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Un Ennemi du peuple/Acte III

La bibliothèque libre.
Traduction par Le Comte Prozor.
Perrin et Cie (p. 97-147).

ACTE III

Bureau de la rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond, à gauche, la porte d’entrée ; à droite, une porte vitrée par où l’on aperçoit l’imprimerie. Du côté droit, une porte. Au milieu de la pièce, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. Au premier plan, à gauche devant une fenêtre, un pupitre et une chaise haute. Une couple de fauteuils près de la table. Quelques chaises contre les murs. La chambre est mal tenue et mal éclairée, le mobilier usé, les fauteuils sont sales et déchirés. Quelques typographes travaillent dans l’imprimerie. Un peu plus loin, on voit fonctionner une presse à la main.

Hovstad, assis au pupitre, écrit. Au bout d’un instant entre Billing, venant de droite. Il tient en main le manuscrit du docteur.

BILLING

Eh bien ! il faut avouer… !

HOVSTAD

Vous avez tout lu.

BILLING, déposant le manuscrit sur le pupitre

D’un bout à l’autre.

HOVSTAD

Ne trouvez-vous pas le docteur passablement raide ?

BILLING

Raide ? Dieu me damne, je le trouve écrasant. Chaque mot tombe comme un poids, ou plutôt — comment dire ? — comme un coup de massue.

HOVSTAD

Oui, mais il s’agit de gens qu’on n’abat pas du premier coup.

BILLING

C’est vrai. Aussi faudra-t-il frapper coup sur coup, jusqu’à ce que toute notre oligarchie s’écroule à la fin. Pendant que je lisais le manuscrit, il me semblait voir de loin la révolution en marche.

HOVSTAD, se retournant

Chut ! Il ne faut pas qu’Aslaksen vous entende.

BILLING, baissant la voix

Aslaksen est une poule mouillée, un pleutre. Il manque de courage, de virilité. Mais cette fois, vous imposerez bien votre volonté ? Dites ? L’article passera ?

HOVSTAD

Si le maire ne se rend pas de bon gré…

BILLING

Le diable m’emporte, — ce serait dommage.

HOVSTAD

Heureusement, quoi qu’il arrive, nous pourrons tirer parti de la situation. Si le maire rejette le projet du docteur, il se met sur le dos toute la petite bourgeoisie, l’association des propriétaires de maisons et le reste. Et s’il y adhère, il se brouille avec un tas de gros actionnaires de l’établissement, jusqu’ici ses plus fermes appuis.

BILLING

Oui, oui, car ils devront y aller de la forte somme…

HOVSTAD

Ah oui ! vous pouvez y compter. De toute façon, voilà le cercle rompu, et alors, voyez-vous, nous allons, chaque jour que Dieu donne, éclairer le public sur l’insuffisance du maire dans tous les domaines et sur la nécessité d’attribuer tous les postes de confiance à des libéraux.

BILLING

C’est juste, mort de mon âme ! Je vois cela d’ici. Nous sommes sur le seuil d’une révolution !

(On frappe.)
HOVSTAD

Chut. (Haut.) Entrez !

(Le Dr Stockmann entre par la porte du fond à gauche.)
HOVSTAD, allant au devant de lui

Ah ! voici le docteur. Eh bien ?

LE Dr STOCKMANN

Allez-y, monsieur Hovstad ! Imprimez tout !

HOVSTAD

Nous en sommes donc là ?

BILLING

Hourrah !

LE Dr STOCKMANN

Allez-y, vous dis-je. Oui, certes, nous en sommes-là. Mais ils seront servis à souhait. Nous aurons la guerre, monsieur Billing !

BILLING

La guerre au couteau, j’espère. On leur mettra le couteau sur la gorge, docteur !

LE Dr STOCKMANN

Le mémoire n’est qu’un commencement. J’ai déjà en tête la matière de quatre à cinq nouveaux articles. Où est Aslaksen ?

BILLING, appelant, tourné vers l’imprimerie

Ohé, Aslaksen, venez ici pour un instant

HOVSTAD

Quatre à cinq nouveaux articles, dites-vous ? Sur la même question ?

LE Dr STOCKMANN

Du tout, mon ami. Il s’agit de bien autre chose. Mais le tout a sa source dans les conduites et dans le cloaque. Tout cela se tient. C’est absolument comme les vieilles bâtisses, quand on y met la pioche.

BILLING

Ma foi, oui, Dieu me damne. On n’a pas fini avant d’avoir démoli tout le bataclan.

ASLAKSEN, de l’imprimerie

Démoli ? Vous ne songez pas à démolir l’établissement, au moins, docteur ?

HOVSTAD

Pas du tout. Ne craignez donc rien.

LE Dr STOCKMANN

Non, il s’agit de tout autre chose. Eh bien ! que dites-vous de mon article, monsieur Hovstad ?

HOVSTAD

Je trouve que c’est un pur chef-d’œuvre.

LE Dr STOCKMANN

N’est-ce pas ? — Allons ! j’en suis enchanté, — enchanté.

HOVSTAD

C’est si net, si bien cela. Inutile d’être du métier pour saisir le fil. Je ne crains pas de prédire que vous aurez pour vous tous les gens éclairés.

ASLAKSEN

Et tous les gens réfléchis, n’est-ce pas ?

BILLING

Réfléchis ou irréfléchis, — je pense que presque toute la ville sera avec vous.

ASLAKSEN

Allons, je vois que nous pourrons imprimer l’article.

LE Dr STOCKMANN

J’espère bien !

HOVSTAD

Il passera demain matin.

LE Dr STOCKMANN

Pardieu, oui ! il n’y a pas un jour à perdre. Écoutez, monsieur Aslaksen, ce que je tenais à vous demander, c’est de vous charger vous-même du manuscrit.

ASLAKSEN

Je n’y manquerai pas.

LE Dr STOCKMANN

Veillez sur lui comme sur un trésor. Pas de coquilles ! Chaque mot a son importance. Je repasserai un peu plus tard. Peut-être aurez-vous une épreuve à me montrer. Vrai, je ne saurais vous dire combien j’ai soif de voir la chose imprimée, lancée.

BILLING

Oui, lancée… comme une bombe !

LE Dr STOCKMANN

Soumise au jugement de tous les citoyens compétents. Ah ! vous ne pouvez vous figurer par où j’ai passé aujourd’hui. On m’a menacé de tout au monde. On a voulu me dépouiller de ce qu’il y a de plus élémentaire parmi les droits de l’homme.

BILLING

Comment ? Les droits de l’homme ! Vous en dépouiller !

LE Dr STOCKMANN

On a voulu m’avilir, faire de moi un lâche, on m’a demandé de faire passer mes intérêts avant mes convictions les plus intimes et les plus sacrées.

BILLING

Dieu me damne, c’est trop grossier à la fin !

HOVSTAD

Oh ! de ce côté-là, on peut s’attendre à tout.

LE Dr STOCKMANN

Mais avec moi ils perdent leur temps. Je leleur montrerai noir sur blanc. Désormais, je m’ancre dans « le Messager » et il ne se passera pas un seul jour sans que je les enduise d’un article explosible.

ASLAKSEN

Ah ça ! écoutez donc ?…

BILLING

Hourrah ! on va se battre, on va se battre !

LE Dr STOCKMANN

… Je leur ferai mordre la poussière, je les briserai, je raserai leurs fortifications, je les anéantirai aux yeux de tout le public honnête ! Voilà ce que je compte faire !

ASLAKSEN

Oui, docteur, mais, je vous en prie, faites-le avec mesure et tempérance.

BILLING

Non, non, non ! N’épargnez pas la dynamite !

LE Dr STOCKMANN, sans se laisser troubler

… Car il ne s’agit plus seulement de conduites et de cloaques, voyez-vous. C’est toute la société qu’il faut nettoyer, désinfecter…

BILLING

Enfin ! vous avez prononcé la parole magique !

LE Dr STOCKMANN

Il faut, comprenez-vous, balayer tous ces bons hommes à paliatifs. Il faut les balayer de partout ! J’ai entrevu aujourd’hui des perspectives infinies. Je ne les distingue pas encore bien clairement, mais je ne tarderai pas à m’y reconnaître. Il nous faut battre les champs, mes amis, pour découvrir de jeunes et vigoureux porte-drapeaux. Il nous faut de nouveaux chefs à tous les avant-postes.

BILLING

Écoutez, écoutez !

LE Dr STOCKMANN

Restons unis seulement, et tout marchera à souhait. On lancera le nouvel ordre de choses comme un navire quittant le chantier. Ne croyez-vous pas ?

HOVSTAD

Pour ma part, je crois que nous avons enfin toutes les chances entre nos mains, pour donner à l’administration communale la direction qu’elle doit prendre.

ASLAKSEN

Et, pour peu que nous agissions avec mesure et tempérance, je ne m’imagine pas que cela puisse être dangereux.

LE Dr STOCKMANN

Qui diable se préoccupe de savoir si c’est dangereux ou non ! Ce que je fais, je le fais au nom de la vérité et pour obéir à ma conscience.

HOVSTAD

Vous êtes un homme qui méritez d’être soutenu, docteur.

ASLAKSEN

Oui, c’est bien sûr. Le docteur est un véritable ami de notre ville. C’est un véritable ami de la société.

BILLING

Aslaksen ! le docteur Stockmann est, Dieu me damne, un ami du peuple !

ASLAKSEN

J’ai dans l’idée que la Société des Propriétaires de maisons le proclamera sous peu.

LE Dr STOCKMANN, ému, serrant leurs mains

Merci, merci, mes chers, mes fidèles amis. Cela me réconforte de vous entendre parler ainsi. Ce n’est pas ainsi que m’appelait monsieur mon frère. Allons ! il me le paiera avec usure… Maintenant, il faut que j’aille voir un pauvre diable qui réclame mes soins… Encore une fois, je reviendrai. Veillez bien sur le manuscrit, monsieur Aslaksen. Et, pour tout l’or du monde, ne supprimez pas un seul point d’exclamation. Ajoutez-en plutôt deux ou trois ! C’est bien, c’est bien. Au revoir, mes amis, au revoir !

(Échange de saluts. Il s’en va, accompagné jusqu’à la porte.)
HOVSTAD

Cet homme peut nous rendre d’inappréciables services.

ASLAKSEN

Oui, tant qu’il s’en tiendra à l’affaire des eaux. Mais, s’il allait plus loin, il ne ferait pas bon de le suivre.

HOVSTAD

Hem, cela dépend…

BILLING

Vous êtes toujours si diantrement timoré Aslaksen.

ASLAKSEN

Timoré ? Oui, quand il s’agit des gros bonnets de chez nous, je suis timoré, monsieur Billing. C’est que, je vais vous dire : l’expérience m’a enseigné bien des choses. Mais mettez-moi à la grande politique et vous verrez si j’ai peur, fût-ce du gouvernement lui-même.

BILLING

Non, non, je le sais bien. Mais c’est-là, précisément, ce qu’il y a en vous de contradictoire.

ASLAKSEN

Je suis un homme consciencieux, voilà tout : celui qui attaque le gouvernement ne fait, du moins, aucun tort à la société. Ces gens-là, voyez-vous, ne se soucient pas de nos attaques. On ne les déloge pas d’où ils sont, tandis que nos autorités locales, on peut les renverser et alors il peut en venir d’autres qui ne s’entendent pas aux affaires. Et il peut en résulter un tort irréparable pour les propriétaires de maisons et pour tout le monde.

HOVSTAD

Et l’autonomie, et l’éducation civique ? Qu’en faites-vous ? Y avez-vous réfléchi ?

BILLING

Quand un homme a un dépôt à garder, il n’a pas le temps de réfléchir à tout, monsieur Hovstad.

HOVSTAD

Dieu me préserve, en ce cas, d’avoir jamais un dépôt à garder !

BILLING

Écoutez, — écoutez !

ASLAKSEN, souriant

Hem. (Indiquant du doigt le pupitre :) Ce tabouret directorial était occupé avant vous par M. Stensgaard, le préfet diocésain.

BILLING, crachant

Pouah ! Ce déserteur !

HOVSTAD

Je ne suis pas une girouette — et je ne le deviendrai jamais.

ASLAKSEN

Un politicien ne doit jurer de rien, monsieur Hovstad. Et vous, monsieur Billing, vous devriez, ces jours-ci, mettre un peu d’eau dans votre vin, et même beaucoup. Ne postulez-vous pas le poste de secrétaire à la mairie ?

BILLING

Moi !…

HOVSTAD

Vraiment, Billing ?

BILLING

Eh bien ! oui. Vous devriez bien comprendre que c’est seulement pour agacer nos grands augures.

ASLAKSEN

Ma foi, cela ne me regarde pas, mais quand on m’accuse de lâcheté et de contradiction, je tiens à bien établir ceci : l’imprimeur Aslaksen a un passé politique ouvert à deux battants ; tout le monde peut y regarder. Je n’ai subi aucune transformation, voyez-vous, si ce n’est que je suis devenu plus tempérant. Mon cœur est toujours avec le peuple, mais je ne nie pas que ma raison incline un peu vers les gens au pouvoir, — je parle de nos autorités locales, bien entendu.

(Il rentre dans l’imprimerie.)
BILLING

Ne pourrions-nous pas nous débarrasser de lui, Hovstad ?

HOVSTAD

En connaissez-vous un autre qui avance le papier et les frais d’imprimerie ?

BILLING

Quelle satanée misère que de n’avoir pas de capital roulant !

HOVSTAD, s’asseyant au pupitre

Oh ! si nous en avions un…

BILLING

Et si nous nous adressions au docteur Stockmann ?

HOVSTAD, feuilletant les papiers

Bah ! à quoi bon ? Il n’a rien.

BILLING

Oui, mais il a derrière lui un homme solide, le vieux Martin Kiil, le blaireau, comme on l’appelle.

HOVSTAD, écrivant

Vous êtes donc sûr qu’il ait de la fortune, celui-là ?

BILLING

Je crois bien, pardi ! Et une partie de sa fortune reviendra nécessairement à la famille Stockmann. En tout cas, il ne peut manquer de doter les enfants.

HOVSTAD, se retournant à demi

Vous tablez là-dessus ?

BILLING

Si je… ? — Mon Dieu non, je ne table sur rien.

HOVSTAD

Vous faites bien. Et quant à ce poste à la mairie, vous ne devriez pas y compter non plus. Je puis vous assurer — que vous ne l’aurez pas.

BILLING

Vous croyez donc que je l’ignore ? Mais j’y tiens, à ne pas l’obtenir. Être ainsi évincé, cela stimule au combat. On y gagne comme un flux de bile fraîche. Et cela peut servir dans un trou comme celui-ci, où les bons stimulants sont rares.

HOVSTAD, écrivant

Ah oui ! ah oui !

BILLING

Patience ! Vous entendrez bientôt parler de moi ! — Et maintenant, je vais rédiger l’appel aux propriétaires de maisons.

(Il entre dans la chambre de droite.)
HOVSTAD, assis au pupitre, mordille son porte-plume et dit lentement.

Hem… allons-y donc… (On frappe.) Entrez ! (Pétra entre par la porte du fond, à gauche.)

HOVSTAD, se levant vivement

Comment, c’est vous ? Vous ici ?

PÉTRA

Oui, excusez-moi…

HOVSTAD, avançant un fauteuil

Vous ne voulez pas vous asseoir ?

PÉTRA

Merci. Je viens pour un instant.

HOVSTAD

Est-ce votre père qui… ?

PÉTRA

Non, je viens pour mon propre compte. (Elle retire un livre de la poche de son manteau.) Je vous rapporte cette nouvelle anglaise.

HOVSTAD

Pourquoi me la rendez-vous ?

PÉTRA

Mon Dieu, parce que je ne veux pas la traduire.

HOVSTAD

Mais vous me l’aviez promis.

PÉTRA

Oui, avant de l’avoir lue. D’ailleurs, vous ne l’avez, sans doute, pas lue vous-même ?

HOVSTAD

Non. Vous savez bien que je ne comprends pas l’anglais, mais…

PÉTRA

Je le sais. Aussi suis-je venue vous engager à prendre autre chose. (Posant le livre sur la table.) Ceci n’est pas fait pour « le Messager ».

HOVSTAD

Pourquoi cela ?

PÉTRA

Parce que c’est contraire à vos idées.

HOVSTAD

Oh ! quant à cela…

PÉTRA

Vous ne me comprenez pas, je crois. Il est question là-dedans d’une Puissance surnaturelle qui se charge de ceux qu’on appelle ici-bas les bons et arrange tout pour le mieux en leur faveur, tandis que ceux qu’on appelle les méchants reçoivent leur châtiment.

HOVSTAD

Mais je n’y vois rien à redire. C’est l’aliment que le peuple demande.

PÉTRA

Est-ce à vous de le lui servir ? Vous ne pensez pas le premier mot de tout cela. Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi en réalité.

HOVSTAD

Vous avez parfaitement raison. Mais un rédacteur de journal ne peut pas toujours faire ce qu’il voudrait. Il doit parfois s’incliner devant l’opinion populaire dans les choses de moindre importance. Ce qu’il y a de plus important au monde c’est la politique, — du moins pour un journal. Si je veux avoir le peuple avec moi et le conduire à la liberté et au progrès, je ne dois pas l’effaroucher. S’ils trouvent un conte moral de cette espèce au rez-de-chaussée, ils monteront plus volontiers au premier. Ils se sentiront, en quelque sorte, plus à l’aise.

PÉTRA

Fi ! Vous ne voudriez pas tendre de tels pièges à vos lecteurs. Vous n’êtes pas une araignée qui guette sa proie.

HOVSTAD, souriant

Merci de la bonne opinion que vous avez de moi. Eh bien ! oui, ce sont là les idées de Billing et non les miennes.

PÉTRA

Les idées de Billing ?

HOVSTAD

Certainement. C’est du moins ce qu’il débitait un de ces jours. Aussi bien est-ce Billing qui tenait si vivement à insérer cette nouvelle. Puisque je ne connais pas le livre !

PÉTRA

Mais comment Billing, avec ses larges opinions… ?

HOVSTAD

Oh ! Billing est un être complexe. Ainsi, j’entends dire qu’il postule actuellement la place de secrétaire à la mairie.

PÉTRA

Je n’en crois rien, Hovstad. Comment pourrait-il se plier à tout ce qu’exige un tel emploi ?

HOVSTAD

Ma foi, demandez-le-lui.

PÉTRA

Je n’aurais jamais cru cela de Billing.

HOVSTAD, la regardant plus fixement

Vraiment ? Cela vous surprend-il à ce point ?

PÉTRA

Oui. Ou peut-être pas tout à fait. Mon Dieu, au fond

HOVSTAD

Nous ne valons pas grand’chose, Mademoiselle, nous autres, journalistes.

PÉTRA

Ce que vous dites-là, le pensez-vous ?

HOVSTAD

Quelquefois.

PÉTRA

Tant que vous ne faites que vous chamailler, selon votre ordinaire, je le veux bien. Mais aujourd’hui que vous défendez une grande cause…

HOVSTAD

Celle de votre père, n’est-ce pas ?

PÉTRA

Oui. Il me semble que vous devez sentir votre valeur, votre supériorité sur le commun des hommes.

HOVSTAD

Oui, aujourd’hui, j’ai bien un peu ce sentiment.

PÉTRA

Il me semble, en effet… Ah ! vous avez suivi une superbe vocation : frayer la voie aux vérités méconnues, aux idées neuves et hardies ! Et ne fût-ce que le courage de vous mettre en avant pour défendre un homme injustement traité…

HOVSTAD

Surtout quand cet homme est votre père… hem… je ne sais comment…

PÉTRA

Vous voulez dire quand c’est un homme comme mon père, la droiture et l’honneur même ?

HOVSTAD, plus doucement

Quand cet homme est votre père, ai-je dit.

PÉTRA, subitement

C’est donc là ce qui…

HOVSTAD

Oui, Pétra… mademoiselle Pétra…

PÉTRA

C’est donc là ce qui vous préoccupe avant tout ? Ce n’est pas la cause elle-même ? Ce n’est pas la vérité ? Ce n’est pas le grand cœur généreux de mon père ?

HOVSTAD

Mais si, mais si, naturellement.

PÉTRA

Allons donc ! Vous en avez trop dit, Hovstad, Maintenant je ne vous croirai jamais plus en rien.

HOVSTAD

Pouvez-vous vraiment m’en vouloir tant que cela de vous faire passer avant tout le reste ?

PÉTRA

Ce qui me fâche contre vous c’est que vous avez manqué de droiture envers mon père. Vous lui avez fait croire que c’est la vérité et le bien public qui vous tenaient à cœur avant tout. Vous avez trompé mon père et vous m’avez trompée moi-même. Vous n’êtes pas l’homme pour qui vous vous faisiez passer. Et cela, je ne le vous pardonnerai jamais… jamais !

HOVSTAD

Vous devriez me parler moins durement, mademoiselle Pétra, surtout en ce moment.

PÉTRA

Pourquoi surtout en ce moment ?

HOVSTAD

Parce que votre père ne peut se passer de mon appui.

PÉTRA, le toisant de haut en bas

Voilà donc quelle espèce d’homme vous êtes ? Pouah !

HOVSTAD

Non, non, vous vous trompez, cela m’a pris comme cela, tout à coup. Ne croyez pas…

PÉTRA

Je sais ce que je dois croire. Adieu.

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie, dit vivement, d’un air de mystère

Non d’un nom, monsieur Hovstad… (Apercevant Pétra :) Aïe ! cela tombe mal.

PÉTRA

Ainsi, je vous laisse le livre : vous pouvez le donner à quelqu’un d’autre.

(Elle se dirige vers la sortie.)
HOVSTAD, la suivant

Mais, Mademoiselle…

PÉTRA

Adieu.

(Elle sort.)
ASLASKSEN

Écoutez, monsieur Hovstad !

HOVSTAD

Quoi ? qu’y a-t-il ?

ASLASKSEN

Le maire est là, dans l’imprimerie.

HOVSTAD

Vous dites ? Le maire ?

ASLASKSEN

Oui, il demande à vous parler. Il est entré par la porte de derrière, — pour ne pas être vu, vous comprenez.

HOVSTAD

Qu’est-ce que cela signifie ? Non, attendez. J’y vais moi-même…

(Il se dirige vers la porte de l’imprimerie, ouvre, salue et invite le maire à entrer.)
HOVSTAD

Soyez aux aguets, Aslaksen, pour que personne…

ASLAKSEN

Compris.

(Il rentre à l’imprimerie.)
LE MAIRE

Vous ne vous attendiez pas à me voir ici, monsieur Hovstad ?

HOVSTAD

Non, je l’avoue.

LE MAIRE, promenant un regard dans la pièce

Vous êtes bien installé. C’est gentil, ici.

HOVSTAD

Oh !…

LE MAIRE

Et moi qui viens ainsi, sans plus de façon, vous prendre votre temps.

HOVSTAD

Je vous en prie, monsieur le maire… Je suis à votre service. Mais permettez-moi d’abord de vous débarrasser. Il pose la casquette et la canne du maire sur une chaise.) Veuillez donc prendre place, monsieur le maire.

LE MAIRE, s’asseyant près de la table

La journée a été vraiment bien ennuyeuse pour moi, monsieur Hovstad.

HOVSTAD

En vérité, monsieur le maire. C’est que vous êtes surchargé de besogne et…

LE MAIRE

L’ennui dont je parle m’est causé par le médecin de l’établissement.

HOVSTAD

Tiens, tiens. Par le docteur ?

LE MAIRE

Il a présenté à l’administration des bains une sorte de rapport sur de prétendues défectuosités.

HOVSTAD

Oh ! vraiment ?

LE MAIRE

Il ne vous en a donc pas parlé… ? Je croyais, d’après ce qu’il m’a dit…

HOVSTAD

Ah oui !… c’est vrai, il a laissé tomber quelques mots…

ASLAKSEN, venant de l’imprimerie

Il me faudrait le manuscrit…

HOVSTAD, avec impatience

Hem… Ne voyez-vous pas qu’il est sur le pupitre ?

ASLAKSEN, trouvant le manuscrit

Ah oui !

LE MAIRE

Eh tiens ! le voici justement.

ASLAKSEN

C’est l’article du docteur, monsieur le maire.

HOVSTAD

C’est donc de cela que vous voulez parler ?

LE MAIRE

Oui, c’est bien de cela. Qu’en pensez-vous ?

HOVSTAD

Je ne suis pas expert en la matière, et n’ai fait que le parcourir.

LE MAIRE

Mais vous l’insérez.

HOVSTAD

Je ne puis guère refuser à un homme comme…

ASLAKSEN

Je n’ai rien à dire dans le journal, monsieur le maire…

LE MAIRE

Bien entendu.

ASLAKSEN

Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me passe.

LE MAIRE

C’est tout à fait correct.

ASLAKSEN

Aussi dois-je…

(Il se dirige vers l’imprimerie.)
LE MAIRE

Non, attendez un peu, monsieur Aslaksen. Vous permettez, monsieur Hovstad…

HOVSTAD

Comment donc ! monsieur le maire.

LE MAIRE

Vous êtes un homme sensé et réfléchi, monsieur Aslaksen.

ASLAKSEN

Je me réjouis de vous l’entendre dire, monsieur le maire.

LE MAIRE

Et vous avez de l’influence sur la masse.

ASLAKSEN

Sur les petites gens, oui.

LE MAIRE

Les petits contribuables sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.

ASLAKSEN

C’est juste.

LE MAIRE

Et je ne doute pas que vous connaissiez les dispositions qui règnent chez la plupart d’entre eux.

ASLAKSEN

Pour cela, j’ose dire que oui, monsieur le maire.

LE MAIRE

Allons, c’est bien, — puisqu’il y a tant d’esprit de sacrifice chez les citoyens les moins fortunés de notre ville…

ASLAKSEN

Comment cela ?

HOVSTAD

D’esprit de sacrifice ?

LE MAIRE

C’est un beau trait d’esprit public, un très beau trait. J’allais dire que je ne m’y attendais pas. Mais vous connaissez les dispositions locales mieux que moi.

ASLAKSEN

Mais, monsieur le maire…

LE MAIRE

Et ce ne sont pas de petits sacrifices que la ville aura à supporter.

HOVSTAD

La ville ?

ASLAKSEN

Mais je ne comprends pas… C’est l’établissement…

LE MAIRE

D’après un devis provisoire, les modifications que le médecin des eaux juge désirables se monteront à deux cent mille couronnes environ.

ASLAKSEN

C’est beaucoup d’argent, mais…

LE MAIRE

Nous devrons, bien entendu, procéder à un emprunt communal.

HOVSTAD, se levant vivement

Il ne peut pourtant pas être question de faire supporter par la ville… ?

ASLAKSEN

On puiserait dans la caisse municipale ? Dans les pauvres poches des petites gens ?

LE MAIRE

Mais, mon cher monsieur Aslaksen, où voulez-vous que nous prenions les moyens nécessaires ?

ASLAKSEN

C’est à messieurs les propriétaires de l’établissement de les fournir.

LE MAIRE

Les propriétaires de l’établissement ne sont pas en état de débourser plus qu’ils ne l’ont déjà fait.

ASLAKSEN

Est-ce bien sûr, tout cela, monsieur le maire ?

LE MAIRE

Je m’en suis assuré. Si l’on tient à tous ces frais, il faut que la ville les supporte elle-même.

ASLAKSEN

Mais, Dieu me damne, — excusez-moi ! — c’est là une tout autre affaire, monsieur Hovstad !

HOVSTAD

En effet.

LE MAIRE

Et ce qu’il y a de plus fatal c’est que nous devrons fermer l’établissement pour une couple d’années.

HOVSTAD

Fermer ? Entièrement fermer ?

ASLAKSEN

Pour deux ans !

LE MAIRE

Oui, c’est, au bas mot, ce que dureront les travaux.

ASLAKSEN

Mais, Dieu me confonde, nous n’y tiendrons pas, monsieur le maire ! Et de quoi vivrons-nous pendant ce temps, nous autres, propriétaires de maisons ?

LE MAIRE

Hélas ! monsieur Aslaksen, je ne sais que vous répondre. Mais que voulez-vous que nous fassions ? Croyez-vous qu’il nous viendra un seul baigneur après qu’on se sera amusé à leur faire croire que nos eaux sont gâtées, que nous vivons sur un terrain pestilentiel, que toute la ville est…

ASLAKSEN

Et tout cela n’est qu’une imagination ?

LE MAIRE

Avec la meilleure volonté du monde, je n’ai pu constater autre chose.

ASLAKSEN

Mais alors le docteur Stockmann est vraiment inexcusable ; — je vous demande pardon, monsieur le maire, mais…

LE MAIRE

Vous ne dites là qu’une triste vérité, monsieur Aslaksen. Mon frère n’a malheureusement été toute sa vie qu’un étourdi.

ASLAKSEN

Et vous voulez l’appuyer dans une telle affaire, monsieur Hovstad ?

HOVSTAD

Mais aussi qui pouvait s’attendre à…

LE MAIRE

J’ai rédigé un court exposé de la situation telle qu’elle se présente à qui l’envisage sainement. J’y ai même indiqué sommairement la façon de parer aux inconvénients possibles sans dépasser les ressources dont dispose la caisse de rétablissement.

HOVSTAD

Avez-vous l’article sur vous, monsieur le maire ?

LE MAIRE, cherchant dans sa poche

Oui, je l’ai apporté pour le cas où vous…

ASLAKSEN, brusquement

Mille tonnerres, le voici !

LE MAIRE

Qui, cela ? Mon frère ?

HOVSTAD

Où cela ? Où cela ?

ASLAKSEN

Il traverse l’imprimerie.

LE MAIRE

C’est une fatalité. Je ne voudrais guère le rencontrer ici et j’aurais encore besoin de vous parler.

HOVSTAD, indiquant la porte de droite

Entrez là et attendez un peu.

LE MAIRE

Mais ?..

HOVSTAD

Vous n’y trouverez que Billing.

ASLAKSEN

Vite, vite, monsieur le maire. Le voici qui vient.

LE MAIRE

Allons, c’est bien. Mais tâchez qu’il ne reste pas trop longtemps.

(Il sort par la porte de droite, que Hovstad ouvre devant lui et qu’il referme aussitôt.)
HOVSTAD

Feignez une occupation quelconque, Aslaksen.

(Il s’assied et écrit. Aslaksen fouille dans un tas de journaux posés sur une chaise, à droite.)
LE Dr STOCKMANN, venant de l’imprimerie

C’est encore moi.

(Il dépose sa canne et son chapeau.)
HOVSTAD, écrivant

Déjà de retour, monsieur le docteur. Dépêchez-vous, Aslaksen. L’affaire presse et nous n’avons pas beaucoup de temps.

LE Dr STOCKMANN, à ASLAKSEN

Il n’y a pas encore d’épreuves prêtes, me dit-on.

ASLAKSEN, sans se retourner.

Vous n’y pensez pas, docteur.

LE Dr STOCKMANN

Non, non. Mais vous comprenez mon impatience. Je n’aurai de repos que lorsque j’aurai vu la chose imprimée.

HOVSTAD

Hem… Cela durera encore quelque temps. N’est-ce pas, Aslaksen ?

ASLAKSEN

J’en ai grand’peur.

LE Dr STOCKMANN

C’est bien, c’est bien, mes chers amis. Je repasserai donc, je reviendrai deux fois, s’il le faut. Une si grande cause ! Le salut de la ville ! Ce n’est pas le moment de faire le paresseux. (Il va partir, mais s’arrête subitement et revient en arrière.) Attendez ! J’ai encore quelque chose à vous dire.

HOVSTAD

Excusez-moi, monsieur le docteur, mais ne pourriez-vous pas remettre…

LE Dr STOCKMANN

C’est dit en deux mots. Voici l’affaire : si l’on apprend, en lisant demain mon article, que j’ai passé l’hiver à travailler en silence pour le bien de la ville…

HOVSTAD

Mais, docteur…

LE Dr STOCKMANN

Je sais ce que vous voulez dire. Je n’ai fait que mon satané devoir, mon devoir de bon citoyen. Eh ! ma foi, je le sais aussi bien que vous. Mais mes concitoyens, comprenez-vous… Eh oui ! tous ces braves gens qui m’aiment tant…

ASLAKSEN

Oui, monsieur le docteur, on vous aimait bien dans la ville jusqu’à ce jour.

LE Dr STOCKMANN

Oui, et voilà précisément ce qui me fait craindre… Enfin, voici ce que je veux dire : quand on aura entendu, — surtout dans les classes les moins aisées, cet avertissement salutaire, cette exhortation à prendre désormais les affaires de la ville dans ses propres mains…

HOVSTAD, se levant vivement

Hem, monsieur le docteur, je ne vous cacherai pas…

LE Dr STOCKMANN

Ah ! ah ! j’avais bien deviné qu’il se tramait quelque chose ! Mais’je ne veux pas en entendre parler. Si l’on fait vraiment quelques préparatifs…

HOVSTAD

Que voulez-vous dire ?

LE Dr STOCKMANN

Eh bien ! oui, si l’on se prépare à manifester d’une façon ou d’une autre, — défilé, dîner, souscription pour un cadeau quelconque, — que sais-je, promettez-moi solennellement de mettre cela à néant. Et vous aussi, monsieur Aslaksen ; vous entendez !

HOVSTAD

Pardon, monsieur le docteur ; il faut enfin que nous vous disions une bonne fois la pure vérité. (Mme Stockmann, en toilette de promenade, entre par la porte du fond, à gauche.)

Mme STOCKMANN, apercevant le docteur

J’en étais sûre !

HOVSTAD, allant au devant d’elle

Eh ! voici maintenant madame Stockmann ?

LE Dr STOCKMANN

Que diable viens-tu faire ici, Catherine ?

Mme STOCKMANN

Tu peux bien te douter de ce que je viens faire.

HOVSTAD

Voulez-vous prendre place ? Ou peut-être…

Mme STOCKMANN

Merci. Ne vous donnez pas la peine… Et ne m’en veuillez pas si je viens chercher Stockmann. C’est que je suis mère de trois enfants, savez-vous !

LE Dr STOCKMANN

C’est bien, c’est bien. Nous savons cela.

Mme STOCKMANN

Ah bien ! on ne se douterait pas, aujourd’hui, que tu te souviennes de ta femme et de tes enfants. Autrement, tu ne ferais pas tout ce qu’il faut pour nous perdre tous, tant que nous sommes.

LE Dr STOCKMANN

Ah ça ! tu es folle, Catherine. Parce qu’un homme a femme et enfants, il n’aurait donc plus le droit de proclamer la vérité, — le droit de se montrer bon citoyen, — le droit de servir la ville où il demeure !

Mme STOCKMANN

Il y a mesure à tout, Thomas.

ASLAKSEN

C’est ce que je dis. Mesure et tempérance.

Mme STOCKMANN

Et voilà pourquoi, monsieur Hovstad, vous agissez mal envers nous en détournant mon mari de sa famille et de son foyer pour l’entraîner à toutes ces histoires.

HOVSTAD

Je vous assure que je n’entraîne personne à…

LE Dr STOCKMANN

M’entraîner ! Crois-tu donc que je me laisse entraîner ?

Mme STOCKMANN

Oui, certes. Je sais bien que tu es l’homme le plus intelligent de la ville ; mais tu es si facile à entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Savez-vous seulement qu’il perdra son poste si vous publiez ce qu’il a écrit ?

ASLAKSEN

Que dites-vous là ?

HOVSTAD

Ah ! ma foi, monsieur le docteur…

LE Dr STOCKMANN, riant

Ah, ah, ah ! qu’ils essaient un peu ! — Non, tu sais, ils s’en garderont bien. Car derrière moi, vois-tu, j’ai la majorité compacte.

Mme STOCKMANN

C’est bien là le malheur, que tu aies une si vilaine chose derrière toi.

LE Dr STOCKMANN

Ta, ta, ta, Catherine, — retourne chez toi, soigne ta maison et laisse-moi soigner la société. Comment peux-tu avoir peur quand je suis si Confiant et si joyeux ? (Il arpente la chambre en se frottant les mains.) Eh ! sois-en sûre, la vérité et le peuple gagneront la bataille. Oh ! je vois déjà toute la bourgeoisie libérale serrer ses rangs et marcher à la victoire ! — (Il s’arrête subitement devant une chaise.) Mais… mais que diantre est-ce donc là ?

ASLAKSEN, regardant l’objet

Aïe !

HOVSTAD, de même

Hem…

LE Dr STOCKMANN

J’ai vu cela à la tête du pouvoir.,

(Il prend avec précaution la casquette du maire et la lève délicatement entre le pouce et l’index.)
Mme STOCKMANN

La casquette du maire !

LE Dr STOCKMANN

Et voici le bâton du commandement. De par tous les diables, qu’est-ce que cela… ?

HOVSTAD

Allons, puisqu’il faut…

LE Dr STOCKMANN

Ah ! je comprends, il est venu vous entortiller ! Ah, ah, ah ! il est bien tombé ! Et, en m’apercevant dans l’imprimerie… (Il éclate de rire.) Il s’est sauvé, monsieur Aslaksen ?

ASLAKSEN, vivement

Ma foi, oui, il s’est sauvé, monsieur le docteur.

LE Dr STOCKMANN

Il s’est sauvé en abandonnant sa canne et… Quelle sottise ! Pierre ne se sauve pas et n’abandonne rien. Mais que diable avez-vous fait de lui ? Ah ! pardi, il doit être là dedans. Attends un peu, Catherine, tu vas voir.

Mme STOCKMANN

Thomas… je t’en prie… !

ASLAKSEN

Prenez garde, monsieur le docteur !

LE Dr STOCKMANN, qui s’est coiffé de la casquette du maire et tient sa canne en main, s’approche de la porte, l’ouvre et salue de la main l’ombre de la casquette.)
(Le maire entre, rouge de colère. Derrière lui, Billing.)
LE MAIRE

Que veut dire cette farce ?

LE Dr STOCKMANN

Respect devant moi, mon bon Pierre. C’est moi maintenant qui suis l’autorité.

(Il se promène de long en large.)
Mme STOCKMANN, prête à pleurer

Voyons, Thomas !

LE MAIRE, le suivant

Rends-moi ma casquette et ma canne !

LE Dr STOCKMANN, sans changer de ton

Si tu es préfet de police, je suis préfet de la ville, je suis le maître dans toute la cité, entends-tu !

LE MAIRE

Ôte la casquette, te dis-je. N’oublie pas que c’est une casquette d’uniforme, protégée par les règlements !

LE Dr STOCKMANN

Zut ! crois-tu donc que le lion populaire ait peur des casquettes d’uniforme. Il se réveille, sache-le bien, et demain nous faisons une révolution. Ah ! tu menaçais de me destituer ! C’est moi qui te destituerai, — je te destituerai de tous les postes de confiance. — Crois-tu que cela me soit impossible. Allons donc ! J’ai pour moi les forces sociales triomphantes. Hovstad et Billing tonneront dans « le Messager » et l’imprimeur Aslaksen marchera à la tête de toute l’association des propriétaires de maisons.

ASLAKSEN

C’est ce que je ne ferai pas, monsieur le docteur.

LE Dr STOCKMANN

Mais si, vous le ferez…

LE MAIRE

Tiens, peut-être bien que monsieur Hovstad préfère tout de même se mettre du côté de l’agitation.

HOVSTAD

Non, monsieur le maire.

ASLAKSEN

Non, monsieur Hovstad n’est pas assez fou pour se ruiner et pour ruiner la feuille à propos d’une pure imagination.

LE Dr STOCKMANN, regardant autour de lui

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

HOVSTAD

Vous avez présenté l’affaire sous un faux jour, monsieur le docteur, et je ne puis vous accorder mon appui.

BILLING

Non, après ce que monsieur le maire a bien voulu me raconter dans l’autre chambre…

LE Dr STOCKMANN

C’est faux ! Laissez-moi faire. Publiez seulement mon article et je serai homme à le défendre.

HOVSTAD

Je ne le publierai pas. Je ne peux pas, je ne veux pas et je n’ose pas le publier.

LE Dr STOCKMANN

Vous n’osez pas ? Quel est ce propos ? N’êtes-vous pas Directeur ? Et ce sont les directeurs, si je ne me trompe, qui dirigent la presse !

ASLAKSEN

Non, monsieur le docteur, ce sont les abonnés.

LE MAIRE

Heureusement.

ASLAKSEN

C’est l’opinion publique, c’est le public éclairé, propriétaires de maisons et autres, ce sont eux qui dirigent les journaux.

LE Dr STOCKMANN, d’une voix contenue

Et toutes ces puissances, je les ai contre moi.

ASLAKSEN

Oui, Monsieur. Si votre article paraissait, ce serait une vraie ruine pour notre bourgeoisie.

LE Dr STOCKMANN

Vraiment…

LE MAIRE

Ma casquette et ma canne !

LE Dr STOCKMANN
(Dépose la casquette et la canne sur la table.)
LE MAIRE, les prenant dans la main

Ton pouvoir de maire a eu une brusque fin.

LE Dr STOCKMANN

Tout n’est pas encore fini, (À Hovstad :) Ainsi, vous ne pouvez décidément pas publier mon article dans « le Messager » ?

HOVSTAD

Cela m’est tout à fait impossible, ne fût-ce que par égard pour votre famille.

Mme STOCKMANN

Oh ! vous n’avez pas à vous préoccuper de notre famille, monsieur Hovstad.

LE MAIRE, tirant un papier de sa poche

Il suffira, pour éclairer le public, que ceci paraisse. C’est un exposé authentique. Voulez-vous le prendre ?

HOVSTAD, prenant le papier

C’est bien. On l’insérera.

LE Dr STOCKMANN

Mais pas le mien. On croit pouvoir étouffer ma voix et celle de la vérité ! Mais ce n’est pas si facile à faire que vous le croyez. M. Aslaksen, faites-moi le plaisir de prendre immédiatement mon manuscrit et de l’imprimera part et à mes frais. Je l’édite moi-même. Tirez-le à quatre cents, non, à cinq cents, à six cents exemplaires.

ASLAKSEN

Pour tout l’or du monde, je ne prêterai pas mes presses à un tel écrit, monsieur le docteur. Je tiens trop à l’opinion publique. Vous ne trouverez à imprimer cela nulle part dans toute la ville.

LE Dr STOCKMANN

Alors, rendez-le moi.

HOVSTAD, lui tendant le manuscrit

Le voici.

LE Dr STOCKMANN, prenant son chapeau et sa canne

Il paraîtra, quoiqu’il arrive. Je le lirai devant une grande assemblée populaire. Il faut que tous mes concitoyens entendent la voix de la vérité !

LE MAIRE

Pas une société ne te louera son local pour un tel usage.

ASLAKSEN

Pas une seule, j’en suis absolument sûr.

BILLING

Dieu me damne s’il s’en trouve une !

Mme STOCKMANN

Ce serait, par trop honteux, à la fin ! Mais pourquoi se mettent-ils donc tous contre toi, tous ces hommes ?

LE Dr STOCKMANN, rageusement

Je vais te le dire : c’est parce que, dans cette ville, il n’y a pas d’hommes, il n’y a que des bonnes femmes comme toi, qui ne pensent qu’à leurs familles et pas du tout à la communauté.

Mme STOCKMANN, lui saisissant le bras

Je leur montrerai, en ce cas, qu’une… bonne femme peut quelquefois valoir un homme. Maintenant, je suis avec toi, Thomas !

LE Dr STOCKMANN

Bien dit, Catherine ! je veux être damné si mon rapport n’arrive pas quand même à la publicité ! Si je ne trouve pas de local à louer, je louerai un tambour et je parcourrai la ville en lisant la chose à tous les coins de rue.

LE MAIRE

Tu n’es pas encore fou à ce point !

LE Dr STOCKMANN

Que si !

ASLASKSEN

Vous ne trouverez pas un seul homme dans toute la ville pour vous accompagner.

BILLING

Le diable m’emporte si vous en trouvez un !

Mme STOCKMANN

Ne te rends pas. Thomas ! Je prierai les garçons de t’accompagner.

LE Dr STOCKMANN

C’est une superbe idée !

Mme STOCKMANN

Martin sera enchanté de le faire. Et Eilif te suivra bien, lui aussi.

LE Dr STOCKMANN

Et Pétra donc ! Et toi-même, Catherine !

Mme STOCKMANN

Non, non, pas moi. Mais je serai à la fenêtre et je te regarderai. Je te le promets.

LE Dr STOCKMANN, l’étreint et l’embrasse

Merci ! Et maintenant, nous allons nous mesurer. Ah ! mes bons messieurs ! Nous allons voir si la pleutrerie aura le pouvoir de fermer la bouche à un patriote qui veut purifier la société !

(Il sort avec sa femme par la porte du fond à gauche.)
LE MAIRE, secouant la tête

Il a fini par la rendre folle, elle aussi.