Une femme m’apparut/1905/16

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 83-88).


XVI


La glèbe se ranimait sous les baisers de l’hiver… Il riait, tel un géant heureux, réjoui des neiges, des vents et des gelées magnanimes. L’ivresse des premiers froids emplissait l’atmosphère de vigueur et de contentement…

Lorély s’exaltait aux frissons aigus de l’air. Ses yeux miroitaient, plus bleus, et ses cheveux s’éclairaient d’un or plus vivant. Sa pâleur était traversée de frémissements roses. Elle paraissait une fleur de glace et de givre. Et je m’éblouissais de sa beauté hivernale.

… Par un soir raboteux de verglas, je vins à passer devant la maison d’Ione, une maison fermée aux bruits du dehors, autant qu’un logis de solitaire.

Et le désir de revoir la douce amie de mon passé sans amour m’étreignit. Non sans quelque hésitation, — car le silence de toute la demeure me déconcertait un peu, — je sonnai à la grille dédorée et franchis le seuil d’Ione.

Je la trouvai, comme toujours, effroyablement méditative. Son front démesuré mettait une grande lueur blanche dans la chambre crépusculaire.

Longtemps, elle me baigna de ses yeux inoubliablement tristes et tendres. Je m’efforçai de déchiffrer son regard, mais ma raison s’y perdait, ainsi qu’en un abîme.

« Je t’en prie, » murmurait sa voix très basse, « comprends-moi. Devine ce que je ne puis encore te dire. Devine-moi et comprends-moi… »

Déjà mon geste impuissant lui répondait…

« Je ne puis deviner, Ione. Je ne puis te comprendre. Aide-moi… »

Elle secoua lentement la tête, d’un air de regret inexprimable.

« Parlons d’autre chose… »

Elle reprit :

« Tu aimes… Tu n’es plus l’être d’autrefois… Tu as renoncé à tout ce qui faisait hier ta joie et ton orgueil… Tu aimes Lorély… Tes yeux sont deux lacs morts et ne revivent que lorsqu’ils rencontrent ses yeux… Lorsqu’elle est loin, tu la contemples et tu l’écoutes encore… Tu n’es plus qu’une ombre errante, tu n’es plus que le reflet et l’écho de Lorély. »

Une brève stupeur me figea. Pour la première fois, Ione me parlait de mon désastreux amour.

« Tu n’as point trouvé le bonheur… »

J’essayai de sourire.

« Non, certes ! J’ai l’âme si divinement malheureuse que, pour rien au monde, je ne voudrais me consoler. »

Ione soupira longuement.

« Et, pourtant, j’ai une prière à t’adresser… Je me sens un peu malade et surtout très lasse… J’irai bientôt me reposer dans le bienfaisant Midi. Là-bas, il y a des sapins fleuris de roses, des glycines qui retombent jusqu’à terre, des oliviers de la couleur d’une vague au crépuscule… Dans les montagnes, l’herbe est bleue de violettes. Des lits d’algues empourprent la mer. Le soleil y est si puissant qu’il dissipe tous les maux. Viens là-bas… Je te guérirai, je serai, comme autrefois, ta consolatrice. Viens là-bas… »

Je crus que toutes les étoiles s’éteignaient à la fois dans une nuit misérable. Quitter Lorély, ne fût-ce que pour quelques heures ! Je souriais presque à la folie de cette pensée. La trop suave image se dressait au fond du soir. Je revoyais, en un décor de souvenir, les cruels cheveux blonds et les cruels yeux bleus qui me rendaient si faible et si lâche…

Je voulus refuser affectueusement l’offre amicale, mais je vis dans les prunelles d’Ione une supplication… Et je n’osai formuler la phrase définitive.

« Plus tard, » répondis-je, « je viendrai plus tard, Ione… »

Je n’osai regarder mon amie. Il se fit entre nous deux un silence qui semblait s’étendre jusqu’à l’éternité.

« Tu me promets de venir ? » dit enfin la pâle Ione. « Tu me promets de venir plus tard ? »

Je mentis résolument.

« Je te le promets, chère.

— Pèse bien tes paroles. Il y a parfois une ironique divinité qui oblige à l’accomplissement des promesses faites sans intention de les tenir… »

Cette phrase légère, pareille à une prophétie, tombait dans l’ombre encore lumineuse.

Je pris les mains froides d’Ione. La désolation qui s’appesantissait sur elle me courbait à mon tour. Nous restâmes côte à côte, et une mélancolique torpeur nous enveloppait.

Nous étions tristes comme le crépuscule, et, comme lui, nous redoutions les ténèbres proches. Jamais je n’ai connu d’heure plus poignante que cette heure accablée et fraternelle.