Utilisateur:Cunegonde1/BrouillonMatchEtSplit

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�PRÉFACE

Préface ! que ce mot, l’effroi du Lecteur, ne porte pas avec lui le

rejet préventif du volume que je livre à la publicité. Je n’ai pas eu, un seul ins- tant, la pensée de faire de ce fragment une préface : on ne les lit plus ; ce mot est �® 8 ®

tombé de ma plume comme par distraction. Quel sujet, d’ailleurs, pouvais-je traiter? l’essor progressif de la littérature en pro- vince ? d’autres s’en sont occupés ; le mo- nopole de centralisation littéraire qu’exerce la capitale ? à Charles Nodier seul, à cet illustre et puissant écrivain, appartenait de frapper le coup qui doit le détruire, et épandre ainsi sur le sol entier de la France les mille fleurons de la couronne poétique ; l’apologie de mes œuvres?... que Dieu m’en garde !... Alors j’ai fouillé dans mon cerveau, et j’y ai trouvé le souvenir d’un rêve que je vais vous dire.

Et voyez, Lecteur, à quoi tiennent les choses d’ici bas !.. Tout effet a sa cause, dit-on, et mon livre est né d’un rêve ; cause fragile, hélas !., d’un fragile effet !.. Puisse l’effet ne pas s’évanouir comme la cause !... �® 9 ®

Un jour — il m’en souvient — la cha- leur avait été accablante, et la nuit venait, amenant avec elle le vent frais et pur d’une belle soirée Le ciel était étoilé, et le disque de la lune projetait, à travers les plis des rideaux de ma chambre, ses rayons in- certains. Depuis quelques instants, je me promenais silencieusement, en méditant sur les vicissitudes et les déceptions de la vie humaine, lorsque, fatigué de ma pro- menade trop circonscrite, je sentis mes pau- pières s’appesantir, et le sommeil gagner mes membres engourdis. Bientôt mes yeux s’étaient fermés.

Tout-à-coup, un point lumineux brilla au-dessus de ma couche, un léger soupir frappa mes oreilles. L’esprit troublé par cette apparition étrange, je cherchai, de la main et du regard, à en pénétrer la cause ; mon bras plongea dans l’ombre, mais la �® 10

vision s’éloigna. Qu’avais-je à craindre ? Je cessai mes poursuites ; la lumière se rapprocha, et, d’une voix douce et crain- tive , me dit :

— Je suis bien indiscrète, n’est-ce pas, de venir troubler ainsi ton sommeil ?

La surprise m’arracha un cri ; mais ef- frayée sans doute, la vision pâlit, et un gémissement étouffé jaillit de l’un de ses rayons de feu.

— Rassure-toi, reprit-elle, je ne suis point un messager de douleur ni un mé- chant esprit échappé aux flammes du Tar- tare.

— Qui que tu sois, m’écriai-je, esprit du ciel ou de l’enfer, messager d’amour ou messager de douleur, parais à mes yeux.

— Hélas ! le puis-je ! La terre, en m’exi- lant, a enfoui dans son sein ma dépouille �mortelle ; je ne suis plus que l’ombre im- puissante d’une création anéantie ; désor- mais sujet d’un empire idéal, il n’est pas en mon pouvoir de revêtir une forme hu- maine.

— Alors, qui donc es-tu ? gnome, sylphe ou lutin ?

— Je suis une âme en pèlerinage, dont la mission ici bas est de verser dans le cœur de l’homme le baume consolateur de l’inspiration. Du haut de nos régions va- poreuses, j’ai vu ton front soucieusement penché vers la terre ; j’ai vu ton âme, ma sœur, courbée sous le poids de la tristesse et de l’ennui ; et fidèle à ma mission sainte, je suis accourue pour chasser les pen- sées noires qui l’assiègent et la flétrissent. N’as-tu plus peur ?

Et à ces mots, un souffle brûlant agita l’air au-dessus de ma tête ; et mon âme, �® 12 ©

renaissant sous le feu de cette émanation vivifiante, se dilata et se confondit avec l’âme voyageuse de sa sœur, dans une sym- pathique étreinte.

— Mais pourquoi, reprit tristement la « vision, pourquoi les rides de l’ennui ont- elles sillonné déjà ton front ? Pourquoi, si jeune encore, sembles-tu avoir renoncé aux illusions de la vie ?.. Comme toi, j’ai gémi sur terre de là destinée humaine ; esclave d’une nature capricieuse et tyrannique, mon front aussi s’est ridé avant l’âge, j’ai succombé sous lé fardeau de la vie. Mais initiée enfin à la science du bonheur, je viens en confier le secret à ton âme. Si tu veux m’écouter, je rendrai l’éclat à ton front, je rendrai le sourire à tes lèvres, la joie à ton âme, je chasserai le sombre en- nui qui te consume.

-— Oh ! parle ! parle ! je t’écoute ! Sois �& 13 ®

mon bon génie mon génie inspirateur.

Et l’âme, couronnée de son auréole de feu, se plaça au chevet de ma couche, et me dit, au jet de son souffle, les malheurs de Lady Jane, cette victime résignée d’une hideuse jalousie. Et moi, je l’écoutais avec avidité ; je gémissais et souriais tour-à-tour avec elle, au récit des douleurs et des joies de cette pauvre mère ; et chacune des pa- roles du bon génie s’imprimait en carac- tères de feu dans mon esprit attentif. Puis quand elle eut cessé de parler, le nuage qui obscurcissait mon front s’était presque dissipé. Alors elle sourit de son triomphe, la bonne âme ! et elle disparut en disant à mon âme :

— Sœur, à demain !

Et le lendemain, fidèle à sa promesse, elle revint à la même heure, aussi douce, aussi consolante que la veille ; elle reprit �® 14 ®

sa place à mon chevet, et me raconta les larmes de Marie, VOrpheline, priant sur la tombe de Georges, son fiancé. Et moi, je l’écoutais toujours, et chacune de ses pa- roles s’imprimait en caractères de feu dans mon esprit captivé.

Elle revint encore, toujours avec des mots d’espérance et d’amour, et chaque soir elle paya le tribut qu’elle avait promis à mon ennui.

Mais le septième jour, hélas ! elle ne vint pas !.. Je l’attendis tard... bien tard... et la nuit se passa... L’âme inspiratrice m’avait abandonné !

A cette pensée, mon cœur saigna, je l’appelai... chaque soir à l’heure du cré- puscule.. . Elle ne vint plus, l’inconstante ! Je la pleurai et la douleur m’éveilla. Mon beau rêve s’était envolé.

Mais, ô joie ineffable, la vision qui a si �® 15 ®

doucement bercé mon long sommeil est encore là... au chevet de ma couche ; mais dépouillée, hélas ! de tout éclat lumineux, pâle ? craintive ; maintenant elle ne fuit plus au contact de ma main... ; elle est en mon pouvoir, je l’interroge, et le mystère de l’inspiration se trahit par ces mots tracés d’une main tremblante : Veillées d’hiver.

Ainsi, ce livre est l’effet du rêve que je viens de retracer ; puisse l’indulgence du Lecteur ne pas être aussi éphémère que l’effet, et ne pas m’abandonner aussi rapi- dement que la cause !...

Jules Volât.

Agen, mai 1841. � �làin jnii.

1 � �une beHe matinée de juillet 1804, i^^^une jeune femme, aux traits régu- liers et délicats, à la chevelure blonde ré- tombant négligemment en anneaux dorés le long de ses joues pâles, laissait courir, �@ 20 ®

comme par distraction, sur un chevalet à tapisserie placé près d’une fenêtre donnant sur l’avenue du château de Wertsmer, une main blanche et effilée. Par instants, l’aiguille tombait de ses doigts, et relevant gracieusement la tête, ses yeux se fixaient sur le cadran de la pendule, puis se tour- naient, tout grands et bleus, sur l’ave- nue, et son sein se soulevait légèrement et sur ses lèvres mourait un soupir.

Un morne silence régnait dans l’ap- partement.

— Il tarde bien, murmura impatiem- ment lord Birgham, en déposant sur une console deux pistolets qu’il venait de char- ger ; et il s’approcha de la fenêtre.

Qu’avez-vous, chère enfant ? Vous paraissez soucieuse, ce matin, dit-il à Jane d’une voix caressante ; votre main tremble ; quittez cette tapisserie, ce mé- �@ 21 ©

lange de couleurs doit fatiguer la vue.... Reposez-vous.....

— Merci, milord, répondit lady Jane.

Et les yeux de la jeune femme s’étaient levés sur lord Birgham, pleins d’une ex- pression indéfinissable de crainte et de courage, d’amour et d’effroi.

Lord Birgham continua :

— Dites-moi, milady, Alfred de Val- tange et moi, avons arrêté pouf ce matin une partie de chasse, à son château de Milner ; voulez-vous nous accompagner ?

A ces mots empreints d’un accent de sollicitude qui trahissait une affectation mal dissimulée, Jaue baissa les yeux, et son visage se couvrit d’une subite rougeur ; elle garda le silence.

— Eh bien, milady, vous refusez ? Celte distraction n’aurait-elle pour vous aucun attrait ? �@ 22 ©

— Si vous le voulez, milord........... Si vous l’ordonnez........................

- - Oh ! milady, quel langage ! Je n’or- donne pas, je prie........ et vous savez, chère milady, si, depuis un an que nous sommes unis, ce mot est jamais sorti de ma bouche ; si jamais j’ai voulu vous im- poser une seule volonté... Reine ici, c’est à vous seule de commander.... et si j’ai eu le malheur de vous contrarier un in- stant, pardonnez du moins en faveur de l’intention : j’ai cru prévenir aujourd’hui un désir que vous avez manifesté bien des fois... mais si vous préférez rester....

— Oui, milord, je suis souffrante...

— Alors, l’époux n’insistera plus, dit lordBirgham d’une voix plus caressante et plus persuasive ; mais si votre refus est dicté par un motif de cette nature, vous appartenez au docteur, et, vous le savez, �@ 23 ©

mon ange, le docteur a droit d’avis sur sa malade... Ainsi, croyez-moi, venez ; l’air du matin dissipera cet état de souffrance qui tient probablement plutôt à l’isolement dans lequel vous vivez — bien malgré moi — qu’à toute autre cause. Le ciel est pur, la campagne est belle, surtout à l’om- bre d’une forêt. Et puis, milady, vous êtes si jolie sous votre costume d’amazone !... Il vous sied à ravir !... Alfred vous trouve si belle ainsi !.. Oh ! moi, je vous aime deux fois avec votre aigrette blanche se jouant au vent sur votre toque de velours rose ; sur- tout lorsque je vous vois, petite folle que vous êtes, et malgré l’effroi que vous me causez, lancer, à bride abandonnée, votre fougueuse Sylva, et franchir audacieuse- ment ravins et fossés. Allons, cédez à l’avis du docteur, ma jolie chasseresse ; Alfred compte vous avoir à son château et �@ 24 s©

votre refus le blessera ; il vous boudera.... entendez-vous, milady, Alfred vous bou- dera......

Et le vieillard pencha son front vers le front de Jane, scrutant sur ses traits l’effet produit par ses dernières paroles, et son visage, contracté par un sourire forcé, re- prit une sombre impassibilité d’attente.

Jane tremblait.

—- Vous refusez, milady ?... Mais, ré- pondez donc, dit lord Birgham, d’une voix grinçante et en étreignant violemment le bras de Jane dans ses doigts osseux.

—Monstre d’hypocrisie ! ajouta-t-il sour- dement en s’éloignant de la fenêtre.

Tout-à-coup, les croisées de l’apparte- ment vibrèrent au bruit d’une fanfare qui partait de l’avenue, et le piétinement ré- pété des chevaux annonça l’arrivée d’Al- fred. �@ 25 ®

— Ah ! enfin !... le voici !... il me ré- pondra, lui !... et se dirigeant vers la con- sole, lord Birgham prit ses armes et sortit.

— Au revoir ! ma belle, ma bonne Jane !... au revoir ! !

Un instant après, deux chasseurs élé- gamment montés et suivis de piqueurs à livrée rouge, longeaient silencieusement, en s’éloignant, les bords opposés de l’ave- nue. L’un deux portait sur ses traits amai- gris par l’âge un aspect sombre et pensif. La bride venait d’échapper à ses mains débiles ; sa tête était tombée sur sa poi- trine et il s’abandonnait à l’allure tran- quille de sa monture. L’autre, dont la taille se dessinait, souple et gracieuse, sous un juste-au-corps de couleur verte, se penchait coquettement en arrière sur sa selle et excitait incessamment de l’é- peron son coursier fougueux ; et à cha- �@ 26 ®

que élan de l’animal, lui imprimant de la bride une répulsion subite, il le re- foulait sur lui-même ; le caressait alors de la main, semblait vouloir réprimer son ardeur et l’éperonnait encore, arrêtait ce nouvel élan et souriait ainsi aux mille ca- racoles impatientes et gracieuses qu’il se plaisait à lui faire décrire.

Pendant ce temps lord Birgham et sa suite avaient quitté l’avenue.

Alfred, resté en arrière, tourne ses re- gards vers les fenêtres de l’appartement de lady Jane qui, blottie derrière les rideaux, suivait avec anxiété les mouvements du cheval. Le jeune chasseur s’empresse de la rassurer par un sourire, et d’un geste galant de la main qui effleure ses lèvres, il envoie à la jolie châtelaine un baiser d’adieu ; puis abandonnant son coursier à sa fougue trop long-temps comprimée, �@ 27 ©

il franchit au galop la longue avenue, et a bientôt rejoint son compagnon de chasse.

— Vous venez d’offrir vos hommages à milady, Monsieur de Valtange ? Vous êtes d’une galanterie..... digne du moyen âge....Il est vraiment fâcheux que nous n’ayons plus de tournois....le chevalier Alfred de Valtanges eût fait prodige....

— Ah ! vous raillez, milord, c’est mal.

— Je ne raille pas, monsieur, répondit sèchement le vieux lord.

— Alors, que voulez-vous dire ?

— Vous le saurez.........

Et à ces mots prononcés d’une voix lente et accentuée, lord Birgham attacha sur Alfred un regard perçant, et un sou- rire plein de fiel et d’ironie ranima ses traits.

Alfred devint pensif.

En ce moment, les deux chasseurs �@ 28 ®

étaient arrivés sous les murs du parc, où ils trouvèrent la société qu’Alfred avait réunie. La lourde grille du château de Milner roulant sur ses gonds, donna en- trée au cortège, et bientôt les cors sonnè- rent le signal de Touverture de la chasse. �^£££££&£££&ÀÀ&À&£££££££££r

II.

e ciel commençait à s’étoiler, et lady Jane, dont les formes se tra- hissaient, discrètes et gracieuses, sous les plis de la gaze transparente d’un peignoir blanc négligemment jeté sur les épaules, �@ 30 ®

se promenait à pas lents dans sa chambre, attendant encore le retour de lord Bir- gham. Une préoccupation inquiète sem- blait l’absorber. Parfois, se penchant à la fenêtre, elle prêtait une oreille attentive ; mais partout régnait le silence du soir.... Le son du cor qui annonçait toujours de loin l’arrivée du comte de Wertsmer, n’avait pas encore retenti dans l’avenue, et ce retard inaccoutumé jetait Jane dans un chaos de pénibles conjectures. Son esprit se reportant subitement à la scène qui, le matin, avait précédé le départ de lord Birgham ; se rappelant l’accent de sollici- tude pressante et affectée avec lequel il avait cherché, pour la première fois, à la déterminer à cette partie de chasse, elle, la pauvre délaissée, ses craintes se chan- gèrent en certitudes, et elle ne put se dé- fendre d’une secrète terreur. Mais, tout- �@ 31 ®

à-coup, le hennissement d’un cheval se fait entendre au milieu de l’avenue ; Jane s’é- lance à la croisée ; le cœur lui bat d’espé- rance et de crainte, elle cherche à recon- naître, à travers l’ombre dé la nuit, le ca- valier qui pénètre dans la cour... Mais déjà la cour est déserte et la porte de l’apparte- ment s’ouvre avec violence...

— Milady !

— Vous, monsieur, seul, ici, à cette heure !.. où est-il ?.. où est lord Birgham ?..

— Rassurez-vous, milady ; que ma pré- sence ici, à cette heure, ne vous alarme pas. Je n’ai, voulu confier à personne le message que j’ai à remplir auprès de vous et qui, dans la bouche d’un autre, eût pris, peut-être, un caractère plus sérieux, plus inquiétant.

— De grâce, monsieur, achevez... lord Birgham ?... �32 ®

— Couche à mon château ; une légère chute de cheval...

— Vous me trompez, Alfred, vous voulez me cacher la vérité... Lord Birg- ham ! !.. ô mon Dieu !..

Et la voix de Jane s’étouffait dans les sanglots et ses doigts se crispaient sous les

plis froissés de son peignoir.

— Milady, la douleur vous égare... cal- mez-vous... dit Alfred en enlaçant de ses deux bras la taille de Jane qui se soute- nait à peine.

— Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, vous me faites peur...

— Oh ! vous refusez de me croire, mi- lady. Je m’attendais à plus de confiance... moi, Tunique et intime confident de vos pensées ; moi, que, tant de fois, vous avez appelé votre bon ange, votre conso- lateur. Croyez-moi, Jane. Lord Birgham �® 33 ®

voulait revenir ce soir ; mais je m’y suis opposé ; la fatigue de la journée, plus que les suites de sa chute, m’a fait un devoir de le retenir celte nuit au château. Rassurez- vous donc : cet accident n’aura aucune suite ; le docteur que j’ai fait appeler sur le champ a dissipé toute inquiétude à cet égard. Il ne faut à Milord qu’un peu de repos.

Ces paroles, dites avec un accent ras- surant de vérité, rendirent le calme à l’esprit de Jane ; un soupir de soulagement souleva sa poitrine. Elle tendit la main à Alfred en signe de remercîment.

— Pardon, Alfred, pardon... Je vous crois... mais, je ne sais... votre apparition mystérieuse... à cette heure de la nuit... le sentiment de vague inquiétude qui m’a poursuivie tout le jour..

— Que voulez-vous dire ?..

2 �® 34 ®

— Ah ! j’ai eu peur .. bien peur... Al- fred, je tremblais pour lui... pour vous^ monsieur, mais non, j’étais folle... vous avez l’âme trop généreuse... Ce matin, avant le départ pour la chasse, Milord était là, il vous attendait. Son regard me fixait, sombre et défiant. Tout-à-coup s’ap- prochant de moi, et dissimulant pour un instant cet accent dur et fier auquel il m’a habituée, il s’est efforcé, par mille cares- ses empreintes d’une amère ironie^ de me faire accepter votre invitation. Ce chan- gement quoique affecté, l’insistance qu’il a mise à me déterminer, votre nom qu’il in- voquait sans cesse, étouffé sous un sourire cruel, oh ! tout cela s’est heurté dans ma tête comme un présage de malheur... Troublée, effrayée, je prétextai une indis- position et refusai. Ses instances redoublè- rent, et mettant en jeu, tour à tour, et les �® 35 ®

lois de convenance et les flatteries qui peu- vent séduire la coquetterie d’une femme, il essaya ainsi de vaincre ma résolution. Cette ténacité mit le comble à mes alar- mes : je répétai mon refus. Votre arrivée, à ce moment, mit fin à cette scène ; il sortit aussitôt, avec un sourire de joie cruelle aux lèvres ; et en murmurant tout bas quelques mots dont je ne pus com- prendre le sens, mais dont l’accent m’ef- fraya ; et je tremblais.

Jane n’osa achever, et de la voix d’un ange qui prie Dieu, elle ajouta :

— Merci, Alfred, merci... Mais retour- nez auprès de milord, vous lui devez tous vos soins. —D’ailleurs, votre absence du château de Milner à cette heure justifie- rait les soupçons que nourrit son esprit.

Alfred restait immobile....

— Oh ! Monsieur, si vous m’aimez ; si �® 36 ©

le repos de ma vie est de quelque prix à vos yeux....

— Je partirai, n’est-ce pas, milady ?... Hélas !.. déjà !.. Partir !., quand le ciel semble avoir jeté devant moi un instant de bonheur ; m’éloigner de vous sitôt, Jane, oh ! ne l’ordonnez pas.

— Mais, Alfred, si votre présence ici, à cette heure ? devait faire retomber sur moi, pauvre femme sans appui, tout le courroux de lord Birgham ; si elle devait faire éclater Forage qui plane menaçant au-dessus de ma tête ; oh ! voudriez-vous me livrer ainsi sans pitié à une existence toute d’alarmes et de douleurs !... Partez y Alfred ; je vous en conjure ; si vous m’ai- mez, partez ! partez !....

— Vous le savez, milady, si je vous aime !... Et c’est au nom de cet amour que vous m’ordonnez de m’éloigner ; au �@ 37 ®

nom de cet amour ardent et pur qui m’en- chaîne à vos pieds ; qui me fait une loi de vous protéger et de vous défendre... Eh ! vous le voyez bien, pauvre femme, je ne puis pas partir !...

Et Alfred était tombé aux genoux de Jane qui pleurait....

— Ne pleure pas ainsi, Jane ; tes lar- mes me retombent au cœur une à une, comme des gouttes de plomb brûlant. Pleu- rer !... quand le passé a des souvenirs si purs, le présent... —Alfred s’arrêta ; il ajouta avec effort : — Tant de charmes ; l’avenir, tant d’espérances !... Essuie ces pleurs, ma Jane, mon idole ; des pleurs dans tes yeux, c’est une tache à un miroir.

Alfred achevait ces mots ; tout à coup Jane, pâle, inanimée, laissa tomber lour- dement sa tête sur le sein du jeune chas- seur, en disant : partez. . partez !... �@ 38 ®

Elle avait entendu retentir au loin la fanfare favorite de lord Birgham.

Alfred, éperdu, veut s’élancer hors de l’appartement pour demander du secours ; un homme en livrée l’arrête au seuil, et tirant froidement sa montre, dit avec un sourire de joie satanique et en lui livrant passage :

— Monsieur le comte, dix heures moins cinq minutes !... �III.

e lendemain matin, lord Birgham venait d’entrer au salon. Neuf heures sonnaient. Etendu sur un divan, et le bras gauche en écharpe, il jouait de la main droite avec le cordon en tresses de �@ 40 ®

sa robe de chambre ; et ses mouvements^ tantôt lents, tantôt saccadés, semblaient suivre l’impulsion de sa pensée. Il était fa- cile de reconnaître, à la crispation des muscles de son visage, la nature du sen- timent qui le dominait alors. Après quel- ques instants de morne réflexion, il se leva brusquement et agita avec violence le cordon d’une sonnette suspendu à l’an- gle de la cheminée. La porte s’ouvrit aus- sitôt.

— John !... Priez milady de venir.

Un instant après, Jane soutenue par le vieux domestique, entrait, et d’une voix éteinte :

— Milord m’a fait appeler ?

— Oui, milady, répondit lord Birgham ; j’ai à vous entretenir : asseyez-vous là en face de moi, j’ai plaisir à vous voir... Mais vous paraissez souffrante... qu’avez- �® 41 ®

vous ?... Sans doute l’inquiétude de mon absence ?....

A ces mots, Jane se laissa tomber à l’autre bout du divan.

—- Hier, continua lord Birgham, mal- gré mes instances, vous avez refusé l’invi- tation de M. de Valtange, et vraiment vous y avez perdu. La chasse a été su- perbe, le temps magnifique. Toutes nos dames ont rivalisé de courage et d’a- dresse. On a regretté votre absence, moi, surtout !... J’aime tant à voir ma Jane à mes côtés, environnée d’hommages et pro- clamée la plus belle !... C’est là le triomphe d’un vieux mari, et vous m’en avez privé, Jane : c’est mal... Aussi, aujourd’hui que tout cela est déjàloinde nous, vous consen- tirez, je l’espère, et pour me consoler de cette disgrâce, à m’avouer le motif de votre refus. �® 42 ©

— Je vous l’ai dit, milord, une indis- position....

— Toujours ! Allons, milady, soyez plus franche ; voulez-vous entacher votre bla- son de Wertsmer d’un mensonge d’enfant !

— Milord...

— Eh bien ! vous gardez le silence... quelle obstination... Oh ! vous n’êtes pas aimable, milady....

Ces derniers mots, prononcés avec un accent de cruel et ironique enjouement, glacèrent d’effroi Jane qui, les yeux bais- sés, dévorait en secret ses larmes.

— Alors, écoutez-moi, milady, conti- nua lord Birgham. Je vais essayer, malgré vous, de vous justifier à mes yeux, et ce me sera facile.... Ma bonne Jane n’eût pas voulu me tromper. — Alfred de Valtange vous aime. Sans doute ses visites assidues au château, les prévenances continuelles �@ 43 !©

dont vous êtes publiquement l’objet de sa part, vous ont semblé autant de preuves accablantes jetées à la merci des salons de Londres ; et craignant encore quelque in- discrétion commise en présence de la so- ciété qu’il avait réunie à son château de Milner, vous avez préféré rester ici ; cela est bien à vous, milady, d’avoir sacrifié à la tranquillité de mes vieux jours, à la gloire de mon nom, une partie de plaisir où vous attendait le triomphe de la femme du monde...

— C’est bien cela, n’est-ce pas ?...

A ces mots toute l’horreur de l’accusa- tion qui pesait sur la tête de Jane lui ap- parut soudain ; et ranimant ses esprits, l’œil en feu :

— Lord Birgham, s’écria-t-elle, vous mentez !.. Par le lion de Wertsmer et de- vant Dieu, je le jure !... �® 44 ®

Le vieillard accueillit ce serment par un éclat de rire forcené.

Jane retomba anéantie.

— Je souffre, Jane, desserrez ces liga- tures ; la pression est trop forte...

Et Jane se traîna sur le divan jusqu’aux pieds de lord Birgham ; et, d’une main tremblante et mal assurée, enleva l’épin- gle qui retenait les bandes.

— Prenez donc garde, milady, vous me faites mal....

— Oh ! pardon, milord !

Et le bras dégagé de lord Birgham s’é- tendit péniblement et alla se reposer sur un guéridon placé à son côté.

— Eh bien, milady, vous ne me dites rien de cette blessure : autrefois ? cet état de souffrance vous eût alarmée...

— Je n’osais,., je craignais d’aborder un entretien aussi pénible pour moi... �® 45 ®

D’ailleurs l’avis du docteur m’avait rassu- rée sur les suites de votre chute...

— Une chute !... ah !... vous êtes mal informée. Qui donc a pu vous apporter cette nouvelle ?... Vous ne vous le rappe - lez pas ?... Voyons, j’ai peut-être meilleure mémoire que vous... N’est-ce-pas Alfred, ce cher Alfred qui, profitant de l’éva- nouissement causé par la blessure qu’il venait de me faire, est parti à franc-étrier de son château, pendant que j’y reposais souffrant et accablé, et est venu vous annoncer lui-même, seulement en d’autres termes, l’issue du combat auquel je l’avais provoqué ?...

C’est bien cela, n’est-ce pas ?...

Et un sourire ironique de triomphe suivit ces mots.

— Oh ! Il m’a trompée, soupira Jane.

Il y eut un moment de silence pendant �® 46 ®

lequel lord Birgham, par un violent ef- fort, changea do position son bras ma- lade.

— Ainsi, le dernier coin du voile qui cachait ma honte aux yeux de tous est dé- chiré ! Désormais mon nom est livré à l’op- probre, à la risée de la foule des rues !... Ah ! milady ! milady !.. C’est que j’étais bien fou, n’est-ce pas ?.. moi, vous demander, à vous, femme jeune et belle, un peu d’a- mour ; moi} dont les cheveux blancs vous font rire de pitié !... qui ne sais plus trou- ver sur mes lèvres un mot coquet ou ga- lant... moi, vieillard-enfant, hochet d’un jour, qu’une femme de vingt ans brise sous les pieds !....

Et lord Birgham, épuisé, tomba sur le divan ; l’accès d’irritation auquel il venait de se livrer, influant sur sa blessure, lui arracha un cri de douleur. �®47 ®

— Maudite balle ! !... arrêtez le sang .. ma blessure s’est ouverte...

Et Jane, aux genoux du vieillard comme le chien grondé couché aux pieds de son maître, s’efforçait d’étancher le sang qui ruisselait de la plaie ; et ses yeux pleins de larmes, se levant timides et suppliants sur lord Birgham, semblaient demander grâce.

— Il y a une loi du parlement, continua lord Birgham, qui condamne à la prison perpétuelle la femme adultère et son com- plice ; une Joi qui livre le blason des con- damnés à la populace de Londres pour être traîné dans la boue des rues et des carrefours. Je pourrais invoquer cette loi ; le témoignage de mon fidèle John qui a tout vu suffirait ; mais ce scandale salirait le nom sans tache des comtes de Wertsmer. Et puis, il me faut, à moi, une vengeance �& 48 ®

plus terrible, plus complète que celle que je dois attendre des hommes ; et, je vous le jure, l’honneur de votre nom sera ven- gé !... Reposez-vous sur moi de ce soin... Maintenant, écoutez mes dernières volon- tés : dès aujourd’hui, je révoque l’abandon que je vous ai fait de ma fortune ; j’en- lève de votre blason le lion de Wertsmer et la couronne de comtesse, et les rem- place par le chapelet et la corde... C’est assez vous en dire ; dans une heure les chevaux seront à ma voiture, préparez- vous. Surtout, que tout se passe sans bruit, sans éclat ; que le secret de ma honte et de votre faute meure entre nous ; car, alors, milady !.. allez !...

Jane, arrachée violemment par cet ar- rêt de proscription à l’anéantissement dans lequel elle était plongée, se précipita aux pieds de lord Birgham, en criant : �$ 49 )©

— Grâce !... grâce !... Je ne suis pas coupable,.. J’en atteste le ciel ! Grâce !...

Et elle tomba sur le parquet sans con- naissance.

— John ! John !

— Milord !...

— Otez cette femme de là... Mettez les chevaux à la voiture.

Une heure après, une chaise de poste aux armoiries des comtes de Vertsmer roulait, de toute la vitesse des chevaux ? sur la route de Londres.

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3 � �IV.

SjvsjK quelque distance de la jolie viHe


^ deM.........., située presqu’au centre

de la France, s’élève sur les bords pittores- ques de la rivière qui la traverse, une pe- tite fontaine de granit, taillée en forme de �@ 52 &

bassin et ombragée de saules aux rameaux tombants. C’est là le but ordinaire de la promenade du matin : on l’appelle la Fon- taine de V Aveugle. On était alors au mois de novembre ; les matinées étaient froides et la rive déserte. Un jeune homme, seul, enveloppé d’un manteau à larges plis, cô- toyait lentement les bords de l’eau, diri- geant sa promenade du côté de la fontaine. Sa physionomie pâle et morne révélait un état de souffrance morale, et il semblait en ce moment en proie à un accès de mélan- colie profonde.

— La charité !.. s’il vous plait !..

Et pour la troisième fois, ce cri de mi- sère, prononcé d’une voix suppliante, ex- pirait, inexaucé, sur les lèvres violettes d’une petite mendiante qui tremblottait de froid, assise aux pieds de la fontaine ; et une main toute petite et blanche restait �<& 53 ®

tendue au jeune étranger plongé toujours dans ses rêveries.

— La charité ! s’il vous plait, mon bon monsieur, et le bon Dieu vous bénira !...

Le jeune inconnu, distrait enfin par cette prière, releva la tête, arrêta ses yeux sur la jeune mendiante, et un sourire d’amère incrédulité contracta ses lèvres.

Néanmoins, cédant, comme par besoin, à la première impulsion du sentiment de pitié qui l’avait pénétré à la vue de cette enfant, il laissa tomber quelques pièces de monnaie dans son tablier et allait passer, indifférent, lorsque la fixant encore, et frappé tout-à-coup de la régularité de ses traits et de l’expression de souffrance répan- pandue sur son visage, un sentiment plus vif, un sentiment de profond intérêt, s’em- para soudain de l’esprit du jeune prome- neur. �@ 54 ®

— Tu as froid, pauvre petite ?

— Oh ! oui, monsieur, bien froid !..

Et les yeux de la petite mendiante s’é- taient fixés, pleins d’un doux reproche, sur le manteau fourré de l’inconnu.

— Quel est ton nom ?..

— Jenny.

— Quel âge as-tu ?..

— Six ans.

— Six ans !., quel singulier rapproche- ment !.. — Mais dis-moi, ma petite, tu n’as plus de mère ?..

— Oh ! si, monsieur.

— Pourquoi te laisse-t-elle venir seule ici ? elle est donc bien vieille ?., ne peut-elle plus marcher ?..

— Elle est aveugle.

— Aveugle !... oh ! je la plains !... de- meure-t-elle loin d’ici ?..

— Non, monsieur, tout près, voyez, là. �@ 55 ®

Et la petite fille montrait du doigt une cabane en planches, construite à l’entrée du village voisin.

— Eh bien !., viens, conduis-moi près d’elle.

Le jeune inconnu prit par la main la petite mendiante qu’il cacha au vent sous les plis de son manteau, et se dirigea avec elle vers la cabane. Un instant après, ils étaient auprès de l’aveugle.

A l’aspect du tableau de souffrance et de nudité qu’offrit à sa vue cet asile de la misère, le jeune visiteur éprouva un dou- loureux sentiment de pitié. Il y avait là toute une vie de martyr !.. Le vent sifflait, violent et glacial, à travers les planches mal join tes de la cabane. A l’un des angles était une unique couchette faite de paille ; au- dessus, un Christ grossièrement sculpté, et çà et là éparses, quelques escabelles en �56 ®

bois. Puis, assise à l’un des coins du foyer, une femme, jeune encore, belle sans doute autrefois, et dont les traits ressortaient ré- guliers, néanmoins, à travers la maigreur cadavéreuse de son visage, étendait les pieds vers l’âtre, et demandait un dernier rayon de chaleur au dernier tison qui s’é- teignait. Au cri rauque et perçant que pro- duisit la porte en s’ouvrant, l’aveugle s’é- tait retournée, comme si elle avait pu voir, mais son cœur de mère avait deviné le pas de Jenny.

— Ma Jenny !..

A cette voix, l’étranger ne put se défen- dre d’un trouble indéfinissable. Une sueur froide lui passa sur le front...

Et l’enfant s’était élancée sur les genoux de sa mère, et ses deux petits bras s’étaient arrondis autour du cou de l’aveugle.

— Maman, un monsieur !.. �@ 57 ®

— Où donc ?., ma Jenny, ici ?.. Eh ! que vient-il faire dans la cabane d’une pau- vre femme......

— Payer mon tribut à l’humanité, ma- dame, et apporter, s’il m’est permis, quel- que soulagement à votre souffrance ; deux cœurs malheureux se comprennent si vite.

A ces mots, et comme pour remercier le généreux inconnu, l’aveugle étendit, en tâtonnant autour d’elle, une main blanche et maigre que l’étranger reçut et pressa dans ses mains.

—Merci pour cette enfant, merci à vous, monsieur, qui comprenez la charité !...

Et il y avait tant de douceur et de pu- reté dans la voix qui prononça ces mots ; tant de grâce et de noblesse dans le geste qui les accompagna, que le jeune inconnu se sentit un instant confus de l’expression de pitié empreinte à ses paroles. �@ 58 <©

— Madame, continua-t-il, — et ne souriez pas ainsi de dérision au titre que je vous donne, non ; j’ai su vous com- prendre ; — l’infortune est allée vous chercher bien haut, n’est-ce pas ; vous n’étiez pas née pour souffrir et mendier ?

— Oh ! non ? monsieur, répondit l’a- veugle en soupirant.

— Vous le voyez... je vous ai devinée. Votre langage vous trahissait trop sous les haillons de la misère. Oh ! non, jamais ces mains si blanches ne se sont halées au so- leil des champs. Combien vous devez souf- frir !... Je voudrais être deux fois riche j bien riche ? pour vous rendre tout ce que vous avez perdu.

Deux larmes brillantes comme deux gouttes de rosée sillonnèrent lentement les joues de l’aveugle et tombèrent sur les cheveux blonds de Jenny. �@ 59 !©

— Ma mère, ne pleure pas...

— Ainsi, madame, oubliant la nature du sentiment qui m’a conduit auprès de vous ; ne voyant en moi qu’un ami dont le cœur vous est dévoué, consentirez- vous à m’apprendre par quel événement fatal un tel revers vous a frappée, encore si jeune. — Et n’imputez pas à un senti- ment de vaine curiosité insultant au mal- heur, la prière que je vous adresse, — non ; mais vous souffrez, et j’ai besoin de souffrir avec vous : souffrir à deux, c’est presque du bonheur. Dites, dites vite, madame, j’ai tant besoin de vous en- tendre !...

— Oh ! monsieur, combien je vous re- mercie du sentiment d’intérêt que vous ve- nez de me témoigner, à moi, la pauvre aveugle, la mendiante ! Mais le récit que yous désirez entendre de mes malheurs doit �® 60 ©

rester inconnu à ma Jenny ; je ne veux pas que cette enfant puisse compter toutes les larmes que j’ai versées pour elle ; l’a- venir qui l’attend lui apprendra assez tôt à souffrir ; et... vous comprenez que je ne puis l’éloigner de moi aujourd’hui, le temps est si froid ! Demain, au jour, elle retournera à la fontaine ; revenez, mon- sieur, et, si j’en ai la force, vous saurez tout.

— A demain donc, madame, dit l’in- connu en se levant et saisissant les mains de l’aveugle qu’il pressa convulsivement dans les siennes ; à demain.

Puis, prenant dans ses bras la jeune enfant, il la baisa au front ; et après l’a- voir remise sur les genoux de la pauvre mère, il s’éloigna en répétant :

— A Demain !

— A demain !.. pensa long-temps l’a- veugle. Oui..., demain..., il reviendra..., �©S 61 ©

il l’a dit... Ma Jenny !.. mon enfant !.. Oh ! demain... ; va... peut-être demain !..

Et ce mot vibrant d’espoir fit tressaillir d’une joie indicible le cœur ulcéré de la jeune mère, dont les lèvres brûlantes s’at- tachaient frénétiquement aux joues déco- lorées de son enfant. � �

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°

V.

xact au rendez-vous, le jeune étranger frappait, le lendemain matin, à la porte de la cabane. Au son de sa voix, au bruit de ses pas, l’aveugle reconnut son visiteur de la veille ; elle �® 64 ®

l’accueillit avec un sourire de remercî- ment, l’invita du geste à s’asseoir auprès d’elle, et, après un instant de recueillement, commença en ces termes :

— Monsieur, jusqu’à ce jour, le secret de mon infortune est resté enseveli au fond de mon cœur ; et, sans doute, je l’eusse em- porté dans la tombe, si le hasard ne vous eût conduit en ces lieux. Etrangère à tous, isolée pour toujours du reste des hommes, devais-je leur confier le secret de malheurs qui n’eussent excité en eux qu’un sourire de pitié ou d’indifférence !.. Non, c’eût été deux fois souffrir !... Mais votre présence ici, que je regarde comme un présent du ciel, me donnera le courage de vous ou- vrir mon âme ; vous pourrez y lire ma faute et mon châtiment ; ma faute !.. hélas ! si je fus coupable... J’attends des hommes un dernier jugement ; vous le prononcerez • �@ 65 ©

-— Vous êtes toujours là, monsieur ?,.

•— Oui, madame, parlez, parlez.

L’aveugle avait étendu la main, en cherchant autour d’elle, comme pour s’as- surer de la présence de son auditeur.

— Mais, comme votre main tremble !..

— L’émotion... la vue de tant de souf- frances... ; continuez... ; madame.

L’aveugle reprit :

— Mariée fort jeune à un vieillard que je n’avais fait qu’entrevoir dans la société et dont les habitudes et le caractère m’é- taient entièrement inconnus, je ne tardai pas à comprendre toute la différence de nos humeurs, et l’avenir réservé à cette union. Cette prévision m’effraya ; et pour en conjurer les funestes effets, je redou- blai auprès de lui de soins et de tendresse. Chaque minute de mon existence était un acte de dévouement ; un mot de lui,

4 �@ GG ®

l’expression d’un désir, étaient à mes yeux un ordre suprême, et il devait en être ainsi : je lui devais l’opulence. Hélas ! mes efforts furent vains. Un mois, à peine, après notre union, je reçus l’ordre de me préparer à partir pour le château où nous devions passer l’été, et il ne me fut même pas permis de donner un baiser d’adieu à mes compagnes d’enfance. Dès ce jour, commença pouf moi toute une vie d’isole- ment et de tyrannie. La porte de l’hôtel fut interdite à la société qui se réunissait chaque soir dans nos salons ; et, du sein des fêtes et des plaisirs au milieu desquels j’avais vécu depuis mon entrée dans le monde, je tombai tout-à-coup dans la so- litude la plus affreuse ; si, parfois, quel- ques amis venaient nous visiter, le comte ne prenait même pas la peine de dissi- muler la contrariété qu’il en éprouvait ; �@ 67 ©

aussi rebutés par l’accueil qu’ils recevaient au château, ils nous abandonnèrent. J’étais seule, toujours seule ; et c’est à peine si, pendant tout le cours d’une journée, et en compensation de l’existence qu’il m’im- posait, il daignait jeter les yeux sur moi ou m’adresser une parole. Mes actes les plus simples, mes démarches les plus ou- vertes recevaient de lui une interprétation injurieuse. Le spectre hideux de la jalou- sie s’était dressé entre lui et moi. Alors je compris toute l’étendue de mon malheur. Désormais seule, abandonnée — ma mère était morte en me donnant le jour, et le ciel venait de m’enlever mon père, ma der- nière espérance, — abandonnée à la merci de lord Birgham...

— Lord Birgham !.. s’écria l’inconnu, haletant, l’œil hagard.

— Oui, monsieur, lord Birgham... �@ 68 ©

comte de Wertsmer. mon mari.... vous l’avez connu ?..

— De nom... seulement..., madame. C’était..., je crois..., l’un des membres les plus influents du parlement anglais.

— Ah ! ce n’est pas lui ! soupira l’a- veugle.

— Continuez, madame.

— A cette époque, un jeune Français se rendit acquéreur d’un château voisin du nôtre, mais inhabité jusqu’à ce jour, et s’y fixa. Les lois du voisinage voulaient qu’il nous fit une visite d’installation ; il se présenta au château ; et mon mari, fati- gué, sans doute, de la vie monotone qu’il menait, dérogea en sa faveur à ses projets de retraite ; une vive sympathie sembla bientôt régner entre eux. Mais elle devait être de courte durée. Un soir, plus triste, plus abattue que les jours précédents, �® 69

j’entre au salon ; la souffrance répandue sur mes traits frappe les regards de notre jeune ami qui, comprenant ma douleur, ne peut se défendre, en présence de lord Bir- gham, d’un mouvement de pitié affectueuse. L’œil perçant et soupçonneux du comte a saisi ce mouvement ; et dès le lendemain, la grille du château est fermée au jeune étran- ger. — Permettez-moi, ici, monsieur, de passer sous silence quelques circonstances dont le souvenir seul m’arrache encore des larmes, car elles se rattachent à une per- sonne qui me fut bien chère ; c’était ui bon ange que le ciel m’avait envoyé poui partager mes douleurs, pour essuyer mes larmes, et son dévouement lui a sans doute coûté la vie. — Enfin, quelques jours après, un matin, je me rappelle, lord Bir- gham me fit appeler au salon... puis, je ne sais plus....,je ne vis rien..., je n’entendis �@ 7’0 ®

rien... ; et quand mes yeux se Couvrirent, j’étais enfermée dans un cachot noir.. Une sœur du couvent des Annonciades était debout, à mes côtés.., oh ! mais de grâce, épargnez-moi ces détails.

Et l’aveugle, suffoquée par les sanglots, ne pouvait plus articuler un son. Une agi- tation nerveuse faisait claquer ses dents... elle s’arrêta, et remise un peu, elle con- tinua :

— Ma santé, ébranlée déjà par les se- cousses violentes imprimées à mon àme, s’affaiblissait de jour en jour. Elle reçut une nouvelle atteinte par l’apparition des premiers symptômes qui promettent à une jeune femme le nom de mère. Cette cir- constance ranima mon courage. Si lord Birgham, pensais-je, a été sourd aux priè- res et aux larmes de la mère, la voix de son enfant arrivera peut-être à son cœur. �Je lui fis part Je cet événement qu’il avait appelé de tous ses vœux. Eh bien ! il m’in- sulta jusques dans mes sentiments de mère ; il me fit répondre que l’arrêt qui avait frappé la mère devait retomber sur la tête de l’enfant, héritier naturel des malheurs de celle à laquelle il allait devoir le jour. Enfin, je devins mère ; et encore étendue sur mon lit de souffrances, un homme se présente, m’annonce la mort de lordBir- gham, et ordonne, d’après les dernières vo- lontés de mon mari exprimées à son lit de mort, mon expulsion du couvent. Trop faible encore pour m’exposer aux fatigues d’une existence aventureuse, je deman- dais quelques jours de repos ; cet homme fut inflexible, et le lendemain, on me jeta à la porte du couvent, avec mon enfant dans les bras. La misère conseille tout... j’avais faim, et si, pendant cette année de capti- �® 72 ©

tité, les souffrances et la douleur n’eus- sent altéré mes traits à me rendre mécon- naissable, on eût pu voir, ce jour-là, lady Jane, la femme de lord Birgham, la fille d’un gentilhomme du parlement, mendier un morceau de pain dafis les rues de Lon- dres !.. . J’errai jour et nuit, à moitié nue, mourante de faim, ne sachant où reposer ma tête, méconnue, repoussée de ceux-là même qui avaient usurpé mes droits ; je ne savais que devenir. Je me rappelai ce- pendant qu’une de mes tantes était passée en France, et habitait Paris. Ce dernier es- poir roidit mon âme au malheur ; je fis vœu, aux pieds des autels, de ne déposer mou bâton de pèlerinage qu’après avoir trouvé un protecteur à ma Jenny ; et, mettant de côté, chaque soir, quelques épargnes du produit de mes aumônes de la journée, je parvins, enfin, après mille privations, �@ 73 ©

à réaliser la somme exigée pour mon pas- sage. Je m’embarquai et arrivai à Paris. Là, après de longues et infructueuses recher- ches, j’appris que lady Grandville venait de partir pour l’Italie. Alors, je continuai ma route, et, m’abandonnant au hasard, me dirigeai vers ces lieux : quand j’arri- vai dans ce village, il y avait deux jours que j’endurais les horreurs de la faim, mon enfant rendait le dernier soupir ; et toutes deux, nous tombâmes mourantes d’inani- tion au milieu de la route. Quelques bons villageois nous rappelèrent à la vie ; et l’un d’eux,me prenant en pitié, sansdoute, m’at- tacha à son service. J’entrai chez lui avec joie, c’était une fortune : désormais mon enfant aurait du pain. A cette pensée con- solante, mon courage se ranima. Le jour, je travaillais avec ardeur aux champs ; le soir, je faisais, à la veillée, pour les jeunes �® 74 ®

filles du village, quelques ouvrages à l’ai- guille dont le produit rendait, chaque jour, ma position plus supportable. J’étais pres- que heureuse. Jenny grandissait sous mes yeux, et ses caresses me payaient des fa- tigues de mon labeur. Hélas ! c’était trop de bonheur pour moi, frappée du sceau de la réprobation. Une autre épreuve m’atten- dait encore. Bientôt ma vue s’affaiblit, les travaux de la veillée avaient fatigué mes yeux ; et un jour, mes paupières se fer- mèrent pour ne se rouvrir jamais.

— Oh ! alors, le désespoir s’empara de moi ; la misère, avec son hideux cortège, s’offrit à ma pensée, ma tète s’égara, je crus devenir folle. La vue de tant de malheurs excita la pitié des gens du village ; plusieurs d’entre eux se réunirent et firent cons- truire, à frais communs, la cabane qui m’abrite. Depuis lors, je vis des aumônes �® 75 ®

que la charité publique verse dans ma main» Chaque jour, avant l’aube, je vais m’asseoir sur les degrés de la fontaine voi- sine ; et, là, oubliant qui je fus, et ne me souvenant que de mon nom de mère, j’im- plore pour ma Jenny la pitié des pas- sants.

— Tel est, monsieur, le récit de ma vie. Prononcez... voilà mon crime... voici mon châtiment.

Et l’aveugle avait à peine cessé de par- ler, que le jeune inconnu, pâle, défait, éperdu, la pressait dans ses bras.

— Oh ! merci !.. merci ! madame, déjà je souffre moins !... Mais complétez votre récit ; ce jeune Français..., cause de vos malheurs..., son nom... son nom..., vous l’avez oublié ?...

— Oh ! non... ; mais de grâce, épar- gnez-le âmes lèvres... Ce souvenir seul �& 76 @

me coûte tant de larmes !.. Et puis, je ne dois plus le revoir 5 lord Birgham avait juré sa mort, et, sans doute, il n’est plus !...

— Peut-être.., espérez encore, milady ; peut-être a-t-il échappé a la vengeance de lord Birgham ; et si le hasard le jetait sur vos pas.., comme moi.., si vous pres- sant dans ses bras, comme je vous presse dans les miens, il vous criait : — Jane, pardonne-moi ; je fus coupable envers toi ; je fus la cause de tes malheurs, mais tu connais toute la pureté, toute la sincérité de mon amour ; et depuis six ans, ton image s’est attachée partout à mes pas ; ton nom n’a pas quitté un instant mes lè- vres. Je te revois enfin ! Malheureuse par moi, je te rends au bonheur ; pardonne- moi ! Jane, pardonne-moi^ Alfred te le demande à genoux. �Et Alfred de Valtange — car c était lui — était tombé aux genoux de Jane, et couvrait ses mains de baisers.

— Vous ! Alfred !.., là..., près de moi..., dans vos bras... Cette voix... ; mon cœur ne m’avait donc pas trompée. Alfred ! !. Jenny ! !. Oh ! merci, mon Dieu ! ! Que ne puis-je voir mon bonheur ! !.. � �VI.

un jours après la scène que nous avons retracée, un mouvement inaccoutumé régnait dans la principale rue de M.... ; neuf heures du soir venaient de sonner. De nombreux équipages armoriés �@ 80 ©

se croisaient en tous sens et la foule gros- sissait, curieuse, sous les fenêtres de l’hô- tel de Valtange, d’où s’échappaient des flots de lumière et d’harmonie. Déjà les ombres des danseurs se projetaient, tour- noyantes et rapides, sur les rideaux de soie de la salle. Une musique entraînante con- viait à la danse, et l’enivrement et la joie étaient à leur comble. Tout-à-coup, une élégante voiture, lancée au galop, fend la foule et pénètre dans la cour de l’hôtel.

Un instant après, une femme, couverte de haillons et conduite par une petite fille, paraît sur le seuil de la salle de bal. Tous les yeux se fixent sur elle avec éton- nement ; les rires et la musique cessent tout-à-coup, et à la bruyante gaîté de la danse succède un calme inquiet. Mais, on a reconnu l’aveugle, et soudain de sour- des rumeurs éclatent de toutes parts, �® 81 ®

l’indignation la plus vive est peinte sur tous les visages.

Un jeune homme s’est élancé du milieu de la foule ; il promène sur elle un regard plein d’assurance et de dignité ; un sourire de dédain crispe ses lèvres. Il a saisi l’a- veugle dans ses bras, et d’un geste noble et impérieux commandant le silence :

— Je vous comprends, messieurs et nobles dames, s’écrie-t-il, oh ! n’est-ce pas, c’est un hideux contraste, que les haillons de la misère avec le luxe éclatant de vos pa- rures ; que ces deux visages étiolés et souf- frants, halés par la misère, avec vos visa- ges frais et colorés, animés par la danse et la joie ! !.. Eh bien ! cette femme qui vous a tendu la main sur les degrés de la Fon- taine de r Aveugle ; à qui, plus d’une fois, vous avez jeté avec dédain quelques aumô- nes ; dont la présence en ces lieux excite

5 �@ 82 ©

votre indignation ; cette femme est de sang noble. Saluez lady Jane, autrefois com- tesse de Wertsmer, aujourd’hui comtessede Valtange !...

— Alfred ! !., moi !., comtesse de Val- tange ! !.. Oh ! c’est un rêve !...

— Jane, je vous l’ai dit : malheureuse par moi, je vous rends au bonheur... Me pardon nez-vous ?...

— Oh ! Alfred ! !.. Alfred ! !...

Et ils se pressent dans les bras l’un de l’autre, ivres de délire et de bonheur, pen- dant que la foule des invités s’écoule, stupéfaite et silencieuse.

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La Fontaine de V Aveugle existe encore, et est chez le peuple l’objet d’un culte sacré. Chaque année, au 15 novembre, anniversaire de l’événement que nous venons de raconter, vous verriez, au milieu de la foule qui s’y rend en pèlerinage, un brillant équi- page aux armoiries du comte de Valtange s’arrêter ; et lady Jane, que l’art est parvenu à guérir de sa cécité, en descendre, et prier sur les degrés de la fontaine qui a conservé son nom. � �L’ORPHELINE. �La mort est un riant mystère, Un prélude délicieux ;

Laisse descendre à ma prière Son parfum qui clora mes yeux.

Edouard Turquety. �arie..., Marie..., écoute... l’an- gélus ! ! A genoux, mon enfant,

disons encore une fois ensemble la prière du soir ; demain, peut-être, tu prieras seule... Je souffre bien aujourd’hui !... �@ 88 ©

Et la jeune fille se laissa tomber à ge- noux au chevet du lit de sa mère, les mains jointes, les yeux levés au ciel.

— Mon Dieu ! veille sur elle !.. murmu- rait la vieille.

— Mon Dieu ! sauve ses jours !., priait la jeune fille.

Puis, après quelques instants d’un reli- gieux silence, la vieille femme sortit avec effort de sa couche une main maigre et ridée qu’elle étendit vers son enfant. Marie la saisit avec, amour, la tint pressée long- temps sur son cœur et la porta à ses lè- vres. .. Elle fit un mouvement d’effroi...

— Vous avez froid, ma mère !...

— Oui, Marie, bien froid !... ce soir .. mon... front est... glacé... ; pourtant... la poitrine me brûle..., là..., là... Mais, va reposer..., Marie..., mon ange..., va... Il ne faut... pas... que... tu meures... �@ 89 ®

toi..., mon enfant... ; va, adieu...., à... demain...

— Oh ! oui, ma bonne mère, adieu ; à demain.

Et Marie, comme par instinct filial, embrassa sa mère plus tendrement encore ce soir-là...

La nuit était close, tout était calme à l’entour : on n’entendait plus que le siffle- ment du vent ou la chute des feuilles déjà desséchées par le soleil d’automne. Il ré- gnait un silence de mort. Marie se jeta toute tremblante sur sa couche virginale ; mais bientôt le râle de l’agonie, précurseur de la mort, se fit entendre, et quelques murmures étouffés sortirent de la poitrine de la mou- rante, comme un dernier adieu à la vie. La pauvre enfant, effrayée, s’élança, éper- due, au pied du lit de sa mère, qui l’ap- pelait d’une voix éteinte. �® 90 ®

— Ma mère !.. ma mère !..

— Marie !... mon enfant..., là.., là.., près de moi... J’ai froid... ; viens..., rap- proche-toi... encore..., réchauffe-moi..., là..., plus près..., bien... ; presse-moi sur ton cœur, que je reprenne un peu de cha- leur sous le feu de tes baisers..., donne moi un peu de ta vie..., de ton souffle brûlant... ; viens..., ne m’abandonne pas.., non..., non..., là !..

Et la vieille femme étreignait convulsi- vement dans ses bras longs et décharnés la taille souple et flexible de la jeune fille.

— Là-bas, vois-tu, râla encore la mou- rante en délire, vois-tu l’ombre de ton père qui m’appelle à lui ?.. Oh ! adieu ! adieu !.

Et le cadavre se dressait, enveloppé dans son linceul.

— Ma mère !... ma mère !... oh ! ne meurs pas !... �@ 91 ©

Et la morte retomba froide sur sa cou- che. Oh ! alors, Marie eut peur..., bien peur... ; un frémissement indicible par- courut tout son corps, lorsqu’elle se vit seule, face à face avec ce cadavre... La terreur glaça ses sens ; elle s’élança pres- que folle à travers champs en criant : morte !., morte !.. Un instant après, elle pénétrait dans l’enceinte du cimetière du village, et tombait, toute haletante, éper- due, mourante, sur la pierre d’une tombe fraîchement creusée ; ses deux bras entre- lacèrent la croix qui l’ornait, et ses yeux égarés se levèrent pleins de larmes à l’azur étoilé du ciel.

— Là, mon Dieu !.. sous cette terre que je foule, repose celui qui fut, après ceux à qui je dois le jour, mon seul espoir dans ce monde. George, mon fiancé, n’est plus !.. Ta volonté divine l’a rappelé à toi ; �® 92 ®

et je n’ai pas murmuré : mes larmes furent mes seules plaintes. Oh ! pardonne-lui, mon Dieu !.. car son âme s’envola vers toi, vierge de tout blasphème. A son lit de mort, il accusa de rigueur tes décrets su- prêmes ; mais tu le sais, ô mon Dieu ! la raison l’avait abandonné ; puis, il était si jeune, si plein d’amour, si riche d’espé- rance et d’avenir ; il quittait la vie si belle, si large devant lui !.. Oh ! accorde à sa fiancée le pardon qu’il n’a pu implorer avant de mourir ; et si, pour te fléchir, il te faut, ô mon Dieu ! un sacrifice expiatoire, eh bien ! verse sur moi le reste de la coupe amère, laisse-m’en boire jusqu’à la lie ; prends ma vie, mais sauve son âme !...

Marie interrompit un instant sa prière ; les sanglots étouffaient sa voix, puis elle continua :

— Et prendras-tu pitié de moi, mon �@ 93 j©

Dieu ! Il me restait encore un cœur qui m’aimât sur terre, et je le pleure aujour- d’hui . Ma mère, ma pauvre mère, est as- sise maintenant à ta droite, au banquet des élus ; et moi, seule, toute seule au monde..., personne pour essuyer mes lar- mes ou pleurer avec moi !.. Non, je me trompe ..,je ne resterai pas seule, je dois mourir aussi, moi, car tu n’as pas fait la femme assez forte pour tant de souffrances. N’est-ce pas, mon Dieu ! tu as voulu, dans ta pitié, que la douleur pût enfin briser son âme ? Ai-je assez souffert, moi ? ai- je droit, enfin, à ta pitié ! Tu le vois, age- nouillée au pied de cette croix, je ne puis me relever, affaissée, écrasée, broyée sous le poids de la vie. Pitié ! pitié ! mon Dieu ! pitié !...

— Oh !... oui..., exauce, exauce ma prière. Je sens déjà ta main se reposer �@ 94 ©

doucement sur ma poitrine, en compri- mer les battements agités ; ton doigt se placer sur ma bouche, tiédir mon haleine brûlante ; oui..., ma respiration faiblit..., mon sein se soulève déjà moins vite..., mes tempes se refroidissent..., ma tête s’égare..., ma vue se trouble..., ma vie s’éteint... Oh ! merci ! merci ! mon Dieu !.. achève ton œuvre... Là-haut, là-haut.., ma mère..., George..., je les vois, là..., là. . ; ils m’appellent. . Oh ! donne-moi des ailes d’ange, que j’embrasse ma mère..., mon fiancé !..

Et la pauvre enfant levait ses bras au ciel et semblait prendre son essor.

Tout-à-coup, le ciel devint sombre, l’éclair sillonna la nue, la foudre gronda dans l’immensité. Marie reconnut la voix de Dieu ; un sourire angélique effleura son visage ; et elle retomba... Sa tête se pencha �@ 95 ©

sur son sein, comme le lys mourant sur sa tige au vent de l’orage ; et ses lèvres, déjà froides, ne purent que prononcer tout bas : merci ! ô mon Dieu ! merci !..

Le lendemain, deux fosses se refer- maient dans le cimetière du village ; deux croix de bois s’élevaient sur le sommet du tertre.

Sur l’une on lisait :

PRIEZ POUR LA MÈREÜ ! � �LE F1Ï0DI DE CMR.

f (Sd/iaynoâiï.J

G � �^MBgQOT reposait à la Cour de Madrid ; pas lent et cadencé des senti- nelles se faisait seul entendre ; c’était vers

le milieu de la nuit. Une femme, à la démarche discrète et réfléchie, enveloppée �@ 100 ®

d’un ample manteau de fourrures, le visage caché sous un masque de velours noir., se glissait, à la faible clarté d’une lampe suspendue à la voûte, à travers les longues et sonores galeries du palais. Tout-à-coup, elle s’arrêta, souleva une tenture recouvrant un des piliers, et à la pression légère de sa main, une porte se- crète s’ouvrit devant elle ; elle entra. Un instant après, cette femme, démasquée et nonchalemment assise sur les coussins à frange d’or d’un lit de repos, décoré des armes royales, caressait gracieusement de la main la chevelure blonde et soyeuse d’un jeune page assis sur un tabouret de pied. Bientôt sa main, comme fatiguée de ce jeu incessant, retomba pendante à ses côtés ; son front se plissa, et son regard s’attacha, plein d’une expression sombre et défiante, sur le jeune Espagnol. Il y eut �@ 101 i©

un moment de silence solennel. Antonia l’interrompit avec explosion.

— M’aimes-tu, don Fernand, demanda- t-elle ?

— Si je vous aime ! Antonia, répondit don Fernand, en se levant, blessé d’un tel doute, et vous me le demandez !... Ah ! Senora, je vous croyais femme et plus ha- bile à deviner. Si je vous aime ! moi, qui me traînerais à deux genoux sur votre passage pour frôler le bas de votre robe ; qui vous demanderais à mains jointes un baiser sur vos blanches épaules de Ma- done ! Vous le rêve de ma vie, ma foi, ma croyance ! Ah ! ne redites pas, An- tonia, ce serait une in suite à mon amour ! .

Et un sourire amer crispa les traits du jeune page.

— Bien, don Fernand, j’aime à te voit ainsi lorsqu’un noble courroux t’enflamme. �@ 102 @

Que tu es beau avec tes prunelles flam- boyantes d’amour, avec ton regard étin- celant de passion ! Bien ! Mais pardonne- moi cette nouvelle épreuve, mon Fernand, ce n’était pas un doute, je connaissais ton cœur, j’étais heureuse et fière de ton amour ; et pourtant, je ne sais, quelque chose semblait me manquer : j’avais be- soin d’entendre une fois encore cet aveu tomber de tes lèvres. C’est que tu ne sais pas, mon Fernand, tout ce que ce mot a de magie !... Tu m’aimes !... C’est un triomphe de fémme que tu me donnes là !., vois-tu ? A moi, tout ton amour, toutes tes pensées ; à moi tout ton bonheur, qui sera mon ouvrage ; à moi mon beau Fernand !..

— Et tu n’aimes que moi, ajouta sour- dement Antonia, en épiant du regard l’impression qu’allait trahir le visage de �@ 103 ©

don Fernand ?.. Prends garde..., je suis Espagnole et femme... ; réponds....

— Vous seule au monde.

:— Et jamais une autre ?

— Jamais !

— Tu dis vrai ?

— Je le jure !

— Serment de cour, murmura tout bas Antonia.

— Bien, continua-t-elle en tendant là main au jeune page. Je te crois, tu ne saurais mentir. Jamais des lèvres qui opt pâli sous le mensonge n’ont donné des baisers si pleins de feu. Et puis, vois-tu j mon Fernand, j’ai besoin de te croire, un doute pareil serait un supplice insupporta- ble ; car il nous faut, à nous autres fem- mes, un cœur libre d’entraves ; il nous le faut sans partage.

— Oh ! oui ! à vous ! à vous seule ; mais, �@ 104 J©

Senora, pourquoi vous livrer à de telles alarmes ! Vous savez bien que je vous aime, que je n’aime que vous ; vous êtes si grande, si noble ! Mon amour serait un devoir, si ce n’était du bonheur. Oh ! je ne l’oublierai jamais.... Quand j’arrivai à la Cour, jeune et sans expérience, abandonné au milieu de ce groupe de femmes insolentes et coquettes, fatigué de toutes ces orgies royales, de toutes ces insomnies brûlantes, j’avais besoin d’une âme qui sût me comprendre et remplir le vide effrayant qu’il y avait alors dans ma vie. Je cherchai d’abord en vain. Un jour pourtant, ma vue se reposa doucement sur vous, je vous vis, et de ce moment, je sentis naître en mon cœur un sentiment jusqu’a- lors inconnu. Je compris que je vous ai- mais, Antonia ; mais vous étiez si belle, si haut placée, si disputée des grands du �@ 105 !©

palais, que je n’osais, moi, valet en livrée, orphelin sans nom, soldat de naissance ignorée, lever les yeux jusqu’à vous ou murmurer tout bas un mot d’amour. Oh ! vous dirais-je, Antonia, combien je fus malheureux alors ! Condamné au silence, lorsqu’à chaque instant du jour, mon ser- vice à la Cour me jetait sur votre passage ; le cœur brûlé d’un amour naissant et mes lèvres paralysées à la pensée d’un aveu ! Oh ! je souffris bien ! ma muette douleur me fit comprendre de vous, sans doute ; car un jour, jour d’ivresse et de bonheur ! je surpris un sourire effleurant vos jolies lèvres, et ce sourire était à moi. Oh ! alors) enhardi, j’osai me tourner vers vous, mais humble et suppliant., vous demandant un regard, un second sourire ; et vous, si bonne, si généreuse, vous m’avez tendu la main ; votre regard m’a semblé dire : �106 ®

  • pauvre enfant abandonné, tu n’as pas

» de mère, viens à moi », et je suis venu. Après tout cela, dites, Antonia, puis-je ne pas vous aimer ?...

— Mais vous ?... car il m’est permis de douter, à moi ; il y a si loin du pauvre page de Cour don Fernand, à la noble comtesse d’Almora !..

— Il est à moi, pensa la comtesse.

— Et cet aveu que tu me demandes, don Fernand, que ferais-tu pour l’ob- tenir ?

— Tout..., parlez.

— Alors, dis-moi, si la femme que tu aimes avait été outragée en présence de ses valets ; si elle était devenue l’objet des poursuites d’un autre ; si ses jours étaient en danger, si son nom avait été flétri, déshonoré !...

— Je la vengerais !... �@ 107 ©

— Mais, si pour accomplir celle ven- geance il fallait affronter la mort ?

— Je l’affronterais.

— Eh bien ! jure-moi donc, sur cet Evangile ouvert, de me venger, car mon nom a été flétri.

— Je le jure !

Puis avec une moue charmante : — Peut-être alors croirez-vous à mon amour ;

— Ah ! ah ! ceci ressemble à un re- proche, et je devrais me fâcher. Mais non, tenez, je n’en ai pas la force. Écou- tez-moi donc.

Et comme pour captiver davantage l’at- tention du jeune page, et assurer le suc- cès de ses projets, Antonia lui donna un baiser au front.

— Ah ! vous m’aimez donc ?

Antonia ne répondit pas.

— Il y a huit jours, reprit-elle, la lune �@ 1C8 ®

éclairait ; je rentrais à minuit du bal de la marquise de Castella ; à peine la voiture, lancée au galop des chevaux, franchissait- elle la grille de l’hôtel, qu’un homme couvert de haillons, et d’un aspect repous- sant —quelque mendiant sans doute —se jette à la tète des chevaux dont il saisit les rênes, arrête mon équipage, s’avance à la portière et étend jusqu’à moi une main longue et desséchée. Je crus que cet homme demandait l’aumône ; effrayée de son regard menaçant, je lui jetai une pièce d’or que j’entendis tomber sur le pavé. « Ce n’est pas de l’or qu’il me faut, » comtesse d’Almora, me cria-t-il avec un » accent terrible. » Je ne pus en entendre davantage ; la terreur avait glacé mes sens, je poussai un cri d’épouvante et tombai évanouie sur les coussins de ma voiture. Les soins empressés qu’on me prodigua, à �@ 109 ©

mon arrivée au palais, me retirèrent bien- tôt de mon évanouissement ; et j’appris que cet homme, arrêté par l’un de mes gens, avait été trouvé armé d’un poignard. Cependant, et malgré le désir d’éclaircir cet affreux mystère, un sentiment de pitié plaida en faveur de ce misérable ; je le fis rendre à la liberté. Accablée de fati- gue, encore sous l’impresssion de cette fâ- cheuse rencontre, je voulus prendre quel- que repos ; mais j’appelai en vain le sommeil sur mes yeux. Le souvenir de cet homme, la singularité de son langage, le motif qui avait armé son bras, tout cela se heurtait sans cesse dans mon esprit affecté ; mille pensées chimériques se croisaient dans mon cerveau malade ; j’étouffais sous mon cos- tume de bal ; la nuit était fraîche ; j’ouvris mes fenêtres, espérant trouver dans la majesté d’une belle nuit d’hiver quelque �@ 110 ®

distraction à ce fol effroi, lorsque prome- nant ma vue au hasard, je vis encore cet homme, enveloppé de son manteau et adossé à la grillé extérieure du palais. Quel- que chose, en effet, je crois, brillait à sa ceinture. Immobile de stupeur, je me sen- tis défaillir. Mais rappelant à moi tout mon courage, je continuai de l’observer. Il semblait réfléchir. Soudain il releva la tête, et porta ses regards vers moi ; il me reconnut, sans doute, car je le vis sourire, mais d’un sourire de joie féroce : « Coin- ? » tesse d’Almora, cria-t-il, quand je t’ai » demandé un baiser sur ta main blanche » et parfumée, tu m’as jeté au visage une » pièce d’or, comme on jette un os à un » chien ; le chien le ronge parce qu’il a faim. » Quand j’ai faim, moi, je tends la main à p l’homme du peuple, je reçois sans rougir » son aumône, et je ne yeux pas de la �® lit ï©

» charité de Cour. Un jour tu viendras de » toi-même mendier un baiser sur ta main » blanche et parfumée. Au revoir, belle » comtesse d’Almora. » Et il disparut à mes yeux.

— L’insolent, murmura don Fernand -, mais, dites, Antonia, vous m’aimez ?

— J’allais donner l’éveil aux gardes, in- terrompit la comtesse, mais je balançai.... quelque mendiant sans doute qu’égarait la faim.... Et puis devais-je m’alarmer ! ne vous avais-je pas là près de moi, mon beau Fernand, pour me protéger et me défen- dre contre les tentatives de ce misérable... Eh bien ! pourtant vous l’avouerais-je, de- puis ce jour, une préoccupation continuelle absorbe mes esprits ; je ne sais... mais il me semble que l’existence de cet homme dpit influer sur le bonheur de la mienne ; qu’il y a en lui une force attractive qui �® 112 !©

me subjugue, m’atterre et m’enchaîne malgré toute la puissance de ma volonté, et plus je veux chasser ces folles idées qui m’assiègent, enfantées par je ne sais quel pressentiment funeste, plus elles prennent en moi de force et de consistance. La nuit, le jour, au milieu des fêtes et des plaisirs, partout cet homme ; je ne vois, je n’en- tends que lui ; son image me poursuit, m’obsède sans cesse ; l’isolement me fait peur, le plus léger bruit m’épouvante, et sa voix menaçante me bourdonne toujours à l’oreille comme un cri d’alarme. Oh ! non, je ne saurais vivre plus long-temps au mi- lieu de telles inquiétudes. J’ai votre serment, don Fernand, et si vousm’aimez, délivrez- moi de cet homme.

— Sur Dieu ! demain avant le coucher du soleil, il sera à vos pieds, chargé de chaînes, et vous criantmerci !.. �® 113 ®

— Oh ! non, interrompit vivement An- tonia, non, je ne dois point revoir cet homme en face, jamais... sa vue me fe- rait mal.

— Alors, que dois-je faire, Senora ?

— Vous ne m’avez pas comprise, don Fernand ?

Le jeune page pâlit.

— C’est un crime que vous me deman- dez...

— Enfant ! un crime !., non, en aurais- je la force ! moi, exposer les jours de mon Fernand, oh ! vous ne le croyez pas. Mais, écoutez-moi : l’existence de cet homme em- poisonne tous les instants de ma vie. Mal- gré tout le bonheur que me donne votre amour, malgré toute la force d’âme que j’y puise, une secrète terreur me poursuit sans cesse ; et se dévouer pour assurer le repos de la femme que l’on aime, je vous

7 �114 ®

le demande, Fernand, est-ce un crime ?..

— Est-ce donc à ce prix, que je dois acheter votre amour, Senora ? Ah ! sans doute je vous ai mal comprise, j’ai mal entendu.. Car cela n’est pas possible, vous ne pouvez vouloir la mort de cet homme ; est-il coupable envers vous ? vous l’avez dit, il était fou, la misère l’égarait ; et vous même, Senora, lorsque d’un mot, vous pouviez le faire tomber sous le plomb des sentinelles et éclaircir, à ses derniers mo- ments, le mystère dont il cherchait à s’en- vironner, eh bien ! vous l’avez laissé fuir, vous avez pardonné à sa démence. Oh ! de grâce, épargnez-le ; vous ne pouvez sacri- fier à de vagues inquiétudes, à des alar- mes peut-être imaginaires, la vie d un homme dont la société vous demanderait compte un jour ; non, je ne puis y croire, cela serait affreux, comtesse. �115 @

— Vous m’avez menti, don Fernand, vous ne m’aimez pas !..

— Oh ! je vous aime, quelle preuve voulez-vous de mon amour ?

— Eh ! je vous l’ai dit, il me faut la vie de cet homme.

— Encore !... toujours cet homme !... oh ! mais, cela est un crime épouvantable et l’œuvre seule d’un bourreau. Moi, si jeune ; dont le bras, vierge de toute souil- lure, tremble sous le poids d’un stylet, frapper cet homme ; je n’en aurais jamais la force, Antonia ! Et puis, quel est son crime ?... Vous avoir tendu la main, avoir imploré votre pitié, à vous si généreuse ! Alors, frappez-moi, je suis plus coupable, plus téméraire que lui, moi qui vous de- mande votre amour. Oh ! je vous en sup- plie à genoux, comtesse, pour le repos de ma vie, pour le bonheur de la vôtre, dé-. �@> 1 IG ®

gagez-moi d’un serment dont l’accomplis- sement me rendrait affreux à vos yeux ; ré- voquez l’arrêt dont vous venez de frapper cet homme, car vous ne pourriez plus m’ai mer ensuite. Ces mains qui pressent main- tenant les vôtres avec tant d’amour, vous ne pourriez plus les sentir se reposer sur vous, encore froides et humides du sang de cet homme ; ces cheveux que vous ca- ressiez il n’y a qu’un instant, rougiraient vos mains si blanches, si jolies ... Vous auriez horreur de moi, Senora, comme on a horreur du bourreau.

— Ainsi, vous hésitez, don Fernand, reprit froidement Antonia ; vous tremblez devant un mot ; et quand il ne faudrait qu’une étincelle de courage pour assurer le bonheur de tous mes instants, vous recu- lez.... Je vous croyais de race plus noble, beau gentilhomme de boudoir, dont l’épée �117®

n’a jamais servi qu’à couper les jarretiè- res. Quand je vous dis qu’il me faut à moi la vie de cet homme ; que j’étoutre sous l’air empoisonné qu’il respire ; que depuis huit jours, ma vie n’est qu’un tissu d’alarmes ; eh !... mais, ne voyez-vous pas que cet homme médite contre moi quelque projet devengeance. Les injures qu il vomit à cha- que instant sur mon passage, les libelles, les épigrammes qu’il répand à la cour, le scandale dont il cherche à m’environner ici... enfin vous voyez bien qu’il me faut la vie de cet homme.

Il y eut un instant de silence.

— Mais je n’insisterai pas, l’amour obéit aveuglément, et vous ne m’aimez pas. Je sors. Oubliez cette entrevue, qui sera la dernière, je vous le jure. Je saurai trou- ver une âme moins pusillanime et plus di- gne de mon amour. Et prenez-y garde, �® 118 ®

jeune page, vous m’avez volé mon secret ; je vous en préviens, je n’aime pas à me retrouver deux fois face à face avec mes confidents.

Et lançant à don Fernand un regard menaçant, la comtesse replaça son masque et sortit.

Le jeune page, anéanti sous le feu de ce regard, que son expérience de la Cour lui fit trop bien comprendre, sentit un frisson convulsif parcourir tout son corps ; une sueur froide ruissela de ses joues ; ses jam- bes se dérobèrent sous lui, et il tomba lour- dement sur son lit de repos. Un instant, il parut rêver. Puis, tout-à-coup, ses deux mains brûlantes écartèrent, par un geste empreint d’égarement, les boucles en dé- sordre de sa longue chevelure qui voilait son front ; ses yeux hagards se portèrent avec effroi autour de lui et vinrent s’arrê- �@ 119®

ter, pleins d’une pénible expression, à la place où Antonia s’était assise.

— Là !... là !... mon Dieu !... tout-à- l’heure !... cette femme !... Oh ! cette femme !... Ciel et enfer !... œuvre de Dieu et de Satan !.... Cette femme si belle, avec son âme si noire ; si grande, avec ses paroles de mort sur les lèvres !... Cette femme qui venait me vendre son amour mesuré par gouttes de sang ; qui croyait faire de moi, enfant sans volonté et tremblant à ses genoux, l’instrument d’une vengeance abominable. Oh ! merci, mon Dieu, d’avoir déchiré le bandeau fatal qui couvrait ma vue ! Pourtant, j’aurais dû comprendre tout le mensonge de ses baisers. Elle, la fière, la dédaigneuse com- tesse d’Almora, ramper aux pieds d’un pauvre page de Cour ; ne pas craindre de décolorer ses lèvres fardées sur les joues �120 ®

d’un soldat sans nom. Oh ! pour prier ainsi, il fallait avoir un crime à demander, et j’aurais dû deviner le prix attaché à ses caresses.

Enfin le jour allait paraître. Don Fernand dont l’âme, fortement trempée, s’ouvrait difficilement à un sentiment de frayeur, paraissait néanmoins livré à une préoccu- pation accablante. Aussi, sans songer à réparer le désordre qu’une nuit d’agitation et d’insomnie avait apporté à sa toilette ordinairement si recherchée, il descendit à la salle des pages de service. Plusieurs d’entre eux s’y trouvaient déjà réunis en cercle, au milieu des débris de l’orgie de la veille et d’un nuage épais de fumée que chacun aspirait à l’envi de son cigarito, en commentant malicieusement les aven- tures galantes de la cour.

— Don Julio, demandait l’un des jeunes �@> 121 ®

seigneurs, vous étiez de garde la nuit de l’arrestation du mendiant de Madrid ?

— Oui, et c’est un drôle qui s’entend mieux, je vous le jure, à manier l’épée que les grains d’un rosaire.

— Est-on parvenu à le reconnaître ?

— Non, la comtesse d’Almora l’a fait mettre en liberté sur le champ.

— Cela est, du reste, fort original. Un mendiant amoureux fou d’une comtesse !

— Messieurs, ajouta un troisième, je gage qu’il y a dans cette aventure un mys- tère que la comtesse elle-même pourrait mieux que personne éclaircir.

En cet instant don Fernand entrait. Tous les regards se portèrent avec surprise sur lui. Son air rêveur, à lui, le joyeux conteur dont la gaîté pétulante et rieuse faisait chaque soir de service le charme de la veillée, attira l’attention des jeunes sei- �@ 12-2 ©

gneurs. Personne n’osa rompre le silence inquiet qui régnait depuis son apparition.

Don Fernand traversa la salle à pas lents, la tête baissée. Un homme de garde entra, le mousquet à l’épaule, se dirigea vers le jeune page et lui remit Une lettre. Celui-ci brisa le cachet et lut.

— Pas de signature, ajouta-t-il en frois- sant le papier dans ses mains ; quel mys- tère !.. le secret de ma naissance !., déri- sion !.. Que me veut-on encore ?.. N’im- porte, j’y serai...

Et la nuit commençait à peine à venir, que don Fernand, enveloppé d’un ample manteau, sous les plis duquel se dessinait parfois la poignée de son épée, traversait silencieusement les rues de Madrid, se di- rigeant vers les bords du fleuve, dont les eaux tourbillonnantes viennent se briser avec violence contre les remparts de la �S 123 J©

ville. Arrivé au lieu du rendez-vous que lui assignait le message du matin, don Fer- nand ne put se défendre de quelque trou- ble en s’y trouvant seul. L’absence de l’être mystérieux qu’il devait y rencontrer, l’im- portance du secret qu’il devait y recevoir, troublèrent un instant ses esprits, et par Un mouvement involontaire, sa main se porta à la garde de son épée ; mais rappe- lant à lui tout son courage, il se prit à sou- rire de sa frayeur, et promena tranquille- tnent ses regards autour de lui. Bientôt, abaissant sa vue vers le fleuve, il crut apercevoir, à la lueur ténébreuse de la lune voilée en cet instant, une masse in- forme gisant sur la rive ; il fit quelques pas, et recula aussitôt comme frappé de la foudre.

— Le mendiant ! grand Dieu ! il est trop lard !... �® 124 ®

Des tablettes brillaient à ses pieds, il les saisit et lut ces mots :

» Prends ces tablettes et fuis, don » Fernand ; je t’ai attendu, et je meurs » sans avoir pu t’embrasser. Cependant » le ciel n’a pas voulu que j’emportasse » dans la tombe le secret que tu devais » connaître. Si tu es assez heureux pour » échapper à la mort qui, comme moi, » t’attend sans doute ici, tu diras à la pos- » térité, que don Gonzalès est mort assas- » siné par la noble comtesse d’Almora, » après avoir été exilé de la cour et ruiné » par elle. Ne venge pas sa mort, don » Fernand, prie pour lui, prie pour elle ; » car cette femme est ta mère, et don » Gonzalès, autrefois gentilhomme, au- » jourd’hui le mendiant de Madrid, ton » père. »

— Mon père ! �125 ®

Et ce cri vibrait encore dans l’air ; An- tonia s’offrit tout-à-coup aux yeux du jeune page qui, saisi d’effroi, laissa tomber sur la rive les tablettes qui venaient de lui révéler le secret de sa naissance. Antonia les saisit, et après les avoir lues :

— Don Fernand, dit-elle, retournez à la Cour, où je ne reparaîtrai plus. Ces ta- blettes renferment mon arrêt de mort et votre exil de la Cour : je les garde. Soyez discret : l’épée de Ferdinand VII ne doit briller qu’à la ceinture d’un gentilhomme. � �ANNA. � �I,

SU

। était pendant une soirée d’hiver Ide 1830 : il faisait froid, oh ! bien

froid ! La neige était tombée par flocons pendant tout le jour, et la lune se levait sombre ? escortée de nuages épais. Déjà

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tout était calme, on n’entendait plus, qu’à de rares intervalles, le craquement de la glace broyée sous le rapide essor de quel- ques brillants équipages emportant au bal les heureux du jour, ou le bruit sourd des pas précipités du piéton revenant d’une veillée de famille. Neuf heures venaient de sonner.

La nature offrait à cette heure un lugu- bre et imposant spectacle ! Le cœur de l’impie qui a renié son Dieu, se fut senti, malgré lui, sous l’impression d’une reli- gieuse extase, s’il eût pu embrasser de son regard les merveilles qui l’entou- raient. Tout parlait à l’âme. Les hautes montagnes, dont la tête ombragée naguère de rameaux verdoyants s’élevait fière et menaçante au-dessus de la ville de C........, n’offraient plus à l’œil qu’un amas de va- peur blanche et diaphane ; elles semblaient �vouloir se détacher du sol, et prendre leur essor vers une région aérienne. Les arbres tristes et desséchés, étendaient languissam- ment leurs branches, dont le front courbé comme une âme en peine semblait gémir et plier sous la couche légère des paillettes argentées de la neige. Le matelot à terre, à l’aspect de ces vastes prairies pleurant leur parure d’été et couvertes de neige, eût salué la voile blanche de son navire se balançant doucement sur une mer tran- quille. Enfin la terre n’avait plus rien de terrestre : on eût dit un ange déployant ses larges ailes blanches et remontant len- tement au ciel, emportant après lui l’éter- nité.

Cependant la nuit n’avait pas jeté sur chaque toit sa part de calme et de repos ; car, à cette heure, une femme jeune et belle encore, portant sur ses traits �® 132 ®

l’empreinte d’une vive douleur ? se prome- nait à grands pas, en proie à l’exaltation du délire, sous les lambris dorés d’une chambre située à l’aile gauche d’un hôtel de riche apparence ; un large peignoir blanc, négligemment jeté sur ses épaules, la défendait seul de l’excessive rigueur du froid. Sa couche en désordre n’était que faiblement éclairée par une lampe suspen- due au plafond ; et le pâle reflet de cette lumière vacillante et sépulcrale, donnait à l’intérieur de cette chambre l’aspect effrayant d’un tombeau ; on eût dit un fan- tôme secouant la poussière de son linceul, et méditant une vengeance. Il y avait dans les yeux de cette jeune femme l’expression d’un terrible égarement. Sa démarche vive et précipitée contrastait péniblement avec la pâleur de ses joues déjà creusées par la douleur. Parfois ses doitgs effilés et amaigris �@ 133

se portaient à son front plissé, comme pour évoquer un souvenir ; tout-à-coup elle s’arrêtait, promenait autour d’elle ün regard d’effroi, puis le ramenait plein d’a- mour sur un berceau encore garni de ses langes. Elle s’avançait sans bruit sur la pointe des pieds, écartait d’une main tremblante les petits rideaux de soie rose, et plongeait dans cette couche un regard avide .. Alors ses doigts se crispant fai- saient crier dans leur pression le tissu soyeux ; un sourire de désespoir contrac- tait ses lèvres.

Oh ! si le malheureux, sans asile, blotti au coin d’une borne, et grelottant de froid en portant à ses lèvres glacées le pain amer de l’aumône, eût entendu les cris de douleur et de désespoir qui venaient s’étouffer sous les coussins de velours de cette chambre, il eût douté de sa misère �® 134 ®

et demandé grâce à Dieu de ses blas- phèmes.

— Mon enfant ! mon. enfant ! s’écriait cette infortunée, où est-il !.. Non, plus là, là, où ce matin encore je l’embrassais avec tant d’amour ! Anathème ! malédiction à ses ravisseurs ! Les cruels, ils me Font en- levé avant que sa mère, qui l’a payé de son déshonneur, eût imprimé sur son front d’ange un baiser de feu qui laissât un cachet indélébile pour le lui faire re- connaître un jour ; ils me l’ont enlevé avant qu’un premier sourire effleurant ses lèvres, me fît oublier ma honte, avant qu’un mot de pardon me fît oublier ma faute ! Mon enfant ! mon Edouard ! oh ! ma vie, mon or, la dernière goutte de mon sang à qui me le rendra ! Et ses yeux pleins de délire s’attachaient suppliants sur un cru- cifix d’argent suspendu au chevet de son lit. �® 135 ®

La porte de l’appartement cria : un homme s’arrêta sur le seuil et se découvrit. Son maintien était noble et calme, mais son front paraissait soucieux, et ses sour- cils noirs, régulièrement arqués, trahis- saient dans leur froncement continuel un état de souffrance qu’il s’efforçait de ca- cher. Ses cheveux négligemment rejetés en arrière, retombaient en boucles sur ses épaules, et l’ensemble de sa physionomie offrait les traces d’une profonde douleur, dissimulée pourtant sous le voile d’une pieuse résignation. La jeune mère, dis- traite par le bruit que produisit la porte et qui pénétra à son cœur comme un vagis- sement, se retourna brusquement, porta sur cet homme un regard menaçant, et, comme la colombe étendant ses ailes sur sa couvée pour la cacher au vol de l’aigle, Anna enveloppa de ses deux bras �® 136 ®

le berceau de son enfant ; elle oubliait dans son délire qu’elle n’avait plus à disputer qu’une couche, et semblait défier de lui enlever le fruit de son amour.

— Oui..., il est là..., mon enfant..., mon Edouard, — dans son berceau..., là !... entendez... Il appelle... Arthur, son père... ; Anna..., moi..., sa mère... Cet enfant..., il est à moi..., il m’appar- tient... Vous venez me le voler..., mon Edouard. Jamais, reculez..., infâme !.. N’approchez pas..., sortez... Jamais... Jamais... Morte... En lambeaux... Et elle tomba épuisée, auprès du berceau vide.

— Pauvre femme ! murmura Arthur de Vernex, en relevant la jeune mère et la plaçant dans un fauteuil. Anna ! Anna ! — et Anna ne répondit pas. — Anna, c’est moi, c’est Arthur, le père de votre enfant. �& 137 &)

A cette voix, un éclair de raison tra- versa rapidement l’esprit d’Anna ; elle re- leva la tête, parut rassembler ses souve- nirs, et se jeta dans les bras d’Arthur.

— C’est toi, Arthur. Oh ! reste là, ne m’abandonne plus. Dis, Edouard, où est-il ? Je le veux...

— Anna, interrompit Arthur en affec- tant un calme que démentait son émotion, en vous quittant ce matin, vous m’aviez promis d’être plus raisonnable ; voyez, moi, j’ai du courage ; je ne me livre pas comme vous au désespoir. Je suis père moi aussi, Anna ; c’est notre enfant à tous deux, et pourtant je suis calme ; oh ! oui, bien calme ; — et ce mot s’arêtait sur ses lèvres comme un mensonge.

— Oh ! non, Arthur, n’affectez pas dans votre langage un calme qui n’est pas au fond de votre âme. Un cœur de mère �® 138 ®

devine tout, et c’est mal à vous de railler ma douleur.

— Et croyez-vous, Anna, continua Arthur, que mon cœur ne se soit pas brisé dans ma poitrine, en l’éloignant de nous, cet enfant, les prémices de nos amours ; cet enfant qui eût fait le bonheur de notre existence, qui eût partagé tous nos soins. Oh ! si, j’ai bien souffert. Mais, Anna, il le fallait. Depuis cinq mois que nous som- mes ici, éloignés du monde, cachés aux yeux de tous, votre absence et la mienne ont été remarquées dans les salons. Nous ne pouvons plus reparaître dans ce monde odieux, où chaque jour de votre vie vous auriez une larme à verser, et moi, une balle de plomb à jeter à la tête d’un inso- lent. Et puis, Anna, votre père est in- flexible ; s’il nous découvrait !.. Vingt fois il m’est venu à la pensée d’aller déposer à �® 139 ©

ses pieds notre enfant ; peut-être son cœur de père se fût réveillé à sa vue, peut- être... mais cet éclat vous eût perdue, Anna. Enfin j’ai roulé dans ma tête mille projets insensés, qui sont venus se briser tous contre les préjugés du monde ; il n’y a plus qu’un moyen, Anna, notre secret est encore à nous, un plus long séjour ici peut nous l’enlever ; il faut fuir.

— Fuir, interrompit Anna d’une voix déchirante ; fuir avec la malédiction d’un père, abandonner Edouard au berceau ; oh ! non, non, vous mentez Arthur, un cœur de père n’eut jamais une telle pen- sée ! Eh ! n’est-ce pas assez de la honte im- primée à mon nom, n’est-ce pas assez de la malédiction d’un père qui s’attachera partout à mes pas comme un remords ! Oh ! cela est affreux ! Mais peut-être m’y serais- je résignée, peut-être les caresses de mon �140 ®

enfant m’eussent donné assez de courage pour souffrir en silence ; mais me forcer à fuir, m’enlever mon Edouard !. oh ! jamais, monsieur. Je resterai, je suis mère, j’ai des droits sacrés sur mon enfant, il est à moi, oui, bien à moi... Et ici, monsieur, ce n’est pas l’épouse criminelle qui supplie, la honte sur le front, et qui implore une grâce ; c’est la mère qui ordonne, parce qu’elle est mère ; et, vous me le rendrez, je le veux. Mon enfant dans mes bras, j’irai me jeter aux pieds de mon père. Ce que vous, vous n’avez osé tenter même, je l’obtiendrai, moi, parce que j’aime mon enfant. Alors foulant aux pieds tous ces préjugés que vous me jetez au visage et auxquels vous ne craignez pas de sacrifier mon bonheur, je retournerai dans le monde, mon enfant sur le sein ; pour lui je supporterai tout, sarcasmes, calomnie, �& lit ®

insultes même ; je braverai tout, j’aurai plus de courage que vous, monsieur, qui me faites un reproche de ma douleur.

— Anna, répondit Arthur d’une voix abattue, je pardonne à votre égarement les paroles cruelles qui sortent de votre bouche, car, j’en suis sûr, votre cœur les dément. Je n’insisterai plus : mais, pour vous, pour moi, pour notre enfant, entendez-vous, Anna, pour cet enfant que vous aimez tant, je dois vous faire connaître l’avis du médecin qui, ce matin, s’est expliqué sur votre position. Je devrais vous taire d’aussi tristes détails, mais mon silence serait un jour uif remords pour moi : sachez donc que votre état ne laisse plus d’espoir, si vous demeurez un jour de plus ici ; que ce climat vous est mortel ; que la première crise de fièvre... Oh ! par- donnez-moi, Anna, je suis bien cruel ; �@ 142 ®

mon Dieu ! quel supplice ! — Anna avait tressailli. — Et vous le voyez, Anna, cet enfant si frêle, né d’hier, nous ne pou- vions l’exposer aux fatigues et aux hasards d’un voyage, et puis, vous êtes souffrante, votre cœur de mère vous eût aveuglée, et bientôt deux tombes se fussent ouvertes sous mes pas !... Oh ! je frémis à cette idée. Le docteur prescrit pour dernier remède les voyages, les distractions ; il pense que le ciel d’Italie vous sera favora- ble ; ainsi, Anna, je n’ordonne pas, je supplie à genoux, au nom de votre enfant, au nom de notre amour : cédez à la voix de la raison.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Arthur chercha à deviner dans le regard d’Anna l’effet de ses paroles ; le souvenir de son enfant avait paru ébran- ler la jeune mère. Prenant alors ses deux �143 &

mains dans les siennes, Arthur ajouta avec un timbre de voix plus persuasif :

— Nous partirons, n’est-ce pas, mon amie ? Nous irons visiter cette brillante Italie ; la superbe Venise ; son soleil bien- faisant vous rendra la santé ; loin d’ici peut-être, votre douleur trouvera quel- que soulagement, quelque distraction ; et puis, quand je n’aurai plus à craindre pour vos jours qui me sont plus précieux que la vie, nous reviendrons ici, nous irons, nous jeter aux pieds de votre père, nos larmes et notre amour fléchiront son cour- roux : il nous pardonnera. Alors, vous jugerez de mon cœur ; vous verrez si je comprends les devoirs d’un père. Allons, mon amie, du courage, de la résignation.

— Oh ! oui, mon Dieu ! répondit Anna en levant les yeux au ciel ; mais dites, où est-il notre enfant bien-aimé, notre �® 144 &

Edouard ? Que je puisse le retrouver, l’embrasser un jour, une fois encore avant de mourir.

— Rassurez-vous, Anna, nous le rever- rons bientôt, peut-être.... Je l’ai confié aux soins d’une femme qui l’aimera, à Berthe, la femme du fermier de mon père ; elle l’ai- mera comme son enfant.

Un sourire de doute passa sur le visage de la jeune malade.

— Reposez-vous donc sur moi des soins à donner à l’enfance d’Edouard ; j’ai tout prévu. Cette femme seule au monde et le docteur connaissent notre secret, je garantis leur discrétion. Je vous promets plus encore, Anna : si, par quelque motif qu’on ne peut prévoir, notre séjour en Italie se prolongeait, je vous jure ici, par le souvenir de mon père, par mon amour, par le vôtre, d’appeler vo- tre enfant auprès de vous. Ainsi vous le �® 145 ®

voyez, mon amie, mon Anna^ vous n’avez plus rieo à m’opposer.

— Eh bien ! oui, prononça Anna vain- cue par cet accent de conviction que portait chaque parole d’Arthur, j’obéirai, je fuirai avec vous, déshonorée, maudite ; mais une grâce !

— Parlez.

— Qu’on m’amène mon enfant, que je le voie, que je l’embrasse avant de partir. Oh ! vous ne me refuserez pas, Arthur !

— Si vous me promettez d’être raison- nable,, Anna, de ne pas m’affliger d’une nouvelle scène de douleur, j’y consens. Mais vous me le promettez ?

— Oui, je tâcherai.......je.....te le pro- mets.

— Eh bien ! je vais ordonner les apprêts du départ. A minuit votre enfant sera là ; surtout rappelez-vous la promesse que vous

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venez de me faire, Anna, et nous partirons aussitôt.

Anna baissa la tête en signe d’adhésion. Elle voulut se lever ; mais la souffrance avait paralysé ses membres délicats ; Arthur la souleva doucement, la porta sur sa froide couche, et se retira après avoir déposé sur son front glacé un baiser brûlant.

Le sommeil n’approcha pas des paupières de la jeune mère. Si parfois l’abattement la jetait dans ce calme qui ressemble au som- meil, le souvenir de son enfant, se retra- çant à son esprit, venait aussitôt réveiller sa douleur.

Dire à quelles émotions le cœur d’Anna fut en proie pendant cette heure de cruelle attente, n’appartient pas à la plume froide et impuissante d’un homme, le cœur des mères les retracera avec plus d’éloquence

Enfin minuit ! heure terrible, heure de �® 147 ©

mystère, allait sonner à la pendule de la chambre d’Anna. Ses yeux fixaient avec anxiété la marche rapide de l’aiguille, et la pauvre mère demandait encore aux murs de sa prison son enfant chéri. Elle atten- dait, bien patiente, bien résignée ou plutôt abattue, anéantie, la réalisation des pro- messes d’Arthur. Tout-à-coup les croisées de l’appartement vibrèrent au hénissement de deux chevaux frappant du pied le pavé de la cour.

Minuit sonna !

Un frisson parcourut tout le corps d’Anna.

Arthur entra précipitamment ; sa figure était bouleversée ; Anna se précipita à ses pieds, et s’attacha aux plis de son manteau.

— Mon enfant ! mon Edouard ! Arthur ; vous me l’avez promis, je pars, mais mon enfant. �@ 148 ®

— Anna, fuyons vite, fuyons, nous n’avons pas un instant à nous, nous som- mes trahis.

Anna n’entendait plus.

Son amant la saisit dans ses bras et vola à la voiture.

— Quelle route ? cria le postillon en faisant claquer son fouet.

— Italie ! �II,

2,e JBnwnt.

a voiture, lancée au galop, fran- chit la grille de l’hôtel. « Arrête ! s’écrie d’une voix impérative un vieillard de haute stature, en s’élançant à la tête des chevaux dont il saisit les rênes ; arrête ! » �@ 150

Et sa main vigoureuse appuie sur la poi- trine du postillon le canon d’un pistolet. Les chevaux frappés par la main trem- blante mais exercée de leur guide, d’une répulsion subite, s’arrêtent, hennissent ; des étincelles de feu jaillissent du pavé. Le vieillard ouvre la portière, Anna s’é- lance et tombe à ses pieds.

— Mon père, grâce, pitié !

Le baron de Valdy, sourd à la voix de de sa fille, lui ordonne d’un geste sévère de le guider à sa chambre ; Arthur suit, morne et consterné. Il se penche à l’oreille de l’un de ses gens accouru au bruit, et lui glissant dans la main une bourse d’or :

— Vite ! Berthe et mon enfant !

Il est des hommes chez lesquels la pre- mière impulsion, forte comme l’irruption d’un volcan, déborde impétueuse et s’éva- nouit aussitôt, ne laissant derrière elle �$ 151 ®

aucune trace de son passage. Le cœur, se referme, ses fibres se resserrent comme les globules de l’air un instant écartées par le vol rapide d’un oiseau. La flamme du volcan est éteinte. D’autres, au con- traire, éprouvent le besoin de ne laisser échapper cette impulsion que goutte à goutte, bien nourrie, bien raisonnée ; et chez ceux-là, l’éclat en est plus terrible, plus effrayant. C’est une balle lancée per- pendiculairement, comprimée d’abord dans son élan par la pression de l’air, et qui, ar- rivée à son plus haut point d’élévation, re- tombe et acquiert dans sa chute un degré de force mesuré sur l’espace qu’elle a par- couru. Aussi, Anna qui connaissait le ca- ractère du baron de Valdy, s’effrayait du calme apparent, précurseur d’un orage terrible, qui régnait en lui. C’était la lave du volcan resserrée sous une couche de �152 $©

pierre ? et présageant d’affreux ravages. Il fallait une cause puissante pour étouffer les éléments de l’incendie.

Le baron de Valdy déposa sur une table placée au milieu de l’appartement ses deux pistolets armés ? approcha un fauteuil et invita de la main Anna et Arthur à l’imiter. Il régnait un silence de mort. Puis se tour- nant froidement du côté d’Arthur assis à sa droite, il se pencha sur le bras du fau- teuil ? releva ses vieilles moustaches blan- ches y fixa ses yeux sur ceux d’Arthur qui s’abaissèrent, et commença ainsi :

—Arthur votre père ; comme je vous l’ai dit souvent, mourut lieutenant-colonel du régiment que je commandais ; mais c’était pour moi un camarade. Elevés ensemble, nous marchâmes sur la même ligne pen- dant tout le cours de nos études ; emportés par un même goût vers la carrière mili- �©> 153 S©

taire, nous prîmes nos épaulettes le même jour. Puis le sort des armes nous sépara ; mais une correspondance suivie nous con- sola de cette disgrâce. La campagne d’E- gypte venait de s’ouvrir. Nous nous retrou- vâmes sur le champ de bataille/ nous ne devions plus nous quitter, il devint mon frère d’armes. Le combat fut terrible ; deux fois je sauvai ses jours ; trois fois il m’arra- cha au sabre ennemi, je suis son débiteur. Cet échange de périls resserra encore, si cela était possible, les liens de notre amitié d’enfance ; et au milieu des boulets et de la mitraille, nous nous jurâmes un dévoue- ment sans bornes.

Enfin le soleil de Waterloo venait de se lever, triste et noir. Vous aviez alors six ans ; Anna venait de recevoir le jour. Le tambour bat, le canon gronde ; et au mo- ment où votre père arrachait un drapeau �104

à l’ennemi, il fut frappé d’une balle à la poitrine et tomba blessé mortellement. Je volai à son secours ; mais je n’eus que le temps de recueillir de sa bouche mourante quelques mots Ecoutez bien ce qu’il me dit : « Théogène, je vais mourir, Arthur » n’a plus personne au monde que toi, mon » vieil ami ; jure-moi de veiller sur son » enfance, de lui servir de père, d’unir un » jour sa destinée à celle de ton enfant ; » je monterai là-haut plus tranquille. » Nos deux mains s’enlacèrent, et je jurai, sur la poignée de mon épée, d’accomplir ses dernièrs vœux.

Il expira dans mes bras. Plein du sou- venir de mon vieux camarade de guerre, je revins en France ; et vous savez si j’ai tenu ma parole... — Ne m’interrompez pas, Arthur, de l’ordre dans tout. — De retour dans mes foyers, je vous appelai �155 $©

près de moi ; je vous accueillis dans ma maison ; la mère d’Anna vous partagea ses soins, mon enfant devint votre sœur, et je vous permis de l’aimer. Je me réjouis- sais en secret de voir un jour mes deux enfants assis à mes côtés, comme mainte- nant, Arthur ; mais heureux et sages, souriant au récit de mes campagnes, et posant soir et matin sur les cicatrices qui sillonnent mon visage un baiser d’amitié. Reconnaissant en vous de bonne heure d’heureuses dispositions à l’étude, j’obtins du ministre une demi-bourse et vous mis au collège. A cette époque, Anna entra en pension. Vos succès dans vos études, à tous deux, faisaient ma joie et mon or- gueil ; et s’il vous en souvient bien, vous avez dû sentir plus d’une fois la main du vieux soldat, habituée à manier une lourde épée, trembler en posant sur vos jeunes �156 ®

fronts une couronne de laurier. Vos étu- des achevées, Arthur, ma maison vous fut ouverte comme par le passé ; je vous rêvais déjà agraffant l’épaulette d’officier ; mais la carrière des armes parut vous déplaire, je n’insistai pas ; votre santé était faible, je vous gardai près de moi. Anna avait grandi, elle vous aimait ; je vous l’avais promise, mais je reculais de jour en jour votre union, car il vous fallait avant tout une position honorable dans le monde.

A cette époque de votre vie, je dois vous le dire, Arthur, il s’est opéré en vous un changement subit qui ne laissa pas que de m’effrayer. Vos soinspour moi devinrent plus rares ; cependant, je ne vous en fis pas de reproches, j attribuais votre conduite au premier élan de la jeunesse ; j’espérais vous voir bientôt revenir à moi ; en un mot, �@ 157 J©

j’avais confiance en vous. Le sang qui avait coulé dans les veines de votre père était trop noble pour me faire croire à l’ingra- titude de son fils, je fermai les yeux. Eh bien ! Arthur, c’est au milieu de cette con- fiante sécurité, que vous, que j’appelais du nom de mon enfant, vous êtes venu je- ter dans ma maison le trouble et la honte ; que vous avez lancé aux railleries du monde l’honneur de ma fille, et que tout à l’heure encore, vous alliez couronner l’œuvre par un scandaleux éclat, sans l’indiscrétion de votre médecin qui m’a vendu le secret de votre retraite ; ah ! monsieur, vous êtes un ingrat, un lâche, un infâme ! Et n’écoutant que la douleur d’un père indignement outragé, je devrais à l’instant même.... —

Et le vieillard, dont l’œil commençait à s’enflammer, appuyait le canon froid de �® 158 ®

son pistolet sur le front d’Arthur, immo- bile et pâle comme un cadavre.

Anna poussa un cri.

— Mais calmons - nous, reprit le ba- ron de Vàldy, en rejetant le pistolet sur h table et restant debout, les bras croisés, devant Arthur ; j’ai évité un éclat, merc à Dieu ! Je veux que les murs de cetti chambre soient les seuls confidents de votre conduite exécrable et de la faute d’Anna. Je ne vous tuerai pas, Arthur. Je veux acquitter ma dette d’amitié. Pourtant, sa- vez-vous que cela est horrible, épouvanta- ble ; venir jeter aux cheveux blancs et sans taches d’un vieillard près de la tombe, la honte et le déshonneur ! C’est une lâcheté ! Vous avez sans doute espéré de mon âge l’impunité de votre crime, n’est-ce pas ? Détrompez-vous ; car tout vieux que je suis, tout criblé de blessures et de douleurs, �$ 159 ®

je pourrais vous demander réparation ; ma main serait encore assez sûre pour diriger sur votre cœur le canon d’un pistolet ou la lame d’une épée. Mais, non, rassurez- vous, je ne puis pas tuer l’enfant d’un vieux camarade. —

Il y eut un moment de silence pendant lequel le baron parut réfléchir.

— Oui, vous partirez, monsieur ; vous partirez de suite, à l’instant même ; il ne faut pas que le jour qui va se lever vous retrouve ici. Votre chaise de poste est là ; les chevaux sont encore attelés ; vous allez partir pour l’Italie que vous rêviez tant, et Anna quittera le monde ; mais partez, paytez-donc, vous dis-je... —

Arthur et Anna tombèrent aux pieds du vieux colonel et murmurèrent d’une voix mourante : grâce ! grâce !

— Relevez - vous, monsieur, pas de �® 1G0 ®

pitié pour un lâche, vous partirez. Et qu’a donc ce mot de si effrayant ! Quand à l’instant même je pourrais vous tuer ; je ne vous demande qu’une chose : partir ! je descends jusqu a la prière et vous résistez ! Cela est être deux fois ingrat ; arrière !.. Vous partirez.

— Partir ! s’écria Arthur, en se traî- nant aux pieds du baron qui le repoussait, partir, ô mon père, fuir loin de vous, mon seul appui dans ce monde, loin d’Anna que j’aime. Oh ! vous ne le voudrez pas. L’amour m’a fait bien coupable ; il m’a aveuglé jusqu’à me rendre ingrat, jusqu’à me faire manquer de confiance en vous, si bon, si généreux, oh ! oui, je mé- rite votre colère. Mais si vous aviez pu lire au fond de mon cœur les tortures qui le macéraient, les combats qu’il a sou- tenus avec courage, avant de cédei’, oh ! �® 161 ®

vous me plaindriez, vous ne me chasse- riez pas.

Le baron de Valdy se promenait à grands pas et avec impatience au milieu de l’appartement.

— Mon père, vous connaissez mon amour pour Anna, je vous Fai avoué aux premiers battements de mon cœur, et vous ne lui avez pas imposé silence ; vous avez souri à nos premiers baisers. Etouffer au- jourd’hui un sentiment né d’enfance, qui s’est développé avec toute la force de l’âge, qui fait toute ma vie, tout mon bonheur, cela est au-dessus de mes forces. J’expie- rai ma faute au prix de tout mon sang, s’il le faut ; un mot, colonel, la mort ne m’ef- fraie pas. — Et le malheureux s’était élan- cé sur l’un (les pistolets qu’il tenait à la hauteur du front. — Mais fuir, accablé de votre njépris, sous le poids d’un rei#ord§

10 �® 1’62

éternel ; abandonner Anna aux railleries du monde, lorsque bientôt peut-être... elle n’aura plus personne pour la protéger et la défendre ; non, vous aimez votre enfant, et vous lui devez un appui après vous. Et puis, mon père, Anna est mourante, sa tête se penche déjà vers la tombe, regar- dez......oh ! si le souvenir de mon vieux père, mort dans vos bras sur le champ de bataille ne peut faire oublier ma faute, obtenir mon pardon, vous l’accorderez du moins à l’agonie de votre enfant !........de votre enfant qu’un mot de plus va tuer !

Mais... vous ne m’écoutez pas, Mon- sieur ; que faut-il donc vous dire pour cal- mer votre douleur ? Que faut-il donc faire pour mériter l’oubli de ma faute ? Parlez ! parlez ! ma vie est entre vos mains ; si vous l’exigez, je vous l’abandonne èn réparation de mes torts ; prenez-la, et le même coup �163 ®

de pistolet renversera à vos pieds deux ca- davres.

— Assez, assez, interrompit le colonel. Et il détourna la tête pour cacher une lar- me qui mouillait sa moustache. Ce vieux soldat, aux traits si sévères, au langage si brusque, habitué aux scènes de sang et de carnage, pleurait devant deux enfants im- plorant un pardon.

Anna comprit ces larmes ; un rayon d’espoir la ranima.

La porte s’ouvrit à cet instant ; Berthe parut. Voler à elle, lui arracher Edouard, se jeter aux pieds de son père, fut pour Anna l’effet d’un éclair ; ses mains sup- pliantes élevèrent son enfant au-dessus de sa tête.

— Mon père, grâce pour moi, pour Ar- thur, pour cet enfant ! ne maudissez pas votre fille au bord de la tombe, ne maudis- �& 164 ©

sez pas cet ange à son berceau. Un mot de pardon avant que Dieu m’appelle ; oh ! oui, pardonnez-moi, bientôt vous n’aurez plus à rougir de votre enfant,. je soufffre ; que la main d’un père ne me porte pas le dernier coup. Au souvenir de ma mère, au nom de vos cheveux blancs, grâce !

— Grâce, répéta Arthur en tombant à genoux ; et l’enfant, par un vagissement, semblait aussi demander grâce.

— Pauvre enfant ! murmura tout bas le colonel ; et ses yeux se portant sur Arthur, il prononça d’une voix grave et solennelle :

— Arthur, vous jurez devant Dieu d’aimer Anna, de la défendre comme un vieux soldat défend son drapeau ; de mou- rir s’il le faut pour protéger l’honneur de son nom.

— Oui, colonel, sur vos épaulettes, je le jure ! �® 165 &

— Allons, je rends les armes, je suis vaincu, vaincu comme à Waterloo !... Et étendant au-dessus de la tête de ses deux enfants ses mains mutilées, le vieillard bé- nit leur union ; puis, levant les yeux au ciel :

— Vernex, mon vieux compagnon d’ar- mes, ma dette est payée !... à bientôt ! ... � �Il C0101E DE ROSES. � �ï.

Metow.

ix heures allaient sonner. Le soleil dardant obliquement ses rayons

dé feu sur les jalousies fermées d’un bou- doir élégamment décoré, ne laissait glisser i l’intérieur uu’unc teinte douce et nuan- �@ 170 ®

cée du reflet rose des rideaux tirés avec soin ’ il régnait un demi-jour plein de mys- tère et de recueillement.

Une jeune fille languissamment étendue sur un sopha de velours d’Utrech placé à l’un des angles du boudoir, souriait avec une coquetterie enfantine au sourire coquet et enfantin de son image réflétée dans la glace d’une élégante psyché. Elle souriait à ses dents de perle, aux boucles soyeuses de ses cheveux noirs retombant en un gra- cieux désordre sur ses blanches épaules.

Pourtant, et malgré le charme indicible de son sourire, il y avait sur ce visage d’en- fant, frais et coloré comme un bouton de rose qu’un rayon de soleil va faire éclore, une expression indéfinissable au premier aspect. Ce n’était ni cette empreinte de dé- pit grave et étudié de la femme du monde qu’une minute d’attente jette dans le doute �17 t

dé sa puissance ; ni l’irritabilité d’un amour dédaigné, réveillant tout à coup dans son cœur le souvenir et l’orgueil de sa supré- matie. C’était une de ces sensations calmes et confiantes d’une ame de jeune fille, par- tagée entre l’inquiétude et la joie d’une dou- ce attente, livrée à ses souvenirs, désirant sans remords, espérant sans alarmes.

Parfois son regard, perçant à travers ses longs cils noirs, se fixait sur le cadran émaillé d’une pendule placée en face d’elle ; et seulement alors, la contraction légère de ses traits révélait une langoureuse impa- tience ; puis un sourire venait effleurer ses lèvres, et sa tète se balançait aux mouve- ments réguliers de la pendule comme pour remercier chacun de ces mouvements de la rapprocher de l’instant désiré.

Et chose étrange !.... Elle aimait, cette enfant. Oh ! elle aimait de toutes les forces �® 172 ®

de son ame !... Mais c’est que l’amour était pour cette ame candide et étrangère aux Secousses violentes d’une passion égoïste, la réalisation de ses rêves purs, enfantés dans l’ignorance du monde et pendant le silence de ses nuits de pensionnat ; elle ai- mait sans efforts, sans effroi..., elle aimait comme on aime à seize ans.

— Il va venir, murmurait-elle, je vais le revoir, après deux ans d’absence.

Et un jeune homme revêtu de l’unifor- me d’officier de mariné parut sur le seuil du boudoir.

— Adrien !

— Emma !

— Ah ! te voilà, Adrien, merci d’être venu ; mon cœur ne m’avait pas trompée. Oh ! combien je suis heureuse de te revoir.

Et la jeune fille, dont les deux petits bras entouraient le cou d’Adrien, souriait de �® 173 !©

bonheur en lui prodiguant mille caresses innocentes.

Mais le jeune marin, sous le poids, sans doute, d’une pensée accablante, semblait souffrir de la joie d’Emma et repousser ses caresses. Sa physionomie ordinairement si enjouée, si rayonnante, portait en ce mo- ment l’empreinte d’une profonde tristesse ; son regard était sombre, et une agitation nerveuse imprimait à tout son corps un tremblement convulsif.

Enfin, rappelé à lui, Adrien laissa tom- ber sur la jeune fille un regard plein d’abattement ; il voulut lui rendre le sou- rire qu’elle lui donnait ; mais son sourire, à lui, se perdit dans les rides de son fronl plissé ; il voulut parler, mais ses lèvres, dans leur aspiration inégale, ne produisi- rent qu’un bruit sourd expirant aussitôî sans yoix. Enfin, et par un effort inoui . �& 174 ®

deux mots sortirent, arrachés de sa poi- trine comme un râle d’agonie.

— Emma, adieu !

Emma sourit à ces mots ; et se déga- geant des bras d’Adrien, elle s’élança à la porte qu’elle ferma et en retira la clé.

— Vous êtes mon prisonnier, Adrien, vous ne sortirez pas. Eh quoi ! me quitter déjà, monsieur ; oh ! ce serait bien vilain, je ne vous aimerais plus.

Et la jeune fille se jeta sur le sopha en riant aux éclats de son espièglerie. Mais tout à coup elle se leva, et sa physionomie devint inquiète et sérieuse lorsque, scrutant du regard le regard d’Adrien, elle n’y ren- contra plus ce sourire qui lui était habi- tuel. Alors, et pour la première fois, elle chercha à s’expliquer le trouble et l’agita- tion de son jeune ami, que, toute au bon- heur de le revoir, elle n’avait pas d’abord �175

remarqués ; et, comme par un instinct d’amour, elle comprima aussitôt l’élan de sa joie.

Adrien, soulagé par l’attention délicate d’Emma de ce poids accablant qui brise un cœur souffrant et malheureux au milieu des rires et de la joie d’une foule heureuse, la remercia d’un sourire, s’approcha len- tement jd’elle, prit ses deux mains qu’elle lui abandonna, les pressa long-temps dans les siennes, et répéta, mais cette fois avec une vibration tonnante :

— Emma, adieu ! adieu !

— Oh ! vous voulez m’effrayer, Adrien, j’ai peur.... — Puis elle s’arrêta, le regard fixe. — Mais en effet, ce langage, ce re- gard, votre trouble... Je ne comprends pas....

— Oh ! n’est-ce pas, vous ne pouvez pas comprendre, vous, si bonne, si aimante, �©S 176 ®

que Ton dise froidement à un homme : « Etouffe le feu qui te dévore, l’amour qui te ronge au cœur, cesse d’aimer !. . » Vous ne pouvez pas comprendre qu’on insulte à cet homme, qu’on le raille, qu’on le chasse.

— De grâce, interrompit Emma avec un cri d’effroi, que voulez-vous dire ?

— Que je suis le plus malheureux des hommes, qu’il faut nous séparer, que je vous revois pour la dernière fois.

— Pour la dernière fois !..... Vous ne

m’aimez donc plus, Adrien ? Oh ! moi aussi je serai bien malheureuse si vous ne m’ai- mez plus...

— Moi, ne plus t’aimer, Emma !... ne plus t’aimer, toi, mon idole, mon seul culte après Dieu ! Oh ! ne redis pas, cesser de t’aimer ! non, je cesserais de vivre.

— Alors, pourquoi vous éloigner ainsi, Adrien ? parlez, quel est ce mystère ? �— Je vous l’ai dit, Emma, votre père que je quitte à l’instant me défend désor- mais l’entrée de sa maison ; il me chasse. Oui, Emma, votre père ! qui si long-temps a ber- cé mon ame trop crédule d’un espoir qu’il vient de briser d’un seul coup ; qui par un misérable calcul d’intérêt ? vous jette aux bras d’un autre dont les lèvres n’ont jamais prononcé votre nom, qui m’appelle le pau- vre, moi si riche d’amour, si riche d’ave- nir ! Votre père qui vend sa fille au poids de l’or comme une esclave du harem, qui fait de sa beauté, de sa jeunesse, un trafic honteux, une spéculation infâme ! Votre père que...

— Arrêtez, s’écria Emma en étouffant sous ce cri le mot de malédiction qui frap- pait déjà les lèvres d’Adrien ; par pitié ! ar- rêtez : je suis son enfant.

— Ah ! c’est vrai. Pardonne-moi, mon

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Emma, ce mouvement dont je n’ai point été maître. Mais, vois-tu, perdre dans un seul instant toutes ses espérances d’amour, voir s’évanouir une à une toutes ses illu- sions de jeunesse, tout un rêve de vingt ans ! Oh ! cela est affreux, c’est à se briser la tête !

Et Adrien, dont les prunelles étince- laient de délire, frappait le parquet avec violence en couvrant son visage de ses deux mains.

— Adrien, mon ami, calmez-vous, vo- tre désespoir m’effraie. Vous savez bien que je vous aime, moi...

— Oh ! oui, je le sais ! Emma. Mais le malheur traîne toujours après lui un doute cruel... Oh ! merci à toi qui com- prends mon amour ; merci, car tu ne te sépareras jamais de moi, tu ne me diras jamais : «Va-t’en. » N’est-ce pas, mon �@ 179 ©

Emma, tu ne souscriras jamais à une union qui me serait odieuse, qui ferait le malheur de ma vie.... mon désespoir !......

— Oh ! non, jamais !

— Jamais ! redis ce mot, j’ai besoin de l’entendre encore : il est si doux au cœur. Jamais ! n’est-ce pas ? Oh ! ni moi, je le jure par les cendres de ma mère. Jamais tu ne seras à un autre ; jamais une autre ne portera mon nom. A toi pour la vie, mon Emma, à toi toujours, toujours à toi. Mais consens à me revoir, ne me fuis pas, car toi seule me restes au monde ; n’ajoute pas encore à mon désespoir par ton abandon. N’est-ce pas, je te reverrai.. bientôt ?... Ce soir, quand tintera l’ange- lus,... au pavillon vert.

— Oh ! non, Adrien, attendons.... il faut respecter la volonté d’un père, mon ami, elle doit être sacrée. �@ 180 ©

— Et le repos de ma vie, mon Emma, n’est-il donc rien à tes yeux !

Et Adrien, enlaçant de ses deux bras la taille de la jeune fille, l’attira doucement à lui, déposa sur son front un baiser et mur- mura tout bas :

A l’angelus !....

Une heure après cette entrevue, et dans l’une des salles basses de cette maison ou- verte sur le jardin, trois personnes étaient réunies ; on l’eût crue déserte tant il y ré- gnait un silence absolu. Deux hommes âgés, accoudés sur une table encore gar- nie des débris d’un mesquin déjeuner, semblaient réfléchir, la tête dans leurs mains, comme deux marchands engagés dans une vente et se prenant à calculer, au moment de la livraison, la valeur réelle de leur marchandise et le bénéfice ou la perte qui doit résulter du marché. �18t ®

L’un d’eux, placé sur cette limite déli- cate qui marque le dernier terme de la vie de l’homme, offrait dans l’ensemble de ses traits osseux et amaigris un aspect d’égoïsme et de dureté que l’on refuse pour- tant à la sainteté de cet âge. Sa figure dé- coupée en triangle renversé résolvait plus d’un problème alarmant pour l’humanité ; le physionomiste eût lu dans chaque sillon de ses rides une colonne de chiffres régu- lièrement posés. L’autre, vieillard caduc ; n’avait ni plus de noblesse, ni moins d’égoïs- me dans les traits ; à l’inspection de son front petit et dégarni de cheveux, le disci- ple de Gall eût déclaré l’impuissance du système phrénologique à énumérer les passions honteuses et sordides envahissant le cerveau de son sujet. Ces deux vieil- lards formaient un groupe repoussant ; le délabrement de leurs vêtements crasseux �182 ©

et la trivialité de leurs poses contrastaient étrangement avec la propreté de l’ameu- blement antique de la salle.

— Voyons ! 30,000 livres ! s’écria tout à coup M. Derville, arraché violemment à ses réflexions par l’idée d’une hausse magnifique, et frappant du poing sur la table comme un vendeur tout décidé à per- dre sur son marché.

— 30,000 livres ! gromela son invité, et la tête du vieillard décrivit par trois fois un hochement horizontal....

Derville avait pâli.

— Par ma foi, vous êtes intraitable, mon cher Vidal ; je vous croyais plus ex- péditif en affaires. Je souscris à toutes vos exigences, je vous fais des concessions énormes, et nous ne pouvons terminer cette misérable affaire !... Mais considérez donc, mon cher ! un ange de douceur !... 1,500 �@ 183 ®

livres de rente !.... c’est tout ce qu’un homme peut demander de bonheur au monde !... ma fille est jeune et jolie ; une femme comme elle, c’est un trésor qu’on ne saurait évaluer. Allons ! mon cher Vidal, vous savez combien je désire voir nos deux familles unies ; laissons donc de côté tous ces minutieux détails d’intérêt ; je n’ai en vue que le bonheur de mon en- fant, et je ne saurais la confier à un hom- me plus digne que vous de la posséder. Ainsi, tranchons, voici mon dernier mot : 40,000 livres !

— 40,000 livres ! gromela encore le vieillard en promenant d’un air pensif la poignée d’ivoire de sa canne de jonc sur la surface solide de sa gensive inférieure veuve de dents. 40,000 livres !... et en habile usurier, il arrangea symétriquement et avec la rapidité d’un éclair, dans la case �@ 184 ®

mathématique de son cerveau, la colon- ne des chiffres du marché qu’il allait con - clure :

Dot de la fille..... 40,000 liv.

Beauté................ 00,000

Vertu................. 00,000

Total................. 40,000 liv.

Moi.................. 80,000

Total................ 120,000 liv.

D’où 6,000 liv. de rente, ou 500 liv. par mois, 16 liv. 14S par jour.

— Hum ! hum ! fit-il.

— Eh bien ! mon cher Vidal ?

— Eh bien ! je cède, répondit ce der- nier. C’est une affaire arrêtée ; et tiranl lentement de sa poche une tabatière d’ar- gent, il offrit une prise de tabac à son ven- deur en signe de conclusion. �® 185 ®

— Ah ! ah ! c’est égal ! soupira-t-il pi- teusement en se levant pour sortir, et je- tant à Derville un regard d’acheteur qui se croit dupé ; convenez, mon cher, que je suis avec vous d’une docilité !... Oh ! je vous dois cette justice.... vous êtes heu- reux en affaires, vous faites de moi tout ce que vous voulez.

Derville répondit à cet aveu flatteur de son entendement commercial par une de ces contractions de lèvres qui semblent dire :

Eh ! mon Dieu ! non.

— A quand la noce, demanda Vidal ?

— Au plus tôt.... dans huit jours.

— Allons, soit !... Adieu, mon cher Derville, mon cher beau-père.

— Adieu, mon bon Vidal, mon cher gendre.

Et la porte se referma entre eux deux ; �@ 186 ®

l’un riant dans son menton de la dupe qu’il croyait avoir faite ; l’autre calculant par avance sur le principal le chiffre de ses intérêts.

M. Derville revint à sa place, réfléchit un instant pour se rendre un exact et der- nier compte de son marché, et forcé de s’avouer à sa gloire commerciale une spé- culation brillante, il se frotta les mains en riant aux éclats, ce qui ne lui arrivait que lorsque la balance de ses livres penchait du bon côté.

Ah ! c’est qu’il venait de faire un beau marché, le vieillard !..... Vendre sa fille 80,000 liv. !

Emma entrait à cet instant. A sa vue la physionomie du capitaliste reprit son véri- table caractère ; le sourire l’abandonna, et une inquiétude visible se manifesta subite- ment dans son maintien embarrassé. Mais �@ 187 ©

vaincu bientôt par l’orgueil pressant d’une négociation décisive, il attacha sur Emma un regard scrutateur ; et après une courte observation, croyant deviner, au calme ap- parent qui régnait dans la démarche de la jeune fille, l’exécution facile de la dernière clause de son traité ;

— Approchez, Emma, lui dit-il ; et sans même la disposer par une caresse de père à l’épreuve terrible qu’elle allait avoir à subir, il ajouta :

— Votre éducation est achevée, Emma ; il est temps de vous faire une position. A son entrée dans le monde, une jeune fille sans expérience est exposée à mille dan- gers auxquels ne peut la soustraire que le respect dû à l’âge. Aussi j’ai dû rechercher pour vous un époux dont le caractère mûr et réfléchi me présentât cette sécurité ; et Içi circonstance qui s’offre aujourd’hui est �@ 188 ®

trop favorable pour la laisser échapper. M. Vidal est riche, bien vu dans le monde, versé dans les affaires, c’est l’époux qui vous convient, je lui ai donné ma parole, dans huit jours vous serez mariée !

— Mariée ! s’écria Emma en tombant aux pieds de son père, mariée à cet hom- me que je hais, que je méprise avant de porter son nom !.... Oh ! vous ne le vou- drez pas, vous ne me livrerez pas à la merci d’un tel homme !....Vous le savez, mon père, votre volonté fut toujours pour moi un culte sacré ; l’expression d’un désir, un mot de votre bouche trouvaient en moi une obéissance pleine d’empressement ; mais s vous m’aimez, mon père, ne me demander pas un sacrifice au-dessus de mes forces ; n’exigez pas pour dernière preuve de la pié- té filiale de votre enfant un dévoùmeni qui lui coûterait la vie.... �@ 189 ®

— Eh quoi ! interrompit vivement M. Dcrville, cloué de surprise sur son fauteuil, vous rejetez un parti aussi brillant ; vous refusez de faire le bonheur de mes vieux jours ! Ah ! j’attendais de vous plus de re- connaissance, plus de soumission aux vo- ontés d’un père qui vous aime ; allez, Ma- demoiselle, vous êtes une ingrate, sortez ; je vous l’ai dit, dans huit jours vous serez mariée.

— Oh ! mon père, par pitié, écoutez- moi ; retractez cette accusation d’ingrati- tude qui pèse tant à mon cœur, car, j’en atteste le ciel, je ne reculerais devant au- cun sacrifice, même celui du bonheur de toute ma vie, pour vous prouver ma re- connaissance. Seule, je souscrirais à cette union, j’obéirais à vos ordres, je m’effor- cerais par amour pour vous, d’aimer celui que vous m’imposez aujourd’hui..... Mais �& 190 ©

mon père, si un sentiment grandi avec, l’âge avait jeté dans mon cœur ses racines profondes.... Si devant Dieu un serment liait mon existence à l’existence d’un au- tre.... si.... si.... j’aimais !....

— Vous ! Emma !... Et qui donc ?......... parlez, parlez, je veux le connaître !

— Grâce ! grâce !... mon père.

— Nommez-le, vous dis-je.

Et le nom d’Adrien sortit étouffé de la poitrine haletante de la jeune fille.

— Adrien !.... Adrien ! s’écria avec un accent de rage le vieillard qui se leva et parcourut la salle à grands pas ; Adrien ! ce jeune fat ! qui n’a rien, rien que sa morgue !...

Puis s’arrêtant tout à coup, comme ra- mené à son calme naturel par le souvenir de son autorité de père et l’idée fixe qui le poursuivait : �@ 191 ©

Bah ! bah ! continua-t-il en se remettant à son livre de caisse, enfantillage !.. Tout cela s’oublie, dans huit jours vous serez unie à M. Vidal.

Et la jeune fille, anéantie sous le coup de l’arrêt inflexible de son père, joignait ses deux mains suppliantes et humides de larmes et criait pitié ; M. Derville ne l’en- tendait plus. Enfin elle se leva pénible- ment et sortit.



� �II.


H’en était fait !.. Le voile était tombé ! l’ingénuité de la jeune fille rieuse et pudique, avait disparu au souffle de l’égoïsme. Un bouleversement moral s’était opéré tout-à-coup en elle. L’arrêt dont

12 �@ 194 ©

son père venait de la frapper, et que son intelligence d’enfant n’avait considéré d’a- bord que comme la volonté sainte de l’au- torité paternelle, l’initia soudain au secret des turpitudes de la vie. Oh ! alors, elle comprit bien tout ce qu’a de poignant un amour déçu, honni par une âme vulgaire ; elle comprit bien les soupirs étouffés d’A- drien, sa fureur, son délire ; et sortant tout-à-coup de l’espèce de léthargie mo- rale dans laquelle reposait sa jeune âme, elle se prit à rougir de sa candeur, de son ignorance du monde ; elle secoua le joug qui courbait son front d’enfant, et se fit une volonté à elle. Son imagination, ré- veillée de son sommeil de paix, se dé ve- loppa, grandit, monta jusqu’au dernier échelon de la démoralisation sociale ; en un mot, elle comprit le monde. Aussi, comme elle souffre maintenant ! son iso- �@ 195 ®

lement, l’absence d’Adrien pèsent déjà à son âme devenue égoïste. Elle attend en- core, mais non plus avec cette douce con- fiance, avec cette candide impatience du matin. Maintenant, elle dévore en pensée l’espace qui la sépare d’Adrien, l’heure qui s’écoule trop lentement ; et pour la pre- mière fois, un sentiment inconnu d’elle vient frapper son esprit.

Enfin l’angélus sonna, et le bourdonne- ment du premier coup grondait encore dans l’air, que déjà, Emma s’élançant hors de son boudoir, traversait furtivement la salle basse donnant sur le jardin, sans même remarquer la présence de M. Der- ville occupé à ses livres de comptes, et arrivait tout haletante au pavillon vert.

— Sauve-moi ! s’écria-t-elle en tombant dans les bras d’Adrien ; oh ! ne m’abau- �® 19G ®

donne pas, toi, ma seule, ma dernière espérance ! Mon Adrien, sauve-moi !...

— Il n’est donc plus d’espoir ! murmura sourdement le jeune marin.

— Non, plus d’espoir !...

Et il y eut un moment de lugubre si- lence.

Oh ! sur Dieu !... il nous reste un der- nier espoir, Emma, tu seras à moi.

— A toi ! Adrien ! oh ! oui, tu me sau- veras, n’est-ce pas ? Garde-moi là toujours ; ne me livre pas à lui.... Pourquoi détour- ner ainsi la tête, Adrien ? tu veux me ca- cher tes larmes ! Non ; laisse-moi te regar- der, te regarder encore, comme on regarde son sauveur. Ta vue, mon Adrien, c’est mon salut, mon courage. J’ai besoin de te revoir, de te sentir là, sur mon sein. Oh ! que l’on est bien ainsi, lorsque les battements d’un cœur répondent aux bat- �@ 19* ®

tements d’un cœur ! Et ils voudraient m’ar- racher d’ici ! oh ! jamais !.. Quand ils viendront me chercher, je cacherai ma tête dans tes bras ; et s’ils te tuent, ils me tueront aussi !...

Et la jeune fille arrivée au paroxisme de l’exaltation, sentit ses forces l’aban- donner ; ses deux bras se détachèrent du cou d’Adrien, et elle tomba évanouie.

— Mon Dieu ! est-ce là la mission d’un père ?

— Oui, monsieur, répondit tout-à- coup une voix rauque et saccadée partant de l’allée aboutissant à l’escalier du pavil- lon ; et M. Derville s’avança, serrant con- vulsivement entre ses doigts la clé du jardin.

A sa vue, le visage d’Adrien s’enflam- ma ; et la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, le jeune marin fixa sur le vieil- �@ 198 ©

lard un regard plein de noblesse et d’assu- rance.

— Oui, Monsieur, telle est la mission d’un père, et je venais...

— Assez, assez, Monsieur, interrompit Adrien, je vous comprends. Il me fallait votre présence ici pour ratifier dans mon esprit un soupçon auquel je refusais, je tremblais de m’arrêter..... Vous voilà, je sais tou t...

— Mais ce que vous ne savez peut-être pas, jeune homme, continua M. Derville, c’est qu’on ne vient pas impunément chez moi, malgré ma défense, braver l’autorité d’un père et insulter à ses décisions.

— Et ce que vous ne savez peut-être pas, vous, noble vieillard, c’est que Dieu n’a pas légué à un père le droit de prosti- tuer son enfant. Ce que vous ne savez peut-être pas, encore, c’est que la société �@ 199 ®

flétrit au front du sceau de l’infamie, le père qui, pour un peu d’or, vend sa fille’.

• :— Monsieur, je ne dois compte à per- sonne de mes actions, encore moins au lâ- che qui insulte à un vieillard incapable de se défendre....

— Ah.’ vous voilà bien, je vous recon- nais là ! Vous vous jouez de l’amour d’un jeune homme, parce que vous savez qu’on ne crache pas au visage d’un vieillard, qu’on ne lui jette pas à la face insulte pour insulte. Vous brisez son cœur sous les pieds, et vous demandez à votre âge l’im- punité de votre crime ; vous répondez au désespoir d’un amour outragé en décou- vrant votre front chauve et en montrant vos cheveux blancs ; c’est là votre arme, à vous, c’est votre talisman !

— Arrière !... Sortez !.....

— Arrêtez, de grâce !.. Monsieur, cal- �@ 200 § mez-vous, pas d’éclat ; je sors, je sais trop ce que l’on doit de respect aux volontés d’un père tel que vous. Mais ne m’oubliez pas, Monsieur, je veux être delà fête, moi aussi, je veux danser au bal..., je veux si- gner à l’acte.... de vente !....

Et le jeune marin s’éloigna en jetant au vieillard un regard foudroyant de mépris.

M. Derville, après avoir fait donner à Emma les soins que nécessitait son éva- nouissement, retourna à son livre de caisse.

Les jours suivants se passèrent en ap- prêts de noces. M. Vidal revint chaque soir discuter avec son futur beau-père les différentes clauses du contrat ; et Emma, en proie aux crises répétées d’une fièvre violente^, attendait avec résignation l’issue de ce drame honteux.

Enfin le huitième jour se leva sombre et �® 201 ©

pluvieux. Le soleil semblait s’être refusé à prêter sa clarté brillante à l’accomplisse- ment d’une telle cérémonie. Emma, dont les nuits n’avaient été qu’une longue et cruelle insomnie, était là, patiente, rési- gnée, déjà sans espoir, prosternée à deux genoux au chevet de sa couche virginale ; ses deux mains levées à Dieu, lui deman- dant quelque courage pour supporter jus- qu’à la fin l’épreuve qui l’attendait. Tout à coup, la porte de l’appartement s’ouvrit, Rose, sa fille de chambre, ou plutôt sa con- fidente, entra et étala avec une curiosité naïve, sous les yeux de sa jeune maîtresse, les divers objets de toilette qui formaient sa corbeille de noces, espérant ainsi la dis- traire. Mais à cette vue, un sourire som- bre d’amertume rida le front d’Emma, sa poitrine se souleva palpitante... Elle avait compris que le jour était venu, où, nou- �® 202

velle victime des institutions immorales de la société, il fallait revêtir ses nouveaux habits de fête, orner son front de la cou- ronne blanche des vierges, et marcher au sacrifice, comme la génisse chargée de ru- bans et de banderolles. Et la pauvre en- fant se livra, muette de souffrance, aux mains de Rose qui procéda aux détails de sa toilette. Bientôt tout fut prêt. Emma descendit, et on se rendit à l’église.

Pendant tout le cours de l’office le si- lence le plus religieux régna ; mais au mo- ment où le ministre de Dieu murmurait, en étendant les mains au-dessus de la tête des nouveaux époux, les paroles sacramentel- les, un cri étouffé partit de l’un des piliers du temple et l’on vit aussitôt un homme enveloppé d’un ample manteau bleu, s’éloi- gner rapidement. Enfin le calme se réta- blit, la cérémonie s’acheva, et l’on revint �@ 203 ®

chez M. Derville où les convives se livrè- rent avec abandon aux ris et aux jeux, suite indispensable de l’acte qui venait de se consommer.

A peine venait-elle de prendre place, souffrante et rêveuse, au milieu des invités dont la joie insupportable la torturait, que, sur un signe de Rose, Emma se leva, sor- tit suivie de sa fille de chambre, et pénétra avec elle dans le jardin.

:—M. Adrien est venu, Mademoiselle,

— Oh ! ciel !... lui !... Eh bien ?

•— Voici une lettre.

-— Une lettre... Donne.

« Nous sommes sauvés, Emma !............ce » soir !... ce soir !... Ton passage est ar-

? rêté à bord d’un vaisseau marchand qui

» fait voile sous notre escorte. Nous at- » tendons vers le milieu de la nuit des dé- » pèches de Paris et mettons aussitôt à la �® 201 ®

» voile. Ce soir à neuf heures, au pavillon » vert.

» Espérance et courage.

» Adrien. »

— Ce soir !.. murmura sourdement Em- ma, mon Dieu ! protège-moi, veille sur moi. Et ses doigts, par une dilatation convulsi- ve^ abandonnèrent la lettre qui tomba toute froissée dans l’allée du jardin.

— Rentrons, Rose, mon absence pour- rait inquiéter mon père et mon mari..., viens. Et Emma reparut plus souffrante et plus rêveuse au milieu de la société.

Enfin neuf heures allaient sonner. Dé- jà les ombres des danseurs, silhouettes fu- gitives et légères, se projetaient, tour- noyantes, sur les blancs rideaux de la salle, dont la clarté de feu se fondait, moins fatiguante, au reflet blafard de la lune. Le bal était plein de vie et d’animation. La �& 205 ®

musique entraînante avait jeté au milieu de cette foule rieuse et folâtre Fénivre- ment et la joie ; chacun ne rêvait à cet instant que plaisir et danse. — Non, il y avait là une âme en peine, courbée sous son faix, que chaque éclat de rire, chaque vibration musicale, chaque mot d’amour discrètement confié au vent ailé de la valse, tordait cruellement. Il y avait là, seule et muette spectatrice, l’épouse-amante, la femme qui se donne, la femme vendue, brisée sous la pression de l’étau social, ti- raillée comme une damnée entre ses de- voirs d’épouse et ses sermens de jeune fille. Enfin neuf heures sonnèrent ; Emma, vaincue^ profitant de l’élan et de la distrac- tion générale, s’élança, tremblante et dis- crète, à travers les groupes des danseurs, et remarquée à peine, arriva au pavillon vert. �@ 206 ®

Et deux cris ! de ces cris qui partent de l’âme, qui percent la nue ; de ces cris que jette le marin foulant la terre après le nau- frage ; de ces cris qui disent à la fois : amour, bonheur, espoir et Dieu !...

— Le ciel est pour nous, mon Emma, viens, fuyons, hâtons-nous ; la frégate met à la voile ; viens, et que Dieu nous garde !

— Fuir !... Adrien, oh ! par pitié !... non, laisse-moi !... laisse-moi....

— Non, non ; viens... tu es à moi... tu m’appartiens... viens, une minute peut nous perdre, et dans un instant....

—- Oh ! je suis maudite !...

— Toi, maudite !... Emma, ne le crois pas, Dieu ne maudit pas les anges.

Et jetant son manteau sur les épaules d’Emma, encore parée de la couronne et du voile de mariée, Adrien la saisit dans ses bras et vola au port. �207 ®

Un vieux marin, au visage dur et hàlé, négligemment couché sur un ballot, chas- sait devant lui, en regardant la mer, les bouffées épaisses et noirâtres de fumée qu’il semblait aspirer avec délices de sa vieille pipe noircie, et fredonnait entre ses dents le refrain d’une barcarolle véni- tienne.

— Maître Vincent, la Syrêne ?

— Partie, lieutenant ; déjà trois milles en mer.

— Partie ! s’écria Adrien, damnation !.. Vite, une barque... non, attends....

Et Adrien s’élance, rapide et léger com- me un trait, au sommet d’un rocher à pic qui s’élevait près de là menaçant et incliné au bord de la mer ; et par une contraction nerveuse de son bras gauche près de s’ou- vrir et d’abandonner son fardeau, atti- rant Emma sur sa poitrine, de la main �@ 208 ©

droite il agite en l’air son mouchoir en si- gne de détresse.

Un point noir lui apparaît au loin.

Oh ! ma frégate !... ma Syrêne !...

Et son bras s’agitait plus fort, et des cris perçants se perdaient dans la nue.

Tout-à-coup un bruit confus, une va- gue rumeur s’élèvent dans le port ; des cris et des blasphèmes retentissent dans l’air ; une balle siffle aux oreilles d’Adrien, et l’écho du rocher répète au loin le bruit d’une forte détonation.

— Oh ! mon Dieu !.. Adrien ! Adrien !

Et la pauvre enfant, ange tremblant et couronné, le voile au gré du vent, la che- velure flottante, se serra davantage contre le jeune marin ; ils échangèrent entre eux un regard d’amour, et leurs fronts se levè- rent au ciel ; ils murmurèrent ensemble : mon Dieu !.... sauve nous !.... �® 209 &

Puis, tout-à-coup, connue frappé d’une inspiration céleste, un sourire de triomphe et d’espérance ranime le visage d’Adrien. Il s’approche du bord..., se penche.., me- sure du regard la distance qui le sépare de la frégate, et par un mouvement fréné- tique, ramenant Emma à lui, et roidis- sant en cercle ses deux bras autour de la taille de son amante :

— Emma !... oh ! oui, regarde, ici !... le salut.... ici, notre dernier espoir !....

Le bruit augmente, approche, plus me- naçant, plus terrible5 les torches s’agitent en tous sens, l’air retentit des cris et des imprécations de la foule guidée par l’époux et le père d’Emma. La base du rocher fré- mit déjà sous son élan... elle gravit.... at- teint le sommet... un pas encore.... et.... elle reflue en arrière, comme frappée d’une répulsion électrique.

13 �& 210 ®

Et deux cris confondus, partis de la foule, aigus, perçants, rapides, éclatent, dominant le bruit sourd et profond d’un flot brisé....

La foule frémissante et consternée se penche au bord du rocher, les yeux tou- jours fixés là.... La mer est houleuse.. .. les flots se soulèvent avec violence. Bientôt deux corps étroitement enlacés s’élèvent, lancés par la vague. Un cri déchirant..., un râle de mort... ; et ces deux corps dis- paraissent.., reparaissent plus loin..., dis- paraissentencore.. ; puis rien.., plus rien.., qu’une couronne de roses blanches que les flots apportent aux pieds du rocher ! !. �LES

ÉPREUVES DU MARIAGE. � �«ne pluie battante fouettait les vitres du salon de l’hôtel de Chambord ; et l’éclair, de son jet flamboyant et incisif, fendait l’espace, subitement comblé par les coups précipités du tonnerre ; il faisait une �@ 214 ®

de ces belles soirées d’orage qui rappro- chent instinctivement deux âmes et les con- fondent dans un même effroi religieux.

Le marquis de Chambord fixait la pen- dule.

— Ernest ne viendra pas ce soir, dit-il à Mme de Rieilx, il est tard ; l’orage lui aura fait peur. Je renonce à ma chère par- tie de wisk.

Et un soupir de regret s’exhala de la poitrine du vieillard ; et Mathilde, se tour- nant vers la fenêtre, semblait supplier l’orage de cesser.

Un quart-d’heure s’écoula dans le silen- ce. M. de Chambord, enfoncé dans un vaste fauteuil à la Voltaire, avait pris un livre qu’il ne lisait pas ; et Mathilde, assise de Vautre côté de la table, crayonnait sur son album une vue de Venise. Tout à coup, le marquis laisse tomber le livre de ses �a 215 ©

mains, et relevant résolument la tète com- me un homme qui triomphe d’un combat intérieur, il va parler... ; mais à peine son regard a-t-il rencontré celui de Mathilde, que ses lèvres se referment, sa tête retom- be ; il semble reprendre le cours de ses idées. Enfin, et par un effort visible, rom- pant le silence :

— Mathilde, dit-il à Mme de Rieux, puis- que Ernest ne vient pas et que toute la soi- rée nous appartient, causons : j’ai à vous entretenir d’un sujet grave, de la plus hau- te importance, et pour lequel je réclame de vous une sérieuse attention.

Et la jeune veuve, frappée de ce solen- nel début, se leva, inquiète, et avança son tabouret.

— Mon enfant, continua le marquis, lorsque la mort vous enleva M. de Rieux, il y a plus d’un an, je compris toute l’éten- �® 216 ®

due de la perte que vous faisiez ; et, conimë père, je dus naturellement m’associer à votre douleur ; je l’ai vivement partagée i la noblesse des sentiments de M. de Rieux était pour moi la plus sûre garantie du bonheur de mon enfant. Mais aujourd’hui que cette plaie de votre cœur, vive encore, il est vrai, de souvenir, mais cicatrisée du moins par l’heureux effet du temps, laisse à votre esprit sa libre direction, rie croyez- vous pas.... ne peiisez-vous pas....

Le marquis ri’bsa achever ; il s’arrêta, indécis, cherchant à deviner l’impressiori que ce début avait produit sur Mathilde.

— Vous comprenez............. continua-t-il avec hésitation, jeune, belle, habituée au inonde que vous allez revoir, il vous faut un nom, ma fille. Une jeune femme, seule au milieu des salons, signalée à l’attention générale par la délicatesse dé sa position, �@ 217 ®

est continuellement exposée aux poursui- tes, aux assiduités quelquefois indiscrètes de la foule des jeunes gens ; et souvent la réputation la mieux établie en subit des at- teintes . Ainsi, vous feriez bien, je crois, Mathilde, d’y réfléchir. Plusieurs familles honorables m’ont fait la demande de votré main ; mais comme votre bonheur m’est plus cher que toutes ces considérations, je n’ai voulu m’engager à rien. Vous seule devez prononcer dans une cause qui vous intéresse personnellement. Pensez-y donc, Mathilde, et je transmettrai fidèlement votre détermination.

M. de Chambord, soulagé enfin pair cette explication du poids énorme qui l’op- pressait, avait cessé de parler, et Madame de Rieux le regardait fixement et sans ré- pondre ; un sourire d’intelligence passa fi- nement sur les lèvres delà jeune veuve. �@ 218 £

— Oh ! vous m’avez fait une peur ! dit- elle avec enjouement, j’en suis encore toute tremblante.... ; j’ai cru, à la solennité de vos paroles, que vous alliez m’annoncer un terrible événement.

Le marquis gagnait sa cause, la conver- sation avait tourné au côté plaisant.

— Mais vous me direz au moins quels sont mes nombreux soupirants ?

— Sans doute, mon enfant, c’est la pre- mière condition. Du reste, vous les con- naissez tous ; vous avez pu les étudier dans Fintimité de nos réunions.

— Je n’aurai donc que l’embarras du choix ?

— Pas davantage.

— Je vous écoute.

  • Voyons si je l’ai devinée, pensa le

marquis. �@ 219 @

  • Voyohs s’il m’a devinée, pensa Ma-

thilde

— D’abord : le fils de M. de Givry...

— Il fait trop bon marché de la vertu des femmes.

— Vous croyez, mon enfant ?... Ah ! je ne lui connaissais pas ce vilain défaut. N’en parlons plus ; je vous approuve fort : médire des femmes ! .. Savez-vous qu’il se fût fait des querelles à la cour de Louis XV, morbleu !.... Dieu et les Dames !..... c’était la devise de ce bon vieux temps.

Et le marquis, entraîné par ses souve- nirs, allait continuer sa dissertation sur la cour du roi Louis XV, qu’en sa qualité de gentilhomme, il avait hantée pendant les dernières années de ce règne.

Mathilde l’interrompit.

— Ensuite ?... ensuite ?...

— Henry de Saint-Léger ; �® 220

— Oh !... dandy de taverne... il fume àu nez des dames.

— Comment... ma fille, il fume au nez des dames !... s’écria M. de Chambord en bondissant dans son fauteuil c’est de la dernière trivialité : je n’en reviens pas... Voyez un peu la jeunesse de nos jours, comme elle à dégénéré dans ses principes de galanterie !... ah ! morbleu !... à la coür de Louis XV !...

— Après ?... après ? .. dût vivement Mathilde.

— Léopold, votre cousin.

-— Oh ! le mauvais caractère !.. toujours boudeur ; d’ailleurs, on ne se marie pas entre parens.

— Ah ! pardon... ma fille, pardon ; vous commettez une grave erreur^ Ces mariages étaient fort en usage dans les fa- milles, sous Louis XV : la cour les au- �@ 221 ©

torisait, les prescrivait même comme un moyen de perpétuer la noblesse et d’éviter les mésalliances qui tendaient alors à s’in- troduire. ..

Mathilde fit un geste d’impatience.

— Oui... oui... vous avez raison, Léo- pold a un mauvais caractère : il ne vpus rendrait pas heureuse.

— Le quatrième ?...

— Jules de Champfeu.

— Vous savez bien que je n’aime pas les rouges.

— Ah ! c’est vrai, ma fille, il est roque, très-rouge même... C’est singulier !... vous êtes comme Louis XV ; il n’aimait pas les rouges, lui, non plus ; il les avait en hor- reur. Quelle coïncidence de goûts !.. Te- nez, je me rappelle qu’une fois, un page rpuge, plus rouge encore que M. de Champfeu... �@ 222 ©

— Un autre, un autre... interrompit la jeune veuve, avide d’épuiser la liste de ses adorateurs.

— Alors, M. Jourdain.

— Vous voulez rire, sans doute, il a le teint cuivré.

Cette fois le gentilhomme ne trouva dans la cour de Louis XV aucune réflexion ap- plicable à l’objection de Mathilde.

— Parbleu !... ma fille, vons me feriez débiter tous les grains d’un chapelet, sans m’arrêter aux dizaines. Convenez-en, je ne suis pas heureux dans mes citations : grands, petits, rouges, bruns, vous les re- fusez tous.

—Il n’y en a plus ? soupira Mathilde.

  • Ai-je deviné, pensa le marquis ; c’est

lui !

Cependant, battu quatre fois,— d’après ses prévisions, il est vrai — il n’osait en- �® 223 £)

core trop aventurer le dernier nom ; il usa de précautions oratoires.

— Eh ! eh ! fit-il, je pourrais bien vous en nommer un autre ; mais à quoi bon ?.. vous lui réservez sans doute le même ac- cueil ; et, je vous l’avoue franchement, Mathilde ? pour celui-là, votre refus me contrarierait. J’ai peu insisté, vous l’avez vu ? sur ceux que je viens de vous nom- mer ; mais il en est un dernier sur lequel je comptais davantage, je croyais avoir compris... ; cependant, je crains de m’être trompé, et vous me permettrez...

— Des réticences... pourquoi ?

— Je crains un refus.

— Non... peut-être.

— Ah !., peut-être., j’en suis sûr.

Mathilde fâchée faisait une moue char- mante.

— Vous vous plaisez à me tourmenter !., �224 ®

-— Vous tourmenter ! ma fille, à Dieq ne plaise ! cela n’en vaut certes pas la peine...

— Alors, pourquoi ne voulez-vous pas pie nommer... l’autre... vous savez bien... le dernier... ; voyons, nommez-le moi, dit- elle, en arrondissant ses deux bras autour du cou du marquis, et payant d’avance d’un baiser le nom qu’elle brûlait d’enten- dre prononcer

A cette douce étreinte, M. de Chambord, n’eut pas le courage de taire plus long- temps ce nom si vivement désiré ; et bra- vant les chances d’un refus pénible pour lui — car il attachait à cette union sa der- nière joie terrestre — il laissa tomber de ses lèvres le nom d’Ernest de Launay.

A ce nom, madame de Rieux ne répondit pas ; ses joues se colorèrent et un sourire radieux illumina son front. �225 ©

Le marquis frappa des mains.

— Nous y voilà donc enfin, s’écria-t-il victorieusement. J’ai frappé juste. Mor- bleu ! ma fille, vous avez été bien longue à vous rendre : à la Cour de Louis X V, nos dames ne se faisaient pas prier ainsi. Avouez-le donc franchement : seriez-vous disposée en foveur d’Ernest ? je le crois et vous en félicite ; vous comblez mes vœux les plus chers. Ernest est un charmant garçon, brave, plein de franchise, étayant une brillante position. Ce parti vous con- vient à merveille : je l’avais choisi entre tous. Aussi, vous l’avez vu, en bonne tac- tique, je l’avais mis en réserve comme mon bataillon sacré, Quant aux autres, de jeu- nes fous dont je me soucie fort peu, qu’ils cherchent ailleurs. Avant tout, j’ai voulu savoir à qui je confiais le bonheur de mon enfant, et je ne pouvais mieux choisir.

14 �@ 226 ®

Vous me ravissez, ma fille. Savez-vous que vous m’avez fait peur un moment !... eh !., eh !., quatre refus de suite..., il ne me restait plus qu’un dé à jouer, et je per- dais la partie. Mais non, je savais bien... Ainsi, vous voilà en famille ; cette union, que les parents d’Ernest désirent ardem- ment, vous procurera d’aimables distrac- tions, que moi je ne puis plus vous offrir : je me fais vieux, Mathilde, et la société d’un vieillard goutteux et grondeur a peu d’attraits, je le sais, pour une jeune femme de votre âge. — Je puis donc accueillir en votre nom la demande de M. de Launay, et entamer les négociations ?...

— J’approuve d’avance et les yeux fer- més, tout ce que vous ferez à cet égard, mais à une condition.

— Laquelle ?...

— Ernest ne connaîtra ma résolution �@ 227

qu’au moment même de signer le contrat.

— La singulière condition !........ dit en riant le marquis ? caprice de femme....... n’est-ce pas ?.. Enfin, soit !.. j’y consens ; nous nous concerterons en secret avec le père d’Ernest ; mais au moins vous m’ex- pliquerez...

— Plus tard... plus tard !..

— Comment !.. vous ne voulez pas me mettre dans la confidence ? prenez garde ? vous m’exposez à trahir votre secret sans le vouloir.

— Non, non, soyez discret, et plus tard vous saurez tout.

Onze heures venaient de sonner. Ma- dame de Rieux, après avoir embrassé son père, se sauva dans son appartement, en riant aux éclats.

— Bonne nuit !... Madame Ernest de Launay, dit le vieillard d’un ton badin. �@ 228 ®

—- Salut au marquis de Chambord !..

  • Charmante enfant ! pensa le marquis.

Mathilde, en entrant dans sa chambre à coucher, s’était mise à son secrétaire, et minuit frappait, qu’elle y était encore ; tra- vaillait-elle à un roman sur la physiologie du mariage, qui sait ?

Le lendemain matin Ernest, encore au lit, ouvrait d’une main tremblante d’émo- tion et de joie une lettre que son valet de chambre venait de lui remettre : il en avait reconnu l’écriture.

Une sueur froide succéda tout-à-coup à l’état de transpiration dans lequel il était ; un frisson glacé le parcourut de la tête aux pieds.

  • J’ai mal lu... je rêve... c’est impossible.

« Monsieur,

» Monsieur de Launay a fait au marqui s �® 229 ®

» de Chambord l’honneur de lui deman- » der ma main en votre nom : cette de- » mande m’honore au plus haut point ; » mais des engagements antérieurs ne me » permettent pas de l’accueillir. Du reste, » j’ai lieu de supposer que les avances fai- » tes auprès de mon père par monsieur de » Launay, n’ont pas reçu votre sanction^ » et je redoute les suites d’une union im- » posée par la violence. J’ose donc espé- » rer, Monsieur, que vous voudrez bien, » dès ce moment, cesser toutes démarches » qui n’auraient d’autres résultats que de » me compromettre gratuitement aux yeux » du monde. Votre galanterie m’est un » sûr garant de votre discrétion. »

Mathilde v€ de Rieux.

  • Infamie !., s’écria Ernest en se levant

sur son séant et froissant dans ses doigts �® 230 ®

le billet parfumé de la jeune veuve. Croyez donc aux femmes maintenant... Mathilde, la seule femme que j’aime au monde !... l’ingrate ! !... m’enlever d’un seul coup les espérances dont elle a nourri mon. cœur pendant toute une année ! Mais qu’est-ce donc que les femmes !... Elles sont in- croyables, parole d’honneur ; elles vous jettent ces excuses au visage avez un sang froid étonnant ! Eh ! parbleu ! madame, il ne fallait pas en contracter envers moi, des engagements, si vous en aviez pris avec d’autres. Mais de qui veut-elle parler ?., de Givry, de Champfeu... elle ne peut pas supporter leur vue, dit-elle ; elle n’aime pas Léopold qui convoite sa fortune ; elle n’a jamais voulu entendre parler de Jour- dain ; de Saint-Léger lui est insupporta- ble.. ; alors, qui veut-elle dire ?., je m’y perds. Ah ! femmes !., femmes !.. �® 231 ®

  • Je me vengerai !

Et il se vengea..... sur la sonnette dont le cordon violemment agité vint tomber à ses pieds.

— Monsieur... monsieur...

— Vîté, vite, ma calèche.

— Une lettre, monsieur.

— De qui ?

— De la part de M. de Givry.

— Voilà l’explication, parbleu ! c’est lui... lui dont on ne pouvait supporter la vue, disait-on ; lui qui m’appelait son ami, son cher ami ; qui m’enlève ma femme et me fait part de son mariage : de mieux en mieux !

Il lut :

« J’attends Ernest à déjeuner à midi ; j’ai une nouvelle intéressante à lui appren- dre, »

Léon de Givry. �@ 232 ®

4 Une nouvelle intéressante ! criaErnest7 ah ! il appelle cela une nouvelle intéres- sante. Eh bien ! nous verrons ! commen- çons par lui, madame de Rieux ensuite

Et d’après cet ordre méthodique, il lança sa calèche, au galop du cheval, dans la di- rection de l’hôtel de Givry.

Au même moment, madame de Rieux disait : — S’il me vient des visites, vous ferez entrer.... tout le monde, excepté M. Ernest de Launay.

Il est dans la vie de ces coups inouis du hasard qui, racontés, semblent n’exister qu’au bout de la plume qui les retrace, et devoir disparaître avec l’encre qui en dé- coule. Et cependant, ils existent en réalité. Seulement, il faut les admettre ou les reje- ter sans commentaires, car tout ce qui est l’œuvre du hasard ne subit pas d’analyse

Exemple : �® 233 ®

J’allais dire que, par un de ces coups inouis du hasard, les cinq soupirans de madame de Rieux étaient réunis à l’hôtel de Givry, à la même heure, et dans le mê- me but ; but très-sérieux, du reste, puis- qu’il s’agissait d’un déjeuner de garçons ; et déjà je vous voyais, lecteur incrédule, hochant la tête et vous écriant : — Singu- lier hasard ! fait tout exprès pour le profit de l’auteur....

Pourtant le fait est exact.

Je ne vous dirai pas : « Je l’ai vu, vu de mes propres yeux, vu, ce qui s’appelle vu» ce serait mentir et je hais le mensonge ; je jouissais alors des douces béatitudes du néant. L’heureux temps !...

Maisje vous dirai : « Je tiens cette his- toire d’un homme digne de foi : de l’un des fils de l’un des oncles de M. de Champfeu, l’un des cinq héros de ladite histoire. �534 ®

Vous voyez que je ne pouvais puiser à meilleure source.

Or, ce jour là, les cinq soupirans de la jeune veuve étaient réunis chez M, de Givry.

En entrant dans le salon de réception, Ernest sentit ses jambes fuir sous lui : le dernier coup était porté. Cette réunion bi- zarre et inattendue des cinq concurrents, contre lesquels il avait à lutter pour obte- nir la main de madame de Rieux, apparut soudain à son imagination malade comme une partie projetée à dessein pour rendre sa déchéance plus solennelle et le faire as- sister, de violence, à la proclamation de l’heureux élu de la jeune veuve. Cette pensée le terrassa ; il crut lire son arrêt sur la ligure rieuse des jeunes convives qui l’avaient accueilli au milieu d’un hourra général, et en protestant cordialement con- �

Ire le retard qu’il avait mis à se rendre à l’invitation de Léon

— A table !... messieurs.

— Qu’avez-vous donc, Ernest ? vous pa- raissez oppressé : buvez un verre d’eau, mon ami.

Ernest faillit broyer le verre sous les dents.

— C’est vrai, mon cher, dit de Saint- Léger, vous êtes tout défiguré ce matin ; la nuit a été orageuse, il paraît.

— Vous n’y êtes pas, cria Jules de Champfeu, Ernest a sans doute passé la nuit à chanter, comme les troubadours du moyen âge, sons les fenêtres de la dame de ses pensées, et le froid l’aura saisi ; prends garde aux rhumatismes, mon cher, les nuits d’hiver sont froides.

— Merci de l’avis, mon beau devin, ré- pondit Ernest avec un sourire forcé. �@ 236 î©

— Ce n’est pas cela, dit à son tour M. Jourdain, Ernest a perdu son pari, je ga- ge : il devait triompher, en trois jours, de la vertu farouche de la petite Rosa ; et il aura échoué. L’enjeu était fort : 2,000 francs, son alézan doré et sa meute !

— Ou bien, il aura reçu quelque mau- vaise nouvelle à soulever, ajouta Léopold.

— Ah ! messieurs, à propos de nouvel- les, dit tout à coup Léon, en faisant sauter au plafond le bouchon du Champagne, j’ou- bliais, j’en ai une â vous apprendre, une nouvelle fort intéressante.

Un tremblement nerveux prit Ernest.

— Voyons...voyons la nouvelle.

— Je vous la donne en mille, devinez. — Tu es nommé receveur-général ?

—- Non.

— La Prima Dona t’a reçu dans sa loge ?

— Des mœurs, enfans ! �@3 237 @

— Tu as vendu quinze fois sa valeur ton château de Labour ?

— Point d’acquéreurs.

— Alors ta tante a testé en ta faveur ?

— Elle ne veut pas se décider à mourir.

— Nous ne devinons pas ; parle, parle.

Ernest se tordait les poings sous sa ser- viette.

— Eh bien !... vos verres, et buvons à l’hyménée : je me marie !

Ce mot tomba comme un plomb sur les bras tendus des jeunes convives ; et un cri étouffé domina sourdement le choc aigu et discordant des verres.

— Ce mariage est arrêté ?

— A peu près, mes bons amis. J’ai eu hier une entrevue avec madame de Rieux, et on m’a donné de grandes espérances ; ma victoire est presque certaine.

— Mais c’est de la trahison ! crièrent �® 238 ®

à la fois les concurrens de M. de Givry.

— Allons ! allons ! point de rancune, mes nobles amis, en guerre comme en amour, au plus adroit la victoire !

  • Le fat ! murmura Ernest hors de lui.

Et prétextant bientôt un motif de retraite, il sortit précipitamment.

Un instant après, il frappait à l’hôtel de Chambord.

— Madame de Rieux est-elle visible ?

— Non, monsieur.

— Comment ! non.

— Madame n’est visible pour personne.

— Mais... pour moi... voyons, moi... vous me connaissez bien, peut-être... vous êtes là à me regarder... annoncez-moi, et dépêchez-vous.

— Les ordres de madame...

— Encore !... ah ! c’est trop fort !

Et Ernest, que le sang-froid inperturba- �@ 239 ®

ble du vieux serviteur exaspérait, avait déjà franchi l’escalier qui conduisait à l’ap- partement de la jeune veuve.

Madame de Rieux, dans le plus gracieux négligé du matin, et mollement étendue sur une élégante causeuse, jouait avec un écran.

A sa vue, Ernest sentit s’évanouir subi- tement toute sa colère. Il chercha bien un instant à lutter contre le prestige de la sé- duction, et à donner à sa pose toute l’assu- rance et la raideur d’un député à la tribune ; mais il ne réussit qu’à accroître son em- barras déjà très-visible.

— Madame, balbutia-t-il enfin, me par- donnerez-vous d’avoir ainsi transgressé vos ordres ; vous n’étiez pas visible, m’a-t-on dit ; j’ai pu croire que cette interdiction ne s’étendait pas jusques à moi.

— Et quia pu, Monsieur, répondit froi- �@ 240 ®

dement Mme de Rieux, vous faire conce- voir une si haute opinion de vous-même ? Les ordres que j’avais donnés étaient sans réserve. Mais puisque vous avez poussé l’indiscrétion jusques là, soit : je consens à vous entendre ; et d’abord, vous voudrez bien me dire à quel heureux hasard je dois votre visite.

Ernest, attéré par le sang-froid de la jeune veuve, ne put arracher un mot de sa poitrine oppressée ; il tira lentement de sa poche un papier chiffonné qu’il pré- senta d’un geste tragique.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Mathil- de avec indifférence,

— Cela ! madame.

— Oui, ce papier ?

— Ce papier ! c’est une lettre.

— Ah ! une lettre... et de qui ?

— De qui ! �@ 241 ©

— Oui... de qui est cette lettre ?

— De vous ! de vous ! madame .

— Vraiment ! Je n’ai écrit à personne.

— A personne !

— Non, monsieur.

— Veuillez l’ouvrir.

— C’est inutile... je ne saurais être in- discrète à ce point.

Ernest touchait au paroxisme de la fu- reur.

— Ah ! madame, de l’ironie, encore !... pouvez-vous me traiter ainsi !.. comment !. cette lettre... vous ne la reconnaissez pas. Vous niez votre écriture, votre signature ! Ah ! cette lettre n’est pas de vous !

— Eh ! mon Dieu ! fit nonchalamment la jeune veuve, si elle était de moi ?

— Si elle était de vous !....madame ; mais si cette lettre était de vous ; ce serait affreux, horrible, exécrable !.. non, non,

15 �242 ®

ne me dites pas que c’est vous qui l’avez écrite : dites plutôt que je suis un fou, un insensé qui ai pu douter un instant de vo- tre cœur ;... elle n’est pas de vous, n’est-ce pas ?

— En vérité, Monsieur, vous me faites une singulière question : vous avez entre les mains une lettre écrite et signée par moi, dites-vous ; vous en reconnaissez, affirmez-vous, et l’écriture et la signature, et vous avez l’ingénuité de me demander si j’en suis l’auteur»

Ernest resta cloué sur place ; toutes les fibres de son cerveau se détendirent à la fois : il éclata.

— Ainsi, vous l’avouez, Madame, c’est vous !... vous, qui, après avoir bercé mon âme pendant toute une année des plus douces illusions, des rêves les plus sédui- sants, vènez renverser, d’un souffle, toutes �® 243 ®

mes espérances, toutes mes joies de l’ave- nir ! C’est vous qui, après avoir fait naître dans mon cœur une passion qui ne s’étein- dra qu’avec ma vie ; après vous être en- chaînée à moi par les serments les plus so- lennels, laissez froidement tomber de vos lèvres le triste aveu d’un mensonge !...

  • Pas mal.... pas mal.... fit Mathilde,

cela promet.

— Mais, Madame, vous m’avez attaché à vous par des liens de fer, par des liens in- dissolubles et que nulle puissance humaine ne peut briser !.... On n’étouffe pas ainsi l’amour d’un homme ; cet homme qui a li- vré son cœur pour un cœur, a le droit de fouiller dans le cœur de la femme qui lui a dit : aime-moi ! Vous m’appartenez corps et âme. Ces battements de cœur que vous donnez à un autre, ils sont à moi ; ces soupirs qui s’exhalent de votre poitrine pour �544 ®

un autre, ils sont à moi ; ces sourires qui elleurent vos lèvres au souvenir d’un au- tre, ils sont encore à moi ; le souffle, la vie, la volonté, tout votre être, enfin, tout cela est à moi ; tout cela m’appartient, c’est mon bien ; car c’est moi qui vous ai ren- du tous ces soupirs, tous ces battements de cœur, tous ces sourires, le souffle, la vie, la volonté. Votre cœur était mort à l’a- mour ; moi, j’ai évoqué l’amour, je l’ai re- foulé dans votre cœur, dans vos veines ; je l’y ai versé goutte à goutte avec la persé- vérance de l’alchimiste ; tout cela est mon ouvrage, j’en suis le créateur ; et tout cela devieûdrait la possession d’un autre ! non, non, jamais !...

  • Bien ! il m’aime, pensa madame de

Rieux.

— Ainsi, ni trêve, ni repos ; je m’atta- che à vos pas, je vous suis comme votre �® 245 ®

ombre 5 et, je le jure ici par tout ce qui me lie à la terre : si vous n’êtes à moi, jamais vous ne serez à un autre !...

— Charmant !.. monsieur !.. charmant ! en vérité, je vous admire !. de la tyrannie !. ah !... Depuis quand, s’il vous plait, ne sommes-nous plus maîtresses de nos volon- tés ? Depuis quand vous êtes-vous arrogé le droit de nous imposer des conditions ? Pensez-vous qu’en amour, un serment puisse forcer la femme à compromettre son avenir ou l’avenir de celui auquel elle s’u- nit ? ce serait une erreur. Si je dois faire une seconde fois le sacrifice de ma liberté, je veux donner et recevoir des garanties de bonheur certaines, indubitables ; et, je vous le déclare franchement, Monsieur, je crois qu’il y a peu d’harmonie entre nos ca- ractères ; je suis vive, légère, enjouée.

— Moi aussi, madame. �& 246 ®

— Nos humeurs sont différentes : je suis impatiente, boudeuse, quelquefois co- lère, toujours grondeuse.

— Comme moi.

— Nos goûts varient : j’aime le monde, le bal, les fêtes, le bruit, l’éclat.

— J’aime tout cela.

— Mais, mariée, je ne serai ni vive, ni enjouée, ni légère.

— Ni moi.

— Je ne serai plus impatiente, ni bou- deuse, ni colère, ni grondeuse.

— Ni moi.

— Je n’aimerai plus le monde, les bals, les fêtes, le bruit, l’éclat 5 je ne vivrai que pour mon mari.

— Et moi, pour... ma femme.

— Le soir, nous lirons en famille.

— Oui, le soir nous lirons.

— Avez-vous lu Emile ? �& 247

—r Le Malade imaginaire ?

— Non, Emile.

— Ah ! oui, Emile de Molière...

— Eh ! non, de Jean Jacques Rous- seau.

— Oui... oui, de Jean Jacques ; je con- fondais.

Le malheureux Ernest n’avait plus deux idées de suite : le ton de familiarité brus- quement imprimé à la conversation.,l’avait complètement dérouté.

— Lisez-m’en quelques pages, lui dit Mathilde, en lui présentant Emile.

Ernest prit le volume et lut. Une heure après, il lisait encore, et madame de Rieux feignait de dormir ; hasardant enfin un regard, et présumant la jeune veuve en- dormie, il ferma le livre.

— Eh bien ! vous êtes déjà fatigué ?

— Je vous croyais endormie. �@ 248 ©

— Je vous écoutais, continuez.

Et il lut encore une heure ; la sueur lui coulait du front.

— En vérité, pardonnez-moi, Monsieur, dit enfin Mathilde, je suis confuse d’abu- ser ainsi de votre complaisance ; cessez de lire, cela vous fatiguerait, demain nous reprendrons.

Demain ! ce mot d’espoir ranima les for- ces d’Ernest ; il aurait lu tout le volume.

  • Ce sera un mari très - complaisant,

pensa madame de Rieux.

En ce moment, la voix nasillarde d’un jeune enfant — Duprez de Savoie — qui chantait sous les fenêtres de l’appartement, vint interrompre le cours des épreuves, ou plutôt en offrir une nouvelle.

Ernest et Mathilde parurent au balcon.

— Un pétit chou., demanda le jeune Sa- voyard. �@ 249 ®

Et Ernest fit voler un écu qui alla ré- sonner sur le pavé.

  • Il est généreux ! c’est d’un bon cœur.

— Maintenant, Monsieur — mais vous allez m’accuser d’indiscrétion —, vous prierais-je de me chanter la jolie romance de Léonide ? je n’ai pu parvenir encore à l’apprendre.

— Me prier ! autrefois, Mathilde, vous ne me parliez pas ainsi : prie-t-on quand on a le droit d’ordonner ?...

  • Comme il est gentil !

Et soudain, les touches du piano frémi- rent amoureusement sous les doigts exer- cés de la jeune veuve.

— Oh ! comme ces notes sont fausses ! mon piano n’est pas d’accord... allons faire une promenade au parc.

— Voudrez-vous accepter mon bras, madame ? �® 250 ®

— Non..., oui..., mais j’y pense, je ne puis sortir.

— Alors, restons.

  • Il est obéissant !

— J’attends une visite : M. Léon de Givry est venu me faire part hier de l’ar- rivée de sa mère, et il doit me la présenter aujourd’hui... je crois.

Ernest devint pourpre : — Ah ! c’est lui !... plus d’espoir !

— Comment le trouvez-vous, M. de Givry ?.

— Et vous, madame ?... répondit Er- nest d’une voix sombre.

— Oh ! mon Dieu ! de quel ton vous me demandez- cela ! votre avis d’abord, et franchement.

— Je le trouve., pas mal... bien... fort bien, même.

— N’est-ce pas ?... c’est un charmant �& 251 ®

cavalier... de l’élégance... de jolies maniè- res... mais...

— Peu aimable auprès des dames...

— Si... assez... ; ah ! je crois avoir en- tendu sonner ; les voici, peut-être... laissez- moi, Monsieur. Avant de sortir de l’hôtel, veuillez voir M. de Chambord : il désire vous parler.

— J’obéis, Madame ; mais, de grâce, me permettrez-vous d’emporter, en vous quit- tant, une lueur d’espoir ; un mot, un seul mot de vous...

— Je ne puis... ; mais allez donc,... je me meurs d’impatience ; je crois entendre monter... Si l’on vous trouvait ici !

Ernest désespéré passa au salon.

— Fort bien ! fort bien ! mon. ami, ve- nez m’embrasser, cria M. de Chambord en tendant les bras à Ernest ; il paraît que l’on est sorti victorieux de l’épreuve... Oh ! ne �® 252 ®

me regardez pas ainsi, je sais tout ; j’étais dans la confidence depuis ce matin, et j’ai tout entendu. Eh ! eh ! eh ! l’assaut a été rude, n’est-ce pas ? Il a fallu du courage pour triompher ; c’est une belle victoire que vous avez remportée là, mon ami.

— Mais.... monsieur le marquis,.... je ne comprends pas...

— Comment !... vous ne comprenez pas que vous allez devenir l’époux de Mathilde ; qu’elle vous aime...

— Oh ! Monsieur, pouvez-vous m’acca- bler ainsi !...

— Vous accabler ainsi !... dites-vous... ah ! ça, mais....on ne se comprend donc plus ici ?... Ah ! je devine... vous avez pris au sérieux.... eh ! eh ! eh î.... mais mon ami, ce n’étaient que des épreuves...

— Des épreuves.... des épreuves.. . et cette lettre ! �253 ®

— Epreuve, mon ami ; tout le reste, épreuve ; les Epreuves du mariage, com- me on en faisait aux petits soupers, à la cour de Louis XV.... Que voulez-vous !... il faut bien étudier un peu les caractères ; voir s’il existe entre eux de l’harmonie ; si les goûts, les humeurs se ressemblent....... On ne peut pas, non plus, prendre un mari dans un sac... eh ! eh !

— Ainsi, Mathilde m’aime ! Mathilde est à moi !... s’écria Ernest au dernier de- gré d’exaltation.

— La voici., qu’elle vous réponde elle- même.

— Oui, Monsieur, dit Madame de Rieux en entrant, je suis à vous, voici ma main. Oubliez les épreuves, peut-être cruelles, auxquelles je vous ai soumis. Je connaissais votre amour pour moi, la noblesse de vos sentiments ; cependant, — et pardonnez à �® 254 &

cette faiblesse de femme, — j ai voulu pui- ser dans une dernière épreuve l’assurance de tout le bonheur qui’m’attend auprès de vous.

— Ah ! ma fille !.... ma fille. :. que je vous embrasse !... On n’était pas plus ai- mable à la cour de Louis X V !..