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Une femme m’apparut/1905/29

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 143-148).


XXIX


Je me souviens que, dans ma chambre, le battement de mes paupières enfiévrait mes prunelles malades… Je m’assoupis lourdement, stupidement, à la façon d’un ivrogne couché sur des pierres.

… Et je me réveillai… La chambre était bleue de ténèbres.

Ione, debout au pied de mon lit, contemplait ses mains, dans cette attitude qui lui était familière. Puis elle recula jusqu’à un angle où elle n’était plus qu’une blancheur de brouillard et de songe.

Je tentai de me lever et d’aller vers elle… Mon pied glissa, et je tombai dans un flot de lave ardente qui ruisselait en bouillonnant au pied de mon lit. Je voulus crier ma détresse, mais le fleuve fumant me charriait, fétu de paille égaré dans ses ondes de feu. De chaque côté du torrent embrasé, de vieilles femmes accroupies faisaient cuire du riz et des œufs sur la flamme liquide. Et la lune était de cuivre, tel un soleil d’hiver. Des cendres tombaient en grêle drue.

Une soif abominable me desséchait le palais et la gorge.

… Mes yeux s’ouvrirent sur un temple au souffle de fournaise… Un trône de rubis empourprait l’ombre ainsi qu’un astre couchant. Du haut de ce trône, Kâli me contemplait avec une férocité religieuse. Elle laissa choir la tête de mort qu’elle broyait à la manière des chiennes affamées, et me sourit de ses dents rouges…

Le sirocco m’emportait, tourbillon de sable brûlé et de poussière jaune, emplissant mes poumons meurtris. Le sable et la poussière m’étouffaient, m’aveuglaient, m’ensevelissaient…

Ce fut ensuite un paysage puérilement artificiel, qui évoquait les illustrations anglaises des contes de fées norvégiens ou allemands. Des arbres vernissés aux feuillages peints s’alignaient de chaque côté d’une allée plus lisse qu’une chevelure de petite fille…

Et je me trouvai devant le cadavre de Lorély… Lorély flottait sur un marais stagnant. Les seins blêmes étaient deux nénuphars. Les yeux révulsés me regardaient… Elle flottait, les cheveux mêlés d’iris et de roseaux, comme une perverse Ophélie. Et, de ses yeux sans regards, elle me contemplait éternellement…

Je sentis sur mon visage l’air froid d’un caveau mortuaire. J’étais debout au milieu de quatre cercueils. Le plus grand était un cercueil d’homme. Il avait je ne sais quoi de massif et d’imposant. Je compris que c’était là le cercueil d’un homme de marque, d’un maître de l’heure… Des fleurs sans poésie s’y étalaient en larges taches sombres : des immortelles, de lourdes pensées aux pétales de velours pourpre.

Auprès de cette masse, s’atténuait et s’amincissait un cercueil embryonnaire, un cercueil de larve, que baignait le crépuscule des limbes. Des couronnes incolores, à la senteur très faible, s’y fanaient avec simplicité. Ce cercueil d’enfant était tragique et nul, comme tout ce qui aurait pu être.

D’affreuses verroteries funéraires recouvraient un cercueil ratatiné, dont le bois était sillonné de nombreuses rides, pareilles à des toiles d’araignée. Ces hideuses couronnes de perles noires et jaunes devaient perpétuer la mémoire bourgeoise d’une vieille femme à la voix maussade.

Et c’était, au plus profond de l’ombre, dans une adoration perpétuelle de cierges fervents, un cercueil virginal parfumé de violettes blanches… Je compris que je voyais le cercueil d’Ione…

Le silence était si mystérieux que les battements même de mon cœur s’étaient tus…

Mais, plus effroyable que le clairon du jugement divin, le bois du grand cercueil craqua. C’était la fermentation de la pourriture…

Un râle, et un râle encore, et un dernier râle… J’avais cessé d’exister. J’étais une âme dépouillée de son corps, une masse informe et confuse, sans limites et sans consistance, qui flottait, n’ayant d’autre sensation qu’un grelottement de nudité.

Une prière surnageait au milieu de ce vide conscient de lui-même : « Une personnalité ! Un corps ! un nom ! Oh ! redevenir quelqu’un ! Être ce que je fus, quoique j’aie oublié déjà qui je fus ! »

De l’ombre… Et le néant…