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Une femme m’apparut/1905/06

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 27-33).


VI


Qui dira jamais le charme ondoyant, le charme insaisissable de Lorély ?…

Souvent, nous nous égarâmes ensemble dans le petit bois pareil aux forêts enchantées. Il y régnait un mystérieux silence. On se serait cru parmi les verdures de Brocéliande où, jadis, erra Viviane…

Viviane !… J’évoquais la fée tentatrice et me la représentais sous l’apparence de Lorély. Les yeux de Viviane étaient d’un bleu mortel. Ses vagues cheveux pâlissaient, tel un clair de lune. Elle souriait, comme Lorély, d’un sourire mince. Avec une lenteur perfide, elle se glissait à travers les lianes, cueillant au passage la ciguë et les digitales. Et son baiser donnait l’oubli.

Lorély était la sœur lointaine de Viviane…

… Le fallacieux printemps était venu, prodiguant ses mensongères promesses, et faisant naître la soif d’impossibles bonheurs.

Comme toutes les âmes, j’écoutais les promesses du printemps. Et mes regards se tournaient vers Lorély, qui incarnait tout le décevant avril…

« Il me semble, » chuchotait Lorély, « que ce printemps va m’apporter enfin la douceur inconnue que j’espère depuis toujours… Il me semble que je vais renaître, moi aussi, que je me réchaufferai, que je m’épanouirai toute ! Entends-tu ? Je sens que, demain, j’aimerai véritablement… Peut-être est-ce toi que j’aimerai… »

Elle m’éblouit d’un sourire…

Le printemps entourait Lorély, ainsi qu’un décor. Jamais je ne la vis plus radieuse. Elle allait, souple chimériquement, et l’on eût dit qu’elle marchait vers l’avenir.

« Demain, » reprit-elle, « ah ! demain !… J’aimerai… »

À l’orée du petit bois, serpentait une rivière paresseuse. Nous longeâmes le chemin qui menait vers cette rivière.

Sur les bords, où frissonnaient les roseaux, Lorély s’arrêta.

« Viens nous pencher vers l’eau, » dit-elle.

Elle s’agenouilla, se mira. J’atteignis des nénuphars, qu’elle mêla en riant à ses cheveux dénoués.

« Tu es plus belle que l’Undine, » soupirai-je.

Je lui tendis les bras. Je voulus l’emprisonner toute dans mon étreinte. Elle serait mienne… mienne enfin. Son cœur répondrait à mon cœur. Ses yeux répondraient à mes yeux acharnés. Peut-être s’abandonnerait-elle, consentante…

Mais elle glissa entre mes mains, se déroba, comme une fugitive ondine…

Et, triste de mon impossible désir, je la considérai.

Sa robe verte coulait autour de son corps fluide. Les plis glauques ondoyaient au soleil. Elle paraissait vêtue de remous.

« M’échapperas-tu éternellement, Lorély ?

— Peut-être… »

Les mots indécis ruisselèrent dans le silence. Des sanglots me montèrent à la gorge.

« Ne pleure point, » ordonna-t-elle. « Songe à la laideur des larmes. »

Elle rompit un roseau et le mit entre mes doigts.

« Voici une flûte, » dit-elle. « Chante-moi, puisque tu m’aimes… »

Je pris le roseau : j’essayai de le tailler, de l’animer de mon souffle. Peines perdues : le roseau demeura muet. Et je dus avouer ma défaite :

« Je ne sais point te chanter, Lorély. »

Elle me bouda, en un dépit ravissant.

« Comment t’aimerais-je, puisque tu ne sais point me chanter ? »

Elle rentra sous le petit bois magique. Le soleil vivifiait ses pâles cheveux et ses pieds étincelaient dans l’herbe. Une invisible musique semblait l’accompagner, la traduire, l’exprimer tout bas.

Je la suivais, l’âme découragée. S’adossant à un chêne, elle fit une pause.

Longtemps elle se tint debout contre l’arbre dont le feuillage pleuvait autour d’elle. Sachant qu’elle avait besoin de silence, je me tus.

« J’entends battre le cœur de l’arbre, » murmura-t-elle, « et couler le sang vert dans ses veines. »

Le feuillage l’encadrait de reflets mouvants, et les blonds un peu glauques de sa chevelure s’imprégnaient d’émeraude. Elle évoquait, elle ressuscitait la grâce élancée d’une Hamadryade.

Je la contemplai. Et je compris cet insatiable amour de la femme qui poussait les peuples à la chercher partout, dans les fontaines et les fleuves, dans la forêt et la mer… Hestia, jaillissement de flamme vive… Pomona, qui arrondissais la courbe molle des fruits… Flora, pétrie de tous les parfums… Ménades, qui fûtes l’âme tumultueuse des vignes… Naïades et Néréides… Bonne Déesse universelle !

… Je retrouvais en Lorély la naïade fuyante, la néréide, l’oréade à la calme chevelure, la ménade et la vestale. Et, surtout, je retrouvais en elle l’harmonieux péril que symbolisaient les sirènes…

Je ne voyais qu’elle, je ne poursuivais que son image dans la multiple magnificence de l’univers. J’adorais, en la beauté de Lorély, la beauté immortelle de la femme…

Elle comprit ma pensée.

« Tu as raison, je suis éternelle. Je mourrai, mais je renaîtrai, et ceux qui aiment mon souvenir me reconnaîtront toujours… »

Et, les prunelles rayonnantes d’orgueil :

« Je ressusciterai demain, » dit-elle, « comme aujourd’hui je suis ressuscitée… »