule et s’accomplirent les habituels miracles. Cette tombe vénérée est encore debout sur une dune, à l’est de Tombouctou.

Son fils Sidi Mohammed maintint la réputation familiale et mourut en 1826 laissant plusieurs enfants dont l’aîné s’appelait Sidi Moktar.

Celui-ci a aussitôt l’occasion de reprendre le rôle de médiateur qui avait si bien réussi à l’aïeul, Les Foulbés s’étant emparés de Tombouctou, la population s’adresse à lui pour intercéder en sa faveur auprès de Cheikou Ahmadou. Il parvient à satisfaire les deux parties, si bien que la ville lui offre une vaste habitation et qu’il quitte définitivement l’Adrar, tandis que d’autre part le roi foulbé le comble d’attentions et de dons. Y a-t-il litige entre des tribus maures et touaregs ? on le consulte. Des contestations s’élèvent-elles entre la ville et ses nomades voisins ? on convient de s’en remettre à son jugement. Il devient l’arbitre attitré de tous ces pays. Rien de plus. Il n’a aucun commandement, aucune fonction publique, aucune situation officielle. C’est un grand marabout, jouissant de la considération générale, recevant de nombreux cadeaux de toutes les personnes pieuses, donnant des leçons très goûtées et suivies par de nombreux talibés venus du Soudan et du Désert. Il est homme de plume aussi, et compose sur les Kountas, les Touaregs et autres hôtes du Sahara, une œuvre historique le Taraïfa Sochora (ou petit Taraïfa) dont nous avons rapporté une copie.

À sa mort en 14847 son fils Ahmadi, issu d’une esclave, veut lui succéder dans cette situation officieuse, honorifique et lucrative. Mais l’ambition d’un de ses oncles l’en évince. Cette rivalité irrite le roi foulbé plein de vénération pour le défunt. Le prestige de la famille est diminué à Tombouctou par cette intrigue. Or cet oncle, cet ambitieux, cet intrigant, n’est autre que le cheik El Backay sur lequel compte Barth. L’ayant emporté sur son neveu, il s’efforçait de restaurer le prestige familial, en se faisant connaître par des voyages dans les pays voisins et séjournait ainsi en 1853 à Goundam, quand l’explorateur atteignit Tombouctou.

Barth croyait évidemment que Backay, au lieu d’être une simple autorité morale, occupait à Tombouctou une situation politique et prépondérante. C’est la seule explication à l’attitude singulière qu’il prit dès son arrivée et dont la maladresse ne pouvait manquer de lui créer des désagréments et pire encore. Contrairement à la coutume, il n’alla pas faire visite au chef de la ville ni aux autorités, se contentant d’attendre le retour du cheik dans l’une de ses maisons. La population fut vivement froissée de ce manque d’égards, et aussitôt l’hostilité se dessina telle que l’Européen fut prévenu de ne pas s’aviser de sortir. Cela dura un mois. Barth pendant ce temps ne vit de Tombouctou que le panorama de la ville du haut de la terrasse de son habitation.

Au lieu de s’améliorer, cette situation s’aggrava au retour d’El Backay. En 1853 Tombouctou faisait partie, ainsi que l’on sait, de l’empire foulbé. Les autorités locales s’étaient empressées d’envoyer un message à Hamdallaï, résidence d’Ahmadou-Ahmadou, pour l’informer de l’arrivée du voyageur. Très froissé de voir un ambassadeur se rendre à Tombouctou sans lui présenter ses hommages, sans lui adresser des cadeaux, sans lui demander la permission de pénétrer dans une de ses villes, sans même l’en informer, le roi envoya l’ordre de s’emparer de l’étranger et de le lui amener. L’arrivée de cet ordre et d’une troupe de guerriers chargés de l’exécuter coïncida, heureusement pour Barth, avec le retour du cheik.

El Backay, très flatté de recevoir un ambassadeur, voyant tout le parti qu’il en pouvait tirer pour remonter son prestige, ravi de faire pièce au gouvernement foulbé qui avait contrarié ses ambitions, prit très formellement et très courageusement la protection de Barth. « L’étranger est dans ma main : coupez-la d’abord, si vous voulez le prendre », répondit-il fièrement aux envoyés. Cet incident bouleversa Tombouctou. Les autorités firent des démarches pour engager le cheik à revenir sur sa résolution. En vain. On se disposait à attaquer protecteur et protégé afin d’enlever ce dernier de force. Alors tous deux quittèrent la ville et se réfugièrent dans un campement des environs. Bref, Backay fut forcé d’appeler à son aide les pires ennemis de Tombouctou, les Touaregs ; grâce à eux, Barth parvint à échapper au sort de Laing et à rentrer en Europe.

Depuis le jour de son arrivée jusqu’à l’heure de son départ, l’explorateur vécut donc à Tombouctou en prisonnier, confiné dans sa maison où ses serviteurs et ceux de son hôte montaient la garde. Pas même un jour il n’a pu visiter librement la ville, ni s’y promener même une heure. Il en vit quelques rues seulement, en passant, entouré d’une escorte, quand le cheik et lui allaient se réfugier dans le Désert pour échapper à l’hostilité de la population, ou lorsqu’ils rentraient en ville, l’orage conjuré. Il a vu Tombouctou par les yeux de ses serviteurs ou d’autres tiers. Voilà pourquoi cette partie de son œuvre est une grande déception ; pourquoi le récit malgré sa longueur est vague et vide. C’est le détail copieux de ses craintes, de ses espoirs, de ses anxiétés, au sujet de sa vie d’abord, de son départ ensuite.
plan de tombouctou.
Quelques passages intéressants se noient dans un fatras de détails oiseux, d’après le procédé cher aux savants allemands. Au lieu de tracer des aperçus nouveaux sur la ville mystérieuse, il déblatère contre les domestiques comme une ménagère acariâtre, ou nous entretient encore et encore de la santé de ses chameaux. Aussi René Caillié, ayant vu, observé et interrogé à merveille pendant les quatorze Jours qu’il vécut à Tombouctou, a-t-il rapporté une moisson incomparablement plus riche que Barth qui y séjourna de longs mois. Si l’on juxtapose les deux récits, si l’on n’en retient que les passages concernant Tombouctou, on s’aperçoit que les dires de Barth ne sont que l’amplification des renseignements recueillis par son prédécesseur : tout l’essentiel, toute la substance en a été avancée par René Caillié.

Dès lors on demeure quelque peu surpris de voir Barth, après avoir été obligé de citer à mainte reprise René Caillié, traiter celui-ci, du haut de son titre de docteur, d’ « homme tout à fait incapable ».[24] Et cette surprise se change en stupéfaction lorsqu’il prétend ailleurs que « personne n’a pu, comme lui, représenter sous son vrai jour, la ville et ses habitants ».[25] C’est un exemple nouveau à l’appui du mot ancien : on peut être un grand savant et un petit esprit. René Caillié a donné beaucoup au-delà de ce que l’on pouvait attendre d’un homme qui n’avait appris qu’à lire et à écrire, d’un miséreux qui ne mangeait pas tous les jours à sa faim, d’un malheureux qui venait d’être rongé par le scorbut. Barth a été, à Tombouctou tout au moins, au-dessous de ce que promettait sa haute instruction.

Nous avons la générosité de lui fournir des excuses devant la postérité. Les événements l’ont empêché de voir de la ville autre chose que ses toits. La même raison l’empêcha de connaître ses habitants. Il a contre lui le sentiment public. D’autre part, El Backay est en révolte contre les autorités de la ville et contre le maître du pays, le roi foulbé. Les indigènes s’éloignent de l’un comme de l’autre. Barth vécut dans la société du cheik qui était un étranger, et de ses frères, de chefs touaregs, foulbés, bérabichs et autres gens du Désert, étrangers également. Ainsi s’explique qu’il n’ait pu se procurer aucun des ouvrages de la littérature tombouctienne ; qu’il n’ait pas appris le nom du véritable auteur du Tarik, dans une ville où chacun le connaît ; qu’il n’ait pas trouvé un exemplaire de ce précieux livre dans une ville où ils sont nombreux, où chacun en a lu ou entendu quelque fragment. Il est forcé de se contenter des extraits hâtivement copiés sur un exemplaire trouvé à Gando, et il en compose un chapitre historique, le seul nouveau de son œuvre. Il y mêle confusément l’histoire des Songhoïs et celle de Tombouctou, si bien que de l’amusante et pittoresque chronique soudanaise, il fait une chose plate et ennuyeuse. N’est-on pas en droit de demander mieux à un savant patenté, si exigeant pour ceux qui ont puisé leur instruction à l’école primaire ?

On sait que l’habitation du cheik El Backay n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines. La maison voisine où il offrit l’hospitalité à Barth est au contraire restée telle que l’a décrite l’explorateur, et il est à souhaiter qu’on la conserve avec non moins de soins que celle de Caillié. Tombouctou n’a pas abondance de souvenirs européens et, toutes choses étant remises à leur place, il n’y a véritablement pas lieu de garder rigueur à la mémoire de Barth. Son caractère hargneux et son infatuation lui causèrent de son vivant des désagréments suffisants. Les Européens se souviendront avec reconnaissance à Tombouctou qu’il fut le premier à tracer le cours du Niger oriental jusqu’à Say et qu’il a défriché de vastes champs à la géographie autour du lac Tchad.

J’ai retrouvé d’autres traces du passage de Barth, sur son rôle d’ambassadeur notamment. À son retour en Europe il avait exposé au gouvernement anglais un plan de pénétration vers Tombouctou. Ce plan reposait surtout sur l’autorité exagérée qu’il attribuait, par un sentiment de vive reconnaissance sans doute, au cheik El Backay. Les routes les plus courtes d’Algérie et du Sénégal étant déjà aux mains de la France, il préconisait la voie du Niger, en remontant le fleuve depuis son embouchure. Il faisait valoir l’appui d’El Backay, d’autant plus favorable à une entreprise des Anglais que les progrès des Français dans le sud-algérien l’inquiétaient vivement.


maison de barth.

Le gouvernement anglais s’empressa de tenter la chose. La prise de Tombouctou a fait tomber entre nos mains de curieux documents. Ils sont inédits et nous les publions intégralement : ils montrent les plans et la mise en œuvre de l’Angleterre, sans nécessiter un mot de commentaire.

I
Lettre de Lord Clarendon au cheik El Backay.

Louange à Dieu ! Qu’il soit glorifié !

De la part de Clarendon, premier ministre de la Reine et du gouvernement anglais, au très honoré et très noble, au cheik savant parmi les savants, qui brille par son intelligence, Sidi Mohamed El Backay, ben Sidi Mohamed, ben Sidi Moktar El Kounti, auquel nous adressons tous nos remerciements et l’expression de notre considération. Que Dieu le récompense. Ainsi soit-il !

Salut à vous !

Que Dieu vous accorde sa bénédiction et sa miséricorde, ainsi que les plus pures de ses grâces.

Je vous fais savoir que la Reine d’Angleterre a entendu le rapport du Docteur Barth, nommé Abdel Kérim chez les Arabes, qui vous a visités sur son ordre, dans vos pays, dans le but de renouveler l’amitié qui existait déjà entre vous et nous, et de vous faire connaître à Elle, Barth nous a appris la façon bienveillante dont vous l’avez reçu, et qui ne peut s’oublier. Vous l’avez protégé contre les gens sans foi qui ne savent pas distinguer le bien du mal. Dieu vous récompensera de ces bonnes actions que sa loi vous recommandait ! Il nous a mis au courant de votre force et de votre courage. Nous en avons ressenti une grande joie.

Les lettres que vous avez envoyées avec lui sont arrivées. Nous les avons lues et nous avons bien compris ce qu’elles contenaient. Cela a été pour nous une joie immense. Les espérances du gouvernement anglais ont été comprises par vous. Ce qu’il veut, c’est ouvrir les yeux des Arabes du Sud sur le commerce, et tout ce qui s’y rapporte. Et il sait maintenant que vous avez vu avec plaisir notre mission, et avez accepté avec joie notre amitié.

Nous vous donnons notre parole que cette amitié qui nous lie ne diminuera pas durant les siècles, et que tout ce que désireront de nous les Arabes, nous le ferons, sans rien augmenter ni diminuer. Nous les aiderons dans tout ce qu’ils seront dans l’impossibilité de faire, et comme notre gouvernement est fort et bien assis, nous pourrons protéger vos gens qui se rendront vers nous, surtout avec l’aide de votre Seigneurie, qui depuis longtemps a montré sa puissance et son amitié pour nous.

La Reine a éprouvé une grande joie lorsqu’elle a connu les bienfaits dont vous avez comblé Abdel Kérim, qui a pu revenir en paix, grâce à votre réception, aux honneurs dont vous l’avez entouré, et Elle vous envoie des cadeaux composés des produits fabriqués en Angleterre. Ces cadeaux dont le détail vous arrivera, sont emballés dans des caisses envoyées au colonel, consul général de Tripoli, qui vous les fera parvenir. Fasse Dieu qu’ils vous arrivent en bon état et sécurité, et qu’ils vous plaisent et vous réjouissent !

Nous vous demandons et recommandons de dire au chef des Aoulémmiden et au chef des Tademekket que la Reine d’Angleterre a reçu les lettres qu’ils Lui ont envoyées par Abdel Kérim. Nous en avons tous été heureux. Elle vous prie de dire à ces chefs qu’Elle leur adresse le salut, et leur envoie un poignard et un sabre ; le poignard pour l’un, le sabre pour l’autre. Il vous sera facile de reconnaître ces objets, car le nom du destinataire est écrit sur chacun d’eux.

Pour terminer cette lettre, nous vous dirons que notre plus grande joie serait de voir venir chez nous un des vôtres, surtout un enfant de votre propre maison, dont la visite nous honorerait. Nous voudrions lui montrer notre force, nos fabriques, enfin beaucoup de choses.

Que Dieu prolonge votre vie et vous conserve à vivre.

Fait à Londres le 15 avril 1857.
Votre ami
Clarendon,
premier ministre du gouvernement anglais.


vue prise de la terrasse de la maison de barth.

II
Lettre du consul anglais de Tripoli, à El Backay.

Louanges au Dieu unique. Que Dieu accorde sa bénédiction à celui après lequel il n’y a plus de prophète (autrement dit : Mahomet).

À notre ami le noble Seigneur, le très haut, très savant, très parfait Sidi Ahmed Backay.

Que notre salut lui parvienne avec l’expression de notre considération.

Vous trouverez dans cette lettre un écrit du ministre Clarendon avec la traduction en arabe. Cet écrit est la réponse à la lettre écrite par vous.

Lorsque vous aurez lu cette lettre, vous saurez que le gouvernement anglais a envoyé un vapeur sur le fleuve qui sort de vos pays, et a recommandé à ceux qui le montent de faire tous leurs efforts pour arriver jusqu’à vous. Veillez sur eux. Nous désirons nous lier d’amitié avec les peuples de vos pays, et nous faire connaître d’eux, surtout à Tombouctou que vous habitez. Nous demandons à Dieu de nous faciliter cette tâche, car il en résultera un grand bien pour tous vos pays et pour nous aussi.

Le fils de votre sœur, Sidi Mohamed, et les gens de sa suite se portent bien. Il est chez moi en ce moment, attendant les cadeaux que doit lui envoyer le gouvernement, et les écrits qui scelleront l’amitié existant entre vous et nous.

Notre gouvernement avait déjà donné le choix à Sidi Mohamed en plusieurs choses : il voulait envoyer un navire qui l’aurait emmené chez nous, ou bien il voulait le récompenser ici même et le faire repartir chez vous, ou bien encore il pouvait rester chez moi jusqu’à la fin de l’hiver et au commencement du printemps, et alors un navire l’aurait conduit en Angleterre. Sidi Mohamed préfère retourner d’ici : c’est aussi ce que désire de préférence mon gouvernement, car il redoute pour lui le froid qui règne dans nos pays. Ce froid est très grand… etc.

Le navire annoncé ne remonta Jamais jusqu’à Tombouctou. Aucun Backay n’alla visiter l’Angleterre et ses fabriques. Les « joies immenses » de lord Clarendon furent passagères : ses espérances ne se changèrent point en résultats.

Après le départ de Barth, son protecteur n’a guère le loisir de donner suite aux projets ébauchés entre eux. Avant tout il est obligé de songer à lui-même. Sa généreuse attitude, qui l’a popularisé en Europe, a grandement ébranlé sa situation à Tombouctou. Des rapports très tendus avec les autorités foulbés et la méfiance des habitants pour ce protégé des Touaregs l’obligent désormais à une réserve extrême.

Cependant la période la plus critique du Soudan approche. L’invasion toucouleur monte peu à peu du sud vers le nord. El Hadj Omar marche de victoire en victoire. L’empire foulbé est menacé (1860).

En ce péril, Ahmadou-Ahmadou songe naïvement à opposer un homme de religion à celui qui se pose en Réformateur pour justifier ses incessants massacres. Le cheik El Backay rentre en scène : invité à intervenir comme médiateur auprès du Nouveau Prophète, il garde d’abord rigueur au roi foulbé et refuse. Puis il adresse à El Hadj un message de paix accompagné de présents considérables. Pour toute réponse, le conquérant toucouleur invite ironiquement El Backay lui-même à se hâter de lui rendre hommage. Alors celui-ci flagelle le faux prophète d’une satire en vers ! Et pendant ce temps Ahmadou-Ahmadou périt. Les Toucouleurs s’installent dans Hamdallaï, la capitale foulbé, et une de leurs colonnes, sous le commandement d’Alfa Oumar, entre à Tombouctou, pille la ville et saccage l’habitation d’El Backay.

Dans le Désert où il s’est réfugié, le cheik se décide enfin à agir. À son instigation, Touaregs et Kountas se jettent dans la mêlée. La colonne d’Alfa Oumar, chargée du butin de Tombouctou, est surprise nuitamment et détruite. Les vainqueurs, renforcés des Foulbés, assiègent ensuite El Hadj Omar dans Hamdallaï et l’emportent de nouveau, ainsi que l’on sait. Le péril toucouleur semble conjuré. Mais voilà que la division se met parmi les alliés.

À cette nouvelle, le cheik El Backay quitte Tombouctou pour rétablir l’accord. Sur le point d’arriver à Hamdallaï, il tombe malade dans une petite localité de la rive droite du Niger, à Sarédina, et y meurt huit Jours après (1864).

Abbidin qui, selon Barth, était son fils préféré, essaya en vain de reprendre à Tombouctou la situation de ses pères. Ni les Touaregs, ni les habitants ne le lui permirent. Il tenta alors de jouer un rôle politique dans le pays des Deltas, puis tomba dans le brigandage, pillant et terrorisant les rives du Niger Noir et du Niger Blanc, sous prétexte de combattre les Toucouleurs. Il fut tué par eux en 1890, près de Dienné, à la suite d’un pèlerinage qu’il était venu faire à la tombe de son père.

Telle est jusqu’à notre arrivée à Tombouctou l’histoire de ces Backay dont le sort préoccupait à juste titre l’Europe reconnaissante. C’est malheureusement l’histoire de la décadence d’une grande et noble famille du Désert. Je mentionnerai encore un épisode assez curieux. Un matin, à Berlin, Barth s’était réveillé avec l’idée qu’il ferait bien d’écrire au général Faidherbe, gouverneur du Sénégal, et de lui recommander les Backay pour le cas où l’un d’eux aurait besoin de sa haute protection. Il envoie sa lettre. Précisément au moment où elle arriva à Saint-Louis, un Ouled Backay s’y trouvait sous la prévention d’espionnage et à la veille d’être condamné à mort par un conseil de guerre. Faidherbe s’empressa naturellement d’élargir le prisonnier et le renvoya à Tombouctou, acquittant ainsi la dette de Barth et de l’Angleterre.

Au moment de notre entrée à Tombouctou, voici quelle était la situation de la famille. Deux fils du cheik, Baba Ahmed et Baï vivaient encore. Rentrés dans l’Adrar Saharien, berceau de leur famille, ils s’étaient fixés à dix jours de Tombouctou, à Tached-Aït (la montagne de pierre) « que l’on voit trois jours avant d’y parvenir ». Non seulement l’influence qu’exerçaient leurs aïeux sur les Touaregs a disparu, mais ils sont en très mauvais termes avec leurs voisins, les Touaregs-Aïr.

Un petit-fils du cheik Ahmed, qui semble vouloir relever le prestige de la famille, réside à Gourou sur le Niger, à l’est de Tombouctou. Il a adressé aux autorités françaises une lettre pour demander si la France était disposée à continuer les bonnes relations établies par Barth. On lui a répondu affirmativement. Mais la situation des uns et des autres est si précaire qu’ils ne peuvent nous être d’aucune utilité. Un seul Backay, Ahmadi-Alouata, réside à Tombouctou avec une position modeste et il est dans les meilleurs termes avec les autorités.

Quant aux Kountas en général, on verra bientôt que nous n’avons pas trop à nous en louer.



excursion photographique autour de tombouctou.



XVII

LA CONQUÊTE FRANÇAISE

Jusqu’au dernier moment, l’Angleterre s’efforce de mettre la main sur le commerce de Tombouctou. Après avoir vainement visé la route de Tripoli et celle des bouches du Niger, elle s’applique à tenter la voie du Maroc, en s’installant vers 1890 au cap Juby. Mais il est trop tard. Nos colonnes et nos postes se sont lentement avancés sur cette route du Sénéga qu’avait préconisée Colbert. En 1893, le colonel Archinard prend Dienné. C’est l’avant-dernière étape : l’année suivante nous sommes à Tombouctou.

Quoi qu’on en ait dit à cette époque, l’occupation de Tombouctou s’imposait. Et elle s’imposait dans le délai le plus bref : il n’est personne qui ne puisse s’en rendre compte maintenant que nous avons fait connaître l’histoire et les êtres de ces pays. La prospérité du Soudan est intimement liée à la tranquillité et à la sécurité de son principal marché. L’anarchie séculaire se prolongeant à Tombouctou, les sacrifices en vies humaines et en argent que nous faisions à ses portes devaient rester stériles. Il importait donc de mettre au plus tôt un terme à la néfaste domination des Touaregs. Que l’on songe, d’autre part, au foyer de résistance contre la domination française qu’aurait pu devenir la ville. Voit-on les Touaregs s’y assemblant, s’unissant aux Kountas, aux Foulbés, aux Maures, comme ils avaient fait contre les Toucouleurs, trente ans auparavant, à l’instigation du cheik El Backay ? Voit-on les routes du Maroc, du Touat, de Tripoli laissées libres : c’est-à-dire le Soudan — cet énorme pays que nous occupons avec des effectifs si modestes — ouvert à toutes les intrigues étrangères, à l’introduction d’armes et de munitions, aux menées fanatiques de quelque marabout illuminé, à un nouvel El Hadj Omar revenant de la Mecque, ou à un Mâhdi arrivant du Touat ? Les résultats de longues années d’efforts et de luttes pouvaient être anéantis en quelques mois, et notre patiente œuvre de régénération et de pacification compromise à jamais. Enfin, allumé à Tombouctou, l’incendie de la révolte pouvait se propager Jusqu’en Algérie. Il était donc urgent que le siège de tant de dangers, la clef de toutes les routes du Sahara et du Soudan fût entre nos mains aussitôt.

La promptitude de notre marche sur Tombouctou a conjuré tous ces périls. Il convient d’en rendre l’hommage au colonel Archinard qui connaissait admirablement le pays et ses gens. Sa décision épargna de nouvelles convulsions à la colonie, et à la métropole de graves déceptions et de grands sacrifices. À peine Dienné prise, il traça le plan de la campagne suivante avec une remarquable intuition de la situation.

Afin d’empêcher toute concentration des nomades, la marche sur Tombouctou devait être triple. Une colonne traverserait les pays de la rive gauche du Niger, une autre s’avancerait sur le fleuve même, tandis que les canonnières éclaireraient la route. C’est sur ces données que l’on opéra à la fin de l’année 1894. Le colonel Bonnier conduisait l’une des colonnes, le colonel Joffre la seconde, et le lieutenant de vaisseau Boiteux la flottille. Malheureusement le colonel Archinard n’était plus là pour diriger la campagne. Il est probable qu’il nous eût évité les douloureux épisodes qui marquèrent l’exécution de ce plan.

Je vais montrer maintenant la prise de Tombouctou sous un jour nouveau : telle qu’elle fut vue par les habitants et qu’ils me la racontèrent, telle que l’aurait relatée un de ces vieux conteurs soudanais dont l’espèce s’est perdue.

Dès le mois de novembre 1895 de vagues rumeurs émurent Tombouctou. Un rassemblement de troupes était signalé à Ségou. Le pays étant tranquille de ce côté, on conjectura que l’expédition se dirigerait vers le nord. Trois semaines s’écoulèrent sans nouvelles. Tout à coup les événements se précipitèrent. Un commerçant du sud vint annoncer que les canonnières étaient arrivées à Saréféré, et se disposaient à repartir pour Kabara ayant embarqué, comme pilotes, deux notables de Tombouctou qui s’étaient exilés, ruinés par les Touaregs. Et dès le lendemain on apprit la présence de la flottille à Korioumé.

Un gros de Touaregs-Tenguérégifs se trouvait à Tombouctou. Ils mandèrent aussitôt le chef de la ville, Hamdia, et lui ordonnèrent de faire battre le tabala (tambour de guerre) et d’enjoindre aux habitants de prendre les armes. L’émotion fut vive. La population était partagée entre la crainte des Français et la terreur des Touaregs. Certains notables firent des remontrances à Hamdia. Seuls, les Kountas habitant la ville montrèrent quelque ardeur. Cependant tous ceux qui n’avaient pu se cacher à temps durent partir en compagnie des hommes voilés. La petite armée avait pour cavalerie les Touaregs, et pour armes des lances et des javelots. Elle ne disposait que de quelques fusils appartenant principalement à des Kountas.

Tandis qu’elle s’achemine vers Kabara, dans la matinée du 5 décembre, les canonnières et les chalands de la flottille quittent Korioumé et montent dans le marigot jusqu’à Daï. Là, le commandant Boiteux et quelques laptots (matelots noirs) s’embarquent dans un chaland, afin de reconnaître leur route jusqu’à Kabara, et d’y recueillir les informations nécessaires pour mettre les deux colonnes au courant de la situation dès leur arrivée. Mais aussitôt se produit un incident qui va déjouer les plans arrêtés et hâter la prise de Tombouctou de la façon la plus imprévue.

L’approche du chaland ayant été signalée à Kabara, Touaregs et Tombouctiens se massent sur le rivage, immobiles et silencieux, et aussitôt que le chaland est à portée, une nuée de javelots et de lances s’envole, les Kountas déchargent leurs armes, une clameur s’élève. Une balle, seule, a porté et blessé un laptot. L’équipage a eu le temps de se garer des javelots en se couchant au fond du chaland : il riposte aussitôt par un feu de salve, qui fait tomber sur le rivage plusieurs blessés et un mort. Alors tout le monde prend la fuite : les Touaregs dans le Désert, les Tombouctiens vers leur ville.

Quelques heures plus tard canonnières et chalands jetaient l’ancre dans le bassin de Kabara.

Pendant la nuit, à Tombouctou, les autorités tiennent conseil.

— Que faut-il faire ? demande Hamdia, chef de la ville.

— Voici ma pensée et mes paroles, répond le cadi Ahmadou Baba. Il faut écrire une lettre au commandant et lui dire : « Ce qui s’est passé à Kabara, ce n’est pas nous qui l’avons fait. Ce sont les Touaregs, dont nous avons peur. Nous, gens de Tombouctou, nous ne nous opposons pas à votre arrivée, car vous tenez tous les pays dont nous tirons notre commerce et notre nourriture. Nous sommes donc en votre main. » Tel est mon avis.

— J’ai peur de faire cela, répond Hamdia. Les Touaregs m’ont déjà injurié ce matin, me disant que nous avons écrit aux blancs pour les engager à venir. Ils savent aussi qu’il y a des gens de Tombouctou avec eux.

— Les Touaregs ne nous veulent que du mal : à quoi bon les écouter ? réplique le cadi. Il faut au plus tôt envoyer une lettre à Kabara.

— Mais la route est certainement surveillée. Notre messager sera pris et tué.

— On peut aller à Kabara sans prendre la grande route.

— Soit ! finit par dire Hamdia. Faisons ainsi.


vue générale du fort bonnier.

Le cadi rédige la lettre et écrit au commandant :

« Nous te faisons savoir : ce qui s’est passé dans la journée n’a pas été résolu par nous. Nous n’y avons pris part que contraints par les Touaregs. Dès que nous l’avons pu, nous nous sommes sauvés.

« L’unique résolution que nous avons prise est celle-ci : il y a un mois, lorsque nous avons appris l’arrivée de vos troupes à Ségou, les commerçants arabes de notre ville nous ont conseillé d’écrire à notre ancien maître, le sultan du Maroc, et de lui demander ce qu’il faut faire si les blancs se présentent. Les messagers sont partis pour Fez avec une caravane. La route est longue. Ils ne sont pas revenus encore.

« Nous, nous sommes des femmes, nous ne nous battons pas ! »

Deux messagers, qui ont reçu cent coudées de toile blanche pour se faufiler jusqu’à Kabara, partent aussitôt. Avant le lever du soleil ils sont de retour. Un des Tombouctiens qui accompagnent les canonnières a lu et traduit à l’interprète des blancs la lettre du cadi, puis a écrit, au nom du commandant, la réponse suivante :

« Je sais que tous les hommes à cheval et armés de lances étaient des Touaregs. Mais ceux qui ont tiré des coups de fusil habitent Tombouctou. Pourquoi nous ont-ils attaqués avant de savoir ce que nous voulions ? Ce n’est pas ainsi que l’on doit accueillir les gens dont on ne connaît pas les intentions. Les nôtres étaient bonnes. Cependant ce qui est passé est passé. Je veux m’entretenir avec vous. Envoyez-moi demain des notables de votre ville pour palabrer. »

Le lendemain, de grand matin, les Touaregs rentrent à Tombouctou. Un notable, Alfa Saïdou, chef du quartier de Ghinghéréber, les interroge. « Nous vous payons impôt. Vous devez donc nous défendre. Voilà les blancs. Que comptez-vous faire ? — Faites comme vous pourrez, lui répond-on. Les Tenguéréguifs ne sont pas les seuls maîtres ici. D’autres tribus se partagent l’impôt avec nous. Nos gens ne doivent pas être seuls à se battre et à se faire tuer. Du reste, nous venons d’apprendre qu’une colonne française vient à l’ouest du côté de Goundam où sont nos troupeaux et nos femmes. Nous allons les protéger et nous partons. »

Les Touaregs ayant quitté la ville, autorités et notables s’assemblent dans la mosquée de Sidi Yahia après la prière du coucher du soleil. On décide de se rendre au désir du commandant. Deux délégués sont choisis. La lettre qui les accrédite répète qu’ils sont des commerçants et non des combattants, que si le commandant veut attendre la réponse du sultan ce serait bien, sinon il est libre de faire ce qui lui plaira : la population ne s’y opposera pas.

Cependant les délégués reviennent : l’un n’est pas agréé, un Tripolitain, qui a été désigné par les commerçants arabes. Le commandant ne veut pas traiter avec un étranger, mais avec les habitants de la ville uniquement. On le remplace par un marabout influent, Mohaman Kouati. L’autre délégué est Alfa Saidou, le chef de quartier. Dès lors les négociations sont ouvertes très amicalement à Kabara. Les délégués exposent franchement la situation et annoncent l’exode des Touaregs. Le commandant les traite avec honneur, leur apprend que deux armées le suivent, et demande qu’un traité de paix soit signé par le chef de la ville, les autorités et les notables, mettant le pays sous le protectorat de la France. Mais à Tombouctou personne n’ose donner sa signature. La ville est abandonnée à elle-même. Chacun craint le retour des Touaregs et sait qu’alors sa signature lui coûtera la tête.

Le Niger a une crue exceptionnellement hâtive et abondante, ainsi qu’il arrive, suivant une légende locale, les années où doit se produire un événement marquant, sinistre généralement, guerre, épidémie, disette. Depuis trente ans on ne se souvient pas d’avoir vu l’eau aussi profonde dans le marigot qui serpente de Kabara à Tombouctou. M. Boiteux décide de brusquer la conclusion des négociations en se rendant à Tombouctou, et de s’y rendre par le marigot de Kabara avec deux chalands armés de canons-revolvers empruntés aux canonnières.

Et c’est ainsi que Tombouctou, située à plus de 1 000 kilomètres de la mer, ville saharienne au surplus, fut prise par des marins, et de véritables marins d’eau salée, qui donnèrent en ce jour la réplique aux hussards de Jourdan, s’emparant de la flotte hollandaise dans les glaces du Zuiderzée.

Nous sommes le 15 décembre. La veille au soir les deux négociateurs ont été renvoyés à Tombouctou afin de préparer les événements. Durant la nuit des chalands montés par dix-huit hommes ont cheminé sans encombre à travers les sables. Le matin, ils sont devant Tombouctou.

À cette nouvelle une quarantaine d’intransigeants, Foulbés et Kountos pour la plupart, prennent les armes. Mais les autorités les leur font déposer aussitôt, menaçant d’ameuter contre eux la masse de la population. Puis elles se rendent sur les bords du marigot, apportant quelques cadeaux de bienvenue.

Le commandant Boiteux leur dit : « M’apportez-vous aussi le traité de paix que j’ai demandé ? — Non, répond le chef de la ville, car nous n’avons connu ton arrivée que cette nuit. — Alors je n’accepte pas vos cadeaux, reprend le commandant, et je n’ai rien de nouveau à vous dire. Vous connaissez toute ma pensée : Je l’ai dite tout entière à Kabara à vos deux envoyés. »

Tandis que la députation se retire, l’un des petits canons est débarqué et installé sur une dune voisine transformée rapidement en redoute. L’autre canon reste à bord de son chaland, braqué sur le rivage, afin de protéger une retraite éventuelle.

La présence de la petite troupe et surtout ses deux canons dont on connaît la puissance terrible, ont rassuré les autorités contre un retour des Touaregs, et leur donnent le courage de prendre une résolution finale. Elles ont convoqué les notables et les marabouts à la mosquée et, la prière de trois heures ayant été dite, Kouati, le marabout influent, prend la parole : « Vous tous, que dites-vous ? » fait-il à l’assemblée, qui lui répond : « Et toi, que dis-tu ? »

— Mais, moi, je ne fais pas partie des autorités.

— Certes, mais tu es marabout, tu es l’homme de la parole de Dieu : parle ! parle !

— Voici ma pensée, dit alors Kouati : tous ceux qui ne veulent pas faire la paix seront responsables, au jour du jugement dernier, de ceux qui vont être tués.

— Nous ferons ce que tu conseilleras.

— Je ne suis pas le seul marabout à Tombouctou, objecte encore Kouati. Interrogez mes frères.

— Ce que Mohaman Kouati dit est la vérité, opinèrent ceux-ci.

— C’est bien, conclut Kouati, je vais donc demander la paix aux Français.

Et il se rendit auprès des chalands avec Alfa Saïdou qui l’avait accompagné à Kabara, et dit au commandant : « Nous demandons la paix. Nous accepterons et ferons tout ce que tu voudras. Nous sommes désormais avec vous. »

« J’ai grande joie de cette décision, leur déclara M. Boiteux ; nous n’aimons pas à faire la guerre. C’est la paix que nous aimons. Ainsi à Dienné les Toucouleurs qui étaient dans la ville ont tiré les premiers. Sans cela nous n’aurions pas tiré sur Dienné. Vous n’avez donc rien à craindre dorénavant. Signez le traité par lequel vous reconnaissez les Français comme maîtres de la ville, et de mon côté je vous signerai un traité qui vous donnera la protection de la France. »

Le lendemain les deux traités ayant été échangés en présence des autorités, des notables et des marabouts, ceux-ci demandèrent aussitôt au commandant d’entrer dans la ville et de l’occuper, lui exposant leur crainte des représailles touaregs, et l’assurant que désormais il pouvait en toutes choses compter sur eux. Très loyalement ils l’informèrent de la prise d’armes des intransigeants et prirent l’engagement de les surveiller, ainsi que de le tenir au courant de tout ce qui se passerait au dedans comme au dehors.

Le commandant se fit indiquer le point le plus élevé de la ville et y choisit une maison assez vaste. L’un des canons fut hissé sur la terrasse, et les murs de clôture mis en état de défense sommaire. Ce fortin improvisé était au nord de la ville, à l’endroit même où s’élève aujourd’hui un fort véritable occupé par l’escadron des spahis.

Au sud une autre maison fut transformée de même et reçut le second canon. Ici et là on avait réparti par moitié la poignée d’Européens et de laptots, ainsi que cinquante hommes armés de fusils, fournis par la ville et destinés au service des sentinelles.


la porte du fort bonnier.

Pendant ce temps les Touaregs s’étaient concertés. Quelques Kountas s’étaient joints à eux. Le 25 décembre ils vinrent attaquer la réserve de la flottille à Kabara. C’est alors que se produisit ce triste épisode que j’ai raconté déjà et qui coûta la vie à l’enseigne Aube. Tandis qu’il succombait à Our’ Oumaira, les sentinelles de Tombouctou, ayant entendu des coups de fusil, donnèrent l’alarme. On amena les deux seuls chevaux qui fussent à Tombouctou. Le commandant enfourcha l’un, un Européen l’autre, et la petite garnison, y compris les cinquante Tombouctiens, se porta en toute hâte sur la route de Kabara et attaqua les Touaregs qui furent mis en fuite et laissèrent quinze morts.

Durant la nuit l’ennemi s’était reformé et il vint dans la journée passer en vue de la ville. Ayant été salués de quelques coups de canon, les uns allèrent bloquer la route de Kabara au sud, tandis que l’autre moitié s’installait au nord près des étangs. La nuit suivante, les Touaregs envoyèrent un messager qui remit aux autorités une lettre ainsi conçue : « Gens de Tombouctou, êtes-vous avec nous ou avec les blancs ? » On renvoya le messager après avoir, pour toute réponse, déchiré la lettre devant lui et craché sur les débris. En même temps était arrivé un habitant de la ville que les Touaregs avaient fait prisonnier et qui était parvenu à s’évader de leur campement à la faveur de l’obscurité. Il annonça qu’à un conseil N’Gouna, le chef des Tenguéréguifs, avait proposé de marcher sur Tombouctou, mais que les chefs des Kalintassars s’étaient prononcés dans un sens opposé.

Le commandant fut averti aussitôt et l’alarme donnée en ville. On craignait un coup de main dans les ténèbres, selon la coutume des hommes voilés. Tout le monde s’arma, y compris les étrangers du Mossi qui avaient été récemment rançonnés par les Touaregs et qui prirent les arcs et les flèches de leur pays. Et l’on alla se grouper à l’est et à l’ouest de la ville, qui restaient à découvert, alors que les fortins défendaient le nord et le sud.

Le jour venu, on vit, en effet, des bandes passer à l’est et à l’ouest, mais, apercevant les rassemblements, elles n’osèrent s’approcher. Alors la division s’accentua parmi les Touaregs. Les Kalintassars qui n’avaient pas voulu marcher sur Tombouctou rentrèrent chez eux. Les Tenguéréguifs seuls restèrent et se portèrent sur la route de Kabara avec l’intention d’affamer la ville.

Le calcul était juste. Vers le 6 janvier, la petite garnison se trouva à court de vivres. Coûte que coûte il fallut aller se ravitailler à Kabara. Le commandant résolut d’user du même chemin par lequel il était venu. La nuit, les deux chalands, armés de nouveau de leurs canons-revolvers et de quelques hommes, se glissèrent inaperçus, mais ne purent revenir avant le lever du jour. Ayant été découverts par les Touaregs, ceux-ci se formèrent aussitôt en masse dans un passage où les bords du marigot se resserrent. Au moment où ils s’élançaient, les canons-revolvers, démasqués tout à coup, les couvrirent de mitraille. La route de Tombouctou était libre. Les Touaregs, qui n’avaient pas vu partir les chalands, crurent à l’arrivée de renforts et se retirèrent vers le Désert.

Quatre jours plus tard, le 10 janvier, la première colonne, commandée par le colonel Bonnier, entrait dans la ville et mettait fin à l’extraordinaire et périlleuse aventure de la marine à Tombouctou.

J’ai fidèlement transcrit le récit fruste et naïf que me firent les hommes d’ébène et de bronze qui ont été les acteurs ou les spectateurs de cette action. Je n’ai pris soin que de contrôler leurs dires, évitant la moindre fioriture. Et pourtant je doute qu’il y ait dans les temps modernes un épisode plus invraisemblable que celui dont je viens de me faire l’historien. Le solennel du drame héroïque s’y mêle à la folie de l’opérette, le bouffon le dispute au sublime. Jamais la maladive fantaisie d’Edgar Poë n’a rien inventé de plus fantastique.

Le point de départ seul est une gageure contre la raison : dix-neuf hommes, dont sept Européens et douze nègres sénégalais, veulent amener à composition une ville de 8 000 habitants, et sont eux-mêmes amenés à s’en emparer. Et cette ville, ce n’est pas un quelconque Landerneau africain. C’est Tombouctou la Grande, séculairement réputée mystérieuse, fanatique, inaccessible. Et cela va crescendo ! La population se joint aussitôt à ses maîtres du jour contre ceux de la veille. Ils étaient des « femmes » hier. Ils sont des héros aujourd’hui, prêts à mourir pour… défendre leurs vainqueurs.
l’entrée du port philippe.
Qui plus est, ils le prouvent ! Ils combattent, non pas derrière des remparts, mais en rase campagne, ces mêmes Touaregs que naguère ils n’osaient pas regarder en face. De plus en plus fort : ils les vainquent ! Et cette épopée échevelée, où défilent des combats d’artillerie, de cavalerie, des tableaux de siège et un combat naval, ne dure pas un ou quelques jours, elle se prolonge un mois. En vérité, on demeure surpris de ne pas voir Pallas-Athéné aux yeux glauques, ou Vénus aux bras blancs, apparaître dans la plaine de Tombouctou pour protéger et enflammer l’ardeur guerrière de ceux-ci, et Apollon, porteur de l’arc d’argent, accabler ceux-là de ses flèches. Mais non, tout cela n’est pas une fable. Tout cela a été vécu, en notre siècle réputé pour son prosaïsme aigu…

Pourquoi faut-il que cette glorieuse et amusante équipée soit aussitôt suivie d’un épilogue sinistre ?

Les acteurs sont maintenant la première colonne de secours et ces mêmes Touaregs que nous avons laissés plus haut à l’ouest de Tombouctou. Quant au récit, il a été écrit par l’un des rares survivants de cette affaire.

Dès le lendemain de son entrée à Tombouctou, sans plus de répit, le colonel Bonnier désignait la cinquième compagnie et un peloton de la onzième pour partir en reconnaissance afin de débarrasser les environs des nomades qui les infestaient, et, si possible, de tirer vengeance du massacre de l’enseigne de vaisseau Aube.

Le matin à 5 heures, laissant le commandement des troupes au plus ancien capitaine, le capitaine Philippe, le colonel prenait la tête de la petite colonne, accompagné du commandant Hugueny, des capitaines Regad, Livrelli, Tassard, Sensaric et Nigote, des lieutenants Garnier et Bouverot, du sous-lieutenant Sarda, du médecin colonial Grall, du vétérinaire Lenoir et de l’interprète Acklouck.

C’était le 14 janvier 1894. À 2 heures de l’après-midi, le colonel Bonnier apprend que les Touaregs ne sont qu’à quelques kilomètres en avant de la colonne. On marche jusqu’à 8 heures du soir. À cette heure, on aperçoit des troupeaux et quelques gens armés. Après avoir chassé les rôdeurs, la petite colonne s’installe pour la nuit sur l’emplacement désigné sous le nom de Tacoubao par les gens du pays. Les Touaregs viennent d’évacuer l’endroit. Tout le monde est content et dispos.

Le campement a la forme d’un carré à peu près. Les hommes de la cinquième compagnie occupent le côté nord. Tous se couchent roulés dans leurs couvertures, les faisceaux formés près d’eux. Les hommes de la onzième compagnie sont sur le côté sud. Sur les deux autres faces sont parqués les troupeaux capturés.

Les prisonniers sont installés au milieu du camp. Tout l’état-major est formé en un groupe dans le centre du carré, vers le côté est, où se trouve le poste du colonel.

Jusqu’à minuit environ, les officiers de l’état-major veillent, ils passent joyeusement la soirée et longtemps on les entend rire et plaisanter. Tous enfin s’endorment. La nuit étant très fraîche, de petits feux sont allumés dans le camp et continuent à se consumer lentement. La nuit est splendide et la lune illumine tout de sa clarté jusque vers 4 heures environ, alors elle disparaît…, et l’heure est favorable à l’ennemi pour le coup de main qu’il prépare.

Il est 4 heures et demie du matin. Seules les sentinelles veillent. Il y en a six. Le colonel a lui-même donné l’ordre de les placer à petite distance du camp. Tout à coup, au milieu du silence et de l’obscurité, deux coups de feu retentissent et le cri : « Aux armes ! » est répété partout. Tous, aussitôt sont debout et se précipitent pour se mettre en défense. Hélas ! il est trop tard.

Les Touaregs, dont quelques-uns, la veille au soir, rôdaient autour du campement, se sont rassemblés en nombre et approchés pendant la nuit. Leurs cavaliers, accompagnés et suivis de piétons au pas de course, se sont précipités sur le camp français, favorisés par les ténèbres, dans une charge enragée et irrésistible. En un clin d’œil, ils renversent les faisceaux et font irruption de tous côtés dans le camp, où l’on n’a pas eu le temps de se mettre en garde.

La nuit est encore complète et la scène effroyable qui s’ensuit ne peut se dépeindre. C’est une trombe furieuse, un tumulte indescriptible. Les cris de guerre dominent, jetés par l’ennemi qui frappe et tue de tous côtés, à coups de lance, de sagaie, de sabre, poignard, casse-tête, etc. Quelques coups de feu parmi les clameurs de détresse, et c’est tout.

Nos tirailleurs ont succombé sous l’avalanche humaine… En quelques minutes tout est terminé.

Cependant trois Européens, un officier et deux sous-officiers, le capitaine Nigote, le sergent-major Baretti et le sergent Lalire, ainsi que quelques hommes réussissent à se frayer un passage en lâchant leur coup de feu, et parviennent à gagner quelques buissons à proximité du campement.

Au milieu de difficultés et de périls inouïs, le capitaine Nigote rassemble les fuyards et les conduit jusqu’au convoi laissé en arrière. Là, ils peuvent se reformer.

Quatre-vingt-deux des nôtres et deux guides manquent à l’appel. Neuf officiers, dont le colonel, trois sous-officiers, dont deux Européens, huit caporaux et soixante tirailleurs indigènes sont tombés sous les coups de l’ennemi.

D’après ce qu’ont pu juger les survivants de ce terrible drame, dans la nuit et le tumulte, le détachement a été attaqué par environ deux cents cavaliers et deux à trois cents fantassins. L’ennemi a prononcé son attaque par le nord-ouest avec un mouvement enveloppant. L’objectif était manifestement l’état-major de la colonne. Il est absolument certain que les Touaregs montés étaient sur des chevaux et que pas un seul mehari ne se trouvait dans l’affaire. Il est certain aussi que les Touaregs ne se sont servis que de l’arme blanche.

Vingt-cinq jours après l’événement, la seconde colonne, commandée par le colonel Joffre, arriva à son tour à Tacoubao et fut assez heureuse pour recueillir du moins les squelettes des treize Européens. Elle les transporta à Tombouctou. Derrière un enclos en épines mortes on les coucha, au pied du fort qui commençait à s’élever au sud de la ville. En grande solennité les derniers honneurs leur furent rendus devant toute la garnison et la population assemblées. Le canon tonnait de minute en minute. Puis de modestes tertres en briques crues et de pauvres croix noires furent élevés sur les tombes des héros malheureux. Et alors le colonel Joffre pensa à les venger. On ne tarda pas à apprendre que les Tenguéréguifs se trouvaient non loin de Goundam, entre les lacs Faguibine et Fati. Il leur fut fait ainsi qu’ils avaient fait. On les surprit une nuit dans leurs campements, à Kiti, et nos tirailleurs et nos spahis en firent un grand massacre. Ils avaient, suivant l’expression qui leur est propre, payé la rançon du sang.

Depuis, parce que nous avons vengé nos morts, ainsi que l’exigent les mœurs du Désert, parce que nous détenons le pays et les marchés dont vivent les Touaregs, leurs diverses tribus ont fait leur soumission. Je n’oserais affirmer qu’elle est complète et définitive. Parfois il faudra leur démontrer encore que leur néfaste domination est finie et qu’ils ont trouvé un maître.

Tombouctou, elle, est demeurée fidèle, sans la moindre défaillance à travers ces vicissitudes, à la parole donnée dès le premier jour : « Nous sommes désormais avec vous » ; et il n’est guère à prévoir qu’elle songe jamais à la reprendre. Après s’être fait attendre un an, la réponse du sultan du Maroc, qu’escomptaient les rares intransigeants, est arrivée. Le seigneur de Fez a écrit :

« Louange à Dieu l’unique.

« Que la bénédiction et le salut soit sur notre seigneur Mahomet, sur sa famille, sur ses compagnons.

« Salut à vous, chef de la ville et notables. Que Dieu vous accorde ses faveurs accompagnées de ses bénédictions et de sa miséricorde.

« J’ai prêté une grande attention à l’aide et à la protection que vous m’avez demandées. J’ai eu un grand chagrin. Je me serais rendu à votre appel et vous aurais appuyé avantageusement ; seulement la distance, le grand éloignement, exigent de la lenteur dans les déterminations. Il faut que vos voisins vous viennent en aide.

« Je ferai des démarches auprès des Français pour qu’ils s’éloignent de vous, mais auparavant envoyez-moi des preuves comme quoi vous dépendez de mon haut gouvernement et de mon royaume bien-aimé.

« Si vous possédez des écrits émanant de vos ancêtres (les généreux qui sont en avant, dans le pays du salut !), des documents évidents et sérieux, envoyez-les-moi. Grâce à eux, je vous délivrerai de tout ce qui est arrivé par la force et la puissance de Dieu, le très élevé, qui suffit aux affligés, qui soulage ceux qui souffrent, car il est tout-puissant.

« Salut.
« Moulay el Hassan. »

Ainsi les rares et dernières illusions sont évanouies. Aussitôt reçue, la lettre de Sa Majesté chérifienne a été déposée entre les mains du commandant de Tombouctou, qui l’a délicatement placée dans les archives.

Deux grands forts ont remplacé les fortins improvisés, et leurs canons battent désormais de tous côtés les abords de la ville. Sous cette garde d’airain la population commence à revivre, à se ressaisir. Le long cauchemar des Touaregs se dissipe lentement. On commence à réparer et à rebâtir les maisons, à entre-bâiller les portes, à porter de nouveau les belles robes brodées.

Lentement aussi la ville s’incruste d’empreintes européennes. La première a été un commissaire de police, un grand hercule nègre flanqué d’un long sabre en sautoir, qui a promené à travers les rues sa silhouette de garde champêtre. Ensuite un audacieux qui avait poussé maintes pointes dans le sud-algérien, Gaston Méry, est venu fonder un comptoir. Dans une grande et confortable maison qu’il s’est fait construire, il réalise d’excellentes affaires. Enfin les Pères Blancs du cardinal Lavigerie sont arrivés à leur tour, conduits par le P. Hacquard, lui aussi réputé en Algérie. Grâce à eux, la ville est déjà dotée d’une église, Notre-Dame-de-Tombouctou, et d’une école.


maison type de tombouctou, restaurée.

Tels auront été les premiers jours de l’ère nouvelle dans laquelle est entrée Tombouctou. Elle en sortira plus prestigieuse que jamais, car il est une chose que rien n’a pu détruire, qui ne disparaîtra jamais et qui lui assure une éternelle grandeur : c’est son admirable position géographique, au seuil du Soudan, en face du Niger oriental et du Niger occidental, semblables à deux bras dont tout l’Occident africain est étreint.

Dans le lointain des temps futurs, je vois Tombouctou ayant rejeté ses haillons d’aujourd’hui et redressé sa taille courbée par les malheurs. Alors le marigot ensablé de Kabara aura été déblayé, approfondi. Le Niger pourra apporter jusqu’à la ville des eaux plus abondantes. On aura ménagé à celles-ci, par des travaux faciles, un débouché vers le nord et l’est. Une fraîche ceinture entourera la ville de toutes parts. Elle aura retrouvé ses jardins, ses verdures, ses palmiers d’autrefois. Striée d’avenues ombragées, elle sera une plaisante et active cité cosmopolite, trait d’union entre le monde blanc et le monde noir.

Le Sahara aura été dompté. Une chaîne d’acier lui aura été imposée dont les anneaux seront des rails. Les locomotives électriques auront permis de réaliser le chemin de fer transsaharien. Avec une vitesse de foudre les convois circuleront entre Alger et Tombouctou, les flots de la Méditerranée seront unis aux flots du Niger. Touaregs, Kountas, tous les nomades improductifs, auront été rejetés dans le Désert stérile, leur patrie première. Ils y seront devenus de bons gendarmes ou de braves gardes-voie, tels les Khirgizes, leurs frères en vagabondage, dans les steppes de l’Asie centrale. Our’Oumaira, l’endroit sinistre, aura disparu des mémoires. De Kabara l’on entendra à Tombouctou des éclats de vie, les gais sifflets des vapeurs atterrissant ou levant l’ancre, venant apporter et chercher les produits multiples.

Je rêve aussi Tombouctou devenue un foyer de civilisation et de science européennes, françaises, comme elle fut jadis un centre de culture musulmane. De nouveau la réputation de ses savants s’étendra jusqu’au lac Tchad, jusqu’au pays de Kong et à l’Atlantique.

J’aime à croire, enfin, qu’à ce moment l’on aura réparé de douloureuses injustices. Croit-on que rien n’évoque encore le souvenir de René Caillié en cette ville qu’il raconta le premier à l’univers, non plus qu’ailleurs dans ce Soudan où il déploya tant de vaillance ? Les monuments, les places et les grandes voies rappelleront également les noms de Colbert, de Faidherbe, de Borgnis-Desbordes, d’Archinard, de Gallieni, comme ceux de Mungo-Park, de Lang et de Barth. Dans les écoles on enseignera l’histoire de tous ces pionniers, et les maîtres diront aux enfants : « Honorez-les, et pensez à eux avec reconnaissance. Ils pensaient déjà à vous alors que vos pères n’étaient pas nés. »

… Dans le lointain des temps futurs je vois Tombouctou apparaître superbe, lettrée, riche, Reine du Soudan, telle qu’elle se dessine dans le lointain des temps passés, telle que son panorama en donne l’illusion au voyageur des temps présents.

NOTICE
Concernant les Manuscrits arabes recueillis par M. Félix Dubois
à Tombouctou,
et utilisés ou mentionnés au cours de l’ouvrage.

Cette notice a été composée d’après les indications de M. Edmond Benoist, fils de M. Eugène Benoist, membre de l’Institut.

M. Edmond Benoist, ancien élève de l’École des Langues Orientales vivantes et récemment encore attaché au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale, a bien voulu me prêter le concours de ses connaissances spéciales de la langue arabe.

Je saisis l’occasion présente pour l’en remercier.

F. D.

Tarikh-ès-Soudan, chronique des événements politiques, littéraires et religieux, survenus au Soudan, depuis les temps les plus reculés, jusqu’en 1656. Attribuée à tort par Barth à Ahmed-Baba ; en réalité, œuvre du savant Abderrahman-ben-abdallah-ben-amrangben-Amr-Sâdi-el-Tombouccti (1546-1658).
Diwan-el-Moulouk fi salatin ès Soudan. Le premier feuillet de ce manuscrit manque ; par suite le nom de l’auteur nous échappe. C’est un ouvrage historique, contenant le récit des événements depuis 1656 (époque à laquelle s’est arrêté l’auteur du Tarikh-és-Soudan) jusqu’à 1747.
Feuillets relatifs à l’Histoire de Tombouctou de 1745 à 1796 et attribués par la tradition locale à un nommé Mouley Ghassoum. C’est plutôt un obituaire et une chronologie qu’une œuvre véritablement littéraire.
Deux feuillets contenant une Liste chronologique des rois du Massina. Cette liste se retrouve dans le Tarikh-ès-Soudan.
Fragments du Fatassi par Mahmadou-Kôti (1460-1554). Les plus importants de ces fragments, qui ont été utilisés par Cheikou-Ahmadou pour légitimer son autorité, se rapportent à une entrevue d’Askia-le-Grand avec le cheik égyptien Abderrahman-es-Soyouti.
Consultation juridique et politique écrite par Mohi-ed-din-Abou-Abdallah Sidi Mohammed ben Abdel Kérim El-Mogheïli el Tilimsani sur des questions posées par El-Hadj-Mohammed-Askia. Cet auteur arriva au Soudan vers l’an 1500.
Nil-el-Ibtihadj bitatriz-ed-dibadj. Supplément au dictionnaire biographique des savants malikites d’Ibn-Ferhoun, par Ahmed-Baba (1556-1627).
Miraz, ouvrage écrit par le même auteur, pendant sa captivité au Maroc, pour renseigner les Marocains sur les différentes populations noires du Soudan.
Éloge en vers d’un gouverneur marocain (17e siècle ?).
Lettre d’Abdoul-Kader, chef des colonnes de Cheikou-Ahmadou, rendant compte à celui-ci de sa campagne contre les Touaregs (19e siècle).
Lettre d’Ahmed-el-Backay-ben-Mohammed-ben-el-Mokhtar à El-Hadj-Omar (19e siècle).
Petit Taraïfa par Sidi Mokhtar, le jeune, ouvrage relatif aux populations du Sahara (19e siècle).
Tohfet-el-Albab our Nokhet-el-Adjab. « Cadeau offert aux hommes intelligents et choix de merveilles. » Ouvrage d’imagination composé sous une forme sérieuse par Abou-Abdallah-El gharnati qui vivait à Mossoul vers le 12e siècle.
Dalaïl-el-Khairat, livre de piété très répandu dans l’Islam ; œuvre du Berbère Abou-Abdallah-al-Djozouli, mort en 1465. Très beau spécimen de la calligraphie soudanaise ; titres et ornements en couleur.
Feuillets liturgiques, collection de carrés magiques, de talismans et de formules de prières.



  1. Voici, au surplus, comment a été organisée notre conquête. Le Soudan est divisé en régions, subdivisées en cercles, comprenant à leur tour des postes.

    Les régions sont au nombre de cinq : 1o La région de Kayes où réside, provisoirement, le gouverneur avec l’administration centrale, alors que logiquement le centre de la colonie doit se trouver à Bammakou. Les cercles sont ceux de : Nioro, Kita, Bafoulabé ; les postes : Selibabi et Goumbou. Autres centres européens : Medine, Dinguirai, Dioubéba et Badoumbé. 2o La région sud ou du Haut-Niger, chef-lieu : Bissandougou, l’ancienne capitale de Samory. Cercles : Siguiri, Farannah, Erimakono, Kissidougou ; postes Kankan, Beyla, Kerouané, Kouroussa. 3o Région de l’est, qui s’étend sur la rive gauche du Niger et, sur la droite, à travers la boucle, chef-lieu : Bammakou ; cercles : Bougouni ; postes : Koulikoro et Toulimandio. 4o Région nord-est, également à cheval sur les deux rives du fleuve. Chef-lieu : Ségou. Cercles : Dienné, Sokolo, Bandiagara. Postes : Mopti, et Gourao sur le lac Debo, point d’attache de la flottille. 5o Région du nord, comprenant le pays des lacs et du nord de la boucle, chef-lieu : Tombouctou. Cercles : Goudam et Sareféré. Postes : EI Oual Hadj et Sumpi.

    À la tête de chaque région est un officier supérieur, du grade de commandant habituellement. Les cercles sont administrés par des capitaines, et des officiers de grades divers commandent les postes.

  2. Note de Wikisource : renseignement tiré de l’édition en langue anglaise, Timbuctoo the mysterious, 1896, à la page 70.
  3. Pour identifier Kokia avec une ville de la vallée du Nil, il importerait peut-être de retrouver une cité bâtie sur une île comme Gaô et Dienné, les deux grandes villes songhoïs.

    Le Tarik mentionne au xvie siècle une ville de même nom au sud de Gaô. Mais elle n’a aucun rapport avec celle-ci. On l’appela sans doute Kokia en souvenir de la patrie première des Songhoïs, si tant est que la ville en question ait bien eu ce nom, et qu’il n’y ait pas là une erreur de copiste.

  4. Gaô est appelée aussi : Koukou, Gago, Garo, Gago, etc.
  5. La suite de ces noms est ingrate. Je les transcris néanmoins, pensant plaire aux orientalistes qui pourront les lire, pour la première fois, tels qu’ils sont prononcés par les Songhoïs.

    Dialliaman compte pour successeurs : Dia Arkaï, Dia Atkaï, Dia Akkaï, Dia Akkou, Dia Alfaï, Dia Biégoumaï, Dia Bi, Dia Kiré, Dia Aüm Karaouai, Dia Aüm Sumaiam, Dia Aüm Danka, Dia Kiobogo, Dia Koukouraï, Dia Kenken, Dia Koussaï, Dia Koussaï Daria, Dia Hin Koronou Goudam, Dia Bié Konikimi, Dia Binta Say, Dia Bié Kainakamba, Dia Kaïna Siniobo, Dia Tip, Dialliaman Diago, Dia Ali Korr, Dia Berr Faloco, Dia Siboi, Dia Dourou, Dia Kabaro, Dia Bissi Baro, Dia Bada.

  6. Sunni Alikolon, Sunni Suliman Naré, Sunni Ibrahim Kobia, Sunni Osman Kanava, Sunni Barkaïna Ankabi, Sunni Moussa, Sunni Boukari Dianka, Sunni Boukar Dalla Bougoumba, Sunni Marikiri, Sunni Mohammed Dâou, Sunni Mohammed Kokia, Sunni Mohammed Barro, Sunni Maré Kollighimon, Sunni Maré Arcouna, Sunni Maré Ardhan, Sunni Suliman Dami, Sunni Ali, et Sunni Barro (aussi Boukari Daô).
  7. Cette mosquée fut construite par le roi de Mali, Kounkour Moussa, au retour d’un pèlerinage à La Mecque, vers 1325 (Tarik é Soudan).
  8. J’ai adopté Tombouctou (et non Tembouctou ou Timbouctou) parce qu’écrit ainsi, le nom se rapproche le plus de la prononciation locale qui est : Tomboutou.
  9. Aujourd’hui les Markasseghi, fixés à l’est de Tombouctou, dans la Boucle, et faisant partie de la famille des Tenghérégifs.
  10. Aujourd’hui Hamtagal, au sud-ouest de Tombouctou.
  11. Appelée dans les anciens textes Ganata et Gana, par les Arabes, et Birou par les Songhoïs.
  12. Ce fut lui qui édifia la troisième mosquée de Tombouctou, Sidi Yahia, appelée ainsi du nom d’un pieux et savant ami d’Oumar qui y fut enterré.
  13. Une charge de chameau coûte de 40 à 50 francs de transport du Maroc à Tombouctou : les négociants louent de 30 à 40 chameaux.
  14. Cette particularité a valu au quartier qui est proche de l’eau le nom caractéristique de Baghindé : Ghindé, refuge ; Bangha, hippopotame.
  15. Au xive siècle, le souverain du Mali avait élevé un palais à Tombouctou. Mais les palais n’ont décidément pas de chance au Soudan. Déjà, au xvie siècle, il avait disparu. Ses ruines forment à l’ouest de la ville un tertre compact qui est utilisé comme abattoir.
  16. Mahomet était du reste parmi ses aïeux, paraît-il ; on le fait descendre d’Ali ben Aben Thaleb, le gendre du Prophète.
  17. C’est à cette grande tribu des Senhadja, qui se répandit très avant dans le sud de l’Afrique Occidentale, que le Sénégal doit son nom.
  18. Il fut enterré auprès de son père Sidi Ahmed dont le tombeau se voit encore au nord de Tombouctou.
  19. Une copie de ce résumé se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Fonds arabe A No 4628 ; il fut trouvé en Algérie par M. Cherbonneau, qui en a publié de très intéressants extraits.
  20. M. Houdas, l’éminent professeur de l’École des langues orientales, se dispose à en publier une traduction (FR-BNF 312760880).
  21. Voici l’anecdote que l’on me raconta à ce propos et qu’Ahmed Baba à consignée, en effet, au commencement de son Lipti Hadj :

    « Ce qui prouve bien l’utilité de la science des dates, c’est ce qui survint entre le Chef des chefs Omar ou un autre général musulman, et un juif qui lui apporta un écrit par lequel le Prophète avait ordonné d’exempter d’impôt les gens de Khaibar (ville juive de l’Arabie). Cet écrit était accompagné du témoignage de compagnons du Prophète, entre autres d’Ali Ibn Abou Thaleb. Ces documents furent apportés au Chef des chefs et jetèrent tout le monde dans un grand étonnement. On s’en rapporta au jugement d’Abou Bekr, le prédicateur, homme prudent et doué d’une grande mémoire. Celui-ci réfléchit un instant, puis dit : « Tout ceci n’est qu’un mensonge ». — « Comment cela, lui dit-on ? « Je trouve, répondit-il, dans cette lettre le témoignage de Mo’awia, or il n’embrassa l’Islam que l’année de la prise de Kaibar ; j’y vois aussi le témoignage de Sa’ad ben Mo’adh, or celui-ci mourut à la journée de Bani-Karaide antérieure elle-même à la prise de Kaibar. » Cette chose amusa beaucoup les gens.

  22. Les Portugais s’étaient préoccupés au siècle précédent de nouer des relations avec l’intérieur de l’Afrique occidentale. Cependant les documents portugais que nous possédons ne parlent que des rois de Mali, de Mossi, etc., sans mentionner un effort sur Tombouctou. D’autre part, le Tarik ne s’occupe à aucun moment des Portugais : si des relations directes avaient existé il n’aurait certainement pas manqué de les rapporter.
  23. J’ai pu acquérir sans peine des démolisseurs une petite fenêtre mauresque, en bois, provenant du premier étage, où le voyageur s’était tenu de préférence durant son séjour, et j’ai rapporté cette pauvre relique, qui a tous les titres pour figurer au musée de Greenwich, à côté des épaves polaires de Franklin.
  24. Barth : Vol. IV - page 38, édition française.
  25. Barth : Vol. IV - page 442, édition allemande.