Une femme m’apparut/1905/37

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 195-199).


XXXVII


La petite princesse féerique s’éloigna pendant de longs jours. Je pensais à elle comme on sourit aux enfances anciennes…

Vers la fin d’un après-midi pluvieux, je m’attardais dans la bibliothèque, lorsque la porte s’entre-bâilla. Dagmar s’avança vers moi, hésitante.

« Je suis venue vous apprendre une nouvelle très grave, » dit-elle d’une voix vaguement hâtive. « Mais laissez-moi d’abord me réchauffer et sécher ma robe toute ruisselante. »

J’allumai pour elle un feu capricieux. Les flammes firent miroiter ses prunelles trop claires.

« Donnez-moi une cigarette. »

De ses lèvres d’enfant gourmande s’exhala une fumée plus subtile qu’un songe d’opium.

« Le crépuscule, » dit-elle, « est semblable à une femme qui pleure en une chambre silencieuse, où se fanent des fleurs blanches… Les pétales tombent sans bruit, l’un après l’autre, et l’heure est frémissante de rêves inavoués. Dans le lointain, passent les souvenirs aux tuniques flottantes… Des étoiles brillent à leurs sandales…

— Vous êtes poétesse comme Éranna de Télos, la vierge qui mourut à dix-neuf ans et fut aimée de Psappha… Mais quelle est la grave nouvelle dont vous me parliez tout à l’heure ? »

Elle rougit faiblement.

« Vous m’avez dit que j’étais une petite princesse attendant, sur la terrasse, la venue de l’époux… »

Ce fut un silence anxieux.

« Le prince que j’attendais est venu vers moi… »

Une délicate bergère de Saxe, qui ressemblait à Dagmar, jouait sur des pipeaux de porcelaine une musique muette. Je pris douloureusement la mièvrerie trop jolie et trop frêle, et je la brisai…

Dagmar tendit vers moi ses mains implorantes :

« Épargnez-moi votre rancune. Je ne la mérite guère.

— Il n’y a aucune rancune en moi : une mélancolie seulement. Je ne vous blâme point, Dagmar, je vous pleure…

— Je tremble pour mon bonheur, » frissonna-t-elle. « Le monde est pareil à un dragon qui jamais ne s’assoupit, au dragon cruel des contes de fées. Ah ! qui nous défendra de la haine de l’univers ? Nous sommes deux enfants, lui et moi, deux enfants perdus dans la forêt ténébreuse. »

La pluie tombait au dehors, isolait nos inquiétudes, tel un rideau déployé, nous séparant du monde et des êtres. Elle bruissait, comme la soie des longues traînes.

« Je ne sais pourquoi, » dis-je, afin de voiler par des paroles le tourment de mon âme, « la pluie me rappelle les vagues éloignées.

— Les vagues… » murmura Dagmar. « Il me semble voir les marées jeter vers nous des fleurs d’argent et des fleurs glauques…

— Dagmar, » sanglotai-je, « se peut-il que nos routes se séparent à tout jamais ? »

Lentement, elle se leva.

« Ma vie est différente de la vôtre. Encloîtrée derrière une haie d’aubépines, je devine à peine les laideurs menaçantes du monde. Je ne sais pas l’existence humaine. J’ignore les passions et les angoisses que refléchissent vos yeux mauvais… vos yeux méchants…

— En vérité, tu n’as point connu l’existence humaine, Dagmar. C’est pourquoi je n’ai point osé t’aimer… »

Elle se détourna, et, pensive :

« Adieu, » dit-elle très bas.

« Adieu, Dagmar… »

En passant, elle frôla de sa robe Kate Greenaway, de sa robe aux larges plis, la statuette brisée.