Un nez pour le roi

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Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 285-293).

UN NEZ POUR LE ROI
(A Nose for the King)

À l’aube paisible de la Corée, au temps où par sa tranquillité ce pays méritait vraiment son ancien nom de « Chosen »[1] vivait un politicien nommé Yi-Chin-Ho.

Cet homme de talent ne valait pas moins, peut-être, que tous les politiciens du monde : mais à la différence de ses frères des autres nations, Yi-Chin-Ho se morfondait en prison.

Non que par mégarde il eût détourné les deniers publics ; mais par mégarde il en avait détourné trop. L’excès en tout est déplorable, même en matière d’exaction, et les excès de Yi-Chin-Ho l’avaient conduit à cette mauvaise passe.

Il devait au gouvernement trente mille yens et attendait en prison sa condamnation à mort. La situation comportait un unique avantage : il avait largement le temps de réfléchir. Après avoir bien réfléchi, il appela le geôlier.

— Homme de parfaite dignité, tu vois devant toi un homme parfaitement misérable, commença-t-il. Cependant tout irait bien pour moi si seulement tu consentais à me laisser sortir une toute petite heure cette nuit. Et tout ira bien également pour toi, car je veillerai à ton avancement au cours des années, jusqu’à ce que tu sois nommé directeur de toutes les prisons de Chosen.

— Qu’est-ce qui te prend ? demanda le geôlier, et que signifie cette folie ? Te laisser sortir une petite heure, toi qui attends qu’on vienne te couper le cou ! Et tu oses le demander à moi, chargé d’une mère âgée et fort respectable, sans parler d’une épouse et plusieurs enfants en bas âge ! La peste soit d’un coquin de la sorte !

— Depuis la Cité sainte jusqu’aux Huit Côtes il n’existe aucun endroit où je puisse me cacher, répondit Yi-Chin-Ho. Je suis un homme intelligent, mais ici, en prison, à quoi me sert mon intelligence ? Une fois libre, je sais parfaitement où trouver l’argent pour le rendre au gouvernement. Je connais un nez qui me tirera de toutes mes difficultés.

— Un nez ? s’écria le geôlier.

— Un nez ! confirma Yi-Chin-Ho. Un remarquable nez, si je puis m’exprimer ainsi ! un nez tout à fait digne de remarque et que j’ai remarqué.

Le geôlier leva les mains de désespoir.

— Ah ! quel farceur ! Quel loustic tu fais ! fit-il en s’esclaffant. Et dire qu’une tête si admirable doit aboutir au billot !

Ce disant, il tourna les talons et s’éloigna. Mais tendre malgré tout de cœur et de cervelle, au plus profond de la nuit il laissa sortir Yi-Chin-Ho. Celui-ci alla au palais du gouverneur, le trouva seul dans son lit et le secoua.

— Voici Yi-Chin-Ho où je ne suis plus le gouverneur ! s’écria ce personnage. Que fais-tu ici alors que tu devrais être en prison à attendre le bourreau ?

— Je prie Votre Excellence de vouloir bien m’écouter, dit Yi-Chin-Ho en s’accroupissant sur ses jarrets près du lit et en allumant sa pipe à la boîte à feu. Un homme mort est sans valeur. Je suis, il est vrai, comme si j’étais mort, sans valeur pour le gouvernement et pour Votre Excellence autant que pour moi-même. Mais si, pour ainsi dire, Votre Excellence voulait me rendre la liberté…

— Impossible ! s’écria le gouverneur. D’ailleurs, tu es condamné à mort.

— Votre Excellence sait pertinemment que si je pouvais rembourser les trente mille chapelets de monnaie, le gouvernement m’absoudrait, continua Yi-Chin-Ho. Aussi, comme j’allais le demander à Votre Excellence, si Elle consentait à m’accorder la liberté pour quelques jours, en ma qualité d’homme intelligent, je rembourserais l’État et serais en posture de rendre service à Votre Excellence. Oui, je pourrais rendre de signalés services à Votre Excellence.

— As-tu un plan qui te permette de te procurer de l’argent ?

— Oui, déclara Yi-Chin-Ho.

— Eh bien, reviens me l’expliquer la nuit prochaine. Pour le moment, j’ai envie de dormir, dit le gouverneur, reprenant son ronflement au point où il avait été interrompu.

La nuit suivante, ayant obtenu une nouvelle permission du geôlier, Yi-Chin-Ho vint reprendre sa place au chevet du gouverneur.

— Est-ce toi, Yi-Chin-Ho ? demanda le haut fonctionnaire. As-tu le plan ?

— C’est moi, Votre Excellence, répondit Yi-Chin-Ho, et voici le plan.

— Parle ! ordonna le gouverneur.

— Voici le plan, répéta Yi-Chin-Ho. Je le tiens dans ma main.

Le gouverneur se mit sur son séant et se frotta les yeux.

Yi-Chin-Ho lui tendit une feuille de papier, que le gouverneur approcha de la lumière.

— Ce n’est qu’un nez, dit-il.

— Un nez un peu pincé, tenez, ici et là, Votre Excellence.

— Un peu pincé par-ci par-là, comme tu dis.

— Et néanmoins ce nez un peu pincé, de-ci, de-là, est un nez épais, tenez, là tout au bout, continua Yi-Chin-Ho. Votre Excellence pourrait chercher longtemps un nez pareil sans le trouver.

— Un nez pas ordinaire, en effet, concéda le gouverneur.

— Avec une verrue dessus, fit remarquer Yi-Chin-Ho.

— Un nez peu commun, dit le gouverneur, un nez comme je n’en ai jamais vu. Mais que comptes-tu en faire, Yi-Chin-Ho ?

— Je le cherche comme moyen de restituer l’argent au gouvernement. Je le cherche pour rendre service à Votre Excellence, et je le cherche pour sauver ma pauvre tête indigne. Je cherche, en outre, à obtenir de Votre Excellence qu’Elle ait la bonté d’apposer son sceau sur ce portrait d’un nez.

Le gouverneur, en riant, apposa sur la feuille le sceau de l’État, et Yi-Chin-Ho prit congé de lui.

Pendant un mois et un jour il suivit la Voie royale menant aux rives de la mer Occidentale ; et là, certain soir, à la porte de la plus riche maison d’une cité florissante, il heurta à grands coups de marteau.

— Je ne veux voir personne autre que le maître de la maison, déclara-t-il fièrement aux serviteurs effrayés. Je voyage pour affaire du roi !

Il fut conduit aussitôt à une chambre où le maître de la maison, éveillé de son sommeil et clignotant des yeux, fut amené devant lui.

— Tu es Pak-Choung-Chang, principal citoyen de cette ville, dit Yi-Chin-Ho de son ton le plus sévère. Je viens ici pour affaire royale.

Pak-Choung-Chang se mit à trembler, sachant que les affaires royales sont toujours redoutables. Ses genoux s’entrechoquèrent, et il faillit s’affaisser sur le sol.

— L’heure est tardive, remarqua-t-il en frissonnant. Ne vaudrait-il pas mieux…

— Une affaire du roi n’attend jamais ! tonna Yi-Chin-Ho. Viens avec moi quelque part où nous soyons seuls, et vivement. C’est d’une affaire importante que je dois m’entretenir avec toi. Une affaire royale ! ajouta-t-il d’un air encore plus terrible, si bien que la pipe en argent de Pak-Choung-Chang, échappant à ses doigts débiles, résonna sur le plancher.

— Sache donc, prononça Yi-Chin-Ho quand ils se furent retirés à l’écart, que le roi est affligé d’une maladie, d’une terrible maladie. Son médecin privé, n’ayant pu réussir à le guérir, a eu la tête tranchée, ni plus ni moins. Des huit provinces sont venus de nombreux médecins pour soigner le monarque. Dans une savante consultation, ces personnages ont décidé qu’il n’y aurait d’autre remède à la maladie du roi qu’un nez, un nez d’un certain genre, d’une espèce nasale toute particulière.

« Alors je fus appelé par un personnage non moindre que le premier ministre de Sa Majesté. Il me mit dans la main un papier sur lequel les médecins des huit provinces avaient dessiné un nez d’une espèce très rare, dessin certifié authentique par le sceau de l’État.

« – Va, me dit Son Excellence le Premier Ministre. Va chercher cet appendice nasal, car la maladie du roi est pénible. Et n’importe où tu rencontreras ce nez-là sur une figure humaine, coupe-le tout de suite et apporte-le en toute hâte à la cour, car il faut que le roi soit guéri. Va, et ne reviens pas sans avoir réussi dans ta recherche.

« Là-dessus je me suis mis en quête, déclara Yi-Chin-Ho. J’ai parcouru les recoins les plus lointains du royaume, foulé les huit grandes routes, fouillé les huit provinces et exploré les mers des huit côtes. Et me voici ! »

Avec beaucoup d’ostentation il tira un papier de sa ceinture, le déroula avec force froissements et craquements, et le présenta à l’inspection de Pak-Choung-Chang.

Celui-ci regarda le dessin avec des yeux qui lui sortaient de la tête.

— Je n’ai jamais, vu un nez de ce genre… commença-t-il.

— Il y a une verrue dessus, fit remarquer Yi-Chin-Ho.

— Je n’ai jamais vu… répéta Pak-Choung-Chang.

— Amène ton père devant moi, interrompit sévèrement Yi-Chin-Ho.

— Mon très vieux et très vénérable père est en train de dormir, objecta Pak-Choung-Chang.

— Pourquoi dissimuler ? demanda Yi-Chin-Ho. Tu sais pertinemment que c’est là le nez de ton père. Amène-le devant moi, que je puisse le lui couper et m’en aller. Dépêche-toi, si tu ne veux pas que je fasse sur ton compte un rapport défavorable.

— Pitié ! s’écria Pak-Choung-Chang en tombant à genoux. C’est impossible ! impossible ! Vous ne pouvez pas couper le nez à mon père ! Il ne peut pas descendre au tombeau sans son nez ! Il deviendra un objet de raillerie, un sujet de risée, et mes jours et mes nuits se rempliront de douleur. Oh ! réfléchissez ! Dites que vous n’avez rencontré aucun nez de ce modèle dans vos pérégrinations. Vous aussi, vous avez un père !

Pak-Choung-Chang, après avoir embrassé les genoux de Yi-Ching-Ho, en était venu à pleurer sur ses sandales.

— Tes pleurs m’adoucissent étrangement le cœur, dit Yi-Chin-Ho. Moi aussi, je pratique la pitié filiale et respecte mon père. Mais…

Il hésita, puis ajouta comme s’il pensait tout haut :

— C’est au prix de ma tête !

— À combien estimez-vous le prix de votre tête ? demanda Pak-Choung-Chang à voix basse et discrète.

— C’est une tête qui n’a rien de remarquable, minauda Yi-Chin-Ho. Une tête absurdement banale. Mais je suis tellement bête que je ne l’évalue à rien moins qu’à cent mille yens !

— Affaire conclue ! trancha Pak-Choung-Chang en se relevant.

— J’aurai besoin de chevaux pour transporter le trésor, dit Yi-Chin-Ho, et d’hommes pour le garder pendant la traversée des montagnes. Il y a des voleurs en liberté dans ce pays.

— Il y a des voleurs en liberté dans ce pays, c’est vrai, répéta Pak-Choung avec mélancolie. Mais il en sera selon vos désirs, pourvu que le nez de mon vieux et très vénérable père demeure à sa place assignée.

— Ne parle à personne de cet incident, recommanda Yi-Chin-Ho, sans quoi d’autres serviteurs plus loyaux que moi pourraient être envoyés pour couper le nez à ton père.

Et voilà comment Yi-Chin-Ho se mit en route à travers les montagnes, léger de cœur et chantant gaiement en écoutant les sonnailles de ses chevaux chargés d’or.

Il ne reste pas grand-chose à ajouter.

Yi-Chin-Ho prospéra au cours des années. Grâce à ses efforts, le geôlier finit par obtenir le poste de directeur en chef des prisons de Chosen ; le gouverneur, à la longue, s’en alla dans la Cité Sainte pour remplir Ses fonctions de Premier ministre du roi.

Mais Pak-Choung-Chang tomba dans la mélancolie : à dater de ce jour il hochait tristement la tête, et ses yeux se remplissaient de larmes, chaque fois qu’il regardait le nez dispendieux de son très vieux et très vénérable père.

  1. Chosen en anglais ; choisi.