Traité de droit romain (Savigny)/Livre I/Chapitre 2

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Traité de droit romain
Traduction par Charles Guénoux.
Firmin-Didot Frères (1p. 7-63).

CHAPITRE II.

de la nature des sources du droit en général.


§ IV. Rapport de droit.

Pour déterminer les bases du droit romain actuel, il s’agit d’en reconnaître les sources ; mais cette étude appelle nécessairement une recherche préliminaire sur la nature des sources du droit en général. Le droit, si nous le considérons tel que dans la vie réelle il nous entoure et nous pénètre de tous côtés, nous apparaît comme un pouvoir de l’individu. Dans les limites de ce pouvoir, la volonté de l’individu règne, et règne du consentement de tous. Ce pouvoir ou faculté, nous l’appelons droit, et quelques-uns l’appellent droit dans le sens subjectif. Le droit ne se manifeste jamais plus clairement que si, dénié ou attaqué, l’autorité judiciaire vient à en reconnaître l’existence et l’étendue. Mais un examen plus attentif nous montre que la forme logique d’un jugement tient à un besoin accidentel ; que, loin d’épuiser l’essence de la chose, cette forme suppose une réalité plus profonde, c’est le rapport de droit dont chaque droit n’est qu’une face diverse considérée abstractivement ; ainsi, un jugement sur un droit spécial n’est vrai et raisonnable que s’il dérive d’une vue complète du rapport de droit. Ce rapport a une nature organique qui se manifeste, soit par l’ensemble de ses parties constitutives qui se balancent et se limitent mutuellement, soit par ses développements successifs, son origine et ses décroissements. Cette reconstruction vivante de l’ensemble, un cas particulier donné, forme l’élément intellectuel de la pratique, et distingue sa noble vocation du simple mécanisme que l’ignorance lui attribue. Mais, afin de ne pas laisser ce point important à l’état d’abstraction, je crois bon de montrer, par un exemple, l’étendue des conséquences qu’il renferme. Voici l’espèce d’une loi célèbre, la loi frater a fratre (L. 38, xii, 6) : Deux frères étant sous la puissance paternelle, l’un emprunte à l’autre une somme d’argent, et la rend après la mort du père. Maintenant on demande s’il a droit de répéter cette somme comme indument payée. Y a-t-il ou non condictio indebiti ? Telle est la seule question soumise à l’appréciation du juge ; mais, pour la résoudre, il doit embrasser l’ensemble du rapport de droit, qui se décompose de la manière suivante : puissance paternelle sur les deux frères, prêt de l’un à l’autre, pécule reçu du père par le débiteur. Le rapport de droit s’est développé par la mort du père, l’ouverture de sa succession, le payement de la dette. Tels sont les divers éléments dont la combinaison doit entrer dans la décision du juge.

§ V. Institutions de droit.

Le jugement d’une espèce n’est possible qu’en la rapportant à une règle générale qui domine les cas particuliers. Cette règle s’appelle droit, ou droit général, ou quelquefois encore, droit dans le sens objectif. Elle se manifeste surtout dans la loi, c’est-à-dire la règle promulguée par l’autorité suprême d’un État.

Mais si le jugement d’une espèce particulière n’a qu’une nature restreinte et subordonnée, s’il trouve sa racine vivante et sa puissance de conviction dans l’appréciation du rapport de droit ; la règle de droit et la loi qui en est l’expression ont pour base plus profonde les institutions dont la nature organique se montre dans l’ensemble vivant de leurs parties constitutives, et dans leurs développements successifs. Ainsi donc, quand on ne veut pas s’en tenir aux manifestations extérieures, mais pénétrer l’essence des choses, on reconnaît que chaque élément du rapport de droit a une institution qui le domine et lui sert de type, de même que chaque jugement est dominé par une règle[1] ; et ce second enchaînement, en se rattachant au premier, y trouve la réalité et la vie. La loi citée dans le paragraphe précédent peut encore servir à éclaircir ce dernier point. Les institutions de droit qui se rapportent à cette espèce sont : la succession des enfants au père, l’ancien pécule, et surtout la deductio qui s’y rattache, la transmission des créances aux héritiers, la confusion en leurs personnes des créances et des dettes, la condictio indebiti. Quant à la manière dont l’intelligence saisit ces idées, il y a cette différence toute naturelle que les institutions du droit, étant perçues d’abord isolées, peuvent être combinées arbitrairement, tandis que le rapport de droit, se révélant à nous par les événements de la vie réelle, nous apparaît directement et sous sa forme concrète. Mais un examen plus attentif nous montre que toutes les institutions de droit forment un vaste système, et que l’harmonie de ce système, où se reproduit leur nature organique, nous en donne seule l’intelligence complète. Malgré l’immense distance qui existe entre un rapport individuel de droit et l’ensemble du droit positif d’une nation, il n’y a d’autre différence que celle de proportion, et le procédé par lequel l’esprit parvient à les connaître est absolument le même.

Par là on voit combien fausse est l’opinion qui considère la théorie et la pratique du droit comme choses diverses et même opposées. Sans doute le théoricien et le praticien ont chacun leurs fonctions : l’application qu’ils font de leurs connaissances est différente, mais ils suivent un même ordre d’idées, leurs études doivent être les mêmes ; et nul n’exerce dignement la théorie ou la pratique s’il n’a conscience de leur identité[2].

§ VI Ce qu’il faut entendre par sources du droit.

On appelle sources du droit les bases du droit général, par conséquent les institutions elles-mêmes, et les règles particulières que l’on en tire par abstraction. Cette définition présente une double analogie qui peut donner lieu à une double méprise

1o Chaque rapport individuel de droit a sa base dans un fait[3], et le lien existant entre ces rapports de droit et les institutions qui les dominent peut mener à confondre l’origine de ces rapports individuels avec celle des règles du droit. Si donc on veut examiner tous les éléments qui entrent dans un rapport de droit, on y trouve infailliblement une règle de droit et un fait répondant à cette règle, une loi, par exemple, qui reconnaît le contrat, et enfin le contrat lui-même. Mais ces éléments ont une nature essentiellement différente ; et placer sur la même ligne les lois et les contrats, regarder les contrats comme sources du droit, c’est confondre toutes les idées[4].

2o Une autre méprise, occasionnée par la ressemblance des noms, est de confondre les sources du droit avec les sources historiques de la science du droit. Ces dernières comprennent tous les monuments qui nous fournissent des faits relatifs à la science ; mais ce sont deux choses indépendantes, qui ne se trouvent qu’accidentellement réunies, quoique cette réunion puisse se présenter fréquemment et avoir une grande importance. Ainsi, par exemple, le Digeste Justinien est à la fois source du droit et source historique de la science ; la loi Voconia, une des sources de l’ancien droit, n’est pas source historique, puisqu’elle n’existe plus ; enfin, les passages des historiens et des poëtes de l’antiquité renfermant des notions de droit appartiennent exclusivement aux sources historiques de la science. — J’ajouterai que les sources du droit, dans la plupart des cas où nous avons à nous en occuper, réunissent ces deux caractères ; et ainsi cette double acception du même mot offre peu d’inconvénients. Les diverses parties du corps de droit,

par exemple, sources du droit pour l’ancien empire romain comme lois de Justinien, et sources du droit moderne en vertu de leur adoption, font, comme textes, partie des sources de la science. De même encore, les recueils de droit allemand du treizième et du quatorzième siècle, sources de droit comme monuments du droit coutumier, sont, comme textes, sources de la science. On ne saurait donc blâmer la plupart des auteurs qui parlent des sources du droit sans distinguer ces deux significations.
§ VII. De l’origine du droit.

Quelle est maintenant la base du droit général, ou en quoi consistent les sources du droit ?

Ici on pourrait croire que le hasard, les circonstances ou la sagesse pourraient créer le droit d’une manière différente, selon l’influence qui présiderait à sa création. Mais cette supposition tombe devant ce fait incontestable, que partout où l’existence d’un droit se révèle à l’intelligence humaine, il apparaît aussitôt comme soumis à une règle préexistante, et l’invention de cette règle est dès lors inutile et même impossible. C’est parce que l’on considère le droit général comme antérieur à tous les cas donnés qu’on l’appelle droit positif.

Si maintenant on cherche quel est le sujet au sein duquel le droit positif a sa réalité, on trouve que ce sujet est le peuple. C’est dans la commune conscience du peuple que vit le droit positif ; aussi peut-on l’appeler le droit du peuple. Néanmoins, il ne faudrait pas s’imaginer que les divers individus dont se compose le peuple aient créé le droit arbitrairement ; car ces volontés individuelles auraient pu sans doute enfanter le même droit, mais il est beaucoup plus vraisemblable qu’elles eussent produit une foule de droits différents. Le droit positif sort de cet esprit général qui anime tous les membres d’une nation ; aussi, l’unité du droit se révèle nécessairement à leurs consciences, et n’est plus l’effet du hasard. Assigner au droit positif une origine invisible, c’est donc renoncer au témoignage des documents. Mais cette difficulté n’a rien de particulier à mon opinion : elle se représente infailliblement dans toutes les explications de l’origine du droit. En effet, là où commence l’histoire fondée sur les documents, on trouve chez tous les peuples un droit positif déjà existant, et dont l’origine remonte au delà des temps historiques. Mais je puis invoquer des pensées d’un autre ordre, et telles que les comporte la nature du sujet. Je citerai d’abord la reconnaissance unanime du droit positif, le sentiment de nécessité qui accompagne ses manifestations, sentiment si clairement exprimé par l’antique croyance qui attribue au droit une origine divine. On ne pouvait nier d’une manière plus formelle l’intervention du hasard ou de la volonté humaine, Je citerai ensuite l’analogie que présentent plusieurs éléments caractéristiques de chaque peuple, les usages de la vie commune, et surtout la langue, dont l’origine se cache au delà des temps historiques. Ce n’est ni le hasard ni la volonté des individus, c’est l’esprit national qui enfante les langues ; mais leur nature sensible rend cette origine plus évidente et plus saisissable que pour le droit. Ces diverses manifestations de l’esprit général d’un peuple sont autant de traits caractéristiques de son individualité, parmi lesquels la langue tient la première place comme le plus apparent.

Mais le droit qui vit dans la conscience du peuple n’est pas un composé de règles abstraites. Il est perçu dans la réalité de son ensemble, et la règle apparaît sous sa forme logique dès que le besoin s’en fait sentir ; elle se détache de cet ensemble et se traduit par un mode artificiel. Telles sont les actions symboliques qui donnent au droit une apparence sensible, et où son origine populaire se révèle avec plus de profondeur et de clarté que dans les lois.

En exposant cette origine du droit positif, je n’ai pas tenu compte du temps au sein duquel la vie des peuples se développe. Or, on voit, au premier coup d’œil, que le temps, par son action, ajoute à la force du droit. Une idée de droit reçue chez un peuple s’enracine chaque jour davantage ; elle se développe par l’application ; et la conscience du droit, qui d’abord n’existait qu’en germe, prend une forme déterminée. Mais le temps modifie aussi le droit. En effet, on peut comparer la vie des peuples et chacun de ses éléments constitutifs à la vie humaine, qui jamais n’est stationnaire, et offre une succession continuelle de développements organiques. De même les langues et le droit n’existent que par une suite de transformations non interrompues., et ces transformations procèdent du même principe que son origine, soumises à la même nécessité, également indépendantes du hasard et des volontés individuelles. Mais ces développements continuels suivent une marche régulière et obéissent à un enchaînement de circonstances invariables, dont chacune tient par un lien spécial aux diverses manifestations de l’esprit du peuple au sein duquel le droit prend naissance. C’est surtout pendant l’enfance des peuples que cet élément agit avec le plus de force et de liberté ; car alors le lien qui unit la nation est plus étroit, plus généralement senti, et la diversité des développements individuels n’obscurcit pas la conscience de ce sentiment. Mais plus ces développements deviennent inégaux et croissent en importance, plus des connaissances et des occupations spéciales isolent les individus et les différentes conditions ; plus le droit, qui a sa source dans l’esprit général de la nation, se développe difficilement, et ce mode de développement disparaîtrait tout à fait, si les nouvelles circonstances ne lui créaient de nouveaux organes, la législation et la science du droit, dont je vais bientôt examiner la nature et le caractère.

Ces nouveaux organes exercent sur le droit primitif plus d’un genre d’action. Ils peuvent créer de nouvelles institutions, modifier les anciennes, ou même les anéantir, si elles sont devenues étrangères à l’esprit et aux besoins du temps.

§ VIII. Le peuple.

Jusqu’ici j’ai considéré le peuple comme le sujet actif et personnel du droit. C’est ce sujet dont je vais examiner la nature et le caractère.

Quand on envisage le droit d’une manière abstraite et indépendamment de son contenu, on y voit une règle d’après laquelle un certain nombre d’hommes vivent en société. Si on se borne à l’idée d’une agrégation d’individus quelconques, on est conduit à regarder le droit comme son invention, invention sans laquelle la liberté extérieure des individus ne saurait subsister. Mais cette réunion accidentelle d’un certain nombre d’hommes est une hypothèse arbitraire, sans l’ombre de vérité ; et si jamais une société pareille existait, elle serait impuissante à créer le droit ; car il ne suffit pas qu’un besoin s’éveille pour que nous ayons les moyens de le satisfaire. Partout, au contraire, où nous voyons des hommes rassemblés, et d’après les témoignages de l’histoire la plus reculée, partout nous trouvons une communauté de rapports intellectuels attestée par l’usage d’une langue commune, qui sert à fixer et à développer ces rapports. C’est de cet ensemble réel que sort la création du droit, c’est l’esprit national circulant dans tous les membres de la nation, qui a la force de satisfaire ce besoin dont nous avons reconnu l’existence.

Mais entre les différents peuples il n’y a pas de limites rigoureusement déterminées, et cette indétermination se retrouve dans le droit qu’ils se créent : Ainsi, la parenté existant entre certains peuples nous laisse quelquefois dans l’incertitude de savoir si nous devons les réunir ou les distinguer, et leurs droits, sans être entièrement semblables, reproduisent ce caractère de parenté.

Au sein même des nations dont l’unité est la moins douteuse, on rencontre quelquefois de certaines subdivisions, des associations de villes et de villages, des corporations de tous genres, qui, sans se détacher de la nation, ont cependant une existence individuelle et distincte. Dans le cercle de ces subdivisions peuvent se former des droits particuliers, qui se placent à côté du droit commun de la nation, et servent ainsi à le modifier et à le compléter[5].

Mais si on regarde le peuple comme un être individuel, sujet naturel et persistant du droit positif, on ne doit pas restreindre cette idée à la réunion des individus existant à une même époque ; on doit, au contraire, considérer le peuple comme une unité au sein de laquelle se succèdent les générations, unité qui rattache le présent au passé et à l’avenir. C’est la tradition qui veille à la conservation du droit, et la tradition est un héritage qui se transmet par la succession continuelle et insensible des générations. C’est parce que le droit ne dépend pas de l’existence des individus, que les règles se maintiennent et que s’opèrent les transformations insensibles signalées plus haut (§ 7). Sous ce point de vue, la tradition forme un élément très-important du droit.

J’ai dit que chaque peuple était le créateur et le sujet du droit positif. Peut-être cette définition paraîtra-t-elle trop restreinte, et regardera-t-on le droit positif comme une œuvre de l’esprit humain en général, et non des peuples pris individuellement. Ces deux opinions, examinées de plus près, ne se contredisent nullement. L’esprit qui agit chez les différents peuples et revêt des traits individuels n’est autre que l’esprit humain lui-même. Mais la création du droit est un fait, et un fait accompli en commun. Or, une coopération n’est possible que là où il existe réellement une communauté de pensées et d’action ; et comme une semblable communauté se trouve seulement au sein des différents peuples, c’est de là seulement que peut sortir le droit positif, bien que l’esprit général de l’humanité s’y révèle constamment. Aussi n’y voit-on point de ces créations arbitraires dont le droit des autres peuples n’offrirait aucune trace. Seulement, le droit de chaque nation a certains traits particuliers à la nation, et d’autres communs à tous les peuples. Je montrerai plus bas (§ 22) comment les Romains comprenaient, sous le nom de jus gentium, ces éléments généraux du droit.

§ IX. L’État. Droit politique. Droit privé. Droit public.

Jusqu’ici j’ai dû considérer le peuple comme un être invisible et sans limites déterminées ; mais jamais on ne le trouve à cet état d’abstraction. Le besoin de traduire en caractères visibles et organiques leur unité invisible existe constamment chez tous les peuples. L’État donne un corps à l’unité nationale, dont les bornes sont dès lors rigoureusement posées. Si maintenant on cherche ce qui donne naissance à l’État, on trouve, comme pour le droit en général, une nécessité supérieure, une force interne qui veut s’épancher au dehors, et imprime à l’État un caractère individuel. Cette force enfante l’État comme elle enfante le droit, et l’on peut même regarder la réalisation de l’Etat comme l’acte le plus haut de sa puissance.

Arrivés à ce point de vue, si nous reportons nos regards sur l’ensemble du droit, nous voyons qu’il se divise en deux branches, le droit politique et le droit privé. L’un a pour objet l’État, c’est-à-dire la manifestation organique du peuple ; l’autre embrasse tous les rapports de droit existant entre les particuliers, et est la règle ou l’expression de ces rapports[6]. Mais ces deux genres de droit ont plusieurs traits de ressemblance et de points de contact. Ainsi, la constitution de la famille, l’autorité du père et l’obéissance des enfants, offrent une analogie frappante avec la constitution de l’État, et les communes, quoique parties constitutives de l’État (§ 86), sont à peu près dans les mêmes conditions que les individus. Mais ce qui distingue profondément le droit politique du droit privé, c’est que l’un ne s’occupe que de l’ensemble et considère les individus comme un objet secondaire ; l’autre a pour but exclusif l’individu lui-même, et ne s’occupe que de son existence et de ses différents états.

Cependant, l’État exerce sur le droit privé de nombreuses influences, et d’abord quant à sa réalité même. En effet, c’est l’État qui personnifie le peuple et lui donne la capacité d’agir. Si, hors de l’État, on peut concevoir comme abstraction un droit privé, fondé sur une communauté d’idées et de mœurs, dans l’État, l’établissement du pouvoir judiciaire donne seul au droit privé la réalité et la vie. Mais il ne faut pas croire qu’il y ait effectivement dans l’histoire une époque antérieure à la fondation de l’État, et où le droit privé ait-eu cette existence incomplète (état de nature). Chaque peuple, dès qu’il fait acte de vie, est déjà constitué comme État, quelle qu’en soit d’ailleurs la forme. Cet état de nature est donc une hypothèse que crée notre esprit, lorsqu’il considère le peuple, abstraction faite de l’État.

Les rapports des individus avec le droit général reçoivent de l’État leur réalité et leur complément. Le droit est l’expression de l’esprit commun de la nation (§ 7, 8), et par conséquent de sa volonté, qui est aussi la volonté de tous les individus. Mais chaque individu peut, en vertu de sa liberté, agir contre l’idée et la volonté manifestées par lui comme membre de la nation. Cette contradiction est l’injustice ou la violation du droit, qui doit être réprimée si l’on veut conserver au droit son empire et son existence. Pour que cette répression ne soit pas l’effet du hasard, pour qu’elle s’exécute d’une manière régulière et certaine, il faut l’intervention de l’État. C’est dans l’État seulement que les règles du droit peuvent être opposées aux individus, comme quelque chose d’extérieur et d’objectif, et, sous ce nouveau rapport, la violation du droit, toujours possible à la liberté individuelle, se trouve enchaînée et absorbée par la volonté générale.

L’État a encore une influence décisive sur la formation du droit privé, non-seulement sur son contenu, j’en parlerai plus bas, mais sur les limites dans lesquelles cette formation s’opère. En effet, la communauté nationale, concentrée dans un seul État, a bien plus d’action et de puissance qu’elle n’en pourrait avoir si elle s’étendait à plusieurs États, même d’une origine commune ; car mille obstacles en relâcheraient les liens. L’unité de l’État n’exclut même pas l’établissement de certains droits particuliers (§ 8), dès qu’ils ne portent pas atteinte aux caractères essentiels de son unité. Mais ici il ne faut pas attribuer à l’État une influence exagérée et exclusive de tous autres rapports. Au moyen âge, par exemple, après la chute de l’empire d’Occident, on trouve divers Etats germaniques composés à la fois de Germains et de Romains. Dans ces divers États, les sujets romains suivaient tous le même droit romain, les sujets germains des droits germaniques à peu près semblables ; et cette communauté de droits, plus ou moins parfaite, subsistait toujours, malgré la division des États.

Pour ne pas laisser incomplète la classification des droits qui existent concurremment dans les limites de l’État, j’ai quelque chose à ajouter ici. Sans mettre des bornes à la création du droit, sans prétendre que l’État n’ait d’autre fonction que de protéger le droit, on peut dire que sa première mission, et la plus indispensable, est de traduire le droit en caractères visibles et d’en assurer l’autorité, ce qui comprend deux ordres d’action : Io L’État doit protection à l’individu attaqué dans son droit, et l’on appelle procédure civile les règles qu’enfante cet ordre d’action ; 2o indépendamment de tout intérêt privé, l’État doit maintenir le droit lui-même et en réprimer la violation. Il y parvient au moyen des peines, et ici, dans le domaine plus restreint du droit, la volonté humaine imite la loi d’expiation morale, qui plane dans une sphère plus élevée[7].

Les règles qui dominent cette action sont comprises sous le nom de droit criminel, dont la procédure criminelle ne forme qu’une partie[8]. Ainsi, la procédure civile, le droit criminel et la procédure criminelle, rentrent dans le droit politique. Ce point de vue était celui des Romains, et si l’on s’en est écarté dans les temps modernes, cela tient à cette circonstance, que souvent la pratique du droit criminel a été confiée aux magistrats chargés de soutenir le droit privé, et la réunion de ces deux fonctions dans les mêmes mains leur a donné un certain caractère de ressemblance. Quant à la procédure civile, l’action de l’État se trouve tellement liée aux droits des particuliers, que dans la réalité il est impossible de les séparer complétement ; mais cela ne change rien à la nature essentielle de ces différentes parties du droit. Aussi, pour embrasser à la fois ce double point de vue, a-t-on coutume, et non sans raison, de substituer à l’expression de droit politique l’expression plus générale de droit public, qui se trouve comprendre la procédure civile et le droit criminel, et c’est celle dont je me servirai désormais.

Le droit public est encore en contact avec le droit ecclésiastique. Humainement parlant, l’Église, considérée comme communauté, comme corporation, pourrait appartenir à la fois au droit public et au droit privé, et être comprise dans leur domaine. Mais son empire sur l’homme intérieur repousse une pareille assimilation. L’histoire nous montre que l’Église et son droit ont, suivant les époques, occupé dans l’État une place bien différente. Chez les Romains, le jus sacrum faisait partie du droit public et était réglé par l’État[9]. Le christianisme, à cause de son universalité, ne saurait être soumis à une direction purement nationale : l’Église, au moyen âge, voulut s’élever au-dessus des États et les dominer pour nous, nous devons considérer les diverses Eglises chrétiennes comme existant à côté de l’État, mais ayant avec lui une foule de points de contact et de rapports intimes. Dès lors, le droit ecclésiastique nous apparaît comme un droit spécial à la fois indépendant du droit public et du droit privé.

§ X. Divergence des opinions sur la formation de l’État.

La théorie qui précède, sur la nature et l’origine de l’État, est loin d’être généralement admise. D’abord, on a souvent supposé des réunions d’hommes, indéterminées et indépendantes de l’unité nationale. Mais cette opinion tombe devant ce seul fait, qu’à toutes les époques ce sont les peuples qui constituent les États, et que partout nous trouvons un peuple qui en forme la base. On a essayé quelquefois dans les États à esclaves de l’Amérique, par exemple, de réunir de grandes masses d’hommes, sans égard à leur origine. Mais ces essais ont eu des conséquences funestes, et l’organisation de l’État a rencontré des obstacles insurmontables. J’opposerai donc aux partisans de cette opinion que, dans l’origine et d’après la nature même des choses, tous les États ont été formés au sein du peuple, par le peuple et pour le peuple.

D’autres nous représentent la création de l’État comme un acte des volontés individuelles, comme l’effet d’un contrat, système dont les conséquences sont aussi pernicieuses que fausses. Ainsi, on suppose que, si les individus ont trouvé bon de former un État, ils auraient pu aussi bien n’en pas former du tout ou s’incorporer à un autre État, ou bien enfin adopter une autre constitution. Sans rappeler ici ce que j’ai dit de l’unité naturelle des peuples et de ses conséquences nécessaires, je remarquerai seulement que là où une pareille convention est possible, l’État existe infailliblement et de fait et de droit ; dès lors, il ne s’agit plus de sa composition première, mais de sa décomposition. Ce système erroné repose sur une double méprise. Les nombreuses variétés que présente l’organisation des États, c’est-à-dire l’élément historique et individuel, ont été regardées comme autant d’actes arbitraires de la volonté humaine. Ensuite, on a confondu constamment, et souvent sans s’en apercevoir, les diverses significations du mot générique peuple. Ainsi, on entend par peuple : Io cette unité naturelle au sein de laquelle l’État prend naissance et se perpétue de générations en générations là il ne peut être question de volonté ni de choix ; 2o la réunion des contemporains que l’État renferme à une époque déterminée ; 3o la réunion des individus étrangers au pouvoir, c’est-à-dire les gouvernés sans les gouvernants ; 4o dans les républiques, l’ancienne Rome par exemple, l’assemblée des citoyens, organisée par la constitution et où résidait la souveraineté. La confusion de toutes ces idées a conduit à attribuer à l’ensemble des gouvernés, tant le droit idéal du peuple considéré comme unité naturelle [1] que les privilèges du populus romain [4], et à placer ainsi la souveraineté entre les mains des sujets. Si même, sans faire ce dernier pas, on attribue la souveraineté à la réunion de tous les individus contemporains gouvernants et gouvernés [2], on n’arrive pas à un résultat plus vrai. D’abord l’État ne se compose pas de tous les individus pris par tête, mais de certaines catégories que crée la constitution. En effet, ce n’est jamais la totalité des individus qui veut et qui agit, et si l’on en retranche nécessairement le plus grand nombre, les femmes et les mineurs, on est réduit à la vaine fiction de la représentation. Enfin, la réunion de tous les individus contemporains ne formerait pas encore le peuple ; car le peuple, considéré sous ce point de vue, se continue dans l’avenir et a une existence impérissable (§ 8).

Il y a pourtant dans l’opinion que je combats un élément de vérité. Le hasard et la volonté arbitraire de l’homme exercent leur influence sur la formation des États : souvent la conquête a déplacé les frontières naturelles, démembré les peuples et rompu leur unité. Souvent aussi l’État s’assimile un élément étranger ; mais cette assimilation ne s’opère que par degrés et d’après certaines lois naturelles, une unité fortement constituée, avec laquelle le nouvel élément ait une relation intime. De semblables événements, quoique fréquents dans l’histoire, n’en sont pas moins des anomalies. Le peuple et son développement organique demeurent toujours comme la base et l’origine naturelle et régulière de l’État. Si, au milieu de ce travail, les événements extérieurs lui apportent un élément étranger, un peuple sain et vigoureux peut l’absorber par son énergie morale, sinon un état maladif est le résultat de cette lutte. Ainsi s’explique comment ce qui fut dans l’origine injustice et violence, soumis à cette puissance d’assimilation, peut, en se transformant, devenir un élément légitime de l’État. Mais présenter ces anomalies, ces épreuves que doit subir la force morale, comme l’origine véritable des États, recourir à cette opinion aventureuse comme unique refuge contre la doctrine dangereuse d’un contrat social[10], voilà ce qu’il faut absolument rejeter ; car on ne sait en vérité si le remède ne serait pas pire que le mal.

§ XI. Droit international.

Si l’on cherche le rapport des peuples et des Etats entre eux, on trouve précisément celui qui existerait entre un certain nombre d’individus de différentes nations, que le hasard aurait réunis. Si tous étaient des hommes civilisés et animés de bonnes intentions, ils appliqueraient dans cette société accidentelle les idées de droit qu’ils avaient antérieurement, et se créeraient ainsi un droit nouveau plus ou moins imité, plus ou moins emprunté. Des États indépendants peuvent aussi, dans leurs relations mutuelles, appliquer leurs droits particuliers dans la mesure des convenances et de leur intérêt, sans que cela constitue un droit. Mais il peut exister entre plusieurs nations une communauté d’idées semblable à celle qui crée le droit positif de chaque peuple. Cette communauté d’idées, fondée sur des rapports d’origine ou de croyances religieuses, constitue le droit international, tel que nous le voyons chez les peuples chrétiens de l’Europe, droit qui n’était pas inconnu aux peuples de l’antiquité et que nous retrouvons chez les Romains sous le nom de jus feciale. On peut donc considérer le droit international comme un droit positif, mais comme un droit positif imparfait, d’abord à cause de l’indétermination de son contenu, et parce qu’ensuite il lui manque cette base réelle sur laquelle repose le droit positif de chaque peuple, la puissance de l’État et surtout l’autorité judiciaire (§ 9).

Les progrès de la civilisation fondée par le christianisme nous ont conduit à observer un droit analogue dans nos relations avec tous les peuples du monde, quelle que soit leur croyance et sans réciprocité de leur part. Mais l’application de ces principes a un caractère purement moral et rien qui ressemble à un droit positif.

§ XII. Droit coutumier.
G. F. Puchta, das Gewohnheitsrecht, B. 1, 2. Erlangen, 1828, 1837. 8.

Le droit du peuple qui se développe d’une manière invisible, et dont on ne peut rapporter l’origine à un fait extérieur, ou à une époque déterminée, a été reconnu de tout temps. Mais la reconnaissance de ce droit est en quelque sorte demeurée stérile, parce qu’on lui assignait un objet trop restreint, et qu’on s’était fait une idée fausse de sa nature. Le premier point ne peut être éclairci que quand j’aurai parlé de la législation ; et l’erreur sur la nature du droit du peuple tient à la dénomination de droit coutumier qu’on lui donne quelquefois.

L’expression de droit coutumier peut donner lieu à une suite de fausses inductions. Ainsi, on peut s’imaginer que, dans l’origine, la solution d’une question de droit fut abandonnée, comme chose indifférente, à l’arbitraire et au hasard ; que le même cas se représentant, au lieu de chercher une solution nouvelle, on trouva plus facile d’adopter la première, et que cette méthode, une fois introduite, parut de jour en jour plus naturelle. Telle solution qui d’abord n’avait pas plus de chance d’être adoptée que la solution contraire devint règle de droit au bout d’un certain temps, et c’est ainsi que la coutume seule a engendré le droit.

Si l’on examine la véritable base de tout droit positif, on trouve un ordre de principes et de conséquences bien différent. La base du droit positif a son existence et sa réalité dans la conscience générale du peuple. Mais cette conscience, invisible de sa nature, à quoi la reconnaîtrons-nous ? Nous la reconnaîtrons aux actes extérieurs qui la manifestent, aux usages, aux mœurs, aux coutumes. Une suite d’actes uniformes trahit une source commune, la croyance du peuple ; et rien ne ressemble moins au hasard et à l’arbitraire. Ainsi donc, la coutume n’engendre pas le droit positif, elle est le signe auquel on le reconnaît.

Il y a néanmoins dans l’opinion que je réfute un côté de vérité qu’il s’agit seulement de réduire à sa juste valeur. En effet, si les principes fondamentaux du droit positif qui vivent dans la croyance du peuple ne peuvent jamais être méconnus, la réalité des principes secondaires est moins évidente ; pour en avoir une conscience nette et distincte, le peuple lui-même a besoin de les voir souvent appliqués[11], et ce besoin se fait d’autant plus sentir chez un peuple, que la force créatrice du droit s’y développe avec moins d’énergie. J’ajouterai que certaines parties du droit positif offrent un caractère d’indétermination qui demande à être fixé par une règle quelconque. Telles sont les dispositions exprimant un nombre dont les limites extrêmes laissent toujours un champ assez large à l’arbitraire, les règles sur les prescriptions, par exemple, ou celles relatives à la forme extérieure des actes. Dans de semblables cas, nos jugements et nos déterminations antérieures deviennent pour nous des autorités, et, en ce sens, la coutume est un des éléments du droit : ici agit la loi de continuité des opinions, des actes, des circonstances, loi qui exerce encore une grande influence sur diverses matières du droit[12].

Cette réaction de la coutume sur le droit n’a un caractère d’infériorité que parce qu’on se représente l’adoption d’une coutume comme un acte irréfléchi et déterminé par des circonstances purement accidentelles. Mais si cette adoption est le résultat d’une délibération de l’intelligence, il n’y a là rien qui porte atteinte à la dignité du droit. Quoique l’expression de droit coutumier, considérée sous cette double face, ait aussi sa légitimité, cependant on doit souhaiter de voir restreindre son domaine, à cause des nombreuses erreurs mêlées à son origine et qu’il nous a transmises. La coutume une fois reconnue comme signe du droit positif, et comme un des éléments qui concourent à la formation du droit, deux classes de faits se placent en première ligne, à cause de leur importance et de leur fécondité : ce sont les formes symboliques rapportées par l’histoire du droit, et les jugements des tribunaux populaires[13]. Les unes traduisent en caractères visibles le sens des institutions ; les autres, appelés à régler un conflit entre des prétentions rivales, déterminent nécessairement le droit avec une précision rigoureuse.

Quand je dis que l’application du droit est un signe de son existence, cela doit s’entendre d’un signé médiat, seulement nécessaire à ceux qui le considèrent d’une manière extérieure, et sans appartenir à la communauté au sein de laquelle le droit trouve son origine et son développement (§ 7, 8). Pour les membres de cette communauté, le droit existe indépendamment de son application : c’est une réalité dont ils ont directement conscience (§ 30).

§ XIII. Législation.

Quand le droit positif aurait atteint le plus haut degré d’évidence et de certitude, on pourrait encore chercher à s’y soustraire par ignorance ou par mauvais vouloir. Il peut donc être nécessaire de lui donner un signe extérieur qui le mette au-dessus de toutes les opinions individuelles, et facilite la répression de l’injustice. Le droit positif, traduit par la langue en caractères sensibles, revêtu d’une autorité absolue s’appelle loi, et la confection de la loi est un des plus nobles attributs du pouvoir suprême de l’État. La législation peut avoir pour objet le droit public aussi bien que le droit privé, mais c’est surtout dans ses rapports avec le droit privé que je la considère.

Si l’on se demande quel est le sujet de la loi, on trouve ce sujet déterminé par la nature même du pouvoir législatif, c’est le droit populaire déjà existant : en d’autres termes, la loi est l’expression du droit populaire. Pour en douter, il faudrait se figurer le législateur comme en dehors de la nation ; mais, au contraire, placé au centre de la nation, il en réfléchit l’esprit, les opinions, les besoins, et doit être regardé comme le véritable représentant de l’esprit national. Et qu’on ne croie pas que cette position dépende de la forme donnée au pouvoir législatif par la constitution politique de l’État. Que la loi soit faite par le prince, par un sénat, par une assemblée élective, ou par le concours de ces divers pouvoirs, il n’y a rien là qui change essentiellement les rapports du législateur et du peuple ; et c’est une erreur, déjà signalée plus haut, de croire que, pour représenter l’esprit de la nation, la loi doive nécessairement émaner d’une assemblée élective.

La doctrine que je viens d’exposer sur la nature et le sujet de la loi a été souvent mal comprise. On a cru qu’elle assignait au législateur un rôle secondaire au-dessous de sa dignité, et qu’elle condamnait tacitement la législation entière comme inutile et même comme dangereuse. Je réfuterai cette erreur en montrant l’influence réelle exercée par la législation sur la formation du droit, et toute l’étendue de cette influence légitime, influence qui se manifeste sous un double point de vue, car la législation complète le droit positif, et l’aide dans son développement progressif. Je rappellerai ici ce que j’ai dit plus haut (§ 12), au sujet du droit coutumier. Quelle que soit la certitude des principes fondamentaux du droit positif, une foule de détails peuvent rester indéterminés, surtout chez un peuple dont l’activité ne s’est pas tournée de préférence vers la formation du droit. Ainsi, pour toutes les règles qui laissent une place assez large à l’arbitraire, celles par exemple qui fixent des délais, le droit populaire a besoin d’un complément ; et quoique ce complément puisse venir de la coutume, la législation l’offre d’une manière plus prompte et plus sûre.

La législation a une action plus grande encore sur le développement progressif du droit. Lorsque le changement des meurs, des opinions, des besoins, exige le changement du droit, ou que la marche du temps appelle des institutions nouvelles, ces nouveaux éléments peuvent être fournis par la force invisible qui a créé le droit positif. Mais ici surtout l’intervention du législateur se montre bienfaisante et même indispensable. Comme les diverses causes dont j’ai parlé n’agissent que lentement et par degrés, il y a nécessairement une époque de transition, où le droit est incertain, et c’est cette incertitude que la loi est appelée à faire cesser. D’un autre côté, les diverses institutions du droit s’enchaînent et réagissent les unes sur les autres ; chaque principe nouveau peut donc, sans qu’on s’en aperçoive, contredire d’autres principes d’ailleurs non contestés. Pour aplanir ces difficultés, il faut des réflexions, des combinaisons, qui ne peuvent guère venir que d’une action personnelle[14]

Ces principes acquièrent un nouveau degré d’évidence, quand le droit qu’il s’agit de modifier est fixé par une loi. La force cachée, qui travaille sans relâche à la formation du droit, se trouve alors enchaînée par l’autorité inhérente aux textes, ou gênée d’une manière fâcheuse[15] ; enfin, nous voyons dans l’histoire de tous les peuples des époques où les circonstances s’opposent à ce que le droit sorte, comme dans les temps primitifs, de la conscience commune de la nation (§ 7) ; alors le législateur s’empare de ce travail qui ne peut demeurer interrompu. Jamais ce changement ne s’est opéré d’une manière plus visible et plus soudaine que sous Constantin, et, à partir de son règne, le droit ne fut plus continué que par les lois nombreuses des empereurs.

D’après les explications qui précèdent, on voit que la législation n’est nullement inférieure au droit populaire pur, c’est-à-dire non formulé par une loi. Mais ce serait une erreur non moins grande de croire que le droit populaire soit uniquement destiné à combler les lacunes accidentelles de la législation, et qu’il doive disparaître du moment que l’on écrit les lois, car il s’ensuivrait nécessairement qu’une loi ne pourrait être abrogée par un usage contraire. Si donc l’on place ces deux formes du droit sur la même ligne, on ne voit pas pourquoi une circonstance accidentelle, l’adoption d’un principe par la législation, viendrait enchaîner le droit populaire et arrêter son action. Jusqu’ici je ne me suis occupé que du contenu de la loi, il me reste à parler de sa forme. La forme de la loi est déterminée par la nature même du pouvoir dont elle émane, et par l’autorité absolue dont elle est revêtue. Rien ne répond mieux à son origine et à son objet que la forme abstraite de la règle et du commandement. Tout ce que l’on pourrait y joindre, expositions, développements propres à opérer la conviction, est étranger à la loi et rentre dans une autre sphère d’idées. Il y a ici défaut de proportion entre la loi et l’institution de droit, dont la nature organique ne peut être épuisée par une règle abstraite. Néanmoins, pour faire une bonne loi, le législateur doit saisir dans son ensemble la nature organique de l’institution, et, par un procédé artificiel, en tirer la prescription abstraite de la loi. De même le juge, par une opération inverse, doit recomposer l’ensemble organique dont la loi ne montre qu’une seule face. Mais quand la loi se borne à aider le développement du droit et à en combler les lacunes, ce défaut de proportion et la nécessité d’y suppléer par un procédé artificiel deviennent moindres, car ces lacunes ont un caractère de particularité et d’abstraction qui se prête à la forme abstraite de la loi.

§ XIV. Droit scientifique.

La marché naturelle de la civilisation amenant la division du travail et des connaissances, la société se partage en différentes classes où chacune tourne son activité vers un but spécial. Ainsi le droit, qui d’abord vivait dans la conscience du peuple, par suite des nouveaux rapports que crée la vie réelle, prend un tel développement, que sa connaissance cesse d’être accessible à tous les membres de la nation. Alors se forme une classe spéciale, celle des jurisconsultes, qui, dans le domaine du droit, représentent le peuple dont ils font partie. Ce n’est là qu’une forme nouvelle sous laquelle le droit populaire poursuit son développement, et dès lors il a une double vie. Ses principes fondamentaux subsistent toujours dans la conscience de la nation, mais leur détermination rigoureuse et les applications de détail appartiennent aux jurisconsultes.

Les formes extérieures que revêt l’activité des jurisconsultes sont l’image de l’établissement progressif de cette classe. D’abord on les voit donner des conseils dans certains cas spéciaux, concourir à la décision d’un procès[16], indiquer les formes nécessaires à la solennité d’un acte, et leurs premiers essais littéraires sont ordinairement des recueils de formules, et des instructions toutes pratiques sur les formalités requises pour la confection des actes solennels. Peu à peu leurs travaux prennent un caractère plus noble. La science commence à naître, à avoir sa théorie et sa pratique : sa théorie, dans les doctrines exposées par les livres et les communications orales ; sa pratique, dans les décisions des tribunaux qui diffèrent des anciens jugements populaires par l’instruction scientifique des magistrats et les traditions qui s’établissent au sein de collèges permanents. Ainsi donc, les jurisconsultes exercent sur le droit une double action : l’une créatrice et directe, car, réunissant en eux presque toute l’activité intellectuelle de la nation, ils continuent le droit comme ses représentants ; l’autre purement scientifique, car ils s’emparent du droit, quelle que soit son origine, pour le recomposer et le traduire sous une forme logique. Cette dernière fonction des jurisconsultes nous les montre comme dans une position de dépendance, et agissant sur une matière donnée. Mais la forme scientifique qu’ils lui impriment, tendant sans cesse à développer et à compléter son unité, réagit sur le droit lui-même, lui donne une nouvelle vie organique, et la science devient un nouvel élément constitutif du droit. On voit au premier coup d’œil l’utilité et l’importance de cette réaction de la science sur le droit, mais elle a aussi ses dangers. Très-anciennement, les jurisconsultes romains composèrent, pour l’accomplissement de certains actes juridiques, des axiomes de droit (on en trouve plusieurs dans Gaius), qui, transmis par la tradition, conservèrent longtemps leur autorité. Mais ces jurisconsultes et Justinien, qui emprunte leurs expressions[17], nous avertissent de ne pas nous attacher trop servilement à ces axiomes, de ne pas les regarder comme le fondement du droit[18], mais comme de simples tentatives de résumer le droit, d’en concentrer les résultats. Dans les temps modernes, cette réaction de la forme est bien plus étendue, bien plus variée, bien plus puissante ; et tel est le danger des codes complets. Ils fixent le droit à l’état où il se trouve, ils l’immobilisent, et le privent des améliorations successives qu’amènent naturellement les progrès de la science.

Si l’on examine les rapports de la classe des jurisconsultes avec la législation, on en trouve de plus d’un genre. D’abord le droit, élaboré par eux, est, comme le droit populaire primitif, la matière de la législation ; ensuite leurs connaissances spéciales ont sur la législation plusieurs degrés d’influence. Ce sont eux encore qui remanient les lois, et les font passer dans la vie réelle. La liberté et la variété des formes qu’ils emploient leur permettent de montrer l’identité existant entre la règle abstraite et l’institution vivante du droit ; identité qui donne naissance à la loi, mais qui n’y est pas immédiatement visible (§ 13). Ainsi les travaux de la science facilitent l’application de la loi et en assurent l’empire.

On voit donc que les jurisconsultes ont sur le droit positif une influence très-étendue. Ceux qui repoussent cette influence comme une injuste prétention seraient fondés dans leur critique si les jurisconsultes formaient une caste inaccessible à tous. Mais comme chacun peut devenir jurisconsulte, en faisant les études nécessaires, leur prétention se réduit à dire que celui qui consacre au droit le travail de sa vie entière pourra, par ses connaissances, avoir sur le droit plus d’influence qu’un autre.

Le droit qui dérive de cette source, je l’appelle droit scientifique ; d’autres l’appellent droit des jurisconsultes.

Quand j’indique le développement intellectuel comme condition du droit scientifique, il ne faut pas entendre par là un haut degré de culture souvent un simple commencement suffit, et l’on ne doit pas s’attendre à trouver là-dessus des délimitations bien rigoureuses. Une observation plus importante, c’est que, dans un état de civilisation peu avancé, le droit scientifique peut naître quand la constitution politique attribue la connaissance presque exclusive du droit à une certaine classe de citoyens. Ainsi nous voyons, à Rome, une auctoritas prudentium dans un temps où il n’y avait pas encore la moindre trace de besoins scientifiques. Cette autorité se rattache à la fois aux connaissances spéciales des pontifes et aux privilèges des patriciens[19].

§ XV. Des sources du droit dans leur ensemble ; nature et origine de leur contenu.

De l’exposition qui précède, il résulte que, dans l’origine, tout droit positif est droit populaire, qu’à côté de ce droit populaire, et souvent de très-bonne heure, la législation vient se placer comme complément et garantie. Si les progrès de la civilisation font naître le droit scientifique, alors le droit populaire a deux organes, qui tous deux vivent de leur propre vie. Si, par la suite des temps, la force créatrice du droit vient à se retirer du peuple, c’est dans ces organes qu’elle continue de subsister. Alors le droit populaire primitif disparaît, pour ainsi dire, car ses parties les plus importantes ayant passé dans la législation ou dans la science ne sont plus visibles que sous ces formes. Comme le droit populaire peut se trouver ainsi caché par la loi et la science, au sein desquelles il poursuit sa durée, sa véritable origine peut être aisément oubliée et méconnue[20]. La législation surtout, par son autorité extérieure, a une telle prépondérance, qu’on est facilement conduit à la regarder comme la seule source proprement dite du droit, et à ne voir dans tout le reste que des compléments secondaires. Mais le droit n’est dans son état normal que là où règne un concours harmonieux entre ces diverses forces créatrices du droit, là où aucune ne s’isole des autres, et pour que la science et la législation, dont l’origine est essentiellement individuelle, ne marchent pas au hasard, il importe que le législateur et les jurisconsultes aient des idées saines sur l’origine du droit positif et sur le rapport des diverses forces qui le constituent.

Cette relation intime de la législation et de la science avec le droit populaire qui leur sert de base nous conduit à examiner plus attentivement la nature et le contenu de ce droit. Nous y trouvons deux éléments, l’un individuel et particulier à chaque peuple, l’autre général et fondé sur la nature commune de l’humanité. Ces deux éléments sont reconnus scientifiquement par l’histoire et la philosophie du droit. Parmi les auteurs qui se sont occupés d’approfondir la nature du droit, plusieurs le considèrent comme une idée absolue, sans s’embarrasser des formes qu’il revêt dans son application réelle, et de l’influence de ces formes. Ceux même qui ont pris la réalité du droit pour objet de leurs travaux, en ne reconnaissant qu’un seul de ces deux éléments, ont été conduits à des vues exclusives et incomplètes. Ainsi les uns, regardant le contenu du droit comme chose indifférente et accidentelle, se contentent de constater les faits, et les autres font planer au-dessus du droit positif un droit absolu et normal, que tous les peuples pourraient adopter et substituer à leur droit. Ceux-ci réduisent le droit à une abstraction sans vie, ceux-là méconnaissent la dignité de sa vocation. On évite ce double écueil en assignant au droit un but général, que chaque peuple est appelé à réaliser historiquement. Si les débats animés auxquels cette discussion a donné lieu ont mis la vérité dans tout son jour, souvent aussi un des deux éléments a été sacrifié dans la chaleur de la discussion ; car on ne saurait nier qu’au milieu d’une recherche consacrée en apparence aux détails on ne puisse montrer l’intelligence de l’ensemble et le sens plus élevé des institutions du droit, de même qu’une recherche générale peut être animée par la compréhension de la vie historique des peuples. Si, mettant de côté tout ce qui tient à l’esprit de parti, chose vaine et périssable, on examine la marche scientifique de notre temps, on reconnaîtra avec satisfaction que les opinions contraires tendent à se rapprocher, et que nous sommes en voie de progrès.

Le but général du droit sort de la loi morale de l’homme sous le point de vue chrétien. Car le christianisme ne se pose pas seulement comme règle de nos actions ; en fait il a modifié l’humanité, et il se retrouve au fond de toutes nos idées, de celles même qui semblent lui être le plus étrangères et le plus hostiles. Reconnaître ce but général au droit n’est pas le transporter dans une sphère plus vaste et le dépouiller de son indépendance : le droit est un élément spécial qui concourt à la fin commune, et règne sans partage dans l’étendue de son domaine ; le rattacher ainsi à l’universalité des choses, c’est seulement lui donner une vérité plus haute. Ce but suffit au droit, et il est inutile de lui en ajouter un second tout différent sous le nom de bien public, et de placer à côté d’un principe de morale un principe d’économie politique. En effet, l’économie politique, cherchant à étendre notre empire sur la nature extérieure, ne peut que vouloir multiplier et ennoblir les moyens qui conduisent à l’accomplissement de la destinée morale de l’homme ; mais cela ne constitue pas un but nouveau.

Si l’on considère sous ce point de vue la création du droit chez les différents peuples, on voit que le plus souvent ces deux éléments n’ont rien qui diffère, et qu’ils agissent comme deux forces identiques. Quelquefois aussi ils se trouvent opposés l’un à l’autre, se combattent et se limitent mutuellement, pour se réunir plus tard dans une unité supérieure. Au milieu de cette opposition se montre l’élément spécial ou national ; et toutes les conséquences logiques qui en dérivent nous apparaissent comme la lettre du droit (jus strictum, ratio juris)[21]. En cela, le droit est borné et restreint, mais il a la faculté de s’agrandir en adoptant les principes généraux conformes à sa nature.

D’un autre côté, l’élément général nous apparaît sous divers aspects, et là surtout où agit la nature morale du droit. Ainsi, la dignité morale et la liberté, communes à tous les hommes, le développement de cette liberté par les institutions du droit, toutes les conséquences pratiques dérivant de ces institutions, ce que les auteurs modernes appellent la nature des choses (æquitas ou naturalis ratio), sont autant de manifestations immédiates et directes de l’élément général. L’élément général nous apparaît encore, indirectement et mélangé : Io dans ce qui tient à la morale en dehors du domaine du droit (boni mores), et, depuis Constantin, dans ce qui tient aux principes de l’Église ; 2o dans ce qui touche à l’intérêt de l’État (publica utilitas, quod reipublicæ interest) ; 3o dans les précautions naturelles prises en faveur des particuliers (ratio utilitatis), par exemple, les garanties données au commerce, la protection contre certains dangers accordée à certaines classes, les femmes et les mineurs. D’après cet examen, on peut établir les classifications suivantes. Le droit est pur et sans mélange (strictum jus, æquitas), ou bien il se combine avec d’autres principes étrangers à son domaine, mais qui concourent à la même fin (boni mores et tous les genres d’utilitas).

L’existence des deux éléments du droit positif une fois reconnue, l’élément général et l’élément individuel, une nouvelle carrière s’ouvre pour la législation. En effet, comme les progrès du droit tiennent à l’action réciproque de ces deux éléments, le législateur doit avoir devant les yeux le but général et s’en rapprocher constamment, sans néanmoins porter atteinte à l’énergie de la vie individuelle, Dans cette voie se présentent bien des lacunes à combler, bien des obstacles à aplanir, et l’autorité législative peut prêter la plus heureuse assistance à l’action insensible de l’esprit populaire. Mais on ne saurait trop se mettre en garde contre l’arbitraire et les vues exclusives, de peur d’étouffer la vie et les progrès du droit. Là surtout il faut que le législateur ait l’intelligence de la liberté véritable, et voilà souvent ce qui manque le plus à ceux qui ont toujours à la bouche le nom de la liberté.

§ XVI. Droit absolu. Droit supplétif. Droit normal. Droit anomal.

Les parties constitutives du droit objectif nous présentent un contraste qui doit être étudié ici, à cause des influences nombreuses qu’il exerce sur les matières dont je vais traiter.

Si l’on considère la relation existant entre les règles de droit et les rapports de droit qu’elles dominent (§ 5), on trouve à ces règles un double caractère. Les unes commandent d’une manière nécessaire et invariable sans laisser de place aux volontés individuelles : ces règles, je les appelle absolues ou impératives. Leur caractère de nécessité peut tenir à l’organisme du droit lui-même, ou à des intérêts politiques, ou enfin à la morale (§ 15). D’autres, au contraire, laissent un champ libre aux volontés individuelles, et quand elles ont négligé de s’expliquer, alors seulement se présente la règle pour déterminer le rapport de droit. Ces règles destinées à suppléer l’expression incomplète des volontés individuelles, je les appelle droit supplétif. Cette distinction a été formellement reconnue par les jurisconsultes romains, Pour désigner les règles de la première espèce, ils emploient ordinairement les expressions suivantes : jus publicum[22], jus[23], jus commune[24], juris forma[25]. Souvent aussi ils indiquent le motif de ces règles absolues, l’intérêt de l’État[26] ou les bonnes mœurs[27].

Quant aux règles de la seconde espèce, dont la nature est surtout déterminée par leur opposition à celles de la première espèce, ils ne les désignent. pas avec des termes aussi précis[28]. Les auteurs modernes reproduisent la même idée, quand ils disent que la loi commande, défend ou permet[29] ; mais ils ont tort de n’employer ces classifications que pour les lois, car elles existent également pour le droit coutumier. Ensuite la distinction entre les lois impératives et les lois prohibitives n’est établie que sur la forme affirmative ou négative employée par le législateur, circonstance en elle-même indifférente, et qui ne peut fonder une classification ; enfin, il n’est pas exact de dire que la loi permet : elle supplée une volonté incomplète ; cette permission ne pourrait se rapporter qu’à une défense antérieure que la loi lèverait ou restreindrait en partie. On range ordinairement dans cette troisième classe de lois celles qui permettent quelque chose à une certaine classe de personnes, et qui, par conséquent, nient une incapacité.

Parmi les expressions techniques ci-dessus mentionnées, il en est une qui mérite un examen particulier à cause des nombreuses méprises auxquelles ses différentes significations ont donné lieu, c’est celle de jus publicum. Publicum est en général synonyme de populicum, ce qui se rapporte au peuple. D’abord, populus peut désigner le populus romanus, comme on le trouve fréquemment, ou le populus d’une ville déterminée[30]. Ensuite, publicum peut concerner le populus pris dans son ensemble : ex., ager publicus, bonorum publicatio, etc., ou tous les membres du peuple pris isolément, par exemple, les res publicæ dont tous les particuliers ont l’usage[31]. Quant à l’expression jus publicum, elle peut désigner des rapports très-différents du jus au populus. Ainsi, publicum jus peut désigner le droit public, c’est-à-dire les règles de droit qui ont le peuple pour objet (§ 9, a), les règles du droit en général (le droit objectif) qui tirent leur origine du consentement du peuple (§ 7, 8)[32] ; enfin, les règles du droit privé auxquelles le peuple à un intérêt (publice interest, publica utilitas) ; et qui ne sauraient être changées par les volontés individuelles ; en d’autres termes, les règles absolues(note a). Non-seulement jus publicum s’applique aux règles du droit (au droit objectif), mais encore aux droits des particuliers (au droit subjectif.) Ainsi, on appelle jus publicum le droit de tous à la jouissance des fleuves et des routes[33], et publica jura, les droits particuliers aux sénateurs comme membres du sénat, aux citoyens comme membres de l’assemblée du peuple, etc.[34]. L’analogie que présentent les diverses acceptions de ce mot les a souvent fait confondre et a donné lieu à de graves méprises[35].

Les règles du droit diffèrent encore par la nature de leur origine ; car elles peuvent sortir du domaine du droit proprement dit (jus ou æquitas) ou d’un domaine étranger (§ 15). Or, ces éléments étrangers qui s’introduisent dans le droit altèrent la pureté de ses principes et vont par là même contra rationem juris[36]. Voilà ce que j’appelle droit anomal. Les Romains l’appelaient jus singulare et lui donnaient pour base une utilitas ou une necessitas différente du droit[37]. Le droit qui sort du domaine propre du droit, je l’appelle droit normal. Les Romains ne lui donnent ordinairement aucune désignation particulière, cependant ils l’appellent quelquefois jus commune[38]. L’expression qu’ils emploient le plus souvent à l’occasion du jus singulare est celle de privilegium. Ainsi, il y a des privilèges pour les testaments militaires[39], pour certaines classes de personnes exemptes de la tutelle[40], pour divers créanciers favorisés en cas de faillite[41], par exemple, le fisc, les mineurs, les femmes mariées qui réclament leur dot, etc., c’est-à-dire les créanciers dont la plupart obtinrent dans la suite la faveur encore plus grande d’un gage tacite[42]. Dans tous ces cas, privilegium a précisément le sens de jus singulare.

Si l’on cherche à approfondir le caractère de ce jus singulare, on voit que c’est un droit purement positif qui, le plus souvent, a été créé par la volonté du législateur[43] ; quelquefois aussi il tient à d’anciennes coutumes nationales, et alors son origine est indéterminée. Je citerai, comme exemple, la défense des donations entre époux, qui tient à des considérations morales, et non à un principe de droit[44]. — Ensuite, le droit anormal est au droit normal comme l’exception est à la règle ; mais ce rapport purement logique ne touche pas à l’essence des choses. — Enfin, le droit anomal, et c’est une conséquence de son caractère exceptionnel, nous apparaît comme restreint à certaines classes de personnes, de choses ou d’affaires. Mais ce rapport est indéterminé, car ces classes ne présentent aucune idée fixe ; ainsi, le droit sur la vente ne s’applique qu’aux vendeurs et aux acheteurs. En outre, ce rapport, comme son caractère exceptionnel, est un rapport secondaire, et ce serait se tromper que d’y voir le signe distinctif du jus singulare. En effet, si cette proposition était vraie, on pourrait la renverser et dire que tout droit qui concerne une certaine classe de personnes ou de choses est un jus singulare, ce que l’on ne saurait admettre. Ainsi, l’usucapion de trois ans, restreinte par Justinien aux choses mobiliaires, n’est nullement un jus singulare ; le privilège accordé au pupille pour l’actio tutelæ est un jus singulare, son incapacité n’en est pas un ; le sénatus-consulte Velléien est un jus singulare de la femme, son habilité exclusive à contracter mariage avec l’homme n’en est pas un. La limitation d’un droit à une certaine classe de personnes n’est donc pas ce qui constitue un jus singulare. — Lorsque l’on établit un jus singulare pour une certaine classe de personnes, il ne s’agit pas, comme dans le droit normal (æquitas), d’établir une règle commune à tous les intéressés, mais, en vertu d’un principe d’utilité étranger au droit, de constituer pour cette classe un avantage ou un préjudice. Dans le premier cas, le plus ordinaire, le jus singulare s’appelle aussi beneficium[45]. Comme exemples du second cas, on peut citer les prescriptions du nouveau droit romain relatives aux hérétiques et aux juifs. — D’après ce qui précède, on voit que le jus singulare a un caractère général, et non historique. Cependant il peut revêtir ce dernier caractère, si le principe étranger au droit finit par y être assimilé, et si ce qui d’abord était utilitas devient ratio juris par la suite des temps. C’est ce qui arriva, sans doute, pour le moyen d’acquérir par l’intermédiaire des personnes libres, et c’est ainsi qu’il faut entendre les singularia du prêt[46].

Ce qui a jeté beaucoup de confusion sur cette matière, c’est que l’on a confondu le jus singulare avec ce que l’on appelle aujourd’hui privilèges, c’est-à-dire l’exemption des règles du droit accordée à certaines personnes par le pouvoir suprême de l’État. Pour éclaircir ce sujet, il faut examiner les choses elles-mêmes indépendamment de la phraséologie[47]. Ces exemptions individuelles ne font pas, en général, partie du droit commun, et, dès lors, diffèrent entièrement du jus singulare, sinon que, comme lui, ce sont des exceptions à la règle et qu’elles sont établies par l’autorité législative. Mais cette dernière ressemblance est purement accidentelle ; car les privilèges résultent quelquefois des contrats. — Je passe à l’examen de la phraséologie. Dans les premiers temps de l’antiquité, les exceptions individuelles s’appelaient effectivement privilegia[48]. Dans les sources du droit que nous possédons, privilegium désigne ordinairement le jus singulare, et se trouve, comme je l’ai déjà dit, dans une foule de textes. Quant aux exceptions individuelles, les sources du droit en font rarement mention, et alors, au lieu d’employer une expression technique, elles les désignent par une circonlocution[49], ou bien par ces mots : personales constitutiones, privata privilegia[50].

  1. Cf. Stahl, Philosophie des Rechts, II, 1, p. 165, 166.
  2. J’ai puisé ces convictions dans l’étude approfondie des jurisconsultes romains, si grands sous ce point de vue, et l’expérience d’une longue pratique judiciaire n’a fait que les vérifier et les affermir.
  3. J’exposerai les principes généraux sur cette matière, au chapitre III du livre II.
  4. Cette confusion se trouve, sans parler des auteurs modernes, dans plusieurs passages de Cicéron. (Voy. § 22, note m.) Tandis que les uns rangent à tort les contrats parmi les sources du droit, d’autres, par une erreur inverse, mettent sur la même ligne les lois et les causes des obligations, pour établir la fausse doctrine du titulus et du modus adquirendi. Höpfner, Commentar., § 293. Le mot autonomie, par ses diverses significations, a beaucoup contribué à la première de ces erreurs.
  5. Ainsi à Rome on voit d’anciens droits coutumiers particuliers à certaines gentes. Dirksen, Civil. Abhandlungen, II, p. 90.
  6. L. 1 de J. et J. (I, 1.). Publicum jus est quod ad statum rei Romana spectat ; privatum quod ad singulorum utilitatem. Sunt enim quædam publice utilia, quædam privatim. Cf. L. 2, § 46, de Orig. jur. (I, 2).
  7. En ce sens, ou peut dire que la doctrine morale de la réparation, considérée sous un certain aspect, est un droit que l’État doit faire respecter. Cf. Hegel, Naturrecht, §§ 102, 103, 220 ; Klenze, Lehrbuch des Strafrechts, p. x-xvii.
  8. Le droit positif de chaque peuple détermine si l’État exercera ce droit par lui-même ou s’il en abandonnera la poursuite aux particuliers lésés. Ce dernier système était celui des peines privées des Romains ; mais les développements de l’autorité publique tendent à établir partout le système contraire.
  9. L. 1, § 2, de J. et J. (I, 1).
  10. Haller, Restauration des Staatswissenschaft.
  11. Puchta, II, p. 8, 9 : « La coutume, pour le peuple qui l’a établie, est un miroir où il se reconnaît. »
  12. Ainsi, par exemple, quand il s’agit de déterminer par qui la preuve doit être faite, pour changer un état de choses existant. Elle exerce également son influence sur la possession, l’usucapion, la prescription de la plainte, les précédents judiciaires (§ 20), mais en se combinant avec d’autres éléments. C’est un point de vue général que je ne fais qu’indiquer ici ; j’entrerai dans les détails quand je traiterai de ces diverses matières.
  13. Si j’attache ici une importance particulière aux jugements populaires, c’est par opposition aux décisions savantes qui, dans les temps modernes, émanent de collèges permanents (§ 14). Ce caractère se retrouve évidemment dans les jugements par échevins des peuples germaniques et dans les res judicatæ des Romains, non, comme on le pourrait croire, parce que les judices étaient des personnes privées, car le point de droit, et c’est ici la chose importante, était toujours réglé par le préteur ; mais parce que le préteur, étant élu chaque année et n’appartenant à aucune corporation savante, représentait l’esprit général de la nation. Aussi les Romains eux-mêmes regardaient-ils les res judicatæ’’comme sources du droit et comme émanant du préteur. Auctor ad Herennium, II, 13. — Mais cela doit s’entendre des affaires ordinaires, pour chacune desquelles le préteur nommait un juge, ou du moins un petit nombre de juges. Dans les affaires centumvirales, les centumvirs connaissaient du fait et du droit ; car on ne leur donnait pas de formule, et telle est l’origine de la querela inofficiosi.
  14. Stahl, Philosophie des Rechts, II, 1, p. 140.
  15. Tel est le véritable sens de ce passage de Goethe souvent mal compris « Les lois et le droit, semblables à un mal héréditaire, se transmettent de génération en génération, et s’étendent insensiblement de pays en pays. L’intelligence devient sottise ; le bienfait, tourment. Malheur à toi d’être né petit-fils ! mais du droit né avec nous, hélas ! il n’en est jamais question ! » Ainsi on a cru à tort que le poëte faisait ici la satire du droit positif, et se plaignait que le droit naturel ne fût pas seul suivi. Je suis loin de prétendre que les idées que j’expose se soient présentées à Goethe dans le même enchaînement ; mais c’est le privilège du génie d’arriver par une intuition directe aux résultats que nous n’obtenons qu’avec effort et par une longue suite de déductions.
  16. Il y eut d’abord des consultations verbales des advocati, plus tard des responsa par écrit.
  17. L. 102 de R. J. (L. 17) : « Omnis definitio in jure civili periculosa est parum (rarum) est enim, ut non subverti possit. »
  18. L. 1 de R. J. (L. 17) : « Regula est, quæ rem quæ est breviter enarrat. Non (ut) ex regula jus sumatur, sed (ut) ex jure quod est regula fìat… quæ, simul cum in aliquo vitiata est, perdit officium suum. » Cela veut dire qu’on ne doit pas sacrifier à une règle une vérité concrète évidente. L’axiome : pas de règle sans exception, se présente ici naturellement ; mais, en ce cas, admettre une exception c’est reconnaître que la règle a été posée d’une manière incomplète. Quelquefois aussi le législateur exprime ses prescriptions sous forme de règle, et alors les exceptions ne peuvent être admises qu’avec beaucoup de précaution.
  19. L. 2, § 5, 6, de Orig. jur. (I, 2). Ce n’est pas ici le lieu d’examiner quel degré de confiance mérite ce point historique.
  20. Cette transformation des anciennes sources du droit montre surtout dans le langage constant des temps postérieurs. Ce que l’on nommait autrefois les sources du droit, leges, plebiscita, senatusconsulta, etc., était depuis longtemps passé dans les écrits des grands jurisconsultes, à côté desquels se plaçaient les lois impériales dont le nombre s’augmentait tous les jours. Dès lors on disait que le droit se composait des leges ou cons- titutiones (constitutions impériales) et du jus ou prudentia (la littérature juridique). C’est ainsi que s’expriment plusieurs passage du Commonitorium, en tête du Bréviaire visigoth. Int. L. 2. C. Th. de dot. (III, 13.) Int. L. un. C. Th. de respons. prud. (I, 4.) Int. Cod. Greg., II, 2, 1. Edictum Theodorici in epilogo. Proœm. Inst., § 2, 1. Const., Deo auctore, § 1. 2, 9, 11. Const., Cordi, pr. § 1, L. 5, C. quorum appell. (VII, 65.) Justiniani Sanctio pragmatica, § 11. — De même le droit anglais repose sur une double base, la statute law et la common law, et les actes du parlement tiennent la place des constitutions impériales.
  21. Je cite ici les expressions techniques des Romains, non comme exposé historique de leurs idées à cet égard, mais afin de mieux faire ressortir ces principes généraux, en les rattachant à des expressions techniques bien connues. Je montrerai, § 22, comment ces principes se lient aux idées reçues chez les Romains sur l’origine du droit. Voici un texte qui fait parfaitement ressortir leurs conséquences logiques, L. 51, § 2, ad L. Aquil. (IX, 2) : « Multa autem jure civili, contra rationem disputandi, pro utilitate communi recepta esse. »
  22. L. 38 de pactis (II, 14), L. 20 pr. de relig. (XI, 7), L. 42, de op. lib. (XXXVIII, 1), L. 45, § 1, de R. J. (L. 17) etc.
  23. L. 12, § 1 de pactis dot. (XXIII, 4), L. 27 de R. J. (L. 17).
  24. L. 7, § 16 de pactis (II, 14).
  25. L. 42 de pactis (II, 14), L. 114, § 7 de leg. (I, 30), L. 49, § 2 de fidej. (XLVI, 1).
  26. L. 27, § 4, L. 7, § 14 de pactis (II, 14), publica causa, res publica.
  27. Consultatio, § 4 passim.
  28. Res familiaris, privata, ad voluntatem spectans. L. 7, § 14, L. 27, S 4 de pactis (II, 14). L. 12, § 1 de pactis dot. (XXIII, 4), L. 27 de R. J. (L. 17). — Je traiterai, ch. IV, de la différence qui existe entre ces deux espèces de règles de droit.
  29. Glück I, § 14. Ce qui a donné lieu à cette division, c’est la L. 7 de Leg. (I, 3), où l’on trouve néanmoins un membre de plus « Legis virtus est imperare, vitare, permittere, punire. » Mais, dans ce passage, le jurisconsulte a voulu simplement indiquer les principaux effets de la loi, et non poser les bases d’une classification.
  30. L. 15 de V. S. (L. 16), L. 16 cod., L. 9 de usurp. (XLI, 3).
  31. L. 5 pr. de div. rer. (I, 8), L. 7, § 5. L. 14, pr. L, 30, § 1, L. 65, § 1 de adq. rer. dom. (XLI, 1), L. 6, pr. L. 72, § de contr. emt. (XVIII, 1,), L. 45, pr. de usurp. (XLI, 3).
  32. L. 8 de tut. (XXVI, 1), L. 77, § 3 de cond. (XXXV, 1), L. 116, §1 de R. J. (L. 17), L. 8, 14. C. de Judæis (1, 9).
  33. L. 1, § 16, 17, L. 3, §.4, L. 4. de O. n. n. (XXXI, 1), L. 40 ad leg. Jul. de adult. (XLVIII,  5).
  34. L. 5, § 2, L. 6 de cap. min. (IV, 5).
  35. C’est ce qui est arrivé à Burchardi, dans son ouvrage intitulé : Grundzüge des Rechtssystems der. Romer aus ihren Begriffen von offentlichem und Privatrecht entwickelt. Bonn, 1322. Il regarde le droit des personnes comme appartenant au jus publicum, le droit des choses comme appartenant au jus privatum, et les actions comme appartenant à l’un et à l’autre. Ces principes me semblent erronés ; mais la sagacité avec laquelle Burchardi les développe donne du prix à son ouvrage.
  36. L. 14, 15, 16 de leg. (I 3), L. 141, pr. de R. J. (L. 17). — Ce sont, au fond, les principes déjà exposés par Thibaut Versuche, II, N. 13.
  37. L. 16 de leg. (1, 3). « Jus singulare est quod contra tenorem rationis propter aliquam utilitatem auctoritate constituentium introductum est. » L’expression jus singulare se trouve aussi L. 23, § 3 de fid. lib. (XL, 5), L. 23, § 1, L. 44, § 1 adq. poss. (XLI, 2), L. 44, § 3. de usurp. (XLI, 3), L. 15 de reb. cred (XII, 1). (Singularia quædam recepta). L’utilitas (cf. § 15) est aussi donnée comme motif du jus singulare, L. 44, § 1 de adq. poss., L. 2, § 16 pro emt. (XLI, 4). — Necessitas, qui, au fond, ne diffère pas d’utilitas, se lit L. 162 de R. J. (L. 17). — Le jus singulare est dit quelquefois «  benigne receptum. » L. 34 pr. mandati (XVII, 1), cf. Brissonius v. benigne et benignus. Dans plusieurs autres textes, ce droit singulier, purement positif, est appelé jus constitutum, sans aucun rapport aux constitutions impériales. L. 25 de don. inter v. et uxorem (XXIV, 1). L. 1 rer. am. (XXV, 2). L. 20, § 3 de statu lib. (XL, 7). L. 94, pr. § 1, de cond. (XXXV, 1). Alciati parerg. VII, 26 (quelquefois aussi jus constitutum désigne les constitutions impériales. L. 1. § 2 quæ sent. (XLIX, 8). Le sens de cette expression est douteux dans les Frag. Vat., § 278, et L. 22, C. de usuris. (IV, 32)). — On oppose au droit singulier (jus constitutum) le jus vulgatum, L. 32, § 24 de don. int. v. et ux. (XXIV, 1).
  38. L. 15 de vulg. (XXVIII, 6).
  39. L. 15 de vulg. (XXVIII, 6), L. 40 de admin. (XXVI, 7).
  40. L. 30, § 2 de excus. (XXVII, 1), Fr. Vat. § 152. Mais cette expression se trouve rarement.
  41. Voy. le titre de reb. auct. jud. (XLII, 5), et surtout L. 24, § 2, 3, L. 32, où ils sont appelés privilegiarii.
  42. L’expression d’hypothèques privilégiées, si souvent employée dans les temps modernes, n’était pas connue des Romains.
  43. « Auctoritate constituentium. » Voy. note q.
  44. L. 1 de don. int. vir. (XXIV, 1).
  45. Par ex. L. 1, § 2 ad munic. (L. 1).
  46. L. 1, C. de adq. poss. (VII, 32), L. 53 de adq. rer. dom. (XLI, 1), L. 15 de reb. cred. (XII, 1).
  47. Je reviendrai sur ces droits eux-mêmes quand je traiterai des lois.
  48. Ainsi, dans plusieurs passages de Cicéron (Ernesti, v. privilegium), Gellius, X, 20. — Cf. Dirksen Civilistische Abhaudlungen, vol. I, p. 246 sq.
  49. L. 3 in f. C. de leg. (I, 14), Const. Summa, § 4.
  50. L. 1, § 2 de const. princ. (I, 4). L. 4 C. Th. de itin. mun. (XV, 3), Cf. § 24.