Un Ennemi du peuple/Acte II
ACTE II
(L’avant-midi chez le docteur. La porte de la salle à manger est ouverte.)
la porte de la salle à manger, s’avance jusqu’à la première porte à droite et jette
un coup d’œil dans la pièce voisine.)Tu es là, Thomas ?
Oui, je viens de rentrer. (Il entre.)
Qu’y a-t-il ?
Voici une lettre de ton frère.
Ah ! très bien ! Voyons ce qu’il m’écrit. (il ouvre l’enveloppe et lit : ) « Ci-inclus le manuscrit dont j’ai reçu communication… » (Il continue à voix plus basse.) Hem…
Que t’écrit-il donc ?
Rien. Il me dit qu’il passera lui-même chez moi vers midi.
Tu te souviendras au moins qu’il faut être rentré à temps ?
Oh ! je n’ai pas besoin de sortir. Mes visites sont faites.
Il me tarde bien de savoir comment il a pris la chose.
Tu le verras un peu vexé de ce que ce soit moi, et non lui, qui aie fait la découverte.
Mais oui. Cela ne t’inquiète pas ?
Mon Dieu, il sera content au fond. Seulement, tu sais combien Pierre a peur de voir quelqu’un d’autre que lui rendre service à la communauté. Une peur du diable !
En ce cas, Thomas, tu devrais être bien gentil et partager avec lui l’honneur de la découverte. Ne pourrais-tu pas le laisser croire que c’est lui qui t’a mis sur la trace.. ?
Je ne demande pas mieux. Pourvu que je mette ordre à la chose, je…
du vestibule, promène dans la pièce un regard scrutateur, fait entendre un petit rire
étouffé et demande narquoisement :)Dites donc — c’est vrai ?
Tiens, c’est toi, père ?
Eh ! bien le bonjour, beau-père !
Mais entre donc.
Si c’est vrai , j’entre, — si non, je m’en vais.
Si c’est vrai ?… Mais de quoi s’agit-il ?
4Eh ! pardi ! de cette affaire d’eaux. Voyons, est-ce vrai, cette folie ?
Certainement oui, c’est vrai. Mais comment avez-vous pu l’apprendre ?
Avant d’aller à l’école, Pétra est venue en courant…
Vraiment ? Pétra ?
Eh oui ! Pétra est venue nous dire… D’abord j’ai pensé qu’elle se moquait de moi. Mais cela ne lui ressemble guère.
Allons donc, comment avez-vous pu croire… ?
Oh ! il ne faut jamais se fier à personne. On se moque de vous avant que vous y ayez seulement songé… Ainsi, c’est, tout de même, vrai ?
Sans doute. Asseyez-vous, beau-père, nous allons causer. (Il le fait asseoir sur le sofa.) N’est-ce pas que c’est une vraie chance pour la commune ?
Une chance pour la commune ?
Oui, une chance que j’aie découvert la chose à temps.
Oui, oui, oui. C’est égal, je ne vous aurais jamais cru capable de faire des tours de singe à votre propre frère.
Des tours de singe ?
Voyons, cher père…
de sa canne, cligne malignement des
yeux en regardant le docteur.)Comment est-ce donc, cette affaire ? Il y a, n’est-ce pas, une bête qui est entrée dans les conduites d’eau ?
Pétra m’a même dit qu’il en serait entré beaucoup, de ces bêtes. Toute une masse.
Parfaitement. Des centaines de mille…
Que personne ne peut voir. Pas vrai ?
Non, on ne peut les voir. C’est juste.
Le diable m’emporte, c’est encore la meilleure histoire que vous m’ayez jamais contée.
Que voulez-vous dire ?
Mais jamais vous ne ferez gober cela au maire.
C’est ce que nous verrons bien.
Vous le croyez donc assez fou pour… !
Je crois que tout le monde dans la commune
sera assez fou pour cela.Tout le monde ! Ma foi, oui, c’est possible. Eh bien ! ils ont besoin de cela. Ils ne l’auront pas volé. Ah ! ils font les malins. Ils veulent nous en remontrer, à nous autres vieux. Ne m’ont-ils pas blackboulé au conseil ? Oui, j’ai été chassé comme un chien. Mais ils vont le payer cher. C’est ça, Stockmann, faites-leur seulement des tours de singe.
Voyons, beau-père…
Des tours de singe, vous dis-je. (il se lève.) Si vous arrivez à les faire tous donner dans le panneau, le maire et ses amis, j’offrirai sur l’heure cent couronnes pour les pauvres.
C’est bien gentil à vous.
Vous savez, ce n’est pas que je roule sur l’or. Mais si vous y arrivez, j’offre à Noël une cinquantaine de couronnes pour les pauvres.
Bonjour ! (S’arrêtant :) Ah ! excusez-moi.
Non, entrez, entrez.
Lui ! Il en est donc aussi ?
Que voulez-vous dire ?
Eh oui ! il en est.
J’aurais pu m’en douter ! Il faut que les journaux en parlent. Eh bien ! Stockmann, on peut dire que vous savez arranger les choses. Et maintenant, laissez-moi m’en aller.
Mais non, beau-père, restez encore un moment.
Non, je m’en vais. Et soignez bien toute cette farce. Le diable m’emporte si vous n’y trouvez pas votre affaire.
Figurez-vous que le vieux ne croit pas un mot de l’histoire des conduites.
C’est donc de cela qu’il… ?
Oui, c’est de cela qu’il s’agissait. Et c’est aussi, sans doute, ce qui vous amène.
Oui. Avez-vous un moment à me donner, monsieur le docteur ?
Autant de moments qu’il vous plaira, mon cher ami.
Avez-vous des nouvelles du maire ?
Pas encore. Il doit venir tantôt.
J’ai beaucoup réfléchi à l’affaire depuis hier soir.
Eh bien ?
Vous qui êtes un médecin et un savant, vous n’envisagez cette question des eaux qu’en elle-même. Je veux dire que vous ne songez pas à tout ce qui s’y rattache.
Ah ? Que voulez-vous dire… ? Voyons, mon ami, asseyons-nous. — Non, là, sur le sofa.
s’établit dans le fauteuil, de l’autre
côté de la table.)Allons ! Vous disiez donc ?
Vous nous avez affirmé hier que cette eau gâtée provenait de certaines malpropretés qui gisent dans le sous-sol.
Oui, à coup sûr. Cela vient de là-haut, de ce marais pestilentiel de Mœlledal.
Eh bien, docteur, vous m’excuserez, mais je suis d’un avis différent. L’infection vient d’ailleurs. Je connais un autre marécage.
Je parle du marécage où croupit toute notre vie communale.
Voyons, mon cher monsieur Hovstad, que diable me chantez-vous là ?
Toutes les affaires de la commune ont passé peu à peu dans les mains d’une bande de fonctionnaires…
Oh ! il n’y a pas que des fonctionnaires…
Non, mais tout ce qui n’est pas fonctionnaire compte parmi les amis et les adhérents des gens en fonction. Ce sont tous ces riches, tous ces porteurs de vieux noms, ce sont eux qui nous conduisent et nous gouvernent.
Oui, mais il y a là vraiment des gens de valeur, des gens entendus.
Ils l’ont bien prouvé en donnant aux conduites
la direction qu’elles ont.Oui, j’en conviens, ils ont fait là une grosse sottise. Mais on va justement y remédier.
Vous croyez donc que cela marchera sans encombre ?
Avec ou sans encombre, il faut bien que cela marche.
Oui, si la presse s’en mêle.
C’est inutile, mon ami. Je suis sûr que mon frère…
Excusez-moi, monsieur le docteur, mais je compte soulever toute la question.
Dans votre journal ?
Oui. Quand j’ai pris « le Messager » en main, ce fut avec l’idée de faire sauter le cercle de fer où nous enserrent tous ces ankylosés, ces vieux
têtus qui détiennent le pouvoir.C’est vrai, mais vous m’avez dit vous-même où cela vous avait mené. Le journal a failli péricliter.
Oui, cette fois-là nous avons du rengainer, c’est juste. Nous courions le risque de voir toute l’entreprise balnéaire échouer si ses hommes venaient à tomber. Mais aujourd’hui qu’elle est en pleine floraison, nous pouvons enfin nous passer de ces hauts et puissants seigneurs.
Oui, nous pouvons nous en passer. N’empêche que nous leur devions une grande reconnaissance.
On la leur témoignera avec tous les honneurs qui leur sont dus. Mais un journaliste à tendances populaires comme moi ne peut laisser échapper une si belle occasion. Il faut saper la vieille légende de l’infaillibilité des hommes qui nous dirigent. Comme toute autre superstition, celle-ci doit être détruite jusque dans
ses racines.Sur ce point, monsieur Hovstad, je m’associe à vous de tout mon cœur ; si c’est une superstition, il n’en faut pas.
Je voudrais bien épargner le maire, puisque c’est votre frère. Mais la vérité avant tout, n’est-il pas vrai ?
Cela va sans dire. — (Avec éclat :) Mais cependant… cependant !
Il ne faut pas que vous me jugiez mal. Je ne suis ni plus égoïste, ni plus ambitieux qu’un autre.
Mais, mon cher ami, qui prétend le contraire ?
Je suis d’humble extraction, comme vous savez ; cela m’a permis d’examiner ce qu’il faut avant tout aux couches populaires. Ce qu’il leur faut c’est d’être admises à diriger, elles aussi, les intérêts publics. Il n’y a que cela pour développer les facultés, les notions, le sentiment de sa dignité…
Cela va sans dire…
Oui, et il me semble qu’un journaliste ne saurait, sans assumer une lourde responsabilité, laisser échapper une occasion propice d’émanciper la masse des humbles, des opprimés. Je sais bien que, parmi les gros bonnets, je passerai pour un agitateur, ou pire que cela. Mais qu’on dise ce qu’on voudra pourvu que ma conscience n’ait rien à se reprocher.
C’est parfait, parfait, mon cher monsieur Hovstad. Et pourtant, du diable si… ! (On frappe à la porte.) Entrez !
apparaître l’imprimeur Aslaksen. Il est pauvrement, mais proprement vêtu de noir. Cravate blanche un peu chiffonnée. Dans
sa main gantée, un chapeau à crêpe.)Excusez-moi, monsieur le docteur, si je prends
la liberté…Tiens, l’imprimeur Aslaksen !
Oui, monsieur le docteur, c’est moi.
Est-ce moi que vous chercher, Aslaksen ?
Non, je ne savais pas que vous étiez ici. Non, c’est au docteur lui-même que…
Allons, dites, qu’y a-t-il à votre service ?
Est-il vrai, comme me l’a dit monsieur Billing, que vous veuillez améliorer nos conduites d’eau.
Oui, celles de l’établissement.
J’entends bien. Alors, je viens vous dire que j’appuierai cette affaire de toutes mes forces.
Vous voyez bien !
Je vous en remercie cordialement, mais…
C’est qu’il n’y a peut-être pas de mal à pouvoir compter sur nous autres, petits bourgeois. Dans la commune, nous formons, pour ainsi dire, une majorité compacte, chaque fois que nous voulons bien quelque chose. Et il est toujours bon d’avoir la majorité pour soi, monsieur le docteur.
C’est incontestable ; seulement, je ne puis comprendre qu’il faille tant de précautions pour une chose aussi simple.
Eh si ! on peut en avoir besoin. Je connais bien nos autorités, voyez-vous. Ceux qui sont au pouvoir n’accueillent pas volontiers les projets qui viennent de gens d’une autre espèce. Voilà pourquoi il ne serait pas superflu, à mon avis, de faire une petite manifestation.
C’est cela, c’est cela.
Une manifestation, dites-vous ? De quelle sorte de manifestation voulez-vous parler ?
Oh ! monsieur le docteur, il s’agirait, bien entendu, d’y mettre beaucoup de mesure et de tempérance. Je suis toujours pour la tempérance. La tempérance est la première vertu du citoyen. C’est du moins, mon opinion.
On la connaît, monsieur Aslaksen.
Oui, j’ose dire qu’on la connaît. Et quant à cette question des conduites d’eaux, elle est de la plus haute importance pour nous autres, petits bourgeois. L’établissement de bains ne promet-il pas d’être une petite mine d’or ? C’est de là que nous tirerons désormais le plus clair de notre subsistance, tous, tant que nous sommes, et surtout les propriétaires de maisons. Aussi sommes-nous décidés à soutenir l’établissement de toutes nos forces. En qualité de président de l’association des propriétaires de maisons…
Eh bien… ?
… et, par-dessus le marché, d’agent de la Société de tempérance… Vous savez, n’est-ce pas, que je fais de l’agitation pour la loi de tempérance ?
Oui, sans doute.
… Il va sans dire que je suis en rapport avec beaucoup de monde. Et comme on me tient pour un citoyen sensé et respectueux des lois, — vous l’avez dit vous-même, — je ne manque pas de quelque influence en ville, — j’ai un petit peu de pouvoir, s’il m’est permis d’en parler moi-même.
Je le sais bien, monsieur Aslaksen.
C’est pour vous dire qu’il me serait très facile d’organiser une adresse, si c’était nécessaire.
Une adresse, dites-vous ?
Oui, une adresse de remerciements, où les habitants de la commune vous exprimeraient leur reconnaissance d’avoir si bien veillé aux intérêts publics. Il va sans dire qu’elle devrait être conçue dans un esprit de mesure et de tempérance pour ne pas offenser les autorités ni personne, d’ailleurs, de ceux qui détiennent le pouvoir. À cette condition, on ne pourra nous en vouloir, n’est-il pas vrai ?
Et lors même que cela ne serait pas tout à fait de leur goût…
Non, non, non, monsieur Hosvstad. Pas d’insolence envers l’autorité. Pas d’opposition contre ceux de qui nous dépendons. J’en ai assez et, d’ailleurs, cela n’a jamais conduite rien de bon. Mais il n’y a rien d’offensant à ce qu’un citoyen exprime librement quelques idées sensées.
Je ne saurais vous dire, mon cher monsieur Aslaksen, combien je me réjouis de trouver tant d’écho parmi mes concitoyens. J’en suis heureux, heureux ! Dites donc, vous ne prendriez pas un verre de sherry ? Hein ?
Non, merci. C’est un genre de spiritueux dont je ne fais jamais usage.
Un verre de bière alors ? Qu’en dites-vous ?
Merci, monsieur le docteur. Je ne prends rien à cette heure-ci. Et maintenant, il faut que j’aille en ville, causer avec quelques propriétaires de maisons et préparer l’opinion.
C’est bien, bien aimable à vous, monsieur Aslaksen. Mais je ne puis concevoir qu’il faille tant d’apprêts pour une chose qui devrait aller de soi.
Les autorités sont un peu lourdes dans leurs mouvements. Oh ! je ne dis pas cela pour leur faire un reproche…
Nous allons demain les mettre en branle avec notre journal, Aslaksen.
Oui, mais pas de violence, monsieur Hovstad. Procédez avec mesure et tempérance, autrement vous ne les ferez pas bouger d’un pouce. Fiez-vous à mon avis. J’ai puisé de l’expérience à l’école de la vie. Allons, monsieur le docteur, je vais vous dire le bonsoir. Vous savez maintenant que vous pouvez vous appuyer sur nous autres, petits bourgeois, comme sur un mur solide. Vous avez pour vous la majorité compacte, monsieur le docteur.
Je vous remercie, mon cher monsieur Aslaksen. (il lui tend la main.) Adieu, adieu !
Venez-vous avec moi à l’imprimerie, monsieur Hovstad ?
Je vous suis. J’ai encore quelque chose à terminer.
C’est bien, c’est bien.
(Il salue et s’en va. Le Dr Stockmann le suit dans le vestibule.)
Eh bien ! qu’en dites-vous, docteur ? Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de faire un peu d’air ici, de secouer toute cette torpeur, cette pusillanimité, cette lâcheté ?
C’est à propos d’Aslaksen que vous dites cela ?
Oui, c’est un de ceux qui pataugent dans le marais, si brave homme qu’il soit, d’ailleurs. Et la plupart des autres lui ressemblent, ménageant la chèvre et le chou, embarrassés dans un réseau d’égards, de considérations qui les empêchent de faire un seul pas décisif.
Oui, mais Aslaksen m’a paru si bien intentionné.
Il y a une chose qui, à mes yeux, importe davantage : c’est d’être un homme ferme et sûr de soi.
Vous avez parfaitement raison.
Voilà pourquoi je tiens à saisir cette occasion pour voir si je puis enfin donner quelque virilité aux hommes bien intentionnés. Il faut extirper de cette ville le culte idolâtre de l’autorité. Il faut que l’impardonnable bévue commise dans cette question des eaux soit un trait de lumière pour tous les électeurs.
C’est bien. Si vous croyez vraiment qu’il y va de l’intérêt public, faites. Mais pas avant que j’aie parlé avec mon frère.
Je préparerai à tout événement un article directorial et si le maire se refuse à appuyer l’affaire
Allons donc ! Comment pouvez-vous croire.. ?
Tout est possible. Et en ce cas ?
En ce cas, je vous promets… écoutez… en ce cas vous pouvez publier mon mémoire. D’un bout à l’autre.
Vrai ? Votre parole ?
Tenez. Emportez cela. Je ne vois pas de mal à ce que vous en preniez connaissance. Vous me le rendrez ensuite.
C’est bien, c’est bien. Je n’y manquerai pas. Et maintenant, adieu, docteur.
Adieu, adieu. Vous verrez, monsieur Hovstad, que tout marchera comme sur des roulettes.
Hem… Nous allons voir. (Il salue et sort par la porte du vestibule.)
Catherine… ! Ah ! te voici rentrée, Pétra ?
Oui, je viens de rentrer. J’ai été à l’école.
Il n’est pas encore venu ?
Pierre ? Non, mais j’ai eu un longue conversation avec Hovstad. Il est enthousiaste de ma découverte. C’est que, vois-tu, elle a une bien plus grande portée que je ne me l’étais d’abord Hyuré. Et il met sa feuille à ma disposition, si le besoin s’en présente.
Crois-tu donc que cela arrive ?
Pas du tout. Mais il est bon, en tout cas, de se dire qu’on a pour soi la presse libérale et indépendante. Et puis, figure-toi que j’ai reçu également la visite du président de l’association des propriétaires de maisons.
Vraiment ? Et que te voulait-il ?
Lui aussi veut me soutenir. Ils veulent tous me soutenir si cela bronche. Dis donc, Catherine, sais-tu ce que j’ai derrière moi ?
Derrière-toi ? Ma foi non, je ne sais pas.
J’ai derrière moi la majorité compacte.
Ah ! vraiment ? Et cela te sert à quelque chose, Thomas ?
Je crois bien que cela me sert ! (il arpente la chambre en se frottant les mains.) Ah ! mon Dieu ! qu’il est bon de se sentir ainsi en communion fraternelle avec ses concitoyens !
Oui, et de pouvoir faire tant de bien, père t
Oui, ma fille, et cela à sa commune !
Ah ! on a sonné.
Cela doit être lui… (On frappe.) Entrez.
Bonjour.
Bonjour, Pierre, sois le bienvenu.
Bonjour, beau-frère. Cela va bien ?
Merci, comme ci, comme ça. (Au docteur.) J’ai trouvé hier, en rentrant du bureau, un mémoire que tu m’as envoyé touchant les eaux de rétablissement.
L’as-tu lu ?
Oui, je l’ai lu.
Eh bien ? Qu’en dis-tu ?
Hem…
Viens, Pétra.
(Elle passe avec Pétra dans la chambre de gauche.)
Etait-il bien nécessaire de faire toutes ces investigations derrière mon dos ?
Mais oui, il me fallait avoir la certitude absolue que…
Et tu dis que tu Tas acquise ?
Tu as pu t’en convaincre toi-même.
As-tu l’intention de communiquer ce mémoire à la direction de l’établissement, comme une sorte de document officiel ?
Certainement. Il faut agir, et vite.
Comme toujours, tu emploies dans ton mémoire des termes violents. Tu dis, entre autres, que ce que nous offrons à nos hôtes c’est du poison à jet continu.
Voyons, Pierre, n’est-ce pas vrai ? Pense donc ! de Peau empoisonnée pour l’usage externe et interne ! Et cela à de pauvres malades qui viennent à nous avec confiance et nous paient en beaux deniers comptants pour recouvrer leur santé !
Et puis tu vas, de déduction en déduction, jusqu’à conclure qu’il nous faut établir un cloaque pour les soi-disants immondices de Mœlledal et diriger ailleurs tout le système des conduites.
Connaîtrais-tu un autre moyen d’en sortir ? Moi, je n’en connais pas.
J’ai trouvé un prétexte pour me rendre ce matin chez l’ingénieur municipal et j’ai mis sur le tapis, d’une façon moitié sérieuse, moitié plaisante, ces réformes comme une mesure que nous aurions peut-être à examiner un jour.
Un jour ?
Il sourit naturellement de mes propos extravagants… T’es-tu jamais donné la peine de réfléchir à ce que les changements que tu proposes pourraient bien coûter ? Renseignements pris, les frais se monteraient, au plus juste, à quelques centaines de mille couronnes.
Cela reviendrait-il vraiment si cher ?
Oui. Et le pis est que le travail prendrait au moins deux ans.
Deux ans, dis-tu ? Tant que cela ?
Au moins. Et que ferons-nous de l’établissement pendant ce temps ? Faudrait-il le fermer ? Nous y serions bien forcés. Crois-tu qu’il nous viendrait encore des baigneurs après que nos eaux auraient été déclarées malfaisantes ?
Mais elles le sont, Pierre !
Et tout cela juste au moment où l’établissement commence à prospérer. Les localités voisines peuvent aussi prétendre à devenir des stations balnéaires. Ne penses-tu pas qu’elles mettraient aussitôt tout en œuvre pour attirer à elles le courant des étrangers ? Cela n’offre aucun doute. Et nous voici en belle posture. Il n’y aurait plus qu’à fermer cet établissement qui nous a coûté si cher. Et ainsi tu aurais ruiné ta ville natale.
Moi… j’aurais ruiné…
Tout son avenir est dans notre établissement de bains. Tu t’en rends compte aussi bien que moi.
Mais que crois-tu donc qu’il y ait à faire ?
Ton mémoire ne m’a pas convaincu que les conditions balnéaires soient aussi précaires que tu les représentes.
Hélas ! elles le sont bien plus. Ou du moins elles le deviendront en été, à l’époque des chaleurs.
Encore une fois, je crois que tu exagères beaucoup. Un bon médecin doit savoir prendre ses mesures, il doit s’entendre à prévenir les mauvaises influences et à y porter remède si elles se font trop évidemment sentir.
Et alors… ? Achève !
Le système établi est un fait et doit, par conséquent, être accepté comme tel. Cela ne veut pas dire que la direction se refuse à examiner en son temps les perfectionnements qu’il y aurait lieu d’introduire sans s’imposer des charges au dessus de nos forces.
Et tu crois que je m’associerais à un expédient de cette espèce !
Un expédient ?
Oui, ce serait un expédient, une tromperie, un mensonge, un véritable crime contre le public, contre la société !
Comme je viens de le dire, je n’ai pas acquis la conviction qu’il y ait vraiment péril en la demeure.
Si, tu l’as acquise I II est impossible que tu ne l’aies pas acquise. Je suis certain d’avoir exposé les choses de la façon la plus claire et la plus probante. Et tu en es persuadé, Pierre. Mais tu ne veux pas mettre la main à l’affaire. C’est toi qui as fait passer tout le projet des constructions actuelles. C’est grâce à toi que les conduites et les bâtiments se trouvent à la place qu’ils occupent. Et c’est cela, c’est cette maudite méprise que tu ne veux pas reconnaître. Ah ça ! — crois-tu que je ne voie pas ton jeu ?
Et lors même qu’il en serait ainsi ! Si je veille, avec quelque anxiété, je l’avoue, sur ma considération, je le fais dans l’intérêt de la communauté. Sans autorité morale, je ne saurais imprimer aux affaires publiques la direction que j’estime la plus profitable. Voilà, entre autres motifs, ce qui me fait tenir essentiellement à ce que ton rapport ne soit pas présenté à la direction. Il est d’intérêt public de ne pas lui donner cours. Plus tard, je mettrai la question à l’ordre du jour et nous ferons de notre mieux en silence ; mais il faut que rien, absolument rien de cette malheureuse affaire ne transpire au dehors.
Eh ! mon bon Pierre, il n’y a plus moyen de l’empêcher.
Il faut l’empêcher à tout prix.
Je te dis que ça n’est plus possible. Il y a trop de personnes initiées.
Initiées ? Qui cela ? Ce ne sont pas, au moins, ces messieurs du « Messager du peuple » ?
Eux aussi. La presse libérale et indépendante saura veiller à ce que vous fassiez votre devoir.
Tu es vraiment trop irréfléchi, Thomas. N’as-tu pas songé aux suites que tout cela pourrait avoir pour toi et pour les tiens ?
Aux suites que cela pourrait avoir… ?
Pour toi et les tiens, oui.
Que diable veux-tu dire ?
Je crois avoir toujours agi envers toi en frère obligeant et secourable.
Assurément, et je t’en remercie.
Je ne demande pas de remerciements. Jusqu’à un certain point, j’y ai été forcé. Il y allait de mon propre intérêt. J’ai toujours espéré qu’en améliorant ta situation économique j’aurais quelque prise sur toi.
Plaît-il ?… Ainsi, c’est seulement par intérêt personnel…
Jusqu’à un certain point, dis-je. Il est fâcheux pour un fonctionnaire qu’un homme qui lui tient de si près ne cesse de se compromettre comme tu le fais.
Vraiment ? Je ne cesse de me compromettre ?
Hélas, oui ! sans t’en rendre compte. Tu as un caractère inquiet, batailleur, subversif. Et puis ton malheureux penchant à écrire publiquement sur toute espèce de choses, possibles et impossibles De tout ce qui te passe par la tête, il faut que tu fasses immédiatement un article de journal ou même une brochure.
N’est-il pas du devoir de tout bon citoyen, quand il lui vient une idée neuve, de la communiquer au public ?
Oh ! le public n’a pas besoin d’idées neuves. Ce qu’il lui faut, au public, ce sont les bonnes vieilles idées reçues.
Et tu dis cela tout simplement, sans embages ?
Mais oui. Il faut qu’enfin je m’explique franchement avec toi. Jusqu’à présent j’ai évité de le faire, connaissant ton caractère irascible ; mais aujourd’hui je dois te dire toute la vérité, Thomas. Tu ne sais pas quel tort tu te fais, avec tes étourderies. Tu te plains des autorités, du gouvernement, tu pars même en guerre contre lui, — tu prétends avoir été mis à l’écart, persécuté. Mais pouvais-tu l’attendre à autre chose, mauvais coucheur que tu es ?
Bon, voici, que je suis maintenant un mauvais coucheur !
Oui, Thomas, il n’est pas commode de travailler avec toi. J’ai eu l’occasion de m’en convaincre. Tu n’as d’égards pour rien. Tu sembles oublier que c’est à moi que tu dois ton poste de médecin de l’établissement.
J’étais tout indiqué pour cela ! On ne pouvait m’opposer personne ! Le premier, j’ai vu que notre ville pouvait devenir une belle station balnéaire. Et j’étais, à ce moment, seul à le comprendre. Seul j’ai combattu pour cette idée, des années durant. J’ai écrit mémoire sur mémoire.
Assurément. Mais le moment n’était pas encore venu. Mon Dieu, tu ne pouvais pas en juger dans le trou lointain que tu habitais alors. Mais, à l’heure opportune, nous avons pris la chose en mains, — moi… et les autres.
Oui, et vous avez abîmé mon superbe projet. Ah ! l’on voit bien quels habiles gaillards vous êtes !
Ce que je vois dans tout cela c’est que tu cherches un nouvel exutoire pour ton humeur belliqueuse. Tu t’en prends à tes supérieurs. C’est ta vieille habitude. Tu ne peux pas souffrir d’autorité au-dessus de toi. Tu regardes de travers quiconque est revêtu d’une charge de quelque importance. Tu le considères comme un ennemi personnel, — et ne tardes pas à l’attaquer avec toutes les armes qui te tombent sous la main. Mais te voici averti des intérêts qui sont en jeu, intérêts de la ville et, par conséquent, intérêts personnels pour moi. Aussi dois-je te prévenir, mon cher Thomas, que je serai inexorable dans ce que j’exige de toi.
Et qu’exiges-tu de moi ?
Puisque tu as été assez indiscret pour parler de cette question délicate à des personnes qu’elle ne regarde pas, bien que ce fût là une sorte de secret directorial, on ne peut plus, bien entendu, étouffer l’affaire. Elle donnera lieu à toute sorte de bruits, que les gens mal intentionnés ne manqueront pas d’amplifier. Il est donc indispensable que tu prennes d’avance des mesures à cet égard.
Moi ? Quelles mesures ? Je ne te comprends pas.
On est en droit de s’attendre à ce qu’un nouvel examen te convainque que les choses sont loin d’être aussi dangereuses, aussi inquiétantes que tu te l’étais imaginé au premier moment.
Ah ? C’est donc là ce que tu attends de moi !
On s’attend aussi à ce que tu aies et témoignes publiquement assez de confiance dans la direction pour croire qu’elle entreprendra sérieusement et consciencieusement tout ce qu’il faut pour prévenir les inconvénients qui pourraient se présenter.
Mais jamais de la vie vous n’y arriverez avec des expédients et des palliatifs ! Je te le dis, Pierre, avec toute la force de ma conviction !
Comme employé, tu n’es pas libre d’avoir une conviction à part.
Je ne suis pas libre de… ?
Comme employé, dis-je. Oh ! comme homme privé, tu peux penser ce qui te plaît. Mais, comme employé de l’établissement, tu n’as pas le droit d’exprimer une conviction qui ne soit pas d’accord avec celle de tes supérieurs.
C’est trop fort, à la fini Moi, médecin, homme de science, je n’aurais pas le droit de… !
Il ne s’agit pas ici d’une question purement scientifique, mais d’une question complexe, d’une question économique autant que technique.
Eh ! peu m’importe ! Que diantre, je prétends avoir le droit de m’exprimer librement sur toutes les questions du monde !
À ton gré. Mais pas sur ce qui concerne notre établissement thermal. Cela, nous te le défendons.
Vous me le défendez… ! Espèce de… !
Je te l’interdis, moi, ton chef. Et quand je t’interdis une chose, tu n’as qu’à obéir.
Écoute, Pierre…, si tu n’étais pas mon frère…
Tu ne dois pas supporter cela, père !
Pétra, Pétra !
Ah ! On écoutait donc aux portes.
Vous parliez si haut qu’on ne pouvait pas éviter de…
Oui, j’écoutais.
Eh bien ! J’aime mieux cela, après tout.
Tu me parlais d’interdiction et d’obéissance ?
Tu m’as forcé à prendre ce ton.
Et tu exiges que je me donne à moi-même un soufflet en public.
Nous estimons indispensable que tu publies une déclaration connue celle que j’exige de toi.
Et si je me refuse à… obéir ?
En ce cas, nous publierons nous-mêmes une déclaration faite pour rassurer le public.
C’est fort bien ; mais moi je prendrai la plume pour vous répondre. Je maintiendrai ce que j’ai dit. Je prouverai que j’ai raison et que vous avez tort. Et que vous restera-t-il à faire ?
Il ne dépendrait pas de moi qu’après cela tu reçusses ton congé.
Quoi… ?
Père… congédié !
Congédié !
Oui congédié de son poste de médecin de l’établissement. Je me verrais obligé de proposer ton renvoi immédiat, de t’écarter de toute participation aux affaires de l’établissement.
Vous vous risqueriez à faire cela ?
C’est toi-même qui joues un jeu risqué.
Mon oncle, c’est là un procédé révoltant envers un homme comme mon père !
Si tu pouvais te taire, Pétra !
Tiens, tiens, on se mêle déjà d’exprimer des opinions. Oh ! cela ne pouvait pas manquer. (À Mme Stockmann.) Belle-sœur, vous qui semblez la personne la plus sensée de la maison, vous devriez user de votre influence sur votre mari et lui faire comprendre les suites que tout cela peut avoir pour lui, pour sa famille.
Ma famille ne regarde que moi !
… Pour sa famille, je le répète, et pour la ville qu’il habite.
C’est moi qui veux le vrai bien de la ville ! Je veux mettre à jour des défectuosités qui éclateront tôt ou tard. Oh ! on verra bien si j’aime ma cité natale !
Toi qui, par aveugle bravade, l’attaques follement aux sources mêmes où elle puise le plus clair de sa subsistance !
Mais, malheureux, ces sources sont empoisonnées ! Nous vivons d’un trafic d’immondices et de pourriture ! Notre vie sociale ne fleurit qu’en plongeant ses racines dans un mensonge !
Imagination que tout cela, pour ne pas dire pis. L’homme qui émet d’aussi odieuses insinuations contre sa propre cité ne peut être qu’un ennemi public.
Tu oses… !
Thomas !
Calme-toi, père !
Je ne veux pas m’exposer à des violences. Tu es averti. Réfléchis à ton devoir envers toi-même et envers les tiens. Adieu.
Et je me laisserais traiter ainsi dans ma propre maison ! Qu’en dis-tu, Catherine ?
Certainement, Thomas, c’est aussi honteux que ridicule.
Ah ! si je l’avais tenu, l’oncle !
Tout cela est de ma faute. Il y a longtemps que j’aurais dû me hérisser contre lui, lui montrer les dents, le tenir à distance ! Ennemi public, moi ! Il me le paiera, aussi vrai que j’existe !
Mais mon bon Thomas, ton frère est au pouvoir, tu n’y peux rien.
À lui le pouvoir, oui, mais à moi le droit !
Oh ! le droit… À quoi cela te sert-il situ n’as pas le pouvoir ?
Fi mère, comment peux-tu parler ainsi ?
Quoi ? Il ne servirait à rien, dans un état libre, d’avoir le droit de son côté ? Tu me fais rire, Catherine. Et puis, — n’ai-je pas devant moi la presse libérale et indépendante et derrière moi la majorité compacte ? C’est du pouvoir, ça, ou je ne m’y entends pas !
Mais, grand Dieu, Thomas, tu ne songes pourtant pas à… ?
Je ne songe pas… à quoi ?
… à te mettre en campagne contre ton frère ?
Et que diable veux-tu que je fasse si ce n’est de combattre pour la justice et pour la vérité ?
J’allais te faire la même question.
Mais cela ne sert à rien. S’ils ne veulent pas, tu ne peux pas les forcer.
Oh ! oh ! Catherine, donne-moi le temps seulement, et tu verras à quoi servira ma campagne.
Elle servira à te faire congédier, voilà tout.
Eh bien ! j’aurai toujours accompli mon devoir envers le public, envers la société, moi qu’on appelle un ennemi public !
Et ta famille, Thomas ? Et nous autres ? Est-ce là ton devoir envers ceux dont tu es le soutien ?
Oh, mère ! ne pense donc pas à nous toujours et avant tout.
Tu en parles à ton aise, toi. Tu peux au besoin voler de tes propres ailes. Mais songe aux garçons, Thomas, et un peu à toi-même, et à moi aussi.
Ah ça ! tu es folle, je crois, Catherine ! À supposer que je sois assez lâche pour tomber à genoux devant ce Pierre et devant sa satanée clique, aurais-je jamais un instant de bonheur, ma vie durant ?
Je n’en sais rien, mais Dieu nous préserve du bonheur qui nous attend tous, si tu continues à les défier. Nous serons de nouveau sans ressources, sans rien de fixe devant nous. Il me semble pourtant que nous devrions en avoir assez, après notre expérience de jadis. Souviens-toi de cela, Thomas. Souviens-toi de ce que cela représente.
Et voilà à quelle situation ces ronds-de-cuir peuvent réduire un honnête homme ! N’est-ce pas horrible, Catherine ?
Oui, on se conduit bien mal envers toi, c’est vrai. Mais, grand Dieu ! que d’injustices il faut supporter dans ce bas monde ! Voici les garçons, Thomas ! Regarde-les ! Que deviendront-ils ? Non, non, tu n’aurais pas le cœur de…
sous le bras, sont entrés pendant cette
dernière réplique.)Les garçons ! (Il reprend subitement son attitude ferme et décidée.) Non, quand le monde croulerait, je ne courberai pas l’échiné sous le joug.
Je veux avoir le droit de regarder mes garçons en face quand ils seront grands et libres, (il entre chez soi.)
Ah ! que Dieu nous vienne en aide à tous !
Père est un homme ! Il ne se rendra pas.
qui se passe. Pétra leur fait signe de se
taire.)