Veillées de l’Ukraine/Préface

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
C. Marpon et E. Flammarion (p. --14).


PRÉFACE


« Qu’est-ce que cette nouveauté : Veillées du hameau près de Dikagnkat ? Quelles veillées ? Et encore lancées dans le monde par un certain éleveur d’abeilles[1].

« Grâce à Dieu, l’on a déjà assez dépouillé d’oies pour fournir des plumes et usé assez de chiffons pour fabriquer du papier ! Assez de gens de toutes provenances et de toutes catégories se sont tachés les doigts d’encre, et voilà qu’un éleveur d’abeilles s’en mêle aussi ! Vraiment, il y aura bientôt plus de papier que de choses à envelopper. »

Mon cœur avait pressenti, il avait pressenti tous ces discours un mois avant que je ne me fusse décidé à publier ces récits ! Je veux dire par là qu’à nous autres campagnards, montrer le nez du fond de nos retraites dans le grand monde — holà ! petit père ! — c’est la même chose que quand il vous arrive d’entrer dans les appartements d’un grand seigneur, alors qu’on vous entoure et qu’on se met à rire à vos dépens. (Encore si ce n’était que la haute valetaille, mais le plus petit sauteur, le rien du tout à voir qui fouille là dans la basse-cour, s’en mêle aussi.) Et tous se mettent à frapper du pied et à vous crier : « Où vas-tu ? Que viens-tu faire ici ? Va-t’en moujik, va-t’en. — Ah ! vous dirai-je… mais à quoi bon vous dire… J’aurais moins de peine à me rendre deux fois par an à Mirgorod (où depuis cinq ans, je ne suis pas allé voir le scribe rural ni l’honorable pope) que de me montrer dans ce grand monde, car une fois qu’on s’y est montré, qu’on en soit fâché qu’on ne le soit pas, il faut quand même tenir bon.

Chez nous, chers lecteurs, cela soit dit sans vous fâcher (peut-être vous fâcherez-vous qu’un éleveur d’abeilles vous parle aussi familièrement qu’à son compère), chez nous, à la campagne, voici ce qui se passe de toute éternité : aussitôt que les travaux des champs sont terminés, le moujik grimpe pour tout l’hiver sur son poêle, et nous autres, nous cachons nos abeilles dans une cave obscure. Quand il n’y a plus une seule grue dans le ciel, plus une seule poire sur l’arbre, alors, aussitôt le soir arrivé, vous êtes sûrs d’apercevoir, au bout de la rue, une maisonnette éclairée d’où sortent des bruits de rires, de chansons qui s’entendent au loin ; la balalaika[2] résonne et quelquefois aussi le violon mêlés au brouhaha des conversations. Ce sont nos vetchernitsy[3]. Elles ressemblent, voyez-vous, à vos bals; seulement, on ne peut pas dire que ce soit tout à fait la même chose. Quand vous vous rendez au bal, c’est uniquement dans le bût de faire aller vos jambes et de bâiller dans vos mains ; tandis que chez nous, une foule de jeunes filles se réunissent non pas pour danser, mais pour faire marcher la quenouille et le fuseau.

Au commencement, on semble tout absorbé par son travail ; les quenouilles bruissent, les chansons coulent, pas une fille ne lève les yeux, mais aussitôt que les parobki[4] tombent en bande dans la khata[5] avec le violoniste en tête, ce sont des cris à vous assourdir, des lutineries, des danses et d’autres amusements encore qu’on ne pourrait même pas raconter.

Mais ce qui vaut encore mieux c’est quand on se presse en un seul groupe compact et qu’on se met à jouer aux devinettes ou tout simplement à bavarder. Tudieu ! que de choses ne raconte-t-on pas ? D’où ne va-t-on pas tirer de vieilles histoires ? Quelle montagne de terreurs n’en emporte-t-on pas? Mais nulle part peut-être, on n’a raconté autant de choses merveilleuses qu’aux veillées de l’éleveur d’abeilles, Roudiy Panko[6].

Pourquoi les pays m’ont-ils appelé Roudiy Panko ? Pardieu, je ne le saurais pas dire. Mes cheveux, il me semble, sont maintenant plutôt gris que roux, mais chez nous, ne vous en fâchez pas, voici l’habitude : quand les gens donnent à quelqu’un un surnom, cela reste pour toute l’éternité.

Donc, on se réunissait à la veille d’une fête dans la chaumière de l’éleveur d’abeilles; on se rangeait autour de la table… vous n’aviez plus qu’à écouter.

Il faut vous dire que les invités n’étaient pas les premiers venus; ce n’étaient pas les simples moujiks du hameau ; ils auraient pu faire honneur même à un personnage plus important que l’éleveur d’abeilles. Ainsi, par exemple, connaissez-vous le sacristain de l’église de Dikagnka, Foma Grigorievitch ? Ah ! voilà une tête ! Quelles histoires il savait tourner ! Vous en trouverez deux dans ce livre.

Il ne portait jamais la soutane de coutil que vous voyez chez nombre de sacristains de village ; et si même vous rentriez chez lui pendant la semaine, il vous recevait toujours en robe de drap fin couleur gelée de pommes de terre, et qu’il payait à Pultava jusqu’à six roubles l’aune. Personne n’aurait pu dire, dans tout notre hameau, que ses bottes sentaient le goudron[7]. Chacun savait, au contraire, qu’il les nettoyait avec la meilleure des graisses que certain moujik mettrait volontiers dans sa soupe. Personne n’aurait dit non plus qu’il se mouchait avec le pan de sa robe comme le font certains autres de sa profession. Il retirait de sa poitrine un mouchoir blanc proprement plié, brodé tout autour de fil rouge et, après avoir fait ce qu’il était nécessaire, le repliait de nouveau en douze carrés et le remettait dans sa poitrine.

Le second invité… Eh bien, celui-là était barine à un tel point, qu’on aurait pu lui donner tout de suite la place de juge rural. Quand il lui arrivait de lever son doigt devant lui et de raconter, en le regardant, son récit était d’un si grand style qu’on aurait pu l’imprimer séance tenante. Parfois en l’écoutant, on restait ébahi ; on aurait eu beau se tuer, on ne comprenait rien. Où allait-il chercher des mots pareils?…

Foma Grigorievitch lui broda à ce propos un joli épisode :

Il lui raconta qu’un collégien qui étudiait chez un sacristain, retourna tellement latiniste chez son père, qu’il avait même oublié notre langue orthodoxe. Tous les mots, il les tournait en us ; une pioche, c’était pour lui piochus, une femme, femmus. Un jour, il se rend avec son père dans les champs, il aperçoit un râteau et demande à son père : « Comment, père, cela s’appelle-t-il dans votre langue ? » Et puis, sans y prendre garde, il pose son pied sur les dents du râteau ; le père n’a pas eu le temps de répondre que le manche basculant vient frapper notre latiniste au front. « Maudit râteau », s’écrie-t-il en portant la main à la bosse que le coup vient de lui faire et en bondissant d’au moins un mètre. « Comme il tape fort, que le diable jette à l’eau celui qui l’a produit ! »

— Vous voyez ! Il a bien su se rappeler le nom, le pigeon !

Cet épisode ne fut pas absolument du goût du grand styliste. Sans souffler mot, il se leva, écarta ses jambes au milieu de la chambre, inclina légèrement la tête en avant, passa sa main dans la poche du derrière de son cafetan couleur petits pois, en retira une tabatière ronde vernie, claqua du bout de ses doigts sur le museau peint de quelque général turc et saisissant une grosse pincée de tabac mélangé des cendres de feuilles de livèche, la porta à son nez, le coude en avant et arrondi ; il aspira au vol toute la pincée sans même se servir de son pouce ; et toujours pas une parole.

Ce ne fut que quand il alla fouiller dans sa seconde poche et qu’il en retira un mouchoir de coton bleu rayé, qu’il murmura tout bas le proverbe : « Jeter des perles devant les pourceaux !… »

« Un orage va éclater ! » pensais-je en remarquant que les doigts de Foma Grigorievitch allaient se plier en doulia[8]. Heureusement que ma vieille eut la bonne idée d’apporter en cet instant sur la table un pâté chaud et du beurre. Tous se mirent à la besogne. La main de Foma Grigorievitch, au lieu de montrer la doulia, se porta vers le pâté et, comme de coutume, chacun loua la ménagère.

Nous avions encore un autre conteur, mais celui-là (je n’aurais pas dû parler de lui vers la nuit) exhumait des histoires si effrayantes que les cheveux se dressaient sur la tête. C’est volontairement que je ne les ai pas mises dans ce livre ; elles pourraient faire tellement peur aux bonnes gens, qu’on craindrait comme le diable — Dieu me pardonne — l’éleveur d’abeilles. Je préfère, si Dieu me donne vie jusqu’à l’année prochaine, publier un autre livre ; alors on pourra effrayer avec les revenants et autres merveilles qui se passaient au bon vieux temps dans les pays orthodoxes. Au nombre de ces histoires, vous trouverez peut-être aussi les contes de l’éleveur d’abeilles lui-même à ses petits-enfants. Pourvu qu’il vous plaise de me lire et de m’écouter, j’aurai bientôt, quant à moi (si ce n’était ma maudite paresse de chercher), réuni assez d’histoires pour faire dix volumes pareils.

Je m’aperçois tout à coup que j’ai oublié le principal : quand vous voudrez venir me rendre visite, messieurs, prenez droit le grand chemin qui conduit à la Dikagnka. J’ai précisément mis ce nom à la première page de ce volume pour que vous trouviez plus vite notre hameau. De la Dikagnka elle-même, vous avez, je pense, assez entendu parler. Vous savez bien que là les maisons sont plus belles que la chaumière de quelque éleveur d’abeilles. Quant au jardin public, il n’y a pas à y contredire : Vous n’en trouverez certes pas un pareil dans votre Pétersbourg.

Une fois à Dikagnka, demandez au premier gamin en chemise sale que vous rencontrerez gardant les oies :

« Et où demeure l’éleveur d’abeilles Roudiy Panko ? »

— Hé ! par là, vous répondra-t-il, en montrant la direction du doigt ; et même, si vous le voulez, il vous conduira jusqu’au hameau.

Je vous prierai seulement de ne pas trop vous croiser les mains derrière le dos en faisant le fier, car chez nous, les routes ne sont pas aussi unies que devant vos palais. Ainsi, Foma Grigorievitch en venant de Dikagnka chez nous, il y a deux ans, eut l’occasion de visiter malgré lui une ornière avec sa nouvelle voiture et sa jument baie, bien qu’il conduisît lui-même et qu’en outre de ses yeux, il mit encore de temps à autre des yeux achetés.

En revanche, une fois que vous serez notre hôte, nous vous servirons des melons comme vous n’en avez jamais peut-être mangé de voire vie. Quant au miel, je vous jure que vous n’en trouverez pas de meilleur dans les environs. Imaginez-vous que quand on apporte dans la chambre un rayon entier, il se répand une odeur qu’il est impossible de se figurer ; et le miel est pur comme une larme ou comme ces précieux cristaux que l’on enchâsse dans les pendants d’oreilles.

Et quels gâteaux, ma vieille vous fera manger ! quels gâteaux, si vous saviez seulement !… Du sucre ! c’est vraiment du sucre ! Et le beurre ! il fond sur les lèvres quand on commence à le manger !

Quand on pense, pourtant, combien ces femmes sont habiles ! Avez-vous jamais bu du poiré, messieurs ? ou de l’eau-de-vie cuite avec des raisins secs et des pruneaux ? Ou encore, vous est-il arrivé parfois de manger de la bouillie au lait ? Oh ! petit Dieu ! quels mets il y a dans le monde !… Quand on se met à manger, c’est à n’en plus quitter ! c’est une jouissance indescriptible ! Ainsi, l’année dernière… voyons, cependant, je finis par trop bavarder !… Venez seulement, venez vite ! et on vous fera manger à en parler à tous ceux que vous rencontrerez.


Éleveur d’abeilles,
Roudiy Panko





  1. Éleveur d’abeilles, « Roudiy Panko » est le pseudonyme sous lequel Gogol a publié ce volume de nouvelles intitulé par lui « Veillées du hameau près de Dikagnka », titre que nous avons remplacé par : « Veillées de l’Ukraine. » (Note du Traducteur.)
  2. Guitare primitive à trois cordes.
  3. Soirées, veillées.
  4. Jeunes gens en langue ukranienne.
  5. Chaumière.
  6. Homme aux cheveux roux.
  7. Les paysans Russes enduisent leurs bottes de goudron.
  8. Le pouce sous l’index et on le montre en signe d’insulte.