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Vie de Jésus (Strauss) 1/PREMIER CHAPITRE.

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PREMIÈRE SECTION.

HISTOIRE DE LA NAISSANCE ET DE L’ENFANCE DE JÉSUS.


PREMIER CHAPITRE.

ANNONCIATION ET NAISSANCE DE JEAN-BAPTISTE.



§ XVII.


Récit de Luc[1], et conception immédiate ou surnaturelle de ce récit.

Tous nos évangélistes font précéder l’apparition publique de Jésus de celle de Jean-Baptiste ; Luc est le seul qui, avant la venue au monde du premier, expose la venue au monde du second. Ce récit ne peut être omis même dans un travail exclusivement consacré à la vie de Jésus, soit parce que, tout d’abord, la vie de Jésus est mise en une étroite liaison avec celle de Jean-Baptiste, soit parce que ce paragraphe sert grandement à caractériser les récits évangéliques. On a supposé que ce paragraphe, avec le reste des deux premiers chapitres de Luc, était une interpolation apocryphe et tardive ; mais cette conjecture n’est pas autorisée par la critique, elle appartient à ceux qui, sentant que cette histoire de l’enfance exigeait une explication mythique, craignaient d’étendre à tout le reste de l’évangile ce point de vue encore nouveau[2].

Un pieux couple sacerdotal avait vieilli sans avoir d’enfants, lorsque tout à coup le prêtre, pendant qu’il encense le sanctuaire, voit apparaître devant lui l’ange Gabriel, qui leur annonce, pour leurs vieux jours, un fils qui vivra consacré à Dieu et sera le précurseur destiné à préparer les voies du Seigneur visitant son peuple au temps du Messie. Zacharie doutant de la promesse à cause de son âge et de celui de sa femme, l’ange, en signe et en punition, le frappe de mutisme jusqu’à l’accomplissement ; et ce mutisme dure en effet jusqu’à l’époque de la circoncision du fils qui lui est né ; à ce moment, le père, qui doit lui imposer le nom prescrit par l’ange, recouvre la parole, et sa joie s’exhale en un hymne (Luc, 1, 5-25, 57-80).

L’évangéliste a voulu raconter, cela se comprend de soi, une série d’événements extérieurs et d’événements miraculeux : annonciation du précurseur messianique ordonnée par Dieu et procurée par l’apparition d’un des esprits les plus élevés ; grossesse opérée non sans une bénédiction particulière du ciel ; et mutisme infligé non moins que guéri d’une manière extraordinaire. Mais c’est une autre question de savoir si nous pouvons nous ranger de l’avis du narrateur, et nous convaincre que réellement la naissance de Jean-Baptiste a été précédée d’une pareille série d’événements miraculeux.

L’apparition de l’ange est, dans ce récit, le premier point qui choque les nouvelles lumières, et elle les choque tant comme apparition d’un être surnaturel que par le caractère particulier qu’elle présente. Voyons-en d’abord ce dernier côté. L’ange se fait connaître lui-même comme étant Gabriel, qui se tient en face de Dieu (Γαϐριὴλ, ὁ παρεστηκὼς ἐνώπιον τοῦ Θεοῦ, i, 19) ; or, on ne peut plus concevoir que la cour des esprits célestes soit justement ordonnée comme les Juifs, après l’exil, se la sont représentée, et que même les noms des anges soient donnés dans la langue du peuple hébreu[3]. Le supranaturalisme même, quoiqu’il soit sur son terrain, éprouve ici quelque gêne. En effet, si les noms et les rangs des anges, tels qu’ils sont dans ce passage, étaient nés originairement sur le sol de la religion hébraïque révélée, si Moïse ou un des anciens prophètes les avait établis, le supranaturaliste pourrait et devrait les accepter comme véritables. Mais ces déterminations précises de la doctrine des anges se trouvent pour la première fois dans le livre de Daniel[4], composé du temps des Macchabées, et dans le livre apocryphe de Tobie[5] ; elles ont été évidemment produites par l’influence de la religion de Zoroastre, et les Juifs eux-mêmes témoignent qu’ils ont apporté de Babylone les noms des anges[6]. Il en résulte une série de questions extrêmement embarrassantes pour le supranaturaliste. Ces idées ont-elles été fausses tant qu’elles ne se sont trouvées que chez des peuples étrangers, et ne sont-elles devenues vraies qu’en passant chez les Juifs ? Ou bien ont-elles été vraies de tout temps, et des peuples idolâtres ont-ils découvert une vérité d’un ordre aussi élevé plus tôt que le peuple de Dieu ? Si ces idolâtres ont été exclus d’une révélation divine particulière, ils sont donc arrivés par les forces de leur seule raison à une telle découverte plus tôt que les Juifs avec leur révélation ; de la sorte, la révélation paraît être superflue ou n’agir que négativement, c’est-à-dire pour empêcher la trop prompte connaissance d’une vérité. Si, pour échapper à cette conséquence, on aime mieux admettre une influence révélative de Dieu chez ces peuples étrangers à Israël, le point de vue des supranaturalistes est détruit, et il nous est permis d’exercer les droits de la critique et de faire un choix, puisque, dans les religions qui se combattent, tout cependant ne peut pas avoir été révélé. Or, nous ne trouverons pas conforme à une idée épurée de Dieu, de nous le représenter comme un roi mortel, entouré d’une cour ; et si Olshausen invoque, en faveur de la réalité de ces anges, l’échelle des êtres, qu’on peut raisonnablement admettre[7], il ne justifie pas par là l’opinion juive, mais il y substitue une opinion moderne. On serait ainsi poussé à admettre, par un faux-fuyant, une économie de la part de Dieu, c’est-à-dire qu’il aurait envoyé un des esprits supérieurs avec l’injonction de s’attribuer, conformément aux idées juives, pour obtenir croyance auprès du père de Jean-Baptiste, un rang et un titre qu’il n’avait réellement pas. Mais Zacharie, comme la suite le montre, ne crut pas l’ange, et il ne fut convaincu que par l’événement ; par conséquent toute cette économie aurait été inutile, et elle ne peut donc avoir eu Dieu pour auteur. Venant, en particulier, au nom de l’ange apparu, on a trouvé invraisemblable que les anges eussent justement des noms hébraïques. À la vérité, Olshausen fait remarquer que le nom de Gabriel, pris appellativement dans le sens d’homme de Dieu, désignait avec une parfaite justesse la nature d’un tel être, et que, pouvant se rendre avec cette signification dans toutes les langues, il n’est nullement lié à la langue hébraïque[8] ; mais par là il n’évite pas la difficulté qu’il devait lever, car il prend comme simple appellatif un nom évidemment donné comme nom propre. Il faudrait donc admettre ici une autre économie, à savoir que l’ange, pour se désigner d’après son essence, s’est attribué un nom qu’il ne portait pas réellement ; économie qui est jugée avec la précédente.

Ce ne sont pas seulement le nom et le rang supposé de l’ange, mais encore ce sont ses discours et sa conduite qui ont blessé la raison. À la vérité, quand Paulus dit qu’un lévite, et non un ange de Jéhovah, a pu trouver nécessaire que l’enfant vécût dans l’abstinence imposée aux hommes appelés par les Juifs Naziréens, c’est-à-dire consacrés à Dieu[9], on répond que l’ange a dû aussi savoir que, sous cette forme, Jean agirait avec le plus d’efficacité sur les esprits de sa nation. Mais le second point, c’est-à-dire la conduite de l’ange, est plus embarrassant. En effet, lorsque Zacharie, qui conçoit un doute suggéré par la surprise et par une réflexion bien naturelle, demande un signe, l’ange lui en fait aussitôt un crime, et le punit en lui ôtant l’usage de la parole. S’il ne faut pas soutenir, avec Paulus, qu’un ange véritable aurait plutôt loué cet esprit d’examen dans le prêtre, cependant on tombera d’accord avec lui, quand il remarque qu’une conduite aussi impérieuse convient moins à un véritable être céleste qu’aux idées que les Juifs d’alors se faisaient de ces êtres. De plus, on n’a pas, sur le sol du supranaturalisme, un autre exemple d’une aussi dure infliction. Paulus a cité la conduite infiniment plus douce de Jéhovah à l’égard d’Abraham, qui adresse la même question sans encourir de blâme ; et quand, pour échapper à l’objection de Paulus, Olshausen rappelle qu’Abraham ne répond ainsi, d’après le verset 6, que par un sentiment de foi, cette observation ne se rapporte qu’au passage 1, Mos., 15, 8 ; car non seulement l’incrédulité bien plus marquée de Sara (chap. 18, 12) resta impunie, mais encore (chap. 17, 17) Abraham lui-même trouva la promesse divine incroyable jusqu’à en rire, et cela ne lui attire pas même un blâme. Marie (Luc, 1, 34) fait exactement la même question que Zacharie ; et cet exemple est encore plus voisin ; de sorte qu’on doit toujours dire, avec Paulus, qu’une pareille inconséquence appartient, non pas à la conduite de Dieu ou d’un être supérieur, mais aux idées que les Juifs s’en faisaient.

Par cela même que les théologiens orthodoxes trouvaient une difficulté dans la manière dont était représenté le mutisme infligé à Zacharie, ils ont imaginé toutes sortes de motifs à cette punition. Hess a cru justifier la conduite de l’ange du reproche d’arbitraire en disant que cet être divin considéra le mutisme de Zacharie comme le seul moyen de garder secrète, même contre la volonté du prêtre, une chose dont la divulgation prématurée aurait pu avoir, pour l’enfant, des suites dangereuses, comme en eut pour l’enfant Jésus la divulgation de sa naissance par les Mages[10]. Mais d’abord l’ange ne dit rien d’un pareil but ; il ne lui inflige le mutisme que comme signe et punition (v. 20). Secondement, il faut que Zacharie, même pendant son mutisme, ait communiqué par écrit, au moins à sa femme, la partie essentielle de l’apparition ; car nous voyons plus loin (v. 60) qu’Élisabeth connaît le nom destiné à l’enfant avant qu’on interroge son mari. Troisièmement, enfin, à quoi servait-il de mettre en sûreté l’enfant non encore né, en rendant plus difficile la divulgation de son annonciation merveilleuse, puisqu’à peine né il devait être aussitôt exposé à tous les dangers ? car, la langue du père s’étant déliée, la scène qui eut lieu lors de la circoncision remplit tout le voisinage du bruit de ces événements (v. 65). La manière dont Olshausen envisage la chose serait plus admissible : lui considère tout le miracle, et nommément le mutisme, comme une correction morale qui dut apprendre à Zacharie à reconnaître et à surmonter son peu de foi[11]. Mais, d’une part, il n’y a pas un mot de cela dans le texte ; et, d’un autre côté, l’accomplissement inespéré d’une promesse tenue pour impossible aurait suffisamment fait honte à Zacharie de sa défiance. Dans le sentiment de l’insuffisance de ce motif moral pour l’infliction du mutisme, maints théologiens ne rougissent pas aujourd’hui de compter l’excitation produite par cette punition parmi les causes qui mirent Zacharie en état de procréer un fils ; singulière escapade du supranaturalisme sur le terrain du naturalisme.

D’ailleurs, quelque digne d’un être divin qu’eût été la conduite de l’ange qui se montre à Zacharie, une apparition angélique n’en aurait pas moins, de notre temps, paru, comme telle, incroyable à plusieurs. L’auteur de la Mythologie hébraïque a posé expressément le principe : que là où sont des apparitions angéliques est un mythe, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament[12]. Supposé même qu’il y ait des anges, ils ne peuvent pas néanmoins, pense-t-on, se faire voir aux hommes ; car ils appartiennent au monde des esprits, qui ne peut exercer d’action sur nos sens ; de sorte qu’il est toujours judicieux de rapporter leurs prétendues apparitions à la simple imagination[13]. Il n’est pas vraisemblable, ajoute-t-on, que Dieu les emploie comme on se le figure ordinairement ; car on ne peut reconnaître aucun but raisonnable à leur mission ; ils ne servent communément qu’à satisfaire la curiosité, et, de plus, leur intervention détournerait les hommes du soin de diriger leur vie par eux-mêmes[14]. Il est singulier aussi que ces êtres se soient montrés agissants dans l’ancien monde pour les moindres occasions, tandis que, au milieu du monde moderne, ils restent oisifs, même dans les conjonctures les plus importantes[15].

Non seulement leur apparition et leur intervention dans l’humanité, mais encore leur existence a été révoquée en doute, parce que le but principal de leur existence devrait se trouver dans ces fonctions mêmes (Hebr., 1, 14). À la vérité, dit Schleiermacher[16], on ne peut pas prouver l’impossibilité de l’existence des anges ; cependant toute cette conception est telle, qu’elle ne pourrait plus naître de notre temps ; elle appartient exclusivement à l’idée que l’antiquité se faisait du monde. On peut penser que la croyance aux anges a une double source, l’une dans le désir, naturel à notre esprit, de supposer dans le monde plus de substance spirituelle qu’il n’y en a d’incorporée dans l’espèce humaine ; or, ce désir, dit Schleiermacher, pour nous qui vivons maintenant, est satisfait quand nous nous représentons que d’autres globes célestes sont peuplés semblablement au nôtre ; et par là se trouve tarie la première source de la croyance aux anges. La seconde source est dans l’idée qu’on se fait de Dieu comme d’un monarque entouré de sa cour ; cette idée n’est plus la nôtre. Nous savons maintenant expliquer par des causes naturelles les changements dans le monde et dans l’humanité, que jadis on s’imaginait être l’œuvre de Dieu même agissant par le ministère des anges. Ainsi la croyance aux anges n’a pas un seul point par où elle puisse se fixer véritablement dans le sol des idées modernes, et elle n’existe plus que comme une tradition morte. Le résultat ne change pas, même si, avec un des plus récents auteurs sur la doctrine des anges, nous attribuons cette opinion au besoin qu’a l’homme de distinguer les deux côtés de sa nature morale et de se les représenter sous la figure d’êtres placés hors de lui, d’anges et de démons ; car, même ainsi, l’origine des deux conceptions reste purement subjective, et les anges ne sont pas autre chose qu’un idéal de la perfection dans la créature ; idéal qui, conçu à un degré inférieur de culture quand l’imagination créait, disparaît à un degré supérieur quand l’intelligence comprend.

Contrairement à ce résultat des connaissances modernes, résultat qui est négatif de l’existence des anges, Olshausen cherche à tirer de ces mêmes connaissances, en les prenant par leur côté spéculatif, des raisons positives pour la réalité de l’apparition racontée par Luc. Le récit évangélique, dit-il, ne contredit nullement une juste conception du monde, car Dieu est immanent au monde, qui est mû par son souffle[17]. Mais justement, Dieu a le moins besoin de l’intervention des anges pour agir sur le monde, s’il y est immanent ; ce n’est qu’autant qu’il siège sur un trône reculé dans la hauteur des cieux, qu’il lui faut envoyer des anges ici-bas pour faire exécuter ses volontés sur la terre. On devrait s’étonner qu’Olshausen puisse argumenter de cette façon, s’il ne résultait clairement de sa manière de traiter l’angélologie et la démonologie, qu’aux yeux de cet auteur les anges sont, non des êtres individuels existant par eux-mêmes, mais seulement des forces divines, des émanations, des fulgurations passagères de la divinité. Ainsi l’idée qu’Olshausen se fait des anges, dans leur rapport avec Dieu, paraît répondre à l’idée que les Sabelliens avaient de la trinité. Mais ce n’est pas là l’idée de la Bible ; par conséquent, ce qui est invoqué en faveur de l’idée d’Olshausen ne prouve rien pour celle de la Bible, et il est inutile d’insister davantage sur ce point. Le même théologien ajoute qu’il ne faut pas juger, d’après la vulgarité de la vie quotidienne, les époques les plus fécondes de la vie de notre espèce, et qu’au temps où le Verbe éternel s’incarna, il survint, dans notre monde, des apparitions du monde spirituel qui n’auraient pas été un besoin dans des âges agités par un mouvement moins puissant[18]. Mais ce n’est là qu’un malentendu ; car la vulgarité de la vie quotidienne est interrompue dans de tels moments, par cela même que des esprits tels que Jean-Baptiste prennent place dans l’humanité ; il serait puéril de considérer les temps et les circonstances au milieu desquels un Jean naquit et se développa, comme vulgaires, parce qu’il y aurait manqué l’embellissement des apparitions angéliques ; et ce que le monde des intelligences fait pour le nôtre, c’est justement de susciter des intelligences humaines extraordinaires, et non de faire monter et descendre des anges.

Si enfin, défendant la signification littérale des chapitres de Luc, on prétend que l’ange dut tracer d’avance le plan d’éducation pour l’enfant qui allait naître, afin que cet enfant fût un jour l’homme qu’il devait être[19], ce serait, ou faire une trop forte supposition, à savoir, que tous les grands hommes, pour devenir tels par leur éducation, ont dû être introduits de cette façon dans le monde ; ou s’engager à prouver pourquoi ce qui ne fut pas indispensable pour les plus grands hommes d’autres nations et d’autres siècles, a été nécessaire pour Jean-Baptiste. En outre, une pareille explication attribuerait trop à l’éducation, et trop peu au développement interne de l’esprit. Enfin on a fait valoir avec raison que, bien loin d’aider à concevoir le récit évangélique comme un miracle réel, plusieurs circonstances subséquentes de la vie de Jean-Baptiste demeurent tout à fait inexplicables, si l’on suppose que de pareilles merveilles ont véritablement précédé et accompagné sa naissance ; car, s’il était vrai que, dès le début, Jean eût été marqué d’une façon si singulière, comme devant être le précurseur de Jésus, on ne comprend plus comment il ne l’a pas connu avant le baptême, et comment, plus tard encore, il a pu se tromper sur son caractère messianique (Joh., 1, 30 ; Matthieu, 11, 2)[20].

Ainsi il faudra donner raison à la critique et à la polémique des rationalistes, et tomber d’accord avec eux de ce résultat négatif, à savoir, qu’il ne peut être rien survenu d’aussi surnaturel avant et pendant la naissance de Jean-Baptiste. Maintenant on demande seulement quelle idée positive il faut se faire de ce récit pour la mettre à la place de l’idée qui a été renversée.


§ XVIII.


Explication naturelle du récit.

Le changement le plus léger que l’on pourrait introduire dans ce récit en séparant, d’après le principe des rationalistes, le fait simple du jugement qu’en ont porté les personnes intéressées ; le changement le plus léger, dis-je, serait que, tout en laissant subsister, comme chose réelle et indépendante de l’imagination, l’apparition de l’ange et le mutisme de Zacharie, on se contentât de les expliquer d’une manière naturelle. On s’en rendrait raison pour l’angélophanie, en supposant que ce fût un homme qui se montra à Zacharie, et qui dit réellement ce que celui-ci crut entendre, mais qui fut pris par le prêtre pour un messager céleste. Cette explication, vu les accessoires, est trop invraisemblable pour qu’on ne se sentît pas obligé de faire un pas de plus, de transformer la vision externe en une vision interne, et de transporter tout l’événement du terrain physique sur le terrain psychologique. L’opinion de Bahrdt fait une transition à cette opinion ; car, supposant que ce que Zacharie prit pour un ange peut avoir été un éclair[21], il attribue à l’imagination de Zacharie la plus grande partie de toute la scène. Mais jamais personne, dans un état mental ordinaire, ne créera, à la vue d’un simple éclair, une pareille série de discours et de réponses, il faudrait donc supposer un état mental particulier, et soit imaginer une défaillance causée par l’effroi de l’éclair[22], défaillance dont il n’y a aucune trace dans le texte, qui ne parle pas même d’une chute, comme dans les Actes des Apôtres, 9, 4 ; soit, laissant de côté l’éclair, songer à un rêve : or, Zacharie n’a pu avoir un rêve pendant qu’il était dans le temple, occupé à encenser. De la sorte, on est forcé d’invoquer, avec Paulus, des extases même dans l’état de veille, extases pendant lesquelles l’âme donne à des images subjectives un caractère objectif, c’est-à-dire prend pour des êtres réels les formes imaginaires qui flottent devant elle[23]. De telles extases ne sont certainement pas communes ; mais, dit Paulus, plusieurs circonstances concouraient pour provoquer en Zacharie un état aussi extraordinaire. Ces circonstances sont : le long désir d’avoir de la postérité ; la fonction glorieuse de faire, dans le sanctuaire, monter, avec l’encens, les prières du peuple jusqu’à Jéhovah, ce qui pouvait lui paraître un signe favorable pour sa propre prière ; enfin, peut-être aussi, avant sa sortie de chez lui, une sollicitation de sa femme[24], semblable à celle de Rachel à Jacob (!). L’esprit ainsi excité, dans la demi-obscurité du sanctuaire, il pense, tout en priant, à l’objet de ses souhaits les plus ardents ; il espère, maintenant ou jamais, être exaucé, et par conséquent il est disposé à en voir un signe dans tout ce qui pourra se montrer. La fumée de l’encens qui s’élève, éclairée par les lampes du lustre, forme des figures ; le prêtre s’imagine y apercevoir une figure céleste qui l’effraie d’abord, mais que bientôt il croit entendre lui accorder l’accomplissement de son désir. À peine un doute léger commence-t-il à naître dans son cœur, que le prêtre, pieux jusqu’à l’excès, se regarde aussitôt comme coupable, se croit réprimandé par l’ange à ce sujet, et ici encore une double explication devient possible : ou bien une apoplexie paralyse réellement pour quelque temps sa langue, ce qu’il reçoit comme une juste punition de son doute, jusqu’à ce qu’il retrouve la parole dans la joie qu’il ressent lors de la circoncision de son fils ; de sorte que cette circonstance du mutisme est conservée comme fait extérieur, physique, mais sans miracle[25] ; ou bien la perte de la parole doit aussi être conçue psychologiquement, c’est-à-dire que Zacharie, par une superstition juive, s’interdit lui-même, pour quelque temps, l’usage de sa langue, qu’il s’accusait d’avoir mal employée[26]. Ranimé par cette vision extraordinaire, le prêtre, conformément aux indications qu’il a reçues, retourne auprès de sa femme, et elle devient une seconde Sara.

Telle est l’explication de Paulus sur l’apparition de l’ange ; toutes les autres y rentrent essentiellement, ou bien y sont réduites, n’étant pas soutenables évidemment. On peut dire d’abord qu’elle n’évite même pas le merveilleux qu’elle se donne tant de peine pour écarter ; car l’auteur avoue lui-même que la plupart des hommes n’ont aucune expérience d’une vision semblable à celle qui est supposée ici[27]. S’il est vrai que de tels états extatiques surviennent dans des cas particuliers, toujours est-il qu’ils exigent ou une disposition particulière dont aucune trace d’ailleurs ne se montre chez Zacharie, et qui n’est pas, non plus, supposable à cause de son âge avancé, ou bien une circonstance extérieure précise qui manque absolument ici[28] ; car un désir de progéniture si longtemps entretenu ne se manifeste plus avec une violence extatique, et l’encensement du temple ne pouvait pas mettre hors de lui un prêtre âgé, vieilli dans le service. Ainsi Paulus n’a fait que changer un miracle de Dieu en un miracle du hasard. Or, dire qu’à Dieu rien n’est impossible, ou que rien n’est impossible au hasard, ce sont deux assertions également précaires et aussi peu scientifiques l’une que l’autre.

Mais, même de ce point de vue, le mutisme de Zacharie n’est expliqué que d’une manière très insuffisante ; car admettons, avec l’une des explications, que ce mutisme ait été produit par une attaque d’apoplexie ; la véritable difficulté n’est pas celle que Paulus prétend y trouver, à savoir, qu’un prêtre devenu muet aurait été obligé de cesser aussitôt ses fonctions, d’après 3 Mos., 21, 16 et suiv., et que néanmoins Zacharie (v. 23) ne quitta Jérusalem qu’à l’expiration de sa semaine de service ; car, ainsi que Lightfoot l’a déjà remarqué[29], la perte de la parole, survenue miraculeusement, quand même ce miracle n’aurait d’existence que dans l’imagination, ne peut être mise sur le même rang qu’un mutisme, effet d’un défaut naturel. Mais il fàut s’étonner, avec Schleiermacher[30], que Zacharie, malgré cette attaque d’apoplexie, retourne chez lui, plein, du reste, de santé et de vigueur, de sorte que, malgré cette paralysie partielle, il aurait conservé assez de force pour que son désir de postérité s’accomplît. Ce serait encore par une coïncidence toute particulière que, justement le jour de la circoncision de l’enfant, la langue du père se serait déliée ; car, si c’est là un effet de l’excès de la joie[31], cette joie aurait dû être plus grande le jour de la naissance que plus tard, lors de la circoncision, époque où Zacharie devait déjà être habitué à la possession de son enfant.

Suivant l’autre explication, Zacharie ne peut pas parler, non parce qu’il en est empêché physiquement, mais parce qu’il croit (persuasion qu’on explique psychologiquement) ne pas devoir parler ; or, cela est contraire au sens textuel de Luc ; car tous les passages que Paulus accumule pour prouver que οὐ δύναμαι peut signifier non seulement qu’on ne peut pas réellement, mais encore qu’on n’ose pas[32], que prouvent-ils contre le clair enchaînement de tout le récit ? En effet, si peut-être, à toute force, on voulait entendre ainsi la phrase narrative, il ne put pas leur parler, οὐκ ἠδύνατο λαλῆσαι ἀυτοῖς (v. 22), toujours est-il que, dans la vision prétendue de Zacharie, l’ange, s’il avait voulu lui défendre et non l’empêcher physiquement de parler, ne lui aurait pas dit : Tu seras condamné au silence, ne pouvant pas parler, καὶ ἔσῃ σιωπῶν, μὴ δυνάμενος λαλῆσαι (v. 20) ; mais il lui aurait dit : Sache te taire et n’essaye pas de parler, ἴσθι σιωπῶν, μηδ’ ἐπιχειρήσῃς λαλῆσαι. De même aussi, les mots : il demeura muet, διέμενε κωφὸς (v. 21), ne s’entendent naturellement que d’un véritable mutisme. À ce point de vue, on suppose et il faut supposer que le récit évangélique reproduit exactement ce que Zacharie raconta lui-même sur ce qui lui était arrivé ; si donc on nie qu’il y ait eu réellement mutisme, comme cependant Zacharie déclare qu’un mutisme réel lui a été annoncé par l’ange, il faudrait admettre que, tout en restant capable de parler, il s’est cru muet ; ce raisonnement conduirait à le regarder comme fou, et il ne faut pas, sans y être contraint par le texte, attribuer au père de Jean une aliénation mentale.

Un point encore dont l’explication naturelle ne s’inquiète pas assez, c’est que, d’après elle, la prédiction, résultat d’un état extatique aussi peu ordinaire, se serait accomplie avec une incroyable exactitude. Sur aucun autre terrain, le rationalisme n’ajouterait foi à une pareille coïncidence avec une prédiction faite pendant une vision. Eh quoi ! si le docteur Paulus lisait qu’une somnambule, dans une extase, a prédit une naissance, extrêmement improbable d’après les circonstances, qu’elle a présagé non seulement un enfant en général, mais encore un garçon en particulier, qu’elle a annoncé avec détail le développement futur de son intelligence et sa position dans l’histoire, et que tout cela s’est réalisé de point en point, serait-il disposé à accepter une pareille coïncidence ? Certes, il n’accorderait à aucun homme, dans quelque état qu’il soit, le pouvoir de jeter si loin le regard dans le plus mystérieux atelier de la nature productive ; il se plaindrait qu’on outrage la liberté humaine, complètement anéantie s’il est possible de déterminer d’avance tout le développement intellectuel et moral d’un homme, comme la marche d’une pendule, et il déclarerait inexact dans l’observation et tout à fait suspect un récit qui rapporterait comme réellement arrivées des choses aussi impossibles. Pourquoi n’agit-il pas de même pour notre récit du Nouveau Testament ? Pourquoi trouve-t-il ici admissible ce qu’il regarderait ailleurs comme inadmissible ? Est-ce qu’il règne, dans l’histoire biblique, des lois différentes de celles qui règnent dans le reste de l’histoire ? Il faut que le rationaliste fasse cette supposition, s’il accepte comme croyable dans l’histoire évangélique ce qu’il repousse ailleurs comme incroyable ; mais alors c’est retourner au point de vue surnaturel ; car, admettre que les lois qui règlent tout le reste n’ont pas d’empire dans l’histoire évangélique, c’est le propre du supranaturalisme.

Pour se sauver de ce suicide, il ne reste plus à l’explication ennemie du miracle qu’à révoquer en doute l’exactitude littérale du récit. Ce serait la plus simple des issues aux yeux de Paulus lui-même, qui remarque que l’on trouvera peut-être superflus ses efforts pour expliquer naturellement un récit qui n’est rien autre chose qu’une de ces histoires merveilleuses inventées sur la jeunesse de tout grand homme après sa mort ou même de son vivant. Cependant Paulus croit, après un examen impartial, ne pas devoir employer ici cette analogie. Son principal motif est le trop court intervalle de temps écoulé entre la naissance de Jean-Baptiste et la rédaction de l’évangile de Luc[33]. Mais d’après ce qui a été remarqué dans l’Introduction, retournant la question, nous demanderons à cet interprète comment il veut faire comprendre que, pour un homme aussi célébre que Jean, et dans un temps aussi agité, on ait pu, au moins soixante ans après, rédiger le récit de sa naissance avec une précision de détails encore authentiques. À cela Paulus a une réponse toute prête, réponse approuvée aussi par d’autres (Heydenreich, Olshausen), à savoir, que, probablement, le morceau intercalé par Luc, 1, 5-2, 39, a été une notice de famille qui circulait dans la parenté de Jean-Baptiste et de Jésus, et qui avait vraisemblablement Zacharie pour auteur[34]. C’est là une hypothèse en l’air, inventée par les modernes, et l’on n’a pas besoin d’y opposer, avec K. Ch. L. Schmidt, qu’un récit aussi défiguré (nous dirions simplement : aussi embelli) n’a pu être une notice de famille, et que, s’il ne faut pas le ranger complètement dans la classe des légendes, cependant il n’est plus possible d’y distinguer le fond historique, en cas qu’il y en ait un[35]. On va plus loin : on assure que dans le récit même se trouvent des traits qu’aucun poëte n’aurait imaginés, et qui prouvent par conséquent que ce récit est une reproduction immédiate du fait ; comme signe principalement caractéristique, on dit que les espérances messianiques des divers personnages que Luc fait parler 1 et 2, répondent exactement à la situation et aux relations de chacun d’eux[36]. Mais ces différences ne sont nullement aussi tranchées que le prétend Paulus, ce qui les caractérise, c’est plutôt d’aller en se particularisant davantage ; et cette marche du général au particulier est naturelle aussi chez un poëte ou dans une légende populaire. Remarquant que ces espérances messianiques sont conçues d’après le type juif, on prétend que le récit fut rédigé ou du moins fixé avant la mort de Jésus ; mais le type juif de ces espérances persista encore après lui (Actes des apôtres, 1, 6)[37]. Surtout il faut tomber d’accord, avec Schleiermacher, que rien n’est moins possible que de regarder ces discours comme strictement historiques, et de soutenir que Zacharie, au moment où il reprit l’usage de la parole, s’en servit pour prononcer le cantique en question, sans être interrompu par la joie et l’étonnement de l’assemblée, sentiments par lesquels le narrateur lui-même se laisse interrompre. Dans tous les cas, ajoute Schleiermacher, il faut admettre qu’ici l’auteur a ajouté du sien, et qu’il a enrichi le récit historique avec les effusions lyriques de sa muse[38] ; car, lorsque Kuinœl suppose que Zacharie composa et écrivit postérieurement le cantique, cette supposition, outre qu’elle est singulière, contredit trop le texte. Enfin les interprètes invoquent encore certains autres traits qui font tableau, et qui, disent-ils, n’auraient jamais pu être inventés par un narrateur ; tels sont : le signe interrogatif adressé à Zacharie, le débat de la famille, et la situation de l’ange justement à la droite de l’autel[39]. Mais ils montrent seulement par là qu’ils n’ont aucune idée de la poésie et de la légende populaire, ou qu’ils n’en veulent pas avoir ici ; car la vraie poésie et la vraie légende se distinguent justement par le caractère naturel et frappant des traits particuliers[40].


§ XIX.


Explication mythique du récit à différents degrés.

Nous avons montré plus haut qu’il était nécessaire, et en dernier lieu qu’il était possible de révoquer en doute la fidélité historique du récit ; aussi plusieurs théologiens y ont pris occasion de déclarer que toute la relation sur l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste est une légende née de l’importance que Jean, comme précurseur de Jésus, avait pour les chrétiens, et de l’imitation de quelques récits de l’Ancien Testament, dans lesquels la naissance d’Isaac, de Samuel, et particulièrement de Samson, est annoncée d’une manière semblable. Mais, dit-on, la fiction n’y est pas sans mélange d’histoire, et il peut être historiquement vrai que Zacharie ait longtemps vécu avec Élizabeth dans une union stérile ; qu’un jour, dans le temple, une congestion sanguine ait tout à coup arrêté la langue du vieux prêtre ; que, bientôt après, sa femme âgée lui ait donné un fils ; et que, dans sa joie de cette naissance, il ait recouvré l’usage de la parole. Dès lors, et encore plus lorsque Jean fut devenu un homme remarquable, le souvenir de ces circonstances fit sensation, et il s’en forma la légende en question[41].

Nous devons nous étonner de voir reparaître ici, sous un autre titre, presque la même explication que celle qui a déjà été jugée sous le nom d’explication naturelle. Tout en admettant la supposition d’un mélange possible de légendes postérieures dans le récit, on ne modifie presque aucunement le jugement porté sur la chose même. L’explication mythique, sur le terrain de laquelle nous sommes entrés maintenant, renonce, une fois pour toutes, à regarder les récits comme de la véritable histoire ; par conséquent, toutes les particularités de ces récits doivent, en elles-mêmes, lui être également problématiques ; quant à décider s’il en est qu’elle doive conserver comme historiques, c’est ce qu’elle ne peut faire que d’après certains caractères : par exemple, telle ou telle particularité n’est pas assez difficile à admettre, ou n’est pas assez dans l’esprit, dans l’intérêt et dans l’enchaînement de la légende, pour qu’on lui attribue avec vraisemblance une origine légendaire. Or, dans le cas actuel, on conserve, comme particularités marquées de ce caractère, la longue stérilité d’Élizabeth et le mutisme subit de Zacharie, de sorte que l’on ne sacrifie que l’apparition de l’ange et sa prédiction. Mais comme le mutisme de Zacharie, soudainement infligé et enlevé non moins soudainement, perd, avec l’abandon de l’angélophanie, la cause surnaturelle, qui seule suffit à l’expliquer, on voit reparaître ici toutes les difficultés qui ont été exposées dans l’argumentation contre l’interprétation naturelle. Ajoutons-y encore une inconséquence ; car, une fois qu’on est sur le terrain mythique, il est fort inutile de s’embarrasser de ces difficultés ; on ne suppose plus une fidélité historique dans les récits, et l’on n’est pas tenu à les conserver. Or, ce que l’on garde ici comme historique, à savoir, la longue stérilité du mariage des parents de Zacharie, est tellement dans l’esprit de la poésie légendaire des Hébreux, qu’on devrait, à ce trait moins qu’à tout autre, méconnaître l’origine mythique. Quel désordre cette méprise a jeté dans le raisonnement de Bauer ! On a, dit-il, argumenté de la façon suivante dans les idées juives : tous les enfants nés après une longue stérilité et dans un âge avancé des parents, deviennent de grands hommes ; Jean naquit de parents âgés et devint un illustre docteur de la pénitence ; en conséquence, on a cru être autorisé à faire annoncer sa naissance par un ange. Quelle conclusion informe ! et Bauer y est conduit uniquement parce qu’il suppose que Jean est né de parents âgés. Prenons au contraire cette dernière supposition comme la donnée primitive, et aussitôt la conclusion se tire sans difficullé. Il faut donc dire : on admettait volontiers, au sujet des grands hommes, qu’ils naissaient de parents âgés[42], et que des messagers célestes annonçaient leur naissance, qu’humainement on ne pouvait plus attendre[43]. Jean fut un grand homme et un grand prophète ; en conséquence la légende le fit aussi naître tard dans le mariage de ses parents, et fit annoncer sa naissance par un ange.

En interprétant le récit de la naissance de Jean-Baptiste comme un demi-mythe ou mythe historique, on est pressé de toutes les difficultés d’une demi-mesure. Par ce motif, Gabler aima mieux y voir un mythe pur, appelé philosophique ou plutôt dogmatique[44] ; et Horst regarda aussi les deux premiers chapitres de Luc et le récit en question qui en fait partie, comme une fiction symbolique, où l’histoire de la naissance du Précurseur est jointe à celle de la naissance du Messie, et où les prédictions sur le caractère et les œuvres du premier ont été composées d’après l’événement ; et, dans tout cela, ce qui trahit le poëte, c’est justement la franche exactitude de la narration dans tous les détails[45]. De la même manière, Schleiermacher a déclaré que le premier chapitre, au moins, de Luc est une petite œuvre poétique, du genre de plusieurs fictions juives que nous trouvons encore dans les Apocryphes. Il ne veut pas, à la vérité, prononcer que tout y soit controuvé, et il pense qu’il peut y avoir, au fond, des faits et une tradition fort répandue ; et sur tout cela, le poëte a pris la liberté de rapprocher ce qui était éloigné, et de donner des formes précises au vague de la tradition ; en conséquence, il estime que l’effort pour y découvrir le fondement historique et naturel est un effort infructueux et inutile[46]. Horst a déjà conjecturé que ce morceau provenait d’un chrétien judaïsant ; et Schleiermacher aussi admet qu’il a été composé par un chrétien de l’école juive développée, dans un temps où il existait encore de purs disciples de Jean ; ce morceau avait pour but de les attirer au christianisme, en montrant que le rapport de Jean au Christ était sa destination propre, sa distinction la plus haute, et en rattachant en même temps au retour du Christ une glorification extérieure du peuple.

Une telle interprétation du morceau est la seule juste ; et cela est parfaitement clair, quand nous considérons de plus près les écrits de l’Ancien Testament auxquels cette histoire de l’annonciation et de la naissance de Jean-Baptiste est, comme la plupart des commentateurs le remarquent, semblable d’une manière frappante. Mais il ne faut pas se représenter (ce qui présentement sert de thème commode aux réfutations[47] de la conception mythique de ce paragraphe), il ne faut pas se représenter l’auteur comme feuilletant l’Ancien Testament et y recueillant un à un les traits épars. Non, ces traits, tels qu’ils s’y trouvent, relatifs à la naissance tardive de différents hommes remarquables, s’étaient depuis longtemps fondus en un tableau total pour le lecteur, qui y prenait les plus convenables à chaque cas particulier. Le type le plus ancien de tous les tard-nés est Isaac. De même que Zacharie et Élizabeth sont dits avancés dans leurs jours, προϐεϐηκότες ἐν ταῖς ἡμέραις αὑτῶν (v. 5), de même Abraham et Sara étaient avancés dans leurs jours, προϐεϐηκότες ἡμερῶν, lxx (1, Mos., 18, 11), lorsqu’un fils leur fut annoncé. C’est particulièrement de cette histoire qu’a été transportée, dans le récit de Luc, l’incrédulité du père fondée sur le grand âge des parents, et la demande d’un signe. Abraham, après que Dieu lui eut promis, pour son héritier, une postérité qui posséderait la terre de Chanaan, demanda d’un air de doute : A quoi connaîtrai-je que je posséderai cette terre ? κατὰ τί γνώσομαι, ὅτι κληρονομήσω ἀυτήν ; (1, Mos., 15, 8, lxx). De même, ici, Zacharie demande : À quoi connaîtrai-je cela ? κατὰ τί γνώσομαι τοῦτο ; (V. 18.) La légende n’a tiré de l’incrédulité de Sara aucun parti pour Élizabeth ; ce nom d’Élizabeth, qui est dite une des filles d’Aaron, ἐκ τῶν θυγατέρων Ἀαρών, pourrait faire songer au nom d’Élizabeth que portait la femme d’Aaron, frère de Moïse. (2 Mos., 6, 23, lxx.)

C’est de l’histoire d’un autre personnage né tardivement, de Samson, qu’est pris l’ange qui annonce la naissance du fils. Dans notre récit, l’ange apparaît au père au milieu du temple, tandis que, dans le livre des Juges, 13, il se montre d’abord à la mère, puis au père, au milieu de la campagne, changement amené naturellement par la différence de condition des parents respectifs ; et, d’après les idées des Juifs dans les temps postérieurs, les prêtres, pendant qu’ils encensaient le temple, avaient non rarement des angélophanies et des théophanies[48]. De la même source vient l’ordre consacrant, dès sa naissance, au nasiréat (nasir, voué à Dieu) Jean, dont la vie ascétique était d’ailleurs connue ; pour Samson, le vin, les boissons fortes et les aliments impurs sont défendus à la mère dès le temps de sa grossesse ; puis l’ange prescrit le même régime à l’enfant[49], prescription à laquelle l’envoyé céleste ajoute, comme pour Jean, que l’enfant est voué à Dieu dès le ventre de sa mère[50]. La promesse d’œuvres qui seront pleines de bénédictions est analogue aussi pour les deux hommes ; comparez Luc, 1, 16, 17, avec Juges, 13, 5. Il en est de même de la formule finale sur la croissance pleine d’espérance des deux enfants[51].

Reste encore l’histoire d’un troisième personnage né tardivement, de Samuel ; il serait peut-être trop téméraire de considérer comme une simple imitation de cette histoire la descendance lévitique de Jean (comparez 1 Sam., 1, 1 ; 1 Paralip. 7, 27) ; mais elle a fourni le modèle des effusions lyriques qui se trouvent dans le premier chapitre de Luc. La mère de Samuel, en remettant son fils au grand-prêtre, épanche ses sentiments dans un hymne (1 Sam., 2, 1 seq.) ; le père de Jean-Baptiste en fait autant lors de la circoncision de son fils : seulement, dans les détails, le cantique de Zacharie paraît composé d’après le cantique de la mère de Samuel, moins que celui de Marie, sur lequel nous reviendrons plus tard. Le nom significatif de Jean (יהוחנן, Θεόδωρος, donné de Dieu) est fixé d’avance par l’ange ; et cette désignation a un précédent dans la désignation des noms d’Ismaël et d’Isaac[52], et sa raison dans l’opinion qui regardait comme providentielle la concordance de la signification du nom avec la signification historique de l’homme. Il est remarqué dans le passage de Luc, v. 61, que le nom de Jean n’avait pas été habituel dans la famille de Zacharie, remarque qui n’a pas d’autre but que d’en faire ressortir davantage l’origine céleste ; la tablette, πινακίδιον, sur laquelle le père inscrit le nom (v. 63) a été suggérée, soit par le mutisme infligé, soit par l’exemple d’Isaïe, qui dut écrire les noms significatifs d’un enfant sur une tablette (Is., 8, 1 seq.). La seule particularité extraordinaire pour laquelle on pourrait croire qu’il n’y a pas d’analogue dans l’Ancien Testament, est le mutisme de Zacharie, et c’est aussi là-dessus que se fonde Olshausen pour combattre l’explication mythique du récit[53]. Mais, si l’on réfléchit que demander et recevoir des signes en garantie d’une prédiction était chose habituelle chez les Hébreux (comparez Isaïe, 7, 11 et suiv.) ; que la perte temporaire d’un sens est infligée comme punition extraordinaire après une apparition céleste (Act. ap. 9, 8, 17 seq.) ; que Daniel perd la parole pendant que l’ange lui parle, et ne la recouvre que lorsque l’ange lui ouvre la bouche en lui touchant les lèvres (Dan., 10, 15 seq.) ; si, dis-je, on réfléchit à tous ces exemples, on comprendra que le mutisme de Zacharie peut s’expliquer sans qu’il y ait rien de réel et d’historique au fond.

De deux particularités accessoires et non merveilleuses : l’une, la justice, devant Dieu, des parents de Jean (v. 6), n’est, en tout cas, fondée que sur cet argument, à savoir, qu’il n’y a qu’un couple aussi pieux qui ait pu recevoir la faveur d’un tel fils, et par conséquent elle n’a aucune valeur historique ; l’autre, au contraire, à savoir, que Jean naquit, sous Hérode (le Grand), v. 5, est sans aucun doute un calcul chronologique exact.

En résumé, nous sommes ici sur un terrain purement mythico-poétique, et la seule réalité historique qui se puisse conserver avec certitude, se réduit à ceci : Jean-Baptiste, par ses œuvres postérieures et par les rapports qu’elles eurent avec les œuvres de Jésus, fit une impression si puissante que la légende chrétienne fut conduite à glorifier de la sorte sa naissance, et à l’unir à celle de Jésus[54].




  1. Une fois pour toutes, je rappelle que, lorsque, dans le cours de ces recherches, je dirai, pour abréger, Luc, Matthieu, etc., j’entendrai toujours l’auteur du troisième, du premier évangile, etc., sans décider si ces livres proviennent de ces hommes apostoliques ou d’inconnus qui leur furent postérieurs.
  2. Voyez-en la liste dans Kuinöl, Comm. in Luc. Proleg., p. 247.
  3. Paulus, Exeget. Handbuch, 1, a, S. 78 f., 96 ; Bauer, Hebr. Mythol., 2. Bd., S. 218 f.
  4. Là, Michel est désigné comme un des premiers princes, 10, 13. Gabriel, 8, 16 ; 9, 21.
  5. Là, Raphaël est représenté comme εἷς ἐκ τῶν ἑπτὰ ἁγίων ἀγγέλων, οἳ… εἰσπορεύονται ἐνώπιον τῆς δόξης τοῦ ἁγίου (12, 15), à peu près comme Gabriel dans Luc, à part la désignation de nombre. Ce nombre est formé d’après celui des Amschaspands persans. Comparez De Wette, Biblische Dogmatik, § 171 b.
  6. Hieros. rosch haschanah, f. 56, 4 (dans Lightfoot, Horæ hebr. et talmud. in IV evangg., p 723) : R. Simon ben Lachisch dicit : Nomina angelorum ascenderunt in manu Israelis ex Babylone. Nam antea dictum est : Advolavit ad me unus τῶν Seraphim ; Seraphim steterunt ante eum, Jes., 6 ; at post : Vir Gabriel, Dan., 9, 21 ; Michael princeps vester, Dan., 10, 21.
  7. Biblischer Commentar, 1. Th., S. 95, 3te Auflage.
  8. L. c., S. 98 f. Hoffmann, S. 135.
  9. L. c., S. 77.
  10. Geschichte der drei letzten Lebensjahre Jesu, sammt dessen Jugendgeschichte, Tübingen, 1779, 1. Bd., S. 12.
  11. Bibl. Comm., 1, S. 115.
  12. Hebr. Mythol., 2, S. 218.
  13. Bauer, Hebr. Mythol., 1, S. 129 ; Paulus, Exeget. Handbuch, 1, a, 74.
  14. Paulus, Commentar, 1, S. 12.
  15. Bauer, Hebr. Mythol., 1, S. 120.
  16. Glaubenslehre, 1. Thl., § 42 und 43. 2te Ausgabe.
  17. Bibl. Comm., 1. Thl., S. 115.
  18. Bibl. Comm., S 89.
  19. Hess, Geschichte der drei letzten Lebensjahre Jesu u. s. w., 1. Thl., S. 13, 35.
  20. Horst, dans Henke’s Museum, 1, 4, S. 733 f. ; Gabler, dans son Neuest. theol. Journal, 7, 1, S. 403.
  21. Briefe über die Bibel im Volkstone (Ausg. Frankfurt und Leipzig, 1800), 1tes Bændchen, 6ter Brief, S. 51 f.
  22. Bahrdt, l. c., S. 52.
  23. Exeget. Handbuch., 1, a, S. 74, ff.
  24. Cernens autem Rachel quod infœcunda esset, invidit sorori suæ et ait marito suo : Da mihi liberos, alioquin moriar, 1, Mos., 30, 1.
  25. Bahrdt, l. c., 7ter Brief, S. 60 ; E. F., Sur les deux premiers chapitres de Matthieu et de Luc, dans Henke’s Magazin, 5, 1, S. 163 ; Bauer, Hebr. Mythol., 2, S. 220.
  26. Exeget. Handb., 1, a, S. 77, 80.
  27. L. c., S. 73.
  28. Comparez Schleiermacher, Ueber die Schriften des Lucas, S. 25.
  29. Horæ hebr. et talmud., et Carpzov., p. 722.
  30. L. c., S. 26.
  31. On cite à ce sujet des exemples empruntés à Aulu-Gelle, 5, 9 ; et à Valère-Maxime, 1, 8.
  32. L. c., S. 97 f.
  33. L. c., S. 72 f.
  34. L. c., S. 69.
  35. Dans Schmidt’s Bibliothek für Kritik und Exegese, 3, 1, S. 119.
  36. Paulus, l. c.
  37. Comparez De Wette, Exeget. Handbuch, 1, 2, S. 9.
  38. Ueber die Schriften des Lucas, S. 3.
  39. Paulus et Olshausen, sur ce passage ; Heydenreich, l. c., 1, S. 87.
  40. Comparez Horst, dans Henke’s Museum, 1, 4, S. 705 ; Hase, L. J., § 35 ; Vater, Comm. zum Pentateuch, 3, S. 597 ; George, S. 33, 91.
  41. E. F. Sur les deux premiers chapitres, etc., dans Henke’s Magazin, 5, 1, S. 16 ff. ; et Bauer, Hebr. Mythol., 2, 220 f.
  42. La cause d’une telle opinion est le mieux expliquée dans un passage, classique en cette matière, de l’évangile de la Nativité de Marie (Fabricius, Codex apocryphus N. T. 1, p. 22 et seq. ; Thilo, 1, p. 322). « Deus, y est-il dit, cum alicujus uterum claudit, ad hoc facit, ut mirabilius denuo aperiat, et non libidinis esse, quod nascitur, sed divini muneris cognoscatur. Prima enim gentis vestræ Sara mater nonne usque ad octogesimum annum infœcunda fuit ? et tamen in ultima senectutis ætate genuit Isaac, cui repromissa erat benedictio omnium gentium. Rachel quoque, tantum Domino grata, tantumque a sancto Jacob amata, diu sterilis fuit, et tamen Joseph genuit non solum dominum Ægypti, sed plurimarum gentium fame periturarum liberatorem. Quis in ducibus vel fortior Sampsone, vel sanctior Samuele ? et tamen hi ambo steriles matres habuere… Ergo… crede… dilatos diu conceptus et steriles partus mirabiliores esse solere. » La teinte christiano-ascétique de ce passage ne nous empêche pas (Hoffmann, S. 141) d’y trouver l’expression exacte de l’idée de l’Ancien Testament. Qu’on mette seulement, au commencement, naturæ, si l’on veut, au lieu de libidinis, et qu’on dise ensuite quelle signification, si ce n’est celle de notre Apocryphe, les Juifs pouvaient trouver dans ces histoires de la naissance d’Isaac, etc., même la réalité en étant admise.
  43. De Welle, Kritik der mosaischen Geschichte, S. 67.
  44. Neuestes theol. Journal, 7, 1, S. 402 f.
  45. Dans Henke’s Museum, 1, 4, S. 702 f.
  46. Ueber die Schriften des Lucas, S. 24 f. C’est ce que reconnaît aussi Hase, Leben Jesu, § 52 ; comparez avec le § 32.
  47. Par exemple, Hoffmann, S. 142.
  48. Voyez les passages de Josèphe et des Rabbins, dans Wetstein zu Luc., 1, 11, S. 647 f. Ces passages racontent, en effet, que de telles apparitions furent le partage de grands-prêtres. Mais notre passage même, v. 22, témoigne qu’on était facilement enclin à en supposer de pareilles pour des prêtres ordinaires.
  49. Juges, 12, 14 (lxx) : καὶ οἶνον καὶ σίκερα (al. μέθυσμα, hébr. שכר) μὴ πιέτω.

    Luc, 1, 15 : Καὶ οἶνον, καὶ σίκερα οὐ μὴ πίῃ.

  50. Juges, 13, 5 : Ὅτι ἡγιασμένον ἔσται τῷ θεῷ (al. Ναζὶρ θεοῦ ἔσται) τὸ παιδάριον ἐκ τῆς γαστρὸς (al. ἀπὸ τῆς κοιλίας).

    Luc, 1, 15 : Καὶ πνεύματος ἁγίου πλησθήσεται ἔτι ἐκ κοιλίας μητρὸς ἁυτοῦ.

  51. Juges, 13, 5 : Καὶ ηὐλόγησεν ἀυτὸν κύριος, καὶ ηὐξήθη (al. ἡδρύνθη) τὸ παιδάριον· καὶ ἤρξατο πνεῦμα κυρίου συμπορεύεσθαι αὐτῷ ἐν παρεμϐολῇ Δὰν, ἀναμέσον Σαρὰ καὶ ἀναμέσον Ἐσθαόλ. Comp. 1, Mos. 21, 20.

    Luc, 1, 80 : Τὸ δὲ παιδίον ηὔξανε καὶ ἐκραταιοῦτο πνεύματι, καὶ ἦν ἐν ταῖς ἐρήμοις, ἕως ἡμέρας ἀναδείξεως αὐτοῦ πρὸς τὸν Ἰσραήλ

  52. 1, Mos., 16, 11, lxx : Καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰσμαήλ. 17, 19 : — Ἰσαάκ.

    Luc, 1, 13 : Καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰωάννην.

  53. Commentar., 1, S. 119. Hoffmann, S. 146.
  54. Avec cette interprétation, comparez De Wette, Exeget. Handbuch zum N. T., 1, 2, S. 12.