Vathek/Édition 1787 Paris

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Vathek, conte arabe
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Poinçot.




VATHEK,

CONTE

ARABE.


À PARIS,

Chez Poinçot, Libraire, rue de la Harpe,
près Saint-Côme, N°. 135.


1787.



VATHEK,


CONTE ARABE.




Vathek, neuvième Calife (1) de la race des Abbassides, étoit fils de Motassem, & petit-fils d’Haroun Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de son âge. Les grandes qualités qu’il possédoit déjà, faisoient espérer à ses peuples que son règne seroit long & heureux. Sa figure étoit agréable & majestueuse ; mais quand il étoit en colère, un de ses yeux devenoit si terrible qu’on n’en pouvoit pas soutenir les regards : le malheureux sur lequel il le fixoit tomboit à la renverse, & quelquefois même expiroit à l’instant (2). Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états, & de faire un désert de son palais, ce prince ne se mettoit en colère que très-rarement.

Il étoit fort adonné aux femmes & aux plaisirs de la table. Sa générosité étoit sans bornes, & ses débauches sans retenue. Il ne croyoit pas comme Omar Ben Abdalaziz3, qu’il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l’autre.

Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais d’Alkorremi bâti par son père Motassem sur la colline des chevaux pies, & qui commandoit toute la ville de Samarah4, ne lui parut pas assez vaste. Il y ajouta cinq aîles, ou plutôt cinq autres palais, & il destina chacun à la satisfaction d’un des sens.

Dans le premier de ces palais, les tables étoient toujours couvertes des mets les plus exquis. On les renouvelloit nuit & jour, à mesure qu’ils se refroidissoient. Les vins les plus délicats & les meilleures liqueurs, couloient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissoient jamais. Ce palais s’appelloit le Festin éternel ou l’Insatiable.

On nommoit le second palais le Temple de la mélodie, ou le Nectar de l’ame. Il étoit habité par les premiers musiciens & poëtes de ce temps. Après qu’ils avoient exercé leurs talens dans ce lieu, ils se dispersoient par bandes, & faisoient retentir tous ceux d’alentour de leurs chants5.

Le palais nommé les Délices des yeux, ou le Support de la mémoire, étoit un enchantement continuel. Des raretés rassemblées de tous les coins du monde, s’y trouvoient en profusion & dans le plus bel ordre. On y voyoit une galerie de tableaux du célèbre Mani6, & des statues qui paroissoient animées. Là, une perspective bien ménagée charmoit la vue ; ici, la magie de l’optique la trompoit agréablement : autre part, on trouvoit tous les trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus curieux des hommes, n’avoit rien omis dans ce palais de ce qui pouvoit contenter la curiosité de ceux qui le visitoient.

Le palais des Parfums, qu’on appelloit aussi l’Aiguillon de la volupté, étoit divisé en plusieurs salles. Des flambeaux & des lampes aromatiques y étoient allumés, même en plein jour. Pour dissiper l’agréable ivresse que donnoit ce lieu, on descendoit dans un vaste jardin, où l’assemblage de toutes les fleurs faisoit respirer un air suave & restaurant.

Dans le cinquième palais, nommé le Réduit de la joie, ou le Dangereux, se trouvoient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles étoient belles & prévenantes comme les Houris, & jamais elles ne se lassoient de bien recevoir ceux que le Calife vouloit admettre en leur compagnie.

Malgré toutes les voluptés où Vathek se plongeoit, ce prince n’en étoit pas moins aimé de ses peuples. On croyoit qu’un Souverain qui se livre au plaisir, est pour le moins aussi propre à gouverner que celui qui s’en déclare l’ennemi. Mais son caractère ardent & inquiet ne lui permit pas d’en rester là. Du vivant de son père il avoit tant étudié pour se désennuyer, qu’il savoit beaucoup ; il voulut enfin tout savoir, même les sciences qui n’existent pas. Il aimoit à disputer avec les savans ; mais il ne falloit pas qu’ils poussassent trop loin la contradiction. Aux uns il fermoit la bouche par des présens ; ceux dont l’opiniâtreté résistoit à sa libéralité, étoient envoyés en prison pour calmer leur sang : remède qui souvent réussissoit.

Vathek voulut aussi se mêler des querelles théologiques, & ce ne fut pas pour le parti généralement regardé comme orthodoxe qu’il se déclara. Il mit par-là tous les dévots contre lui : alors il les persécuta ; car à quelque prix que ce fût, il vouloit toujours avoir raison.

Le grand Prophète Mahomet, dont les Califes sont les Vicaires, étoit indigné dans le septième Ciel7 de la conduite irréligieuse d’un de ses successeurs. Laissons-le faire, disoit-il aux génies8 qui sont toujours prêts à recevoir ses ordres : voyons où ira sa folie & son impiété ; s’il en fait trop, nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir cette tour9 qu’à l’imitation de Nimrod, il a commencé d’élever ; non comme ce grand guerrier pour se sauver d’un nouveau déluge, mais par l’insolente curiosité de pénétrer dans les secrets du Ciel. Il a beau faire, il ne devinera jamais le sort qui l’attend.

Les génies obéirent ; & quand les ouvriers élevoient durant le jour la tour d’une coudée, ils y en ajoutoient deux pendant la nuit. La rapidité avec laquelle cet édifice fut construit, flatta la vanité de Vathek. Il pensoit que même la matière insensible se prêtoit à ses desseins. Ce prince ne considéroit pas, malgré toute sa science, que les succès de l’insensé & du méchant, sont les premières verges dont ils sont frappés.

Son orgueil parvint à son comble lorsqu’ayant monté, pour la première fois, les onze mille degrés de sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui paroissoient des fourmis, les montagnes des coquilles, & les villes des ruches d’abeilles. L’idée que cette élévation lui donna de sa propre grandeur, acheva de lui tourner la tête. Il alloit s’adorer lui-même, lorsqu’en levant les yeux il s’apperçut que les astres étoient aussi éloignés de lui, qu’au niveau de la terre. Il se consola cependant du sentiment involontaire de sa petitesse, par l’idée de paroître grand aux yeux des autres, d’ailleurs il se flatta que les lumières de son esprit surpasseroient la portée de ses yeux, & qu’il feroit rendre compte aux étoiles des arrêts de sa destinée.

Pour cet effet, il passoit la plupart des nuits sur le sommet de sa tour, & se croyant initié dans les mystères astrologiques, il s’imagina que les planètes lui annonçoient de merveilleuses aventures. Un homme extraordinaire devoit venir d’un pays dont on n’avoit jamais entendu parler, & en être le héraut. Alors, il redoubla d’attention pour les étrangers, & fit publier à son de trompe dans les rues de Samarah, qu’aucun de ses sujets n’eût à retenir ni à loger les voyageurs ; il vouloit qu’on les amenât tous dans son palais.

Quelque tems après cette proclamation, parut un homme dont la figure étoit si effroyable, que les gardes qui s’en emparèrent furent obligés de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le Calife lui-même parut étonné à son horrible aspect ; mais la joie succéda bientôt à cet effroi involontaire. L’inconnu étala devant le prince des raretés telles qu’il n’en avoit jamais vues, & dont il n’avoit pas même conçu la possibilité.

Rien, en effet, n’étoit plus extraordinaire que les marchandises de l’étranger. La plupart de ses bijoux étoient aussi bien travaillés que magnifiques. Ils avoient outre cela une vertu particulière, décrite sur un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. On voyoit des pantoufles qui aidoient aux pieds à marcher ; des couteaux qui coupoient sans le mouvement de la main ; des sabres qui portoient le coup au moindre geste : le tout étoit enrichi de pierres précieuses que personne ne connoissoit.

Parmi toutes ces curiosités se trouvoient des sabres, dont les lames jettoient un feu éblouissant. Le Calife voulut les avoir, & se promettoit de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu’on y avoit gravés. Sans demander au marchand quel en étoit le prix, il fit apporter devant lui tout l’or monnoyé du trésor, & lui dit de prendre ce qu’il voudroit. Celui-ci prit peu de chose, & en gardant un profond silence.

Vathek ne douta point que le silence de l’inconnu ne fût causé par le respect que lui inspiroit sa présence. Il le fit avancer avec bonté, & lui demanda d’un air affable qui il étoit, d’où il venoit, & où il avoit acquis de si belles choses ? L’homme, ou plutôt le monstre, au lieu de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que l’ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont la circonférence étoit énorme, ouvrit de gros yeux qui paroissoient deux charbons ardens, & se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de larges dents couleur d’ambre rayée de verd.

Le Calife, un peu ému, répéta sa demande ; mais il ne reçut pas d’autre réponse. Alors, ce prince commença à s’impatienter, & s’écria : sais-tu bien, malheureux, qui je suis ? & penses-tu de qui tu te joues ? Et s’adressant à ses gardes, il leur demanda s’ils l’avoient entendu parler ? Ils répondirent qu’il avoit parlé, mais que ce qu’il avoit dit n’étoit pas grand’chose. Qu’il parle donc encore, reprit Vathek, qu’il parle comme il pourra, & qu’il me dise qui il est, d’où il vient, & d’où il a apporté les étranges curiosités qu’il m’a offertes ? Je jure par l’âne de Balaam que s’il se tait davantage, je le ferai repentir de son obstination. En disant ces mots, le Calife ne put s’empêcher de lancer sur l’inconnu un de ses regards dangereux : celui-ci n’en perdit pas seulement contenance ; l’œil terrible & meurtrier ne fit aucun effet sur lui.

On ne sauroit exprimer l’étonnement des courtisans, quand ils s’apperçurent que l’incivil marchand soutenoit une telle épreuve. Ils s’étoient tous jettés la face contre terre, & y seroient restés, si le Calife ne leur eût dit d’un ton furieux : levez-vous, poltrons, & saisissez ce misérable ! qu’il soit traîné en prison & gardé à vue par mes meilleurs soldats ! Il peut emporter avec lui l’argent que je viens de lui donner ; qu’il le garde, mais qu’il parle. À ces mots, on tomba de tous côtés sur l’étranger ; on le garrotta de fortes chaînes, & on le conduisit dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer, garnis de pointes aussi longues & aussi acérées que des broches, l’environnoient de tous côtés.

Le Calife demeura cependant dans la plus violente agitation. Il ne parloit point ; à peine voulut-il se mettre à table, & ne mangea que de trente-deux plats sur les trois cents qu’on lui servoit tous les jours. Cette diète, à laquelle il n’étoit pas accoutumé, l’auroit seule empêché de dormir. Quel effet ne dut-elle pas avoir, étant jointe à l’inquiétude qui le possédoit ! Aussi, dès qu’il fut jour, il courut à la prison pour faire de nouveaux efforts auprès de l’opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne sauroit se décrire quand il vit qu’il n’y étoit plus, que les grilles de fer étoient brisées, & les gardes sans vie. Le plus étrange délire s’empara de lui. Il se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres qui l’entouroient, & continua tout le jour à les frapper de la même manière. Ses courtisans & ses visirs firent tout ce qu’ils purent pour le calmer ; mais voyant qu’ils n’en pouvoient pas venir à bout, ils s’écrièrent tous ensemble : le Calife est devenu fou ! le Calife est devenu fou !

Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Samarah. Il parvint enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle accourut toute alarmée, pour essayer le pouvoir qu’elle avoit sur l’esprit de son fils. Ses pleurs & ses embrassemens réussirent à fixer le Calife dans une même place ; & cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son palais.

Carathis n’eut garde d’abandonner son fils à lui-même. Après qu’elle l’eut fait mettre au lit, elle s’assit auprès de lui, & tâcha par ses discours de le consoler & de le tranquilliser. Personne ne pouvoit mieux y parvenir. Vathek l’aimoit & la respectoit, non-seulement comme une mère, mais encore comme une femme douée d’un génie supérieur. Elle étoit Grecque, & lui avoit fait adopter tous les systêmes & les sciences de ce peuple, en horreur parmi les bons Musulmans.

L’astrologie judiciaire étoit une de ces sciences, & Carathis la possédoit parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir son fils de ce que les étoiles lui avoient promis, & elle proposa de les consulter encore. Hélas ! lui dit le Calife, dès qu’il put parler, je suis un insensé, non d’avoir donné quarante mille coups de pied à mes gardes, qui se sont sottement laissé mourir ; mais parce que je n’ai pas réfléchi que cet homme extraordinaire étoit celui que les planètes m’avoient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j’aurois dû essayer de le gagner par la douceur & les caresses. Le passé ne peut se rappeller, répondit Carathis ; il faut songer à l’avenir. Peut-être verrez-vous encore celui que vous regrettez ; peut-être ces écritures qui sont sur les lames des sabres, vous en apprendront des nouvelles. Mangez & dormez, mon cher fils ; nous verrons demain ce qu’il y faudra faire.

Vathek suivit ce sage conseil, du mieux qu’il put. Le lendemain, il se leva dans une meilleure situation d’esprit, & se fit aussi-tôt apporter les sabres merveilleux. Afin de n’être pas ébloui par leur éclat, il les regarda au travers d’un verre coloré, & s’efforça d’en déchiffrer les caractères ; mais ce fut en vain : il eut beau se frapper le front, il ne connut pas une seule lettre. Ce contretems l’auroit fait retomber dans ses premières fureurs, si Carathis n’étoit entrée à propos.

Prenez patience, mon fils, lui dit-elle ; vous possédez assurément toutes les sciences. Connoître les langues est une bagatelle du ressort des pédans. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui expliqueront ces mots barbares que vous n’entendez pas, & qu’il est au-dessous de vous d’entendre ; bientôt vous serez satisfait. Cela peut être, dit le Calife ; mais en attendant je serai excédé par une foule de demi-savans, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de bavarder, que pour obtenir la récompense. Après un moment de reflexion, il ajouta ; je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux qui ne me satisferont pas ; car, graces au Ciel, j’ai assez de jugement pour voir si l’on traduit, ou si l’on invente.

Oh ! pour cela, je n’en doute pas, répondit Carathis. Mais faire mourir les ignorans est une punition un peu sévère, & qui peut avoir de dangereuses conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler la barbe ; les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le Calife se rendit encore aux raisons de sa mère, & fit appeller son premier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur public, dans Samarah, & dans toutes les villes de mon empire, que celui qui déchiffrera des caractères qui paroissent indéchiffrables, aura des preuves de cette libéralité connue de tout le monde ; mais qu’au défaut de succès, on lui brûlera la barbe jusqu’au moindre poil. Qu’on publie aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, & cinquante caisses d’abricots de l’isle de Kirmith, à qui m’apprendra des nouvelles de cet homme étrange que je veux revoir.

Les sujets du Calife, à l’exemple de leur maître, aimoient beaucoup les femmes & les caisses d’abricots de l’isle de Kirmith. Ces promesses leur firent venir l’eau à la bouche, mais ils n’en tâtèrent pas ; car personne ne savoit ce qu’étoit devenu l’étranger. Il n’en fut pas de même de la première demande du Calife. Les savans, les demi-savans, & tous ceux qui n’étoient ni l’un ni l’autre, mais qui croyoient être tout, vinrent courageusement hasarder leur barbe, & tous la perdirent. Les eunuques ne faisoient autre chose que de brûler des barbes ; ce qui leur donnoit une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si incommodées, qu’il fallut donner cet emploi à d’autres.

Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la barbe surpassoit d’une coudée & demie toutes celles qu’on avoit vues. Les officiers du palais, en l’introduisant, se disoient l’un à l’autre ; quel dommage ! quel grand dommage de brûler une aussi belle barbe ! Le Calife pensoit de même ; mais il n’en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine les caractères, & les expliqua mot-à-mot de la manière suivante : « Nous avons été faits là où l’on fait tout bien ; nous sommes la moindre des merveilles d’une région où tout est merveilleux & digne du plus grand Prince de la terre ».

Oh ! tu as parfaitement bien traduit, s’écria Vathek ; je connois celui que ces caractères veulent désigner. Qu’on donne à ce vieillard autant de robes d’honneur & autant de mille sequins qu’il a prononcé de mots : il a nettoyé mon cœur d’une partie du surmé qui l’enveloppoit. Après ces paroles, Vathek l’invita à dîner, & même à passer quelques jours dans son palais.

Le lendemain le Calife le fit appeller, & lui dit : relis-moi encore ce que tu m’as lu ; je ne saurois trop entendre ces paroles qui semblent me promettre le bien après lequel je soupire. Aussi-tôt le vieillard mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu’il apperçut que les caractères de la veille avoient fait place à d’autres. Qu’as-tu ? lui demanda le Calife ; que signifient ces marques d’étonnement ? Souverain du monde, les caractères de ces sabres ne sont plus les mêmes. Que me dis-tu ? reprit Vathek ; mais n’importe ; si tu peux, explique-m’en la signification. La voici, Seigneur, dit le vieillard : « Malheur au téméraire qui veut savoir ce qu’il devroit ignorer, & entreprendre ce qui surpasse son pouvoir ». Malheur à toi-même ! s’écria le Calife, tout hors de lui. Sors de ma présence ! On ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce qu’hier tu devinas bien ; quant à mes présens, je ne reprends jamais ce que j’ai donné. Le vieillard, assez sage pour penser qu’il étoit quitte à bon marché de la sottise qu’il avoit faite en disant à son Maître une vérité désagréable, se retira aussi-tôt, & ne reparut plus.

Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne cessoit d’examiner ces caractères, il s’apperçut bien qu’ils changeoient tous les jours ; & personne ne se présentoit pour les expliquer. Cette inquiète occupation enflamma son sang, lui causa des vertiges, des éblouissemens, & une si grande foiblesse qu’à peine il pouvoit se soutenir : dans cet état, il ne laissoit pas que de se faire porter à la tour, espérant de lire quelque chose d’agréable dans les astres ; mais il se trompa dans cet espoir. Ses yeux offusqués par les vapeurs de sa tête le servoient mal : il ne voyoit plus qu’un nuage noir & épais ; augure qui lui sembloit des plus funestes.

Harassé de tant de soucis, le Calife perdit entierement courage ; il prit la fièvre, l’appetit lui manqua, & au lieu d’être toujours le plus grand mangeur de la terre, il en devint le plus déterminé buveur. Une soif surnaturelle le consuma ; & sa bouche, ouverte comme un entonnoir, recevoit jour & nuit des torrens de liquides. Alors ce malheureux prince ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq sens, cessa de paroître en public, d’y étaler sa magnificence, de rendre justice à ses peuples, & se retira dans l’intérieur du sérail. Il avoit toujours été bon mari ; ses femmes se défolèrent de son état, ne se lassèrent point de faire des vœux pour sa santé, & de lui donner à boire.

Cependant la princesse Carathis étoit dans la plus vive douleur. Elle se renfermoit tous les jours avec le visir Morakanabad, pour chercher les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu’il y avoit de l’enchantement, ils feuilletoient ensemble tous les livres de magie, & faisoient chercher par-tout l’horrible étranger qu’ils accusoient d’être l’auteur du charme.

À quelques milles de Samarah, étoit une haute montagne couverte de thim & de serpolet ; une plaine délicieuse en couronnoit le sommet ; on l’auroit prise pour le paradis destiné aux fidèles Musulmans. Cent bosquets d’arbustes odoriférans, & autant de bocages où l’oranger, le cèdre & le citronnier offroient en s’entrelaçant avec le palmier, la vigne & le grenadier, de quoi satisfaire également le goût & l’odorat. La terre y étoit jonchée de violettes ; des touffes de giroflées embaumoient l’air de leurs doux parfums. Quatre sources claires, & si abondantes qu’elles auroient pu désaltérer dix armées, ne sembloient couler en ce lieu que pour mieux imiter le jardin d’Eden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords verdoyants, le rossignol chantoit la naissance de la rose, sa bien-aimée, & se plaignoit du peu de durée de ses charmes ; la tourterelle déploroit la perte de plaisirs plus réels, tandis que l’alouette saluoit par ses chants la lumière qui ranime la nature : là, plus qu’en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimoit leurs diverses passions ; les fruits délicieux qu’ils béquetoient à plaisir, sembloient leur donner une double énergie.

On portoit quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu’il pût y respirer un air pur, & boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses femmes & quelques eunuques étoient les seules personnes qui l’accompagnoient. Chacun s’empressoit à remplir de grandes coupes de crystal de roche, & les lui présentoit à l’envi ; mais leur zèle ne répondoit pas à son avidité ; souvent il se couchoit par terre, pour lapper l’eau.

Un jour que le déplorable prince étoit resté long-temps dans une posture aussi vile, une voix rauque, mais forte, se fit entendre, & l’apostropha ainsi : « Pourquoi fais-tu l’exercice d’un chien ? ô Calife si fier de ta dignité & de ta puissance ! » À ces mots, Vathek lève La tête, & voit L’étranger, cause de tant de peines. À cette vue il se trouble, la colère enflamme son cœur ; il s’écrie : & toi, maudit Giaour ! que viens-tu faire ici ? N’es-tu pas content d’avoir rendu un prince agile & dispos, semblable à une outre ? Ne vois-tu pas que je meurs autant pour avoir trop bu, que du besoin de boire ?

Bois donc encore ce trait, lui dit l’étranger, en lui présentant un flacon rempli d’une liqueur rougeâtre ; & sache pour tarir la soif de ton ame, après celle du corps, que je suis Indien, mais d’une région qui n’est connue de personne.

Une région qui n’est connue de personne !… Ces mots furent un trait de lumière pour le Calife. C’étoit l’accomplissement d’une partie de ses désirs ; & se flattant qu’ils alloient être tous satisfaits, il prit la liqueur magique & la but sans hésiter. À l’instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, & son corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême ; il saute au col de l’effroyable Indien, & baise sa vilaine bouche béante & baveuse avec autant d’ardeur qu’il auroit pu baiser les lèvres de corail de ses plus belles femmes.

Ces transports n’auroient pas fini, si l’éloquence de Carathis n’eût ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, & il s’y fit précéder par un héraut qui crioit de toutes ses forces : le merveilleux étranger a reparu, il a guéri le Calife, il a parlé, il a parlé !

Aussi-tôt, tous les habitans de cette grande ville sortirent de leurs maisons. Grands & petits couroient en foule pour voir passer Vathek & l’Indien. Ils ne se lassoient point de répéter : il a guéri notre Souverain, il a parlé, il a parlé ! Ces mots devinrent ceux du jour, & ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu’on donna le soir même en signe de réjouissance ; les poëtes en firent le refrain de toutes les chansons qu’ils composèrent sur ce beau sujet.

Alors, le Calife fit rouvrir les palais des sens ; & comme il étoit plus pressé de visiter celui du goût qu’aucun autre, il ordonna qu’on y servît un splendide festin, auquel ses favoris & tous les grands officiers furent admis. L’Indien, placé à côté du Calife, feignit de croire que pour mériter autant d’honneur, il ne pouvoit trop manger, trop boire, ni trop parler. Les mets disparoissoient de la table aussi-tôt qu’ils étoient servis. Tout le monde se regardoit avec étonnement ; mais l’Indien, sans faire semblant de s’en appercevoir, buvoit des rasades à la santé de chacun, chantoit à tue-tête, contoit des histoires dont il rioit à gorge déployée, & faisoit des in-promptu qu’on auroit applaudis, s’il ne les eût pas déclamés avec des grimaces affreuses : durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant que vingt astrologues, de manger plus que cent porte-faix, & de boire à proportion.

Malgré qu’on eût couvert la table trente-deux fois, le Calife avoit souffert de la voracité de son voisin. Sa présence lui devenoit insupportable, & il pouvoit à peine cacher son humeur & son inquiétude ; enfin il trouva Le moyen de dire à l’oreille du chef de ses eunuques : tu vois, Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand ; que feroit-ce s’il pouvoit arriver jusqu’à mes femmes ! Va, redouble de vigilance, & surtout prends garde à mes Circassiennes qui l’accommoderoient plus que toutes les autres.

L’oiseau du matin avoit trois fois renouvellée son chant, lorsque l’heure du Divan sonna : Vathek avoit promis d’y présider en personne. Il se lève de table, & s’appuie sur le bras de son visir, plus étourdi du tapage de son bruyant convive que du vin qu’il avoit bu ; ce pauvre prince pouvoit à peine se soutenir.

Les visirs, les officiers de la Couronne, les gens de loi se rangèrent autour de leur souverain en demi-cercle, & dans un respectueux silence ; tandis que l’Indien, avec autant de sang-froid que s’il avoit été à jeun, se plaça sans façon sur une des marches du trône, & rioit sous cape de l’indignation que sa hardiesse causoit à tous les spectateurs.

Cependant le Calife, dont la tête étoit embarrassée, rendoit justice à tort & à travers. Son premier visir s’en apperçut, & s’avisa tout-à-coup d’un expédient pour interrompre l’audience & sauver l’honneur de son maître. Il lui dit tout bas : Seigneur, la princesse Carathis a passé la nuit à consulter les planètes ; elle vous fait dire que vous êtes menacé d’un danger pressant. Prenez garde que cet étranger dont vous payez quelques bijoux magiques par tant d’égards, n’ait attenté à votre vie. Sa liqueur a paru vous guérir ; ce n’est peut-être qu’un poison dont l’effet sera soudain. Ne rejettez pas ce soupçon ; demandez-lui du moins comme elle est composée, où il l’a prise, & faites mention des sabres que vous semblez avoir oubliés.

Excédé des insolences de l’Indien, Vathek répondit à son visir par un signe de tête, & s’adressant à ce monstre : lève-toi, lui dit-il, & déclare en plein Divan de quelles drogues est composée la liqueur que tu m’as fait prendre ; débrouille sur-tout l’énigme des sabres que tu m’as vendus : & reconnois ainsi les bontés dont je t’ai comblé.

Le Calife se tut après ces paroles, qu’il prononça d’un ton aussi modéré qu’il lui fut possible. Mais l’Indien, sans répondre ni quitter sa place, renouvella ses éclats de rire & ses horribles grimaces. Alors Vathek ne put se contenir ; d’un coup de pied il le jette de l’estrade, le suit, & le frappe avec une rapidité qui excite tout le Divan à l’imiter. Tous les pieds sont en l’air ; on ne lui a pas donné un coup qu’on ne se sente forcé à redoubler.

L’Indien prêtoit beau jeu. Comme il étoit court & gros, il s’étoit ramassé en boule, & rouloit sous les coups de ses assaillans, qui le suivoient par-tout avec un acharnement inoui. Roulant ainsi d’appartement en appartement, de chambre en chambre, la boule attiroit après elle tous ceux qu’elle rencontroit. Le palais en confusion retentissoit du plus épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs portières, & dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En vain pour les arrêter, les eunuques les pinçoient jusqu’au sang ; elles s’échappèrent de leurs mains : & ces fidèles gardiens, presque morts de frayeur, ne pouvoient eux-mêmes s’empêcher de suivre à la piste la boule fatale.

Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuidines, les jardins & les écuries du palais, l’Indien prit enfin le chemin des cours. Le Calife, plus acharné que les autres, le suivoit de près, & lui lançoit autant de coups de pieds qu’il pouvoit : son zèle fut cause qu’il reçut lui-même quelques ruades adressées à la boule.

Carathis, Morakanabad, & deux ou trois autres visirs dont la sagesse avoit jusqu’alors résisté à l’attraction générale, voulant empêcher le Calife de se donner en spectacle, se jettèrent à ses genoux pour l’arrêter ; mais il sauta par-dessus leurs têtes, & continua sa course. Alors, ils ordonnèrent aux Muézins d’appeller le peuple à la prière, tant pour l’ôter du chemin, que pour l’engager à détourner par ses vœux une telle calamité ; tout fut inutile. Il suffisoit de voir cette infernale boule pour être attiré après elle. Les Muézins eux-mêmes, quoiqu’ils ne la vissent que de loin, descendirent de leurs minarets, & se joignirent à la foule. Elle augmenta au point, que bientôt il ne resta dans les maisons de Samarah que des paralytiques, des culs-de-jattes, des mourans, & des enfans à la mamelle dont les nourrices s’étoient débarrassées pour courir plus vîte : même Carathis, Morakanabad & les autres s’étoient enfin mis de la partie. Les cris des femmes échappées de leurs sérails ; ceux des eunuques s’efforçant de ne pas les perdre de vue ; les juremens des maris, qui, tout en courant, se menaçoient les uns les autres ; les coups de pieds donnés & rendus ; les culbutes à chaque pas, tout enfin rendoit Samarah semblable à une ville prise d’assaut & livrée au pillage. Enfin, le maudit Indien, sous cette forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publiques, laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, & enfila une vallée au pied de la montagne des quatre sources.

L’un des côtés de cette vallée étoit bordé d’une haute colline ; de l’autre étoit un gouffre épouvantable formé par la chute des eaux. Le Calife & la multitude qui le suivoit craignirent que la boule n’allât s’y jetter & redoublèrent d’efforts pour l’atteindre, mais ce fut en vain ; elle roula dans le gouffre, & disparut comme un éclair.

Vathek se seroit sans doute précipité après le perfide Giaour, s’il n’avoit été retenu comme par une main invisible. La foule s’arrêta aussi ; tout devint calme. On se regardoit d’un air étonné ; & malgré le ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, les yeux baissés, l’air confus & taciturne, reprit le chemin de Samarah, & se cacha dans sa maison, sans penser qu’une force irrésistible pouvoit seule porter à l’extravagance qu’on se reprochoit ; car il est juste que les hommes qui se glorifient du bien dont ils ne sont que les instrumens, s’attribuent aussi les sottises qu’ils n’ont pu éviter.

Le Calife seul, ne voulut pas quitter la vallée. Il ordonna qu’on y dressât ses tentes ; &, malgré les représentations de Carathis & de Morakanabad, il prit son poste aux bords du gouffre. On avoit beau lui représenter qu’en cet endroit le terrein pouvoit s’ébouler, & que d’ailleurs, il etoit trop près du magicien ; leurs remontrances furent inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, & commandé qu’on ne cessât d’en allumer, il s’étendit sur les bords fangeux du précipice, & tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des ténèbres, que tous les feux de l’empirée n’auroient pu pénétrer Tantôt il croyoit entendre des voix qui partoient du fond de l’abyme, tantôt il s’imaginoit y démêler les accens de l’Indien ; mais ce n’étoit que le mugissement des eaux, & le bruit des cataractes qui tomboient à gros bouillons des montagnes.

Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour commença à poindre, il se retira dans sa tente, & là, sans avoir rien mangé, il s’endormit, & ne se réveilla que lorsque l’obscurité vint couvrir l’hémisphère. Alors, il reprit le poste de la veille, & ne le quitta pas de plusieurs nuits. On le voyoit marcher à grands pas & regarder les étoiles d’un air furieux, comme s’il leur reprochoit de l’avoir trompé.

Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu’au-delà de Samarah, l’azur du Ciel s’entremêla de longues rayes de sang ; cet horrible phénomène sembloit toucher à la grande tour. Le Calife voulut y monter ; mais ses forces l’abandonnèrent : &, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de sa robe.

Tous ces prodiges effrayans ne faisoient qu’exciter sa curiosité. Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de rester où l’Indien avoit disparu.

Une nuit qu’il faisoit sa promenade solitaire dans la plaine, la lune & les étoiles s’éclipsèrent subitement ; d’épaisses ténèbres succédèrent à la lumière, & il entendit sortir de la terre qui trembloit, la voix du Giaour, criant avec un bruit plus fort que le tonnerre : « Veux-tu te donner à moi, adorer les influences terrestres, & renoncer à Mahomet ? À ces conditions, je t’ouvrirai le palais du feu souterrein. Là, sous des voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t’ont promis ; c’est de là que j’ai tiré mes sabres ; c’est là où Suleïman, fils de Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde ».

Le Calife étonné répondit en frémissant, mais pourtant du ton d’un homme qui se faisoit aux aventures surnaturelles : où es-tu ? parois à mes yeux ! dissipe ces ténèbres dont je suis las ! Après avoir brulé tant de flambeaux pour te découvrir, c’est bien le moins que tu me montres ton effroyable visage. Abjure donc Mahomet, reprit l’Indien ; donne-moi des preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.

Le malheureux Calife promit tout. Aussi-tôt le Ciel s’éclaircit, & à la lueur des planètes qui sembloient enflammées, Vathek vit la terre entr’ouverte. Au fond paroissoit un portail d’ébène. L’Indien étendu devant, tenoit en sa main une clef d’or, & la faisoit résonner contre la serrure.

Ah ! s’écria Vathek, comment puis-je descendre jusqu’à toi sans me rompre le col ? Viens me prendre, & ouvre ta porte au plus vîte. Tout beau, répondit l’Indien : sache que j’ai grand’soif, & que je ne puis ouvrir qu’elle ne soit étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfans11 : prends-les parmi ceux de tes visirs, & des grands de ta Cour..... Ni ma soif ni ta curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Samarah ; apporte-moi ce que je desire ; jette-le toi-même dans ce gouffre ; alors tu verras.

Après ces paroles, l’Indien tourna le dos ; & le Calife, inspiré par les démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc semblant d’avoir repris sa tranquillité, & s’achemina vers Samarah aux acclamations d’un peuple qui l’aimoit encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire de son ame, que Carathis & Morakanabad y furent trompés comme les autres. On ne parla plus que de fêtes & de réjouissances. On mit même sur le tapis l’histoire de la boule, dont personne n’avoit encore osé ouvrir la bouche : par-tout on en rioit ; cependant tout le monde n’avoit pas sujet d’en rire. Plusieurs étoient encore entre les mains des chirurgiens à la suite des blessures reçues dans cette mémorable aventure.

Vathek étoit très-aise qu’on le prît sur ce ton, parce qu’il voyoit que cela le conduiroit à ses abominables fins. Il avoit un air affable avec tout le monde, sur-tout avec ses visirs & les grands de sa Cour. Le lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu-à-peu il fit tomber la conversation sur leurs enfans, & demanda d’un air de bienveillance qui d’entr’eux avoit les plus jolis garçons ? Aussi-tôt, chaque père s’empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute s’échauffa ; on en seroit venu aux mains sans la présence du Calife qui feignit de vouloir en juger par lui-même.

Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres enfans. La tendresse maternelle les avoit ornés de tout ce qui pouvoit rehausser leur beauté. Mais tandis que cette brillante jeunesse attiroit tous les yeux & les cœurs, Vathek l’examina avec une perfide avidité, & en choisit cinquante pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec un air de bonhommie, il proposa de donner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils devoient, disoit-il, se réjouir encore plus que tous les autres du retour de sa santé. La bonté du Calife enchante. Elle est bientôt connue de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux ; femmes, enfans, vieillards, jeunes gens, chacun se place selon son goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la ville & des fauxbourgs ; le peuple suit à pied en foule ; tout le monde est dans la joie, & pas un ne se ressouvient de ce qu’il en a coûté à plusieurs, la dernière fois qu’on avoit pris ce chemin.

La soirée étoit belle, l’air frais, le ciel serein ; les fleurs exhaloient leurs parfums. La nature en repos sembloit se réjouir aux rayons du soleil couchant. Leur douce lumière doroit la cîme de la montagne aux quatre sources ; elle en embellissoit la descente & coloroit les troupeaux bondissans. On n’entendoit que le murmure des fontaines, le son des chalumeaux, & la voix des bergers qui s’appelloient sur les collines.

Les malheureuses victimes qui alloient être immolées dans un instant, ajoutoient encore à cette touchante scène. Pleins d’innocence & de sécurité, ces enfans s’avançoient vers la plaine en ne cessant de folâtrer ; l’un couroit après des papillons, l’autre cueilloit des fleurs, ou ramassoit de petites pierres luisantes ; plusieurs s’éloignoient d’un pas léger pour avoir le plaisir de s’atteindre & de se donner mille baisers.

Déjà on découvroit de loin l’horrible gouffre au fond duquel étoit le portail d’ébène. Semblable à une raie noire, il coupoit la plaine par le milieu. Morakanabad & ses confrères le prirent pour un de ces bizarres ouvrages que le Calife se plaisoit à faire ; ces malheureux ! ils ne savoient pas à quoi il étoit destiné. Vathek, qui ne vouloit point qu’on examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche & fait tracer un grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice destinée aux courses de pied, & pour préparer les anneaux que doivent enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons se déshabillent à la hâte ; on admire la souplesse & les agréables contours de leurs membres délicats. Leurs yeux pétillent d’une joie qui se répète dans ceux de leurs parens. Chacun fait des vœux pour celui des petits combattans qui l’intéresse le plus : tout le monde est attentif aux jeux de ces êtres aimables & innocens.

Le Calife saisit ce moment pour s’éloigner de la foule. Il s’avance sur le bord du gouffre, & entend, non sans frémir, l’Indien qui disoit en grinçant des dents : où sont-ils ? où sont-ils ? Impitoyable Giaour ! répondit Vathek tout troublé, n’y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que tu exiges ? Ah ! si tu voyois la beauté de ces enfans, leurs graces, leur naïveté, tu en serois attendri. La peste de ton attendrissement, bavard que tu es ! s’écria l’Indien ; donne, donne-les vîte ! ou ma porte te sera fermée à jamais. Ne crie donc pas si haut, repartit le Calife en rougissant. Oh ! pour cela, j’y consens, reprit le Giaour, avec un sourire d’ogre ; tu ne manques pas de présence d’esprit : j’aurai patience encore un moment.

Pendant cet affreux dialogue, les jeux étoient dans toute leur vivacité. Ils finirent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le Calife se tenant debout sur le bord de l’ouverture, cria de toutes ses forces : que mes cinquante petits favoris s’approchent de moi, & qu’ils viennent selon l’ordre du succès qu’ils ont eu dans leurs jeux ! Au premier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamans, au second mon collier d’émeraudes, au troisième ma ceinture de topaze, & à chacun des autres quelque pièce de mon habillement, jusqu’à mes pantoufles.

À ces paroles, les acclamations redoublèrent ; on portoit aux nues la bonté d’un Prince qui se mettoit tout nud pour amuser ses sujets, & encourager la jeunesse. Cependant le Calife se déshabillant peu-à-peu, & élevant le bras aussi haut qu’il pouvoit, faisoit briller chacun des prix ; mais tandis que d’une main il le donnoit à l’enfant qui se hâtoit de le recevoir, de l’autre il le poussoit dans le gouffre, où le Giaour toujours grommelant, répétoit sans cesse, encore ! encore !

Cet horrible manège étoit si rapide, que l’enfant qui accouroit ne pouvoit pas se douter du sort de ceux qui l’avoient précédé ; & quant aux spectateurs, l’obscurité & la distance les empêchoient de voir. Enfin, Vathek ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le Giaour viendroit le prendre & lui présenter la clef d’or. Déjà il s’imaginoit être aussi grand que Suleïman, & n’avoir aucun compte à rendre, lorsque la crevasse se ferma à sa grande surprise, & qu’il sentit sous ses pas la terre ferme comme à l’ordinaire. Sa rage & son désespoir ne peuvent s’exprimer. Il maudissoit la perfidie de l’Indien ; il l’appelloit des noms les plus infâmes, & frappoit du pied comme pour en être entendu. Il se démena ainsi jusqu’à ce qu’étant épuisé, il tomba par terre comme s’il avoit perdu le sentiment. Ses visirs & les grands de la cour plus près de lui que les autres, crurent d’abord qu’il s’étoit assis sur l’herbe pour jouer avec les enfans ; mais une sorte d’inquiétude les ayant saisis, ils s’avancèrent & virent le Calife tout seul, qui leur dit d’un air égaré : que voulez-vous ? Nos enfans ! nos enfans ! s’écrièrent-ils. Vous êtes bien plaisans, leur répondit-il, de vouloir me rendre responsable des accidens de la vie. Vos enfans sont tombés en jouant dans le précipice qui étoit ici, & j’y serois tombé moi-même, si je n’avois fait un saut en arrière.

À ces mots, les pères des cinquante enfans poussent des cris perçans, que les mères répétèrent d’un octave plus haut ; tandis que tous les autres, sans savoir de quoi on crioit, enchérissoient sur eux par des hurlemens. Bientôt on se dit de tous côtés : c’est un tour que le Calife nous a joué pour plaire à son maudit Giaour ; punissons-le de sa perfidie, vengeons-nous ! vengeons le sang innocent ! jettons ce cruel Prince dans la cataracte, & que sa mémoire même soit anéantie !

Carathis, effrayée par cette rumeur, s’approcha de Morakanabad. Visir, lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis enfans, vous devez être le plus désolé des pères ; mais vous êtes vertueux, sauvez votre maître. Oui, Madame, répondit le visir ; je vais essayer au péril de ma vie de le tirer du danger où il est ; ensuite, je l’abandonnerai à son funeste destin. Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos eunuques ; écartons la foule ; ramenons, s’il se peut, ce malheureux Prince dans son palais. Bababalouk & ses compagnons, pour la première fois, se félicitèrent de ce qu’on les avoit mis hors d’état d’être pères. Ils obéirent au visir, & celui-ci les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise.

Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais. Mais voyant que l’émeute augmentoit, & que de tous côtés on vomissoit des imprécations, elle dit à son fils : que vous ayez tort ou raison, n’importe ; il faut sauver votre vie. Retirons-nous dans vos appartemens ; de là, nous passerons dans le souterrein qui n’est connu que de vous & de moi, & gagnerons la tour, où, avec le secours des muets qui n’en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste. Bababalouk nous croira encore dans le palais, & en défendra l’entrée pour son propre intérêt ; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur de Morakanabad, nous verrons ce qu’il y aura de mieux à faire.

Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disoit, & se laissa conduire comme elle voulut ; mais tout en marchant, il répétoit : où es-tu, horrible Giaour ? N’as-tu pas encore croqué ces enfans ? Où sont tes sabres, ta clef d’or, tes talismans ? Ces paroles firent deviner à Carathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut un peu tranquillisé dans la tour, elle n’eut pas de peine à la tirer toute entière. Bien loin d’avoir des scrupules, elle étoit aussi méchante qu’une femme peut l’être, & ce n’est pas peu dire ; car ce sexe se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute la supériorité. Le récit du Calife ne causa donc à Carathis ni surprise ni horreur ; elle fut seulement frappée des promesses du Giaour, & dit à son fils : il faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire ; cependant les puissances terrestres doivent être encore plus terribles ; mais les promesses de l’un & les dons des autres valent bien la peine de faire quelques petits efforts ; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l’Indien ; il me semble que vous n’avez pas rempli toutes les conditions qu’il met à ses services. Je ne doute point qu’il ne faille faire un sacrifice aux génies souterreins, & c’est à quoi il nous faudra penser lorsque l’émeute sera appaisée ; je vais rétablir le calme, & je ne craindrai pas d’épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d’autres. Cette princesse qui possédoit merveilleusement l’art de persuader, repassa par le souterrein, & s’étant rendue au palais, se montra au peuple par la fenêtre. Elle le harangua, tandis que Bababalouk jettoit de l’or à pleines mains. Ces deux moyens réussirent ; l’émeute fut appaisée : chacun retourna chez soi, & Carathis reprit le chemin de la tour.

On annonçoit la prière du point du jour12, lorsque Carathis & Vathek montèrent les innombrables degrés qui conduisent au sommet de la tour, & quoique la matinée fût triste & pluvieuse, ils y restèrent quelque tems. Cette sombre lueur plaisoit à leurs cœurs méchans. Quand ils virent que le soleil alloit percer les nuages, ils firent tendre un pavillon pour se mettre à l’abri de ses rayons. Le Calife, harassé de fatigue, ne songea d’abord qu’à se reposer, & dans l’espérance d’avoir des visions significatives, il se livra au sommeil. De son côté l’active Carathis, suivie d’une partie de ses muets, descendit pour préparer le sacrifice qui devoit se faire la nuit prochaine.

Par de petits degrés pratiqués dans l’épaisseur du mur, & qui n’étoient connus que d’elle & de son fils, elle descendit d’abord dans des puits mystérieux qui receloient les momies des anciens Pharaons, arrachées de leurs tombeaux ; elle en fit prendre un bon nombre. De là, elle se rendit à une galerie, où sous la garde de cinquante négresses muettes & borgnes de l’œil droit, on conservoit l’huile des serpens les plus venimeux, des cornes de rhinocéros13, & des bois d’une odeur suffocante, coupés par des magiciens dans l’intérieur des Indes ; sans parler de mille autres raretés horribles : Carathis elle-même avoit fait cette collection ; dans l’espérance d’avoir, un jour ou l’autre, quelque commerce avec les puissances infernales qu’elle aimoit passionnément, & dont elle connoissoit le goût. Pour s’accoutumer aux horreurs qu’elle méditoit, elle resta quelque tems avec ses négresses qui louchoient d’une manière séduisante du seul œil qu’elles avoient, & lorgnoient avec délices les têtes de morts & les squelettes : à mesure qu’on les tiroit des armoires, elles faisoient des contorsions épouvantables ; &, tout en admirant la princesse, elles glapissoient à l’étourdir. Enfin, étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la galerie, après l’avoir dépouillée d’une partie de ses monstrueux trésors.

Cependant, le Calife n’avoit pas eu les visions qu’il attendoit ; mais il avoit gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avoit demandé à manger aux muets, & ayant totalement oublié qu’ils étoient sourds, il les battoit, les mordoit & les pinçoit de ce qu’ils ne bougeoient pas. Heureusement pour ces misérables créatures, Carathis vint mettre le holà à une scène si indécente. Qu’est-ce donc, mon fils ? dit-elle, toute essoufflée ; j’ai cru entendre les cris de mille chauve-souris qu’on déniche d’un antre, & ce ne sont que ceux de ces pauvres muets que vous maltraitez : en vérité, vous ne méritez pas l’excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez ! s’écria le Calife ; je meurs de faim. Ma foi, vous auriez un bon estomac, dit-elle, si vous pouviez digérer tout ce que j’ai ici. Dépêchez-vous, repartit le Calife. Mais, ô ciel ! quelles horreurs ! que voulez-vous faire ? je suis prêt à vomir. Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si délicat, aidez-moi à mettre tout ceci en ordre ; vous verrez que les mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher pour le sacrifice de cette nuit, & ne songez point à manger qu’il ne soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solemnels doivent être précédés d’un jeûne rigoureux ?

Le Calife, n’osant rien repliquer, s’abandonna à la douleur & aux vents qui commençoient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère alloit toujours son train. On eut bientot arrangé sur les balustrades de la tour les phioles d’huile de serpens, les momies & les ossemens. Le bûcher s’élevoit, & en trois heures il eut vingt coudées de haut. Enfin, les ténèbres arrivèrent, & Carathis toute joyeuse, se dépouilla de ses vêtemens : elle battoit des mains & brandissoit un flambeau de graisse humaine ; les muets l’imitoient ; mais Vathek exténué de faim, ne put y tenir plus long-tems, & tomba évanoui.

Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux allumoient le bois magique, l’huile empoisonnée jetoit mille feux bleuâtres, les momies se consumoient & lançoient des tourbillons d’une fumée noire & opaque ; enfin les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une odeur si infecte que le Calife revint à lui en sursaut, & parcourut d’un œil égaré la scène flamboyante. L’huile enflammée découloit à grands flots, & les négresses, qui ne cessoient d’en apporter, joignoient leurs hurlemens aux cris de Carathis. Les flammes devinrent si violentes, & le poli de l’acier les réfléchissoit avec tant de vivacité, que le Calife ne pouvant plus en supporter l’ardeur ni l’éclat, se réfugia sous l’étendard impérial.

Frappés de la lumière qui éclairoit toute la ville, les habitans de Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toîts, virent la tour en feu, & descendirent à moitié nuds sur la place. Leur amour pour leur Souverain se réveilla encore dans ce moment, & croyant qu’il alloit être brûlé dans sa tour, ils ne songèrent plus qu’à le sauver. Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes ; il crioit au feu, comme les autres. Bababalouk, dont le nez étoit plus accoutumé aux odeurs magiques, se doutoit que Carathis travailloit à ses opérations, & conseilloit à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux poltron & d’insigne traître, on fit avancer les chameaux & les dromadaires chargés d’eau ; mais comment entrer dans la tour ?

Pendant qu’on s’obstinoit à en forcer les portes, un vent furieux s’éleva du nord-est, & répandit au loin la flamme. D’abord, le peuple recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes & des momies se répandant de tous côtés, empestèrent l’air, & plusieurs personnes presque suffoquées, tombèrent a la renverse. Ceux qui étoient restés debout, disoient à leurs voisins ; éloignez-vous, vous empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisoit pitié ; par-tout on se bouchoit le nez : mais rien n’arrêta ceux qui enfonçoient les portes. Cent quarante des plus robustes & des plus déterminés en vinrent à bout. Ils gagnèrent l’escalier, & firent bien du chemin dans un quart-d’heure.

Carathis, que les signes de ses muets & de ses négresses alarmoient, s’avance sur l’escalier, en descend quelques marches, & entend plusieurs voix qui crient : voici de l’eau ! Comme elle n’étoit pas mal leste pour son âge, elle regagna vîte la plate-forme, & dit à son fils : un moment ; suspendez le sacrifice ; nous allons avoir de quoi le rendre encore plus beau. Certaines bêtes s’imaginant, sans doute, que le feu étoit à la tour, ont eu la témérité d’en briser les portes, jusqu’à présent inviolables, & viennent avec de l’eau. Il faut avouer qu’ils sont bien bons d’avoir oublié tous vos torts ; mais n’importe. Laissons-les monter, nous les sacrifierons au Giaour ; nos muets ne manquent ni de force ni d’experience : ils auront bientôt dépêché des gens fatigués. Soit, répondit le Calife, pourvu qu’on finisse & que je dîne.

Ces malheureux ne tardèrent pas à paroître. Essoufflés d’avoir monté si vîte onze mille degrés, au désespoir que leurs seaux étoient presque vuides, ils ne furent pas plutôt arrivés que l’éclat des flammes & l’odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois : c’étoit dommage, car ils ne voyoient pas le sourire agréable avec lequel les muets & les négresses leur passoient la corde au col ; mais tout n’étoit pas perdu, car ces aimables personnes ne se réjouissoient pas moins d’une telle scène. Jamais on n’étrangla avec plus de facilité ; chacun tomboit sans résistance & expiroit sans pousser un cri ; de sorte que Vathek se trouva bientôt environné des corps de ses plus fidèles sujets, qu’on jetta sur le bûcher. Carathis qui pensoit à tout, crut en avoir assez ; elle fit tendre les chaînes & fermer les portes d’acier qui se trouvoient sur le passage.

On avoit à peine exécuté ces ordres que la tour trembla ; les cadavres disparurent, & les flammes de sombre cramoisi qu’elles étoient, devinrent d’un beau couleur de rose. Une vapeur suave se fit délicieusement sentir ; les colonnes de marbre jettèrent des sons harmonieux, & les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant. Carathis, en extase, jouissoit d’avance du succès de ses conjurations ; tandis que les muets & les négresses, à qui les bonnes odeurs donnoient la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant.

Des qu’ils furent partis la scène changea. Le bûcher, les cornes & les momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyoit au milieu d’une foule de mets exquis des flacons de vin, & des vases de Fagfouri où un sorbet excellent reposoit sur la neige14. Le Calife fondit sur tout cela comme un vautour, & dévoroit un agneau aux pistaches ; mais Carathis, occupée de tous autres soins, tiroit d’une urne de filigramme un parchemin15 roulé dont on ne voyoit pas la fin, & que son fils n’avoit pas même apperçu. Finissez done, glouton, lui dit-elle d’un ton imposant, & écoutez les promesses magnifiques qui vous sont faites ; alors elle lut tout haut ce qui suit. « Vathek, mon bien-aimé, tu as surpassé mes espérances ; mes narines ont savouré le fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, & sur-tout de ce sang musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son plein, sors de ton palais, environné de toutes les marques de ta puissance ; que les chœurs de tes musiciens te précèdent au son des clairons & au bruit des timbales. Fais-toi suivre de l’élite de tes esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille chameaux somptueusement chargés, & prends la route d’Istakhar16. C’est-là que je t’attends ; là, ceint du diadème de Gian Ben Gian17, & nageant dans toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman18, les trésors des Sultans préadamites19 te seront livrés ; mais malheur à toi si dans ta route tu acceptes quelque asyle ».

Le Calife, nonobstant son luxe ordinaire, n’avoit jamais si bien dîné. Il se laissa aller à la joie que lui inspiroient de si bonnes nouvelles, & but de nouveau. Carathis ne haïssoit pas le vin, & faisoit raison à toutes les rasades qu’il portoit par ironie à la santé20 de Mahomet. Cette perfide liqueur acheva de les remplir d’une confiance impie. Ils blasphémoient ; l’âne de Balaam, le chien des sept Dormans, & les autres animaux qui sont dans le paradis du saint Prophète21, devinrent le sujet de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état, ils descendirent gaîment les onze mille degrés, se moquant des faces inquiètes qu’ils voyoient sur la place, à travers les soupiraux de la tour, gagnèrent le souterrein, & arrivèrent dans les appartemens royaux. Bababalouk s’y promenoit d’un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui mouchoient les bougies & peignoient les beaux yeux des Circassiennes22. Il n’eut pas plutôt apperçu le Calife qu’il dit : Ah ! je vois bien que vous n’êtes pas brûlés ; je m’en doutois. Que nous importe ce que tu as pensé, ou ce que tu penses, s’écria Carathis ! Vas, cours dire à Morakanabad que nous voulons lui parler, & sur-tout ne t’arrête pas pour faire tes insipides réflexions.

Le grand visir arriva sans délai : Vathek & sa mère le reçurent avec beaucoup de gravité, lui dirent d’un ton plaintif que le feu du sommet de la tour étoit éteint ; mais que par malheur il en avoit coûté la vie aux braves gens qui étoient venus à leur secours.

Encore des malheurs ! s’écria Morakanabad en gémissant ; ah ! Commandeur des Fidèles ; notre saint Prophète est sans doute irrité contre nous ; c’est à vous à l’appaiser. Nous l’appaiserons de reste, répondit le Calife, avec un sourire qui n’annonçoit rien de bon. Vous aurez assez de loisir pour vaquer à vos prières ; ce pays m’abîme la santé, je veux changer d’air ; la montagne aux quatre sources m’ennuie, il faut que je boive du ruisseau de Rocnabad23, & me rafraîchisse dans les beaux vallons qu’il arrose. En mon absence vous gouvernerez mes états, d’après les conseils de ma mère24, & aurez soin de lui fournir tout ce qu’elle desirera pour ses expériences ; car vous savez bien que notre tour est remplie de choses précieuses pour les sciences.

La tour n’étoit guères du goût de Morakanabad ; sa construction avoit épuisé des trésors prodigieux, & il n’y avoit vu porter que des négresses, des muets & de vilaines drogues. Il ne savoit non plus que penser de Carathis, qui prenoit toutes les couleurs comme le caméléon. Sa maudite éloquence avoit souvent mis le pauvre Musulman aux abois ; mais si elle ne valoit pas grand’chose, son fils étoit encore pire, & il se réjouissoit d’en être délivré. Il alla donc calmer le peuple, & préparer tout pour le voyage de son maître.

Vathek, dans l’espoir de plaire davantage aux esprits du palais souterrein, vouloit que son voyage fût d’une magnificence inoiue. Pour cet effet il confisqua à droite & à gauche les biens de ses sujets, pendant que sa digne mère visitoit les harems, & les dépouilloit de leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeuses de Samarah & des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde, travailloient sans relâche aux palanquins, aux sophas, aux canapés & aux litières qui devoient embellir le train du Monarque. On enleva toutes les belles toiles de Masulipatan, & on employa tant de mousseline pour enjoliver Bababalouk & les autres eunuques noirs, qu’il n’en restoit pas une aune dans tout l’Iraque Babylonien.

Pendant que ces préparatifs se faisoient, Carathis donnoit de petits soupers pour se rendre agréable aux puissances ténébreuses. Les dames les plus fameuses par leur beauté y étoient invitées. Elle recherchoit sur-tout les plus blanches & les plus délicates. Rien n’étoit aussi élégant que ces soupers ; mais lorsque la gaîté devenoit générale, ses eunuques faisoient couler sous la table des vipères, & y vuidoient des pots remplis de scorpions25. On pense bien que tout cela mordoit à merveille. Carathis faisoit semblant de ne pas s’en appercevoir, & personne n’osoit bouger. Lorsqu’elle voyoit que les convives alloient expirer, elle s’amusoit à panser quelques plaies avec une excellente thériaque de sa composition ; car cette bonne Princesse avoit en horreur l’oisiveté.

Vathek n’étoit pas aussi laborieux que sa mère. Il passoit son tems à tirer parti des sens dans les palais qui leur étoient dédiés. On ne le voyoit plus ni au Divan, ni à la Mosquée ; & pendant qu’une moitié de Samarah suivoit son exemple, l’autre gémissoit des progrès de la corruption.

Sur ces entrefaites revint l’ambassade qu’on avoit envoyée à la Mecque, dans des tems plus pieux. Elle étoit composée des plus révérends Moullahs26. Leur mission étoit parfaitement remplie, & ils apportoient un de ces précieux balais, qui avoit nettoyé le sacré Cahaba27 : c’étoit un présent vraiment digne du plus grand prince de la terre.

Le Calife se trouvoit dans ce moment retenu en un lieu peu convenable pour recevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui crioit derrière les portières ; voici l’excellent Edris Al Shafei & le séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, & qui avec des larmes de joie desirent ardemment de le présenter à votre Majesté. Qu’on porte ce balai ici, dit Vathek ; il peut y être de quelque utilité. Comment ? répondit Bababalouk, hors de lui 28. Obéis ! reprit le Calife, car c’est ma volonté suprême ; c’est ici, & nulle autre part que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en extase.

L’eunuque s’en alla en murmurant, & dit au vénérable cortège de le suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces respectables vieillards, & quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababalouk avec une agilité qui tenoit du miracle. Ils enfilèrent les augustes portiques, & trouvoient bien flatteur que le Calife ne les reçût pas, comme des gens ordinaires, dans la salle d’audience. Bientôt ils parvinrent dans l’intérieur du sérail, où à travers de riches portières de soie, ils crurent appercevoir de grands beaux yeux bleus & noirs qui alloient & venoient comme des éclairs. Pénétrés de respect & d’étonnement, & pleins de leur mission céleste, ils s’avançoient en procession vers de petits corridors qui sembloient n’aboutir à rien, & les conduisoient à cette petite cellule, où le Calife les attendoit.

Le Commandeur des Fidèles seroit-il malade, disoit tout bas Edris Al Shafei à son compagnon ? Il est, sans doute, à son oratoire, répondit Al Mouhateddin. Vathek, qui entendoit ce dialogue, leur cria : que vous importe où je suis ? avancez toujours. Alors il sortit la main à travers la portière, & demanda le sacré balai. Chacun se prosterna avec respect, aussi bien que le corridor le permit, & même dans un assez beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des linges brochés & parfumés qui en défendoient la vue aux yeux du vulgaire, se détacha de ses confrères, & s’avança pompeusement vers le prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas saisi ! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu’il tenoit d’une main tremblante, & fixant quelques toiles d’araignée suspendues au plancher azuré, il les balaya & n’en laissa pas une seule.

Les vieillards pétrifiés n’osoient lever leur barbe de dessus la terre. Ils voyosent tout ; car Vathek avoit négligemment tiré le rideau qui les séparoit de lui. Leurs larmes mouilloient le marbre. Al Mouhateddin s’évanouit de dépit & de fatigue, pendant que le Calife, se laissant aller à la renverse, rioit & battoit des mains sans miséricorde. Mon cher noiraut, dit-il enfin à Bababalouk, vas régaler ces bonnes gens de mon vin de Shiraz29. Puisqu’ils peuvent se vanter de mieux connoître mon palais que personne, on ne sauroit leur faire trop d’honneur. En disant ces mots, il leur jetta le balai au nez, & s’en alla rire avec Carathis. Bababalouk fit son possible pour consoler les vieillards, mais deux des plus foibles en moururent sur le champ ; les autres, ne voulant plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d’où ils ne sortirent jamais.

La nuit suivante, Vathek & sa mère montèrent au haut de la tour pour consulter les astres sur le voyage. Les constellations étant dans un aspect des plus favorables, le Calife voulut jouir d’un spectacle aussi flatteur. Il soupa gaîment sur la plate-forme, encore noircie de l’affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de rire qui retentissoient dans l’atmosphère, & il en tira le plus favorable augure.

Tout étoit en mouvement dans le palais. Les lumières ne s’éteignoient pas de toute la nuit ; le bruit des enclumes & des marteaux, la voix des femmes & de leurs gardiens qui chantoient en brodant ; tout cela interrompoit le silence de la nature & plaisoit infiniment à Vathek, qui croyoit déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman.

Le peuple n’étoit pas moins content que lui. Chacun mettoit la main à l’œuvre, pour hâter le moment qui devoit le délivrer de la tyrannie d’un maître si bizarre.

Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé, Carathis crut devoir lui renouveller ses conseils. Elle ne cessoit de répéter les décrets du parchemin mystérieux qu’elle avoit appris par cœur, & recommandoit sur-tout de n’entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je fais bien, lui disoit-elle, que tu es friand de bons plats & de jeunes filles ; mais contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui sont les meilleurs du monde, & souviens-toi que dans ton sérail ambulant, il y a pour le moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n’a pas encore levé le voile. Si ma présence n’étoit pas nécessaire ici, je veillerois moi-même à ta conduite. J’aurois grande envie de voir ce palais souterrein, rempli d’objets intéressans pour les gens de notre espèce ; il n’est rien que j’aime autant que les cavernes ; mon goût pour les cadavres & les momies est décidé, & je gage que tu trouveras la quintessence de ce genre. Ne m’oublie donc pas, & dès le moment que tu seras en possession des talismans qui doivent te donner le royaume des métaux parfaits, & t’ouvrir le centre de la terre, ne manque pas d’envoyer ici quelque génie de confiance pour me prendre avec mon cabinet. L’huile de ces serpens que j’ai pincés jusqu’à la mort, sera un fort joli présent pour notre Giaour, qui doit aimer ces sortes de friandises.

Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le soleil se coucha derrière la montagne aux quatre sources, & fit place à la lune. Cet astre, alors dans son plein, paroissoit d’une beauté & d’une circonférence extraordinaire aux yeux des femmes, des eunuques & des pages qui brûloient de voyager. La ville retentissoit de cris de joie & de fanfares. On ne voyoit que plumes flottantes sur tous les pavillons, & qu’aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne ressembloit pas mal à un parterre émaillé des plus belles tulipes de l’Orient.

Le Calife en habits de cérémonie, s’appuyant sur son visir & sur Bababalouk, descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière étoit prosternée, & les chameaux magnifiquement chargés s’agenouissoient devant lui. Ce spectacle étoit superbe, & le Calife lui-même s’arrêta pour l’admirer. Tout étoit dans un silence respectueux : il fut pourtant un peu troublé par les cris des eunuques de l’arrière-garde30. Ces vigilans serviteurs avoient remarqué que quelques cages à dame31 penchoient trop d’un côté : certains gaillards s’y étoient adroitement glissés ; mais on les en dénicha bien vîte, avec de bonnes recommandations aux chirurgiens du sérail.

D’aussi petits évènemens n’interrompirent pas la majesté de cette auguste scène. Vathek salua la lune d’un air d’intelligence ; & les docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les visirs & les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur Souverain. Enfin, les clairons & les trompettes donnèrent, du sommet de la tour, le signal du départ. Quoique parfaitement d’accord, on crut pourtant y remarquer quelque dissonnance ; c’étoit Carathis qui chantoit des hymnes au Giaour, & dont les négresses & les muets faisoient la basse-continue. Les bons Musulmans croyant entendre le bourdonnement de ces insectes nocturnes qui sont de mauvais présage, supplièrent Vathek d’avoir soin de sa personne sacrée.

On arbore le grand étendard du Califat ; vingt mille lances brillent à sa suite ; & le Calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d’or étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses sujets. Alors, la marche s’ouvrit dans le plus bel ordre, & avec un si grand silence, qu’on entendoit chanter les cigales dans les buissons de la plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant l’aurore, & l’étoile du matin étinceloit encore dans le firmament, quand ce nombreux cortège arriva au bord du Tygre, où l’on dressa les tentes pour se reposer le reste de la journée.

Trois jours s’écoulèrent de la même manière. Le quatrième, le ciel en courroux éclata de mille feux : la foudre faisoit un fracas épouvantable, & les Circassiennes tremblantes embrassoient leurs vilains gardiens. Le Calife commençoit à regretter les palais des sens ; il avoit grande envie de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchissar, dont le Gouverneur étoit venu lui offrir des rafraîchissemens. Mais ayant regardé ses tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jusqu’aux os, malgré les instances de ses favorites. Son entreprise lui tenoit trop à cœur, & ses grandes espérances soutenoient son courage. Bientôt le cortège s’égara ; on fit venir les géographes pour savoir où l’on étoit ; mais leurs cartes trempées étoient dans un état aussi piteux que leurs personnes ; d’ailleurs, on n’avoit point fait de long voyage depuis Haroun Al-Rachid : on ne savoit donc plus de quel côté se diriger. Vathek, qui avoit de grandes connoissances de la situation des corps célestes, ne savoit où il en étoit sur la terre. Il grondoit plus fort encore que le tonnerre, & lâchoit quelquefois le mot de potence, qui ne flattoit pas bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin, ne voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser des rochers escarpés, & de prendre un chemin qu’il croyoit devoir le conduire en quatre jours à Rocnabad : on eut beau faire des remontrances, son parti étoit pris.

Les femmes & les eunuques, qui n’avoient jamais rien vu de pareil, frémissoient à l’aspect des gorges des montagnes, & faisoient des cris pitoyables en voyant les horribles précipices qui bordoient le sentier rapide où l’on étoit. La nuit tomba avant que le cortège eût atteint le sommet du plus haut rocher. Alors, un vent impétueux mit en pièces les rideaux des palanquins & des cages, & laissa les pauvres dames exposées à toutes les fureurs de l’orage. L’obscurité du ciel augmentoit la terreur de cette nuit désastreuse ; aussi n’étoit-ce que miaulement des pages & pleurs des demoiselles.

Pour surcroît de malheur, on entendit des rugissemens effroyables, & bientôt on apperçut dans l’épaisseur des forêts des yeux flamboyans, qui ne pouvoient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui préparoient le chemin du mieux qu’ils pouvoient, & une partie de l’avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnoître. La confusion étoit extrême ; les loups, les tigres & les autres animaux carnassiers, invités par leurs compagnons, accouroient de toutes parts. On entendoit par-tout croquer des os, & dans l’air, un épouvantable battement d’aîles ; car les vautours commençoient à se mettre de la partie.

L’effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entouroit le Monarque & son sérail, & qui étoit à deux lieues de distance. Vathek, choyé par ses eunuques, ne s’étoit encore apperçu de rien ; il étoit mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière ; & pendant que deux petits pages, plus blancs que l’émail de Franguistan, lui chassoient les mouches, il dormoit d’un profond sommeil, & voyoit briller les trésors de Suleïman dans ses rêves. Les clameurs de ses femmes le réveillèrent en sursaut, & au lieu du Giaour avec sa clef d’or, il vit Bababalouk tout transi & consterné : Sire, s’écria ce fidèle serviteur du plus puissant des Monarques, le malheur est à son comble ; les bêtes féroces, qui ne vous respecteroient pas plus qu’un âne mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés ont été dévorés avec leurs conducteurs ; vos boulangers, vos cuisiniers, & ceux qui portoient vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort, & si notre saint Prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus de notre vie. À ce mot de manger, le Calife perdit toute contenance ; il hurla & se donna de grands coups. Bababalouk voyant que son maître avoit tout-à-fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour s’éviter au moins le tintamarre du sérail. Et comme les ténèbres augmentoient, & que la rumeur devenoit toujours plus grande, il prit un parti héroïque. Allons, mesdames & mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces, mettons la main à l’œuvre, battons le briquet au plus vîte ! Il ne sera pas dit que le Commandeur des vrais Croyans serve de pâture à des animaux infidèles.

Quoiqu’il n’y eût pas mal de capricieuses & de revêches parmi ces belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin-d’œil, on vit paroître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux32 furent allumés sur le champ, tout le monde s’arme de gros cierges, & le Calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l’huile & allumées au bout de longues perches, jettoient tant d’éclat que les rochers paroissoient éclairés comme en plein jour. L’air étoit rempli de tourbillons d’étincelles, & le vent les chassant par-tout, le feu prit à la fougère & aux brousailles. Dans peu, l’incendie fit des progrès rapides ; on vit ramper de toutes parts des serpens au désespoir & qui abandonnoient leur demeure avec des sifflemens effroyables. Les chevaux, le nez au vent, hennissoient, battoient du pied, & ruoient sans quartier.

Une des forêts de cèdre qu’on côtoyoit alors s’embrasa, & les branches qui pendoient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines mousselines & aux belles toiles qui couvroient les cages des dames, & elles furent obligées d’en sortir, au hasard de se rompre le col. Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres de mettre ses pieds sacrés à terre.

Jamais rien de pareil n’étoit arrivé : les dames qui ne savoient pas se tirer d’affaire, tomboient dans la fange, pleines de dépit, de honte & de rage. Moi, marcher ! disoit l’une ; moi, mouiller mes pieds ! disoit l’autre ; moi, salir mes robes ! s’écrioit une troisième : exécrable Bababalouk ! disoient-elles toutes à la fois, ordure d’enfer ! Qu’avois-tu besoin de flambeaux ? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que d’être vises dans l’état où nous sommes ! Nous voilà perdues pour jamais. Il n’y aura pas de porte-faix dans l’armée, ni de décrotteur de chameaux qui ne puisse se vanter d’avoir vu une partie de notre corps, &, qui pis est, nos visages33. En disant ces mots, les plus modestes se jettèrent la face dans les ornières. Celles qui avoient un peu plus de courage en voulurent à Bababalouk ; mais lui, qui les connoissoit & qui étoit fin, s’enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches & battant des tymbales.

L’incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau jour de la canicule, & il faisoit chaud à proportion. Oh comble d’horreur ! On voyoit le Calife embourbé comme un simple mortel ! Ses sens commencèrent à s’engourdir ; il ne pouvoit plus avancer. Une de ses femmes Ethiopiennes (car il en avoit une grande varieté) eut pitié de lui, le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules, & voyant que le feu gagnoit de tous côtés, elle partit comme un trait, malgré le poids de son fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger avoit rendu l’usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces ; les gardes se mirent à galoper après, & les palefreniers faisoient courir les chameaux en se culbutant les uns sur les autres.

On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avoient commencé le carnage ; mais elles avoient trop d’esprit pour ne s’être pas retirées au bruit d’un si horrible vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille. Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses, & qui s’étoient tant remplies qu’elles ne pouvoient plus bouger : il se mit à les écorcher proprement ; & comme on étoit déjà assez éloigné de l’embrasement pour que la chaleur n’en fût que médiocre & agréable, on se détermina à s’arrêter dans l’endroit où l’on étoit. On ramassa les lambeaux des toiles peintes ; on enterra les débris du repas des loups & des tigres ; on se vengea sur quelques douzaines de vautours qui en avoient leur saoul ; & après avoir fait le dénombrement des chameaux qui préparoient tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien que mal les dames, & on dressa la tente impériale sur le terrein le moins raboteux.

Vathek s’étendit sur ses matelas de duvet, & commençoit à se refaire des secousses de l’Ethiopienne ; c’étoit une rude monture ! Le repos ramena son appétit accoutumé ; il demanda à manger : mais, hélas ! ces pains délicats qu’on cuisoit dans des fours d’argent34 pour sa bouche royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige35, ces excellens raisins qui croissent sur les bords du Tygre ; tout avoit disparu ! Bababalouk n’avoit à offrir qu’un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes amères, des champignons vénéneux, des chardons & des racines de mandragore qui ulcéroient la gorge & mettoient la langue en pièces. Pour toutes liqueurs, il ne possédoit que quelques phioles de méchante eau-de-vie, que les marmitons avoient cachées dans leurs pabouches. On conçoit qu’un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir ; il se bouchoit le nez & mâchoit avec des grimaces affreuses. Cependant, il ne mangea pas mal, & s’endormit pour mieux digérer.

Pendant ce tems tous les nuages avoient disparu de dessus l’horison. Le soleil étoit ardent, & ses rayons, réfléchis par les rochers, rôtissoient le Calife, malgré les rideaux qui l’enveloppoient. Un essaim de moucherons puans & couleur d’absynthe, le piquoient jusqu’au sang. N’en pouvant plus, il se réveille en sursaut, & hors de lui ; il ne savoit que devenir, & se débattoit de toutes ses forces, tandis que Bababalouk continuoit de ronfler, couvert de ces vilains insectes qui lui courtisoient le nez. Les petits pages avoient jetté leurs éventails par terre. Ils étoient à moitié morts, & employoient leurs voix expirantes à faire des reproches amers au Calife, qui, pour la première fois de sa vie, entendit la verité.

Alors, il renouvella ses imprécations contre le Giaour, & commence même à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je ? s’écrioit-il : quels sont ces affreux rochers ! ces vallées de ténèbres ! sommes-nous arrivés à l’épouvantable Caf36 ! la Simorgue37 va-t-elle venir me crever les yeux pour venger mon expédition impie ! En parlant ainsi, il mit la tête à une ouverture du pavillon ; mais hélas ! quels objets se présentèrent à sa vue ! D’un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyoit point l’extrémité ; de l’autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de ces abominables chardons qui lui faisoient encore cuire la langue. Il crut pourtant découvrir parmi les ronces & les épines, quelques fleurs gigantesques ; il se trompoit : ce n’étoit que des morceaux de toiles peintes38, & des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avoit plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l’oreille, dans l’espoir d’y entendre le bruit de quelque torrent ; mais il n’entendit que le sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandoient de l’eau. Il y en avoit même qui crioient auprès de lui : pourquoi avons-nous été conduits ici ? Notre Calife a-t-il quelqu’autre tour à bâtir ? Ou est-ce que les Afrites39 impitoyables que Carathis aime tant, font ici leur demeure ?

A ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de certaines tablettes qu’elle lui avoit données, en lui conseillant d’y avoir recours dans les cas désespérés. Pendant qu’il les feuilletoit, il entendit un cri de joie & des battemens de mains ; les rideaux du pavillon s’ouvrirent, & il vit Bababalouk suivi d’une troupe de ses favorites. Ils lui amenoient deux nains d’une coudée de haut, portant une grande corbeille remplie de melons, d’oranges & de grenades, & qui chantoient d’une voix argentine les paroles suivantes : « Nous habitons sur la cîme de ces rochers, une cabane tissue de cannes & de joncs ; les aigles nous envient notre séjour ; une petite source nous y fournit de quoi faire l’Abdeste40, & jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières prescrites par notre saint Prophète. Nous vous chérissons, ô Commandeur des Fidèles ! Notre maître, le bon Emir Fakreddin vous chérit aussi ; il révère en vous le Vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a de la confiance en nous ; il fait que nos cœurs sont aussi bons que nos corps sont méprisables ; & il nous a placés ici pour secourir ceux qui s’égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière, occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint Coran, lorsque les vents impétueux ont éteint tout-à-coup nos lumières, & fait trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus profondes ténèbres ; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous avons pris pour ceux des clochettes d’un Cafila41 qui traversoit les rocs. Bientôt des cris, des rugissemens & le son des tymbales ont frappé nos oreilles. Glacés d’effroi, nous avons pensé que le Deggial42 avec ses anges exterminateurs, venoit répandre ses fléaux sur la terre. Au milieu de ces réflexions, des flammes couleur de sang se sont élevées sur l’horison, & quelques momens après, nous fûmes tout couverts d’étincelles. Hors de nous-mêmes par ce spectacle effrayant, nous nous sommes agenouillés, nous avons ouvert le livre dicté par les bienheureuses Intelligences, & à la clarté des feux qui nous entouroient, nous avons lu le verset qui dit : On ne doit mettre sa confiance qu’en la miséricorde du Ciel ; il n’y a de ressource que dans le saint Prophète ; la montagne de Caf elle-même peut trembler, la puissance d’Allah est seule inébranlable. Après avoir prononcé ces paroles, un calme céleste s’est emparé de nos ames ; il s’est fait un profond silence, & nos oreilles ont distinctement ouï dans l’air une voix qui disoit : Serviteurs de mon Serviteur fidèle, mettez vos sandales, & descendez dans l’heureuse vallée qu’habite Fakreddin ; dites-lui qu’une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif de son cœur hospitalier : c’est le Commandeur des vrais Croyans qui erre lui-même dans ces montagnes ; il faut le secourir. Joyeusement, nous avons obéi à l’angélique mission ; & notre maître plein d’un zèle pieux, a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces grenades ; il nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de ses fontaines ; il vient baiser la frange de votre robe sacrée, & vous supplier d’entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée dans ces déserts arides comme une émeraude dans le plomb ». Les nains, après avoir parlé ainsi, restèrent debout les mains croisées sur l’estomac, & dans un profond silence.

Pendant cette belle harangue, Vathek s’étoit saisi de la corbeille, & long-tems avant qu’elle fût finie, les fruits s’étoient fondus dans sa bouche. À mesure qu’il les mangeoit, il devenoit pieux, récitoit ses prières, & demandoit en même tems l’Alcoran & du sucre.

Il étoit dans ces dispositions, quand les tablettes, qu’il avoit posées à l’apparition des nains, lui donnèrent dans la vue ; il les reprit : mais il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges, tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étoient d’un à-propos à faire trembler : « Garde-toi bien des vieux docteurs & de leurs petits messagers qui n’ont qu’une coudée ; méfie-toi de leurs supercheries pieuses ; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à la broche. Si tu es assez foible pour entrer chez eux, la porte du palais souterrein se fermera, & son mouvement te mettra en lambeaux. On crachera sur ton corps, & les chauve-souris feront leur nid de ton ventre. »

Que signifie ce galimathias épouvantable ? s’écria le Calife : faut-il que j’expire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me rafraîchir dans l’heureuse vallée des melons & des concombres ? Que maudit soit le Giaour avec son portail d’ébène ! Il m’a fait assez morfondre ; d’ailleurs, qui me donnera des loix ? Je ne dois entrer chez personne, dit-on ; eh ! puis-je entrer dans quelque lieu qui ne m’appartienne ? Bababalouk, qui ne perdoit pas une parole de ce soliloque, y applaudissoit de tout son cœur, & toutes les dames furent de son avis ; ce qui jusqu’alors n’étoit pas arrivé.

On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de petits carreaux de satin, on admira la symmétrie de leurs petits corps, on vouloit tout voir, on leur présenta des breloques & du bonbon ; mais ils refusèrent tout avec une gravité admirable. Ils grimpèrent sur l’estrade du Calife, & se plaçant sur ses épaules, ils lui bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues alloient comme les feuilles du tremble, & la patience de Vathek touchoit à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent l’arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant d’Alcorans, & autant de dromadaires. On se mit vîte aux ablutions & à reciter le Bismillah43. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, & en fit de même ; car il avoit les mains brûlantes.

Le bon Emir, qui étoit religieux à toute outrance, & grand complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue, & cinq fois moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le Calife n’y pouvant plus tenir, s’écria : pour l’amour de Mahomet ! finissons, mon cher Fakreddin, & allons dans votre verte vallée, manger les beaux fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot d’allons, on se mit en marche ; les vieillards alloient un peu lentement ; mais Vathek, sous-main, avoit ordonné aux petits pages d’éperonner les dromadaires. Les cabrioles que ces animaux faisoient, & l’embarras de leurs cavaliers octogénaires, étoient si plaisans, qu’on n’entendoit qu’éclats de rire dans toutes les cages.

On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grands escaliers que l’Emir avoit fait pratiquer dans le roc ; & déjà on commençoit à entendre le murmure des ruisseaux & le frémissement des feuilles. Le cortège enfila bientôt un sentier bordé d’arbustes fleuris, qui aboutissoit à un grand bois de palmier, dont les branches ombrageoient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice étoit couronné de neuf dômes, & orné d’autant de portails de bronze, sur lesquels les mots suivans étoient gravés en émail. C’est ici l’asyle des pélerins, le refuge des voyageurs, & le dépôt des secrets de tous les pays du monde.

Neuf pages, beaux comme le jour, & décemment vêtus de longues robes de lin d’Egypte, se tenoient à chaque porte. Ils reçurent la procession d’un air ouvert & caressant. Quatre des plus aimables placèrent le Calife sur un tecthravan44 magnifique ; quatre autres un peu moins gracieux se chargèrent de Bababalouk, qui tressailloit de joie en voyant l’heureux gîte qu’il devoit avoir : le reste du train fut soigné par les autres pages.

Quand tout ce qui étoit mâle eut disparu, la porte d’une grande enceinte qu’on voyoit à droite, tourna sur ses gonds harmonieux, & il en sortit une jeune personne d’une taille légère, & dont la chevelure d’un blond cendré flottoit au gré des zéphirs du crépuscule. Une troupe de jeunes filles, semblables aux pléiades, la suivoit sur la pointe des pieds. Elles accoururent toutes aux pavillons où étoient les sultanes, & la jeune dame s’inclinant avec grace leur dit : mes charmantes princesses, on vous attend ; nous avons dressé les lits de repos, & jonché vos appartemens de jasmin : nul insecte n’écartera le sommeil de vos paupières, nous les chasserons avec un million de plumes. Venez donc, aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats, & vos membres d’ivoire dans des bains d’eau de rose45 ; & à la douce lueur des lampes parfumées, nos servantes vous feront des contes. Les sultanes acceptèrent avec grand plaisir ces offres obligeantes, & suivirent la jeune dame dans le harem de l’Emir ; mais il faut les quitter un moment pour retourner au Calife.

Ce prince avoit été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes de crystal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d’un sorbet délicieux, étinceloient sur une grande table où se trouvoit une profusion de mets délicats. Il y avoit entr’autres du riz au lait d’amandes, des potages au safran, & de l’agneau à la crême, que le Calife aimoit beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de l’amitié à l’Emir dans la gaîté de son cœur, & fit danser les nains malgré eux ; car ces petits dévots n’osoient désobéir au Commandeur des Fidèles. Enfin, il s’etendit sur le sopha, & dormit plus tranquillement qu’il n’avoit fait de sa vie.

Il régnoit sous ce dôme un silence paisible que rien n’interrompoit que le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se refaisoit du triste jeûne auquel il avoit été forcé dans les montagnes. Comme il étoit de trop bonne humeur pour dormir, & qu’il n’aimoit pas à être désœuvré, il voulut aller tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si elles s’étoient frottées à propos de baume de la Mecque, si leurs sourcils & toutes les autres choses étoient en ordre chez elles ; en un mot, pour leur rendre tous les menus services dont elles avoient besoin.

Il chercha long-tems, mais sans succès, la porte qui conduisoit au harem. De peur d’éveiller le Calife, il n’osoit crier, & personne ne bougeoit dans le palais. Il commençoit à désespérer de venir à bout de son dessein, lorsqu’il entendit un petit chuchotement ; c’étoient les nains qui étoient retournés à leur ancienne occupation, & qui, pour la neuf cent-neuvième fois de leur vie, relisoient l’Alcoran. Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à les entendre ; mais il avoit bien d’autres choses à faire. Les nains, quoiqu’un peu scandalisés, lui indiquèrent le chemin des appartemens qu’il cherchoit. Il falloit, pour y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en tâtonnant, & à la fin au bout d’une longue allée, il commença à entendre l’agréable caquet des femmes, & son cœur en fut tout réjoui. Ah ! ah ! vous n’êtes pas encore endormies, s’écria-t-il, en faisant de grandes enjambées ; ne croyez pas que j’aie abdiqué ma charge ; je m’étois seulement arrêté pour manger les restes de notre maître. Deux eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la hâte, le sabre à la main ; mais bientôt on répéta de tous côtés : ce n’est que Bababalouk, ce n’est que Bababalouk. En effet, ce vigilant gardien s’avança vers une portière de soie incarnat, à travers de laquelle luisoit une clarté agréable, qui lui fit distinguer un grand bain de porphyre foncé, & d’une forme ovale. D’amples rideaux tombant en grands replis, entouroient ce bain ; ils étoient à demi-ouverts, & laissoient entrevoir des groupes de jeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses anciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser l’eau parfumée, & se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux & tendres, les mots à l’oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnoient les petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspiroit une volupté, contre laquelle Bababalouk lui-même avoit de la peine à se défendre.

Il garda pourtant un grand sérieux, & commanda d’un ton magistral de faire sortir ces belles de l’eau, & de les peigner d’importance. Tandis qu’il donnoit ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l’Emir, gentille comme une gazelle, & pleine d’espiéglerie, fit signe à une de ses esclaves de descendre tout doucement la grande escarpolette qui étoit attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu’on faisoit cette manœuvre, elle parla des doigts aux femmes qui étoient dans le bain, & qui bien fâchées d’être obligées de sortir de ce séjour de mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de l’occupation à Bababalouk, & lui faisoient mille autres niches.

Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s’approcha de lui avec un respect affecté, & lui dit : « Seigneur, il n’est pas décent que le chef des eunuques du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi debout ; daignez reposer votre gentille personne sur ce sopha, qui se rompra de dépit s’il n’a pas l’honneur de vous recevoir ». Charmé de ces accens flatteurs, Bababalouk répondit galamment : « Délices de mes prunelles, j’accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées ; &, à dire vrai, mes sens sont affoiblis par l’admiration que m’a causé la splendeur rayonnante de vos charmes ». Reposez-vous donc, reprit la belle, en le plaçant sur le prétendu sopha. Tout-à-coup, la machine partit comme un éclair. Toutes les femmes voyant alors de quoi il s’agissoit, sortirent nues du bain, & se mirent sollement à donner le branle à l’escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l’espace d’un dôme fort élevé, & faisoit perdre la respiration à l’infortuné Bababalouk. Quelquefois il rasoit l’eau, & quelquefois il alloit donner du nez contre les vitres ; en vain, il remplissoit l’air de ses cris avec une voix qui ressembloit au fon d’un pot cassé, les éclats de rire ne permettoient pas de les entendre.

Nouronihar, ivre de jeunesse & de gaieté, étoit bien accoutumée aux eunuques des harems ordinaires ; mais elle n’en avoit jamais vu d’aussi dégoûtant ni d’aussi royal : aussi se divertissoit-elle plus que toutes les autres. Enfin, elle se mit à parodier des vers Persans, & chanta : « Douce & blanche colombe qui vole dans les airs, donne quelque œillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose46 ; chante-moi donc quelques couplets agréables. »

Les sultanes & les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant jouer l’escarpolette que la corde se cassa, & que le pauvre Bababalouk tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général ; douze petites portes qu’on n’appercevoit pas s’ouvrirent, & l’on s’échappa bien vîte après lui avoir jetté tous les linges sur la tête, & avoir éteint les lumières.

Le déplorable animal dans l’eau jusqu’au col & dans l’obscurité, ne pouvoit se débarrasser du fatras qu’on lui avoit jetté, & entendoit, à sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'étoit en vain qu’il se débattoit pour sortir du bain ; le bord tout imbibé de l’huile qui ayoit coulé des lampes cassées, le faisoit glisser & retomber avec un bruit sourd qui résonnoit dans le dôme. À chaque chûte, les maudits éclats de rire redoubloient. Croyant ce lieu habité par des démons plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner, & de rester tristement dans le bain. Son humeur s’exhala en soliloques remplis d’imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalamment couchées ensemble, ne perdoient pas un mot. Le matin le surprit dans ce bel état ; on le tira enfin de dessous le monceau de linge à demi étouffé, & trempé jusqu’aux os. Le Calife l’avoit fait chercher par-tout, & il se présenta devant son maître en boitant & en claquant des dents. Vathek s’écria en le voyant dans cet état ; Qu’as-tu donc ? Qui est-ce qui t’a mis à la marinade ? Et vous-même, qui vous a fait entrer dans ce maudit gîte, demanda Bababalouk à son tour ? Est-ce qu’un Monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un barbon d’Emir qui ne fait pas vivre ? Les gracieuses demoiselles qu’il tient ici ! Imaginez-vous qu’elles m’ont trempé comme une croûte de pain, & m’ont fait danser toute la nuit sur leur maudite escarpolette comme un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j’avois inspiré tant de bienséance !

Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit expliquer toute l’histoire. Mais au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit à rire de toute sa force, de la figure qu’il devoit faire sur l’escarpolette. Bababalouk en fut outré, & peu s’en fallût qu’il ne perdit tout respect. Riez, riez, Seigneur, disoit-il ; je voudrois que cette Nouronihar vous jouât aussi quelque tour ; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande impression sur le Calife ; mais il s'en ressouvint dans la suite.

Au milieu de cette conversation arriva Fakreddin, pour inviter Vathek à des prières solemnelles, & aux ablutions qui se faisoient dans une vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le Calife trouva l'eau fraîche, mais les prières ennuyeuses à la mort. Il se divertissoit pourtant de la multitude de calenders, de santons & de derviches, qui alloient & venoient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs & autres cagots venus des grandes Indes, & qui en voyageant s'étoient arrêtés chez l'Emir, l'amusoient sur-tout beaucoup. Ils avoient tous quelque momerie favorite : les uns traînoient une grande chaîne ; les autres un ourang-outang ; d'autres étoient armés de disciplines ; tous réussissoient à merveille dans leurs différens exercices. On en voyoit qui grimpoient sur les arbres, tenoient un pied en l'air, se balançoient sur un petit feu, & se donnoient des nazardes sans pitié. Il y en avoit aussi qui chérissoient la vermine, & celle-ci ne répondoit pas mal à leurs caresses. Ces cagots ambulans soulevoient le cœur des derviches, des calenders & des santons. On les avoit rassemblés, dans l’espoir que la présence du Calife les guériroit de leur folie, & les convertiroit à la foi musulmane : mais hélas ! on se trompa beaucoup. Au lieu de les prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses complimens à Visnou & à Ixhora47, & se prit de fantaisie pour un gros vieillard de l’isle de Serendib, qui étoit le plus ridicule de tous. Ah çà, lui dit-il, pour l’amour de tes Dieux, fais quelque gambade qui m’amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer ; & comme il étoit un vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui suivoit le Calife avec un parasol, lui dit alors : que votre Majesté prenne garde à cette canaille. Quelle diable d’idée de la rassembler ici ! Faut-il qu’un grand Monarque soit régalé d’un tel spectacle, avec des intermèdes de talapoins plus galeux que des chiens ? Si j’étois vous, j’ordonnerois un grand feu, & je purgerois la terre de l’Emir, de son harem & de tpute sa ménagerie. Tais-toi, répondit Vathek. Tout ceci m’amuse infiniment, & je ne quitterai pas la prairie que je n’aie visité tous les animaux qui l’habitent.

À mesure que le Calife alloit en avant, on lui présentoit toutes sortes d’objets pitoyables48 ; des aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans nez, des dames sans oreilles, & le tout pour relever la grande charité de Fakreddin qui, avec ses barbons, distribuoit à la ronde les cataplasmes & les emplâtres. À midi, il se fit une superbe entrée d’estropiés, & bientôt on vit dans la plaine les plus jolies societés d’infirmes. Les aveugles, eu tâtonnant, alloient avec les aveugles ; les boiteux clochoient ensemble, & les manchots gesticuloient du seul bras qui leur restoit. Aux bords d’une grande chûte d’eau se trouvoient les sourds ; ceux de Pégu avoient les oreilles les plus belles & les plus larges, & jouissoient de l’agrément d’entendre encore moins que les autres. Ce lieu étoit aussi le rendez-vous des superfluités en tout genre, comme des goîtres, des bosses, & même des cornes, dont plusieurs avoient un poli admirable.

L’Emir voulut rendre la fête solemnelle, & faire tous les honneurs possibles à son illustre convive ; en conséquence, il fit étendre sur le gazon une multitude de peaux & de nappes. On servit des pilans de toutes les couleurs, & autres mets orthodoxes pour les bons musulmans. Vathek, qui étoit honteusement tolérant, avoit eu le soin d’ordonner des petits plats d’abomination49 qui scandalisoient les fidèles. Bientôt, toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le Calife eut envie d’en faire autant ; & malgré toutes les remontrances du chef des eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussi-tôt l’Emir fit dresser une table à l’ombre des saules. Au premier service on donna du poisson tiré d’une rivière50 qui couloit sur un sable doré au pied d’une colline fort haute. On rôtissoit ce poisson à mesure qu’on le prenoit, & on l’assaisonnoit ensuite avec des fines herbes du mont Sina51 ; car chez l’Emir tout étoit aussi pieux qu’excellent.

On étoit aux entremets du festin, quand tout-à-coup un son melodieux de luths que répétoient les échos, se fit entendre sur la colline. Le Calife, saisi d’étonnement & de plaisir, leva la tête, & il lui tomba sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à cette petite niche, & à travers les buissons on apperçut les formes élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautilloient comme des chevreuils. L’odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu’à Vathek ; il suspendit son repas, & comme enchanté il dit à Bababalouk : les Périses52 sont-elles descendues de leurs sphères ? Vois-tu celle dont la taille est si déliée, qui court avec tant d’intrépidité sur les bords des précipices, & qui en tournant sa tête, semble ne faire attention qu’aux gracieux replis de sa robe ? Avec quelle jolie petite impatience elle dispute son voile aux buissons ! Seroit-ce elle qui m’a jetté les jasmins ? Oh ! c’est bien elle, répondit Bababalouk, & elle seroit fille à vous jetter vous-même du rocher en bas ; je la reconnois : c’est ma bonne amie Nouronihar, qui m’a si joliment prêté son escarpolette. Allons, mon cher seigneur & maître, continua-t-il, en rompant une branché de saule, permettez-moi de l’aller fustiger pour vous avoir manqué de respect. L’Emir ne sauroit s’en plaindre ; car, sauf ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de demoiselles sur les montagnes ; l’air vif donne trop d’activité aux pensées.

Paix, blasphémateur, dit le Calife ; ne parle pas ainsi de celle qui entraîne mon cœur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent sur les siens, & que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle grace & quelle légéreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres ! En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, & levant les yeux avec une agitation qu’il n’avoit jamais sentie, il cherchoit à ne pas perdre de vue celle qui l’avoit déjà captivé. Mais sa course étoit aussi difficile à suivre que le vol d’un de ces beaux papillons azurés de Cachemire, si rares & si semillans.

Vathek, non content de voir Nouronihar, vouloit aussi l’entendre, & prêtoit avidement l’oreille pour distinguer ses accens. Enfin il entendit qu’elle disoit à une de ses compagnes, en chuchotant derrière le petit buisson d’où elle avoit jetté le bouquet ; il faut avouer qu’un Calife est une belle chose à voir : mais mon petit Gulchenrouz est bien plus aimable ; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la riche broderie des Indes ; j’aime mieux que ses dents me serrent malicieusement le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où l’as-tu laissé, Sutlemémé ? Pourquoi n’est-il pas ici ?

Le Calife inquiet auroit bien voulu en entendre davantage ; mais elle s’éloigna avec toutes ses esclaves. L’amoureux Monarque la suivit des yeux jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue, & demeura tel qu’un voyageur égaré pendant la nuit, à qui les nuages dérobent la constellation qui le dirige. Un rideau de ténèbres sembloit s’être abaissé devant lui ; tout lui paroissoit décoloré, tout avoit pour lui changé de face. Le bruit du ruisseau portoit la mélancolie dans son ame, & ses larmes tomboient sur les jasmins qu’il avoit recueillis dans son sein brûlant. Il ramassa même quelques cailloux pour se ressouvenir de l’endroit où il avoit senti les premiers élans d’une passion, qui jusqu’alors lui avoit été inconnue. Mille fois il avoit tâché de s’en éloigner, mais c’étoit en vain. Une douce langueur absorboit son ame. Étendu au bord du ruisseau, il ne cessoit de tourner ses regards vers la cîme bleuâtre de la montagne. Que me caches-tu, rocher impitoyable ! s’écrioit-il : qu’est-elle devenue ? Qu’est-ce qui se passe dans tes solitudes ? Ciel ! peut-être en ce moment elle erre dans tes grottes avec son heureux Gulchenrouz !

Cependant le serein commençoit à tomber. L’Emir, inquiet pour la santé du Calife, fit avancer la litière impériale ; Vathek s’y laissa porter sans s’en appercevoir, & fut ramené dans le superbe sallon où il avoit été reçu la veille.

Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle passion, & suivons sur les rochers Nouronihar, qui avoit enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz. Ce Gulchenrouz étoit le seul enfant d’Ali Hassan, frère de l’Emir, & la créature de l’univers la plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans son père étoit parti pour voyager sur des mers inconnues, & l’avoit confié aux soins de Fakreddin. Gulchenrouz savoit écrire en différens caractères avec une précision merveilleuse, & peignoit sur le vélin les plus jolis arabesques du monde. Sa voix étoit douce, & il l’accordoit avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantoit les amours de Meignoun & de Leilah53, ou de quelqu’autres amans infortunés de ces siècles antiques, les larmes baignoient les yeux de ses auditeurs. Ses vers (car comme Meignoun il étoit poëte) inspiroient une langueur & une mollesse bien dangereuses pour les femmes. Toutes l’aimoient à la folie ; & quoiqu’il eût treize ans, on n’avoit pas encore pu l’arracher du harem. Sa danse étoit légère comme celle de ces duvets que font voltiger dans l’air les zéphirs du printems. Mais ses bras qui s’entrelaçoient si gracieusement avec ceux des jeunes filles, lorsqu’il dansoit, ne pouvoient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les chevaux fougueux que son oncle nourrissoit dans ses pâturages. Il tiroit pourtant de l’arc d’une main sûre, & il auroit dévancé tous les jeunes gens à la course, si on avoit osé rompre les liens de soie qui l’attachoient à Nouronihar.

Les deux frères avoient mutuellement engagé leurs enfans l’un à l’autre, & Nouronihar aimoit son cousin encore plus que ses propres yeux, tout beaux qu’ils étoient. Ils avoient tous deux les mêmes goûts & les mêmes occupations, les mêmes regards longs & languissans, la même chevelure, la même blancheur ; & quand Gulchenrouz se paroit des robes de sa cousine, il sembloit être plus femme qu’elle. Si par hasard il sortoit un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c’étoit avec la timidité du faon qui s’est séparé de la biche. Avec tout cela il avoit assez d’espiéglerie pour se moquer des barbons solemnels ; aussi le tançoient-ils quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeoit avec transport dans l’intérieur du harem, tiroit toutes les portières sur lui, & se réfugioit en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimoit ses fautes plus qu’on n’a jamais aimé les vertus.

Or, Nouronihar, après avoir laissé le Calife dans la prairie, courut avec Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeoient la vallée où Fakreddin faisoit sa résidence. Le soleil quittoit l’horison ; & ces jeunes gens, dont l’imagination étoit vive & exaltée, crurent voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddukian & d’Ambreabad54 où les Péris font leur demeure. Nouronihar s’étoit assise sur le penchant de la colline, & tenoit la tête parfumée de Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l’arrivée imprévue du Calife, & l’éclat qui l’environnoit avoient déjà troublé son ame ardente. Entraînée par sa vanité, elle n’avoit pu s’empêcher de se faire remarquer de ce prince. Elle avoit bien vu qu’il ramassoit les jasmins qu’elle lui avoit jettés, & son amour-propre en étoit flatté. Aussi, fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s’avisa de lui demander ce qu’étoit devenu le bouquet qu’il lui avoit cueilli. Pour toute réponse, elle le baisa au front, & s’étant levée à la hâte, elle se promena à grands pas dans une agitation & une inquiétude qu’on ne sauroit décrire.

Cependant la nuit avançoit : l’or pur du soleil couchant avoit fait place à un rouge sanguin ; des couleurs comme celles d’une fournaise ardente, donnoient sur les joues enflammées de Nouronihar. Le pauvre petit Gulchenrouz s’en apperçut. Il tressailloit jusqu’au fond de son ame de ce que son aimable cousine étoit si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d’une voix timide, il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces tamarins tremblent plus qu’à l’ordinaire, & ce vent me glace le cœur. Allons, retirons-nous ; cette soirée est bien lugubre. En disant ces mots, il avoit pris Nouronihar par la main, & l’entraînoit de toutes ses forces. Celle-ci le suivit sans savoir ce qu’elle faisoit. Mille idées étranges rouloient dans son esprit. Elle passa un grand rond de chevre-feuille qu’elle aimoit beaucoup, sans y faire aucune attention ; Gulchenrouz seul, quoiqu’il couroit comme si une bête sauvage étoit à ses trousses, ne put s’empêcher d’en arracher quelques tiges.

Les jeunes filles les voyant venir si vîte, crurent que, selon leur coutume, ils vouloient danser. Aussi-tôt elles s’assemblèrent en cercle & se prirent par la main ; mais Gulchenrouz, hors d’haleine, se laissa aller sur la mousse. Alors, la consternation se répandit parmi cette troupe folâtre ; Nouronihar, presque hors d’elle-même, & aussi fatiguée du tumulte de ses pensées, que de la course qu’elle venoit de faire, se jetta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans son sein, & frotta ses tempes d’une pommade odoriférante. Enfin, il revint à lui, & s’enveloppant la tête dans la robe de Nouronihar, la supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignoit d’être grondé par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé & qui n’étoit pas des plus doux. Ce gardien rébarbatif auroit trouvé mauvais qu’il eût dérangé la promenade accoutumée de Nouronihar. Toute la bande s’assit donc en rond sur la pelouse, & on commença mille jeux enfantins. Les eunuques se placèrent à quelque distance, & s’entretinrent ensemble. Tout le monde étoit joyeux, Nouronihar resta pensive & abattue. Sa nourrice s’en apperçut, & se mit à faire des contes plaisans, auxquels Gulchenrouz, qui avoit déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenoit grand plaisir. Il rioit, il battoit des mains, & faisoit cent petites niches à toute la compagnie, même aux eunuques, qu’il vouloit absolument faire courir après lui, en dépit de leur âge & de leur décrépitude.

Sur ces entrefaites, la lune se leva ; la soirée étoit délicieuse, & on se trouva si bien, qu’on résolut de souper au grand air. Un des eunuques courut chercher des melons ; les autres firent pleuvoir des amandes fraîches en secouant les arbres qui ombrageoient l’aimable bande. Sutlemémé, qui excelloit à faire des salades, remplit des grandes jattes de porcelaine d’herbes les plus délicates, d’œufs de petits oiseaux, de lait caillé, de jus de citron & de tranches de concombres, & en servit à la ronde, avec une grande cuiller de Cocknos55. Mais Gulchenrouz, niché, à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermoit ses petites lèvres vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentoit quelque chose. Il ne vouloit rien recevoir que de la main de sa cousine, & s’attachoit à sa bouche comme une abeille qui s’enivre du suc des fleurs.

Pendant l’allégresse, qui étoit générale, on vit une lumière sur la cîme de la plus haute montagne. Cette lumière répandoit une clarté douce, & on l’auroit prise pour celle de la lune en son plein, si cet astre n’eût pas été sur l’horison. Ce spectacle causa une émotion générale ; on s’épuisoit en conjectures. Ce ne pouvoit pas être l’effet d’un embrasement, car la lumière étoit claire & bleuâtre. Jamais on n’avoit vu de météore d’un tel coloris, ni de cette grandeur. Un moment, cette étrange clarté devenoit pâle ; un instant après, elle se ranimoit. D’abord, on la crut fixée sur le pic du rocher ; tout-à-coup, elle le quitta & étincela dans un bois touffu de palmiers ; de là, se portant le long des torrens, elle s’arrêta enfin à l’entrée d’un vallon étroit & ténébreux. Gulchenrouz, dont le cœur frissonnoit à tout ce qui étoit imprévu & extraordinaire, trembloit de peur. Il tiroit Nouronihar par sa robe, & la supplioit de retourner au harem. Les femmes en firent de même ; mais la curiosité de la fille de l’Emir étoit trop forte, elle l’emporta. À tout hasard, elle voulut courir après le phénomène.

Pendant qu’on disputoit ainsi, il partit de la lumière un trait de feu si éblouissant, que tout le monde se sauva en jettant de grands cris. Nouronihar fit aussi quelques pas en arrière ; bientôt elle s’arrêta, & s’avança du côté du phénomène. Le globe s’étoit fixé dans le vallon, & y brûloit dans un majestueux silence. Nouronihar croisant alors les mains sur sa poitrine, hésita quelques momens. La peur de Gulchenrouz, la solitude profonde où elle se trouvoit pour la première fois de sa vie, le calme imposant de la nuit ; tout concouroit à l’épouvanter. Plus de mille fois elle fut sur le point de s’en retourner ; mais le globe lumineux se retrouvoit toujours devant elle. Poussée par une impulsion irrésistible, elle s’en approcha au travers des ronces & des épines, & malgré tous les obstacles qui devoient naturellement arrêter ses pas.

Lorsqu’elle fut à l’entrée du vallon, d’épaisses ténèbres l’environnèrent tout-à-coup, & elle n’apperçut plus qu’une foible étincelle, qui étoit fort éloignée. Le bruit des chûtes d’eau, le froissement des branches de palmier, & les cris funèbres & interrompus des oiseaux qui habitoient les troncs d’arbres ; tout portoit la terreur dans son ame. À chaque instant, elle croyoit fouler aux pieds quelque reptile venimeux. Les histoires qu’on lui avoit contées des Dives malins & des sombres Goules56, lui revinrent dans l’esprit. Elle s’arrêta pour la seconde fois ; mais sa curiosité l’emporta encore, & elle prit courageusement un sentier tortueux qui conduisoit vers l’étincelle. Jusqu’alors elle avoit su où elle étoit ; elle ne se fut pas plutôt engagée dans le sentier qu’elle se perdit. Hélas ! disoit-elle, que ne suis-je dans ces appartemens sûrs, & si bien illuminés, où mes soirées s’écouloient avec Gulchenrouz ! Cher enfant ; comme tu palpiterois si tu errois comme moi dans ces profondes solitudes ! En parlant ainsi, elle avança toujours. Soudain, des degrés pratiqués dans le roc, se présentèrent à ses yeux ; la lumière augmentoit & paroissoit sur sa tête au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés. Lorsqu’elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut sortir d’une espèce d’antre ; des sons plaintifs & mélodieux s’y faisoient entendre : c’étoit comme des voix qui formoient une sorte de chant, semblable aux hymnes qu’on chante sur les tombeaux. Un bruit, comme celui qu’on fait en remplissant des bains, frappa en même tems ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flamboyans, plantés çà & là, dans les crevasses du rocher. Cet appareil la glaça d’épouvante : cependant elle continua de monter ; l’odeur subtile & violente qu’exhaloient ces cierges la ranima, & elle arriva à l’entrée de la grotte.

Dans cette espèce d’extase, elle jetta les yeux dans l’intérieur, & vit une grande cuve d’or, remplie d’une eau dont la suave vapeur distilloit sur son visage une pluie d’essence de roses. Une douce symphonie résonnoit dans la caverne ; sur les bords de la cuve, se trouvoient des habillemens royaux, des diadêmes & des plumes de héron, toutes étincelantes d’escarboucles57. Pendant qu’elle admiroit cette magnificence, la musique cessa, & une voix se fit entendre, disant : pour quel Monarque a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain & ces habillemens qui ne conviennent qu’aux Souverains, non-seulement de la terre, mais même des puissances talismaniques ? — c’est pour la charmante fille de l’Emir Fakreddin, répondit une seconde voix. — Quoi ! repartit la première, pour cette folâtra qui consume son tems avec un enfant volage, noyé dans la mollesse, & qui ne sera jamais qu’un mari pitoyable ! — Que me dis-tu ! reprit l’autre voix ; pourroit-elle s’amuser à de telles niaiseries, quand le Calife brûle d’amour pour elle, le Souverain du monde, celui qui doit jouir des trésors des Sultans préadamites, un Prince qui a six pieds de haut, & dont l’œil pénètre jusqu’à la moëlle des jeunes filles ? Non, elle ne sauroit rejetter une passion qui la comble de gloire, & elle méprisera son joujou enfantin : alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que l’escarboucle de Giamchid58, lui appartiendront. — Je crois que tu as raison, dit la première voix, & je vais à Istakhar, préparer le palais du feu souterrein pour recevoir les deux époux.

Les voix cessèrent, les flambeaux s’éteignirent, l’obscurité la plus épaisse succéda à la rayonnante clarté, & Nouronihar se trouva étendue tout de son long sur un sopha, dans le harem de son père. Elle frappa des mains59, & aussi-tôt accoururent Gulchenrouz & ses femmes, qui se désespéroient de l’avoir perdue, & avoient envoyé les eunuques pour la chercher par-tout. Shaban parut aussi, & la gronda d’importance. Petite impertinente, disoit-il, ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque Ginn, qui vous donne des passe-partouts. Je vais voir quelle est votre puissance ; entrez vîte dans la chambre aux deux lucarnes, & ne comptez pas que Gulchenrouz vous y accompagne : allons, marchez, Madame, je vais vous y enfermer à double tour. À ces menaces, Nouronihar leva sa tête altière, & ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beaucoup agrandis depuis le dialogue de la grotte merveilleuse ; va, lui dit-elle, parle ainsi à des esclaves ; mais respecte celle qui est née pour donner des loix, & soumettre tout à son empire.

Elle alloit continuer sur le même ton, quand on entendit crier : voici le Calife ! voici le Calife ! Aussi-tôt toutes les portières furent tirées, les esclaves se prosternèrent en doubles rangs, & le pauvre petit Gulchenrouz se cacha sous une estrade. D’abord, on vit paroître une file d’eunuques noirs, tramant après eux de longues robes de mousseline brochée d’or ; ils tenoient dans leurs mains des cassolettes, qui répandoient un doux parfum de bois d’aloës. Ensuite marchoit gravement Bababalouk, qui n’étoit pas trop content de la visite, & branloit la tête. Vathek, habillé magnifiquement, le suivoit de près. Sa démarche étoit noble & aisée ; on auroit admiré sa bonne mine, quand même il n’eût pas été le Souverain du monde. Il s’approcha de Nouronihar, & lorsqu’il eut fixé ses yeux rayonnans, qu’il avoit seulement entrevus, il fut tout hors de lui. Nouronihar s’en apperçut, & elle les baissa aussi-tôt ; mais son trouble augmentoit sa beauté, & enflammoit davantage le cœur de Vathek.

Bababalouk, connoisseur en pareilles affaires, vit qu’à mauvais jeu il falloit faire bonne mine, & fit signe à tout le monde de se retirer. Il parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s’y étoit caché, & il vit des pieds qui sortoient du bas de l’estrade. Bababalouk les tira à lui sans cérémonie, & voyant que c’étoient ceux de Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, & l’emporta en lui faisant mille odieuses caresses. Le petit crioit & se débattoit, ses joues devinrent rouges comme la fleur de grenade, & ses yeux humides étinceloient de dépit. Dans son désespoir, il jetta un regard si significatif à Nouronihar, que le Calife s’en apperçut, & dit : seroit-ce là votre Gulchenrouz ? Souverain du monde, répondit-elle, épargnez mon cousin, dont l’innocence & la douceur ne méritent pas votre colère. Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant ; il est en bonnes mains ; Bababalouk aime les enfans, & n’est jamais sans dragées ni confitures. La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz, sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar découvroit l’agitation de son cœur. Vathek en étoit transporté, & se livroit à tout le délire de sa plus vive passion ; on ne lui opposoit plus qu’une foible résistance, lorsque l’Emir entrant subitement, se jetta aux pieds du Calife, le front contre terre. Commandeur des Croyans, lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu’à votre esclave. Non, Emir, repartit Vathek, je l’élève plutôt jusqu’à moi. Je la déclare mon épouse, & la gloire de votre famille s’étendra de génération en génération. Hélas ! Seigneur, répondit Fakreddin en s’arrachant quelques poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant qu’il manque à sa parole. Nouronihar est solemnellement promise à Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan ; leurs cœurs sont unis ; la foi est réciproquement donnée : on ne sauroit violer des engagemens aussi sacrés. Quoi ! repliqua brusquement le Calife, tu veux livrer cette beauté divine à un mari encore plus femme qu’elle ! Tu crois que je laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches & si foibles ! non, c’est dans mes bras qu’elle doit passer sa vie ; tel est mon plaisir ! Retire-toi, & ne trouble pas cette nuit, que je consacre au culte de ses attraits. L’Emir outré tira alors son sabre, le présenta à Vathek, & tendant son col, il lui dit d’un ton ferme : Seigneur, frappez votre hôte infortuné ; il a trop vécu puisqu’il a le malheur de voir que le Vicaire du Prophète viole les saintes loix de l’hospitalité. Nouronihar, qui avoit resté interdite pendant toute cette scène, ne put soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversoient son ame. Elle tomba en défaillance, & Vathek, aussi effrayé pour sa vie, que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin : secourez votre fille ! & il se retira en lui lançant son terrible regard. Le malheureux Emir tomba sur le champ à la renverse, baigné dans une sueur mortelle.

Gulchenrouz, de son côté, s’étoit échappé des mains de Bababalouk, & revenoit en ce moment, lorsqu’il vit Fakreddin & sa fille étendus par terre. Il cria au secours, tant qu’il put. Ce pauvre enfant tâchoit de ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle & haletant, il ne cessoit de baiser la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la fit revenir, & bientôt elle reprit tous ses sens.

Lorsque Fakreddin fut remis de l’œillade du Calife, il se mit sur son séant, & regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince étoit sorti, il fit appeller Shaban & Sutlemémé, & les tirant à part, il leur dit : mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violens. Le Calife porte l’horreur & la désolation dans ma famille ; je ne saurois résister à sa puissance ; un autre de ses regards me mettroit au tombeau. Qu’on m’apporte cette poudre assoupissante qu’

    J’en donnerai à ces deux enfans une dose dont l’effet dure trois jours. Le Calife les croira morts. Alors, seignant de les enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à l’entrée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains ; & quand tout le monde sera retiré, vous Shaban, avec quatre eunuques choisis, vous les transporterez près du lac où vous aurez fait porter des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les pleurs, une quinzaine pour les réflexions, & le reste pour se préparer à se remettre en marche; voilà, selon mon calcul, tout le tems que Vathek prendra, & j’en serai quitte.

L’idée est bonne, dit Sutlemémé ; il en faut tirer tout le parti possible. Nouronihar me paroît avoir du goût pour le Calife. Soyez sûr qu’aussi long-tems qu’elle le saura ici, malgré tout son attachement pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces montagnes. Persuadons-lui qu’elle est réellement morte, ainsi que Gulchenrouz, & que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour y expier les petites fautes que l’amour leur a fait commettre. Nous leur dirons que nous nous sommes tués de désespoir, & vos petits nains, qu’ils n’ont jamais vus, leur paroîtront des personnages extraordinaires. Les sermons qu’ils leur feront produiront un grand effet sur eux, & je gage que tout se passera le mieux du monde. J’approuve ton idée, dit Fakreddin ; mettons la main à l’œuvre.

Aussi-tôt, on alla chercher la poudre ; on la mit dans du sorbet, & Nouronihar & Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange. Une heure après, ils sentirent des angoisses & des palpitations de cœur. Un engourdissement universel s’empara d’eux. Ils se levèrent, & montant l’estrade avec peine, ils s’étendirent sur le sopha. Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disoit Gulchenrouz, en la tenant étroitement embrassée ; mets ta main sur mon cœur : il est de glace. Ah ! tu es aussi froide que moi. Le Calife nous auroit-il tué tous les deux avec son terrible regard ? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix éteinte, serre-moi ; que du moins j'exhale mon ame sur tes lèvres. Le tendre Gulchenrouz poussa un profond soupir, leurs bras tombèrent & ils n'en dirent pas davantage ; tous les deux restèrent comme morts.

Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban & Sutlemémé jouèrent les désesperés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en venir à ces extremités, faisoit pour la première fois l'épreuve de la poudre, & n'avoit pas besoin de contrefaire l'affligé. On avoit éteint les lumières. Deux lampes jettoient une triste lueur sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyoit fanées dans le printems de leur vie ; & les esclaves, qui s'étoient rassemblés de toutes parts, restèrent immobiles au spectacle qui s'offroit à leurs yeux. On apporta les vêtemens funèbres ; on lava leurs corps avec de l'eau rose; on les revêtit de simarres plus blanches que l'albâtre ; & leurs belles tresses, nouées ensemble, furent parfumées des odeurs les plus exquises.

On alloit poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur favorite, lorsque le Calife, qui venoit d’apprendre cet évènement tragique, arriva. Il étoit aussi pâle & hagard, que les Goules qui errent la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance, il s’oublia lui-même & le monde entier ; il se précipita au milieu des esclaves, se prosterna au pied de l’estrade, & se frappant la poitrine, il se qualifioit d’atroce meurtrier, & faisoit mille imprécations contre lui-même. Mais lorsque d’une main tremblante, il eut levé le voile qui couvroit le visage blême de Nouronihar, il jetta un grand cri, & tomba comme mort. Le chef des eunuques fit d’horribles grimaces, & l’emporta sur le champ, en disant : je l’avois bien prévu que Nouronihar lui joueroit quelque mauvais tour.

Dès que le Calife fut éloigné, l’Emir commença les cercueils, & fit défendre l’entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres ; on brisa tous les instrumens de musique, & les Imans commencèrent à réciter des prières. Les pleurs & les lamentations redoublèrent dans la soirée qui suivit ce jour lugubre. Quant à Vathek, il gémissoit en silence. On avoit été obligé d’assoupir les convulsions de sa rage & de sa douleur, en lui donnant des remèdes calmans.

À la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battans des portes du palais, & le convoi le mit en marche pour se rendre à la montagne. Les tristes cris de Leillah-Illeilah60 parvinrent jusqu’au Calife. Il voulut à toute force se cicatriser & suivre la pompe funèbre ; jamais on n’auroit pu l’en dissuader, si sa grande foiblesse lui avoit permis de marcher ; mais il tomba au premier pas, & l’on fut obligé de le mettre au lit, où il resta plusieurs jours dans un état d’insensibilité qui faisoit pitié, même à l’Emir.

Quand la procession fut arrivée à la grotte de Meimouné, Shaban & Sutlemémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés restèrent avec eux ; & après s’être reposés quelques momens auprès des cercueils, auxquels on avoit laissé de l’air, ils les firent porter sur les bords d’un petit lac bordé d’une mousse grisâtre. Ce lieu étoit le rendez-vous des hérons & des cigognes qui y pêchoient continuellement des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l’Emir, ne tardèrent pas à s’y rendre, & avec l’aide des eunuques, ils construisirent des cabanes de cannes & de joncs ; ouvrage dans lequel ils réussissoient à merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit oratoire pour eux-mêmes, & une pyramide de bois. Elle étoit faite de bûches arrangées avec beaucoup d’exactitude, & servoit à l’entretien du feu ; car il faisoit froid dans les creux de ces montagnes.

Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac ; on tira les deux jolis corps de leurs cercueils, & ils furent posés doucement dans la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent à reciter l’Alcoran avec leurs voix claires & argentines. Shaban & Sutlemémé se tenoient debout, à quelque distance, & attendoient avec beaucoup d’inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nouronihar & Gulchenrouz étendirent foiblement les bras, & ouvrant les yeux ils regardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entouroit. Ils essayèrent même de se lever ; mais les forces leur manquant, ils retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussi-tôt, Sutlemémé leur fit avaler d’un cordial dont l’Emir l’avoit munie.

Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à-fait, éternua bien fort, & se leva avec un élan qui marquoit toute sa surprise. Lorsqu’il fut hors de la cabane, il huma l’air avec une extrême avidité, & s’écria : je respire, j’entends des sons, je vois un firmament semé d’étoiles ! j’existe encore ! À ces accens chéris, Nouronihar se débairassa des feuilles, & courut serrer Gulchenrouz dans ses bras. Les longues simarres dont ils étoient revêtus, leurs couronnes de fleurs & leurs pieds nuds, furent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain enchanté, le désespoir de son père, & sur-tout la figure majestueuse de Vathek lui rouloient dans l’esprit. Elle se ressouvenoit d’avoir été malade & mourante, aussi bien que Gulchenrouz ; mais toutes ces images étoient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes réfléchies dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes bizarres ; ces joncs qui se balançoient tristement d’eux-mêmes, ces cigognes, dont le cri lugubre se mêloit aux voix des nains ; tout la convainquit que l’ange de la mort lui avoit ouvert le portail de quelque nouvelle existence.

Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s’étoit collé contre sa cousine. Il se croyoit aussi dans le pays des fantômes, & s’effrayoit du silence qu’elle gardoit. Parle, lui dit-il enfin, où sommes-nous ? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente ? Seroient-ce Monkir & Nekir61 qui vont nous y jetter ? Le fatal pont62 traverseroit-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un abîme d’eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles ?

Non, mes enfans, leur dit Sutlemémé en s’approchant d’eux, rassurez-vous ; l’ange exterminateur qui a conduit nos ames après les vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle & voluptueuse sera borné à passer une longue suite d’années dans ce triste lieu, où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle, en montrant les nains ; ils pourvoiront à nos besoins : car des ames aussi profanes que les nôtres tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous ne mangerez que du ris ; & votre pain sera trempé dans les brouillards qui couvrent sans cesse ce lac.

À cette triste perspective, les pauvres enfans fondirent en pleurs. Ils se prosternèrent devant les nains, qui soutenant parfaitement bien leur personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau & bien long, sur le chameau sacré qui devoit, dans quelques milliers d’années, les porter au paradis des fidèles.

Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah & le Prophète, on soupa bien maigrement, & on s’en retourna aux feuilles sèches. Nouronihar & son petit cousin furent bien aises de trouver que les morts couchoient dans la même cabane. Comme ils avoient assez dormi, ils s’entretinrent le reste de la nuit de ce qui s’étoit passé, & cela toujours en s’embrassant de peur des esprits.

Le lendemain au matin, qui fut bien sombre & pluvieux, les nains montèrent sur de longues perches plantées en guise de minarets, & appellèrent à la prière. Toute la congrégation s’assembla ; Sutlemémé, Shaban, les quatre eunuques, quelques cigognes qui s’ennuyoient de la pêche, & les deux enfans. Ceux-ci s’étoient traînés languissamment hors de leur cabane, & comme leurs esprits étoient montés sur un ton mélancolique & tendre, ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda à Sutlemémé & aux autres, comme ils avoient fait de mourir si à propos, pour eux. Nous nous sommes tués de désespoir de votre mort, répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui malgré tout ce qui s’étoit passe, n’avoit pas oublié sa vision, s’écria, & le Calife ! Seroit-il mort de douleur ? Viendra-t-il ici ? Les nains avoient le mot, & répondirent gravement : Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s’écria Gulchenrouz, & j’en suis charmé ; car je pense que c’est son horrible œillade qui nous a envoyés ici manger du riz, & entendre des sermons.

Une semaine s’écoula à-peu-près de la même manière sur les bords du lac. Nouronihar pensoit aux grandeurs que son ennuyeuse mort lui avoit fait perdre ; & Gulchenrouz faisoit des prières & des paniers de joncs avec les nains, qui lui plaisoient infiniment.

Pendant que cette scène d’innocence se passoit au sein des montagnes, le Calife en donnoit une autre chez l’Emir. Il n’eut pas plutôt repris l’usage de ses sens, qu’avec une voix qui fit tressaillir Bababalouk, il s’écria : perfide Giaour ! c’est toi qui as tué ma chère Nouronihar ; je renonce à toi, & demande pardon à Mahomet ; il me l’auroit conservée si j’avois été plus sage. Allons, qu’on me donne de l’eau pour faire mes ablutions, & que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie avec lui & que nous fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble visiter le sepulcre de l’infortunée Nouronihar. Je veux me faire hermite, & passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes crimes. Et que mangerez-vous là, lui dit Bababalouk ? je n’en fais rien, repartit Vathek; je te le dirai quand j’aurai appétit : ce qui ne m’arrivera, je crois, de long-tems.

L’arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le vit, il lui sauta au col, & le baigna de ses larmes, en lui disant de choses si pieuses, que l'Emir en pleuroit de joie, & se félicitoit tout bas de l'admirable conversion qu’il venoit d’opérer. On comprend qu’il n’osoit pas s’opposer au pélerinage de la montagne ; ils se mirent donc chacun dans leur litière & partirent.

Malgré l'attention avec laquelle on veilloit sur le Calife, on ne put empêcher qu’il ne se fit quelques égratignures sur le lieu où l'on disoit que Nouronihar étoit enterrée. L’on eut grand'-peine à l'en arracher, & il jura solemnellement qu’il y reviendroit tous les jours, ce qui ne plut pas trop à Fakreddin ; mais il se flattoit que le Calife ne se hasarderoit pas plus avant, & qu’il se contenteroit de faire ses prières dans la caverne de Meimouné; d'ailleurs, le lac étoit si caché dans les rochers, qu’il ne croyoit pas possible de le trouver. Cette sécurité de l’Emir étoit augmentée par la conduite de Vathek. Il tenoit bien exactement sa résolution, & revenoit de la montagne si dévot & si contrit, que tous les barbons en étoient en extase.

Nouronihar, de son côté, n’étoit pas tout-à-fait aussi contente. Quoiqu’elle aimât Gulchenrouz, & qu’on la laissât libre avec lui, afin d’augmenter sa tendresse, elle le regardoit comme un joujou qui n’empêchoit pas que l’escarboucle de Giamchid ne fût très-desirable. Elle avoit même quelquefois des doutes sur son état, & ne pouvoit pas comprendre que les morts eussent tous les besoins & les fantaisies des vivans. Un matin, pour s’en éclaircir, elle se leva doucement d’auprès de Gulchenrouz, pendant que tout dormoit encore, & après lui avoir donné un baiser, elle suivit le bord du lac, & vit qu’il se dégorgeoit sous un rocher dont la cîme ne lui parut pas inaccessible. Aussi-tôt elle y grimpa du mieux qu’elle put, & voyant le ciel à découvert, elle se mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu’elle sautât avec la légèreté de l’anteloppe, elle fut pourtant obligée de s’asseoir sur quelques tamaris pour reprendre haleine. Elle y faisoit ses petites réflexions, & croyoit reconnoître les lieux, quand tout-à-coup Vathek se présenta à sa vue. Ce prince inquiet & agité avoit devancé l’aurore. Lorsqu’il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n’osoit approcher de cette figure tremblante & pâle ; mais pourtant encore charmante à voir. Enfin, Nouronihar, d’un air moitié content & moitié affligé, leva ses beaux yeux sur lui, & lui dit : Seigneur, vous venez donc manger du riz avec moi, & entendre des sermons ? Ombre chérie, s’écria Vathek, vous parlez ! vous avez toujours la même forme élégante, le même regard rayonnant ! Seriez-vous aussi palpable ? En disant ces mots, il l’embrasse de toute sa force, en répétant sans cesse ; mais voici de la chair, elle est animée d’une douce chaleur ; que veut dire ce prodige ?

Nouronihar répondit modestement ; vous savez, Seigneur, que je mourus la nuit même où vous m’honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut d’une de vos œillades, mais je n’en crois rien ; elles ne me parurent pas si terribles. Gulchenrouz mourut avec moi, & nous fûmes tous les deux transportés dans un pays bien triste, & où l’on fait très-maigre chère ; si vous êtes mort aussi, & que vous veniez nous joindre, je vous plains, car vous serez étourdi par les nains & les cigognes. D’ailleurs, il est fâcheux pour vous & pour moi, d’avoir perdu les trésors du palais souterrein qui nous étoient promis.

À ce nom de palais souterrein, le Calife suspendit ses caresses, qui avoient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar vouloit dire. Alors elle lui raconta sa vision, ce qui l'avoit suivie, & l'histoire de sa prétendue mort ; elle lui dépeignoit le lieu d'expiation d'où elle s'étoit échappée, d'une manière qui l'auroit fait rire, s'il n'avoit pas été très-serieusement occupé. Elle n'eut pas plutôt cessé de parler, que Vathek la reprenant dans ses bras, lui dit; allons, lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux pleins de vie : votre père est un fripon qui nous a trompés pour nous séparer ; & le Giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire voyager ensemble, ne vaut guères mieux. Ce ne sera pas du moins de long-tems, qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de valeur à votre belle personne, qu'à tous les trésors des sultans préadamites ; & je veux la posséder à mon aise, & en plein air pendant bien des lunes, avant que d'aller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit sot de Gulchenrouz, &… Ah, Seigneur, ne lui faites point de mal, interrompit Nouronihar. Non, non, reprit Vathek ; je vous ai déjà dit de ne rien craindre pour lui ; il est trop pétri de lait & de sucre pour que j'en sois jaloux : nous le laisserons avec les nains ; (qui par parenthèse sont mes anciennes connoissances) c’est une compagnie qui lui convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre père ; je ne veux pas l’entendre lui & ses barbons, me criailler aux oreilles que je viole les loix de l’hospitalité, comme si ce n’étoit pas un plus grand honneur pour vous d’épouser le Souverain du monde, qu’une petite fille habillée en gargon.

Nouronihar n’eut garde de désapprouver un discours aussi éloquent. Elle auroit seulement voulu que l’amoureux Monarque eût marqué un peu plus d’ardeur pour l’escarboucle de Giamchid ; mais elle pensa que cela viendroit en son tems, & demeura d’accord de tout, avec la soumission la plus engageante.

Quand le Calife le jugea à propos, il appella Bababalouk qui dormoit dans la caverne de Meimouné, & rêvoit que le fantôme de Nouronihar l’avoit remi & sur l’escarpolette, & lui donnoit un tel branle, que tantôt il planoit au-dessus des montagnes, & tantôt touchoit aux abîmes. À la voix de son maître, il s’éveilla en sursaut, courut tout essouflé, & pensa tomber à la renverse, lorsqu’il crut voir le spectre auquel il venoit de rêver. Ah ! Seigneur, s’écria-t-il en reculant dix pas, & mettant sa main devant ses yeux : est-ce que vous déterrez les morts ? Faites-vous aussi le métier de Goule ? Mais n’espérez pas de manger cette Nouronihar ; après ce qu’elle m’a fait souffrir, elle sera assez méchante pour vous manger vous-même.

Cesse de faire l’imbécille, dit Vathek ; tu seras bientôt convaincu que celle que je tiens dans mes bras, est Nouronihar, bien fraîche & très-vivante. Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j’ai remarquée ici près ; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu’il faut pour mener une vie voluptueuse jusqu’à nouvel ordre.

Les nouvelles d’un incident aussi fâcheux parvinrent bientôt aux oreilles de l’Emir. Au désepoir de ce que son stratagême n’avoit pas réussi, il s’abandonna à la douleur, & se barbouilla duement le visage avec de la cendre ; ses fidèles barbons en firent autant, & son palais tomba dans un affreux désordre. Tout étoit négligé ; on ne recevoit plus les voyageurs, on ne faisoit plus d’emplâtres ; & à la place de l’activité charitable qui régnoit dans cet asyle, ceux qui l’habitoient n’y montroient plus que des visages d’une coudée de long ; ce n’étoit que gémissemens & barbouillages.

Cependant Gulchenrouz étoit resté pétrifié, en ne trouvant plus sa cousine. Les nains n’étoient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule, plus fine qu’eux tous, soupçonna d’abord ce qui étoit arrivé. On amusa Gulchenrouz avec la belle espérance qu’il retrouveroit Nouronihar dans quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d’orange & de jasmin, offriroit des lits plus agréables que ceux des cabanes, où l’on chanteroit au son des luths, & où l’on iroit à la chasse des papillons.

Sutlemémé étoit dans le fort de ses descriptions quand un des quatre eunuques la tira à part, lui éclaircit l’histoire de la fuite de Nouronihar, & lui remit les ordres de l’Emir. Aussi-tôt elle tint conseil avec Shaban & les nains ; on plia bagage ; on se mit dans une chaloupe, & on vogua tranquillement. Gulchenrouz s’accommodoit de tout ; mais lorsqu’on arriva à l’endroit où le lac se perdoit sous la voûte du rocher, que la barque y fut entrée, & que Gulchenrouz se vit dans une parfaite obscurité, il fut saisi d’une peur horrible & jetta des cris perçans ; car il croyoit qu’on alloit le damner entiérement, pour avoir fait trop le vivant avec sa cousine.

Pendant ce tems, le Calife, & celle qui régnoit sur son cœur, filoient des jours heureux. Bababalouk avoit fait dresser les tentes & fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques, doublés de toile des Indes, & gardés par des esclaves Ethiopiens, le sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle enceinte dans une fraîcheur perpétuelle, des eunuques blancs ne cessoient d’en faire le tour avec des arrosoirs de vermeil. L’air, auprès du pavillon impérial, étoit sans cesse agité par le mouvement des éventails ; un jour tendre qui passoit au travers des mousselines éclairoit ce lieu de volupté, & le Calife y jouissoit en plein des charmes de Nouronihar. Enivré de délices, il écoutoit avec transport sa belle voix, & les accords de son luth. De son côté, elle étoit ravie d’entendre les descriptions qu’il lui faisoit de Samarah, & de sa tour remplie de merveilles. Elle se plaisoit sur-tout à lui faire répéter l’aventure de la boule, & celle de la crevasse où le Giaour se tenoit auprès du portail d’ebène.

Le jour s’écouloit dans ces entretiens, & la nuit ces amans se baignoient ensemble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevoit admirablement la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, chez qui cette belle étoit rentrée en grace, prenoit soin que leurs repas fussent servis avec la plus grande délicatesse ; c’étoit toujours quelques mets nouveaux ; & il fit chercher à Schiraz un vin pétillant & délicieux, encavé avant la naissence de Mahomet63. On cuisoit dans de petits fours pratiqués dans le roc, des pains au lait que Nouronihar pétrissoit de ses mains délicates ; ce qui leur donnoit une saveur si fort au gré de Vathek, qu’il en oublioit tous les ragoûts que ses autres femmes lui avoient faits ; aussi ces pauvres délaissées se mouroient-elles de chagrin chez l’Emir.

La sultane Dilara, qui jusqu’alors avoit été la favorite, prenoit cette négligence à cœur avec une energie qui étoit dans son caractère. Dans le cours de sa faveur, elle avoit été imbue des idées extravagantes de Vathek, & brûloit de voir les tombeaux d’Istakhar, & le palais des quarante colonnes : élevée d’ailleurs parmi les mages, elle se réjouissoit de voir le Calife, prêt à s’adonner au culte du feu : ainsi la vie voluptueuse & fainéante qu’il menoit avec sa rivale, l’affligeoit doublement. La piété passagère de Vathek, lui avoit donné de vives alarmes ; ceci étoit pis encore. Elle prit donc le parti d’écrire à la princesse Carathis, pour lui apprendre que tout alloit mal, qu’on avoit manqué net aux conditions du parchemin, qu’on avoit mangé, couché & fait vacarme chez un vieux Emir, dont la sainteté étoit fort redoutable, & qu’enfin il n’y avoit plus d’apparence qu’on eût jamais les trésors des sultans préadamites, Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui coupoient du bois dans une des grandes forêts de la montagne, & qui connoissant les routes les plus courtes, arrivèrent dans dix jours à Samarah.

La princesse Carathis jouoit aux échecs avec Morakanabad, quand les messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avoit abandonné les hautes régions de sa tour, parce que tout lui sembloit en confusion parmi les astres, lorsqu’elle les consultoit pour son fils. Elle avoit beau répéter ses fumigations, & s’étendre sur les toîts, dans l’espérance d’avoir des visions mystiques ; elle ne rêvoit que pièces de brocard, bouquets & autres niaiseries pareilles. Tout cela l’avoit jettée dans un abattement dont toutes les drogues qu’elle composoit ne pouvoient pas la retirer, & sa dernière ressource étoit Morakanabad, bon homme, plein d’une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se trouvoit pas sur des roses.

Comme personne ne savoit des nouvelles de Vathek, mille histoires ridicules se répandoient sur son compte. On conçoit donc avec quelle vivacité Carathis décacheta la lettre, & quelle fut sa rage lorsqu’elle apprit la lâche conduite de son fils. Ah ! ah ! dit-elle ; je périrai, ou il pénétrera dans le palais du feu ; que je meure dans les flammes, & que Vathek règne sur le trône de Suleïman ! En parlant ainsi, elle fit la pirouette d’une manière si magique & si effroyable, que Morakanabad en recula de terreur ; elle commanda de préparer son grand chameau Alboufaki, & de faire venir la hideuse Nerkès & l’impitoyable Cafour : je ne veux pas d’autre train, dit-elle au visir ; je vais pour affaires pressantes, ainsi trève de parade ; vous aurez soin du peuple ; plumez le bien dans mon absence ; car nous dépensons beaucoup, & on ne sait pas ce qui arrivera.

La nuit étoit très-noire, & il souffloit de la plaine de Catoul un vent mal sain, qui auroit rebuté tout voyageur, quelque pressé qu’il eût pu être ; mais Carathis se plaisoit beaucoup à tout ce qui étoit funeste : Nerkès en pensoit autant ; & Cafour avoit un goût particulier pour les pestilences. Au matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta sur les bords d'un grand marais d'où s'exhaloit une vapeur mortelle, qui auroit tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompoit avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de ne pas dormir dans ce lieu. Dormir ! s'écria Carathis ; la belle idée ! Je ne dors jamais que pour avoir des visions ; & quant à mes suivantes, elles ont trop d'occupations pour fermer le seul œil qu'elles ont. Les pauvres gens, qui commençoient à ne pas trop se plaire dans cette compagnie, restèrent la gueule béante.

Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avoit en croupe ; & toutes s'étant mises en chemise & en caleçons, elles coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont il y avoit à foison le long du marécage. Cette provision étoit destinée pour la famille de l'Emir, & pour tous ceux qui pouvoient apporter le moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouroient de peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, & ne goûtoient pas trop la societé d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi & qu'il fît une chaleur à calciner les pierres ; malgré tout ce qu'ils purent dire, il fallut obéir.

Alboufaki qui aimoit beaucoup la solitude, renifloit quand il appercevoit la moindre habitation, & Carathis le gâtant à sa manière, se détournoit tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la moindre nourriture sur la route. Les chèvres & les brebis, que la Providence sembloit leur envoyer, & dont le lait auroit pu les rafraîchir un peu, s'enfuyoient à la vue de l'hideux animal & de son étrange charge. Pour Carathis, elle n'avoit nul besoin de ces alimens communs, ayant inventé depuis long-tems une opiate qui lui suffisoit, & dont elle faisoit part à ses chères muettes.

À la nuit tombante, Alboufaki s'arrêta tout court, & frappa du pied. Carathis connoissoit ses allures, & comprit qu'elle devoit être dans le voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jettoit une pâle lueur qui lui fit bientôt entrevoir une longue muraille, & une porte à demi ouverte & si élevée, qu'elle pouvoit y faire passer Alboufaki. Les misérables guides, qui touchoient à l’extrémité de leurs jours, prièrent alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu’elle en avoit la commodité, & rendirent l’ame. Nerkès & Cafour plaisantèrent à leur manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l’aspect du cimetière fort à leur gré, & les sépulcres bien réjouissans ; il y en avoit au moins deux mille sur la pente d’une colline. Carathis, trop occupée de ses grandes vues pour s’arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu’il fût à ses yeux, s’avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se disoit-elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules ; cette espèce ne manque pas d’intelligence ; comme j’ai laissé mourir mes bêtes de guides faute d’attention, je demanderai mon chemin aux Goules, & pour les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès & à Cafour, leur disant d’aller frapper aux tombeaux, & d’y faire entendre leur joli ramage.

Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, & qui se promettoient beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air de conquête, & se mirent à faire toc, toc, contre les sépulcres. À mesure qu’elles frappoient, on entendoit un bruit sourd dans la terre, les sables se remuoient, & les Goules attirés par la fraîcheur des nouveaux cadavres, sortoient de toutes parts avec le nez en l’air. Tous se rendirent devant un cercueil de marbre blanc où Carathis étoit assise entre les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son monde avec une politesse distinguée, & après avoir soupé, on parla d’affaires. Elle apprit bientôt ce qu’elle desiroit de savoir, & sans perdre de tems voulut se remettre en marche : les négresses qui avoient commencé des liaisons de cœur avec les Goules, la supplièrent de tous leurs doigts d’attendre au moins jusqu’à l’aurore ; mais Carathis, qui étoit la vertu même & ennemie jurée des amours & de la mollesse, rejetta leur prière, & montant sur Alboufaki, leur ordonna de s’y placer au plus vîte. Pendant quatre jours & quatre nuits, elle continua son voyage sans s’arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes & des forêts à demi brûlées, & arriva le sixième devant les beaux paravents, qui déroboient à tous les yeux, les voluptueux égaremens de son fils.

C’étoit la pointe du jour : les gardes ronfloient dans leurs postes en pleine sécurité ; le grand trot d’Alboufaki les réveilla en sursaut ; ils crurent voir des spectres sortis du noir abîme, & s’enfuirent sans autre cérémonie. Vathek étoit au bain avec Nouronihar ; il écoutoit des contes & se moquoit de Bababalouk qui les faisoit. Alarmé par les cris de ses gardes, il sauta hors de l’eau ; mais il y rentra bien vîte lorsqu’il vit paroître Carathis : elle avançoit avec ses négresses & toujours montée sur Alboufaki, & mettoit en pièces les mousselines & les fines portières du pavillon. À cette apparition subite, Nouronihar, qui n’étoit pas toujours sans remords, crut que le moment de la vengeance céleste étoit arrivé, & se colla amoureusement contre le Calife. Alors Carathis, sans descendre de son chameau, & écumante de rage au spectacle qui s’offroit à sa chaste vue, éclata sans ménagement. Monstre à deux têtes & à quatre jambes, s’écria-t-elle, que signifie tout ce bel entortillage ? N’as-tu pas honte d’empoigner ce tendron au lieu des sceptres des sultans préadamites ? C’est donc pour cette gueuse que tu as sollement manqué aux conditions du Giaour ? C’est avec elle que tu consumes des momens précieux ? Est-ce là le fruit que tu retires des belles connoissances que je t’ai données ? Est-ce ici le but de ton voyage ? Arrache-toi des bras de cette petite niaise ; noye-la dans l’eau, & suis mois.

Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avoit eu envie d’éventrer Alboufaki, & de le farcir des négresses, & même de Carathis ; mais les idées du Giaour, du palais d’Istakhar, des sabres & des talismans, frappèrent son esprit avec la rapidité d’un éclair. Il dit donc à sa mère d’un ton civil, quoique résolu ; redoutable dame, vous serez obéie ; mais je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolan confit ; elle aime beaucoup les escarboucles, & sur-tout celle de Giamchid qu’on lui a promise ; elle viendra avec nous, car je prétends qu’elle couche sur les canapés de Suleïman ; je ne puis plus dormir sans elle. À la bonne heure, répondit Carathis, en descendant d’Alboufaki, qu’elle remit entre les mains des négresses.

Nouronihar, qui n’avoit pas lâché prise, se rassura un peu, & dit tendrement au Calife ; cher souverain de mon cœur, je vous suivrai, s’il le faut, jusqu’au-delà de Caf dans le pays des Afrites, je ne craindrai pas de grimper pour vous au nid de la Simorgue, qui, après Madame, est l’être le plus respectable qui ait été crée. Voilà, dit Carathis, une jeune fille qui a du courage & des connoissances. Nouronihar en avoit assurément, mais malgré toute sa fermeté, elle ne pouvoit s'empêcher de penser quelquefois aux graces de son petit Gulchenrouz, & aux journées de tendresse qu'elle avoit passées avec lui ; quelques larmes mouillèrent ses yeux & n'échappèrent pas au Calife ; elle dit même tout haut & par inadvertence : hélas ! mon doux cousin, que deviendrez-vous ? À ces mots, Vathek fronça le sourcil, & Carathis s'écria ; que signifient ces grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife répondit; elle donne mal-à-propos un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux & aux douces tresses qui l'aimoit. Où est-il ? repartit Carathis, il faut que je fasse connoissance avec ce joli enfant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai dessein avant que de partir, de me remettre en grace avec le Giaour ; il n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le cœur d'un enfant délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour.

Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses troupes, ses femmes, & les autres meubles de son sérail, & de tout préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira seule dans une tente, où le Giaour s'amusa avec des visions encourageantes. À son réveil, elle vit à ses pieds Narkès & Cafour, qui, par leurs signes, lui apprirent qu’ayant mené Alboufaki aux bords d’un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse, elles avoient vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut de la tour de Samarah. Ah ! ah ! dit-elle, je veux aller sur les lieux à l’instant même ; au moyen d’une petite opération, je pourrai rendre ces poissons oraculaires ; ils m’éclairciront beaucoup de choses, & m’apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolument immoler. Aussi-tôt elle partit avec son noir cortège.

Comme on va vîte dans les mauvaises entreprises, Carathis & ses négresses ne tardèrent pas d’arriver au lac. Elles brûlèrent des drogues magiques dont elles étoient toujours munies, & s’étant déshabillées toutes nues, elles entrèrent dans l’eau jusqu’au col. Narkès & Cafour secouèrent des torches enflammées, tandis que Carathis prononçoit des mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l’eau, qu’ils agitoient fortement avec leurs nageoires ; & contraints par la puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, & dirent tous à la fois ; nous vous sommes dévoués depuis la tête jusqu’à la queue : que voulez-vous de nous ? Poissons, dit Carathis, je vous conjure par vos brillantes écailles de me dire où est le petit Gulchenrouz ? De l’autre côté de ce rocher, Madame, répondirent tous les poissons en chœur : êtes-vous contente ? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi la bouche ouverte au grand air. Oui, repartit la princesse, je vois bien que vous n’êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en repos, quoique j’aurois bien d’autres questions à vous faire ; sur cela, l’eau devint calme, & les poissons disparurent.

Carathis, remplie du venin de ses projets, escalada tout de suite le rocher, & vit sous une feuillée l’aimable Gulchenrouz qui dormoit, tandis que les deux nains veilloient auprès de lui, & marmotoient leurs oraisons. Ces petits personnages avoient le don de deviner quand quelque ennemi des bons musulmans approchoit ; ils sentirent donc venir Carathis, qui, s’arrêtant tout court, se disoit à elle-même ; comme il penche mollement sa petite tête ! c’est précisément l’enfant qu’il me faut. Les nains interrompirent ces belles réflexions en se jettant sur elle, & en l’égratignant de toutes leurs forces. Narkès & Cafour prirent aussi-tôt la défense de leur maitresse, & pincèrent les nains si fortement, qu’ils en rendirent l’ame, en priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme, et sur toute sa famille.

Au bruit que cet étrange combat faisoit dans le vallon, Gulchenrouz s’éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, & gagnant la cîme du rocher, courut sans prendre haleine ; enfin, il tomba comme mort entre les bras d’un bon vieux Génie qui chérissoit les enfans, & s’occupoit entiérement à les protéger. Ce Génie, faisant sa ronde dans les airs, avoit fondu sur le cruel Giaour lorsqu’il grommeloit dans son horrible fente, & lui avoit enlevé les cinquante petits garçons que Vathek avoit eu l’impieté de lui sacrifier. Il éduquoit ces intéressantes créatures dans des nids élevés au-dessus des nuages, & habitoit lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont il avoit chassé les rocs qui l’avoient construit.

Ces sûrs asyles étoient défendus contre les Dives & les Afrites par des banderolles flottantes, sur lesquelles étoient écrits en caractères d’or brillans comme l’éclair, les noms d’Allah & du Prophète. Alors Gulchenrouz, qui n’étoit pas encore désabusé sur sa prétendue mort, se crut dans les demeures d’une paix éternelle. Il s’abandonnoit sans crainte aux caresses de ses petits amis ; tous se rassembloient dans le nid du vénérable Génie, & à l’envi l’un de l’autre, baisoient le front uni, & les belles paupières de leur nouveau camarade. C’est là où, éloigné des tracasseries de la terre, de l’impertinence des harems, de la brutalité des eunuques & de l’inconstance des femmes, il trouva sa véritable place. Heureux, ainsi que ses compagnons, les jours, les mois, les années s’écoulèrent dans cette societé paisible ; car le Génie, au lieu de combler ses pupiles de périssables richesses & de vaines connoissances, les gratifioit du don d’une perpétuelle enfance.

Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie, se mit dans une colère épouvantable contre les négresses, qu’elle accusoit de n’avoir pas saisi l’enfant tout de suite, & de s’être amusées à pincer jusqu’à la mort de petits nains qui ne signifioient rien. Elle revint dans la vallée en murmurant ; &, trouvant que son fils n’étoit pas encore levé d’auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui & sur Nouronihar ; toutefois elle se consola par l’idée de partir le lendemain pour Istakhar, & de faire connoissance avec Eblis même64, au moyen des bons offices du Giaour, mais le destin en avoit ordonné autrement.

Sur le soir, comme cette princesse s’entretenoit avec Dilara qu’elle avoit fait venir & qui étoit fort de son goût, Bababalouk vint lui dire que le ciel paroissoit fort embrasé du côté de Samarah, & sembloit annoncer quelque chose de funeste. Sur le champ, elle pris ses astrolabes65 & ses instrumens magiques, mesura la hauteur des planètes, fit ses calculs, & vit, à son grand déplaisir, qu’il y avoit une révolte formidable à Samarah ; que Motavekel profitant de l’horreur qu’inspiroit son frère, avoit soulevé le peuple, s’étoit emparé du palais, & faisoit le siége de la grande tour, où Morakanabad s’étoit retiré avec un petit nombre de ceux qui restoient encore fidèles. Quoi ! s’écria-t-elle, je perdrois ma tour, mes muets, mes négresses, mes momies, & sur-tout mon cabinet d’expériences qui m’a coûté tant de veilles, & cela sans savoir si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure ! Non, je n’en serai pas la dupe ; je pars dans l’instant pour secourir Morakanabad par mon art redoutable, & faire pleuvoir sur les conspirateurs, des clous & des ferrailles ardentes ; j’ouvrirai mes magasins de serpens & de torpèdes, qui sont sous les grandes voûtes de la tour & que la faim a rendu enragés, & nous verrons si l’on tiendra contre de tels assaillans. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui banquetoit tranquillement avec Nouronihar dans son beau pavillon incarnat. Goulu, que tu es, lui dit-elle ; sans ma vigilance, tu ne serois bientôt que le Commandeur des tourtes ; tes Croyans ont renié la foi qu’ils t’avoient jurée ; Motavekel, ton frère, règne dans ce moment sur la colline des chevaux pies ; & si je n’avois pas quelques petites ressources dans notre tour, il ne lâcheroit prise de si-tôt. Mais afin de ne pas perdre du tems, je ne te dirai que quatre mots ; plie tes tentes, pars ce soir même, & ne t’arrête nulle part à baliverner. Quoique tu aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques espérances ; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les loix de l’hospitalité, en séduisant la fille de l’Emir, après avoir mangé de son sel & de son pain. Ces sortes de manières ne peuvent que plaire au Giaour ; & si tu fais en route encore quelque petit crime, tout ira bien, & tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu ! Alboufaki & mes négresses m’attendent à la porte.

Le Calife n’eut pas le mot à répondre à tout cela ; il souhaita un bon voyage à sa mère, & finit son souper. À minuit, il décampa au bruit des fanfares & des trompettes ; mais on avoit beau tymbalaler, on ne pouvoit s’empêcher d’entendre les cris de l’Emir & de ses barbons, qui à force de pleurer, étoient devenus aveugles, & n’avoient pas un poil de reste. Nouronihar, à qui cette musique faisoit de la peine, fut fort aise quand elle ne fut plus à portée de l’ouir. Elle étoit avec le Calife dans la litière impériale, & ils s’amusoient à se représenter toutes les magnificences dont ils devoient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenoient bien tristement dans leurs cages, & Dilara prenoit patience, en pensant qu’elle alloit célébrer les rites du feu sur les augustes terrasses d’Istakhar.

En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad. Le printems y étoit dans toute sa vigueur ; & les branches grotesques des amandiers en fleurs, se découpoient sur l’azur d’un ciel étincelant. La terre jonchée d’hyacinthes & de jonquilles, exhaloit une douce odeur ; des milliers d’abeilles, & presque autant de santons, y faisoient leur demeure. On voyoit alternativement rangés sur les bords du ruisseau, des ruches & des oratoires, dont la propreté & la blancheur étoient relevées par le verd brun des hauts cyprès. Ces pieux solitaires s’amusoient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, & sur-tout de melons musqués, les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyoit épars dans la prairie, s’amusant à nourrir des paons plus blancs que la neige, & des tourterelles azurées. Ils étoient ainsi occupés, quand les avant-coureurs du cortège impérial crièrent à haute voix : habitans de Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos sources limpides, & rendez graces au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire ; car voici le Commandeur des Croyans qui approche.

Les pauvres santons, remplis d’un saint empressement, se hâtèrent d’allumer des cierges dans tous les oratoires, déployèrent leurs alcorans sur des lutrins d’ébène, & allèrent au devant du Calife, avec de petits paniers remplis de figues, de miel & de melons. Pendant qu’ils s’avançoient en procession & à pas comptés, les chevaux, les chameaux & les gardes, faisoient un horrible dégât parmi les tulipes, & les autres fleurs de la vallée. Les santons ne pouvoient s’empêcher de jetter un œil de pitié sur ces ravages, pendant que de l’autre, ils regardoient le Calife & le Ciel. Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui rappelloient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de s’arrêter, mais ce prince, pensant que tous ces petits oratoires pourroient passer dans l’esprit du Giaour pour une habitation, ordonna à ses pionniers de les abattre. Les santons restèrent pétrifiés pendant qu’on exécutoit cet ordre barbare ; ils pleuroient à chaudes larmes, & Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il descendit de sa litière avec Nouronihar, & ils se promenèrent dans la prairie, tout en cueillant des fleurs & en se disant des gaillardises ; mais les abeilles, qui étoient bonnes musulmanes, se crurent obligées de venger la querelle de leurs chers maîtres, les santons, & s’acharnèrent tellement à les piquer, qu’ils furent trop heureux que leurs tentes se trouvassent prêtes à les recevoir.

Bababalouk, auquel l’embonpoint des paons & des tourterelles n’avoit pas échappé, en fit mettre tout de suite quelques douzaines à la broche, & autant en fricassées. On mangeoit, on rioit, on trinquoit, on blasphémoit à plaisir, quand tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous les Cadis, & tous les Imans de Schiraz, qui n’avoient pas apparemment rencontré les santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de rubans & de sonnettes d’argent, & chargés de tout ce qu’il y avoit de meilleur dans le pays. Ils présentèrent leurs offrandes au Calife, en le suppliant d’honorer leur ville & leurs mosquées de sa présence. Oh ! pour cela, dit Vathek, je m’en garderai bien ; j’accepte vos présens, & vous prie de me laisser tranquille, car je n’aime pas à résister à la tentation : mais comme il n’est pas décent que des gens aussi respectables que vous s’en retournent à pied, & que vous avez la mine d’être d’assez mauvais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de vous lier sur vos ânes, & prendront sur-tout bien garde que vous ne me tourniez pas le dos ; car ils savent l’étiquette. Il y avoit parmi eux de vigoureux scheiks, qui, croyant que Vathek étoit fou, en disoient tout haut leur opinion : Bababalouk prit soin de les faire garrotter à doubles cordes ; & piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent au grand galop, tout en ruant & s’entrechoquant de la manière la plus plaisante du monde. Nouronihar & son Calife, jouissoient à l’envi l’un de l’autre, de cet indigne spectacle ; ils faisoient de grands éclats de rire, lorsque les vieillards tomboient avec leur monture dans le ruisseau, & que les uns devenoient boiteux, d’autres manchots, d’autres brèche-dents, ou pis encore.

On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad, sans y être troublé par de nouvelles ambassades. Le troisième, on se remit en marche ; on laissa Schiraz à la droite, & on gagna une grande plaine d’où l’on découvroit, à l’extrémité de l’horison, les noirs sommets des montagnes d’Istakhar.

À cette vue, le Calife & Nouronihar ne pouvant contenir les transports de leur ame, sautèrent de la litière en bas, & firent des exclamations qui étonnèrent tous ceux qui étoient à portée de les entendre. Allons-nous dans des palais rayonnans de lumière, se demandoient-ils l’un l’autre, on bien dans des jardins plus délicieux que ceux de Sheddad ? Les pauvres mortels ! c’est ainsi qu’ils se répandoient en conjectures ; l’abîme des secrets du Tout-Puissant leur étoit caché.

Cependant les bons Génies qui veilloient encore un peu sur la conduite de Vathek, se rendirent dans le septième ciel auprès de Mahomet, & lui dirent ; miséricordieux Prophète, tendez vos bras propices à votre Vicaire, ou il tombera sans ressource dans les piéges, que les Dives nos ennemis lui ont dressés : le Giaour l’attend dans l’abominable palais du feu souterrein ; s’il y met le pied, il est perdu sans retour. Mahomet répondit avec indignation ; il n’a que trop mérité d’être laissé à lui-même ; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour le détourner de son entreprise.

Soudain un bon Génie prit la figure d’un berger, plus renommé pour sa piété, que tous les derviches & les santons du pays ; il se plaça sur la pente d’une petite colline auprès d’un troupeau de brebis blanches, & commença à jouer sur un instrument inconnu, des airs dont la touchante mélodie pénétroit l’ame, réveilloit les remords, & chassoit toute pensée frivole. À des sons si énergiques, le soleil se couvrit d’un sombre nuage, & les eaux d’un petit lac plus claires que le crystal, devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composoient le pompeux cortège du Calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la colline ; tous baissèrent les yeux, & restèrent consternés ; chacun se reprochoit le mal qu’il avoit fait : le cœur battoit à Dilara ; & le chef des eunuques, d’un air contrit, demandoit pardon aux femmes de ce qu’il les avoit souvent tourmentées pour sa propre satisfaction.

Vathek & Nouronihar pâlissoient dans leur litière, & se regardant d’un œil hagard, le reprochoient à eux-mêmes, l’un, mille crimes des plus noirs, mille projets d’une ambition impie ; & l’autre, la désolation de sa famille, & la perte de Gulchenrouz. Nouronihar croyoit entendre dans cette fatale musique, les cris de son père expirant, & Vathek, les sanglots des cinquante enfans qu’il avoit sacrifiés au Giaour. Dans ces angoisses, ils étoient toujours entraînés vers le berger. Sa physionomie avoit quelque chose de si imposant, que pour la première fois de sa vie, Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachoit le visage avec les mains. La musique cessa ; & le Génie adressant la parole au Calife, lui dit : Prince insensé, à qui la Providence a confié le soin des peuples ! est-ce ainsi que tu réponds à ta mission ? Tu as mis le comble à tes crimes ; te hâtes-tu à présent de courir à ton châtiment ? Tu fais qu’au-delà de ces montagnes, Eblis & ses Dives maudits tiennent leur funeste empire, & séduit par un malin fantôme, tu vas te livrer à eux ! C’est ici le dernier instant de grace qui t’est donné ; abandonne ton atroce dessein, retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses abominations, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes sujets, respecte les Ministres du Prophète, répare tes impiétés par une vie exemplaire, & au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancêtres ! Vois-tu ces nuages qui te cachent le soleil ? Au moment que cet astre reparoîtra, si ton cœur n’est pas changé, le tems de la miséricorde sera passé pour toi.

Vathek, saisi de crainte & chancelant, étoit sur le point de se prosterner devant le berger qu’il sentit bien devoir être d’une nature supérieure à l’homme ; mais son orgueil l’emporta, & levant audacieusement la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d’inutiles avis. Ou tu veux me tromper, ou tu te trompes toi-même : si ce que j’ai fait est aussi criminel que tu le prétends, il ne sauroit y avoir pour moi un moment de grace : j’ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance qui fera trembler tes semblables ; ne te flatte donc pas que je recule à la vue du port, ni que je quitte celle qui m’est plus chère que la vie & que ta miséricorde. Que le soleil reparoisse, qu’il éclaire ma carrière, que m’importe où elle finira ! En disant ces mots, qui firent frémir le Génie lui-même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, & commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route.

On n’eut pas de peine à exécuter cet ordre ; l’attraction n’existoit plus, le soleil avoit repris tout l’éclat de sa lumière, & le berger avoit disparu en jettant un cri lamentable. La fatale impression de la musique du Génie, étoit cependant restée dans le cœur de la plupart des gens de Vathek ; ils se regardoient les uns les autres avec effroi. Dès la nuit même presque tous s’échappèrent, & il ne resta de ce nombreux cortège que le chef des eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara, & un petit nombre d’autres femmes, qui suivoient comme elle la religion des Mages.

Le Calife, dévore par l’ambition de donner des loix aux Intelligences ténébreuses, s’embarrassa peu de cette désertion. Le bouillonnement de son sang l’empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l’ordinaire. Nouronihar, dont l’impatience surpassoit, s’il se peut, la sienne, le pressoit de hâter sa marche, & pour l’étourdir, lui prodiguoit mille tendres caresses. Elle se croyoit déjà plus puissante que Balkis66, & s’imaginoit voir les Génies prosternés devant l’estrade de son trône. Ils s’avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu’à la vue de deux rochers élancés, qui formoient comme un portail à l’entrée du vallon dont l’extrémite étoit terminée par les vastes ruines d’Istakhar. Presqu’au sommet de la montagne, on découvroit la façade de plusieurs sépulcres de Rois, dont les ombres de la nuit augmentoient l’horreur. On passa par deux bourgades presque entiérement désertes. Il n’y restoit plus que deux ou trois foibles vieillards, qui, en voyant les chevaux & les litières, se mirent à genoux, en s’écriant : Ciel ! est-ce encore de ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois ? Hélas ! nos gens effrayés de ces étranges apparitions & du bruit qu’on entend sous les montagnes, nous ont abandonnés à la merci des esprits malfaisans ! Ces plaintes sembloient de mauvais augure au Calife ; il fit passer ses chevaux sur les corps des pauvres vieillards, & arriva enfin au pied de la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec Nouronihar. Le cœur palpitant & portant des regards égarés sur tous les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire, l’arrivée du Giaour ; mais rien ne l’annonçoit encore. Un silence funèbre régnoit dans les airs & sur la montagne. La lune réfléchissoit sur la grande plate-forme l’ombre des hautes colonnes qui s’élevoient de la terrasse presque jusqu’aux nues. Ces tristes phares, dont le nombre pouvoit à peine se compter, n’étoient couverts d’aucun toît ; & leurs chapiteaux, d’une architecture inconnue dans les annales de la terre, servoient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui, alarmés à l’approche de tant de monde, s’enfuirent en croassant.

Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu’on allumât du feu, & qu’on prît quelque nourriture. Non, non, répondit le Calife, il n’est plus tems de penser à ces sortes de choses ; reste où tu es, & attends mes ordres. En disant ces mots d’un ton ferme, il présenta la main à Nouronihar, & montant les degrés d’une vaste rampe, parvint sur la terrasse qui étoit pavée de carreaux de marbre, & semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. À la droite, étoient les phares rangés devant les ruines d’un palais immense, dont les murs étoient couverts de diverses figures ; en face, on voyoit les statues gigantesques de quatre animaux qui tenoient du griffon & du léopard, & qui inspiroient l’effroi ; non loin d’eux, on distinguoit à la clarté de la lune, qui donnoit particuliérement sur cet endroit, des caractères semblables à ceux qui étoient sur les sabres du Giaour ; ils avoient la même vertu de changer à chaque instant ; enfin, ils se fixèrent en lettres arabes, & le Calife y lut ces mots : Vathek, tu as manqué aux conditions de mon parchemin ; tu mériterois d’être renvoyé ; mais en faveur de ta compagne & de tout ce que tu as fait pour l’acquérir, Eblis permet qu’on t’ouvre la porte de son palais, & que le feu souterrein te compte parmi ses adorateurs.

À peine avoit-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la terrasse étoit adossée trembla, & que les phares semblèrent s’écrouler sur leurs têtes. Le rocher s’entr’ouvit, & laissa voir dans son sein un escalier de marbre poli, qui paroissoit devoir toucher à l’abîme. Sur chaque degré étoient posés deux grands cierges, semblables à ceux que Nouronihar avoit vus dans sa vision, & dont la vapeur camphrée s’élevoit en tourbillon sous la voûte.

Ce spectacle, au lieu d’effrayer la fille de Fakreddin, lui donna un nouveau courage ; elle ne daigna pas seulement prendre congé de la lune & du firmament, & sans hésiter, quitta l’air pur de l’atmosphère, pour se plonger dans des exhalaisons infernales. La marche de ces deux impies, étoit fière & decidée. En descendant à la vive lumière de ces flambeaux, ils s’admiroient l’un l’autre, & se trouvoient si resplendissans, qu’ils se croyoient des intelligences célestes. La seule chose qui leur donnoit de l’inquiétude, c’étoit que les degrés ne finissoient point. Comme ils se hâtoient avec une ardente impatience, leurs pas s’accélérèrent à un point, qu’ils sembloient tomber rapidement dans un précipice, plutôt que marcher ; à la fin, ils furent arrêtés par un grand portail d’ébène que le Calife n’eut pas de peine à reconnoître ; c’étoit là que le Giaour l’attendoit avec une clef d’or à la main. Soyez les bien-venus en dépit de Mahomet & de toute sa sequelle, leur dit-il avec son affreux sourire ; je vais vous introduire dans ce palais, où vous avez si bien acquis une place. En disant ces mots, il toucha de sa clef la serrure émaillée, & aussi-tôt les deux battans s’ouvrirent avec un bruit plus fort que le tonnerre de la canicule, & se refermèrent avec le même bruit dès le moment qu’ils furent entrés.

Le Calife & Nouronihar se regardèrent avec étonnement, en se voyant dans un lieu qui, quoique voûté, étoit si spacieux & si élevé, qu’ils le prirent d’abord pour une plaine immense. Leurs yeux s’accoutumant enfin à la grandeur des objets, ils découvrirent des rangs de colonnes & des arcades qui alloient en diminuant, & se terminoient en un point radieux comme le soleil, lorsqu’il darde sur la mer ses derniers rayons. Le pavé, semé de poudre d’or & de safran, exhaloit une odeur si subtile, qu’ils en furent comme étourdis. Ils avancèrent cependant, & remarquèrent une infinité de cassolettes où brûloient de l’ambre gris & du bois d’aloës. Entre les colonnes, étoient des tables couvertes d’une variété innombrable de mets & de toutes sortes de vins qui pétilloient dans des vases de crystal. Une foule de Ginns & autres Esprits follets des deux sexes, dansoient lascivement par bandes au son d’une musique, qui résonnoit sous leurs pas.

Au milieu de cette salle immense, se promenoit une multitude d’hommes & de femmes, qui tous tenant la main droite sur le cœur, ne faisoient attention à nul objet, & gardoient un profond silence. Ils étoient tous pâles comme des cadavres, & leurs yeux enfoncés dans leurs têtes, ressembloient à ces phosphores qu’on apperçoit la nuit dans les cimetières. Les uns étoient plongés dans une profonde rêverie ; les autres écumoient de rage, & couroient de tous côtés comme des tigres blessés d’un trait empoisonné ; tous s’évitoient ; & quoiqu’au milieu d’une foule, chacun erroit au hasard, comme s’il avoit été seul.

À l’aspect de cette funeste compagnie, Vathek & Nouronihar se sentirent glacés d’effroi. Ils demandèrent avec importunité, au Giaour, ce que tout cela signifioit, & pourquoi tous ces spectres ambulans n’ôtoient jamais leur main droite de dessus leur cœur ? Ne vous embarrassez pas de tant de choses à l’heure qu’il est, leur répondit-il brusquement, vous saurez tout dans peu ; hâtons-nous de nous présenter devant Eblis. Ils continuèrent donc à marcher à travers tout ce monde ; mais malgré leur première assurance, ils n’avoient pas le courage de faire attention aux perspectives des salles & des galeries, qui s’ouvroient à droite & à gauche : elles étoient toutes éclairées par des torches ardentes, & par des brasiers dont la flamme s’élevoit en pyramide, jusqu’au centre de la voûte. Ils arrivèrent enfin en un lieu, où de longs rideaux de brocard cramoisi & or, tomboient de toutes parts dans une confusion imposante. Là, on n’entendoit plus les chœurs de musique ni les danses ; la lumière qui y pénétroit, sembloit venir de loin.

Vathek & Nouronihar se firent jour à travers ces draperies, & entrèrent dans un vaste tabernacle tapissé de peaux de léopards. Un nombre infini de vieillards à longue barbe, d’Afrites en complette armure, étoient prosternés devant les degrés d’une estrade, au haut de laquelle, sur un globe de feu, paroissoit assis le redoutable Eblis. Sa figure étoit celle d’un jeune homme de vingt ans, dont les traits nobles & réguliers, sembloient avoir été flétris par des vapeurs malignes. Le désespoir & l’orgueil étoient peints dans ses grands yeux, & sa chevelure ondoyante tenoit encore un peu de celle d’un ange de lumière. Dans sa main délicate, mais noircie par la foudre, il tenoit le sceptre d’airain, qui fait trembler le monstre Ouranbad67, les Afrites, & toutes les puissances de l’abîme.

À cette vue, le Calife perdit toute contenance, & se prosterna la face contre terre. Nouronihar, quoiqu’éperdue, ne pouvoit s’empêcher d’admirer la forme d’Eblis, car elle s’étoit attendue à voir quelque géant effroyable. Eblis, d’une voix plus douce qu’on auroit put la supposer, mais qui portoit la noire mélancolie dans l’ame, leur dit : créatures d’argile, je vous reçois dans mon empire ; vous êtes du nombre de mes adorateurs, jouissez de tout ce que ce palais offre à votre vue, des trésors des sultans préadamites, de leurs sabres foudroyans, & des talismans qui forceront les Dives à vous ouvrir les souterreins de la montagne de Caf, qui communiquent à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi contenter votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu’à vous de pénétrer dans la forteresse d’Aherman68, & dans les salles d’Argenk69 où sont peintes toutes les créatures raisonnables, & les animaux qui ont habité la terre, avant la création de cet être méprisable que vous appellez le père des hommes.

Vathek & Nouronihar se sentirent consolés & rassurés par cette harangue. Ils dirent avec vivacité au Giaour ; conduisez-nous bien vîte au lieu où sont ces talismans précieux. Venez, répondit ce méchant Dive, avec sa grimace perfide, venez, vous posséderez tout ce que notre maître vous promet, & bien davantage. Alors, il leur fit enfiler une longue allée, qui communiquoit au tabernacle ; il marchoit le premier à grands pas, & ses malheureux disciples le suivoient avec joie. Ils arrivèrent á une salle spacieuse, couverte d’un dôme fort élevé, & autour de laquelle on voyoit cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenats d’acier. Il régnoit en ce lieu une obscurité funèbre, & sur des lits d’un cèdre incorruptible, étoient étendus les corps décharnés des fameux Rois préadamites, jadis Monarques universels sur la terre. Ils avoient encore assez de vie pour connoître leur déplorable état ; leurs yeux conservoient un triste mouvement ; ils s’entre-regardoient languissamment l’un l’autre, & tenoient tous la main droite sur leur cœur. À leurs pieds on yoyoit des inscriptions qui retraçoient les évènemens de leur règne, leur puissance, leur orgueil & leurs crimes. Soliman Raad, Soliman Daki, & Soliman dit Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné les Dives dans les ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si présomptueux, qu’ils doutèrent de la puissance suprême, tenoient là un rang distingué ; mais non pas comparable à celui du prophète Suleïman Ben Daoud.

Ce Roi si renommé par sa sagesse, étoit sur la plus haute estrade, & immédiatement sous le dôme. Il paroissoit avoir plus de vie que les autres ; & quoiqu’il poussât de tems en tems de profonds soupirs, & tînt la main droite sur le cœur comme ses compagnons, son visage étoit plus serein ; & il sembloit être attentif au bruit d’une cataracte d’eau noire, qu’on entrevoyoit à travers l’une des portes qui étoit grillée. Nul autre bruit n’interrompoit le silence de ces lieux lugubres. Une rangée de vases d’airain, entouroit l’estrade. Ôte les couvercles de ces dépôts cabalistiques, dit le Giaour à Vathek ; prends les talismans qui briseront toutes ces portes de bronze, & te rendront le maître des trésors qu’elles renferment & des Esprits qui en ont la garde.

Le Calife, que cet appareil sinistre avoit entiérement déconcerté, s’approcha des vases en chancelant, & pensa expirer de terreur, quand il entendit les gémissemens de Suleïman, que dans son trouble il avoit pris pour un cadavre. Alors, une voix sortant de la bouche livide du prophète, articula ces mots : Pendant ma vie, j’occupai un trône magnifique. À ma droite étoient douze mille siéges d’or, où les patriarches & les prophètes écoutoient ma doctrine ; à ma gauche, les sages & les docteurs, sur autant de trônes d’argent, assistoient à mes jugemens. Tandis que je rendois ainsi justice à des multitudes innombrables, les oiseaux voltigeant sans cesse sur ma tête, me servoient de dais contre les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissoit ; mes palais s’élevoient jusqu’aux nues : je bâtis un temple au Très-Haut, qui fut la merveille de l’univers : mais je me laissai lâchement entraîner par l’amour des femmes, & par une curiosité qui ne se bornoit pas aux choses sublunaires. J’écoutai les conseils d’Aherman, & de la fille de Pharaon ; j’adorai le feu & les astres ; & quittant la ville sacrée, je commandai aux Génies de construire les superbes palais d’Istakhar & la terrasse de phares, dont chacun étoit dédié à une étoile. Là, pendant un tems, je juis en plein de la splendeur du trône & des voluptés ; non-seulement les hommes, mais encore les Génies m’étoient soumis. Je commençois à croire, ainsi que l’ont fait ces malheureux Monarques qui m’entourent, que la vengeance céleste étoit assoupie, lorsque la foudre brisa mes édifices & me précipita dans ce lieu. Je n’y suis cependant pas, comme tous ceux qui l’habitent, entiérement dépourvu d’espérance. Un ange de lumière m’a fait savoir, qu’en considération de la piété de mes jeunes ans, mes tourmens finiront lorsque cette cataracte, je compte les gouttes, cessera de couler : mais hélas ! quand arrivera ce tems si desiré ? Je souffre, je souffre, un feu impitoyable dévore mon cœur.

En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains vers le ciel en signe de supplication, & le Calife vit que son sein étoit d’un crystal transparent, au travers duquel on découvroit son cœur brûlant dans les flammes. À cette terrible vue, Nouronihar tomba comme pétrifiée dans les bras de Vathek : ô Giaour ! s’écria ce malheureux prince, dans quel lieu nous as-tu conduit ? Laisse-nous en sortir ; je te tiens quitte de toutes tes promesses. Ô Mahomet ! n’y a-t-il plus de miséricorde pour nous ? Non, il n’y en a plus, répondit le malfaisant Dive ; sache que c’est ici le séjour du désespoir & de la vengeance ; ton cœur sera embrasé comme celui de tous les adorateurs d’Eblis ; peu de jours te sont donnés avant ce terme fatal, employe-les comme tu voudras ; couche sur des monceaux d’or, commande aux puissances infernales ; parcours tous ces immenses souterreins à ton gré, aucune porte ne te sera fermée ; quant à moi j’ai rempli ma mission, & je te laisse à toi-même. En disant ces mots, il disparut.

Le Calife & Nouronihar restèrent dans un accablement mortel ; leurs larmes ne pouvoient couler, à peine pouvoient-ils se soutenir ; enfin, ils se prirent tristement par la main, & sortirent en chancelant de cette salle funeste, sans savoir où ils alloient. Toutes les portes s’ouvroient à leur approche, les Dives se prosternoient devant leurs pas, des magasins de richesses se déployoient à leurs yeux ; mais ils n’avoient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice. Avec la même indifférence, ils entendoient les chœurs des Ginns, & voyoient les superbes repas qui étoient étalés de toutes parts. Ils alloient errant de chambres en chambres, de salles en salles, d’allées en allées, tout autant de lieux sans bornes & sans limites, tous éclairés par une sombre lueur, tous parés avec la même triste magnificence, tous parcourus par des gens qui cherchoient le repos & le soulagement ; mais qui le cherchoient en vain, puisqu’ils portoient par-tout un cœur tourmenté dans les flammes. Evités de tous ces malheureux, qui par leurs regards, sembloient se dire les uns aux autres, c’est toi qui m’as séduit, c’est toi qui m’as corrompu, ils se tenoient à l’écart, & attendoient dans une angoisse le moment qui devoit les rendre semblables à ces objets de terreur.

Quoi ! disoit Nouronihar, le tems viendra-t-il que je retirerai ma main de la tienne ? Ah ! disoit Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de puiser à longs traits la volupté dans les tiens ? Les doux momens que nous avons passés ensemble me seront-ils en horreur ? Non, ce n’est pas toi qui m’as mené dans ce lieu détestable, ce sont les principes impies par lesquels Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte & la tienne : ah ! que du moins elle souffre avec nous ! En disant ces douloureuses paroles, il appella un Afrite qui attisoit un brasier, & lui ordonna d’enlever la princesse Carathis du palais de Samarah, & de la lui amener.

Après avoir donné cet ordre, le Calife & Nouronihar continuèrent de marcher dans la foule silencieuse, jusqu’au moment où ils entendirent parler au bout d’une galerie. Présumant que c’étoient des malheureux qui, comme eux, n’avoient pas encore reçu leur arrêt final, ils se dirigèrent d’après le son des voix, & trouvèrent qu’elles partoient d’une petite chambre quarrée, où sur des sophas étoient assis quatre jeunes hommes de bonne mine & une belle femme, qui s’entretenoient tristement à la lueur d’une lampe. Ils avoient tous l’air morne & abattu, & deux d’entr’eux s’embrassoient avec beaucoup d’attendrissement. En voyant entrer le Calife & la fille de Fakreddin, ils se levèrent civilement, les saluèrent & leur firent place. Ensuite, celui qui paroissoit le plus distingué de la compagnie, s’adressant au Calife, lui dit : Étranger, qui sans doute êtes dans la même horrible attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur votre cœur ; si vous venez passer avec nous les affreux momens qui doivent s’écouler jusqu’à notre commun châtiment, daignez nous raconter les aventures qui vous ont conduit en ce lieu fatal, & nous vous apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d’être entendues. Se retracer ses crimes, quoiqu’il ne soit plus tems de s’en repentir, est la seule occupation qui convienne à des malheureux comme nous.

Le Calife & Nouronihar consentirent à cette proposition, & Vathek prenant la parole, leur fit, non sans gémir, un sincère récit de tout ce qui lui étoit arrivé. Lorsqu’il eut fini sa pénible narration, le jeune homme qui lui avoit parlé, commença la sienne de la manière suivante.

Histoire des deux Princes amis, Alasi & Firoux, enfermés dans le palais souterrein.

Histoire du Prince Borkiarokh, enfermé dans le palais souterrein.

Histoire du Prince Kalilah & de la Princesse Zulkais, enfermés dans le palais souterrein.

Le troisième Prince en étoit au milieu de son récit, quand il fut interrompu par un bruit qui fit trembler & entr’ouvrir la voûte. Bientôt après, une vapeur se dissipant peu-à-peu, laissa voir Carathis sur le dos de l’Afrite, qui se plaignoit horriblement de son fardeau. Elle sauta à terre, & s’approchant de son fils, lui dit ; que fais-tu ici dans cette petite chambre ? En voyant que les Dives t’obéissent, j’ai cru que tu étois placé sur le trône des Rois préadamites.

Femme exécrable, répondit le Calife, que maudit soit le jour où tu m’as mis au monde ! Va, suis cet Afrite, qu’il te mène dans la salle du prophète Suleïman ; là, tu apprendras à quoi est destiné ce palais qui t’a paru si desirable, & combien je dois abhorrer les impies connoissances que tu m’as données ! La puissance où tu es parvenu, t’a-t-elle troublé la tête, repliqua Carathis ? Je ne demande pas mieux que de rendre mes hommages à Suleïman le prophète. Il faut pourtant que tu saches que l’Afrite m’ayant dit que ni toi ni moi nous ne retournerions pas à Samarah, je l’ai prié de me laisser mettre ordre à mes affaires, & qu’il a eu la politesse d’y consentir. Je n’ai pas manqué de mettre à profit ces instans ; j’ai mis le feu à notre tour où j’ai brûlé tout vifs les muets, les négresses, les torpèdes & les serpens, qui pourtant m’avoient rendu beaucoup de services, & j’en aurois fait autant au grand visir, s’il ne m’avoit pas abandonnée pour Motavekel. Quant à Bababalouk, qui avoit eu la sottise de retourner à Samarah, & tout bonnement d’y trouver des maris pour tes femmes, je l’aurois mis à la torture, si j’en avois eu le tems ; mais comme j’étois pressée, je l’ai seulement fait pendre, après lui avoir tendu un piége pour l’attirer auprès de moi, aussi bien que les femmes ; je les ai faites enterrer toutes vivantes par mes négresses, qui ont ainsi employé leurs derniers momens à leur grande satisfaction. Pour Dilara, qui m’a toujours plu, elle a montré son esprit en se mettant ici près au service d’un Mage, & je pense qu’elle sera bientôt des nôtres. Vathek étoit trop consterné pour exprimer l’indignation que lui causoit un tel discours ; il ordonna à l’Afrite d’éloigner Carathis de sa présence, & resta dans une morne rêverie que ses compagnons n’osèrent troubler.

Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu’au dôme de Suleïman, & sans faire la moindre attention aux soupirs du Prophète, elle ôta audacieusement les couvercles des vases, & s’empara des talismans. Alors, élevant une voix telle qu’on n’en avoit jamais entendu dans ces lieux, elle força les Dives à lui montrer les trésors les plus cachés, les magasins les plus profonds, que l’Afrite lui-même n’avoit jamais vus. Elle passa par des descentes rapides qui n’étoient connues que d’Eblis & des plus puissans de ses favoris, & pénétra au moyen de ces talismans jusqu’aux entrailles de la terre d’où souffle le fanfar, vent glacé de la mort : rien n’effrayoit son cœur indomptable. Elle trouvoit cependant chez tout ce monde qui portoit la main droite sur le cœur, une petite singularité qui ne lui plaisoit pas.

Comme elle sortoit d’un des abîmes, Eblis se présenta à ses regards. Mais malgré tout l’imposant de sa majesté, elle ne perdit pas contenance, & lui fit même son compliment avec beaucoup de présence d’esprit : ce superbe Monarque lui répondit ; Princesse, dont les connoissances & les crimes méritent un siége élevé dans mon empire, vous faites bien d’employer le loisir qui vous reste ; car les flammes & les tourmens qui s’empareront bientôt de votre cœur, vous donneront assez d’occupation. En disant ces mots, il disparut dans les draperies de son tabernacle.

Carathis resta un peu interdite ; mais résolue d’aller jusqu’au bout, & de suivre le conseil d’Eblis, elle rassembla tous les chœurs des Ginns, & tous les Dives pour en recevoir les hommages. Elle marchoit ainsi en triomphe, à travers une vapeur de parfums, & aux acclamations de tous les Esprits malins dont la plupart étoient de sa connoissance. Elle alloit même détrôner un des Soliman pour prendre sa place, quand une voix sortant de l’abîme de la mort, cria : tout est accompli ! Aussi-tôt le front orgueilleux de l’intrépide Princesse se couvrit des rides de l’agonie ; elle jetta un cri douloureux, & son cœur devint un brasier ardent : elle y porta la main pour ne l’en retirer jamais.

Dans cet état de délire, oubliant ses vues ambitieuses & sa soif des sciences qui doivent être cachées aux mortels, elle renversa les offrandes que les Ginns avoient posées à ses pieds ; & maudissant l’heure de sa naissance, & le sein qui l’avoit portée, elle se mit à courir pour ne plus s’arrêter, ni goûter un moment de repos.

À peu près dans ce meme tems, la même voix avoit annoncé au Calife, à Nouronihar, aux quatre Princes & à la Princesse, le décret irrévocable. Leurs cœurs venoient de s’embraser ; & ce fut alors qu’ils perdirent le plus précieux des dons du ciel, l’espérance ! Ces malheureux s’étoient séparés en se jettant des regards furieux. Vathek ne voyoit plus dans ceux de Nouronihar que rage & que vengeance ; elle ne voyoit plus dans les siens qu’aversion & désespoir. Les deux Princes amis, qui, jusqu’à ce moment, s’étoient tenus tendrement embrassés, s’éloignèrent l’un de l’autre en frémissant. Kalilah & sa sœur se firent mutuellement un geste d’imprécation. Les deux autres Princes témoignèrent par des contorsions effroyables & des cris étouffés, l’horreur qu’ils avoient d’eux-mêmes. Tous se plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans une éternité de peines.

Tel fut, & tel doit être le châtiment des passions effrénées, & des actions atroces ; telle sera la punition de la curiosité aveugle, qui veut pénétrer au-delà des bornes que le Créateur a mises aux connoissances humaines ; de l’ambition, qui, voulant acquérir des sciences réservées à de plus pures Intelligences, n’acquiert qu’un orgueil insensé, & ne voit pas que l’état de l’homme est d’être humble & ignorant.

Ainsi le Calife Vathek, qui, pour parvenir à une pompe vaine, & à une puissance défendue, s’étoit noirci de mille crimes, se vit en proie à des remords, & à une douleur sans fin & sans bornes ; ainsi l’humble, le méprisé Gulchenrouz, passa des siècles dans la douce tranquillité, & le bonheur de l’enfance.


FIN.
NOTES.

Note première, page 3. (Calife). Chez les Mahométans, ce titre comprend à la fois les caractères réunis de prophète, de prêtre & de roi ; on l’emploie pour signifier le Vicaire de Dieu sur la terre. État de L’Empire Ottoman, par Habesci[ws 1], pag. 9. Herbelot[ws 2], pag. 985.

Note 2, pag. 3. (expiroit à l’instant). L’auteur du Nighiaristan nous a conservé ce qui vient à l’appui de ce récit ; & il n’y a aucune histoire de Vathek, dans laquelle il ne soit fait mention de son œil terrible.

Note 3, pag. 4. (Omar Ben Abdalaziz). Calife distingué de tous les autres par sa tempérance, & son abnégation de lui-même ; au point que l’on croit qu’il a été reçu dans le sein de Mahomet, en récompense de son abstinence exemplaire dans un siècle de corruption. Herbelot, p. 690.

Note 4, pag. 4. (Samarah). Ville de l’Iraque Babylonien, que l’on suppose avoir été placée sur le lieu où Nimrod éleva sa tour. Khondemir raconte dans la vie de Motassem, que ce prince quitta Bagdad, pour terminer les disputes qui s’élevoient continuellement entre les habitans de cette ville & ses esclaves Turcs ; & qu’il choisit une situation dans la plaine de Catoul, où il bâtit Samarah. On assure qu’il avoit dans les écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies, dont chacun transporta par son ordre un sac de terre sur la place qu’il avoit choisie : de cet amas énorme, il se forma une élévation qui dominoit sur toute l’étendue de Samarah, & qui servit de base à son magnifique palais. Herbelot, p. 752, 808, 985. Anecdotes Arabes, p. 413[ws 3].

Note 5, pag. 4. (de leurs chants). Les grands de l’Orient ont toujours été passionnés pour la musique, quoique défendue par la religion Mahométane ; elle fait ordinairement partie de tous les divertissemens ; on entretient ordinairement des femmes esclaves pour les amuser, eux & les femmes de leurs harems. Le Khaniagère Persan, paroît avoir beaucoup ressemblé à notre vieux Menétrier Anglois ; c’étoit ordinairement des chants héroïques qu’il accompagnoit de son luth : il paroît que les musiciens de ce pays ont connu le grand art d’émouvoir les passions, & qu’ils adressoient principalement leur musique au cœur. Alfarabi, (philosophe qui mourut vers le milieu du dixième siècle) à son retour du pélerinage de la Mecque, s’introduisit, quoiqu’étranger, à la cour de Seifeddoula, Sultan de Syrie ; les musiciens de ce prince exécutoient des concerts ; il se mêla parmi eux. Seifeddoula l’admira, & voulut entendre quelque chose de sa composition. Il tira de sa poche une pièce qu’il distribua à tous les concertans ; le premier morceau excita un rire violent parmi les courtisans du Sultan & lui-même, le second les fit tous fondre en larmes, & le troisième les assoupit tous & jusqu’aux musiciens.

Dissertation de Richardson sur les langues des nations Orientales, p. 211.[ws 4]

Note 6, pag. 5. (Mani). Cet artiste, qu’Inatulla de Delhi appelle le renommé au loin, vivoit sous le règne de Schabur ou Sapor, fils d’Ardschir Babegan ; il étoit peintre & sculpteur de profession, & il fut fondateur de la secte des Manichéens. Son charlatanisme, soutenu par une rare capacité dans les arts méchaniques, fit croire aux ignorans que son pouvoir étoit surnaturel. Après avoir quitté ses zélateurs, sous prétexte de passer une année dans le ciel, il publia un livre merveilleux, qui renfermoit des figures d’une étrange espèce, & qu’il disoit avoir reçues de la Divinité. Herbelot, p. 548. Il paroit, d’après les Mille & une Nuits, qu’Haroun Al Rachid, grand-père de Vathek, avoit orné son palais, & meublé son magnifique pavillon, des plus fameux chef-d’œuvres des artistes Persans.

Note 7, pag. 6. (septième ciel). C’est dans ce ciel que le paradis de Mahomet est supposé placé, tout près du trône d’Allah. Au rapport de Hagi Khalfah, Ben Jatmaiah, célèbre docteur de Damas, eut la témérité d’assurer, que, lorsque le Très-Haut érigea son trône, il y réserva une place vacante pour Mahomet.

Note 8, pag. 7. Génie, Genn, ou Ginn, signifie en arabe Génie ou Esprit ; c’est-à-dire, un être d’un ordre supérieur à l’homme & formé d’une matière plus subtile. Suivant la mythologie Orientale, les Génies gouvernoient le monde long-tems avant la création d’Adam ; les Mahométans les regardoient comme une espèce intermédiaire entre les Anges & les hommes, & susceptibles de salut. Mahomet prétendit avoir reçu du ciel une mission pour les convertir. Conformément à cette idée, nous lisons dans le Koran : « Lorsque le Serviteur de Dieu se leva pour l’invoquer, il s’en fallut peu que les Génies ne se pressassent en foule sur lui pour lui entendre réciter le Koran ». Herbelot, p. 375. Alcoran, ch. 72.

Note 9, pag. 7. (Aidez-lui à bâtir cette tour). Les Génies que les Persans appelloient Péries & Dives, étoient fameux par leur science en architeture. Les pyramides d’Egypte leur ont été attribuées, & on nous parle d’une forteresse étonnante qu’ils avoient construite dans les montagnes éloignées de l’Espagne ; la façade de cette forteresse présentoit cette inscription :

« Ce n’est pas une tâche aisée d’ouvrir les portes de cet asyle, passant téméraire ; les verroux n’en sont pas de fer, c’est la dent d’un dragon furieux. Sache qu’aucun mortel ne peut rompre ce charme, jusqu’à ce que le destin en ait confié la clef à sa main intrépide. »

Le Koran dit, que Salomon employa les Génies à la construction de son magnifique temple. Bally, sur l’Atlantide, p. 146. Herbelot, p. 8. Koran, ch. 34.

Note 10, pag. 21. (Giaour). Infidèle.

Note 11, pag. 31. (Il me faut le sang de cinquante enfans). Parmi les disciples enthousiastes des puissances des ténèbres, l’offrande la plus agréable à ces divinités, étoit le sang des enfans. Si les parens ne s’empressoient pas de venir eux-mêmes les offrir, les Magistrats ne manquoient pas de choisir les jeunes gens les plus beaux & qui promettoient le plus, afin que le démon ne fût pas frustré de ses droits. Dans une occasion, on sacrifia à la fois deux cents enfans de la première noblesse. Observ, de Bryant, p. 279.

Note 12, pag. 40. (prière annoncée à la pointe du jour). Dans les vingt-quatre heures, il y en avoit cinq marquées pour la prière publique ; la pointe du jour, midi, le milieu entre midi & le soleil couchant, le moment où le soleil quitte l’horison, & une heure & demie après qu’il est au-dessous.

Note 13, pag. 41. (cornes de rhinocéros). On peut lire le récit curieux de leurs propriétés & applications extraordinaires dans la Bibliothèque Orientale, & dans le Supplément.

Note 14, pag. 47. (flacons de vin, & vases de Fagfouri[1] où un sorbet excellent reposoit sur la neige). Chardin parle d’un vin, fait de jus de grenade, que l’on appelle roubnar, & qui est très-vanté dans l’Orient, sur-tout dans la Perse ; l’on en exporte une quantité considérable. Les sorbets orientaux, que S. Jerôme nomme sorbitiunculæ delicatæ, étoient un composé de différens sirops, de limon, de liquorice, de capillaire, mêlés avec de l’eau. À ces sirops, Hasselquist en ajoute plusieurs autres, & observe que la violette à la douce odeur, est une fleur très-estimée chez les Orientaux, non-seulement pour son parfum & sa couleur, mais encore pour son usage dans le sorbet. Lorsqu’ils veulent régaler délicatement leurs convives, ils font cette liqueur avec une dissolution de sucre de violettes. La neige est un ingrédient presque universellement employé dans les rafraîchissemens des climats chauds ; aussi nous voyons dans les Mille & une Nuits que Bedreddin Hassan, après avoir rempli une graude coupe de porcelaine de sorbet de rous, mit de la neige dedans.

Note 15, pag. 47. (parchemin). Les parchemins mystérieux sont fréquens dans les écrits des Orientaux. Il y en a eu un en particulier parmi les Arabes, qui est en grande vénération ; il fut écrit par Ali & Giafar Sudek, en caractères mystiques. L’on dit qu’il renferme la destinée de la religion Mahométane, & les grands évènemens qui doivent arriver avant la fin du monde. Ce parchemin est de peau de chameau. Catherine de Médicis étoit dans l’usage de porter sur elle une légende, écrite en caractères cabalistiques sur la peau d’un enfant mort né. Herbelot, p. 366. Histoire de la Maison de Valois, par Wraxal.

Note 16, pag. 48. (Istakhar). Cette cité étoit, sous les Rois des trois premières races, l’ancienne Persépolis, la capitale de la Perse. L’auteur du Lebtarikh dit, que Kischtab établit son séjour dans cette ville ; qu’il y érigea plusieurs temples consacrés à l’élément du feu ; & qu’il fit creuser pour lui-même & ses successeurs, des sépulcres dans les rochers de la montagne qui communiquoit à la cité. Les ruines qui restent encore des colonnes & des figures mutilées par Alexandre & par le tems, prouvent évidemment que ces anciens potentats avoient choisi cette place pour leur sépulture. Cependant, il ne faut pas confondre ces monumens avec le superbe palais érigé par la reine Homaï, dans le milieu d’Istakhar, & que les Persans distinguoient par le nom de Tohilminar ou les quarante phares. Quelques-uns attribuent l’origine de cette cité à Giamchid, d’autres la font remonter plus haut ; mais suivant la traduction Persane, elle fut bâtie par les Péris, ou Fées, dans le tems que le monde étoit gouverné par Gian Ben Gian. Herbelot, p. 327.

Note 17, pag. 48. (Gian Ben Gian). Par ce nom l’on distinguoit le Monarque, de cette espèce d’Êtres appellés par les Arabes, Gian ou Ginn, qui signifie Génie, & par les Tarikh Thabari, Feez ou Fées. Gian Ben Gian étoit fameux par ses expéditions guerrières & par ses édifices prodigieux ; suivant les écrivains Orientaux, les pyramides d’Egypte étoient au nombre des monumens de sa puissance. Le bouclier de ce Souverain, non moins fameux que celui d’Achille, servit successivement à trois Solimans pour l’exécution de leurs exploits merveilleux. Il échut ensuite à Tahamurath, surnommé Diobend, ou le conquérant des géans. Ce bouclier avoit été construit par un art talismanique, & étoit doué des vertus les plus étonnantes : lui seul suffisoit pour rompre tous les charmes & les enchantemens des Esprits ou Géans, formés par l’art magique ; d’après cela, nous ne sommes plus embarrassés de l’origine du bouclier d’Atlante. Le règne de Gian Ben Gian sur les Péris a duré, dit-on, deux mille ans ; après quoi, Eblis fut envoyé par la Divinité pour les exiler, à cause de leurs désordres, & les enfermer dans la région la plus éloignée de la terre. Herbelot, p. 396. Bally, sur l’Atlantide, p. 147.

Note 18, pag. 148. (les talismans des Suleïman). Le plus fameux talisman de l’Orient, & qui pouvoit même surpasser les armes & la magie des Dives ou Géans, étoit mohur Solimani, le sceau ou l’anneau de Soliman Jared, le cinquième monarque du monde après Adam ; le possesseur de ce talisman commandoit, non-seulement aux élémens, mais encore à tous les esprits & à tous les êtres créés. Dissertation de Richardson, p. 272. Herbelot, p. 820.

Note 19, pag. 48. (Sultans préadamites). Ces Monarques, qui étoient au nombre de soixante-douze, avoient chacun le gouvernement d’une espèce distincte d’êtres raisonnables, antérieurs à l’existence d’Adam, Herbelot, p. 820.

Note 20, pag. 48. (à la sante de Mahomet). Des preuves innombrables attestent que la coutume Grecque συμπιεῖν κυαθιζομένους[ws 5], dominoit parmi les Arabes ; mais quand même elle n’existeroit pas, l’on ne pourroit supposer que Carathis n’eût pas connu cette coutume.

Note 21, pag. 48. (l’âne de Balaam, le chien des sept Dormans, & les autres animaux admis dans le paradis du saint Prophète). C’est un dogme de la foi musulmane, que parmi tous les animaux, plusieurs sont reçus dans le paradis. L’histoire des sept Dormans est tirée des légendes chrétiennes ; la voici : sous le règne de l’empereur Decius, des jeunes gens d’Ephèse, d’une bonne famille, s’enfuirent, pour éviter les flammes de la persécution, dans une caverne secrette, où ils dormirent plusieurs années. Un chien les avoit suivis dans ce refuge, & lorsqu’ils tentèrent de le chasser, l’animal leur dit : j’aime ceux qui sont chers à Dieu ; allez donc dormir, & je vous garderai. Les Mahométans conservent pour ce chien une si grande vénération, que pour injurier le plus qu’il est possible une personne avare, ils disent ; il ne donneroit pas un os au chien des sept Dormans. L’on assure même que leur superstition leur a fait écrire le nom de ce chien sur les lettres qu’ils envoyent à l’étranger ; comme une espèce de talisman qui leur assure un voyage heureux. Cérémonies Religieuses[ws 6], vol. 7, p. 74. Koran de Salé, chap. XVIII & notes.

Note 22, pag. 49. (peignoient les beaux yeux des Circassiennes). C’étoit une ancienne coutume dans l’Orient, & qui existe encore aujourd’hui, de colorer les yeux des femmes, particuliérement de celles dont le teint étoit remarquable pour la blancheur, avec une poudre impalpable appellée sormé, & qui n’étoit autre chose que de l’antimoine crud. Ebni el Motezz, dans un passage traduit par Jones, dit non-seulement que cette couleur est purpurine, mais lui compare encore celle de la violette.

Viola collegit folia sua, similia
   COLLYRIO NIGRO, quod bibit lacrymas die discessus ;
Velut si esset super vasa in quibus fulgent
   PRIMÆ IGNIS FLAMMULÆ IN SULPHURIS EXTREMIS PARTIBUS.

Cette couleur, lorsqu’elle est appliquée à l’intérieur des paupières, donne aux yeux, & sur-tout à la lumière des lampes, une langueur si tendre & si enchanteresse, qu’on ne sauroit l’exprimer.

Note 23, pag. 50. (Rocnabad). Le ruisseau de ce nom coule près de la cité de Schiraz. Ses eaux sont extraordinairement claires & limpides, & ses bords couverts de la plus belle verdure. Stofez a chanté ce ruisseau dans un poëme plein de verve que le chevalier W. Jones a parfaitement traduit.

« Jeune homme, bois à longs traits les liquides rubis ; & change en gaieté la mélancolie de ton cœur, en dépit des propos des fanatiques renfrognés : dis-leur, que leur Eden ne possède point un aussi clair ruisseau que Rocnabad, & un aussi doux berceau que Morellay »[2].

Note 24, pag. 50. (gouvernez par l’avis de ma mère). Autrefois, dans l’Orient, les femmes n’étoient pas exclues du pouvoir souverain. Dans l’histoire de Zeyn Alasnam & le roi des Génies, la mère de Zeyn entreprit avec le secours de ses visirs, de gouverner Balsora, pendant qu’il étoit absent pour une expédition guerrière.

Note 25, pag. 51. (pots remplis de scorpions). C’étoit un goût de famille. Motavekel, frère de Vathek, régaloit ses convives de la même manière, & s’amusoit aussi quelquefois à les guérir avec une thériaque admirable. Herbelot, p. 641.

Note 26, pag. 52. (Moullahs). Titre de ceux qui, chez les Mahométans, étoient élevés dans la science des loix : de leur classe on tiroit les Juges des villes & des provinces.

Note 27, pag. 52. (le sacré Cahaba). La partie du temple à la Mecque qui est particuliérement révérée, & qui sanctifie le reste du temple, est un bâtiment de pierre quarré, que l’on appelle le Cahaba ; sans doute, à cause de sa forme quadrangulaire. La longueur de cet édifice, du nord au sud, est de vingt-quatre coudées, & sa largeur, de l’est à l’ouest, est de vingt-trois ; la porte est située vers l’orient, & s’éléve environ à quatre coudées au-dessus de la terre, & le pavé est au niveau du seuil. Le Cahaba a un double toit qui est soutenu intérieurement par trois colonnes octangulaires de bois d’aloës ; entre chacune de ces colonnes il y a une barre de fer, à laquelle est suspendu un rang de lampes d’argent ; l’extérieur est couvert d’un riche damas noir, & orné d’une bande brodée en or. Ce tapis, que l’on change tous les ans, étoit anciennement envoyé par les Califes. Disc. prél. de Salé, p. 152.

Note 28, pag. 53, (Bababalouk, hors de lui). L’énormité de la profanation de Vathek ne peut être sentie que par un Musulman orthodoxe, ou par quelqu’un qui se rappelle l’ablution & la prière indispensablement requises dans des cas pareils. Disc. prél. de Salé, p. 139. Alcoran, chap. 4. État de l’Empire Ottoman, par Habesci, p. 93.

Note 29, pag. 54. (régale ces pieuses gens avec mon bon vin de Schiraz). La prohibition que le Koran fait du vin est si rigidement observée par les scrupuleux, sur-tout lorsqu’ils ont fait le pélerinage de la Mecque, que c’est un crime à leurs yeux de presser les grappes pour faire cette liqueur, & même de se servir de l’argent provenu de sa vente. Voyage de Perse, par Chardin, tom. 2, pag. 212. Schiraz étoit fameuse dans l’Orient pour les vins de différentes sortes qu’elle produisoit, mais particuliérement pour son vin rouge, qui étoit même plus estimé que le vin blanc de Kirmith.

Note 30, pag. 57. (eunuques de l’arrière-garde). Comme les eunuques noirs sont le cortège inséparable des femmes, c’étoit conséquemment à leur suite qu’étoit leur poste. Ainsi, nous lisons dans l’argument du poëma d’Innrioltais : un jour que sa tribu avoit levé ses tentes pour changer de demeure, les femmes, comme c’est l’usage, venoient derrière les autres avec les esclaves & le bagage, dans des voitures fixées sur le dos des chameaux.

Note 31, pag. 57. (quelques cages à dames). Ces cages sont exactement décrites dans plusieurs passages du Moallakat. Nous voyons dans le poëme de Lebeid : « Combien tes tendres affections étoient émues, lorsque les jeunes filles de la tribu partirent, lorsqu’elles se cachèrent dans des voitures de cotton comme des gazelles dans leur asyle, & lorsque les tentes repliées produisoient un bruit éclatant ». Elles étoient renfermées dans des chars dont les côtés étoient soigneusement couverts avec des tapis, avec des rideaux de toile fine, & des voiles peints. Et Zohaï :

« Regarde, mon ami ! ne vois-tu pas un cortège de jeunes filles assises sur des chameaux, & qui s’avancent sur la hauteur au-delà du Jourdain Jortham ?

« Elles laissent sur leur droite les montagnes & les plaines inégales de Chanaan. O combien j’ai d’ennemis cruels dans Chanaan ! mais aussi combien j’y possède d’alliés fidèles !

« Elles sont dans des voitures couvertes de riches tapis & de voiles couleur de rose, dont l’intérieur peint offre le cramoisi du bois d’andem.

« Elles commencent à entrer dans la vallée de Subaan, maintenant elles la traversent ; les housses de leurs chameaux sont amples & neuves.

« Vois-tu comme elles montent & s’élèvent du fond de la vallée, & comme elles s’asseyent en avant sur les housses, avec toutes les marques d’une gaieté voluptueuse ! Moallakat, traduction du chevalier Jones, pag. 35, 46. Voyez aussi Lady M. W. Montague, Lettre XXVI.

Note 32, pag. 62. (dix mille flambeaux). M. Marsden, dans son histoire de Sumatra, dit, que les tigres sont les ennemis les plus funestes & les plus destructeurs pour les habitans lorsqu’ils voyagent. Il ajoute que le nombre des personnes tuées annuellement par ces tyrans des bois est presque incroyable ; comme ces animaux féroces sont effrayés à la vue du feu, les naturels portent une espèce de torche d’un feu très-brillant ; pour les épouvanter, ils allument des feux autour de leurs villages. Pag. 149.

Note 33, pag. 64. (& qui pis est, nos visages). J’ai été informé, dit le docteur Cooke, que les Persans en général, exposeroient plutôt en public toutes les parties de leur corps, que leur figure. Voyage en Russie, tom. 2, p. 443.

Note 34, pag. 66. (des fours d’argent). Les fours portatifs étoient une partie des meubles des voyageurs Orientaux. S. Jerôme (Compl., 8, 10.) les a décrits en détail. Ceux des Califes étoient de la même espèce, excepté qu’ils étoient d’argent au lieu de cuivre. Le docteur Powke dit qu’il a été régalé dans un camp Arabe avec des gâteaux cuits exprès pour lui. Il n’est pas aisé de distinguer ce que le pain royal avoit de particulier : mais, dans un conte Arabe, une femme, pour satisfaire son plus grand desir, souhaitoit devenir la femme du boulanger du Sultan, afin de se rassasier de ce pain, qui est apprêté pour le Sultan. Tom. 4, p. 269.

Note 35 pag. 66. (vases de neige & raisins des bords du Tygre). Il étoit d’usage dans les climats de l’Orient & sur-tout dans la saison chaude, de porter en voyage des provisions de neige ; ces æstivæ nives (comme Mamertinus les appelle) étant mis dans des vases séparés, se trouvoient par ce moyen plus à l’abri de l’air, & l’on n’en ouvroit pas plus qu’il n’en falloit pour le besoin du moment ; pour empêcher la dissolution, les vaisseaux qui contenoient cette neige, étoient enveloppés dans des paquets de paille. Gesta Dei, p. 1098. Le Calife Mohadi, ancêtre de Vathek, dans le pélerinage de la Mecque qu’il entreprit, moins par dévotion que par ostentation, chargea sur ses chameaux une quantité si prodigieuse de neige, qu’elle fut suffisante, non-seulement pour lui & sa suite au milieu des sables brûlans de l’Arabie, mais encore pour conserver dans leur fraîcheur naturelle, les diverses espèces de fruits qu’il portoit avec lui, & pour boire à la glace tout le tems qu’ils restèrent à la Mecque : la plus grande partie des habitans de cette ville n’avoit jamais vu de neige auparavant. Anecdotes Arabes, p. 326.

Note 36, pag. 67. (horrible Caf). Cette montagne qui n’est dans le fait que le Caucase, étoit supposée environnant la terre, comme un anneau autour du doigt : l’on croyoit que le soleil se levoit d’une de ses éminences (comme les Poëtes Latins le disent de l’Œta) & se couchoit sur l’éminence opposée ; c’est pourquoi, de Cof à Caf, signifioit d’une extremité à l’autre. Les historiens fabuleux de l’Orient assurent que cette montagne avoit pour base une pierre, nommée fakbrat, dont un grain, suivant Lokman, donnoit le pouvoir de faire des prodiges ; l’on représente encore cette pierre comme le pivot de la terre, & comme une vaste émeraude, dont les rayons réfléchis donnoient aux cieux leur couleur d’azur : ils ajoutent que lorsque Dieu veut exciter un tremblement de terre, il commande à cette pierre d’émouvoir une de ses fibres (qui fait en elle l’office des nerfs), & qu’alors la terre qui lui communique, tremble, s’agite, & s’écroule quelquefois. Telle est la philosophie du Horan !

Note 37, pag. 67. (la Simorgue). C’est de ce chimérique oiseau de l’Orient qu’on dit tant de merveilles. Il avoit non seulement le don de la raison, mais encore la connoissance de toutes les langues ; d’où l’on peut conclure que c’étoit un génie sous une forme empruntée. Cette créature rapporte d’elle-même, qu’elle avoit vu douze fois, commencer & finir la grande révolution de sept mille ans, & que dans sa durée, le monde avoit été sept fois dépeuplé, & sept fois repeuplé d’habitans. Le Simurgh est représenté comme le grand ami de la race d’Adam, & un aussi grand ami des Dives. Tahamurath & Aherman apprirent par ses prédictions tout ce qui devoit leur arriver, & ils obtinrent de lui, qu’il les seconderoit dans toutes leurs entreprises. Tahamurath, armé du bouclier de Gian Ben Gian, fut porté dans l’air par cet oiseau, au dessus du noir désert à Caf ; le panache de son casque étoit de plumes tirées du sein du Simurgh, & le casque a toujours été depuis porté par les plus fameux guerriers. Le Simurgh étoit invulnérable dans les combats, & les héros qu’il favorisoit, ne manquoient jamais de réussir. Quoiqu’il eût assez de pouvoir pour exterminer ses ennemis, cependant on supposoit qu’il lui étoit interdit de déployer ce pouvoir. Sadi, ce grave auteur, pour prouver combien la Providence est universelle, dit que le Simurgh, malgré sa masse immense, n’est pas embarrassé de trouver sa nourriture sur la montagne de Caf.

Note 38, pag. 68. (toiles peintes). Ces productions élégantes de l’antiquité la plus reculée, se trouvent en abondance dans toutes les parties du Levant ; elles sont non-seulement les σινδόνας ΕΥΑΝΘΕΙΣ des toiles richement ornées de fleurs, dont Strabon fait mention ; mais encore Hérodote rapporte que les nations du mont Caucase ornoient leurs vêtemens avec des figures de différente espèce, au moyen de certains végétaux, lesquels broyés & délayés dans l’eau, produisoient une couleur ineffaçable & non moins durable que la toile elle-même. Strabon, L. XV, p. 709. Hérodote, L. I, p. 96.

Note 39, pag. 68. (Afrites). C’étoit une espèce de Méduse ou Lamie, le plus terrible & le plus cruel de tous les ordres des Dives.

Note 40, pag. 69. (Abdeste). Parmi les règles indispensables de la foi Musulmane, l’ablution est une des principales. Cette cérémonie se divise en trois parties : la première, qui se fait avant les prières, est appellée abdeste. Elle commence en levant les deux mains, & répetant ces mots : Loué soit Allah qui a créé l’eau pure, & lui a donné la vertu de purifier ; il a aussi élevé notre foi au plus haut degré. Ceci terminé, on prend l’eau trois fois dans la main droite, & s’étant lavé la bouche,l’adorateur ajoute : « ô Dieu ! je te supplie de me laisser goûter de cette eau, que tu as donnée dans le paradis à ton prophète Mahomet, plus suave que le musc, plus blanche que le lait, plus douce que le miel, & dont le pouvoir est de désaltérer pour toujours la soif de celui qui a le bonheur d’en boire ». Cette prière est accompagnée d’une aspiration d’eau par le nez ; alors, le visage est trois fois plongé dans l’eau jusques derrière les oreilles ; ensuite on la prend avec les deux mains, commençant avec la droite, & la jettant jusqu’au coude ; l’ablution de la tête se suit immédiatement, ainsi qu’à l’ouverture de l’oreille avec le pouce, & le cou avec tous les doigts ; enfin, les pieds ; dans cette dernière opération, il suffit de mouiller la sandale.

À chaque cérémonie, on fait une prière convenable, & le tout se termine ainsi : « Soutiens-moi, ô Dieu ! ne souffre pas que mon pied chancèle, & que je tombe du pont dans l’enfer ». Rien n’est plus édifiant que l’attention avec laquelle ces cérémonies sont accomplies. Si une toux involontaire ou un éternuement les interrompt, tout le service est entiérement recommencé, & autant de fois que cela arrive. Habesci, p. 91, &c.

Note 41, pag. 69. (Cafila). Un cafila ou caravane, suivant Pitts, est divisé en différentes compagnies, à la tête desquelles un officier ou une personne de distinction est porté dans une espèce de litière, & suivi par un chameau chargé de ses trésors. Ce chameau a une sonnette attachée à chaque côté, dont le son peut être entendu à une très-grande distance ; d’autres ont des sonnettes au cou & aux jambes, pour les encourager, lorsqu’ils sont abattus par la chaleur & la fatigue.

Note 42, pag. 69. (Deggial). Ce mot signifie littéralement un menteur, un imposteur ; mais il est appliqué par les Écrivains Mahométans à leur Antechrist. Il est représenté avec un œil & un sourcil, & l’on rapporte que, sur son front, les traces de l’infidélité sont empreintes. Suivant la tradition des Fidèles, sa première apparition sera entre Trak & Siria. Monté sur un âne, soixante-dix mille Juifs d’Ispahan sont attendus pour le suivre ; sa durée sur la terre sera de quarante jours ; toutes les villes seront détruites par lui ou par ses émissaires ; Médine sera seule préservée. Cette ville échappera au bouleversement universel par la protection des Anges, & l’Antechrist enfin sera tué par Jesus qui le rencontrera à la porte de Lude. Herbelot, p. 282.

Note 43, pag. 73. (le Bismillah). Ce mot, qui est à la tête des chapitres de l’Alcoran, excepté du dix-neuvième, signifie au nom du Dieu très-miséricordieux.

Note 44, pag, 74. (Tecthravan). Cette espèce de trône ambulant, quoique plus commun à présent que dans le tems de Vathek, est encore réservé aux personnes du premier rang.

Note 45, pag. 75. (bains d’eau de rose). L’usage d’eau parfumée pour le bain, a une origine très-reculée dans les pays du Levant, où chaque plante odorifère répand une odeur plus suave que dans nos climats humides.

La rose favorable au bain, suivant Hasselquist, est d’un beau rouge pâle, double, aussi large que la main ; elle surpasse toutes les autres plantes par l’excellence de son parfum. La quantité de cette eau distillée annuellement à Faihum, & distribuée dans tous les pays éloignés, est immense. Voyez Hasselquist, p. 248.

Note 46, pag. 80. (rossignol, je suis ta rose). La passion du rossignol pour la rose, est célébrée dans tout l’Orient. C’est ainsi qu’en parle Messihi : viens, fille charmante, & prête l’oreille aux chants de ton poëte. Tu es la rose même ; il est l’oiseau du printems, l’amour commande de chanter, & l’amour veut être obéi ; sois gaie, les fleurs du printems se fanent de trop bonne heure.

Note 47, pag. 83. (Visnou & Ixhora). Deux Divinités des Indes Orientales, dont les histoires & les aventures contiennent plus de folies qu’il n’est possible d’en trouver dans toute la fable.

Note 48, pag. 83. (les objets pitoyables). Ludeke fait mention de la coutume d’apporter dans les places publiques ceux qui souffroient de quelque maladie, ou qui avoient perdu l’usage de leurs membres, afin d’exciter la commisération. C’est pourquoi, lorsque Fakreddin distribuoit ses aumônes, & que le Commandant des Croyans paroissoit en public, on pouvoit s’attendre à de pareilles assemblées.

Note 49, pag. 84. (des petits plats d’abomination). Le Koran a établi diverses distinctions, relativement à différentes sortes de nourritures ; & beaucoup de Mahométans sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à la viande de certains animaux, sur lesquels on a oublié de prononcer, à l’instant de leur mort, le mot de Bismillah. Cérém. Relig., vol. VII, p. 110.

Note 50, pag. 85. (poissons tirés d’une rivière). Suivant le Bruyn, la coutume orientale est de pêcher avec une ligne qu’on tourne autour du doigt ; & quand le pêcheur a la certitude que l’amorce est prise, il tire sa ligne alternativement avec les deux mains ; par ce moyen, on ajoute, un bon plat de poissons est bientôt pris.

Suivant ce que rapporte Galand, il paroit que Vathek étoit très-passionné pour cet amusement. Herbelot, supplém., p. 210.

Note 51, pag. 85. (Mont Sina). Cette montagne est considérée par les Mahométans la plus noble de toutes les autres, & toujours regardée avec la plus grande vénération, par respect pour la Loi divine qui fut émanée d’elle. Herbelot, p. 812.

Note 52, pag. 85. (Périses). Le mot Péri, dans le langage Persan, signifie cette belle race de créatures qui tient le milieu entre les Anges & les hommes. Les Arabes lui donnent le nom de Ginn ou Génie ; & nous, d’après les Persans, peut-être, Fées.

Enfin, les Péries correspondent à cette classe d’Êtres imaginaires qui entrent dans notre systéme poétique.

Les Italiens les nomment Fates, par allusion à leur pouvoir de charmer & d’enchanter. C’est ainsi que la Manta Fatidica de Virgile est rendue dans Orlando, la Fata Manto : le nom de Ginn étant commun aux Péries & aux Dives, plusieurs ont faussement imaginé que les Péries étoient les femelles des Dives. Ces dénominations ne servoient cependant qu’a distinguer leur nature de celle des Anges & des hommes, sans aucun égard à leurs qualités morales ou personnelles : ainsi les Dives sont hideux & méchans, tandis que les Péries sont beaux & bons. Parmi les Poëtes Persans, la beauté des Péries est devenue un proverbe si expressif, qu’une femme parfaitement belle est appellée la descendante d’un Péri.

Note 53, pag. 89. (Meignoun & Leilah). Ces personnages sont considérés par les Arabes comme les amans les plus beaux & les plus fidèles. Leurs amours ont été célébrées avec tous les charmes de la poésie dans chaque langue Orientate.

Note 54, pag. 90. (Shaddukian & Ambreabad). Deux villes des Péries dans la région imaginaire des Ginnistan. La première signifie plaisir & desir, l’autre la cité de l’ambre gris. Voyez Richardson, Dissert., p. 169.

Note 55, pag. 94. (cuiller de cocknos). Le cocknos est un oiseau dont le bec est estimé par la beauté de son poli, & quelquefois il sert de cuiller. Voyez l’histoire d’Atalmulck & de Zelica Begum dans les Mille & un Jours[ws 7].

Note 56, pag. 96. (sombre Goule). Goul ou Ghul en Arabe, signifie un objet épouvantable qui ôte l’usage des sens. De-là dérive le nom de ces espèces de monstres qui passent pour habiter les forêts, les cimetières & les autres places désertes. On raconte que non-seulement ils déchirent les vivans, mais encore déterrent les morts pour les dévorer. Richardson, dissert., p. 174, 274. Voyez aussi l’histoire d’Amine dans les Mille & une Nuits.

Note 57, pag. 97. (plumes de héron toutes étincelantes d’escarboucles). Les panaches de cette sorte sont partie des attributs de la royauté Orientale. Vol. XI, p. 205.

Note 58, pag. 98. (l’escarboucle de Giamchid). Ce puissant Potentat étoit le quatrième Souverain de la Dynastré des Pischadians, & frère ou neveu de Tahamurath. Son vrai nom étoit Giam ou Gem & Shilo, lequel, dans l’ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion faite à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses actions.

Note 59, pag. 98. (Elle frappa des mains). C’étoit un usage familier dans l’Orient d’appeller ainsi les esclaves. Voyez les Mille & une Nuits, vol. I, p. 5, 106, 193, &c.

Note 60, pag. 107. (Les cris de Leillah-Illeilah). Ces exclamations qui signifient, il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, étoient ordinairement prononcées avec une violente émotion. Les Espagnols les ont adoptées des Maures, leurs voisins, & Cervantes, dans Don Quichotte, en fait usage. En esto llegaron corriendo con grita lililies (littéralement, profession de foi d’Allah) y algazara los de las libreas, adonde Don Quixote suspenso y atonito estaba. Parte segunda, tom. IV, cap. LXI, p. 241.

Note 61, pag. 109. (Monkir & Nekir). Deux Anges noirs, dont la fonction est d’examiner tous les objets concernant la foi. Quiconque ne leur rend pas un compte satisfaisant est certain d’être assommé avec des massues de fer rouge, & d’être tourmenté au-delà de toute expression. Cérém. Relig., vol. V, p. 161, vol. VII, p. 59, 68, 118.

Note 62, pag. 110. (le pont fatal). Ce pont, nommé en Arabe al siral, est supposé s’étendre sur le gouffre infernal. On le représente aussi étroit que le fil d’une toile d’araignée & comme le tranchant d’une lame d’épée.

Note 63, pag. 121. (vin encavé avant la naissance de Mahomet). La prohibition du vin par Mahomet a diminué sa consommation dans les limites de ses propres domaines. Ainsi, l’on pouvoit s’attendre d’en trouver en réserve dans le tems dont il est ici question. L’usage de conserver du vin n’étoit pas inconnu aux Persans, quoiqu’il ne fût pas aussi souvent pratiqué par eux que par les Grecs & les Romains.

Note 64, pag. 134. (Eblis). Herbelot prétend que ce titre est une corruption du mot grec diabolos. C’est une qualification conférée par les Arabes au premier des Anges apostats. Il est représenté comme exilé dans les régions infernales, pour avoir refusé de suivre le culte d’Adam, & avoir désobéi au commandement de l’Être supreme.

Note 65, pag. 135. (astrolabes). La description de l’astrolabe peut être jugée au premier coup-d’œil incompatible avec l’exactitude chronologique. Il n’y a nulle preuve d’aucune construction de ce genre, même jusqu’au tems de Vathek, & même après. Cependant on remarque qu’ils ne remontent pas plus haut que Sinesius. Evêque de Ptolemaïs en a inventé dans le cinquième siècle ; & Carathis n’étoit pas seulement une Grecque, mais elle cultivoit aussi les sciences que les bons Musulmans de son tems avoient en horreur. Bailly, histoire de l’Astronomie moderne, tom. I, p. 563, 573.

Note 66, pag. 145. (Balkis). Nom de la reine de Saba, venue du Midi pour admirer la sagesse & la gloire de Salomon. Le Koran représente cette Reine, comme une adoratrice du feu. Salomon a la réputation de l’avoir non-seulement traitée avec magnificence, mais encore de l’avoir honorée de son trône & de son lit. Alcoran, chap. XXVII, & les notes de Salé. Herbelot, p. 182.

Note 67, pag. 151. (Ouranbad). Ce monstre est représenté sous la figure d’un hidre volant, très-féroce, & tient de la même classe des Rakshes, dont la nourriture ordinaire est de serpens & de dragons ; du soham, qui a la tête d’un cheval, avec quatre yeux, & le corps d’un dragon couleur de feu ; du syl, basilic, avec une face humaine si effroyable, qu’aucun mortel ne pouvoit supporter son aspect, ainsi des autres. Voyez les titres respectifs dans le Dictionnaire de Richardson, Perse, Arabe & Anglois.

Note 68, pag. 153. (la forteresse d’Aherman). Dans la mythologie Orientale, Aherman est réputé le démon de la discorde. Les anciens romans de la Perse abondent en descriptions de cette forteresse, dans laquelle les démons subalternes s’assemblent pour recevoir les loix de leurs princes ; & c’est de là qu’ils partent pour aller exercer leur malice sur toute la terre. Herbelot, p. 71.

Note 69, pag. 153. (les salles d’Argenk). Les salles de ce puissant Dive qui régnoit dans les montagnes de Caf, contenoient les statues de soixante-douze Solimans, & les portraits des différens animaux qui lui étoient attachés. Aucun d’entr’eux ne portoit la plus légère ressemblance de figure humaine.

Fin des Notes.
  1. Les Orientaux donnent le nom de Fagfouri à la porcelaine de la Chine, dont l’usage est ancien chez eux. Ils appellent l’Empereur de la Chine, le Fagfour.
  2. Morellay étoit un oratoire sur les bords de Rocnabad.
Notes de Wikisource
  1. Habesci, Elias. The Present State of the Ottoman Empire, London, 1784
  2. Herbelot, Barthélemy. Bibliotheque orientale, ou, Dictionaire universel, Paris, 1697
  3. Lacroix, Jean François de. Anecdotes arabes et musulmanes, Paris, 1772
  4. Richardson, John. A dissertation on the languages, literature and manners of eastern nations, 2e ed, Oxford, 1778
  5. W. A. Becker, Gallus, p. 130
  6. Picard, Bernard. Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, Paris, 1741
  7. Contes persans traduits par François Pétis de la Croix, 1710. L’oiseau cocnos est le Courlis cendré