Une femme m’apparut/1905/35

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 175-190).


XXXV


Je ressentais jusqu’au fond de l’être la tristesse du printemps. Cette révolte des plantes jeunes contre la mort prochaine, cet effort inutile de la vie, m’oppressaient comme une souffrance. Que de souvenirs au cœur des renouveaux !

Je me promenais autour d’un lac opalin, les yeux vaguement charmés par le jeu des feuillages sur l’onde, lorsqu’une voix limpide me fit tressaillir. Je reconnus Dagmar, une petite poétesse que j’avais admirée jadis pour son coloris délicat de vieux Saxe. Ses cheveux bouclés l’auréolaient d’une grâce enfantine, et ses yeux, au bleu puéril, s’ouvraient largement, comme extasiés d’un conte de fées.

« Que vous êtes sombre, par ce beau soleil ! » sourit-elle de ses lèvres claires.

« La joie des autres attriste mon égoïsme, Dagmar. »

Elle me considérait avec compassion.

« Et Lorély ? Vous étiez, il y a un an, son chien de garde, soit dit sans vous blesser.

— Oh ! ne craignez point… J’ai toujours eu le culte de l’absurde. Je n’ai point oublié Lorély : c’est Lorély qui a perdu le souvenir de ma modeste existence.

— Vous avez dû beaucoup souffrir. Vous n’avez plus le même visage. J’ai hésité un moment avant de vous reconnaître. Je suis très bonne, au fond, malgré mon humeur fantasque d’enfant gâtée. J’écouterai le récit de vos peines, fût-il interminable. C’est le meilleur moyen de guérison. À force de parler d’une chose, on finit par s’en détacher, car on se lasse même de ses plus chères douleurs.

— Peut-être avez-vous raison, petite églantine d’avril. Mais vous m’effrayez un peu : vous ressemblez trop au matin.

— Le matin est très doux lorsqu’il se lève après une nuit fiévreuse, » dit-elle. « Il ne faut pas redouter le matin. Je l’ai vu errer dans les bocages, pour voir si les roses rouges s’étaient ouvertes pendant la nuit. Et, d’un geste pitoyable infiniment, il apaisait la longue insomnie des fleurs de tabac, qui s’endormaient enfin une à une.

— Le sommeil… » murmurai-je. « Il y a si longtemps que je n’ai dormi d’un véritable sommeil ! J’ai appris à aimer les insomnies qui m’apportent les pensées nocturnes, si différentes des pensées du jour, et la perception très nette des présences invisibles… Ione revient parfois pendant les silences des minuits. Sa robe florentine, sa robe de velours rouge sombre, semble un reflet de couchant au fond des ténèbres. Elle regarde ses mains pâles. Elle avait de si belles et si douces mains, des mains de sœur et de consolatrice… Mais ses yeux sont toujours baissés, et jamais elle ne murmure une parole.

— Ne pensez plus aux mortes. Let the dead bury their dead.

— C’est que je suis plus près des morts que des vivants, Dagmar… Que j’aime votre nom de fille du Nord ! un nom plus vigoureux que la brise marine, un nom frais et joyeux à votre ressemblance. Les noms de femmes sont parfois étrangement évocateurs… »

Dagmar ne m’écoutait point.

Elle reprit :

« J’adore les contes de fées… Quand j’étais petite, mon cheval de bois m’enlevait, coursier fabuleux, vers les lointains où les elfes jouent au clair de lune. J’ai gardé l’âme d’une enfant qui s’étonne des fantastiques récits qu’on lui récite par les longs soirs d’hiver.

— Vous êtes charmante, Dagmar. Je viendrai vous voir avec grand plaisir… S’il est vrai que chaque être trouve son image dans le règne animal, vous ressemblez à un colibri.

— Et Lorély, à quoi ressemblait-elle ? » demanda la petite curieuse, les yeux brillants.

« À un cygne sauvage. »

Une tristesse lourde ceignit mon front, ainsi qu’un bandeau de ténèbres.

« Combien d’êtres avez-vous aimés sur la terre ? » dit la petite poétesse, afin de détourner le cours de mes imaginations.

« J’ai aimé d’amitié, et ma sœur très blanche est morte. J’ai aimé d’amour, et ce fut le désastre. Aujourd’hui, Dagmar, j’aime la solitude.

— Eh bien ! vous la délaisserez pour moi. Venez chez moi demain… »

Je promis…

… J’allai chez Dagmar le lendemain, moins triste d’avoir vu cette fraîcheur de sourire. La petite princesse avait revêtu une robe d’un éclat un peu barbare. Elle aimait, comme les tout petits, ce qui resplendit et chatoie. À son cou, un rang de grosses turquoises rondes semblait un collier de fillette sauvage.

« Regardez, » s’écria-t-elle. « Le lilas vient de fleurir dans le jardin. Allons voir la tortue, dont l’antique sagesse se recueille parmi les verdures. Elle est tardive, comme le bien. Elle a peut-être des milliers d’années d’existence, et des peuples l’ont crue éternelle. Regardez-la. Elle est si attentive et si taciturne qu’elle paraît écouter l’herbe croître et les racines s’enfoncer dans la terre… Parfois, elle me semble harmonieuse…

— Elle l’est sans doute, » confirmai-je. « Hermès n’a-t-il point tiré la première lyre d’une écaille de tortue ? Et Psappha n’a-t-elle point dit : « Viens, écaille divine, et, sous mes doigts, deviens mélodieuse… » ? J’ai la plus grande vénération pour les tortues. »

Dagmar effleura mon bras. Le soleil dorait ses boucles d’enfant. Elle me sourit, et dans mon âme brûla soudain une farouche tendresse pour cet être de sève et de rosée. J’eus soif d’elle comme d’une eau bleue d’aurore.

Et l’envie brutale de mordre ces lèvres naïvement offertes au baiser devint si forte en moi, que je pris congé de Dagmar, brusquement.

Elle me dit :

« À demain. »

Le soir, je parlai ainsi à mon âme grave qui me désapprouvait :

« Pourquoi reculer devant la certitude d’une joie et peut-être d’une consolation ? L’espoir est le léger fil qui seul nous guide à travers le labyrinthe, — un fil ténu, près de se rompre, mais peut-être le salut… Je pourrais boire cette eau bleue d’aurore. Je pourrais respirer cette gerbe d’églantines… Je verrais l’aube sans terreur, et toute la nuit je dormirais… »

… À ce moment, je reçus une lettre de Lorély :

Chose instable que ton cœur ! Je croyais que tu m’entrevoyais enfin, que nous pourrions suivre notre chemin commun en sécurité et en confiance. Lève les prunelles, vois mieux, contemple-moi telle que je suis. Ce morne aveuglement ne peut pas être, ne doit pas être ! Je te dis que c’est impossible. Je te le répète, les larmes aux yeux. Ah ! crains de les tarir, ces larmes, de me rendre incapable même de te pleurer ! En vérité, chaque être devient pareil à l’apparence que notre obstination se forme de lui. Crains, à force de ne pas me comprendre, de me rendre incompréhensible, à force de me reprocher mes cruautés, de me rendre cruelle, à force de me blâmer de mon indifférence, de me pétrifier. Une pensée nous fait tant de mal, — et ce que tu penses de moi me fait plus de mal que tu ne te l’imagines, plus que je ne le sais moi-même.

Se peut-il que tout soit ainsi consommé ? Et ne chercheras-tu désormais que de banales amours, afin d’oublier la passion à laquelle tu sacrifiais toute ton existence ?

En piétinant tes dieux brisés par tes mains, qu’espères-tu ? Leur grâce mutilée te hantera toujours. Jamais ton faux bonheur n’égalera le dégoût que tu auras de toi-même.

Lorsque tu auras compris quelle erreur nous sépare, reviens auprès de moi…

… Toute la nuit, j’attendis fiévreusement l’approche de l’aurore. Elle vint enfin, laide et solennelle comme une nativité, et semblant redouter la vie inconnue. Mais que m’importait la tristesse de l’aube ? N’avais-je point en moi l’espérance ?

Je n’osai m’avouer à moi-même la joie incertaine qui me ravissait, dans la crainte de la voir s’évanouir. Je n’osai aller vers la maison de Dagmar, et ce ne fut point avant le couchant que je trouvai le courage de frapper à sa porte.

Elle était debout sur le perron, les yeux hypnotisés par le ciel somptueux.

« Voyez ces nuages, » s’écria-t-elle. « Ils sont pareils à des rois très pieux et très puissants, qui apportent des vases d’or et des ciboires ornés de pierreries afin de parer les autels.

— Vous êtes, » lui dis-je, « une princesse qui chante et joue, solitaire, avec son collier d’opales. En attendant le prince inconnu, elle s’endort toutes les nuits aux sons d’une harmonie invisible que font naître autour d’elle ses petites sœurs, les fées ! »

Dagmar, égrenant ses opales, attisait capricieusement leurs flammes indécises.

« Les opales… » murmura-t-elle. « Oh ! oui, je les aime. J’aime aussi les turquoises rondes. »

Elle sourit de son joli sourire d’enfant perverse.

Je lui dis encore :

« Vous avez dû écouter ingénument d’innombrables aveux, — des aveux chuchotés vers le crépuscule, murmurés par des soirs comme celui-ci, ou sanglotés dans les ténèbres.

— J’ai eu beaucoup d’amoureux, oui.

— Et des amoureuses aussi, Dagmar. Car je vous ai entendue chanter :

For I would dance to make you smile, and sing
Of those who with some sweet mad sin have played…
And how Love walks with delicate feet afraid
CCCCC’Twixt maid and maid…


Vous avez dû cueillir cette chanson sur les lèvres passionnées d’une amie…

— J’aime l’amour des femmes et celui des hommes, » avoua-t-elle. « Je ne partage point le farouche exclusivisme de ces femmes qui, pour l’amour des femmes, haïssent et méprisent l’amour des hommes. Mais je préfère le plus souvent à la rude véhémence des hommes l’incomparable tendresse féminine. »

Je la considérai.

« Joli poème de porcelaine, de quels mots assez délicats vous dire ma reconnaissance ? Je revis, pour avoir rencontré sur ma route le rêve de Saxe que vous êtes. »

Elle souriait toujours, sans répondre. Je contemplai longtemps ses lèvres entr’ouvertes de rose sauvage.

« Voulez-vous, » dit-elle, « m’emmener voir les feux d’artifice qu’on tire cette nuit ? J’adore les fusées ambitieuses, la pluie d’étoiles et les arcs-en-ciel brisés…

— Je viendrai vous chercher ce soir, petite princesse. »

… L’heure sonna enfin… Elle prit mon bras… Le frôlement de ce corps gracile m’enivrait. La conscience de ma force me grandissait à mes propres yeux. Je me sentais l’orgueil attendri de l’être qui domine et qui protège. J’aimais en Dagmar l’enfant câline. Sa puérile perversité était un charme de plus, un charme de trouble et d’inquiétude.

… Une comète s’élança vertigineusement, monta, éperdue, jusqu’aux plus lointaines pléiades… Puis, ce fut un bref tonnerre, une retombée de rayons d’azur.

« Oh ! » soupira Dagmar, « la neige d’astres bleus ! Les vois-tu ? les vois-tu ? »

Elle me tutoyait, ainsi qu’une enfant tutoie son petit camarade. Elle ne savait même pas ce qu’elle disait, toute à l’extase de ces étoiles filantes, vertes, blanches et rouges.

« Que c’est beau, » murmurait-elle, « cet éclair avant ces étoiles ! Voici que tout le ciel est blanc d’une voie lactée !… Maintenant, il ruisselle du sang héroïque des géants… Oh ! il est pavoisé de pourpre, il est comme un vaste tapis de violettes… Non, non, il est plus vert que l’océan par un soir printanier… Que c’est beau, et que je suis heureuse ! »

Ses paupières battaient, ses yeux éblouis cherchaient les miens pour y surprendre le reflet de sa joie. Je riais comme elle, je riais de son rire. En vérité, nous avions l’âme de deux enfants.

… Mais, lorsque la dernière fusée s’éteignit, ma gaieté tomba avec elle. Nous rentrâmes par une avenue de chênes séculaires.

« J’ai presque peur de ces arbres, » frissonna Dagmar. « Ils sont plus hauts que la voûte d’une cathédrale gothique. J’aurais peur, j’aurais tout à fait peur, si tu n’étais pas là… »

Elle se blottissait contre moi, en un geste frileux. J’aurais voulu l’emporter très loin, l’étendre sur un lit étroit et doux autant qu’un berceau, et couvrir de baisers ses fragiles pieds nus.

« N’êtes-vous point lasse, Dagmar ?

— Oui… J’ai tant regardé les fusées que je me sens lasse enfin… »

Le rire lumineux de ses prunelles démentait ses paroles. Nous nous assîmes sur un banc de marbre.

Je me rapprochai de Dagmar.

« Jolie, ah ! trop jolie, pourquoi ai-je tant d’angoisse en vous aimant ? »

Elle ne s’étonna qu’un peu, ne s’offensa pas.

« Dites-moi encore, et mieux, que vous m’aimez, » commanda-t-elle, impérieuse.

« Ô ma fleur d’aube ! Si tu savais de quelle tendresse très douce je t’environne ! Elle est très simple, mais je la tresserai en mille phrases, afin qu’elle te paraisse éternellement nouvelle. Je veux la rendre versatile et changeante, comme les opales et comme les arcs-en-ciel que tu préfères… »

Elle inclina son front sur mon épaule.

« Je t’aime, Dagmar, d’une si indulgente caresse d’âme, que tes trahisons futures n’éveilleront jamais en moi la plus faible colère. Et cependant, si je t’aimais plus tard d’une passion comme celle qui me ravagea… qui sait ?… »