Une aventure dans les airs

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Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 241-250).

UNE AVENTURE DANS LES AIRS
(An Adventure in the Upper Sea)

Je suis un ancien capitaine des airs.

C’est-à-dire qu’au temps de ma jeunesse — laquelle n’est pas très éloignée — je naviguais en qualité d’aéronaute dans cet océan qui nous entoure et s’étend au-dessus de nos têtes. Bien entendu, cette profession comporte des risques et, cela va de soi, elle m’a procuré de nombreuses aventures dont je vais vous narrer la plus émouvante.

C’était avant l’époque où j’adoptai les ballons gonflés à l’hydrogène, entièrement de soie enduits, doublés, bordés, etc. et destinés non plus à des ascensions d’une heure, mais à des voyages de plusieurs jours.

J’employais alors pour mes ascensions le Petit Nassau, ainsi baptisé en souvenir du Grand Nassau son ancêtre.

C’était un ballon à air chaud, genre montgolfière, de belles dimensions, mais formé d’une seule épaisseur de toile capable de tenir environ une heure en l’air et d’atteindre une altitude de seize cents mètres au moins. Il faisait mon affaire, car j’exécutais alors des descentes de huits cents mètres en parachute dans les parcs d’attractions et les foires de province.

Je me trouvais à Oakland, en Californie, où une Compagnie de tramways urbains m’avait engagé pour la saison d’été. Cette compagnie possédait un vaste terrain aux portes de la ville et il était de son intérêt d’y installer quelques attractions afin d’attirer sur ses lignes les citadins désireux de respirer une bouffée d’air pur. Mon contrat prévoyait deux ascensions par semaine. Les gens goûtaient fort ce genre de spectacle, car ces jours-là la recette montait considérablement.

Pour vous permettre de comprendre mon histoire, je vais vous donner quelques explications sur les caractéristiques du ballon à air chaud employé pour les descentes en parachute. Si vous avez assisté à une de ces performances, vous vous rappelez sans doute que, aussitôt le parachute détaché, le ballon se retourne, la fumée et l’air chaud qui le gonflaient s’en échappent, il s’aplatit, tombe verticalement et atteint le sol avant le parachute. Ainsi il n’est point besoin de poursuivre le gros sac abandonné de son passager à travers des kilomètres de campagne : on gagne du temps et même on s’épargne des tracas.

Ce renversement s’obtient en attachant au sommet du ballon une longue corde, lestée à sa partie inférieure. Le parachutiste, assis sur son trapèze, est suspendu au-dessous du ballon et, par son poids, le maintient vertical. Mais quand il lâche prise, le poids du lest agit sur le sommet de l’enveloppe : le bas, où se trouve l’ouverture, se retourne instantanément vers le ciel en laissant échapper l’air chaud. Sur le Petit Nassau j’employais un sac de sable pour lester la corde.

Ce jour-là la foule était encore plus nombreuse que d’ordinaire et la police avait fort à faire pour la contenir. Il se produisait des bousculades et les cordes menaçaient de se rompre sous la pression des hommes, des femmes et des enfants. En sortant du vestiaire, je remarquai deux jeunes filles de quatorze et seize ans environ qui tenaient par la main un gamin d’une dizaine d’années. L’enfant avait franchi la corde de l’enceinte et essayait de leur échapper. Il se débattait, à moitié exalté et à moitié riant. Sur le moment, je ne vis là qu’un jeu d’enfant, mais par la suite cette scène se précisa dans mon esprit.

— Fais dégager la foule, George ! dis-je à mon aide. Nous n’avons pas besoin d’accidents.

— Compte sur moi, Charley, me répondit-il.

George Guppy m’avait assisté dans une longue série d’ascensions et, en raison de son sang-froid, de son esprit de décision et de son dévouement absolue, j’en étais arrivé à remettre ma vie entre ses mains avec la plus entière confiance.

Son rôle principal consistait à surveiller le gonflement du ballon et à vérifier que tout dans l’agencement du parachute fût en état de fonctionnement parfait.

Le Petit Nassau, déjà gonflé, tendait les cordes qui le retenaient. Le parachute gisait étalé sur le gazon, au-dessous du trapèze. J’enlevai mon pardessus, me mis en place et donnai le signal du « Lâchez tout ! ».

Comme vous ne l’ignorez pas, la perte de contact avec la terre est très brusque : cette fois le ballon, aussitôt qu’il eut pris le vent, s’inclina violemment et mit plus de temps que de coutume à se redresser. Je jetai les yeux en bas sur le spectacle familier du monde que je quittais. J’aperçus des milliers de gens, la tête levée et silencieux. Et ce silence me frappa. Je connais les foules et le moment était venu pour celle-ci de reprendre son souffle. Sa première surprise passée, et de pousser une acclamation. Mais pas un battement de mains, pas un cri d’encouragement… le silence. En revanche, claire et distincte comme un son de cloche, sans le moindre tremblement d’émotion, me parvint la voix de George dans le mégaphone :

— Descends, Charley ! Fais descendre le ballon !

Qu’était-il arrivé ? J’agitai la main pour indiquer que j’avais entendu et je me mis à réfléchir. Quelque chose s’était-il dérangé dans le parachute ? Pourquoi devais-je faire descendre le ballon au lieu d’exécuter le saut que des milliers de personnes attendaient ? Que se passait-il ? Je me creusais la tête, quand un autre sujet de stupéfaction s’offrit à moi.

Le sol se trouvait déjà à trois cent cinquante mètres et cependant j’entendais un enfant pleurer doucement et très près de moi, me semblait-il. Bien que le Petit Nassau s’élançât au ciel comme une fusée les sanglots ne s’affaiblissaient pas.

Je commençais à avoir peur et je cherchais des yeux d’où venaient ces plaintes, quand j’aperçus au-dessus de moi un gamin à cheval sur le sac de sable destiné à ramener à terre le Petit Nassau. C’était le gosse que j’avais vu se débattre entre les deux jeunes filles, ses sœurs, comme je l’appris plus tard.

Oui, il était bien là, à califourchon sur le sac et se cramponnant à la corde comme un noyé. Un coup de vent inclina légèrement le ballon et le moutard se balança dans l’espace, puis vint frapper l’enveloppe tendue avec une violence qui me secoua à une dizaine de mètres plus bas. Je m’attendais à le voir lâcher prise, mais il tenait bon, tout en braillant.

On m’expliqua par la suite qu’au lancer du ballon, l’enfant, échappant à ses sœurs, avait passé sous la corde et s’était sans hésiter jeté à cheval sur le sac. Je m’étonne encore que la secousse du départ ne l’ait pas débarqué.

Je compris pourquoi le ballon s’était redressé si lentement et pourquoi George m’avait crié de descendre. La mort dans l’âme je me demandais quelle décision prendre. Si je me séparais du ballon avec mon parachute, aussitôt le sac se retournerait, se viderait et tomberait comme une pierre. Il me restait l’unique espoir de voir le gosse tenir bon pendant que le ballon atterrirait de lui-même. Il m’était impossible d’arriver jusqu’à mon resquilleur ou de me hisser le long du mince parachute plié : en admettant que j’eusse réussi à atteindre l’orifice, que faire alors ? À cinq mètres de ce point, le gamin, sur son perchoir précaire, se balançait au-dessus du vide.

Les pensées se succédaient dans mon cerveau en moins de temps qu’il n’en faut pour les exprimer. Je me rendis bientôt compte de la nécessité de détourner l’attention du gamin du terrible danger qu’il courait.

Mettant en œuvre toute mon énergie pour paraître tout à fait calme, je lui criai gaiement :

— Hé, là-haut, comment ça va ?

il baissa les yeux vers moi, refoula ses larmes et son visage s’illumina. Mais à cet instant le ballon passa dans un courant contraire, pivota à demi sur lui-même et s’inclina. Le gamin oscilla fortement et vint de nouveau frapper la toile. Du coup, il se reprit à pleurer.

— C’est amusant, hein ? lui demandai-je avec enthousiasme, comme si c’eût été réellement le jeu le plus passionnant du monde, et, sans lui donner le temps de me répondre, j’ajoutai :

— Comment t’appelles-tu ?

— Tommy Dermott.

— Enchanté de faire ta connaissance, Tommy, continuai-je. Mais je voudrais bien savoir qui t’a permis de monter avec moi ?

Il se mit à rire et m’avoua qu’il était monté histoire de s’amuser. Nous poursuivîmes sur ce ton, mais je tremblais de peur pour lui, tout en me torturant l’esprit afin d’entretenir la conversation. C’était tout ce que je pouvais faire et sa vie dépendait de mon habileté à éloigner ses pensées du danger. Je lui montrai le vaste panorama, qui, à douze cents mètres au-dessous de nous s’étendait jusqu’à l’horizon : la baie de San Francisco, pareille à un grand lac placide, le nuage des fumées sur la ville, la Porte d’Or, plus loin la frange de l’Océan et, dominant le tout, le mont Tamalpais nettement découpé sur le ciel ! À terre, je voyais aussi un cabriolet qui paraissait avancer lentement, mais je savais par expérience que son conducteur poussait les chevaux à bride abattue dans la direction que nous suivions.

Cependant, le jeune Tommy se lassa du spectacle et je me rendis compte qu’il commençait à s’effrayer.

— Ce métier te plairait-il ? lui demandai-je. Il se rasséréna un instant pour m’interroger à son tour.

— Est-ce bien payé ?

Mais le Petit Nassau se refroidissait peu à peu, perdait lentement de la hauteur : il rencontrait des courants contraires qui le ballottaient avec brutalité et une fois le gamin fut projeté violemment contre l’enveloppe : ses lèvres se mirent à trembler et les pleurs recommencèrent. J’essayai de plaisanter et de le faire rire, mais en vain. Le courage l’abandonnait et à tout instant je m’attendais à le voir filer près de moi dans sa chute vertigineuse.

Je désespérais. Quand, tout à coup, je me rappelai qu’une frayeur peut en chasser une autre, et, faisant les gros yeux à mon passager clandestin, je lui criai d’un ton sévère :

— Tiens bien cette corde, sinon tout à l’heure en bas je t’administrerai une volée qui ne sera pas piquée des vers. Compris ?

— Oui-i, monsieur, … gémit-il et je vis que mon stratagème portait. J’étais plus près de Tommy que la terre et il me craignait plus que le plongeon.

— Tu es bien assis là sur un coussin moelleux, tandis que ma barre est étroite et dure, elle n’a rien d’agréable.

Une idée lui vint et il en oublia la douleur de ses doigts.

— Quand allez-vous sauter ? me demanda-t-il. Voilà ce que je voulais voir.

À mon regret, et au risque de le décevoir, je dus lui apprendre ma décision de ne pas sauter.

Mais il éleva des objections.

— Pourtant, c’était annoncé dans les journaux ?…

— Tant pis ! Aujourd’hui je me sens comme qui dirait la flemme et je laisse descendre mon ballon tout seul. Il m’appartient, et j’ai le droit, ce me semble, d’en disposer à ma guise. Du reste, nous voici presque en bas, maintenant.

C’était vrai, nous plongions rapidement dans l’air. Alors mon galopin se mit à discuter s’il était juste ou non de désappointer le public et de provoquer ses récriminations. Le cœur joyeux, je soutins la controverse, me justifiant par mille bonnes raisons, jusqu’au moment où après avoir franchi un bosquet d’eucalyptus nous fumes sur le point d’arriver au sol.

— Tiens-toi bien ! lui criai-je, et me laissant glisser du trapèze, j’y restai suspendu par les mains afin d’atterrir sur les pieds.

Nous effleurâmes une grange, évitâmes de justesse un réseau de cordes à linge, jetâmes la panique dans une basse-cour, fîmes un bond au-dessus d’une meule de foin, tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. Enfin nous touchâmes terre dans un verger et aussitôt que mes pieds sentirent le sol, j’amarrai le ballon en faisant faire au trapèze deux tours autour du tronc d’un pommier.

Dans mon métier, j’ai eu bien des émotions : j’ai vu mon ballon prendre feu en l’air, je me suis trouvé accroché à la corniche d’une maison de dix étages ; un jour mon parachute ne se décidait pas à s’ouvrir, je suis tombé comme une pierre durant deux cents mètres, mais jamais je ne me suis senti aussi faible et abattu qu’au moment où je m’approchai du gamin, qui n’avait pas une égratignure. Je le saisis par le bras.

— Tommy Dermott, lui dis-je, une fois mon calme revenu, Tommy Dermott, je vais te coller sur mon genou et t’administrer la plus belle fessée qu’un gosse ait reçue dans toute l’histoire du monde.

— Non ! Non ! protesta-t-il en se débattant, vous m’avez promis de ne pas me battre si je me tenais bien.

— C’est juste, lui dis-je, mais tu encaisseras tout de même. Ceux qui montent en ballon sont des hommes méchants et sans principes, aussi je veux te donner séance tenante une leçon pour t’apprendre à l’avenir à les éviter eux et leurs engins.

Je lui donnai sa fessée et si ce ne fut pas la plus belle au monde, elle fut sans doute la plus sonore qu’il reçut dans sa vie.

Mais cette aventure m’enleva tout mon cran et me découragea. Je résiliai mon engagement avec la Compagnie des Tramways.

Plus tard, je m’intéressai aux ballons gonflés au gaz, bien moins dangereux, à mon avis.