Un Ennemi du peuple/Acte III
ACTE III
Bureau de la rédaction du « Messager du Peuple ». Au fond, à gauche, la porte d’entrée ; à droite, une porte vitrée par où l’on aperçoit l’imprimerie. Du côté droit, une porte. Au milieu de la pièce, une grande table couverte de papiers, de journaux et de livres. Au premier plan, à gauche devant une fenêtre, un pupitre et une chaise haute. Une couple de fauteuils près de la table. Quelques chaises contre les murs. La chambre est mal tenue et mal éclairée, le mobilier usé, les fauteuils sont sales et déchirés. Quelques typographes travaillent dans l’imprimerie. Un peu plus loin, on voit fonctionner une presse à la main.
Hovstad, assis au pupitre, écrit. Au bout d’un instant entre Billing, venant de droite. Il tient en main le manuscrit du docteur.
Eh bien ! il faut avouer… !
Vous avez tout lu.
D’un bout à l’autre.
Ne trouvez-vous pas le docteur passablement raide ?
Raide ? Dieu me damne, je le trouve écrasant. Chaque mot tombe comme un poids, ou plutôt — comment dire ? — comme un coup de massue.
Oui, mais il s’agit de gens qu’on n’abat pas du premier coup.
C’est vrai. Aussi faudra-t-il frapper coup sur coup, jusqu’à ce que toute notre oligarchie s’écroule à la fin. Pendant que je lisais le manuscrit, il me semblait voir de loin la révolution en marche.
Chut ! Il ne faut pas qu’Aslaksen vous entende.
Aslaksen est une poule mouillée, un pleutre. Il manque de courage, de virilité. Mais cette fois, vous imposerez bien votre volonté ? Dites ? L’article passera ?
Si le maire ne se rend pas de bon gré…
Le diable m’emporte, — ce serait dommage.
Heureusement, quoi qu’il arrive, nous pourrons tirer parti de la situation. Si le maire rejette le projet du docteur, il se met sur le dos toute la petite bourgeoisie, l’association des propriétaires de maisons et le reste. Et s’il y adhère, il se brouille avec un tas de gros actionnaires de l’établissement, jusqu’ici ses plus fermes appuis.
Oui, oui, car ils devront y aller de la forte somme…
Ah oui ! vous pouvez y compter. De toute façon, voilà le cercle rompu, et alors, voyez-vous, nous allons, chaque jour que Dieu donne, éclairer le public sur l’insuffisance du maire dans tous les domaines et sur la nécessité d’attribuer tous les postes de confiance à des libéraux.
C’est juste, mort de mon âme ! Je vois cela d’ici. Nous sommes sur le seuil d’une révolution !
Chut. (Haut.) Entrez !
Ah ! voici le docteur. Eh bien ?
Allez-y, monsieur Hovstad ! Imprimez tout !
Nous en sommes donc là ?
Hourrah !
Allez-y, vous dis-je. Oui, certes, nous en sommes-là. Mais ils seront servis à souhait. Nous aurons la guerre, monsieur Billing !
La guerre au couteau, j’espère. On leur mettra le couteau sur la gorge, docteur !
Le mémoire n’est qu’un commencement. J’ai déjà en tête la matière de quatre à cinq nouveaux articles. Où est Aslaksen ?
Ohé, Aslaksen, venez ici pour un instant
Quatre à cinq nouveaux articles, dites-vous ? Sur la même question ?
Du tout, mon ami. Il s’agit de bien autre chose. Mais le tout a sa source dans les conduites et dans le cloaque. Tout cela se tient. C’est absolument comme les vieilles bâtisses, quand on y met la pioche.
Ma foi, oui, Dieu me damne. On n’a pas fini avant d’avoir démoli tout le bataclan.
Démoli ? Vous ne songez pas à démolir l’établissement, au moins, docteur ?
Pas du tout. Ne craignez donc rien.
Non, il s’agit de tout autre chose. Eh bien ! que dites-vous de mon article, monsieur Hovstad ?
Je trouve que c’est un pur chef-d’œuvre.
N’est-ce pas ? — Allons ! j’en suis enchanté, — enchanté.
C’est si net, si bien cela. Inutile d’être du métier pour saisir le fil. Je ne crains pas de prédire que vous aurez pour vous tous les gens éclairés.
Et tous les gens réfléchis, n’est-ce pas ?
Réfléchis ou irréfléchis, — je pense que presque toute la ville sera avec vous.
Allons, je vois que nous pourrons imprimer l’article.
J’espère bien !
Il passera demain matin.
Pardieu, oui ! il n’y a pas un jour à perdre. Écoutez, monsieur Aslaksen, ce que je tenais à vous demander, c’est de vous charger vous-même du manuscrit.
Je n’y manquerai pas.
Veillez sur lui comme sur un trésor. Pas de coquilles ! Chaque mot a son importance. Je repasserai un peu plus tard. Peut-être aurez-vous une épreuve à me montrer. Vrai, je ne saurais vous dire combien j’ai soif de voir la chose imprimée, lancée.
Oui, lancée… comme une bombe !
Soumise au jugement de tous les citoyens compétents. Ah ! vous ne pouvez vous figurer par où j’ai passé aujourd’hui. On m’a menacé de tout au monde. On a voulu me dépouiller de ce qu’il y a de plus élémentaire parmi les droits de l’homme.
Comment ? Les droits de l’homme ! Vous en dépouiller !
On a voulu m’avilir, faire de moi un lâche, on m’a demandé de faire passer mes intérêts avant mes convictions les plus intimes et les plus sacrées.
Dieu me damne, c’est trop grossier à la fin !
Oh ! de ce côté-là, on peut s’attendre à tout.
Mais avec moi ils perdent leur temps. Je leleur montrerai noir sur blanc. Désormais, je m’ancre dans « le Messager » et il ne se passera pas un seul jour sans que je les enduise d’un article explosible.
Ah ça ! écoutez donc ?…
Hourrah ! on va se battre, on va se battre !
… Je leur ferai mordre la poussière, je les briserai, je raserai leurs fortifications, je les anéantirai aux yeux de tout le public honnête ! Voilà ce que je compte faire !
Oui, docteur, mais, je vous en prie, faites-le avec mesure et tempérance.
Non, non, non ! N’épargnez pas la dynamite !
… Car il ne s’agit plus seulement de conduites et de cloaques, voyez-vous. C’est toute la société qu’il faut nettoyer, désinfecter…
Enfin ! vous avez prononcé la parole magique !
Il faut, comprenez-vous, balayer tous ces bons hommes à paliatifs. Il faut les balayer de partout ! J’ai entrevu aujourd’hui des perspectives infinies. Je ne les distingue pas encore bien clairement, mais je ne tarderai pas à m’y reconnaître. Il nous faut battre les champs, mes amis, pour découvrir de jeunes et vigoureux porte-drapeaux. Il nous faut de nouveaux chefs à tous les avant-postes.
Écoutez, écoutez !
Restons unis seulement, et tout marchera à souhait. On lancera le nouvel ordre de choses comme un navire quittant le chantier. Ne croyez-vous pas ?
Pour ma part, je crois que nous avons enfin toutes les chances entre nos mains, pour donner à l’administration communale la direction qu’elle doit prendre.
Et, pour peu que nous agissions avec mesure et tempérance, je ne m’imagine pas que cela puisse être dangereux.
Qui diable se préoccupe de savoir si c’est dangereux ou non ! Ce que je fais, je le fais au nom de la vérité et pour obéir à ma conscience.
Vous êtes un homme qui méritez d’être soutenu, docteur.
Oui, c’est bien sûr. Le docteur est un véritable ami de notre ville. C’est un véritable ami de la société.
Aslaksen ! le docteur Stockmann est, Dieu me damne, un ami du peuple !
J’ai dans l’idée que la Société des Propriétaires de maisons le proclamera sous peu.
Merci, merci, mes chers, mes fidèles amis. Cela me réconforte de vous entendre parler ainsi. Ce n’est pas ainsi que m’appelait monsieur mon frère. Allons ! il me le paiera avec usure… Maintenant, il faut que j’aille voir un pauvre diable qui réclame mes soins… Encore une fois, je reviendrai. Veillez bien sur le manuscrit, monsieur Aslaksen. Et, pour tout l’or du monde, ne supprimez pas un seul point d’exclamation. Ajoutez-en plutôt deux ou trois ! C’est bien, c’est bien. Au revoir, mes amis, au revoir !
Cet homme peut nous rendre d’inappréciables services.
Oui, tant qu’il s’en tiendra à l’affaire des eaux. Mais, s’il allait plus loin, il ne ferait pas bon de le suivre.
Hem, cela dépend…
Vous êtes toujours si diantrement timoré Aslaksen.
Timoré ? Oui, quand il s’agit des gros bonnets de chez nous, je suis timoré, monsieur Billing. C’est que, je vais vous dire : l’expérience m’a enseigné bien des choses. Mais mettez-moi à la grande politique et vous verrez si j’ai peur, fût-ce du gouvernement lui-même.
Non, non, je le sais bien. Mais c’est-là, précisément, ce qu’il y a en vous de contradictoire.
Je suis un homme consciencieux, voilà tout : celui qui attaque le gouvernement ne fait, du moins, aucun tort à la société. Ces gens-là, voyez-vous, ne se soucient pas de nos attaques. On ne les déloge pas d’où ils sont, tandis que nos autorités locales, on peut les renverser et alors il peut en venir d’autres qui ne s’entendent pas aux affaires. Et il peut en résulter un tort irréparable pour les propriétaires de maisons et pour tout le monde.
Et l’autonomie, et l’éducation civique ? Qu’en faites-vous ? Y avez-vous réfléchi ?
Quand un homme a un dépôt à garder, il n’a pas le temps de réfléchir à tout, monsieur Hovstad.
Dieu me préserve, en ce cas, d’avoir jamais un dépôt à garder !
Écoutez, — écoutez !
Hem. (Indiquant du doigt le pupitre :) Ce tabouret directorial était occupé avant vous par M. Stensgaard, le préfet diocésain.
Pouah ! Ce déserteur !
Je ne suis pas une girouette — et je ne le deviendrai jamais.
Un politicien ne doit jurer de rien, monsieur Hovstad. Et vous, monsieur Billing, vous devriez, ces jours-ci, mettre un peu d’eau dans votre vin, et même beaucoup. Ne postulez-vous pas le poste de secrétaire à la mairie ?
Moi !…
Vraiment, Billing ?
Eh bien ! oui. Vous devriez bien comprendre que c’est seulement pour agacer nos grands augures.
Ma foi, cela ne me regarde pas, mais quand on m’accuse de lâcheté et de contradiction, je tiens à bien établir ceci : l’imprimeur Aslaksen a un passé politique ouvert à deux battants ; tout le monde peut y regarder. Je n’ai subi aucune transformation, voyez-vous, si ce n’est que je suis devenu plus tempérant. Mon cœur est toujours avec le peuple, mais je ne nie pas que ma raison incline un peu vers les gens au pouvoir, — je parle de nos autorités locales, bien entendu.
Ne pourrions-nous pas nous débarrasser de lui, Hovstad ?
En connaissez-vous un autre qui avance le papier et les frais d’imprimerie ?
Quelle satanée misère que de n’avoir pas de capital roulant !
Oh ! si nous en avions un…
Et si nous nous adressions au docteur Stockmann ?
Bah ! à quoi bon ? Il n’a rien.
Oui, mais il a derrière lui un homme solide, le vieux Martin Kiil, le blaireau, comme on l’appelle.
Vous êtes donc sûr qu’il ait de la fortune, celui-là ?
Je crois bien, pardi ! Et une partie de sa fortune reviendra nécessairement à la famille Stockmann. En tout cas, il ne peut manquer de doter les enfants.
Vous tablez là-dessus ?
Si je… ? — Mon Dieu non, je ne table sur rien.
Vous faites bien. Et quant à ce poste à la mairie, vous ne devriez pas y compter non plus. Je puis vous assurer — que vous ne l’aurez pas.
Vous croyez donc que je l’ignore ? Mais j’y tiens, à ne pas l’obtenir. Être ainsi évincé, cela stimule au combat. On y gagne comme un flux de bile fraîche. Et cela peut servir dans un trou comme celui-ci, où les bons stimulants sont rares.
Ah oui ! ah oui !
Patience ! Vous entendrez bientôt parler de moi ! — Et maintenant, je vais rédiger l’appel aux propriétaires de maisons.
Hem… allons-y donc… (On frappe.) Entrez ! (Pétra entre par la porte du fond, à gauche.)
Comment, c’est vous ? Vous ici ?
Oui, excusez-moi…
Vous ne voulez pas vous asseoir ?
Merci. Je viens pour un instant.
Est-ce votre père qui… ?
Non, je viens pour mon propre compte. (Elle retire un livre de la poche de son manteau.) Je vous rapporte cette nouvelle anglaise.
Pourquoi me la rendez-vous ?
Mon Dieu, parce que je ne veux pas la traduire.
Mais vous me l’aviez promis.
Oui, avant de l’avoir lue. D’ailleurs, vous ne l’avez, sans doute, pas lue vous-même ?
Non. Vous savez bien que je ne comprends pas l’anglais, mais…
Je le sais. Aussi suis-je venue vous engager à prendre autre chose. (Posant le livre sur la table.) Ceci n’est pas fait pour « le Messager ».
Pourquoi cela ?
Parce que c’est contraire à vos idées.
Oh ! quant à cela…
Vous ne me comprenez pas, je crois. Il est question là-dedans d’une Puissance surnaturelle qui se charge de ceux qu’on appelle ici-bas les bons et arrange tout pour le mieux en leur faveur, tandis que ceux qu’on appelle les méchants reçoivent leur châtiment.
Mais je n’y vois rien à redire. C’est l’aliment que le peuple demande.
Est-ce à vous de le lui servir ? Vous ne pensez pas le premier mot de tout cela. Vous savez bien que les choses ne se passent pas ainsi en réalité.
Vous avez parfaitement raison. Mais un rédacteur de journal ne peut pas toujours faire ce qu’il voudrait. Il doit parfois s’incliner devant l’opinion populaire dans les choses de moindre importance. Ce qu’il y a de plus important au monde c’est la politique, — du moins pour un journal. Si je veux avoir le peuple avec moi et le conduire à la liberté et au progrès, je ne dois pas l’effaroucher. S’ils trouvent un conte moral de cette espèce au rez-de-chaussée, ils monteront plus volontiers au premier. Ils se sentiront, en quelque sorte, plus à l’aise.
Fi ! Vous ne voudriez pas tendre de tels pièges à vos lecteurs. Vous n’êtes pas une araignée qui guette sa proie.
Merci de la bonne opinion que vous avez de moi. Eh bien ! oui, ce sont là les idées de Billing et non les miennes.
Les idées de Billing ?
Certainement. C’est du moins ce qu’il débitait un de ces jours. Aussi bien est-ce Billing qui tenait si vivement à insérer cette nouvelle. Puisque je ne connais pas le livre !
Mais comment Billing, avec ses larges opinions… ?
Oh ! Billing est un être complexe. Ainsi, j’entends dire qu’il postule actuellement la place de secrétaire à la mairie.
Je n’en crois rien, Hovstad. Comment pourrait-il se plier à tout ce qu’exige un tel emploi ?
Ma foi, demandez-le-lui.
Je n’aurais jamais cru cela de Billing.
Vraiment ? Cela vous surprend-il à ce point ?
Oui. Ou peut-être pas tout à fait. Mon Dieu, au fond
Nous ne valons pas grand’chose, Mademoiselle, nous autres, journalistes.
Ce que vous dites-là, le pensez-vous ?
Quelquefois.
Tant que vous ne faites que vous chamailler, selon votre ordinaire, je le veux bien. Mais aujourd’hui que vous défendez une grande cause…
Celle de votre père, n’est-ce pas ?
Oui. Il me semble que vous devez sentir votre valeur, votre supériorité sur le commun des hommes.
Oui, aujourd’hui, j’ai bien un peu ce sentiment.
Il me semble, en effet… Ah ! vous avez suivi une superbe vocation : frayer la voie aux vérités méconnues, aux idées neuves et hardies ! Et ne fût-ce que le courage de vous mettre en avant pour défendre un homme injustement traité…
Surtout quand cet homme est votre père… hem… je ne sais comment…
Vous voulez dire quand c’est un homme comme mon père, la droiture et l’honneur même ?
Quand cet homme est votre père, ai-je dit.
C’est donc là ce qui…
Oui, Pétra… mademoiselle Pétra…
C’est donc là ce qui vous préoccupe avant tout ? Ce n’est pas la cause elle-même ? Ce n’est pas la vérité ? Ce n’est pas le grand cœur généreux de mon père ?
Mais si, mais si, naturellement.
Allons donc ! Vous en avez trop dit, Hovstad, Maintenant je ne vous croirai jamais plus en rien.
Pouvez-vous vraiment m’en vouloir tant que cela de vous faire passer avant tout le reste ?
Ce qui me fâche contre vous c’est que vous avez manqué de droiture envers mon père. Vous lui avez fait croire que c’est la vérité et le bien public qui vous tenaient à cœur avant tout. Vous avez trompé mon père et vous m’avez trompée moi-même. Vous n’êtes pas l’homme pour qui vous vous faisiez passer. Et cela, je ne le vous pardonnerai jamais… jamais !
Vous devriez me parler moins durement, mademoiselle Pétra, surtout en ce moment.
Pourquoi surtout en ce moment ?
Parce que votre père ne peut se passer de mon appui.
Voilà donc quelle espèce d’homme vous êtes ? Pouah !
Non, non, vous vous trompez, cela m’a pris comme cela, tout à coup. Ne croyez pas…
Je sais ce que je dois croire. Adieu.
Non d’un nom, monsieur Hovstad… (Apercevant Pétra :) Aïe ! cela tombe mal.
Ainsi, je vous laisse le livre : vous pouvez le donner à quelqu’un d’autre.
Mais, Mademoiselle…
Adieu.
Écoutez, monsieur Hovstad !
Quoi ? qu’y a-t-il ?
Le maire est là, dans l’imprimerie.
Vous dites ? Le maire ?
Oui, il demande à vous parler. Il est entré par la porte de derrière, — pour ne pas être vu, vous comprenez.
Qu’est-ce que cela signifie ? Non, attendez. J’y vais moi-même…
Soyez aux aguets, Aslaksen, pour que personne…
Compris.
Vous ne vous attendiez pas à me voir ici, monsieur Hovstad ?
Non, je l’avoue.
Vous êtes bien installé. C’est gentil, ici.
Oh !…
Et moi qui viens ainsi, sans plus de façon, vous prendre votre temps.
Je vous en prie, monsieur le maire… Je suis à votre service. Mais permettez-moi d’abord de vous débarrasser. Il pose la casquette et la canne du maire sur une chaise.) Veuillez donc prendre place, monsieur le maire.
La journée a été vraiment bien ennuyeuse pour moi, monsieur Hovstad.
En vérité, monsieur le maire. C’est que vous êtes surchargé de besogne et…
L’ennui dont je parle m’est causé par le médecin de l’établissement.
Tiens, tiens. Par le docteur ?
Il a présenté à l’administration des bains une sorte de rapport sur de prétendues défectuosités.
Oh ! vraiment ?
Il ne vous en a donc pas parlé… ? Je croyais, d’après ce qu’il m’a dit…
Ah oui !… c’est vrai, il a laissé tomber quelques mots…
Il me faudrait le manuscrit…
Hem… Ne voyez-vous pas qu’il est sur le pupitre ?
Ah oui !
Eh tiens ! le voici justement.
C’est l’article du docteur, monsieur le maire.
C’est donc de cela que vous voulez parler ?
Oui, c’est bien de cela. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas expert en la matière, et n’ai fait que le parcourir.
Mais vous l’insérez.
Je ne puis guère refuser à un homme comme…
Je n’ai rien à dire dans le journal, monsieur le maire…
Bien entendu.
Je ne fais qu’imprimer ce qu’on me passe.
C’est tout à fait correct.
Aussi dois-je…
Non, attendez un peu, monsieur Aslaksen. Vous permettez, monsieur Hovstad…
Comment donc ! monsieur le maire.
Vous êtes un homme sensé et réfléchi, monsieur Aslaksen.
Je me réjouis de vous l’entendre dire, monsieur le maire.
Et vous avez de l’influence sur la masse.
Sur les petites gens, oui.
Les petits contribuables sont les plus nombreux, ici comme ailleurs.
C’est juste.
Et je ne doute pas que vous connaissiez les dispositions qui règnent chez la plupart d’entre eux.
Pour cela, j’ose dire que oui, monsieur le maire.
Allons, c’est bien, — puisqu’il y a tant d’esprit de sacrifice chez les citoyens les moins fortunés de notre ville…
Comment cela ?
D’esprit de sacrifice ?
C’est un beau trait d’esprit public, un très beau trait. J’allais dire que je ne m’y attendais pas. Mais vous connaissez les dispositions locales mieux que moi.
Mais, monsieur le maire…
Et ce ne sont pas de petits sacrifices que la ville aura à supporter.
La ville ?
Mais je ne comprends pas… C’est l’établissement…
D’après un devis provisoire, les modifications que le médecin des eaux juge désirables se monteront à deux cent mille couronnes environ.
C’est beaucoup d’argent, mais…
Nous devrons, bien entendu, procéder à un emprunt communal.
Il ne peut pourtant pas être question de faire supporter par la ville… ?
On puiserait dans la caisse municipale ? Dans les pauvres poches des petites gens ?
Mais, mon cher monsieur Aslaksen, où voulez-vous que nous prenions les moyens nécessaires ?
C’est à messieurs les propriétaires de l’établissement de les fournir.
Les propriétaires de l’établissement ne sont pas en état de débourser plus qu’ils ne l’ont déjà fait.
Est-ce bien sûr, tout cela, monsieur le maire ?
Je m’en suis assuré. Si l’on tient à tous ces frais, il faut que la ville les supporte elle-même.
Mais, Dieu me damne, — excusez-moi ! — c’est là une tout autre affaire, monsieur Hovstad !
En effet.
Et ce qu’il y a de plus fatal c’est que nous devrons fermer l’établissement pour une couple d’années.
Fermer ? Entièrement fermer ?
Pour deux ans !
Oui, c’est, au bas mot, ce que dureront les travaux.
Mais, Dieu me confonde, nous n’y tiendrons pas, monsieur le maire ! Et de quoi vivrons-nous pendant ce temps, nous autres, propriétaires de maisons ?
Hélas ! monsieur Aslaksen, je ne sais que vous répondre. Mais que voulez-vous que nous fassions ? Croyez-vous qu’il nous viendra un seul baigneur après qu’on se sera amusé à leur faire croire que nos eaux sont gâtées, que nous vivons sur un terrain pestilentiel, que toute la ville est…
Et tout cela n’est qu’une imagination ?
Avec la meilleure volonté du monde, je n’ai pu constater autre chose.
Mais alors le docteur Stockmann est vraiment inexcusable ; — je vous demande pardon, monsieur le maire, mais…
Vous ne dites là qu’une triste vérité, monsieur Aslaksen. Mon frère n’a malheureusement été toute sa vie qu’un étourdi.
Et vous voulez l’appuyer dans une telle affaire, monsieur Hovstad ?
Mais aussi qui pouvait s’attendre à…
J’ai rédigé un court exposé de la situation telle qu’elle se présente à qui l’envisage sainement. J’y ai même indiqué sommairement la façon de parer aux inconvénients possibles sans dépasser les ressources dont dispose la caisse de rétablissement.
Avez-vous l’article sur vous, monsieur le maire ?
Oui, je l’ai apporté pour le cas où vous…
Mille tonnerres, le voici !
Qui, cela ? Mon frère ?
Où cela ? Où cela ?
Il traverse l’imprimerie.
C’est une fatalité. Je ne voudrais guère le rencontrer ici et j’aurais encore besoin de vous parler.
Entrez là et attendez un peu.
Mais ?..
Vous n’y trouverez que Billing.
Vite, vite, monsieur le maire. Le voici qui vient.
Allons, c’est bien. Mais tâchez qu’il ne reste pas trop longtemps.
Feignez une occupation quelconque, Aslaksen.
C’est encore moi.
Déjà de retour, monsieur le docteur. Dépêchez-vous, Aslaksen. L’affaire presse et nous n’avons pas beaucoup de temps.
Il n’y a pas encore d’épreuves prêtes, me dit-on.
Vous n’y pensez pas, docteur.
Non, non. Mais vous comprenez mon impatience. Je n’aurai de repos que lorsque j’aurai vu la chose imprimée.
Hem… Cela durera encore quelque temps. N’est-ce pas, Aslaksen ?
J’en ai grand’peur.
C’est bien, c’est bien, mes chers amis. Je repasserai donc, je reviendrai deux fois, s’il le faut. Une si grande cause ! Le salut de la ville ! Ce n’est pas le moment de faire le paresseux. (Il va partir, mais s’arrête subitement et revient en arrière.) Attendez ! J’ai encore quelque chose à vous dire.
Excusez-moi, monsieur le docteur, mais ne pourriez-vous pas remettre…
C’est dit en deux mots. Voici l’affaire : si l’on apprend, en lisant demain mon article, que j’ai passé l’hiver à travailler en silence pour le bien de la ville…
Mais, docteur…
Je sais ce que vous voulez dire. Je n’ai fait que mon satané devoir, mon devoir de bon citoyen. Eh ! ma foi, je le sais aussi bien que vous. Mais mes concitoyens, comprenez-vous… Eh oui ! tous ces braves gens qui m’aiment tant…
Oui, monsieur le docteur, on vous aimait bien dans la ville jusqu’à ce jour.
Oui, et voilà précisément ce qui me fait craindre… Enfin, voici ce que je veux dire : quand on aura entendu, — surtout dans les classes les moins aisées, cet avertissement salutaire, cette exhortation à prendre désormais les affaires de la ville dans ses propres mains…
Hem, monsieur le docteur, je ne vous cacherai pas…
Ah ! ah ! j’avais bien deviné qu’il se tramait quelque chose ! Mais’je ne veux pas en entendre parler. Si l’on fait vraiment quelques préparatifs…
Que voulez-vous dire ?
Eh bien ! oui, si l’on se prépare à manifester d’une façon ou d’une autre, — défilé, dîner, souscription pour un cadeau quelconque, — que sais-je, promettez-moi solennellement de mettre cela à néant. Et vous aussi, monsieur Aslaksen ; vous entendez !
Pardon, monsieur le docteur ; il faut enfin que nous vous disions une bonne fois la pure vérité. (Mme Stockmann, en toilette de promenade, entre par la porte du fond, à gauche.)
J’en étais sûre !
Eh ! voici maintenant madame Stockmann ?
Que diable viens-tu faire ici, Catherine ?
Tu peux bien te douter de ce que je viens faire.
Voulez-vous prendre place ? Ou peut-être…
Merci. Ne vous donnez pas la peine… Et ne m’en veuillez pas si je viens chercher Stockmann. C’est que je suis mère de trois enfants, savez-vous !
C’est bien, c’est bien. Nous savons cela.
Ah bien ! on ne se douterait pas, aujourd’hui, que tu te souviennes de ta femme et de tes enfants. Autrement, tu ne ferais pas tout ce qu’il faut pour nous perdre tous, tant que nous sommes.
Ah ça ! tu es folle, Catherine. Parce qu’un homme a femme et enfants, il n’aurait donc plus le droit de proclamer la vérité, — le droit de se montrer bon citoyen, — le droit de servir la ville où il demeure !
Il y a mesure à tout, Thomas.
C’est ce que je dis. Mesure et tempérance.
Et voilà pourquoi, monsieur Hovstad, vous agissez mal envers nous en détournant mon mari de sa famille et de son foyer pour l’entraîner à toutes ces histoires.
Je vous assure que je n’entraîne personne à…
M’entraîner ! Crois-tu donc que je me laisse entraîner ?
Oui, certes. Je sais bien que tu es l’homme le plus intelligent de la ville ; mais tu es si facile à entraîner, Thomas. (À Hovstad.) Savez-vous seulement qu’il perdra son poste si vous publiez ce qu’il a écrit ?
Que dites-vous là ?
Ah ! ma foi, monsieur le docteur…
Ah, ah, ah ! qu’ils essaient un peu ! — Non, tu sais, ils s’en garderont bien. Car derrière moi, vois-tu, j’ai la majorité compacte.
C’est bien là le malheur, que tu aies une si vilaine chose derrière toi.
Ta, ta, ta, Catherine, — retourne chez toi, soigne ta maison et laisse-moi soigner la société. Comment peux-tu avoir peur quand je suis si Confiant et si joyeux ? (Il arpente la chambre en se frottant les mains.) Eh ! sois-en sûre, la vérité et le peuple gagneront la bataille. Oh ! je vois déjà toute la bourgeoisie libérale serrer ses rangs et marcher à la victoire ! — (Il s’arrête subitement devant une chaise.) Mais… mais que diantre est-ce donc là ?
Aïe !
Hem…
J’ai vu cela à la tête du pouvoir.,
La casquette du maire !
Et voici le bâton du commandement. De par tous les diables, qu’est-ce que cela… ?
Allons, puisqu’il faut…
Ah ! je comprends, il est venu vous entortiller ! Ah, ah, ah ! il est bien tombé ! Et, en m’apercevant dans l’imprimerie… (Il éclate de rire.) Il s’est sauvé, monsieur Aslaksen ?
Ma foi, oui, il s’est sauvé, monsieur le docteur.
Il s’est sauvé en abandonnant sa canne et… Quelle sottise ! Pierre ne se sauve pas et n’abandonne rien. Mais que diable avez-vous fait de lui ? Ah ! pardi, il doit être là dedans. Attends un peu, Catherine, tu vas voir.
Thomas… je t’en prie… !
Prenez garde, monsieur le docteur !
Que veut dire cette farce ?
Respect devant moi, mon bon Pierre. C’est moi maintenant qui suis l’autorité.
Voyons, Thomas !
Rends-moi ma casquette et ma canne !
Si tu es préfet de police, je suis préfet de la ville, je suis le maître dans toute la cité, entends-tu !
Ôte la casquette, te dis-je. N’oublie pas que c’est une casquette d’uniforme, protégée par les règlements !
Zut ! crois-tu donc que le lion populaire ait peur des casquettes d’uniforme. Il se réveille, sache-le bien, et demain nous faisons une révolution. Ah ! tu menaçais de me destituer ! C’est moi qui te destituerai, — je te destituerai de tous les postes de confiance. — Crois-tu que cela me soit impossible. Allons donc ! J’ai pour moi les forces sociales triomphantes. Hovstad et Billing tonneront dans « le Messager » et l’imprimeur Aslaksen marchera à la tête de toute l’association des propriétaires de maisons.
C’est ce que je ne ferai pas, monsieur le docteur.
Mais si, vous le ferez…
Tiens, peut-être bien que monsieur Hovstad préfère tout de même se mettre du côté de l’agitation.
Non, monsieur le maire.
Non, monsieur Hovstad n’est pas assez fou pour se ruiner et pour ruiner la feuille à propos d’une pure imagination.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Vous avez présenté l’affaire sous un faux jour, monsieur le docteur, et je ne puis vous accorder mon appui.
Non, après ce que monsieur le maire a bien voulu me raconter dans l’autre chambre…
C’est faux ! Laissez-moi faire. Publiez seulement mon article et je serai homme à le défendre.
Je ne le publierai pas. Je ne peux pas, je ne veux pas et je n’ose pas le publier.
Vous n’osez pas ? Quel est ce propos ? N’êtes-vous pas Directeur ? Et ce sont les directeurs, si je ne me trompe, qui dirigent la presse !
Non, monsieur le docteur, ce sont les abonnés.
Heureusement.
C’est l’opinion publique, c’est le public éclairé, propriétaires de maisons et autres, ce sont eux qui dirigent les journaux.
Et toutes ces puissances, je les ai contre moi.
Oui, Monsieur. Si votre article paraissait, ce serait une vraie ruine pour notre bourgeoisie.
Vraiment…
Ma casquette et ma canne !
Ton pouvoir de maire a eu une brusque fin.
Tout n’est pas encore fini, (À Hovstad :) Ainsi, vous ne pouvez décidément pas publier mon article dans « le Messager » ?
Cela m’est tout à fait impossible, ne fût-ce que par égard pour votre famille.
Oh ! vous n’avez pas à vous préoccuper de notre famille, monsieur Hovstad.
Il suffira, pour éclairer le public, que ceci paraisse. C’est un exposé authentique. Voulez-vous le prendre ?
C’est bien. On l’insérera.
Mais pas le mien. On croit pouvoir étouffer ma voix et celle de la vérité ! Mais ce n’est pas si facile à faire que vous le croyez. M. Aslaksen, faites-moi le plaisir de prendre immédiatement mon manuscrit et de l’imprimera part et à mes frais. Je l’édite moi-même. Tirez-le à quatre cents, non, à cinq cents, à six cents exemplaires.
Pour tout l’or du monde, je ne prêterai pas mes presses à un tel écrit, monsieur le docteur. Je tiens trop à l’opinion publique. Vous ne trouverez à imprimer cela nulle part dans toute la ville.
Alors, rendez-le moi.
Le voici.
Il paraîtra, quoiqu’il arrive. Je le lirai devant une grande assemblée populaire. Il faut que tous mes concitoyens entendent la voix de la vérité !
Pas une société ne te louera son local pour un tel usage.
Pas une seule, j’en suis absolument sûr.
Dieu me damne s’il s’en trouve une !
Ce serait, par trop honteux, à la fin ! Mais pourquoi se mettent-ils donc tous contre toi, tous ces hommes ?
Je vais te le dire : c’est parce que, dans cette ville, il n’y a pas d’hommes, il n’y a que des bonnes femmes comme toi, qui ne pensent qu’à leurs familles et pas du tout à la communauté.
Je leur montrerai, en ce cas, qu’une… bonne femme peut quelquefois valoir un homme. Maintenant, je suis avec toi, Thomas !
Bien dit, Catherine ! je veux être damné si mon rapport n’arrive pas quand même à la publicité ! Si je ne trouve pas de local à louer, je louerai un tambour et je parcourrai la ville en lisant la chose à tous les coins de rue.
Tu n’es pas encore fou à ce point !
Que si !
Vous ne trouverez pas un seul homme dans toute la ville pour vous accompagner.
Le diable m’emporte si vous en trouvez un !
Ne te rends pas. Thomas ! Je prierai les garçons de t’accompagner.
C’est une superbe idée !
Martin sera enchanté de le faire. Et Eilif te suivra bien, lui aussi.
Et Pétra donc ! Et toi-même, Catherine !
Non, non, pas moi. Mais je serai à la fenêtre et je te regarderai. Je te le promets.
Merci ! Et maintenant, nous allons nous mesurer. Ah ! mes bons messieurs ! Nous allons voir si la pleutrerie aura le pouvoir de fermer la bouche à un patriote qui veut purifier la société !
Il a fini par la rendre folle, elle aussi.