Traditions religieuses de la Polynésie. — Cosmogonie tahitienne/02

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TRADITIONS RELIGIEUSES DE LA POLYNÉSIE.


COSMOGONIE TAHITIENNE[1].
(Document inédit.)


LÉGENDE DE MAUI [2].

Atarea était son père, Huahea sa mère ; ils étaient d’une terre sous le vent, de Toa-reva[3] : il leur naquit Maui, celui qui devint si célèbre à Fareana. Maui prit pour femme Hinahina-toto-io.

Le Soleil se levait sur Toa-reva et il ne s’écoulait pas un long temps que déjà il déclinait à l’horizon ; ce qui mettait Maui en colère parce que sa mère était obligée de manger l’ape et le taro crus[4] ; et, à cause de son amour pour elle, il était chagrin de voir ses lèvres enflammées par l’ape et le taro crus ; le temps manquait pour chauffer le four, tant la course du Soleil était rapide.

Maui chercha alors un moyen de s’emparer du Soleil. Il imagina un piége composé de taura, de mati, de roa, de nape, de ieie[5], et il y ajouta un cheveu de Hinahina-toto-io. Au chant du coq, Maui disposa son piége au bord de l’orifice (par où le Soleil sort de terre) : aux premières lueurs du crépuscule, quand on commence à pouvoir distinguer une mouche qui vole, les rayons du Soleil s’engagèrent dans le piége, et, au jour, son cou y fut pris. Les différents liens furent bientôt brisés, seul le cheveu de Hinahina-toto-io arrêta le Soleil et résista à tous ses efforts ; en vain par cent fois il s’élança vers le ciel, en vain par cent fois il se précipita dans les profondeurs d’où il venait, il ne réussit qu’à se rompre le cou. Alors Maui triomphant apparut et lui dit : « C’est moi le grand Maui-titii-ataraa. » Le Soleil l’implora humblement et lui dit : « Ô Maui ! délivre-moi ! — Je ne te délivrerai pas, je te retiens pour le mal que tu as causé à ma mère en la forçant à manger son ape cru. Si tu avais marché comme il convient, je te délivrerais. » Le Soleil lui répondit : « Si je meurs, le monde ne s’en trouvera pas mieux ; il n’y aura plus de lumière, tout restera dans l’obscurité, et la nourriture de ta mère n’en sera pas plus cuite. » Maui lui dit : « Si je te délivre, ne me tromperas-tu pas ? » Le Soleil lui répondit : « Non, je ne te tromperai pas. — Le four de ma mère aura-t-il le temps d’être chauffé ? — Oui, le four de ta mère sera chauffé, et même jusqu’à trois fois par jour. » Maui lui dit alors : « Tu es libre » ; et le détacha. Depuis, le Soleil parcourut majestueusement sa carrière sur Toa-reva, et on put préparer le peretia, cueillir les fruits, leur enlever l’écorce et même se surcharger de nourriture avant que le Soleil ne descendît dans la mer.


CHANTS DES ARIOÏ.

(On sait que la société des Arioï, à l’époque de la découverte de Tahiti, s’est montrée sous un jour qui lui est peu favorable. Livrée aux désordres les plus effrénés, elle se faisait un honneur de pratiquer l’infanticide. Le morceau suivant, qui se compose évidemment de fragments anciens très-incomplets, ne pourrait-il pas faire supposer que cette société avait été formée en partie sous une inspiration primitivement morale et qui depuis a dû se perdre ; certes les dieux Tahitiens, encore moins que ceux de la Grèce, ne peuvent être cités comme des modèles à suivre, cependant leur invocation solennelle, par cela seul qu’elle s’adressait à des êtres réputés supérieurs à l’homme, prend un caractère religieux dont l’influence morale semble incontestable ; il est impossible aussi de ne pas reconnaître dans le passage relatif à la Lune, une inspiration remarquable due à un sentiment de reconnaissance pour la divinité. Nous n’insisterons pas ici sur la singulière ressemblance qu’offre ce mot arioï avec l’ethnique sanscrit Aryas, Arihs, avec l’égyptien Œris, le vieux latin Herus, le grec aristoï, etc., qui tous, dans l’origine, ont été des qualificatifs de races ou de castes privilégiées.)

… Vêtus de feuilles de miro, ils allaient auprès des enfants des Raatira (chefs) ; puis, jouant du vivo[6] et faisant claquer leurs doigts, ils chantaient ainsi :

« Veillez, veillez, ô Dieux ! Veille, ô Taaroa !… mais que le Dieu des maléfices dorme la nuit ! Qu’il dorme le jour ! Du Levant et du Couchant nous arrivons vers toi. Lève-toi ! ce sont les Dieux qui t’éveillent, lève-toi, ô lève-toi, ô Déesse ! lève-toi, ô Roi ! Voici l’étoile Feinui qui brille dans le ciel ! voici les insectes qui chantent dans l’herbe. Lève-toi ! tes amis, tes compagnons t’appellent…

« La Lune brille dans le ciel ; elle répand sa lumière sur la terre comme une torche placée par les Dieux pour éclairer la couche nuptiale ; la Lune brille dans le ciel ; elle répand sa lumière sur la terre comme une torche placée par les Dieux pour éclairer le festin ; la Lune brille dans le ciel… Un diadème au front, elle nous offre un abri dans la maison des Dieux, dans la maison des Dieux… »


TRADITION DILUVIENNE.

Deux hommes étaient allés au large pêcher à la ligne : Roo était le nom de l’un, Teahoroa celui de l’autre. Ils jetèrent leur hameçon dans la mer, et l’hameçon se prit dans les cheveux du dieu Ruahatou. Ils se dirent alors : « Un poisson ! » et ils tirèrent la ligne ; mais ils virent apparaître un être à face humaine, accroché par les cheveux. À l’aspect du dieu, ils bondirent à l’autre bord de la pirogue et restèrent comme morts de frayeur. Ruahatou leur demanda : « Qu’est ceci ? » Les deux pêcheurs répondirent : « Nous sommes venus ici pour pêcher du poisson et nous ne savions pas que tu te prendrais à notre hameçon. » Le dieu leur dit alors : « Dégagez mes cheveux » ; et ils les dégagèrent. Puis Ruahatou leur demanda : « Quels sont vos noms ? » Ils répondirent : « Roo et Teahoroa. » Ruahatou leur dit ensuite : « Retournez au rivage, et dites aux hommes que la terre sera couverte par la mer et que tout le monde périra. Vous, demain matin, rendez-vous sur l’îlot nommé Toa Marama : ce sera un lieu de salut pour vous et pour vos enfants. »

Ruahatou fit monter la mer au-dessus des terres. Toutes furent couvertes, et tous les hommes périrent excepté Roc, Teahoroa et leurs familles.


On pourrait encore extraire des manuscrits de Maré un certain nombre de fragments d’hymnes guerriers ou de chants nautiques, se rapportant évidemment aux migrations antiques des ancêtres de la race tahitienne. Mais écrits dans une langue archaïque, dont Maré lui-même, son dernier interprète, était loin de posséder la complète intelligence, ces fragments ne pourraient être traduits sans être accompagnés de commentaires étendus et d’hypothèses tout à fait en dehors du cadre de ce recueil. Il nous suffit d’avoir indiqué par les morceaux qui précèdent, quel genre d’intérêt s’attache à ces traditions polynésiennes et quels étranges rapprochements la science ethnologique pourrait en déduire.

En regard de ces vénérables débris de la poésie primitive et comme complément au portrait de Maré, nous croyons devoir placer un modeste échantillon de la poésie moderne de Tahiti. Il est dû à ce même Maré, homme remarquable au plus haut degré par la réunion en sa personne des contrastes les plus opposés : chrétien fervent et non moins fervent collecteur des traditions païennes de sa terre natale ; partisan convaincu des principes anglais en religion et partisan non moins dévoué des principes français en politique ; sain de tête et de cœur jusqu’à son dernier jour, mais torturé depuis de longues années par l’éléphantiasis, qui lui rongeait les membres inférieurs.

Portrait en pied du Tahitien Maré. — Dessiné d’après nature à Tahiti par M. Charles Giraud.


MARET À L’AMIRAL BRUAT MALADE.

Voici la pensée qu’a fait naître en moi la maladie du gouverneur Bruat : grande est ma peine et grand mon chagrin à cause de mon attachement ; et je me dis que si le gouverneur venait à être tout il fait mal[7] et s’il nous arrivait un nouveau gouverneur, ce nouveau gouverneur agirait-il-bien à mon égard, comme Bruat a bien agi envers moi et envers toute ma famille ? et voici ce que je pense lorsque je me recueille en dedans de moi ; je prie avec force qu’il plaise à Dieu de le protéger, parce que l’homme qui à sa vie entre les mains de Dieu vivra. »

L. Gaussin.
  1. Suite et fin. — Voy. p. 10.
  2. L’antique Panthéon égyptien renferme un Dieu solaire du même nom Maui ou Mawi ; et il ne faut pas un grand effort d’étymologie pour retrouver dans la Minerve polynésienne Hina la grande déesse des bords du Nil, Néith, dont les Grecs ont fait leur Athénè.
  3. Tonga-reva, en rétablissant l’ancienne prononciation ; on peut remarquer qu’ici, comme dans d’autres légendes, la tradition se rapporte à une terre sous le vent.
  4. Ape, arum cortatum ; taro, arum esculentum.
  5. Maré fait ici l’énumération des principales espèces de cordes indigènes.
  6. Flûte indigène dont on joue avec le nez.
  7. Mare, par délicatesse, évite d’employer le mot qui exprimerait ce qu’il appréhende.