Une femme m’apparut/1905/14

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 71-78).


XIV


Le vent d’est soufflait sur l’espace dénudé. Au tournant du chemin, je rencontrai la plus belle des amies de Lorély.

Doriane était brune comme Psappha elle-même. Ses yeux noirs avaient la couleur des ténèbres orientales, et sa gracilité recélait une force et une véhémence singulières. Elle était, d’habitude, repliée à la manière des fauves au repos.

Le sourire de Lorély l’avait réveillée de sa royale indifférence. Et Lorély l’avait aimée quelque temps pour les magnificences de sa passion, qui s’exprimait en paroles et en lettres incomparables.

Mais, peu à peu, Lorély s’était détachée d’elle. Car, pour éloquente que fût sa tendresse, elle n’était point l’Impossible.

Doriane s’était acharnée à la conquête de cette âme. Elle s’agrippait, en un désespoir tenace, à l’amour qui se dérobait…

J’eus un moment de stupeur en l’apercevant. Son regard fixe ne contenait plus qu’une pensée unique. On sentait que tout son être se tendait dans la continuité de l’effort.

Elle alla droit au but.

« Vous aimez Lorély, » me dit-elle. « Je sens que vous me comprendrez… Lorély ne m’aime pas. »

Je n’osai l’abuser par des affirmations mensongères. On doit la sincérité aux grandes douleurs…

Doriane lisait mes pensées, car elle ajouta :

« Je souffre : donc, j’ai droit à la vérité absolue. Elle seule peut me secourir. Il ne faut point me la refuser.

— Je ne vous tromperai point, » promis-je. « Je vous aiderais même, si je le pouvais… Je souffre plus encore de voir Lorély errer, le cœur vide, que je ne souffrirais de la savoir irrémédiablement éloignée de moi par un véritable amour. »

Doriane m’écoutait, très pâle.

« Je veux qu’elle m’aime, » siffla-t-elle entre ses dents serrées.

Mon geste de découragement lui répondit.

« Rien ne comblera jamais son cœur.

— Mais l’amour peut tout, » interrompit Doriane. « Il est tout ensemble la persuasion et la contrainte. Il est irrésistible. »

Je souris avec tristesse.

« Je la forcerai à m’aimer, » continua Doriane. « Je surprendrai, je violenterai son âme. Je lui imposerai mes sanglots et mes songes. Elle ne m’échappera point. Je me transformerai pour lui plaire : je deviendrai tout ce qui la séduit. Je serai patiente indiciblement… J’apprendrai toutes les ruses. Je devinerai ce que cachent ses regards ; je serai inlassable à l’épier, à la suivre. Elle m’aimera, malgré elle, parce que je l’aime.

— Puissiez-vous être aimée de Lorély, Doriane ! Il y aura tant de joie dans ma douleur, lorsqu’elle me dira : « J’aime selon mon rêve… » !

— Je ne vous comprends pas, » dit l’impétueuse Doriane. « Il fallait vous faire aimer, il fallait lutter avec plus d’énergie, comme je lutterai, moi, sans jamais m’avouer vaincue.

— Autrefois, j’espérais et je m’obstinais… Peut-être saurez-vous aussi un jour le poignant orgueil d’aimer sans qu’on vous aime. Il y a une mélancolique fierté à se dire : Mon amour est assez grand pour ne rien exiger, pour ne rien vouloir. Il se nourrit de sa propre substance et porte en lui-même sa ténébreuse joie… »

Doriane secoua sa belle tête véhémente. Elle répéta :

« Elle m’aimera, puisque je l’aime d’un amour si volontaire ! »

Et je lui dis :

« Puissiez-vous ne point échouer, Doriane !

— Je vais la rejoindre, » me jeta-t-elle.

Elle s’éloigna.

Je restai à cette même place. Et, soudain, j’entendis un bruit de branches écartées. Lorély riait devant moi.

« Tu as l’air ébahi. Rien n’est aussi niais que l’étonnement… Il ne faut jamais te surprendre de ce que je fais. Avec moi, toutes choses sont possibles, la fantaisie étant ma règle, et le bizarre et l’imprévu m’étant seuls naturels.

— Tu as donc entendu ce que nous nous disions, Doriane et moi ?

— Assez pour m’assurer que votre conversation ne m’intéressait guère.

— Pourquoi ne l’aimes-tu point, Lorély ? Elle est passionnée et belle.

— Je l’aimerais peut-être si elle ne m’aimait point. Après tout, que sais-je ? Peut-être l’aimerai-je plus tard… Mais, aujourd’hui, je suis d’humeur à n’aimer personne. Je me sens libre comme le vent. Ah ! que j’admire le vent d’être fort et d’être immense ! »

Nous étions debout, au tournant de quatre chemins, qui tous aboutissaient à une plaine sauvage. L’herbe en avait été roussie par les feux d’été que sèment les bohémiens. Et le vent courait, sans entraves, sur le sol dénudé.

La face levée vers le ciel, les cheveux dénoués, Lorély cria soudain :

« Vois la fuite des nuages éperdus ! »

Tout le ciel n’était plus qu’une folle course désordonnée.

« Ne vois-tu point le vent lui-même courant sous les nuages ? » haleta Lorély. « Il n’a point d’ailes : qu’en ferait-il ? Il lasserait toutes les ailes. Il a une longue chevelure flottante, une chevelure de femme, et une robe de femme aux plis tumultueux… La belle chose que de voir courir le vent ! »

Elle se laissa choir sur l’herbe grise.

« Aujourd’hui je sens, plus que je ne l’ai jamais sentie, l’éternelle mobilité, » s’exalta-t-elle. « Comment oses-tu me parler d’amour devant cette grande hâte des choses vers l’inconnu ? »

Et, se relevant d’un bond :

« Je vais m’efforcer de courir aussi vite que le vent lui-même… »

Lorély fuyait, à l’égal du vent, des nuages et de la terre, et je fuyais aussi. L’univers nous entraînait dans sa course vertigineuse. Et il ne restait plus rien de fixe ni de durable. Il n’y avait plus que notre grande hâte vers l’inconnu…