Une femme m’apparut/1905/05

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 23-26).


V


… J’aimais Lorély avec tout l’inconscient élan du premier amour. Je l’aimais si aveuglément que je ne m’étais point demandé si cet amour était partagé. J’aimais Lorély, et je croyais encore que l’amour attire l’amour.

… Peu à peu, je me réveillai. Et je compris que Lorély demeurerait indifférente à toute ma passion, à toute ma tendresse.

Le temps, loin de la fléchir, la figeait dans sa froideur. Mes pas, ma voix, ma présence, l’excédaient. Elle ne m’aimait point, ne m’aimerait jamais, jamais…

Lorsque, sottement, je me lamentais sur ce dont ni elle ni moi n’étions responsables, elle répondait :

« C’est moi qu’il faut plaindre et c’est toi qu’il faut envier. Puisque tu as su découvrir l’amour que je cherche en vain depuis tant d’années perdues, révèle-le-moi ! Je voudrais tant t’aimer ! »

Et, lorsque j’implorais d’elle un mot d’espoir :

« Je voudrais tant t’aimer ! » redisaient comme un refrain ses lèvres lasses de mes lèvres.

Quelquefois, elle me laissait entrevoir la possibilité de l’atteindre un jour.

« Tu comprendras plus tard le néant des plaisirs pour lesquels je te néglige. Et tu ne verras alors, dans l’avidité avec laquelle je les recherche, que ma crainte de les voir s’évanouir. »

Elle avait pour symboles l’arc-en-ciel et l’opale, tout ce qui brille et change selon le reflet de l’instant.

« Comme l’art, » disait-elle, « l’amour est complexe et malaisé… Le statuaire ne cherche point en un modèle unique sa vision surhumaine. Il découvre la splendeur absolue en des êtres dissemblables, dont chacun lui a donné ce qu’il avait de plus beau. Et moi, pour mon rêve d’amour, il me faut réunir les perfections éparses, afin de les confondre en un harmonieux ensemble créé par moi. »

… Je lui dis un jour :

« Tu es l’avril. Ces vers de Swinburne peuvent seuls t’exprimer et te contenir tout entière :

A mind of many colours, and a mouth
Of many tunes and kisses…

« Mais, moi, je t’aime douloureusement et d’un amour unique.

— Tu m’aimes mal, » interrompit ma fleur de Séléné. « Tu m’aimes mal, puisque tu ne sais ni me retenir ni me comprendre.

— On aime toujours mal, Lorély. Aimer bien, ce n’est plus aimer d’amour.

— L’amour ? » répéta Lorély. « L’amour est l’immolation perpétuelle de soi-même… Lorsque je rencontre en passant une apparition de grâce qui me ravit, tu devrais te réjouir de la félicité que m’accorde une illusion brève. »

Elle cita :

« J’ai rêvé d’un Calvaire où fleuriraient des roses… »

« Tu as peut-être la meilleure part, » concédai-je…

Et nous unissions nos lèvres fébriles en un baiser où nous goûtions déjà l’amertume des regrets futurs.