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Vie de Jésus (Strauss) 1/INTRODUCTION.

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INTRODUCTION.

développement de la doctrine mythologique pour
l’histoire évangélique.

§ Ier.


Formation nécessaire de différents modes d’expliquer les histoires sacrées.

Partout où une religion, s’appuyant sur des documents écrits, agrandit son domaine dans le temps et dans l’espace, et accompagne ses adhérents à travers un développement et une civilisation de plus en plus variée et élevée, il se manifeste plus tôt ou plus tard un désaccord entre ces vieux documents et la nouvelle culture de ceux qu’on y renvoie comme à des livres sacrés. Tantôt ce désaccord ne touche qu’à des choses peu essentielles, à des choses de forme, par exemple quand l’expression et l’exposition dans ces livres ne sont pas trouvées conformes au sujet ; tantôt il porte sur des points capitaux, les idées et les opinions fondamentales de ces livres ne suffisant plus aux progrès de la culture intellectuelle. Aussi longtemps que ce désaccord n’est pas assez considérable ou n’a pas pénétré assez avant dans la conscience publique pour amener une rupture complète avec ces documents, en tant que sacrés, on voit s’établir et se conserver, parmi ceux qui sentent plus ou moins clairement la dissidence, un travail de conciliation qui procède par l’explication des Écritures saintes.

Une partie capitale de tout document religieux est une histoire sacrée, c’est-à-dire une série d’événements où la divinité intervient dans l’humanité sans intermédiaire, et où les idées se montrent dans une incorporation immédiate[1]. Mais comme la civilisation est surtout une médiation, les peuples, à mesure qu’ils se développent, acquièrent un sentiment de plus en plus distinct des médiations dont l’idée divine a besoin pour se réaliser : aussi est-ce sur la partie d’apparence historique que se manifeste le désaccord entre la nouvelle culture et les anciens documents religieux, et l’intervention immédiate de la divinité dans l’humanité perd sa vraisemblance. À cela peut se joindre une sorte de répulsion, attendu que la partie humaine de ces documents appartenant à une humanité des premiers âges, est dans une enfance relative, et, en quelques circonstances, porte l’empreinte de la rudesse. Les choses divines (soit à cause de l’intervention immédiate, soit à cause de la rudesse) ne peuvent avoir été ainsi opérées, ou les choses ainsi opérées ne peuvent être divines : ainsi s’exprimera le désaccord ; et, si l’interprétation cherche à en triompher, elle voudra, ou représenter les choses divines comme ne s’étant pas ainsi passées, et alors elle contestera aux anciens documents leur valeur historique ; ou démontrer que ce qui s’est passé n’est pas divin dans le sens qu’on y attache, et alors l’explication enlèvera à ces livres leur signification intrinsèque et leur valeur absolue. Dans les deux cas, l’interprétation peut se mettre à l’œuvre avec ou sans préjugés : avec préjugés, quand elle s’aveugle malgré la conscience qu’elle a du désaccord survenu entre la nouvelle culture et l’ancienne Écriture, et quand elle s’imagine ne faire que découvrir le sens original des saints livres ; sans préjugés, quand elle reconnaît clairement et avoue sans détour qu’elle considère les récits de ces anciens écrivains autrement qu’ils ne les ont considérés eux-mêmes. Adopter ce dernier point de vue, ce n’est cependant, en aucune façon, rompre avec les vieilles écritures religieuses ; mais ici encore, en conservant ce qui est essentiel, on peut sans crainte faire le sacrifice de ce qui ne l’est pas.

§ II.


Différentes explications des légendes divines chez les Grecs.

On ne peut pas dire que la religion hellénique ait reposé sur des documents écrits. Elle avait cependant quelque chose de semblable, par exemple dans Homère et Hésiode ; et, comme ces poëmes, la légende traditionnelle a dû éprouver les différentes explications dont il s’agit à mesure que la culture du peuple grec s’est développée. De bonne heure, la sévère philosophie grecque, et, par elle, quelques poëtes, sentirent en eux-mêmes que la divinité n’avait pas pu se manifester sous une forme humaine aussi tangible, ni avec autant de grossièreté qu’on le voyait dans les luttes sauvages de la Théogonie d’Hésiode et dans les interventions commodes des dieux homériques. De là vint la querelle de Platon, et avant lui, de Pindare avec Homère[2] ; de là vint qu’Anaxagore, à qui l’on a voulu attribuer l’invention de l’explication allégorique, rapportait les poésies homériques à la vertu et à la justice[3] ; que les stoïciens interprétaient la Théogonie d’Hésiode comme le jeu des éléments naturels, dont l’unité suprême constituait pour eux l’essence divine[4]. Ainsi ces penseurs admettaient, à la vérité, dans les légendes, une signification intrinsèque et absolue, chacun d’après sa manière de voir, les uns une signification physique, les autres une signification morale ; mais ils en rejetaient la forme, en tant que fait et histoire[5].

D’autres, plus dominés par les idées populaires et portés par le développement de leur esprit vers le raisonnement sophistique, suivirent une voie opposée : pour eux tout le fond divin et absolu des légendes s’était complètement évanoui ; mais ils comprenaient également que toutes ces histoires des dieux, que ces actes qu’on leur attribuait, n’avaient rien de divin : aussi conservèrent-ils à ces récits le caractère d’une histoire véritable ; seulement des dieux qui en étaient les objets, ils firent, avec Evhémère[6], des hommes, des héros et des sages des premiers âges, d’anciens rois et tyrans, qui, par des actions de force et de puissance, s’étaient attiré des honneurs divins[7]. On alla même, avec Polybe[8] et d’autres, jusqu’à considérer toute la doctrine des dieux comme une fable inventée par les fondateurs des États pour contenir le peuple.


§ III.


Interprétation allégorique chez les Hébreux. — Philon.

La stabilité du peuple hébreu, son attachement tenace au point de vue surnaturel, durent, il est vrai, borner, chez lui, le développement de semblables manifestations ; mais, d’un autre côté, ces manifestations, du moment qu’elles apparurent, furent une singularité d’autant plus frappante, que l’autorité des livres sacrés était plus impérieuse, et qu’il fallait procéder à leur interprétation avec plus d’art et de précaution. De là naquirent dans la Palestine même, après l’exil de Babylone, et surtout après le temps des Machabées, plusieurs artifices dans l’explication du Vieux Testament, par lesquels il devint possible d’adoucir des passages qui choquaient, de combler des lacunes et d’introduire de nouvelles idées. Il se trouve des exemples de ce genre d’interprétation dans les écrits des rabbins, et même dans le Nouveau Testament[9] ; mais cette méthode, surtout relativement au contenu historique de l’Ancien Testament, ne fut appliquée pour la première fois d’une manière conséquente que dans le lieu où la civilisation juive, par son contact avec la civilisation grecque, s’était dépassée elle-même de la manière la plus caractérisée, je veux parler d’Alexandrie. Après plusieurs précurseurs, ce fut particulièrement Philon qui développa la doctrine : que les Écritures sacrées renfermaient un sens vulgaire et un sens plus profond ; de ces deux sens, il ne voulait en aucune façon que le premier fût sacrifié, mais la plupart du temps il les laissait subsister l’un à côté de l’autre. En plusieurs cas cependant, il mettait complètement de côté le sens littéral et la conception historique, et il prétendait ne conserver du récit que la représentation symbolique d’idées ; c’était particulièrement lorsqu’il se trouvait, dans l’Écriture sainte, des traits qui semblaient être indignes de Dieu, ou conduire au matérialisme et à l’anthropomorphisme[10]. À côté de ce mode d’explication, qui, pour conserver la pureté du sens absolu, sacrifiait maintes fois la forme de la réalité historique, on ne vit pas se produire l’interprétation opposée, celle qui, comme dans Evhémère, conserve l’histoire, mais la rabaisse à une histoire humaine et vulgaire, il faut attribuer cette circonstance au point de vue surnaturel, auquel les Juifs se sont toujours tenus fermement attachés. Ce sont les chrétiens qui, pour la première fois, ont fait passer les livres de l’Ancien Testament sous l’explication d’Evhémère[11].


§ IV.


Explication allégorique parmi les chrétiens. — Origène.

Les chrétiens des premiers temps, avant l’établissement de leur propre canon, se servaient principalement de l’Ancien Testament comme d’une écriture sacrée. En conséquence, ils ressentaient vivement le besoin d’interpréter allégoriquement ce livre, attendu qu’ils s’étaient élevés au-dessus du niveau de l’Ancien Testament d’une manière plus marquée que les Juifs les plus cultivés. Il n’est donc pas étonnant qu’on ait adopté, dans la primitive Église, ce mode d’interprétation déjà usité parmi les Juifs. Mais ce fut encore à Alexandrie qu’il prit, entre les chrétiens, son principal développement, et là il paraît surtout attaché au nom d’Origène. Origène, conformément à la triple division qu’il admettait dans la nature humaine, attribuait à l’Écriture un triple sens : le premier littéral et répondant au corps, le second moral et répondant à l’âme, le troisième mystique et répondant à l’esprit[12]. Néanmoins, il laisse généralement ces trois espèces de sens subsister l’une à côté de l’autre, quoique avec une valeur différente ; mais, dans des cas particuliers, il prétend que l’explication littérale ne donne point de sens ou n’en donne qu’un absurde, afin que le lecteur soit davantage excité à découvrir le sens mystique. On peut sans doute entendre une simple infériorité du sens littéral à côté du sens caché et plus profond, quand Origène répète à diverses reprises que les récits bibliques nous transmettent, non pas de vieilles fables, mais des avis pour vivre avec droiture[13], quand il soutient que, dans plusieurs histoires, le sens (purement) littéral, conduirait à la ruine de la religion chrétienne[14], et quand il applique au rapport entre l’explication littérale et l’explication allégorique de l’Écriture, la sentence : que la lettre tue, et que l’esprit vivifie[15]. Mais il abandonne absolument le sens littéral, quand il dit que tout passage de l’Écriture a un sens spirituel, mais que tout passage n’en a pas un corporel[16] ; qu’il y a souvent une vérité spirituelle sous un mensonge corporel[17] ; que l’Écriture a incorporé à l’histoire bien des choses qui ne sont jamais arrivées, et qu’il faut être borné pour ne pas remarquer de soi-même que l’Écriture raconte des événements qui n’ont pu se passer réellement de la façon qu’ils sont racontés[18]. Au nombre des récits qui ne doivent s’entendre que d’une manière allégorique, Origène, outre ceux qui paraissent donner à Dieu un caractère trop humain[19], comptait particulièrement ceux où des personnages, mis d’ailleurs dans des rapports prochains avec Dieu, sont dits avoir commis des actes répréhensibles[20].

Si Origène trouva, dans son instruction chrétienne, des occasions de s’écarter de l’Ancien Testament, de telle sorte que, pour ne pas renoncer à son respect pour ce livre, il fut obligé de pallier à l’aide d’une explication allégorique la contradiction qu’il sentait naître dans son esprit, son instruction philosophique ne lui permit pas davantage d’accepter plusieurs passages du Nouveau Testament, et pour ce livre encore il fut amené à user du même procédé. Le Nouveau Testament, se dit-il à lui-même, est l’œuvre du même esprit qui a dicté l’Ancien, et cet esprit n’aura pas agi dans la production de l’un autrement que dans la production de l’autre, c’est-à-dire qu’il aura incorporé à des choses littéralement arrivées des choses qui ne sont pas arrivées, et cela pour nous rappeler au sens spirituel[21]. Origène va même jusqu’à mettre les relations évangéliques en un parallèle non douteux avec des récits, en partie fabuleux, tirés de l’histoire et de la mythologie profanes ; ce parallèle se lit dans le passage remarquable Contra Celsum, 1, 42, où l’auteur s’exprime ainsi : « Dans presque toute histoire, quelque véritable qu’elle puisse être, il est difficile, et quelquefois même impossible d’en démontrer la réalité. Supposons, en effet, que quelqu’un s’avisât de nier qu’il y ait eu une guerre de Troie, et cela à cause des impossibilités qui sont incorporées dans cette histoire, telles que la naissance d’Achille d’une déesse de la mer, etc. ; comment pourrions-nous en prouver la réalité, accablés, comme nous le serions, par les évidentes inventions qui d’une façon inconnue se sont mêlées à la notion généralement admise d’un conflit entre les Grecs et les Troyens ? Voici ce qui seulement est praticable : l’homme qui veut étudier l’histoire avec jugement et en écarter les illusions, considérera quelle partie de cette histoire il doit croire sans plus ample informé, quelle partie au contraire il doit ne concevoir que d’une manière symbolique (τίνα δὲ τροπολογήσει) en tenant compte du dessein des narrateurs, et enfin de quelle partie il a à se défier complètement comme dictée par le désir de plaire. J’ai voulu, dit en terminant Origène, rappeler ces remarques préliminaires au sujet de toute l’histoire de Jésus donnée dans les évangiles, non pour exciter les gens clairvoyants à une croyance aveugle et non autorisée, mais pour montrer que cette histoire veut être étudiée avec jugement et approfondie avec soin, et qu’il faut, pour ainsi dire, s’enfoncer dans le sens des écrivains, afin de découvrir à quelle fin ils ont écrit chaque chose. »

On voit qu’ici Origène, dépassant le point de vue allégorique où il se tient d’ordinaire, est presque arrivé au point de vue mythique des modernes[22]. Mais, déjà pour l’Ancien Testament, il s’abstint de donner une plus grande extension à ce mode de conception, en partie parce qu’il était lui-même engagé par ses préjugés dans la croyance au surnaturel, en partie parce qu’il craignait de scandaliser l’Église orthodoxe ; ces deux motifs durent agir avec bien plus de force à l’égard du Nouveau Testament : aussi ne peut-on citer que bien peu d’exemples quand on recherche de quels récits du Nouveau Testament Origène a nié la réalité historique, pour s’attacher à la vérité digne de Dieu. Il dit bien, dans le cours du passage cité plus haut, qu’entre autres choses il ne faut pas entendre à la lettre l’enlèvement du Seigneur par Satan, qui lui montra du haut d’une montagne tous les royaumes de la terre, attendu que cela est impossible pour un œil corporel. Ce n’est pas là, à proprement parler, une explication allégorique, mais c’est seulement une autre version du sens littéral, lequel, au lieu d’exprimer un fait extérieur, exprimerait le fait intérieur d’une vision. Ailleurs aussi, là même où se trouve une tentation séduisante de sacrifier le sens littéral au sens spirituel, par exemple dans la malédiction du figuier[23], Origène ne s’explique pas franchement. C’est dans le récit de l’expulsion des marchands hors du temple qu’il est encore le plus précis, et il représente la conduite de Jésus prise à la lettre comme arrogante et séditieuse[24]. Il remarque expressément aussi que l’Écriture contient toujours beaucoup plus de choses historiquement vraies que de choses qu’on doive entendre dans un sens purement spirituel[25].


§ V.


Passage aux temps modernes. — Déistes et naturalistes des xviie et
xviiie siècles. — L’auteur des Fragments de Wolfenbüttel.

Ainsi s’était développé l’un des modes d’explication auxquels les livres des Hébreux et des chrétiens, comme tout document religieux, durent être soumis dans leur partie historique ; mode d’explication qui y reconnaît, il est vrai, l’empreinte de la divinité, mais qui nie qu’elle se soit manifestée, en réalité et en fait, d’une manière aussi immédiate. De la même façon se forma l’autre mode principal d’explication où l’on est disposé à admettre que les livres religieux contiennent de l’histoire, mais où, refusant à cette histoire un caractère divin, on n’y veut voir que des événements humains ; et il se produisit d’abord chez les adversaires du christianisme, Celse, Porphyre, Julien. Ces écrivains, tout en rejetant comme de pures fables bon nombre de récits de l’Histoire sainte, laissaient subsister comme historiquement vraies plusieurs particularités qui sont racontées de Moïse, de Jésus et d’autres ; mais ils attribuaient les actions à des motifs ordinaires, et les opérations miraculeuses soit à de grossières tromperies, soit à une sorcellerie sacrilège.

Au reste, c’est ici le lieu de faire remarquer une différence entre l’intervention de ce mode d’explication dans le judaïsme et le paganisme d’une part, et son intervention dans le christianisme d’autre part. Chez les Hébreux et les Grecs, dont la religion et la littérature sacrée s’étaient développées au fur et à mesure du développement de la nation, le désaccord, qui est la source de ces modes d’explication, ne se manifesta que lorsque la culture intellectuelle du peuple commença à dépasser la religion de ses pères, et par conséquent lorsque celle-ci marcha vers sa décadence. Au contraire, le christianisme entra dans un monde dont la civilisation était toute faite, civilisation qui, en dehors de la Palestine, était la gréco-juive et la grecque ; et dès l’abord il fallut qu’un désaccord se manifestât, non plus, comme auparavant, entre une nouvelle culture et une ancienne religion, mais au contraire entre la nouvelle religion et l’ancienne culture. Ainsi, tandis que, dans le paganisme et le judaïsme, l’apparition de l’explication allégorique annonçait que ces religions étaient déjà sur leur déclin, l’allégorie d’un Origène, comme la contradiction d’un Celse, relativement au christianisme, indiquait bien plutôt que le monde d’alors n’avait pas encore conformé convenablement sa vie à la nouvelle religion. Mais, lorsque, l’empire romain ayant été christianisé, et les grandes hérésies ayant été vaincues, le principe chrétien acquit une domination de plus en plus exclusive ; lorsque les écoles de la sagesse païenne se fermèrent et que les peuplades incultes de la Germanie se soumirent à i’instruction de l’Église ; alors le monde, durant les longs siècles du moyen âge, vécut satisfait du christianisme tant pour la forme que pour le fond ; et toute trace disparut de ces conceptions interprétatives qui supposent une rupture entre la civilisation du peuple et du monde, et la religion. La Réforme porta le premier coup à la prospérité de la croyance de l’Église ; elle fut le premier signe d’existence d’une culture qui, comme cela s’était vu jadis dans le paganisme et le judaïsme, avait désormais pris, au sein même du christianisme, assez de force et de consistance pour réagir contre le sol qui l’avait portée, c’est-à-dire contre la religion reçue. Cette réaction, tournée d’abord seulement contre l’Église dominante, forma le drame noble mais rapidement terminé de la Réforme : plus tard elle se dirigea vers les documents bibliques, et, se manifestant au début par les arides tentatives révolutionnaires du déisme, elle est arrivée jusqu’aux temps les plus modernes par des transformations variées.

Les déistes et naturalistes anglais du xviie et du xviiie siècle, qui renouvelèrent, dans le sein de l’Église, la polémique des anciens adversaires païens du chrstianisme, s’attachèrent indistinctement à combattre l’authenticité et la créance de la Bible, et à rabaisser au niveau vulgaire les faits qui y sont racontés. Tandis que Toland[26], Bolingbroke[27] et d’autres déclaraient la Bible un recueil de livres apocryphes et remplis de fables, d’autres s’efforçaient de dépouiller les personnages et les récits bibliques de tout reflet d’une lumière supérieure et divine. Ainsi, d’après Morgan[28], la loi de Moïse est un misérable système de superstition, d’aveuglement et de servilité ; les prêtres juifs sont des imposteurs, les prophètes sont les auteurs de la désolation et des guerres intestines des deux royaumes de Juda et d’Israël. Il est impossible, suivant Chubb[29], que la religion juive soit une religion révélée de Dieu ; le caractère moral de la divinité y est défiguré par les usages arbitraires dont la prescription lui est attribuée, par sa partialité prétendue pour la nation juive, et surtout par l’ordre sanguinaire d’exterminer les peuplades cananéennes. Le Nouveau Testament ne fut pas, non plus, à l’abri des escarmouches de ces déistes ; on jeta sur les apôtres le soupçon de l’égoïsme et de l’avidité[30] ; on n’épargna pas même le caractère de Jésus[31], et l’on nia nommément sa résurrection[32]. Les miracles qui, dans la vie de Jésus, constituent la partie la plus immédiate de l’influence divine sur les choses humaines furent l’objet particulier des attaques de Thomas Woolston[33]. Cet écrivain est remarquable aussi par la position particulière qu’il se donne entre l’ancienne explication allégorique de l’Écriture et la moderne des naturalistes. Tout son raisonnement, en effet, se meut dans l’alternative suivante : Si l’on veut conserver les récits des miracles comme une histoire véritable, ils perdent tout caractère divin, et descendent au rang de tours absurdes, de farces misérables ou de tromperies vulgaires ; si donc on ne veut pas effacer l’empreinte divine dans ces récits, il faut en sacrifier le caractère historique, et ne les considérer que comme la représentation, sous forme d’événements réels, de certaines vérités spirituelles ; et aussitôt à l’appui de cette manière de voir, Woolston invoque l’autorité des plus grands allégoristes parmi les Pères de l’Église, Origène, Augustin et d’autres, avec cette différence cependant qu’il leur suppose l’intention d’expulser, comme il fait, la signification littérale par la signification allégorique, tandis qu’ils sont enclins à laisser subsister les deux significations l’une à côté de l’autre, à part quelques exemples contraires dans Origène. On peut douter d’après le langage de Woolston pour laquelle des deux alternatives posées par lui il est lui-même décidé : en songeant qu’il s’était occupé de l’explication allégorique de l’Écriture[34], avant de se déclarer l’adversaire du christianisme ordinaire, on serait porté à croire que sa propre opinion était pour ce mode d’explication ; mais il s’étend avec tant de complaisance sur l’absurdité du sens littéral des récits de miracles, un ton si frivole est jeté sur le tout, que sans doute le déiste n’a voulu, par ses explications allégoriques, qu’assurer ses derrières pour attaquer le sens littéral avec d’autant plus d’assurance.

Ces objections des déistes contre la Bible et la divinité de son histoire furent propagées sur le sol de l’Allemagne, principalement par l’anonyme dont les fragments ont été trouvés dans la bibliothèque de Wolfenbüttel, fragments que Lessing commença de publier à partir de l’année 1774. Outre nombre d’observations dirigées contre toute religion révélée en général[35], ils concernaient en partie l’Ancien Testament[36], en partie le Nouveau[37]. Quant à l’Ancien Testament, l’auteur trouvait les hommes à qui ce livre attribue des communications immédiates avec Dieu, si méchants, que de telles communications, la réalité en étant admise, dégraderaient la divinité ; il trouvait les résultats de ces communications, les doctrines et les lois prétendues divines, si grossières et si pernicieuses, qu’il était impossible de les attribuer à Dieu ; il trouvait enfin les miracles concomitants si absurdes et si incroyables, que tout cet ensemble donnait la conviction que la communication avec Dieu avait été un mensonge, et les miracles des tromperies pour procurer l’établissement de lois avantageuses aux dominateurs et aux prêtres. L’auteur a beaucoup à reprocher aux patriarches et à leurs prétendues communications avec la divinité, par exemple à l’ordre que reçut Abraham de sacrifier son fils. Mais c’est surtout Moïse qu’il s’efforce, dans un long chapitre, de charger de toute la honte d’un imposteur. Il l’accuse de n’avoir pas craint l’emploi des moyens les plus infâmes pour se faire le maître despotique d’un peuple libre. Dans cette vue, Moïse supposa des apparitions de la divinité, et il prescrivit, comme injonctions divines, des actes qui, tels que l’enlèvement des vases d’Égypte et l’extermination des Cananéens, auraient été stigmatisés comme fraude, brigandage et cruauté sanguinaire, mais qui, à l’aide des deux mots : Dieu l’a dit, ont été subitement transformés en actions dignes de la divinité. L’auteur des Fragments ne peut pas davantage trouver une histoire divine dans celle du Nouveau Testament. Pour lui, le plan de Jésus est un plan politique ; son entrevue avec Jean-Baptiste, une affaire concertée, afin que l’un recommandât l’autre au peuple ; la mort de Jésus, un anéantissement de ses projets qu’il n’avait nullement prévu, un coup que ses disciples ne surent réparer que par l’imposture de sa résurrection et par un subtil changement de son système de doctrine.


§ VI.


Explication naturelle des rationalistes. — Eichhorn. — Paulus.

En Angleterre de nombreux apologistes, en Allemagne la plupart des théologiens, défendirent, les premiers contre les déistes anglais, les seconds contre l’anonyme de Wolfenbüttel, la réalité de la révélation biblique, et tinrent ferme, au point de vue surnaturel, pour le caractère divin de l’histoire du peuple d’Israël et de celle des origines chrétiennes. Pendant ce temps, une autre classe de théologiens allemands chercha une nouvelle issue pour échapper aux difficultés. L’idée qu’Évhémère avait adoptée pour l’interprétation des anciennes légendes divines présentait deux voies qui, dans le fait, furent suivies l’une et l’autre : ou bien on considérait les dieux de la religion populaire comme des hommes bons et bienfaisants de l’âge primitif, comme des législateurs sages et des princes justes, que les contemporains et la postérité, dans leur reconnaissance, entourèrent d’une auréole divine ; ou bien on y vovait des imposteurs adroits, des tyrans cruels qui, pour subjuguer les esprits du peuple, s’enveloppèrent des voiles de la divinité. De la même façon, l’histoire biblique étant toujours considérée du point de vue purement humain, tandis que les déistes, suivant la seconde voie, en regardaient les personnages comme des pervers et des trompeurs, la première voie restait encore ouverte, et il était loisible, tout en dépouillant ces personnages de leur divinité immédiate, de leur accorder, en échange, un caractère humain exempt de dégradation ; il était loisible, tout en renonçant à admirer leurs faits et gestes comme des miracles, de ne pas les noircir comme des tours de supercherie, et de les expliquer comme des actes, naturels, il est vrai, mais moralement irrépréhensibles. Le naturalisme, particulièrement hostile au christianisme de l’Église, était porté à l’interprétation défavorable ; mais le rationalisme, qui voulait rester dans le sein de l’Église, sentait le besoin d’adopter l’interprétation favorable.

Eichhorn a immédiatement tourné cette nouvelle manière de voir contre les opinions du naturalisme dont il s’agit ici, dans un examen critique des Fragments de Wolfenbüttel[38]. Il est d’accord avec l’auteur des Fragments pour ne pas reconnaître une intervention immédiate de la divinité, au moins dans l’histoire primitive de l’Ancien Testament. Les recherches mythologiques d’un Heyne avaient déjà assez agrandi son horizon pour qu’il sentît qu’il fallait ou admettre cette intervention chez tous les peuples dans leur âge primitif, ou la nier chez tous. Chez tous les peuples, observait-il, en Grèce, comme dans l’Orient, tout ce qui était inattendu et incompris était rapporté à la divinité ; les sages de ces nations vivaient toujours en communication avec des êtres supérieurs. Tandis que ces récits (ainsi Eichhorn continue à développer sa pensée) étaient, pour l’histoire hébraïque, entendus toujours littéralement, on avait l’habitude, hors de cette histoire, d’expliquer de telles manifestations par la supposition d’une tromperie, d’un grossier mensonge, ou de légendes altérées et corrompues. Mais évidemment, ajoute Eichhorn, la justice exige que l’on traite les Hébreux et les non-Hébreux de la même façon, et il faut ou placer, comme les Hébreux, toutes les nations durant leur enfance sous l’influence commune d’êtres supérieurs, ou refuser de croire des deux côtés à une telle influence. Y croire universellement, cela est sujet à réflexion ; car les religions qui se prétendent révélées sous cette influence ont un fonds qu’il n’est pas rare de trouver en défaut ; puis il est difficile d’expliquer comment l’humanité est sortie de cet état de minorité pour arriver à son émancipation ; et enfin, plus les temps deviennent éclairés et les renseignements certains, plus ces interventions immédiates de la divinité disparaissent. Par conséquent, si l’action d’êtres supérieurs doit être niée chez les Hébreux comme chez d’autres peuples, la manière de voir que l’on a appliquée jusqu’à présent à l’antiquité païenne semble, dit Eichhorn, se présenter naturellement aussi pour l’histoire primitive de la nation hébraïque, à savoir, que ces prétendues révélations couvrent la fraude et le mensonge, ou reposent sur des légendes défigurées ou corrompues ; et c’est aussi ce qu’a fait l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel pour l’histoire de l’Ancien Testament. Mais, en y regardant de plus près, continue Eichhorn, on s’effraie d’une telle supposition. Quoi ! les plus grands hommes des premiers siècles, qui ont exercé une influence si forte et si bienfaisante sur la civilisation de leurs semblables, auraient tous été des imposteurs, et cela sans que leurs contemporains s’en doutassent !

D’après Eichhorn, on n’est conduit à une aussi fausse représentation que parce qu’on néglige de concevoir ces anciens documents dans l’esprit de leur temps. Sans doute, s’ils parlaient avec la précision philosophique de nos écrivains actuels, il faudrait y voir ou une réelle intervention divine ou la supposition mensongère d’une telle intervention ; mais, provenant d’une époque primitive qui n’avait point de philosophie, ils parlent, sans artifice, d’intervention divine conformément aux idées et au langage de l’antiquité. Nous n’avons, il est vrai, aucun miracle à admirer, mais nous n’avons, non plus, aucune fourberie à démasquer ; il ne faut que traduire dans notre langue actuelle la langue des premiers siècles. Tant que le genre humain, observe Eichhorn, n’avait pas encore pénétré la véritable origine des choses, il dérivait tout de forces surnaturelles ou de l’intervention d’êtres supérieurs ; les hautes pensées, les grandes résolutions, les inventions et les dispositions utiles, et surtout les songes à vives images, étaient des effets de la divinité sous l’influence immédiate de laquelle on se croyait placé. Les preuves de connaissances et de talents remarquables par lesquelles un personnage excitait l’étonnement du peuple passaient pour des miracles, pour des signes de forces surnaturelles et de communications particulières avec des êtres supérieurs ; et ce n’est pas le peuple seul qui était dans cette croyance : les hommes distingués dont il est ici question n’avaient eux-mêmes aucun doute sur ce sujet, et se vantaient, avec une pleine conviction, de relations mystérieuses avec la divinité. Eichhorn remarque que personne ne peut avoir rien à objecter contre la tentative de résoudre en événements naturels les récits de l’histoire mosaïque, et en même temps il accorde les préliminaires de l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel ; mais il ne veut pas en conclure avec cet écrivain que Moïse ait été un imposteur, et il repousse cette conclusion comme téméraire et injuste. Ainsi Eichhorn, avec les interprètes naturalistes, enleva à l’histoire biblique son fond immédiatement divin : seulement le reflet surnaturel qui y est répandu, il l’attribua, non, comme eux, aux couleurs trompeuses que la fraude y avait mises à dessein, mais à l’effet naturel de la manière dont la lumière de l’antiquité s’y projetait.

Dès lors, avec ces principes, Eichhorn essaya d’expliquer les histoires d’un Noé, d’un Abraham, d’un Moïse. La vocation de ce dernier, du point de vue de son temps, n’est pas autre chose que la pensée, longtemps méditée par ce patriote, de délivrer son peuple, pensée qui, se remontrant à son esprit dans un rêve avec une nouvelle vivacité, fut prise par lui pour une inspiration divine. La fumée et la flamme sur le Sinaï, lors de la promulgation de la loi, furent un feu qu’il alluma sur la montagne pour aider à l’imagination de son peuple, et avec lequel, par hasard, coïncida un violent orage ; l’apparence lumineuse de sa face était une suite de son grand échauffement, et Moïse lui-même, qui en ignorait la cause, y vit, avec le peuple, quelque chose de divin.

Eichhorn fut plus retenu dans l’application au Nouveau Testament de ce mode d’explication, et ce furent principalement quelques faits de l’histoire des apôtres qu’il se permit d’y soumettre, tels que le miracle de la Pentecôte[39], la conversion de l’apôtre Paul[40], et les nombreuses apparitions angéliques[41]. Ici aussi il ramène tout au langage figuré de la Bible ; et, par exemple, pour les apparitions, un hasard heureux, dit-il, y est appelé un ange qui sauve ; une joie spirituelle, un ange qui salue ; un adoucissement intérieur, un ange qui console. Au sujet des évangiles nous verrons, chose frappante, que Eichhorn tantôt sentit avec raison que l’explication naturelle est inadmissible, tantôt même s’éleva dans plusieurs récits à une interprétation plus haute.

Il parut, dans le même esprit, plusieurs écrits qui firent entrer, en partie au moins, le Nouveau Testament dans le cercle de leurs explications[42]. Mais le docteur Paulus, le premier, devait s’acquérir la pleine gloire d’un Evhémère chrétien, par son Commentaire sur les évangiles, publié à partir de 1800. Dès l’introduction de cet ouvrage[43], il pose comme le premier devoir de celui qui approfondit l’histoire biblique, de discerner ce qui, dans cette histoire, est fait, et ce qui est jugement. Pour lui, un fait est ce qui a été éprouvé, au dehors ou au dedans d’elles-mêmes, par les personnes ayant pris part à un événement ; un jugement est la manière dont ces personnes ou les narrateurs ont interprété et ramené aux causes supposées ce qui a été ainsi éprouvé. Mais, d’après Paulus, ces deux parties constituantes se mélangent et se confondent aussi bien dans les acteurs mêmes des événements que dans les narrateurs postérieurs et dans les historiens, avec tant de facilité, que le jugement ne peut plus être séparé du fait, et que l’un et l’autre sont, avec une égale assurance historique, crus et racontés ultérieurement. Cette confusion aussi est particulièrement mnanifeste dans les livres historiques du Nouveau Testament, car au temps de Jésus la disposition dominante était toujours d’assigner tout incident frappant à une cause invisible, surhumaine. Le principal travail de l’historien qui recherche les faits doit donc être, nommément en ce qui touche le Nouveau Testament, de séparer ces deux parties constituantes, si étroitement unies, et cependant de nature si différente, et de dégager le fait pur hors des opinions des hommes et du temps comme un noyau hors de son enveloppe. Le procédé à suivre est, quand on manque d’une relation plus exacte qui serve de contrôle et de rectification, de se reporter en imagination, aussi vivement qu’il est possible, au théâtre des événements et au point de vue de l’époque, et, sur ce terrain, de travailler à compléter le récit primitif par la supposition de circonstances accessoires que le narrateur lui-même, engagé dans la croyance au surnaturel, a souvent négligé d’indiquer. On sait de quelle façon Paulus, en conformité à ces principes, a traité l’histoire du Nouveau Testament dans son Commentaire et récemment dans son livre sur la vie de Jésus[44]. Il tient fermement à la vérité historique des récits ; il s’efforce d’introduire dans l’histoire évangélique un étroit enchaînement de dates et de faits, mais en même temps il la dépouille de tout son fond immédiatement divin, et il nie toute intervention surnaturelle de forces supérieures. Pour lui, Jésus n’est pas le fils de Dieu dans le sens de l’Église, mais c’est un homme sage et vertueux ; ce ne sont pas des miracles qu’il accomplit, mais ce sont des actes tantôt de bonté et de philanthropie, tantôt d’habileté médicale, tantôt de hasard et de bonne fortune[45].

Dans cette manière de concevoir l’histoire biblique, commune à Eichhorn et à Paulus, il y a une supposition nécessaire, c’est que les documents de cette histoire, les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament, ont été rédigés avec beaucoup d’exactitude et de fidélité, par conséquent très peu de temps après les événements qui y sont racontés. Car s’il est possible dans un récit de séparer le fait primordial du jugement qui y est mêlé, il faut que la relation soit encore très pure et originale. Dans une relation rédigée plus tard, et moins originale, je n’aurais aucune garantie que ce que je regarde comme la chose réelle, comme le fait, n’appartînt pas aussi à l’opinion et à la légende : aussi Eichhorn essaya-t-il de rapprocher autant que possible des événements eux-mêmes la rédaction des documents et surtout des livres de l’Ancien Testament ; et lui et les théologiens qui pensent comme lui ne reculèrent pas devant l’admission des choses les moins naturelles, par exemple devant la supposition que le Pentateuque avait été écrit pendant la marche à travers le désert[46]. Cependant ce critique se permit, du moins dans quelques parties de l’Ancien Testament, par exemple au livre des Juges, la remarque que les récits qui y sont contenus ne sont pas contemporains des faits, mais que l’historien a vu ses héros dans le demi-jour des siècles écoulés, et qu’ils y ont pris facilement à ses yeux des proportions gigantesques. Il fait observer que l’historien seul qui voudrait amuser aux dépens de la vérité, donnerait une couleur brillante à un événement dont il aurait été ou témoin ou voisin ; qu’il en est tout autrement quand il s’agit d’une histoire très reculée ; que l’imagination ne se trouve plus réprimée par la résistance qu’oppose la forme fixe de la réalité historique, mais que l’essor en est renforcé par l’idée que tout a été plus grand et meilleur dans les temps antiques, et que l’écrivain est ainsi entraîné à employer des expressions plus relevées et un langage qui ennoblit les choses ; que cela est surtout difficile à éviter quand l’historien, venu tardivement, recueille la tradition antique pour la consigner dans son livre, et quand les actions et les destinées aventureuses des ancêtres, transmises dans un langage inspiré du père au fils, du fils au petit-fils, et ornées par l’imagination des poëtes, y sont reproduites avec un style teint de toutes ces couleurs brillantes[47]. Au reste, même avec cette opinion sur une partie des livres de l’Ancien Testament, Eichhorn ne croyait pas encore perdre le terrain historique, et, déduction faite des additions plus ou moins considérables dues à la tradition, il avait la confiance de pouvoir y découvrir le cours naturel de l’histoire.

Mais Eichhorn, le maître dans l’explication naturelle de l’Ancien Testament, s’est, dans un des récits au moins, élevé au-dessus de ce mode d’interpréter, je veux parler du récit de la création et de la chute. Bien que, dans son Histoire primitive, livre qui a exercé tant d’influence[48], il eût dit tout d’abord que le récit de la création n’était que poésie, néanmoins il avait encore soutenu que dans le récit de la chute de l’homme nous avons, non pas de la mythologie, non pas de l’allégorie, mais une vraie histoire, et que, déduction faite de tout le surnaturel, ce qui restait en fait, c’était, que la constitution du corps humain avait été, dès l’origine, viciée par l’usage d’un fruit vénéneux[49]. Il trouva possible en soi (ce qu’il confirma par de nombreux exemples tirés de l’histoire profane), qu’un récit mythologique fût placé en tête de récits purement historiques ; mais, déterminé par une idée puisée dans l’ordre surnaturel, il anéantit, quant à la Bible, cette possibilité, disant qu’il serait indigne de la divinité d’avoir laissé insérer un fragment mythologique dans un livre qui porte des traces si incontestables d’une origine divine. Plus tard cependant[50], Eichhorn déclara lui-même que maintenant il pensait autrement, en plusieurs points, sur les chapitres II et III de la Genèse, et qu’au lieu d’y voir la relation historique d’un empoisonnement, il y voyait le symbole mythique d’une pensée philosophique, à savoir, que le désir d’un meilieur état que celui dans lequel on se trouve est la source de tout mal dans le monde. Ainsi, dans ce point du moins, Eichhorn aima mieux abandonner l’histoire pour garder l’idée que de conserver avec ténacité l’histoire par le sacrifice de toute pensée supérieure. Pour le reste, il s’accorda toujours avec Paulus et d’autres, regardant le merveilleux de l’Histoire sainte comme un vêtement qu’il suffisait de retirer pour voir apparaître la pure forme historique.


§ VII.


Interprétation morale de Kant.

Ces explications naturelles, dont la fin du xviiie siècle produisit une riche moisson, furent entrecoupées par une apparition remarquable : ce fut la résurrection soudaine de l’ancienne explication allégorique des Pères de l’Église dans l’interprétation morale à laquelle Kant soumit l’Écriture. Lui, en sa qualité de philosophe, ne tenait pas, comme les théologiens rationalistes, à une histoire ; mais comme les anciens, il tenait à une idée cachée dans l’enveloppe historique. Pour lui, cependant, cette idée n’était pas, comme pour les Pères de l’Église, une idée absolue, aussi bien théorique que pratique ; il n’en saisissait que le côté pratique ; il n’y voyait qu’une détermination morale, et y reconnaissait ainsi un caractère fini et contingent. En même temps, il attribuait l’introduction de ces idées dans le texte biblique, non à l’esprit divin, mais au philosophe interprète de l’Écriture, et, dans une signification plus profonde, à la disposition morale existant chez les auteurs de ces livres. Voici sur quoi Kant s’appuie[51] : De toutes les religions anciennes et modernes, déposées en partie dans des livres sacrés, sont sortis les mêmes résultats, c’est-à-dire que des instructeurs du peuple, judicieux et animés de bonnes intentions, ne cessant de les expliquer, les ont amenées, quant à leur fond essentiel, en concordance avec les principes généraux de la croyance morale : c’est ainsi que les moralistes, parmi les Grecs et les Romains, ont traité leur fabuleuse théologie, et ils ont su finalement expliquer le plus grossier polythéisme comme la représentation symbolique des qualités d’un seul être divin, et développer un sens mystique dans les actions souvent vicieuses de leurs divinités et dans les rêveries les plus extravagantes de leurs poètes, afin que la croyance populaire, qu’il n’était pas salutaire d’anéantir, se rapprochât d’une doctrine morale. Il remarque aussi que le judaïsme postérieur, et même le christianisme, sont constitués par de pareilles interprétations, qui sont quelquefois très forcées, mais qui, dans tous les cas, ont des fins incontestablement bonnes et nécessaires à tous les hommes. Les mahométans ne sont pas moins habiles à établir un sens mystique sous les descriptions voluptueuses de leur paradis ; et les Indiens en font autant avec leurs Védas, au moins pour la partie la plus éclairée du peuple. De la même façon, les documents de la religion chrétienne, l’Ancien et le Nouveau Testament, doivent, d’après Kant, recevoir, par une interprétation générale, un sens qui concorde avec les lois universelles et pratiques d’une pure religion rationnelle ; et une telle interprétation, quand même elle devrait faire au texte une violence apparente ou réelle, mérite d’être préférée à une interprétation textuelle, qui, ainsi que cela est pour plusieurs histoires bibliques, ou ne contient absolument rien d’utile à la morale, ou même est en opposition avec les mobiles moraux. Ainsi les expressions furieuses de plusieurs psaumes contre les ennemis sont détournées sur les appétits et les passions que toujours nous devons nous efforcer de tenir sous nos pieds ; et les merveilles qui sont racontées, dans le Nouveau Testament, de l’origine céleste de Jésus, de son rapport avec Dieu, etc., sont des représentations symboliques de l’idéal d’une humanité à qui Dieu est concilié[52]. Une pareille interprétation est possible, sans même que l’on pèche toujours contre le sens littéral des documents de la croyance populaire ; et cette possibilité, d’après la remarque profonde de Kant, tient à ce que, longtemps avant l’existence de ces documents, le germe de la religion morale reposait caché dans la raison humaine. Les premières et grossières manifestations de cette disposition ne parurent, il est vrai, que dans les usages du culte, qui fut l’occasion des prétendues révélations, mais ces fictions mêmes reçurent l’empreinte non préméditée de quelques traits du caractère spirituel de leur origine. Kant croit encore pouvoir laver cette interprétation du reproche de falsification, en observant qu’elle ne prétend pas que le sens qu’elle attribue aux livres saints ait été absolument dans l’intention de leurs auteurs ; que c’est une question qu’elle n’examine pas, et qu’elle ne réclame que la faculté de donner aussi à ces livres une signification qu’il lui convient de donner.

Ainsi Kant essayait de faire produire aux écritures bibliques, jusque dans leur partie historique, des pensées morales, et même il était disposé à reconnaître que ces pensées constituaient la destination essentielle de l’histoire de la Bible ; mais il n’en est pas moins vrai que, d’une part, il ne les puisait qu’en lui-même et dans la culture intellectuelle de son temps, et qu’ainsi rarement il pouvait admettre qu’elles eussent existé en réalité au fond de l’intention des rédacteurs de ces écritures ; d’autre part, il oubliait, par la même raison, de montrer quel rapport de telles pensées ont avec de telles représentations symboliques, et comment les premières se sont imprimées dans les secondes.


§ VIII.


Naissance du mode mythique de concevoir l’Histoire sainte,
appliqué d’abord à l’Ancien Testament.

On ne pouvait pas s’en tenir à un procédé aussi peu historique d’une part, aussi peu philosophique de l’autre, d’autant moins que l’étude de la mythologie, devenant de plus en plus générale et féconde en résultats, exerçait aussi de l’influence sur l’opinion qu’on se faisait de la Bible. Déjà, il est vrai, Eichhorn avait demandé que l’on traitât d’une manière égale l’histoire primitive des Hébreux et celle des autres peuples ; mais cette égalité s’effaçait de plus en plus, du moment que, tout en développant de jour en jour davantage l’explication mythique pour l’histoire primitive profane, on se renfermait, pour l’histoire hébraïque, dans l’explication naturelle. Et tous ne pouvaient suivre l’exemple de Paulus, qui rétablissait l’équilibre en se montrant disposé à expliquer naturellement, comme les légendes bibliques, les légendes grecques qui offraient des points de comparaison. Loin de là, on aima mieux peser sur l’autre plateau de la balance, et l’on commença à considérer comme des mythes plusieurs narrations de la Bible. Après que Semler eut parlé d’une espèce de mythologie judaïque, et appelé des mythes l’histoire de Samson et d’Esther[53] ; après que Eichhorn eut procédé, comme il a été dit ; Gabler[54], Schelling[55] et d’autres établirent l’idée du mythe comme une idée tout à fait générale, et valable pour l’histoire primitive, tant sacrée que profane, d’après le principe de Heyne : A mythis omnis priscorum hominum cum historia tum philosophia procedit[56] ; et Bauer osa même (en 1820) faire paraître une Mythologie hébraïque de l’Ancien et du Nouveau Testament. La plus ancienne histoire de tous les peuples, dit Bauer, est mythique : pourquoi l’histoire hébraïque ferait-elle seule exception, quand un simple coup d’œil jeté sur les livres saints montre qu’ils contiennent aussi des portions mythiques ? En effet, un récit, ainsi que Bauer l’explique d’après Gabler et Schelling, est reconnaissable comme mythe, quand il provient d’un temps où il n’y avait pas encore d’histoire écrite, mais où les faits n’étaient transmis que par une tradition orale[57] ; quand des objets placés absolument ou relativement en dehors de toute expérience, par exemple des faits d’un ordre surnaturel, ou tels qu’en raison des circonstances personne n’a pu en être témoin, servent de thème à une relation qui a la forme historique, ou quand enfin ces récits ont reçu une élaboration qui vise au merveilleux, ou sont conçus dans un langage symbolique. Or, de tels récits ne sont pas rares dans la Bible ; et si l’on ne veut pas y appliquer l’explication mythique, c’est qu’on se fait une fausse idée et de l’essence du mythe et du caractère des livres bibliques : de l’essence du mythe, car on le confond avec des fables, avec des impostures préméditées et des fictions arbitraires, au lieu de savoir y reconnaître le milieu nécessaire où l’esprit humain a pu essayer ses premiers mouvements ; du caractère des livres bibliques, car, si, avec la croyance à une inspiration divine, il est invraisemblable que Dieu ait donné la représentation mythique de faits ou d’idées, au lieu d’en donner la représentation réelle, néanmoins l’examen attentif des écritures bibliques montre que l’idée de leur inspiration, bien loin d’en empêcher la conception mythique, n’est elle-même pas autre chose qu’un mythe. (Bauer, Hebr. Myth. Einleitung.)

La répugnance à reconnaître dans les plus vieux monuments des religions juive et chrétienne des mythes aussi bien que dans les religions païennes, est expliqué par Wegscheider, qui l’attribue soit à l’ignorance où sont tant de gens des progrès de l’histoire et de la philosophie, soit à une certaine inquiétude qui empêche de donner le même nom à des choses évidemment les mêmes. En même temps il déclara impossible, si l’on ne reconnaissait pas des mythes dans l’Écriture sainte, et si l’on ne distinguait pas son vrai sens de la forme non historique, de défendre avec succès le caractère divin de la Bible contre les objections et les railleries de ses adversaires[58].

Ainsi les critiques ici nommés définirent, d’une manière générale, le mythe : l’exposition d’un fait ou d’une pensée sous une forme historique, il est vrai, mais sous une forme que déterminaient le génie et le langage symbolique et plein d’imagination de l’antiquité. En même temps on distingua différentes espèces de mythes[59]. Il y a des mythes historiques, c’est-à-dire le récit d’événements réels, coloré seulement par l’opinion antique qui mêle le divin avec l’humanité, le naturel avec le surnaturel ; il y a aussi des mythes philosophiques, c’est-à-dire dans lesquels une simple pensée, une spéculation ou une idée contemporaine sont enveloppées. Au surplus, ces deux espèces peuvent ou bien se mélanger, ou bien devenir, par les embellissements de la poésie, des mythes poétiques, où le fait primitif et l’idée primitive disparaissent presque complètement sous les ornements d’une riche imagination. Entre ces différentes espèces de mythes la distinction est difficile ; car ceux mêmes qui sont purement symboliques sont revêtus de la même apparence historique que ceux qui renferment réellement de l’histoire. Cependant nos savants critiques tracent quelques règles pour cette distinction même. Avant tout, disent-ils, il faut voir si le récit a un but, et quel but. Le but pour lequel la légende aurait pu être inventée ne se laisse-t-il pas apercevoir, chacun y trouvera le mythe historique. Mais toutes les circonstances principales d’un récit correspondent-elles à la représentation symbolique d’une vérité déterminée, alors le récit a été inventé pour cette représentation, et le mythe est philosophique. On reconnaît le mélange du mythe historique et du mythe philosophique, quand on y découvre la tendance à dériver certains faits de leurs causes. On peut aussi quelquefois y démontrer une base historique par des renseignements venus d’ailleurs : tantôt certaines données d’un mythe ont d’étroits rapports avec une histoire que l’on sait être véritable, tantôt il porte en soi des traces irrécusables de vraisemblance ; de sorte que le critique peut rejeter, il est vrai, l’enveloppe, mais conserver le fond comme historique. Le plus difficile à distinguer est ce qui a été appelé mythe poétique, et Bauer ne sait donner qu’un caractère négatif : c’est que, si l’événement raconté est assez merveilleux pour être impossible, et si en même temps on n’y reconnaît aucune intention de symboliser une idée déterminée, il faut conjecturer que tout le récit est dû à l’imagination d’un poëte. Quant à la généralité des mythes, Schelling, dans son Mémoire, appelle l’attention sur cette particularité, à savoir, que la naissance en est dénuée de tout artifice et de tout calcul. Dans les mythes historiques, dit-il, ce qu’ils renferment de non historique n’est pas le produit artificiel de fictions préméditées, mais s’y est glissé de soi-même par le cours du temps et de la tradition ; et les mythes philosophiques n’ont pas été inventés seulement pour un peuple accessible uniquement aux idées sensibles, mais les anciens sages ont, pour eux-mêmes, cherché une enveloppe historique à leurs conceptions, afin d’éclairer, dans l’absence d’idées et d’expressions abstraites, l’obscurité de leurs expressions par une représentation figurative.

Des remarques précédentes il découle que l’explication naturelle de l’histoire de l’Ancien Testament surtout ne pouvait se soutenir qu’autant que ces documents passaient pour contemporains ou très voisins des événements eux-mêmes : aussi les hommes qui ont renversé cette dernière opinion, Vater et De Wette, sont en même temps ceux qui ont fondé solidement l’explication mythique de l’histoire de la Bible. D’après la remarque du premier[60], le caractère propre des récits du Pentateuque ne se peut comprendre que si l’on admet qu’ils ne proviennent pas de témoins oculaires, mais qu’ils ont été transmis par la chaîne de la tradition. Alors on n’est plus surpris d’y trouver des traces évidentes d’une époque postérieure, des nombres exagérés, avec d’autres inexactitudes et des contradictions ; on n’est plus surpris d’y trouer la demi-obscurité qui est jetée sur plusieurs événements, et de singulières idées, comme celles que les habits des Israélistes ne s’usèrent pas dans la traversée du désert. Vater soutient même qu’on ne peut retrancher du Pentateuque le merveilleux, sans faire violence à l’intention première des écrivains, qu’autant que l’on attribue à la tradition une grande part dans l’exposition de ces événements.

De Wette, d’une manière encore plus décidée que Vater, s’est déclaré contre l’explication naturelle et pour l’explication mythique de certaines parties de l’Ancien Testament. Pour déterminer la créance d’une relation, dit-il[61], il faut d’abord examiner la tendance du narrateur. S’il ne veut pas raconter la pure histoire ; s’il veut agir sur un autre mobile que la curiosité historique ; s’il veut amuser, émouvoir, rendre palpable une vérité philosophique ou religieuse, sa relation n’a aucune valeur historique. Même quand le narrateur a des intentions historiques, il peut néanmoins n’être pas placé au point de vue de l’histoire ; il peut être un narrateur poétique, non pas mené, comme un poëte, par une inspiration intérieure et subjective, mais plongé dans une poésie extérieure et objective dont il dépend. Cela est reconnaissable quand il raconte de bonne foi des choses qui sont absolument impossibles et inimaginables, et qui dépassent non seulement l’expérience habituelle, mais encore les lois de la nature. C’est la tradition qui donne naissance à des récits de ce genre. La tradition, dit De Wette, n’a point de critique et est partiale ; sa tendance n’est pas historique, mais elle est patriotique et poétique. Or, une curiosité patriotique se contente de tout ce qui flatte sa passion. Plus les récits sont beaux, honorables, merveilleux, mieux ils sont reçus, et là où la tradition a laissé des lacunes, l’imagination accourt aussitôt avec ses suppléments pour les combler. Une bonne partie des livres historiques de l’Ancien Testament, continue De Wette, portant cette empreinte, on a toujours cru jusqu’ici (c’est-à-dire les auteurs des explications naturelles) pouvoir séparer du fond historique ces embellissements et ces transformations, et employer les récits qu’ils contiennent comme renseignements historiques. Ce se serait possible si, à côté de la relation merveilleuse, nous avions une relation autre et purement historique sur les mêmes événements. Mais il n’en est pas ainsi pour l’histoire de l’Ancien Testament ; nous n’avons absolument que ces documents, que nous ne pouvons accepter comme purement historiques, Or, nous n’y trouvons aucun critérium pour y distinguer le vrai du faux, l’un et l’autre y étant confusément mélangés et y jouissant du même honneur. D’après De Wette, une objection qui ruine, dans son principe général, toute l’explication naturelle, c’est qu’une histoire ne peut être connue que par la relation qu’on en possède, et qu’il n’est pas possible d’aller au delà. Or, dans le cas actuel, la relation nous informe d’une marche surnaturelle des choses, marche que nous pouvons ou croire ou nier. Si nous la nions, reconnaissons que nous ne savons rien de cette marche elle-même, mais gardons-nous d’en imaginer une naturelle, dont la relation ne dit pas un mot. C’est donc une inconséquence et de l’arbitraire[62] que d’attribuer à la poésie l’enveloppe seule des événements de l’Ancien Testament, et de vouloir conserver les faits à l’histoire ; l’ensemble, non moins que les détails, tombe dans le domaine de la poésie et du mythe. Soit, par exemple, l’alliance de Dieu avec Abraham[63] : les auteurs de l’explication naturelle abandonnent le fait sous cette forme, mais ils prétendent conserver un fondement historique à ce récit. Il n’y a pas eu, disent-ils, une communication réelle de Dieu avec Abraham ; mais dans le cœur de ce patriarche il s’est élevé, soit pendant une vision, soit pendant la veille naturelle, des pensées que, conformément au génie de l’ancien monde, il a rapportées à Dieu. Aux interprètes qui procèdent ainsi, De Wette adresse cette question : D’où savez-vous qu’Abraham a eu de lui-même ces pensées ? Notre relation, observe-t-il, les fait venir de Dieu ; du moment que nous ne l’admettons pas, nous ne savons plus rien sur de telles pensées d’Abraham, et par conséquent nous ne savons pas qu’elles lui soient venues naturellement. Certainement les espérances qui constituent le fond de l’alliance, à savoir qu’il serait la souche d’un peuple destiné à posséder la terre de Canaan, n’ont pu naître par une voie naturelle dans l’esprit d’Abraham ; ce qui est naturel, c’est que les Israélites, devenus un peuple et s’étant rendus maîtres du pays, aient imaginé cette alliance de leur ancêtre pour orner leur histoire. Ainsi l’explication naturelle, par la tournure forcée et peu naturelle qui lui est propre, ramène toujours à l’explication mythique.

Eichhorn même a vu que l’explication naturelle qu’il avait construite pour l’Ancien Testament n’était pas applicable à l’histoire évangélique. Ce qui, en ces récits, remarqne-t-il[64], a un reflet surnaturel, nous ne devons pas vouloir le transformer en événement naturel, parce que cela n’est pas possible sans violence. Lorsque, par la fusion des idées populaires avec le fait, quelque chose est représenté comme surnaturel, on ne pourrait y démêler le fait naturel qu’autant qu’on posséderait sur le même objet un autre récit exempt de cette fusion. Tel est, pour la fin d’Hérode Agrippa, le récit de Josèphe[65], à côté de celui des Actes des apôtres, 12, 23. Mais en l’absence d’un pareil contrôle sur l’histoire de Jésus, le commentateur ne formerait qu’un tissu d’hypothèses impossibles à prouver, si dans les narrations d’une teneur merveilleuse il voulait découvrir la cause naturelle là où elle n’est pas clairement exposée dans le récit lui-même ; observation qui, ainsi que le déclare Eichhorn, réduit à rien beaucoup de prétendues explications psychologiques des Évangiles.

C’est la même distinction entre l’explication naturelle et l’explication mythique que Krug, occupé surtout des miracles[66], a voulu désigner quand il a dit que les miracles pouvaient s’expliquer ou d’une manière physique et matérielle, ou par la manière même dont les récits de ces miracles se sont engendrés et formés. Dans la première manière, dit Krug, on se demande : comment cet événement merveilleux qui est ici raconté, a-t-il été possible, en toutes ses circonstances, par les forces et d’après les lois de la nature ? Dans la seconde manière, au contraire, on se demande : comment le récit de cet événement merveilleux peut-il s’être formé peu à peu ? La première explique la possibilité naturelle de la chose racontée : c’est la matière du récit ; la seconde recherche l’origine de la relation : c’est la formation du récit. Krug regarde comme stériles les tentatives de la première manière, parce que les explications qu’elle propose sont encore plus merveilleuses que le fait à expliquer. L’autre voie récompense mieux la critique, car elle mène à des résultats qui jettent du jour sur tous les récits de miracles. Par là, en effet, l’interprète n’a besoin de faire aucune violence à son texte ; mais il peut tout expliquer littéralement et de la manière que l’ancien narrateur a conçu la chose, quand bien même le fait raconté serait impossible. Au contraire, celui qui poursuit l’explication matérielle ou physique est amené à des tours de force qui, lui faisant perdre de vue le sens primitif des narrateurs, y substituent tout autre chose que ce qu’ils ont pu ou voulu dire.

De la même façon, Gabler[67] recommande le point de vue mythique comme le meilleur moyen d’échapper aux explications prétendues naturelles et si forcées, qui étaient devenues une mode pour l’histoire biblique[68]. L’auteur d’explications naturelles, observe-t-il, veut ordinairement rendre naturelle toute l’explication, et, comme cela n’est possible que rarement, il se permet les opérations les plus violentes, qui ont décrié la nouvelle exégèse même parmi les laïques. Mais au point de vue mythique on n’a besoin d’aucun tour de force, car la plus grande partie d’un récit appartient souvent au mythe, et le fait qui lui sert de noyau reste quelquefois très petit, quand on en a enlevé les enveloppes merveilleuses qui y ont été tardivement ajoutées.

Horst ne put pas non plus donner son assentiment à un procédé atomistique qui, dans les récits miraculeux de la Bible, extrayait des particularités isolées comme non historiques, et les remplaçait par des particularités naturelles, au lieu de reconnaître, dans l’ensemble de ces récits, un mythe religieux et moral où une idée quelconque est représentée[69].

Un anonyme, dans le Journal critique de Bertholdt, s’est particulièrement prononcé contre l’explication naturelle de l’Histoire sainte et pour l’explication mythique. Il reproche à l’explication naturelle, telle que le Commentaire de Paulus la montra à son plus haut développement, des défauts essentiels : c’est qu’elle procède d’une façon tout à fait anti-historique en se permettant de compléter des documents par des conjectures, et de prendre pour texte écrit ses propres hypothèses ; c’est de faire des efforts très pénibles et toujours stériles pour représenter comme naturel ce que le document prétend donner comme surnaturel ; enfin c’est de dépouiller l’histoire biblique de tout caractère sacré et divin, et de la rabaisser à une vaine lecture qui même ne mérite pas le nom d’histoire. D’après l’auteur, ces défauts conduisent, quand on ne peut pas se reposer dans l’explication surnaturelle, au point de vue mythique. Là le matériel du récit ne subit aucune atteinte, là on ne hasarde pas des arguties interprétatives sur des détails ; là on accepte l’ensemble, non pour une histoire véritable, mais pour une légende sacrée. Cette conception est recommandée par l’analogie avec toute l’antiquité politique et religieuse, puisque tant de récits de l’Ancien et du Nouveau Testament ont la ressemblance la plus exacte avec les mythes de l’antiquité profane. Mais ce qui parle surtout en sa faveur, c’est que par elle les innombrables et à jamais insolubles difficultés que soulèvent la concordance des Évangiles et la chronologie, disparaissent d’un seul coup[70].


§ IX.


L’explication mythique appliquée au Nouveau Testament.

Ainsi on avait porté l’explication mythique non seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau, non sans s’être vu, en différentes circonstances, amené à justifier cette extension. Déjà Gabler avait reproché au Commentaire de Paulus de trop peu accorder au point de vue mythique, lequel doit être admis pour certains récits du Nouveau Testament. Plusieurs de ces récits, en effet, ne contiennent pas seulement des jugements erronés, comme des témoins oculaires sont dans le cas d’en porter, mais ils contiennent aussi, non rarement, des faits faux et des événements impossibles, qui n’ont jamais pu être narrés de la sorte par des témoins oculaires ; et comme la tradition seule est capable de former ces fictions, il faut les concevoir d’une manière mythique[71].

La principale difficulté à lever, quand de l’Ancien Testament on transporte le point de vue mythique dans le Nouveau, est celle-ci : on ne cherche ordinairement les mythes que dans les âges primitifs et fabuleux du genre humain, époque où l’on ne consignait par écrit aucun événement. Or, du temps de Jésus, les siècles mythiques étaient depuis longtemps passés, et depuis longtemps aussi la nation juive avait pris l’habitude d’écrire. Cependant déjà Schelling (Mémoire cité) avait accordé, au moins dans une note, que l’on pouvait, dans un sens plus large, appeler encore mythique une histoire qui, bien qu’appartenant à une époque où depuis longtemps on avait la coutume de tout écrire, s’était propagée dans la bouche du peuple. En conséquence, d’après Bauer[72], il ne faut pas chercher dans le Nouveau Testament une série de mythes, une histoire mythique d’un bout à l’autre ; mais il s’y peut rencontrer des mythes isolés, soit qu’ils aient été transportés de l’Ancien Testament dans le Nouveau, soit qu’ils soient nés dans celui-ci primitivement. Ainsi Bauer trouve, particulièrement dans l’histoire de la jeunesse de Jésus, bien des choses qui ont besoin d’être considérées du point de vue mythique. De même qu’il se forme bientôt sur un homme célèbre des anecdotes multipliées que la voix publique, parmi un peuple ami du merveilleux, transforme en merveilles de tout genre ; ainsi la jeunesse de Jésus, qui s’était passée dans l’obscurité, devint l’objet des récits les plus miraculeux lorsqu’il eut acquis un grand nom, glorifié encore davantage par sa mort. Dans cette histoire de sa jeunesse, des êtres célestes apparaissent sous forme humaine, prédisent l’avenir, etc. Là, dit Bauer, nous avons bien le droit d’admettre un mythe ; et ce mythe s’est sans doute produit, parce qu’on s’est expliqué les grandes influences de Jésus par des causes placées au-dessus du domaine des sens, et qu’on a incorporé cette explication dans l’histoire.

Gabler[73] fit observer que l’idée d’antiquité est une idée relative. Sans doute, à l’égard de la religion mosaïque, la religion chrétienne est moderne ; mais, en elle-même, elle est assez vieille pour qu’on puisse ranger l’histoire primitive de son fondateur dans les temps anciens. Il y avait dès lors, en effet, des documents écrits sur d’autres objets ; mais ici cela ne prouve rien, s’il est possible de montrer que pendant longtemps on n’a rien possédé d’écrit sur Jésus, et particulièrement sur les commencements de sa vie ; tout s’est borné à des relations orales qui ont pu facilement se teindre de couleurs merveilleuses, s’imprégner d’idées juives contemporaines, et devenir ainsi des mythes historiques. Sur beaucoup d’autres points on n’avait, selon Gabler, aucune tradition ; là le champ fut ouvert aux conjectures ; on argumenta d’autant plus que l’on avait moins d’histoire ; et ces conjectures et raisonnements historiques, dans le goût judéo-chrétien, peuvent être appelés les mythes philosophiques de l’histoire primitive du christianisme. Puisque de cette façon, dit Gabler en terminant, l’idée du mythe trouve son application dans plusieurs récits du Nouveau Testament, pourquoi ne pas oser nommer la chose par son vrai nom ? pourquoi éviter, dans les discussions scientifiques bien entendu, une expression qui ne peut scandaliser que les gens à préjugés ou mal informés ?

Sur le terrain de l’Ancien Testament, Eichhorn avait été par la force des choses, ramené de sa première explication naturelle de la chute d’Adam à l’explication mythique ; sur le terrain du Nouveau Testament, il en fut de même de l’histoire de la tentation de Jésus pour Usteri. Cet écrivain, à l’exemple de Schleiermacher, l’avait conçue, dans un premier travail[74], comme une parabole racontée par Jésus et mal comprise par ses disciples. Mais il vit bientôt les difficultés de la concevoir ainsi ; et comme il repoussait encore davantage l’explication surnaturelle et l’explication naturelle de ce récit dans leurs diverses nuances, il ne lui restait plus qu’à en venir au point de vue mythique ; ce qu’il fit en effet avec beaucoup de force dans un écrit postérieur[75]. Quand une fois, remarque-t-il dans ce dernier travail, une émotion, et une émotion religieuse, s’est élevée parmi les esprits et chez un peuple qui n’est pas dénué de facultés poétiques, alors il ne faut que peu de temps pour que non seulement des faits cachés et secrets, mais aussi des faits patents et connus, se revêtent de l’apparence du merveilleux. Il n’est, suivant lui, aucun moyen de concevoir que les premiers chrétiens, recrutés parmi les Juifs, animés par l’esprit, c’est-à-dire par l’inspiration religieuse, et familiers avec l’Ancien Testament, n’aient pas été en état d’imaginer des scènes symboliques, comme l’histoire de la tentation et d’autres mythes du Nouveau Testament. Seulement il ne faut pas croire que l’un d’eux se soit mis à sa table, ait composé lui-même ces récits, comme autant de fictions poétiques, et les ait couchés par écrit ; non, ces récits, comme toutes les légendes, se sont formés peu à peu d’une manière dont on ne peut plus retrouver la trace, ont pris de plus en plus de la consistance, et ont fini par être consignés dans nos évangiles écrits.

Pour l’Ancien Testament, nous l’avons vu, la conception mythique ne pouvait être maintenue que par ceux qui niaient, en même temps, que les documents historiques qu’il renferme eussent été rédigés par des témoins oculaires et des contemporains. Il en fut de même pour le Nouveau Testament. Eichhorn admettait que, dans les trois premiers évangiles, on ne peut suivre qu’une trace bien mince de l’évangile primitif, accrédité par les apôtres, trace qui même, dans l’évangile de Matthieu, est enveloppée d’une masse d’additions étrangères à ces disciples immédiats de Jésus ; et ce ne fut qu’ainsi qu’il parvint à écarter de la vie de Jésus, comme légendes non historiques, plusieurs faits qui le choquaient, tels que, outre l’évangile de l’enfance, les détails de l’histoire de la tentation, beaucoup de miracles opérés par Jésus, la résurrection des saints à sa mort, la garde à son tombeau, etc.[76]. Depuis, l’opinion s’est établie[77] que les trois premiers évangiles proviennent d’une tradition orale ; et c’est aussi, surtout depuis ce temps, qu’on y a trouvé, soit des ornements mythiques, soit des mythes entiers[78]. D’un autre côté, la plupart regardent aujourd’hui l’évangile de Jean comme authentique, et, en conséquence, comme présentant une certitude complètement historique ; celui-là seul qui, avec Bretschneider[79], doute qu’il soit de cet apôtre, peut, dans cet évangile aussi, faire une large place à l’élément mythique.


§ X.


L’idée du mythe dans son application à l’Histoire sainte n’a pas été saisie
avec netteté par les théologiens.

L’idée du mythe ainsi conquise pour l’explication de l’histoire biblique ne fut pendant assez longtemps encore ni saisie avec netteté, ni embrassée dans une étendue suffisante.

Elle ne fut pas saisie avec netteté. En effet, avec la distinction en historique et en philosophique, l’idée du mythe s’était laissé imposer un caractère qui pouvait facilement le rabaisser à l’explication naturelle, à peine abandonnée. Dans le mythe historique, le critique avait aussi pour problème de tirer, hors des embellissements non historiques et merveilleux, un fait naturel, un noyau de réalité historique. Sans doute c’était admettre une différence essentielle, que de déduire ces embellissements, non, comme dans l’explication naturelle, du jugement des acteurs et des narrateurs, mais de la tradition ; cependant le procédé n’était que peu modifié. Si le rationalisme, sans changer essentiellement sa méthode, pouvait signaler des mythes historiques dans la Bible, de son côté le supranaturaliste trouvait l’adoption de mythes historiques, par lesquels, du moins, la réalité historique des saints récits n’était pas complètement effacée, moins choquante que la supposition de mythes philosophiques, où toute trace historique semble disparaître. Il ne faut donc pas s’étonner que les interprètes, dans les cas où ils adoptèrent le point de vue mythique, n’aient parlé presque uniquement que de mythes historiques ; que Bauer, parmi un nombre assez considérable de mythes qu’il cite dans le Nouveau Testament, n’en ait noté qu’un seul philosophique, et qu’il se soit formé un mélange d’explications mythiques et naturelles, mélange encore plus contradictoire que la pure explication naturelle, aux difficultés de laquelle on voulait échapper. Ainsi Bauer[80] croyait pouvoir donner de la promesse de Jéhovah à Abraham une explication historico-mythique, en admettant, comme fait et base du récit, qu’Abraham, en contemplant le ciel parsemé d’étoiles, avait senti se ranimer son espoir d’une nombreuse descendance. Un autre pensait adopter le point de vue mythique, lorsque, dépouillant, il est vrai, de tout merveilleux l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste, il conservait cependant, comme fondement historique du récit, le mutisme de Zacharie[81]. De même Krug (Mémoire cité), qui vient d’assurer qu’il veut expliquer, non pas la matière de l’histoire (c’est l’explication naturelle), mais la formation du récit (c’est l’explication mythique), suppose, comme fondement de la narration concernant les Mages, un voyage fortuit de marchands orientaux. Mais ce qu’il y a de plus criant en fait de contradiction, c’est ce qu’on lit dans une Mythologie du Nouveau Testament comme celle de Bauer : l’idée du mythe est si peu comprise que, par exemple, il admet réellement, chez les parents de Jean-Baptiste, un mariage demeuré longtemps stérile ; qu’il explique l’apparition de l’ange à la naissance de Jésus par un météore enflammé ; qu’il suppose, à son baptême, un éclair et un coup de tonnerre en même temps que le vol fortuit d’une colombe au-dessus de sa tête ; qu’il donne un orage comme fondement de la transfiguration, et que des anges sur le tombeau de Jésus ressuscité il fait des linceuls blancs. Kaiser, lui qui se plaint que tant d’explications naturelles soient si peu naturelles, assure cependant que ce serait ne voir qu’un côté des choses que de vouloir interpréter tout le merveilleux du Nouveau Testament d’une seule et unique manière ; et, à l’aide de cette remarque, il laisse subsister l’explication naturelle à côté de l’explication mythique. Pour peu que l’on reconnaisse, dit-il, que le vieil auteur a voulu raconter un miracle, l’explication naturelle devient souvent alors admissible : elle est tantôt physique, comme dans le lépreux, dont Jésus prévit sans doute le prochain rétablissement ; tantôt psychologique, la renommée de Jésus et la confiance en lui ayant eu, chez plusieurs malades, la plus grande part à la guérison ; tantôt aussi il faut faire entrer le hasard en ligne de compte, dans le cas où, par exemple, des individus étant revenus spontanément d’un état de mort apparente en présence de Jésus, il aura été regardé comme l’auteur du phénomène. Mais, dans d’autres miracles, il faut, d’après Kaiser, employer l’explication mythique ; seulement, ici aussi, il accorde au mythe historique beaucoup plus de place qu’au mythe philosophique. La plupart des miracles de l’Ancien et du Nouveau Testament sont, suivant lui, des événements réels, parés d’embellissements mythiques : par exemple, le récit de la pièce d’or dans la gueule du poisson, celui du changement de l’eau en vin, miracle dont il suppose l’histoire fondée primitivement sur une plaisanterie amicale de Jésus. Selon lui encore, il y a peu de fictions conçues purement d’après les idées juives, et dans cette catégorie il range la naissance miraculeuse de Jésus, le massacre des Innocents, et quelques autres[82].

Gabler fit particulièrement remarquer la méprise où l’on tombait en traitant comme historique plus d’un mythe philosophique, et en admettant ainsi des choses qui ne sont jamais arrivées[83]. À la vérité, il ne veut admettre uniquement, dans le Nouvenu Testament, ni des mythes philosophiques, ni des mythes historiques ; mais, prenant un terme moyen, il se décide tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant la nature du récit. Il faut, dit-il, se garder autant de l’arbitraire qui ne veut voir que de simples pensées philosophiques là où percent des faits réels, que de la disposition opposée où l’on prétend expliquer naturellement et historiquement ce qui n’est qu’enveloppe mythique. Ainsi, quand il est très facile de déduire un mythe d’un raisonnement ; quand, en même temps, toute tentative d’y découvrir le fait pur et d’expliquer par là naturellement la narration merveilleuse, ou bien est un tour de force, ou bien tombe même dans le ridicule, c’est, dit Gabler, une marque sûre qu’il faut chercher ici un mythe philosophique et non un mythe historique. L’interprétation philosophico-mythique, dit-il en terminant, est, au surplus, en maintes circonstances, beaucoup moins choquante que l’interprétation historico-mythique[84].

Malgré cette tendance de Gabler à introduire le mythe philosophique dans l’histoire biblique, ce n’est pas sans surprise qu’on le voit ne pas paraître savoir lui-même, dans l’application, ni ce qu’est un mythe historique, ni ce qu’est un mythe philosophique. En effet, il dit, en parlant des interprètes mythologiques du Nouveau Testament, que, parmi eux, les uns ne trouvent dans l’histoire de Jésus que des mythes historiques, comme le docteur Paulus ; les autres, que des mythes philosophiques, comme l’anonyme E. F., dans le Magasin de Henke. Or, il est clair qu’il confond les explications naturelles avec les explications historico-mythiques ; car on ne trouve que les explications naturelles dans le Commentaire de Paulus. Il ne confond pas moins les mythes historiques avec les philosophiques ; car, on le voit par les échantillons que j’ai donnés plus haut du Mémoire de l’anonyme E. F., cet auteur est tellement renfermé dans le point de vue historico-mythique, que l’on pourrait même considérer ses explications comme des explications naturelles.

Relativement à l’histoire mosaïque, les raisonnements frappants de De Wette sont également dirigés contre l’arbitraire de l’explication historico-mythique et de l’explication naturelle ; relativement au Nouveau Testament, l’anonyme, dans le Journal critique de Berthold[85], fut celui qui se déclara le plus décidément contre toute tentative de chercher encore un fondement historique aux mythes des évangiles. Le terme moyen proposé par Gabler, entre l’admission exclusive de mythes historiques ou de mythes philosophiques, ne lui paraît pas non plus acceptable ; car il se pourrait qu’au fond de la plupart des relations du Nouveau Testament, il y eût quelque fait réel, sans qu’on fût aujourd’hui en état de séparer ce fait réel du mélange mythique, et de faire la part de l’un et l’autre élément. Usteri tint le même langage : il n’est plus possible de distinguer quelle part de réalité historique et quelle part de symbole poétique les mythes évangéliques contiennent ; la critique n’a pas d’instrument assez tranchant pour isoler ces deux éléments l’un de l’autre ; tout au plus peut-on arriver à une sorte de probabilité, et dire : Ici il y a, au fond, plus de réalité historique ; là prédominent la poésie et le symbole.

Deux directions opposées partagent ici les interprètes ; les uns savent trouver, avec trop de facilité, le fond historique renfermé dans les récits mythiques de l’Écriture ; les autres, désespérant d’avance de réussir dans cette opération, qui en effet est fort difficile, traitent tous les mythes que l’on rencontre dans l’histoire évangélique comme autant de mythes philosophiques, en ce sens du moins qu’ils renoncent à toute tentative d’en extraire le résidu historique. C’est cette dernière direction exclusive que l’on a cru trouver dans ma critique de la vie de Jésus ; en conséquence, plusieurs de ceux qui ont jugé cet ouvrage ont eu, à maintes reprises, l’occasion d’appeler l’attention sur les diverses proportions, entre l’historique et l’idéal, que le mythe présente dans son domaine spécial : la religion païenne et l’histoire primitive ; il est bien entendu que dans le domaine de l’histoire primitive du christianisme, supposé que l’idée du mythe y soit admise, la proportion de l’historique sera beaucoup plus forte. Ullmann non seulement distingue un mythe philosophique et un mythe historique, mais encore il sépare du mythe historique, dans lequel la libre fiction prédomine toujours, l’histoire mythique, où l’élément historique, quoique fondu dans l’élément idéal, a la prépondérance. Quatrièmement enfin, il admet une histoire avec des éléments légendaires ; c’est là, à proprement parler, le terrain historique sur lequel on n’entend plus que quelques échos lointains de la fiction mythique. Mais, dit Ullmann, l’expression de mythe, imaginée originairement pour un tout autre système religieux, cause inévitablement de la répulsion et de la confusion quand on l’applique au système religieux chrétien ; en conséquence, il ajoute (et en ceci Bretschneider, entre autres, lui donne son assentiment), qu’il serait plus convenable de ne parler, dans l’histoire primitive du christianisme, que de légendes évangéliques et d’éléments légendaires[86].

Au contraire, George, dans ces derniers temps, a essayé non seulement de séparer avec plus de rigueur le mythe et la légende, mais encore de montrer que le mythe appartient aux évangiles, plutôt que la légende. En général, on peut dire qu’il nomme mythe ce que jusqu’à présent on avait appelé mythe philosophique, et légende ce qui jusqu’à présent avait reçu le nom de mythe historique. Il a traité ces deux idées comme les deux antipodes ; toutefois il les a saisies avec une précision par laquelle l’idée du mythe a incontestablement gagné en clarté. Suivant lui, un mythe est l’invention d’un fait à l’aide d’une idée ; une légende, au contraire, est l’intuition d’une idée dans un fait et à l’aide d’un fait. Une nation, une communauté religieuse se trouve dans une certaine situation, dans un certain cercle d’institutions dont l’esprit vit en elle ; la nation, la communauté religieuse éprouve le besoin de compléter, en se représentant son origine, le sentiment intime qu’elle a de son état actuel ; mais cette origine est cachée dans les ténèbres du passé, ou bien elle n’est plus assez apparente pour répondre à la plénitude des sentiments et des idées qui débordent maintenant : alors, à la lumière de ces sentiments et de ces idées, se projette, sur la paroi obscure du passé, une image colorée des antiques origines, et cette image n’est pourtant que le reflet agrandi des influences contemporaines. Si telle est la naissance du mythe, la légende, au contraire, a pour point de départ les faits ; seulement ces faits sont, peut-être, ou incomplets, ou raccourcis, ou même agrandis dans leurs proportions, afin de glorifier les héros. Mais les points de vue d’où il faut embrasser ces faits, les idées qui y étaient renfermées originairement, ont disparu dans la tradition. À la place surgissent de nouvelles idées, produit des temps que la légende a traversés ; c’est ainsi que la période post-mosaïque du peuple juif, qui avait pour idée fondamentale de s’élever successivement au pur monothéisme et à la théocratie, fut représentée dans la légende postérieure sous un jour tout opposé, et comme une décadence de la constitution religieuse donnée par Moise. Il arrivera immanquablement qu’une conception aussi peu historique défigurera çà et là les faits historiques transmis par la tradition, comblera des lacunes, ajoutera des particularités caractéristiques, et alors le mythe reparaît dans la légende. De même aussi, le mythe, qui, en se propageant par la tradition, tantôt devient indécis et incomplet, tantôt exagère certaines particularités, par exemple les nombres, le mythe, disons-nous, tombe, de son côté, sous l’influence de la légende. Ainsi ces deux formations, essentiellement différentes dans leur origine, se croisent et se mêlent. La première communauté chrétienne forma mythiquement l’histoire de la vie de son fondateur ; mais elle en avait l’impression vivante, l’idée originelle, et par conséquent elle a représenté, quoique sous une forme non historique, la véritable signification de l’idée du Christ. C’est le contraire pour les faits réels : non seulement la légende les défigure ou les grossit, mais encore elle les met dans un faux jour, par conséquent elle les remplit d’une fausse idée, de sorte que par elle nous perdrions la vraie signification de la vie de Jésus. Ainsi, d’après George, la croyance chrétienne est bien plus en sûreté, en reconnaissant dans les évangiles des éléments mythiques, qu’en y reconnaissant des éléments légendaires[87].

Pour nous, que la signification dogmatique n’occupe point encore ici, nous restons, pour le moment, dans cette Introduction, préparés simplement à rencontrer, dans l’histoire évangélique, aussi bien des mythes que des légendes ; et, quand nous entreprendrons d’extraire des récits reconnus mythiques le résidu historique qui pourra s’y trouver, nous prendrons garde à deux écueils, c’est-à-dire que nous ne voudrons, ni nous mettre sur le même terrain que les auteurs d’explications naturelles, par une division grossière et mécanique, ni, en méconnaissant la vérité historique là où elle se montre, faire disparaître l’histoire par un excès de critique.


§ XI.


L’idée du mythe n’a pas été embrassée d’une manière assez étendue.

L’idée du mythe, à sa première apparition parmi les théologiens, ne fut pas seulement saisie avec trop peu de netteté ; on ne l’appliqua pas non plus avec assez d’extension à l’histoire biblique.

Eichhorn ne reconnaissait un mythe véritable que sur le seuil même de l’histoire primitive de l’Ancien Testament ; tout le reste, il croyait devoir l’expliquer historiquement, de la manière naturelle. Ensuite, tout en admettant des portions mythiques dans l’Ancien Testament, on fut longtemps sans songer à rien de semblable dans le Nouveau Testament. Enfin, quand le mythe eut permission d’y entrer, on le tint longtemps encore sur le seuil, c’est-à-dire à l’histoire de l’enfance de Jésus, et tout pas ultérieur lui fut contesté. Ammon[88], l’anonyme E. F., dans le Magasin de Henke, Usteri et d’autres, voulurent établir une distinction importante, quant à la valeur historique, entre les narrations de la vie publique de Jésus et celles de son enfance. Cette dernière histoire, disent-ils, ne peut pas avoir été écrite pendant l’enfance même de Jésus, car alors il n’avait pas encore assez excité l’attention ; elle ne peut pas non plus avoir été écrite dans les trois dernières années de sa vie, car elle a en vue, non Jésus luttant et souffrant, mais Jésus glorifié. Ainsi la composition doit en être placée après la résurrection. Mais, à cette époque, il ne restait plus de renseignements certains sur l’enfance de Jésus, car les apôtres n’en avaient pas été les témoins. Joseph ne vivait sans doute plus ; quant à Marie, qui survivait, bien des circonstances avaient pris, dans sa mémoire, une couleur plus brillante ; elles furent encore amplifiées par ceux qui l’entendirent raconter ses souvenirs, et amplifiées conformément aux idées qu’ils avaient du Messie. Le reste se forma sans renseignements historiques, d’après les opinions du temps, d’après des prophéties de l’Ancien Testament, par exemple l’histoire de la Vierge devenant enceinte. Mais, disent ces auteurs, il ne faut pas en inférer que le récit des évangélistes en mérite moins de foi pour l’époque subséquente. Leur but et leur tâche ont été de nous donner une sûre histoire des trois dernières années de la vie de Jésus ; et là ils sont dignes de toute confiance, car ils ont été témoins d’une partie des faits, et l’autre partie, ils l’ont recueillie de la bouche de personnes croyables. La ligne de séparation entre la certitude de l’histoire de la vie publique de Jésus et le caractère fabuleux de l’histoire de son enfance, devint encore plus tranchée quand plusieurs théologiens en vinrent à rejeter, comme apocryphes et ajoutés postérieurement, les deux premiers chapitres de Matthieu et de Luc qui renferment l’histoire de l’enfance[89].

Mais, bientôt après, la fin de l’histoire de Jésus (son ascension au ciel) fut, comme le début, conçue d’une façon mythique par quelques théologiens[90] ; de sorte que cette histoire fut entamée par les doutes de la critique à ses deux extrémités, tandis que le corps même, c’est-à-dire l’intervalle écoulé du baptême à la résurrection, était toujours placé à l’abri de ses atteintes. Ainsi, comme s’exprime l’auteur d’un examen de la vie de Jésus composée par Greiling[91], on entrait dans l’histoire évangélique par la porte triomphale des mythes, on sortait par une porte semblable ; mais, pour tout l’espace intermédiaire, il fallait se contenter du sentier tortueux et pénible de l’explication naturelle.

Gabler[92], avec qui s’accorde récemment Rosenkranz[93], étendit un peu davantage le point de vue mythique. En effet, il distingua les miracles opérés par Jésus de ceux qui se passèrent en lui, disant que, si les premiers devaient être expliqués naturellement, les derniers devaient l’être mythiquement. Mais, bientôt après, Gabler s’exprime comme s’il entendait, avec les théologiens nommés plus haut, n’admettre les mythes que dans les miracles de l’enfance de Jésus ; c’est restreindre sa proposition : tous les miracles de l’enfance, dans nos évangiles, sont bien des miracles produits en Jésus, et non opérés par lui ; mais il y en a beaucoup de semblables dans le cours du reste de sa vie. C’est aussi en suivant à peu près la division, faite par Gabler, de miracles par Jésus et de miracles en Jésus, que Bauer, dans sa Mythologie hébraïque, paraît s’être décidé sur ce qu’il a cru pouvoir considérer mythiquement ; car il n’a traité de cette façon que la conception surnaturelle de Jésus avec les circonstances extraordinaires de sa naissance, la scène du baptême, la transfiguration, l’ange à Gethsemane, et les anges sur le tombeau. Ce sont, il est vrai, des histoires merveilleuses prises dans toutes les parties de la vie de Jésus ; mais ce sont seulement des miracles (et encore n’y sont-ils pas tous) qui se sont passés dans Jésus ; ceux qui ont été opérés par lui ont été exclus.

Une application aussi incomplète de l’idée du mythe à l’histoire de la vie de Jésus est entachée d’insuffisance et d’inconséquence, défauts que s’est efforcé de rendre palpables l’auteur, déjà plusieurs lois cité, de la Dissertation sur les différentes considérations avec lesquelles et pour lesquelles le biographe de Jésus peut travailler[94]. Considérer le récit évangélique en partie comme une pure histoire, en partie comme un mythe, c’est confondre les deux points de vue, et cette confusion est le fait de ces théologiens qui, ne voulant ni sacrifier l’histoire ni s’en tenir à de clairs résultats, ont espéré réunir les deux partis dans ce moyen terme ; vains efforts que le supranaturaliste sévère taxera d’hérésie, et dont se rira le rationaliste. Ces médiateurs, observe l’auteur, en prétendant faire comprendre une chose pourvu qu’elle soit possible, s’attirent tous les reproches qu’on adresse avec raison à l’explication naturelle ; et, en accordant encore une place au mythe, ils prêtent complètement le flanc à l’accusation d’inconséquence, la pire des accusations contre un savant. Au surplus, le procédé de ces éclectiques est tout ce qu’il y a de plus arbitraire : c’est, la plupart du temps, d’après leurs propres impressions qu’ils décident ce qui doit appartenir à l’histoire, et ce qui doit appartenir au mythe ; de pareilles distinctions sont également étrangères aux auteurs évangéliques, à la logique, et à la critique historique qui en dépend. Appliquer l’idée du mythe à l’ensemble de l’histoire de la vie de Jésus, y reconnaître, dispersés partout, des récits ou au moins des ornements mythiques, telle est la doctrine de cet écrivain, qui range dans la catégorie des mythes non seulement les relations des miracles de l’enfance de Jésus, mais encore celles de sa vie publique, non seulement les miracles opérés en lui, mais encore les miracles opérés par lui.

L’application la plus étendue de l’idée du mythe philosophique, mieux dénommé mythe dogmatique, dans l’Ancien et le Nouveau Testament, a été faite, dès 1799, à la vie de Jésus, dans l’écrit anonyme sur la révélation et la mythologie. Toute la vie du Christ, y est-il dit, tout ce qu’en général il devait et voulait faire, était tracé longtemps d’avance dans l’idée et l’intuition des Juifs. Jésus, comme individu, ne fut pas tel qu’il aurait dû être, ne vécut pas réellement comme il aurait dû vivre, d’après l’attente de ce peuple ; et là même où toutes les annales qui racontent ses actes sont d’accord, il est certain qu’il n’y a pas de fait réel. Par différentes additions populaires il se forma sur la vie de Jésus une voix du peuple, et c’est d’après elle que les évangiles ont été composés[95]. À la vérité, un critique objecte là-contre que l’auteur semble admettre moins d’histoire qu’il n’y en a réellement au fond des récits, et qu’il aurait mieux fait de se laisser guider par une critique prudente des détails que par un scepticisme général[96].

Au fond, nous rencontrons ici le même excès dans l’application de l’idée de mythe que plus haut dans la conception même de cette idée. Là c’était un excès de renoncer, dans les mythes du Nouveau Testament, à tout fondement historique ; ici on va trop loin quand, entre l’histoire de l’enfance de Jésus et celle de sa vie publique, on nie toute distinction relativement à la possibilité de s’y figurer des mythes. Si l’on considère la possibilité extrinsèque, il faut convenir qu’une telle distinction est, à la rigueur, interdite à ceux qui reculent la formation des évangiles aussi près que possible de la mort de Jésus, et en mettent les rédacteurs en contact, autant que faire se peut, avec les personnages principaux de cette histoire. On n’a qu’à voir comment Tholuck s’embrouille, expliquant, au sujet des témoins essentiels de l’enfance de Jésus, que Joseph était, d’après toute vraisemblance, mort depuis longtemps au moment où Luc résidait avec Paul à Jérusalem et à Césarée et écrivait son évangile, et ajoutant que, si l’on en admettait autant pour Marie, il ne resterait plus que des témoins de seconde main[97]. Eh bien, le même auteur a essayé, en un autre endroit, de rendre vraisemblable que Marie était encore en vie à cette époque et avait pu parler non seulement à Matthieu, mais à Luc[98] ; dans cette supposition, les deux évangélistes avaient, pour l’histoire de l’enfance aussi, la source la plus immédiate, et l’on n’est plus autorisé à faire, quant à la crédibilité, une différence entre les parties antérieures et les parties subséquentes de l’histoire de Jésus. Au contraire, quand on se place dans l’hvpothèse que les évangiles ont été rédigés tardivement, à une époque où il n’était plus possible d’interroger des témoins de son enfance, il n’y a pas à méconnaître la distinction par rapport à la possibilité extrinsèque de mythes. En admettant, comme l’enseignent les Actes des Apôtres, 1, 22, que, dans le début, la communauté chrétienne n’attachait aucune importance aux événements avant le baptême, et que par conséquent on se mit peu en quête des sources, tant qu’elles durèrent, relatives à cet intervalle, nous comprenons qu’il y eut danger, quand on voulut avoir des renseignements sur ce point aussi, de saisir des éléments mythiques ; danger bien plus grand que pour la vie publique de Jésus, sur laquelle on eut plus de sources et plus longtemps et pour laquelle dès le commencement la recherche des renseignements fut plus active. Quant à la terminaison de la vie de Jésus, son ascension au ciel, Tholuck est obligé, en tout cas, de renoncer à une telle distinction, et il déclare avec raison que, si la garantie des témoins oculaires est trop faible pour soutenir la pierre angulaire, on ne voit pas comment elle serait en état de donner de la sûreté au reste de l’édifice.

Ainsi, vu les conditions extrinsèques, la possibilité du mythe est plus grande pour l’histoire de l’enfance que pour la période suivante ; mais celle-là même n’est, il s’en faut de beaucoup, sujette à aucune impossibilité ; et, jusqu’à ce que nous puissions traiter plus amplement de la possibilité du mythique dans les évangiles, il nous suffira de porter l’attention sur le caractère intrinsèque des récits touchant l’époque avant et après le baptême. Ces récits, en grande partie, sont tellement semblables, qu’il n’est pas loisible de reconnaître la présence du mythe pour un côté seulement, et qu’il faut l’admettre ou la nier pour les deux. Des deux parts, on a du merveilleux, des apparitions angéliques, des prédictions, et, dans le récit et l’exposition, le même esprit et le même ton. Le mythique ne se laisse donc pas exclure complètement de la vie publique de Jésus, si on le reçoit dans l’histoire de sa jeunesse ; et, au commencement aussi bien qu’à la fin, il pénètre jusqu’au cœur de la narration évangélique. En effet, si tout d’abord on pose le baptême de Jésus par Jean comme le terme du mythique, non seulement ce baptême est mythiquement raconté, mais encore il est suivi de l’histoire de la tentation conçue mythiquement aussi par plusieurs. Une fois entrée par cette porte, je ne sais pas si l’idée du mythe ne réclamera pas aussi d’autres récits dans la vie publique, par exemple la marche sur la mer, le statère dans la bouche du poisson, etc. Semblablement, si, à la fin de l’histoire de Jésus, on veut livrer en proie à l’explication mythique l’ascension au ciel avec les anges, il se trouve quelque chose d’analogue dans l’apparition angélique près du tombeau de Jésus ressuscité ; plus haut encore, dans l’ange de Gethsemane, quelque chose qui sent la légende ; et même l’apparition angélique au début de l’annonce de la passion s’accommode, aussi peu que l’ascension au ciel, d’une explication historique. De la sorte, en dépit de ces limites arbitraires, le mythe se montre sur tous les points de l’histoire de la vie de Jésus. Mais cela ne veut pas dire que partout la couche en sera également épaisse. Loin de là, il est d’avance vraisemblable que dans cette partie de sa vie que Jésus passa sous la lumière de la publicité, on trouvera plus de fonds historique que dans la portion qui s’écoula au milieu de l’obscurité de la vie privée.


§ XII.


Polémique contre l’explication mythique de l’histoire évangélique.

En considérant l’histoire biblique du point de vue mythique tel qu’il a été exposé jusqu’ici, on s’était de nouveau approché de l’ancienne explication allégorique. L’explication naturelle des rationalistes, ainsi que l’explication méprisante des naturalistes ou déistes, appartient au système qui, sacrifiant le fond divin des récits sacrés, en conserve une forme historique, mais vide ; au rebours, l’explication mythique, comme l’allégorique, préfère sacrifier la réalité historique du récit pour conserver une vérité absolue. D’après le point de doctrine qui sert de base à ces deux dernières explications, de même qu’à l’explication morale, l’historien présente, il est vrai, quelque chose d’historique en apparence ; mais, qu’il le sache ou ne le sache pas[99], un esprit supérieur a préparé cette enveloppe historique à une vérité ou opinion placée au-dessus de l’histoire. Et voici la seule différence essentielle qui se trouve entre les explications spécifiées en dernier lieu : c’est que, d’après l’allégorique, cet esprit supérieur est immédiatement l’esprit divin, au lieu que, d’après la mythique, c’est l’esprit d’un peuple ou d’une communauté (d’après l’explication morale, c’est généralement l’esprit du sujet qui donne l’interprétation). Ainsi la première veut que le récit provienne d’une inspiration surnaturelle, la seconde en attribue le développement à l’action naturelle de la tradition légendaire. À quoi il faut ajouter que l’explication allégorique et l’explication morale peuvent, avec l’arbitraire le plus illimité, supposer comme fond du récit historique toute pensée qu’elles jugent digne de Dieu ou morale ; tandis que l’explication mythique, tenant compte de ce que comportent l’esprit et la conception d’un peuple et d’une époque, est ainsi circonscrite dans la recherche des idées qui sont cachées sous les récits.

Au reste, les deux partis, orthodoxes et rationalistes, s’élevèrent contre cette nouvelle manière de considérer l’histoire sainte. Dès l’abord, et lorsque l’explication mythique était encore renfermée dans les bornes de l’histoire primitive de l’Ancien Testament, Hess, du côté des orthodoxes, en avait fait l’objet de ses attaques[100]. Toute l’argumentation de son Mémoire, passablement long, repose, quelque incroyable que cela puisse paraître, sur les trois raisonnements suivants, qui rendent superflue toute observation, si ce n’est que Hess n’a pas été, il s’en faut beaucoup, le dernier orthodoxe qui ait cru pouvoir combattre l’explication mythique par de telles armes. Voici ces arguments : 1° Les mythes ne se prennent pas au sens propre ; or, les historiens bibliques ont voulu être entendus au sens propre, donc ils ne racontent pas de mythes. 2° La mythologie est quelque chose de païen ; or, la Bible est un livre chrétien, donc elle ne contient pas de mythologie. 3° (Ce dernier argument est plus compliqué et dit aussi davantage, comme on le verra plus bas.) S’il ne se trouvait du merveilleux que dans les plus anciens livres bibliques, qui ont moins de garantie historique, et s’il ne s’en trouvait pas dans les livres plus récents, on pourrait considérer le merveilleux comme un caractère du récit mythique ; mais le merveilleux se rencontre dans les livres plus récents, qui sont incontestablement historiques, non moins que dans les livres plus anciens ; en conséquence, on ne peut le regarder comme un critérium du mythique. L’explication naturelle la plus vide, pourvu qu’elle conservât un peu d’histoire, même quand elle y anéantissait toute signification supérieure, était, pour ces orthodoxes, préférable à l’explication mythique. Certes, ce qu’il y a de pis en explication naturelle, c’est de considérer, avec Eichhorn, l’arbre de science comme un végétal vénéneux ; car, de la sorte, le récit de la chute du premier homme est ravalé au dernier degré et dépouillé de toute valeur absolue ; et quand, plus tard, Eichhorn, revenant sur son opinion, en donna une explication mythique, il sut y trouver une pensée intérieure qui avait au moins un certain mérite[101]. Néanmoins Hess se déclara bien plus satisfait de la première interprétation, et il en prit la défense contre l’interprétation mythique qu’Eichhorn avait proposée postérieurement[102]. Tant il est vrai qu’un tel surnaturalisme, semblable aux enfants, préfère une enveloppe peinte des couleurs de l’histoire, quelque vide qu’elle soit de toute signification divine, au fond le plus riche, dépouillé de ce vêtement bigarré !

Plus tard ce fut De Wette qui, poursuivant hardiment le point de vue mythique à travers les livres mosaïques, rejetant décidément le moyen terme de la conception historico-mythique, laquelle n’était dans le fait que la conception naturelle, et renonçant rigoureusement à tout reste certain d’histoire dans ces récits, provoqua la contradiction de divers côtés[103]. Les uns, comme Steudel, rejetaient absolument la conception mythique des récits bibliques et insistaient sur la conservation du point de vue strictement historique, et cela dans le sens surnaturaliste. D’autres, comme Meyer, ne voulaient écouter De Wette qu’en admettant les réserves de Vater, qui avait du moins laissé toute latitude aux tentatives pour dégager, hors du vêtement mythique, des données historiques, ne fussent-elles que vraisemblables. Si le caractère singulier et irrationnel de maints récits qui sans doute ne seraient jamais venus à l’imagination de personne ; si l’irrégularité et les lacunes de la narration et d’autres motifs ne permettent pas de méconnaître un fonds historique dans le Pentateuque, il convient de faire des essais modestes et mesurés pour déterminer ce fonds dans chaque cas particulier, au moins d’une manière approximative. On ne retombera pas dans l’absurdité des explications naturelles, selon Meyer, si l’on prend les précautions suivantes pour le mythe historique (précautions qui, loin de remplir l’intention de l’auteur, montrent de nouveau combien il est difficile d’éviter cette rechute). 1° On séparera ce qui tout d’abord a le caractère du mythe, par opposition à l’histoire, le miracle, l’extraordinaire, l’intervention immédiate de Dieu, et aussi la téléologie religieuse du narrateur. 2° On ira du simple au composé, on prendra pour modèle un cas où, le récit étant double, la chose est présentée dans l’un d’une façon merveilleuse, dans l’autre d’une façon naturelle, par exemple le choix des anciens par Moïse, donné comme inspiration de Jehovah, 4. Mos. 11, 16, et comme conseil de Jethro, 2. Mos. 18, 14. D’après cette mesure, on retirera aux résolutions attribuées à Noé, à Abraham, de Moïse l’impulsion venue de Dieu (procédé sur lequel tombe en plein le blâme de De Wette, rappelé plus haut). 3o Le fait qui est au fond sera saisi de la façon la plus simple, la plus générale, sans détermination des circonstances accessoires (cela est encore trop là où il n’y a absolument aucun fait au fond). Par exemple, on réduira ainsi le récit du déluge : lors d’une grande inondation dans l’Asie antérieure, il périt beaucoup d’hommes, méchants suivant la légende (c’est déjà ne pas faire abstraction de la téléologie) ; Noé, père de Sem et homme pieux (encore de la téléologie !) se sauva à la nage. Mais les circonstances plus particulières de cette conservation, la nature du navire qui a pu servir, etc., on ne doit pas essayer de les déterminer, pour ne pas tomber dans l’arbitraire. De même, relativement à la naissance d’Isaac, on doit se contenter de dire : le souhait et l’espérance du riche et religieux émir, Abraham, d’avoir un héritier de sa femme Sara s’accomplirent tardivement d’une manière inattendue (interprétation contre laquelle les objections de De Wette conservent toute leur force).

Semblablement et avec un esprit encore plus exclusif, Eichhorn se déclara contre le point de vue de De Wette dans son Introduction à l’Ancien Testament. S’il était désagréable aux orthodoxes de se sentir troublés dans leur foi historique par l’invasion de l’explication mythique, les rationalistes n’étaient pas moins décontenancés en voyant qu’elle rompait le tissu serré de leur travail restaurateur, et que tous les artifices de l’explication naturelle devenaient subitement une peine perdue. Ce n’est qu’à regret que le docteur Paulus laisse arriver jusqu’à lui le pressentiment que peut-être on s’écriera, en lisant son Commentaire : À quoi bon tous ces efforts pour expliquer historiquement de pareilles légendes ? et n’est-il pas étonnant que l’on veuille traiter des mythes comme de l’histoire, et rendre intelligibles, d’après les lois de la causalité, des fictions merveilleuses[104] ? À côté de son explication naturelle si tourmentée, l’explication mythique paraît à ce théologien une pure paresse d’esprit qui veut se débarrasser de l’histoire évangélique par la voie la plus courte ; qui, à l’aide du mot obscur mythe, écarte tout le merveilleux et tout ce qui est difficile à comprendre ; et qui, pour s’exempter du soin de séparer le merveilleux du naturel, le fait du jugement, repousse tout le récit dans l’obscurité mystérieuse des vieilles légendes sacrées[105].

Krug ayant recommandé d’expliquer les récits des miracles par la manière dont ces récits avaient pu se former, c’est-à-dire mythiquement, Greiling s’exprime là-dessus avec un ton encore plus désapprobateur ; mais presque tous les coups qu’il croyait porter à son adversaire atteignaient bien plutôt sa propre explication naturelle. De toutes les tentatives pour expliquer des passages obscurs du Nouveau Testament, il n’y en a guère, dit-il, qui soit plus nuisible à l’explication vraiment historique, à la découverte des faits réels et à leur juste intelligence (c’est-à-dire qui porte plus atteinte aux prétentions des interprètes naturels), que la tentative d’éclairer le récit historique à l’aide d’une imagination poétique. (Entendons-nous : l’homme à imagination, c’est l’interprète naturel qui introduit des circonstances accessoires dont il n’y a aucune trace dans le texte ; l’interprète mythique ne crée point de fictions, son rôle se borne à découvrir et à reconnaître les fictions.) Expliquer les miracles par la manière dont les récits s’en forment, poursuit Greiling, c’est avoir recours aux inventions inutiles, arbitraires, de l’imagination. (Ajoutons un esprit étroit de recherches, et nous aurons une peinture exacte de l’explication naturelle.) Beaucoup de faits que l’on peut encore conserver comme réels, ajoute Greiling, ou sont rejetés par ce jeu dans le pays des fables, ou sont remplacés par des inventions, ouvrage de l’interprète. (Remarquons qu’il n’y a guère que l’explication historico-mythique qui se permette de ces inventions ; et cela parce qu’elle n’est pas purement mythique, parce qu’elle se confond avec l’explication naturelle.) Une explication des miracles, pense Greiling, ne doit pas changer le fait, et en substituer un autre par un tour d’escamotage. (C’est une faute dont l’explication naturelle seule est coupable.) Ce ne serait pas, dit-il, expliquer l’objet qui choque l’intelligence, mais ce serait nier le fait supposé, et par conséquent le problème n’aurait pas été résolu. (On se trompe quand on soutient qu’un fait est proposé à l’explication ; ce qui est proposé immédiatement, c’est uniquement un récit duquel il faut d’abord savoir s’il est fondé, oui ou non, sur un fait.) Greiling veut donc qu’on explique les miracles opérés par Jésus, naturellement, ou mieux, psychologiquement ; et alors, dit-il, on aura peu d’occasions de changer les faits racontés, de les rogner, d’y introduire tant de fictions, qu’ils deviennent eux-mêmes une fiction. (Ce qui a été dit jusqu’à présent montre combien peu toutes ces prérogatives appartiennent à l’explication naturelle.) (Henke’s Mus. 1, 4, S. 621.)

Heydenreich a commencé à écrire un ouvrage particulier sur l’inadmissibilité de la conception mythique dans la partie historique du Nouveau Testament. D’une part, il parcourt les témoignages extrinsèques sur l’origine des évangiles ; et comme ces témoignages prouvent qu’ils proviennent d’apôtres et de disciples d’apôtres, il juge que ce résultat est incompatible avec l’admission d’éléments mythiques ; d’autre part, il examine la nature du contenu des évangiles, et il les trouve, dans la forme de leur rédaction, simples et naturels, et cependant détaillés et exacts, comme on peut l’attendre de témoins oculaires ou de gens placés près de témoins oculaires. Quant au fond, les récits mêmes qui ont un caractère merveilleux sont tellement dignes de la divinité, qu’il faut avoir une véritable horreur des miracles pour douter de leur réalité historique. Quoiqu’il soit vrai que d’ordinaire Dieu n’agit que médiatement sur l’univers, cependant, dit Heydenreich, cela n’exclut pas la possibilité d’une intervention immédiate et exceptionnelle, du moment qu’il la trouve nécessaire pour atteindre un but particulier ; et, examinant l’un après l’autre les attributs divins, Heydenreich montre qu’ils ne sont pas en contradiction avec une telle intervention ; puis il fait voir que, pour chaque miracle en particulier, la main de Dieu s’est manifestée parfaitement à propos.

Mais ces objections et d’autres semblables contre l’explication mythique des récits évangéliques, déposées dans une foule d’écrits, et nommément dans les commentaires récents sur les évangiles, trouveront d’elles-mêmes, par la suite, place et réfutation.


§ XIII.


La possibilité de l’existence de mythes dans le Nouveau Testament
est montrée par des raisons extrinsèques.

L’assertion qu’il se trouve des mythes dans les livres bibliques va directement contre le sentiment intime du chrétien croyant. Lui, si son regard est circonscrit par la communauté chrétienne où il vit, ne sait qu’une chose, c’est que ce qui lui est raconté par les livres sacrés de cette communauté s’est littéralement passé ainsi ; aucun doute ne s’élève en lui, aucune réflexion ne le trouble. Si son horizon est assez étendu pour qu’il aperçoive sa religion à côté des autres, et qu’il la compare avec elles, voici la forme que prend son jugement : ce que les Païens racontent de leurs dieux, les Musulmans de leur prophète, est faux ; au contraire, ce que les livres bibliques racontent des actions de Dieu, du Christ et des autres hommes divins, est vrai. Cette opinion générale est devenue, dans la théologie, la proposition : que le christianisme se distingue des religions païennes, en ce qu’il n’est pas, comme elles, une religion mythologique, mais qu’il est une religion historique.

Cependant cette proposition ainsi présentée, sans distinction ni développement, n’est que le produit de la limitation de l’individu dans la croyance où il a été élevé, de son incapacité d’avoir autre chose sur elle qu’une affirmation, sur les autres qu’une négation ; préjugé sans aucune valeur scientifique, et qui se dissipe de lui-même à la moindre extension du point de vue historique. En effet, plaçons-nous dans une autre communauté religieuse : le fidèle Musulman ne croit trouver la vérité que dans son Coran, et il ne voit que des fables dans la plus grande partie de notre Bible ; le Juif actuel ne reconnaît un caractère réel et divin qu’à l’histoire de l’Ancien Testament, il ne le reconnaît pas dans celle du Nouveau Testament. Il en a été de même des croyants des anciennes religions païennes avant la période du syncrétisme. Maintenant qui a raison ? Tous ensemble ? c’est impossible, puisque leurs assertions s’excluent. Mais lequel en particulier ? Chacun réclame pour soi la vérité ; les prétentions sont égales. Qui donc décidera ? L’origine de chaque religion ? mais chacune s’attribue une origine divine. Non seulement la religion chrétienne veut procéder du fils de Dieu, et la religion juive de Dieu par Moïse, mais encore la mahométane se dit fondée par un prophète inspiré de Dieu immédiatement ; et de même les Grecs attribuaient à des dieux l’institution de leurs cultes.

« Mais, répond-on, cette origine divine ne repose nulle part sur des documents aussi authentiques que dans les religions juive et chrétienne. Tandis que les cycles mythiques, chez les Grecs et les Latins, sont formés par le recueil de légendes sans garantie, l’histoire biblique a été rédigée par des témoins oculaires, ou du moins par des gens qui, d’une part, ont été, en raison de leurs rapports avec des témoins oculaires, en état de raconter la vérité, et, d’autre part, ont une probité si manifeste, qu’il ne peut rester aucun doute sur leur intention de la dire. » Cet argument serait en effet décisif, s’il était prouvé que l’histoire biblique a été écrite par des témoins oculaires, ou du moins par des hommes voisins des événements. Car, bien qu’il puisse s’introduire, par le fait de témoins oculaires même, des erreurs, et, par conséquent, de faux rapports, néanmoins la possibilité d’erreurs non préméditées (la tromperie préméditée se fait, du reste, reconnaître facilement) est circonscrite dans de bien plus étroites limites que lorsque le narrateur, séparé des événements par un plus long intervalle, en est réduit à tenir ses renseignements de la bouche des autres.

Prétendre que les écrivains bibliques ont été témoins oculaires ou voisins des événements par eux racontés, ce n’est encore qu’un préjugé causé tout d’abord par les titres que les livres bibliques portent dans notre canon. En tête des livres qui racontent la sortie des Israélites hors de l’Égypte et leur marche dans le désert, est placé le nom de Moïse : ce personnage a été leur chef dans cette entreprise ; donc, s’il n’a pas voulu mentir sciemment, il a dû donner une vraie histoire de ces événements, et, si ses rapports avec la divinité ont été tels qu’ils sont décrits dans ces livres, il a été, par cela même, en état de reproduire, avec toute créance, l’histoire antérieure. De même, parmi les documents sur la vie et le sort de Jésus, deux sont revêtus des noms de Matthieu et de Jean ; or, ces deux hommes ayant été, presque depuis le commencement jusqu’à la fin, témoins des actes publics de leur maître, ont pu en rédiger des relations les plus dignes de foi ; de plus ils ont, d’une part, vécu dans l’intimité avec Jésus et avec sa mère ; d’une autre part, ils ont eu un secours surnaturel que, d’après le dire de l’un d’eux, Jésus a promis à ses disciples ; en conséquence, ils ont pu avoir des renseignements sur les aventures de sa jeunesse, dont l’autre rapporte quelques unes.

Mais il est facile de concevoir, et il est depuis longtemps prouvé, qu’il faut peu se fier aux titres qui décorent d’anciens livres, et nommément des livres religieux. Dans les prétendus livres de Moïse, il est question de sa mort et de sa sépulture ; qui croit aujourd’hui que Moïse en ait parlé prophétiquement d’avance ? Parmi les psaumes, le nom de David est donné à plusieurs qui supposent le malheur de l’Exil, et l’on met dans la bouche de Daniel, Juif de l’Exil de Babylone, des prédictions qui n’ont pas pu être écrites avant Antiochus Épiphane. C’est un résultat inattaquable de la critique, que les titres des livres bibliques ne supposent en eux-mêmes rien sur l’origine de ces livres, si ce n’est tantôt le dessein de l’auteur, tantôt aussi l’opinion de l’antiquité juive ou chrétienne. De ces deux points, le premier ne peut rien prouver ; pour le second, tout repose sur les articles suivants : 1° Quelle est l’antiquité de cette opinion, et quels garants a-t-elle ? 2° Jusqu’à quel point la nature des livres en question s’accorde-t-elle avec cette opinion ? Le premier article comprend ce qu’on appelle les raisons extrinsèques ; le second, les raisons intrinsèques, en faveur de l’authenticité des livres bibliques. Quant aux Évangiles, dont ici il s’agit seulement, tout l’ouvrage que je soumets au lecteur n’a pas d’autre but que d’examiner, à l’aide de raisons intrinsèques, la croyance que mérite chacun de leurs récits en particulier, et par conséquent la vraisemblance ou l’invraisemblance de leur rédaction par des témoins oculaires, ou du moins par des gens bien informés. Les témoignages extrinsèques, au contraire, peuvent être examinés dans cette Introduction, mais seulement autant que cela est nécessaire pour que l’on juge si ces témoignages peuvent, en soi, donner un résultat précis, lequel se trouverait peut-être en contradiction avec les résultats fournis par les raisons intrinsèques, ou si ces témoignages, insuffisants par eux-mêmes, ne laissent pas aux raisons intrinsèques la décision entière du problème.

À la fin du second siècle après J.-C, nos quatre évangiles, comme nous le voyons par les écrits de trois docteurs de l’Église, Irénée, Clément d’Alexandrie et Tertullien, étaient reconnus comme provenant d’apôtres et de disciples d’apôtres parmi les orthodoxes ; et, en qualité de documents authentiques sur Jésus, ils avaient été séparés d’une foule d’autres productions semblables. Le premier, dans l’ordre de notre canon, était supposé rédigé par Matthieu, qui, dans tous les catalogues, est compté au nombre des douze apôtres ; le quatrième, par Jean, le disciple chéri du maître ; le second, par Marc, l’interprète de Pierre ; le troisième, par Luc, le compagnon de Paul[106]. Mais nous avons aussi des témoignages d’écrivains plus anciens, soit dans leurs propres écrits, soit dans des citations faites par d’autres.

On rapporte ordinairement au premier évangile le témoignage de Papias, évêque d’Hiérapolis. Papias, qui avait été auditeur, ἀκουστής, de Jean (probablement le Prêtre), et que l’on suppose avoir été martyrisé sous Marc-Aurèle, 161-180[107], rapporte que l’apôtre Matthieu avait écrit les mémorables, τὰ λόγια, les mémorables du Seigneur, τὰ κυριακά[108]. Pressant la signification du mot λόγια, Schleiermacher a voulu tout récemment entendre par là une collection seulement des discours de Jésus[109]. Mais là où Papias parle de Marc, il emploie, comme phrases équivalentes, les mots : faire un traité des mémorables du Seigneur, σύνταξιν τῶν κυριακῶν λογίων ποιεῖσθαι ; et les mots : écrire les dits ou les gestes du Christ, τὰ ὑπὸ τοῦ Χριστοῦ ἢ λεχθέντα ἢ πραχθέντα γράφειν. On voit donc que le mot λόγια désigne un écrit comprenant la vie et les actes de Jésus[110], et que les Pères de l’Église ont eu raison d’entendre le témoignage de Papias d’un évangile complet[111]. Il est vrai qu’ils le rapportaient d’une manière précise à notre premier évangile. Or, le fait est qu’il ne se trouve aucune spécification de cet évangile dans les paroles du Père apostolique ; loin de là, le livre apostolique dont il parle ne peut pas être immédiatement identique avec cet évangile, puisque, au dire de Papias, Matthieu avait écrit en langue hébraïque, ἑϐραΐδι διαλέκτῳ ; et c’est une pure supposition des Pères de l’Église quand ils admettent que notre Matthieu grec est une traduction de cet original hébraïque[112]. Des sentences de Jésus et des récits sur son compte, qui correspondent plus ou moins exactement à des sections dans notre Matthieu, se trouvent cités, en grand nombre, dans les œuvres, non toujours authentiques à la vérité, des autres Pères apostoliques[113], mais cités de telle façon que, de ces citations, les unes peuvent avoir été puisées à la tradition orale, et que, pour les autres, les auteurs qui invoquent des documents écrits, ne désignent pas ces documents précisément comme apostoliques[114]. Les citations de Justin, martyr, mort en 166, concordent aussi assez souvent avec des passages de notre Matthieu ; mais il y a, en même temps, des éléments qui ne se trouvent pas dans nos évangiles de la même façon, et il ne désigne les écrits où il puise que sous le titre de Mémoires des apôtres, ἀπομνημονεύματα τῶν ἀποστόλων, ou évangiles, εὐαγγέλια, sans en nommer particulièrement les auteurs[115].

L’adversaire du christianisme, Celse (après 150), dit aussi que les disciples de Jésus ont écrit son histoire[116], et il fait allusion à nos évangiles actuels quand il parle de leur désaccord sur le nombre des anges à la résurrection de Jésus[117] ; mais il n’indique pas les auteurs d’une manière plus précise, autant du moins que nous pouvons le voir dans Origène[118].

Nous avons du même Papias, qui donne la notice sur Matthieu, un témoignage sur Marc, témoignage qui même provient de la bouche du πρεσϐύτερος Johannes. Il y est dit que Marc, qui, suivant Papias, avait été interprète de Pierre, ἑρμηνευτής, avait, d’après les renseignements de ce dernier, et de souvenir, consigné par écrit les discours et les actions de Jésus[119]. Les écrivains ecclésiastiques supposent également que cette indication se rapporte à notre second évangile ; mais le passage de Papias n’en dit rien, et même il ne convient nullement à cet évangile. En effet, notre second évangile ne peut avoir été puisé dans le souvenir des enseignements de Pierre, c’est-à-dire provenir d’une source particulière et primitive ; car on prouve qu’il a été composé à l’aide du premier et du troisième, quand ce ne serait que de mémoire[120]. Ce que Papias dit plus loin, que Marc n’a pas écrit avec ordre οὐ τάξει, ne convient pas davantage à l’évangile en question. Il ne peut pas indiquer par là une falsification dans l’arrangement chronologique, car il attribue à Marc le plus sévère attachement à la vérité ; sentiment qui a dû le détourner de toute tentative de forger une chronologie, outre la certitude qu’il avait d’être sans aucun moyen pour y réussir. Papias n’a donc pu vouloir lui attribuer qu’une négligence complète de tout enchaînement chronologique, et cette négligence n’existe nullement dans le second évangile[121]. Dans de telles circonstances, que peuvent signifier les échos que notre second évangile semble trouver, de la même façon que le premier, chez les plus anciens écrivains ecclésiastiques ?

Luc, compagnon de Paul, a-t-il écrit un évangile ? Sur ce point il manque un témoignage de l’antiquité et du poids de celui de Papias pour Matthieu et Marc. Mais il y a, en faveur de cet évangile, un témoignage d’une espèce particulière qui, sans pour cela provenir absolument de Luc, provient du moins d’un compagnon de Paul ; ce témoignage est dans les Actes des apôtres : on doit conclure, d’après le préambule du troisième évangile et celui des Actes (et pour le reste la teneur de ces deux livres ne contredit aucunement cette conclusion) qu’ils sont du même écrivain ou du même compilateur. Or, le rédacteur des Actes des apôtres, dans quelques chapitres de la seconde moitié (16, 10-17 ; 20, 5-15 ; 21, 1-17 ; 27, 1-28, 16) parle de lui et de l’apôtre Paul à la première personne du pluriel (nous avons cherché, ἐζητήσαμεν, nous avons été appelés, προσκέκληται ἡμᾶς, etc.) ; par conséquent il se donne comme son compagnon. À la vérité, la teneur de plusieurs autres narrations de ce livre sur l’apôtre, tantôt incertaine, tantôt merveilleuse, tantôt même en contradiction avec des lettres authentiques de Paul, est d’une conciliation difficile, et l’on ne comprend pas pourquoi l’auteur n’invoque une pareille relation avec un des plus illustres apôtres, ni dans le préambule des Actes, ni dans celui de l’évangile ; de sorte qu’on en est venu à conjecturer que peut-être ces passages, où le narrateur parle de lui-même comme acteur dans les événements, appartiennent à des mémoires d’un autre écrivain qu’il n’aurait fait qu’intercaler dans son livre[122]. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, il se pourrait que le compagnon de Paul eut composé ces deux écrits dans un temps et dans des circonstances où nulle influence apostolique ne le protégeait plus contre les influences de la tradition ; et quant à rejeter des récits traditionnels uniquement parce qu’il ne les aurait pas entendu raconter à Paul, il est impossible qu’il s’y soit jamais décidé, pour peu que ces récits lui aient paru édifiants et croyables ; or, certes il n’était pas dans une disposition d’esprit à s’effrayer d’histoires de miracles. Mais, dit-on, les Actes des apôtres s’interrompent à l’emprisonnement de deux ans que Paul subit à Rome : ainsi ce second travail du disciple des apôtres (les Actes) doit avoir été composé pendant ce temps, 63-65 après J.-C, avant la décision du procès de Paul, et par conséquent son premier travail (l’évangile) ne peut avoir été écrit plus tard[123]. Mais cette interruption des Actes des apôtres peut avoir eu bien d’autres motifs[124], et, par elle-même, elle ne suffit en aucune façon pour décider de la valeur historique de l’évangile[125].

On pourrait attendre sur Jean un témoignage semblable à celui de Papias sur Matthieu, de Polycarpe, qui, mort en 167, a encore, dit-on, vu et entendu cet apôtre[126]. Sans doute il ne faut rien conclure, contre notre quatrième évangile, du silence qui est gardé sur ce livre dans la lettre que nous avons encore de Polycarpe, pas plus qu’on ne peut conclure en sa faveur des allusions plus ou moins claires que plusieurs Pères font aux Lettres de Jean[127]. Mais ce qui doit étonner, c’est qu’Irénée, ami et disciple de Polycarpe, qui eut dès lors à soutenir contre des adversaires que l’évangile avait été rédigé par Jean, n’invoque, ni à l’occasion de cette polémique, ni nulle part dans son volumineux ouvrage, l’autorité imposante de l’homme apostolique[128]. Sans savoir si le quatrième évangile portait dès le commencement le nom de l’apôtre Jean, nous le rencontrons d’abord chez les Valentiniens et les Montanistes, vers le milieu du iie siècle ; et dès lors il est repoussé par les hérétiques appelés Aloges, qui rejetaient l’évangile de Jean et l’attribuaient à Cérinthe, soit parce que les Montanistes y avaient puisé l’idée de leur paraclet, soit aussi parce qu’il ne paraissait pas concorder avec les trois autres évangiles[129]. La première citation d’un passage de cet évangile, sous le nom de Jean, se trouve dans Théophile d’Antioche, vers l’an 172[130]. Ainsi les témoignages extrinsèques sont peu de chose en faveur du quatrième évangile ; et les théologiens actuels refusant à l’apôtre l’Apocalypse, qui n’est en rien plus mal autorisée, ne sont pas bien venus à faire grand fracas de l’authenticité de l’évangile ; c’est ce que Tholuck remarque de son côté[131]. Enfin la présence, à Éphèse, de deux Jean, l’apôtre et le prêtre, est une circonstance qui est loin d’avoir été suffisamment comparée aux plus anciens témoignages pour l’attribution, à Jean, de l’Apocalypse d’une part, et, d’autre part, de l’Évangile et des Lettres.

Ainsi les plus anciens témoignages nous disent, tantôt qu’un apôtre ou un homme apostolique a écrit un évangile, mais non si c’est l’évangile qui plus tard a eu cours dans l’Église sous son nom ; tantôt qu’il existait de semblables écrits, mais non que ces écrits étaient attribués avec précision à un certain apôtre ou compagnon d’un apôtre. Et cependant, avec toute leur indécision, ces témoignages ne vont pas plus loin que le commencement du second tiers du iie siècle, tandis que les citations précises ne commencent que dans la seconde moitié de ce iie siècle. D’après tous les calculs de probabilité, les apôtres avaient cessé de vivre dans le courant du ier siècle, même Jean, qu’on prétend être mort vers l’an 100 après J.-C.[132], mais sur l’âge et la fin duquel on a de bonne heure raconté des fables[133]. Quelle latitude pour leur attribuer des écrits dont ils n’étaient pas les auteurs ! Les apôtres, dispersés, meurent l’un après l’autre dans la seconde moitié du ier siècle ; la prédication évangélique se propage peu à peu dans l’empire romain, et se fixe de plus en plus d’après un type déterminé. De là tant de sentences conformes à des passages de nos évangiles actuels, sentences que nous trouvons citées par les plus anciens auteurs ecclésiastiques sans indication de source, et qui ont été indubitablement puisées à la tradition orale. Mais bientôt cette tradition fut consignée dans différents écrits, de l’un ou de l’autre desquels peut-être un apôtre a donné les traits principaux ; écrits qui au commencement n’avaient point encore de forme fixe, et qui pour cela eurent à subir beaucoup de remaniements, comme le prouvent l’exemple de l’évangile des Hébreux et les citations de Justin. Ces écrits furent d’abord dénommés, ce semble, non d’après des auteurs déterminés, mais tantôt, comme l’évangile des Hébreux, d’après le cercle de lecteurs parmi lesquels chacun de ces livres fut premièrement en usage ; tantôt d’après l’apôtre ou l’évangéliste dont les communications orales ou les notes avaient été mises par l’un ou l’autre sous forme de récit certain ; le κατὰ qui est dans le titre du premier évangile, paraît avoir eu primitivement cette signification[134]. Du reste, il fut naturel de supposer que les documents sur Jésus qui étaient dans la circulation et que l’Église avait adoptés, provenaient de ses disciples : aussi Justin et Celse attribuaient-ils les écrits évangéliques aux apôtres en général ; aussi les écrits isolés étaient-ils rapportés à tel ou tel apôtre ou disciple d’apôtre, suivant que quelque chose d’oral ou d’écrit provenait de tel ou tel, servait de noyau à un écrit évangélique, ou peut-être seulement suivant que tel ou tel jouissait d’une considération particulière dans une contrée ou dans un parti. L’évangile des Hébreux a passé par ces trois sortes de dénominations, appelé εὐαγγέλιον καθ’ Ἑϐραίους, d’après le cercle de ses lecteurs, puis plus tard, d’une façon générale, evangelium juxta duodecim apostolos, enfin d’une manière précise secundum Matthæum[135].

Mais, dit-on, en accordant même que nous n’ayons, dans aucun de nos évangiles, la relation d’un témoin oculaire, il paraît incroyable qu’à une époque où tant de témoins oculaires vivaient, il se soit formé, dans la Palestine même, des légendes non historiques sur Jésus et des recueils de ces légendes. Qu’au temps des apôtres, disons-le d’abord, des recueils de récits sur la vie de Jésus aient déjà été dans une circulation générale, et qu’un de nos évangiles en particulier ait été connu d’un apôtre et reconnu par lui, c’est ce qui ne pourra jamais être prouvé. Quant à la naissance d’anecdotes isolées, il ne faut que développer davantage les idées qu’on se fait de la Palestine et de témoins oculaires, pour comprendre que ces idées n’empêchent nullement d’admettre que des légendes aient été créées de si bonne heure. Qui nous dit donc qu’elles ont dû justement se former dans les lieux de la Palestine où Jésus avait résidé le plus longtemps, et où les vrais événements de sa vie étaient connus ? Quant aux témoins oculaires, si par là on entend les apôtres, il faudrait leur attribuer une véritable ubiquité, pour qu’ils eussent pu déraciner les légendes non historiques sur Jésus partout où elles germaient et prenaient croissance. Si l’on entend, au contraire, dans un sens plus large, des témoins oculaires qui, sans avoir constamment accompagné Jésus, ne l’aient vu qu’une fois ou deux, ils ont dû être fort disposés à remplir, par des imaginations mythiques, les lacunes de ce qu’ils savaient sur le cours de sa vie[136].

On objecte surtout que la formation d’une pareille masse de mythes est incompréhensible dans un âge déjà historique tel que l’époque des premiers empereurs romains. Mais l’idée d’un âge historique est une idée très étendue, et il ne faut pas non plus qu’elle nous fasse illusion. Pour tous les lieux situés sous un même méridien, le soleil, dans la même saison, n’est pas visible au même moment ; ceux qui habitent sur le sommet des montagnes ou sur des plaines élevées l’aperçoivent plus tôt que ceux qui résident dans des gorges et dans des vallées profondes ; de même le temps historique ne se lève pas pour toutes les nations à la même époque. Le peuple, en Galilée et en Judée, n’a pas dû, par cela seul que la Grèce, avec sa culture développée, et Rome, capitale du monde, avaient atteint dès lors un certain degré, avoir atteint de son côté le même degré. Loin de là, il régnait, même dans les centres de la civilisation à cette époque, il régnait, pour me servir d’une phrase rebattue dans les résumés historiques et qu’on semble maintenant vouloir oublier tout à coup, la superstition à côté de l’incrédulité, l’illuminisme à côté du doute.

Mais, dit-on, le peuple juif avait depuis longtemps l’habitude d’écrire. Sans doute, et même la période brillante de sa littérature était déjà passée ; ce n’était plus une nation croissante, et par conséquent productive, c’était une nation sur son déclin. Mais, durant même tout le cours de son existence politique, le peuple hébreu n’a jamais eu, à vrai dire, un sentiment net de l’histoire ; ses livres historiques les plus récents, par exemple ceux des Macchabées, et même les ouvrages de Josèphe, ne sont pas exempts de récits merveilleux et extravagants. Dans le fait, il n’y a pas de sentiment nettement historique tant que l’on ne comprend pas l’indissolubilité de la chaîne des causes finies et l’impossibilité des miracles. Cette compréhension, qui manque à tant d’hommes, même de notre temps, existait encore moins à l’époque dont il s’agit dans la Palestine, et, en général, dans l’empire romain parmi la grande masse. Si une conscience, dans laquelle la porte n’est pas fermée au merveilleux, est entraînée complètement par le torrent de l’exaltation religieuse, elle pourra trouver tout croyable ; et si cette exaltation s’empare d’une grande foule, une nouvelle faculté productrice s’éveillera, même chez le peuple le plus épuisé. Une telle exaltation n’avait pas besoin, pour naître, de miracles comme ceux qui sont racontés dans les évangiles ; et, pour en concevoir la production, il suffit de savoir quel était, à cette époque, l’appauvrissement religieux, appauvrissement si grand, qu’il inspirait aux esprits qui sentaient le besoin de la religion, du goût pour les formes de culte les plus extravagantes, et de se rappeler quelle énergique satisfaction religieuse s’offrait dans la croyance à la résurrection du Messie mort, et dans le fond même de la doctrine de Jésus.


§ XIV.


La possibilité de l’existence de mythes dans le Nouveau Testament
est prouvée par des raisons intrinsèques.

D’après ce qui vient d’être dit, on voit que les témoignages extrinsèques sur la rédaction de nos évangiles, loin de nous forcer à croire que ces livres aient été composés par des témoins oculaires, ou seulement par des personnes bien informées, sont absolument insuffisants pour décider un problème dont la solution ne dépend plus que des raisons intrinsèques, c’est-à-dire de la nature même des récits évangéliques. En conséquence, mon ouvrage actuel ayant pour but l’examen de chacun de ces récits en particulier, je pourrais passer immédiatement de l’Introduction au corps même du traité. Cependant il peut paraître utile de faire précéder cette recherche spéciale d’une question générale : c’est de savoir jusqu’à quel point l’existence de mythes, dans la religion chrétienne, est compatible avec le caractère de cette religion, et jusqu’à quel point encore il est loisible, en vertu de la nature dominante des récits évangéliques, de les considérer comme des mythes. Remarquons toutefois que, si l’examen critique des détails qui va suivre dans mon livre réussit à prouver l’existence positive de mythes dans le Nouveau Testament, la démonstration préliminaire de la possibilité de cette existence devient ici quelque chose de superflu.

Si nous comparons les religions de l’antiquité, appelées mythologiques, avec les religions juive et chrétienne, nous serons frappés certainement de plusieurs différences entre les histoires sacrées des premières et les histoires sacrées des deux dernières. Avant tout, on fait ordinairement remarquer que l’histoire sacrée de la Bible se distingue essentiellement, par son caractère et sa valeur morale, des légendes divines des Indiens, des Grecs, des Romains, etc. « Dans les unes, dit-on, il s’agit des combats, des amours de Crichna, de Jupiter, et de tant de récits qui choquaient déjà le sentiment moral des païens éclairés, et qui révoltent le nôtre ; dans les autres, le cours entier de la narration n’offre rien qui ne soit digne de Dieu, qui ne soit propre à instruire l’intelligence, à élever le cœur. » Ici, d’une part, on peut répondre, au nom du paganisme, que l’apparence immorale de plusieurs récits tient à ce que la signification primitive en a été, plus tard, mal comprise ; d’autre part, on a contesté à l’Ancien Testament que la pureté morale régnât dans toutes les parties de son histoire. Il est vrai que ces objections n’ont pas toujours été bien fondées ; car on n’y distinguait pas suffisamment ce qui est attribué à des individus humains, qui sont loin d’être représentés comme des modèles sans tache, de ce qui est attribué à Dieu et approuvé par lui[137]. Remarquons pourtant que certains ordres divins, tels que celui qui fut donné aux Israélites de dérober des vases d’or à leur sortie d’Égypte, ne sont guère moins choquants, pour un sentiment moral développé, que les vols du Mercure grec. Au reste, quand on accorderait que cette différence est aussi tranchée que possible (et elle l’est certainement pour le Nouveau Testament), néanmoins elle ne constituerait nullement une preuve du caractère historique des récits de la Bible ; car si une histoire sacrée immorale est nécessairement fausse, l’histoire sacrée la plus morale n’est pas nécessairement vraie.

« Mais, dit-on, il y a trop de choses incroyables, incompréhensibles dans les fables païennes, tandis qu’il ne se trouve rien de pareil dans l’histoire biblique, pourvu qu’on admette seulement l’intervention immédiate de Dieu. » Sans doute, pourvu qu’on l’admette. Autrement, les merveilles dans la vie d’un Moïse, d’un Elie, d’un Jésus, les apparitions de la divinité et des anges, pourraient sembler aussi peu croyables que ce que les Grecs racontent de leur Jupiter, de leur Hercule, de leur Bacchus ; si, au contraire, on suppose le caractère divin ou la descendance divine de ces personnages, leurs actions et leurs aventures mériteront autant de croyance que celles des hommes bibliques, avec une supposition semblable. « Pas autant, pourra-t-on répondre ; car, si Vichnou a paru dans les trois premiers avatara sous la forme de poisson, de tortue et de sanglier ; si Saturne a dévoré ses enfants ; si Jupiter s’est métamorphosé en taureau, en cygne, ce sont des récits bien autrement incroyables que ceux où l’on voit Jehovah, avec une forme humaine, joindre Abraham sous le térébenthinier, ou apparaître à Moïse dans le buisson ardent. » C’est là le caractère extravagant de la mythologie païenne, et il est vrai que plusieurs récits de l’histoire biblique en ont une forte teinte, par exemple, les narrations sur Balaam, Josué, Samson ; mais ce caractère y est moins saillant, et il n’en forme pas le trait général, comme dans la religion indienne, et même dans certaines parties de la religion grecque. Mais comment cela serait-il décisif dans la question ? On en peut conclure que l’histoire biblique sera moins éloignée de la vérité que la fable indienne ou grecque, mais nullement que l’histoire biblique soit vraie, ou ne puisse rien contenir de dû à l’imagination.

« Mais, dit-on, les sujets de la mythologie païenne sont en grande partie tels, que l’on sait d’avance, avec certitude, qu’ils ne sont que pure fiction ; au lieu que l’existence réelle de ceux de l’histoire biblique est incontestable. Un Brahma, un Ormuzd, un Jupiter, n’ont jamais existé ; mais il existe un Dieu, un Christ, et il a existé un Adam, un Noé, un Abraham, un Moïse. » L’existence d’un Adam, d’un Noé, a déjà été révoquée en doute comme celle de ces individus, de la religion païenne, et est sujette en effet au doute ; d’un autre côté, la légende grecque d’Hercule, de Thésée, d’Achille et d’autres héros, peut renfermer quelque chose d’historique. Mais ce n’est pas là qu’il faut s’arrêter ; car, si d’abord on se borne à conclure seulement qu’en cela encore l’histoire biblique est moins loin de la vérité que le mythe païen, sans en conclure que l’histoire biblique doive être vraie, néanmoins l’esprit ne peut s’empêcher de rattacher à cette différence une remarque pleine de conséquences qui rend vraies les deux autres différences déjà signalées. Allons donc plus loin, et voyons à quels caractères nous reconnaissons que les dieux grecs sont des êtres fictifs. N’est-ce pas parce que des choses leur sont attribuées, incompatibles avec l’idée de Dieu ? Au contraire, le dieu biblique est pour nous le dieu véritable, parce que, dans ce que la Bible dit de lui, il ne se montre rien d’inconciliable avec l’image que nous nous faisons de la divinité. Sans compter que la multiplicité des divinités païennes et les détails de leurs volontés et de leurs actes sont en contradiction avec cette image, ce qui nous choque tout d’abord, c’est que les dieux eux-mêmes ont une histoire ; ils naissent, croissent, se marient, engendrent des enfants, accomplissent des exploits, livrent des combats, subissent des labeurs, triomphent et sont vaincus. Or, notre idée de l’être absolu n’est pas conciliable avec l’idée d’un être sujet au temps et au changement, en butte aux réactions et aux souffrances. Donc des récits où les êtres divins sont ainsi représentés n’ont rien d’historique et sont des mythes.

C’est dans ce sens que l’on soutient que, dans la Bible, l’Ancien Testament même ne renferme pas de mythes. À la vérité, l’histoire de la création avec sa succession de jours de travail et son repos final après l’œuvre accomplie ; l’expression, souvent répétée dans le cours ultérieur du récit, que Dieu s’est repenti ; à la vérité, dis-je, ces dires et d’autres semblables ne peuvent guère échapper au reproche d’attribuer à Dieu un caractère temporel. Aussi, est-ce à cela que se sont attachés ceux qui ont voulu interpréter mythiquement cette histoire primitive. De même encore, raconter des apparitions divines ou des miracles opérés par la Divinité même, c’est supposer que Dieu se montre ou agit exclusivement dans un lieu déterminé, dans un moment déterminé ; et tous ces récits permettent de soutenir que c’est faire descendre Dieu dans le temps, et assimiler son mode d’agir à celui des hommes. Néanmoins on peut, en général, dire de l’Ancien Testament que l’idée de Dieu n’y paraît point souffrir d’atteinte du caractère temporel que l’on y donne à son mode d’agir ; ce caractère temporel s’y montre plutôt comme une simple forme, comme une apparence inévitable produite par les bornes nécessaires qui limitent, chez l’homme, et surtout chez l’homme non éclairé par la science, le pouvoir de l’expression. Dire dans l’Ancien Testament : Dieu fit une alliance avec Noé, avec Abraham, conduisit plus tard son peuple hors de l’Égypte, lui donna des lois, l’amena dans la terre promise, lui suscita des juges, des rois, des prophètes, et le punit enfin de sa désobéissance par l’exil ; c’est toute autre chose, chacun le remarque, que de raconter de Jupiter qu’il naquit, en Crète, de Rhée, qu’il y fut caché dans une caverne aux regards de son père Saturne, qu’ensuite il enchaîna son père, délivra les Uranides, vainquit, avec leur aide, et avec la foudre qu’il tenait d’eux, les Titans rebelles, et enfin partagea le monde entre ses frères et ses enfants. La différence essentielle entre les deux tableaux, c’est que, dans le tableau païen, le dieu lui-même est un être sujet à développement, autre à la fin qu’au commencement, et qu’en lui et pour lui quelque chose se produit et s’accomplit. Au contraire, dans le tableau biblique, ce n’est que du côté du monde que quelque chose change, Dieu persiste dans son identité absolue : il est celui qui est, suivant l’expression de la Bible ; et ce qui, en lui, paraît appartenir au temps, n’est qu’un reflet superficiel projeté sur son mode d’agir par la marche des choses du monde, marche qu’il a causée et qu’il dirige. Dans la mythologie païenne, les dieux ont une histoire ; dans l’Ancien Testament, Dieu n’en a point ; son peuple seul en a une ; et si par le nom de mythologie on entend essentiellement une histoire des dieux, il est vrai que la religion hébraïque n’a pas de mythologie.

La religion chrétienne tient de la religion hébraïque la connaissance de l’unité et de l’immuabilité de Dieu. Si le Christ naît, croît, fait des miracles, souffre, meurt et ressuscite, ce sont les actes et une destinée du Messie, et, au-dessus, Dieu demeure dans son immuable identité. Ainsi, en tant que le mot mythologie est pris dans le sens indiqué plus haut, le Nouveau Testament ne connaît pas non plus de mythologie. Cependant, en face de l’Ancien Testament, la position est quelque peu changée. Jésus s’appelle le fils de Dieu, non dans le même sens que les rois théocratiques qui ont porté ce titre, mais comme engendré véritablement par l’esprit divin, ou parce que le Verbe divin est incarné en lui. Or, il ne fait qu’un avec son père, et la plénitude de la divinité réside en lui ; donc il est ici plus que Moïse ; agir et souffrir ne sont pas chez lui des choses extérieures à la divinité ; et, bien qu’il ne faille pas se représenter le rapport de la divinité avec Jésus comme un rapport de souffrance pour la nature divine, néanmoins ici, d’après le Nouveau Testament, et surtout d’après la doctrine subséquente de l’Église, c’est toujours un être divin qui vit et souffre, et ce qui lui arrive a une valeur et une signification absolues. Ainsi, en appelant mythe une histoire des dieux, on pourrait admettre que, de ce côté, le Nouveau Testament participe, plus que l’Ancien Testament, du caractère mythique. Mais, si l’on insiste pour donner à l’histoire de Jésus le titre de mythique, il faut remarquer que cette dénomination non seulement ne préjuge rien sur le fond de la question historique, mais même est sans importance aucune pour la solution à intervenir. En effet, c’est l’immuabilité de Dieu qui ne peut souffrir aucune atteinte ; or, l’entrée en une existence passagère comme celle du Messie, laissant en dehors cette immuabilité, ne contredit pas l’idée de Dieu ; donc l’histoire évangélique, bien que portant la désignation de mythique, pourrait encore être vraie historiquement.

Ainsi l’histoire biblique ne blesse pas notre conception de Dieu de la même manière que la mythologie païenne ; elle n’est donc pas, comme elle, marquée tout d’abord, par cela seul, du caractère de la fiction, sans cependant que le caractère historique, remarquons-le bien, en soit encore aucunement garanti. Mais il est une autre question qu’il faut examiner : l’histoire biblique n’est-elle pas moins en accord avec notre conception du monde qu’avec notre conception de Dieu, et ce désaccord ne la dépouille-t-il pas de toute réalité historique ?

Dans l’antiquité, et surtout dans l’Orient, avec une direction religieuse prédominante et une connaissance fort petite des lois de la nature, on se représentait l’enchaînement des êtres et des existences dans le monde comme quelque chose d’assez lâche ; on croyait pouvoir s’élancer dans l’infini de chaque point de cette chaîne, et considérer Dieu comme la cause immédiate de chaque changement dans la nature et dans l’humanité. Telle est aussi la conception dans laquelle l’histoire biblique a été écrite. Sans doute, dans cette histoire, Dieu n’opère pas tout par lui-même ; jamais homme raisonnable n’a pu, dans l’ordre des choses finies, concevoir de la sorte la production des phénomènes ; la connexion des causes, en une foule de cas, assiège notre esprit d’une manière trop immédiate pour le permettre. Mais il règne, dans l’Ancien Testament, une disposition générale à dériver directement de Dieu tout, même les événements particuliers, pour peu qu’ils paraissent avoir quelque gravité. C’est lui qui donne la pluie et le soleil ; il envoie le vent d’est et d’orage ; il dispense la guerre, la famine, la peste ; il endurcit les cœurs, il les amollit ; il inspire des pensées et des résolutions. Ce sont surtout ses instruments choisis et ses favoris sur lesquels et par lesquels il agit immédiatement : l’histoire du peuple d’Israël offre à chaque pas les traces de son intervention directe ; par Moïse, Élie, Jésus, il a opéré des choses à jamais impossibles dans le cours régulier de la nature.

En contradiction avec cette opinion antique, les modernes doivent à une série des plus pénibles recherches prolongées pendant des siècles, de concevoir que tout dans le monde est enchaîné par une chaîne de causes et d’effets qui ne souffre aucune interruption. À la vérité, les choses particulières et les sphères des choses ne sont pas tellement circonscrites dans leurs limites respectives qu’elles demeurent inaccessibles à une action, à une interruption du dehors : loin de là, les influences d’un objet ou d’un règne de la nature s’engrènent les unes dans les autres ; le libre arbitre de l’homme brise le développement de mainte chose, et les causes naturelles réagissent, à leur tour, sur la liberté humaine. Mais toujours est-il que l’universalité des choses finies forme un cercle immense qui, devant, il est vrai, son existence et sa constitution présente à une cause supérieure, demeure impénétrable à quoi que ce soit venant du dehors. Cette conviction est tellement entrée en la conscience du monde moderne que, dans la vie réelle, croire ou soutenir que l’action divine s’est manifestée quelque part immédiatement, c’est se faire considérer comme un ignorant ou un imposteur. Et même cette conviction a été poussée jusqu’à l’extrême : quand les lumières modernes eurent engendré une opinion directement opposée à celle de la Bible, ou bien on écarta complètement la causalité divine, ou bien on ne lui laissa d’action immédiate que dans la création, supposant qu’à partir de ce moment, cette action était devenue médiate, c’est-à-dire que Dieu n’agissait plus sur le monde que par la direction même qu’il lui avait donnée en le créant. Du point de vue où l’on aperçoit, dans la nature et dans l’histoire, un tissu serré de causes finies et d’effets, il était impossible de considérer comme de l’histoire les récits bibliques dans lesquels ce tissu paraît troué, en d’innombrables endroits, par l’intervention de la causalité divine.

À la vérité, un examen plus attentif montra que, si l’opinion antique détruisait l’idée du monde, l’opinion moderne détruisait l’idée de Dieu, même lorsqu’elle n’en niait pas directement l’existence. Car, ainsi qu’on l’a remarqué souvent et avec raison, ce n’est plus un dieu et un créateur, c’est un artiste limité et fini qui n’agit immédiatement sur son œuvre qu’au moment où il la produit, qui ensuite l’abandonne à elle-même ; en un mot, qui se trouve, avec la plénitude de son activité, exclu d’un cercle de l’existence. Aussi, afin de conserver au monde son enchaînement, à Dieu son activité infinie, a-t-on songé à réunir les deux opinions, et à sauver par là la vérité de l’histoire biblique. On dit donc que, dans la règle, le monde ne se meut que suivant l’enchaînement des causes et des effets qui y sont liés, et que Dieu n’agit sur le monde que médiatement ; mais que, dans des cas particuliers et quand il le juge nécessaire pour un but spécial, il ne s’est pas ôté le pouvoir d’intervenir immédiatement dans le cours des changements temporels[138]. Telle est maintenant la doctrine du supranaturalisme moderne, et il est visible que c’est un faux essai de conciliation ; car, bien loin d’éviter les vices des deux opinions opposées, elle les réunit et y joint une nouvelle faute, la contradiction de deux opinions mal rapprochées. En effet, l’enchaînement de la nature et de l’histoire reste rompu comme dans l’antique opinion de la Bible, et l’activité de Dieu est bornée comme dans l’opinion opposée. À quoi il faut ajouter qu’en admettant que Dieu agit tantôt médiatement et tantôt immédiatement sur le monde, on introduit dans son action un changement, et par conséquent un élément temporel ; reproche qu’on peut aussi adresser à la Bible, en tant qu’elle distingue, dans l’activité divine, des actes particuliers ; et à l’opinion opposée, en tant qu’elle distingue l’action de Dieu dans la création de son action dans la conservation du monde.

Si donc l’idée de Dieu exige une action immédiate, l’idée du monde, une action simplement médiate, et si l’on ne peut concilier ces deux actions en admettant entre elles une alternative, il ne reste plus qu’à supposer que toutes les deux sont constamment et perpétuellement réunies c’est-à-dire que l’influence de Dieu sur le monde est toujours double, à la fois immédiate et médiate. À la vérité, soutenir cela, c’est soutenir qu’elle n’est ni l’une ni l’autre, et la distinction qu’on cherche à établir perd toute sa valeur. Essayons de nous représenter plus exactement ces rapports. Si l’on part de l’idée de Dieu, laquelle exige une action immédiate sur le monde, le monde est éternellement, pour Dieu, un tout ; au contraire, du point de vue du monde, du fini, le monde est essentiellement quelque chose composé de parties et de fragments, et c’est là ce qui exige pour nous une intervention de Dieu simplement médiate. De sorte qu’il faut dire : Sur le monde, dans son ensemble, Dieu agit immédiatement ; mais sur chaque partie il n’agit que par l’intermédiaire de son action sur les autres parties, c’est-à-dire par les lois naturelles[139].

Cette manière de voir, d’après laquelle Dieu n’agit immédiatement que sur l’ensemble, n’est pas plus favorable à la valeur historique de l’histoire biblique que l’opinion examinée plus haut, suivant laquelle Dieu n’agit sur le monde que médiatement. Les miracles que Dieu opéra pour et par Moïse et Jésus ne découlent point de son influence immédiate sur l’ensemble, mais ils supposent une intervention immédiate sur des parties du monde, et contredisent, de la sorte le type régulier de l’action divine. Ici, il est vrai, les supranaturalistes supposent une exception à ce type pour le cercle même de l’histoire biblique, supposition que nous ne pouvons accepter[140], car notre doctrine fait régner les mêmes lois dans tous les cercles des existences et des phénomènes ; par conséquent elle déclare, de prime abord, non historique tout récit où ces lois sont violées.

Ainsi c’est le résultat, en apparence singulier si l’on veut, d’un examen général de l’histoire de la Bible, que les religions hébraïque et chrétienne ont leurs mythes comme toutes les autres[141]. Ce résultat se confirme encore quand on part de l’idée de religion, et qu’on se demande : Quel est l’élément qui, appartenant à l’essence même de la religion, doit se trouver fondamentalement dans toutes, et en quoi, au contraire, les religions particulières diffèrent-elles ? Si, définissant la religion en regard de la philosophie, on dit que la religion donne à la conscience le même fond de vérité absolue que la philosophie, mais sous forme d’image et non sous forme d’idée, il est aisé de comprendre que le mythe ne peut manquer qu’au-dessous et au-dessus du point de vue propre à la religion, mais que l’existence en est essentiellement nécessaire dans la sphère religieuse.

Chez les peuples les plus sauvages et les plus misérables seulement, par exemple chez les Esquimaux et autres semblables, nous trouvons que les hommes ne se sont pas élevés jusqu’à concevoir, en dehors d’eux-mêmes, l’objet de leur religion, mais qu’elle reste renfermée et confondue avec le propre sentiment de leur existence. Ils ne savent rien encore de dieux, d’êtres célestes, de puissances supérieures, et toute leur religion consiste dans l’obscure sensation qu’ils éprouvent en présence de l’ouragan, de l’éclipse de soleil, ou du sorcier. Ensuite la réalité absolue de la religion se dégage de plus en plus de la confusion qui l’obscurcissait, et, cessant d’être subjective, elle devient objective. Alors, des puissances supérieures qui règlent l’existence sont contemplées et adorées dans les objets qui frappent les sens, dans le soleil, dans la lune, dans des montagnes, dans des animaux. Mais, plus la signification que l’on attribue à ces objets est différente de leur état réel, plus l’imagination crée un nouveau monde qu’elle peuple d’êtres divins ; et les rapports de ces êtres entre eux, leurs actes et leurs opérations, ne pouvant être imaginés que comme on s’imagine les actions humaines, ne peuvent, non plus, que se présenter avec le caractère de l’histoire et du temps. Lors même que la conscience humaine s’est élevée jusqu’à concevoir l’unité de Dieu, cependant l’existence et l’activité de Dieu ne sont considérées que comme une succession d’actes divins ; d’un autre côté, les événements naturels et les actions humaines ne peuvent prendre, dans cette conscience, une signification divine qu’autant qu’elle y croit voir des actes divins et des miracles. C’est à la philosophie qu’il appartient de concilier le monde de la représentation religieuse avec le monde véritable, en montrant que la pensée de Dieu est l’existence de Dieu, et que la révélation spontanée de l’idée divine se reconnaît dans le cours régulier de la vie qui anime la nature et l’histoire.

Que de tels récits, qui représentent comme arrivé ce qui n’arriva jamais, aient été composés sans fraude préméditée, et tenus pour vrais sans une crédulité excessive, c’est ce qui paraît surprenant au premier coup d’œil, et cette objection a été opposée comme une difficulté insurmontable à la conception mythique de plusieurs récits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Si cette difficulté était réelle, il serait aussi impossible d’expliquer mythiquement la légende païenne que la légende hébraïque et chrétienne ; et, la mythologie profane ayant surmonté cet obstacle, la mythologie biblique n’y échouera pas. Je transcris ici textuellement un long passage d’un savant fort versé dans la mythologie et dans l’histoire primitive ; je le transcris parce qu’il est clair que les idées préliminaires fournies par la mythologie générale pour l’intelligence de mes propres recherches sur le mythe évangélique ne sont pas encore familières à tous les théologiens.

« Comment, se demande Otfried Müller[142], concilier ces deux choses, à savoir que, dans le mythe, on trouve intimement incorporés le fait et une pure idée, qui n’a jamais eu de réalité historique, et que pourtant les mythes ont été crus et tenus pour vrais ? Cette pure idée, sans réalité historique, dira-t-on, n’est pas autre chose qu’une fiction revêtue des formes d’un récit : or, une fiction de ce genre qui exigerait un concours complet de plan, d’invention et d’exposition, ne peut, sans miracle, avoir été trouvée par plusieurs à la fois ; donc, c’est un seul individu qui en est l’auteur. Et maintenant, comment cet individu a-t-il convaincu tous les autres que son invention n’était pas une fiction ? Admettons-nous qu’il a été un fourbe adroit qui a su persuader les autres par des illusions et de vaines apparences, aidé peut-être en cela par des compères qui certifiaient au peuple avoir aussi vu ce qu’il racontait ? ou bien nous le figurerons-nous comme un homme plus heureusement doué, comme un être supérieur que les autres crurent sur parole, recevant de lui comme une révélation sainte ces mythes sous l’enveloppe desquels il cherchait à leur communiquer des vérités salutaires ? Mais il est impossible de prouver qu’une pareille caste de fourbes ait jamais existé dans la Grèce antique (ou dans la Palestine) ; de plus, la tromperie ainsi arrangée en système, fine ou grossière, intéressée ou philanthropique, ne s’accorde pas, si l’impression faite sur nous par les plus anciennes productions de l’esprit grec (et chrétien) ne nous trompe pas, avec la noble simplicité de ce temps. Nous en venons à penser que l’on ne peut, non plus, supposer au mythe un inventeur dans le sens propre du mot. Or, à quoi mène ce raisonnement ? à rien autre chose évidemment qu’à la conclusion suivante : qu’il faut écarter de nos recherches, comme inapplicable à la formation du mythe, toute supposition d’une invention, c’est-à-dire d’un acte prémédité et libre par lequel l’auteur aurait revêtu des apparences de la vérité quelque chose reconnu faux par lui-même ; en d’autres termes, qu’une certaine nécessité préside à la réunion de l’idée et du fait qui sont incorporés dans le mythe ; que ceux qui l’ont formé y ont été conduits par des impulsions qui agissaient sur tous également, et que les deux éléments du mythe s’y sont confondus, sans que les auteurs de cette confusion aient eux-mêmes reconnu la différence des deux éléments et en aient eu conscience. Une certaine nécessité dans la production du mythe, l’ignorance de son caractère parmi ceux qui le produisent, telle est la double idée sur laquelle nous insistons. En la comprenant, nous comprenons en même temps que la discussion pour savoir si le mythe provient d’un individu ou de plusieurs, du poëte ou du peuple, ne porte pas, dans les cas mêmes où l’on peut la soulever, sur le fond de la question. Car si l’individu, c’est-à-dire le narrateur ne fait qu’obéir, dans l’invention du mythe, aux impulsions qui agissent simultanément sur le moral des autres, c’est-à-dire des auditeurs, il n’est plus que l’organe par lequel tous parlent, l’habile interprète qui sait, le premier, donner la forme et la couleur à ce que tous voudraient exprimer. Il est cependant possible que l’idée simultanée de cette nécessité et de cette ignorance paraisse obscure et même mystique à plusieurs de nos antiquaires (et de nos théologiens), et le paraisse parce qu’une telle faculté de produire des mythes n’a plus d’analogue dans l’intelligence des hommes d’aujourd’hui. Mais l’histoire ne doit-elle pas accepter même ce qui est étrange, quand elle y est conduite par une recherche sans prévention ? »

Aussitôt Müller, prenant pour exemple le mythe grec d’Apollon et de Marsyas, fait voir comment des mythes même compliqués, à la formation desquels plusieurs circonstances, éloignées en apparence, ont dû concourir, peuvent s’être ainsi développés insciemment. « Dans les fêtes d’Apollon, dit-il, on jouait ordinairement de la harpe, et la piété des fidèles voulait voir dans le dieu l’auteur et l’inventeur de cette harmonie. En Phrygie, au contraire, la musique de la flûte était nationale, et attribuée de la même manière à un génie indigène, Marsyas. Les anciens Grecs sentirent que l’une de ces musiques était essentiellement opposée à l’autre ; Apollon devait détester le son amorti ou sifflant de la flûte, et par conséquent haïr Marsyas. Ce n’était pas assez ; il fallait qu’il triomphât de Marsyas, afin que le Grec jouant de la harpe pût regarder l’instrument inventé par le dieu comme l’instrument le meilleur. Mais pourquoi le malheureux Phrygien dut-il être justement écorché ? Voici simplement l’origine du mythe. Auprès du château de Celænæ, en Phrygie, dans une caverne d’où sort un fleuve ou torrent appelé Marsyas. était suspendue une outre que les Phrygiens appelaient l’outre de Marsyas ; car Marsyas, comme le Silène grec, était un demi-dieu caractérisant l’exubérance des sucs de la nature. Quand donc un Grec ou un Phrygien instruit à l’école des Grecs aperçut l’outre, il dut voir clairement comment Marsyas avait fini ; sa peau, semblable à une outre, était encore suspendue dans la caverne : Apollon l’avait fait écorcher. Dans tout cela il n’y a aucune fiction arbitraire ; beaucoup purent en avoir l’idée, et celui qui le premier l’exprima, savait d’avance que les autres, familiers avec les mêmes conceptions, ne douteraient pas de la chose un seul moment.

La principale raison qui fait que les mythes sont si peu simples dans leur contexte, c’est que pour la plupart ils n’ont pas été formés d’un seul coup. Loin de là, ils se sont développés peu à peu et successivement sous l’action de circonstances et d’événements divers, tant extérieurs qu’intérieurs. Toutes ces impressions diverses ont été reçues par la tradition, qui, vivant dans la bouche du peuple sans s’être encore fixée et immobilisée par l’écriture, était restée muable et flottante ; et les mythes n’ont pris la forme sous laquelle ils nous sont parvenus que dans le cours des siècles. (Je montrerai plus bas jusqu’à quel point cette dernière considération est applicable aussi à une grande partie des mythes du Nouveau Testament.) C’est là un fait aussi important que lumineux, et cependant on le perd trop souvent de vue dans l’explication des mythes, que l’on considère comme une allégorie imaginée soudainement par un individu dans le dessein précis de cacher une pensée sous la forme d’un récit. »

Müller exprime ici l’opinion que le mythe a pour fondement, non une conception individuelle, mais la conception générale et supérieure d’un peuple (ou d’une communauté religieuse) ; et cette opinion est appelée par un juge compétent de l’ouvrage de Müller « la condition essentielle pour bien comprendre l’ancien mythe ; condition qui, reconnue ou rejetée, divise dès l’abord en deux systèmes absolument contraires toute étude de mythologie[143]. »

Cependant il n’est pas facile de tirer une ligne de démarcation générale entre la fiction volontaire et la fiction involontaire. Quand un fait, devenu dans la bouche du peuple l’objet de longs récits et de louanges croissantes, a pris, dans le cours du temps, la forme d’un mythe, alors on écarte sans peine, dans ces cas du moins, l’idée d’une fiction volontaire ; car un pareil mythe est la production, non d’un individu, mais de sociétés entières et de générations successives, parmi lesquelles la narration, transmise de bouche en bouche, et recevant l’addition involontaire d’embellissements, tantôt d’un narrateur et tantôt d’un autre, s’est grossie comme la boule de neige. Mais avec le temps il se trouve des esprits plus heureusement doués, que ces légendes inspirent, et qui les prennent pour sujet d’un travail poétique ; la plupart des récits poétiques que l’antiquité nous a transmis, tels que le cycle des légendes sur la guerre de Troie et sur Moise, se présentent à nous sous cette forme remaniée et embellie. Ici on croirait que la fiction volontaire intervient nécessairement ; mais on ne le croirait que d’après des suppositions erronées. Dans notre temps et avec notre culture intellectuelle, où le jugement et la critique dominent, il est difficile de se représenter un temps et une culture où l’imagination agissait assez puissamment pour transformer ses compositions en réalités dans l’esprit même de celui qui les créait. Mais l’intelligence produit, dans des sociétés éclairées, les mêmes miracles que l’imagination dans des sociétés moins éclairées. Prenons le premier historien ancien ou moderne qui s’est appliqué à relater les faits, par exemple Tite-Live. Numa, dit-il, imposa aux Romains une multitude de prescriptions religieuses, afin que le loisir ne laissât pas aux esprits une dangereuse licence, ne luxuriarentur otio animi, et parce qu’il regardait la religion comme le meilleur moyen de tenir en bride une multitude ignorante et grossière dans ces siècles, multitudinem imperitam et illis sæculis rudem. Ce roi, ajouta-t-il, institua des jours fastes et néfastes, parce qu’il devait quelquefois être utile de ne rien faire avec le peuple, idem nefastos dies fastosque fecit, quia aliquando nihil cum populo agi utile futurum erat[144]. D’où Tite-Live savait-il que tels avaient été les motifs de Numa ? Ils n’avaient pas été tels certainement, mais Tite-Live le croyait ; c’est une combinaison de son intelligence et de sa réflexion qui lui parut tellement nécessaire, qu’il la présenta comme une réalité avec pleine conviction. La légende populaire ou un ancien poëte s’était autrement expliqué les conceptions de Numa en fait d’institutions religieuses ; il lui avait supposé des entrevues avec la nymphe Égérie, qui avait révélé à son protégé quel était le culte le plus agréable aux dieux. On le voit, le rapport est à peu près le même des deux côtés : si la légende a un auteur particulier, celui-ci a cru ne pouvoir expliquer ce que donnait l’histoire que par la communication avec un être surnaturel, comme Tite-Live ne croyait pouvoir l’expliquer que par la supposition de vues politiques. Le premier regardait le produit de son imagination, le second le produit de son intelligence, comme une réalité[145].

On accordera peut-être la possibilité d’une fiction involontaire[146], même quand un individu en est signalé comme l’auteur, dans les cas où le mythique se borne à quelques traits non historiques qui servent à compléter et à embellir un sujet historique ; mais, si tout le récit est inventé, si l’on ne peut y trouver un fond historique, on continuera à soutenir qu’une fiction involontaire cesse d’être admissible. Il en sera ce qu’on voudra de la formation des mythes étrangers ; toujours est-il que, pour le Nouveau Testament au moins, on peut rendre sensible comment des fictions de ce genre, sans préméditation et en pleine innocence, se sont formées très facilement sur Jésus. L’attente du Messie avait crû, longtemps avant Jésus, au sein du peuple d’Israël, et, à cette époque même, elle avait atteint le plus haut degré de maturité et de développement. Loin d’être une attente mal déterminée, elle avait été, dès le début, définie et revêtue de plusieurs caractères. Moïse passait pour avoir présagé à son peuple un prophète semblable à lui-même (le Seigneur, ton Dieu, te suscitera de ta nation et de tes frères un prophète semblable à moi, 5, Mos., 18, 15) ; et ce passage était, au temps de Jésus, entendu du Messie (Act. Apost., 3, 22 ; 7, 37). De là le principe rabbinique : Comme a été le premier rédempteur (Goel), de même sera le second rédempteur ; et cela a été développé suivant certains caractères particuliers que l’on attendait du Messie d’après le type de Moïse[147]. De plus, le Messie devait venir de la race de David et en occuper le trône comme un second David (Matth., 22, 42 ; Luc, 1, 32 ; Ap., 2, 30) : c’est pourquoi on attendait du temps de Jésus que le Messie naîtrait, comme David, dans la petite ville de Bethléem (Joh., 7, 42 ; Matth., 2, 5 seq.). Dans le passage mosaïque cité plus haut, le Messie supposé était désigné comme prophète, et, en cette qualité, il était le couronnement et la clôture de la série prophétique. Or, les prophètes, dans l’ancienne légende nationale, avaient été glorifiés par les actions et les destinées les plus extraordinaires. Comment attendre moins du Messie ? Sa vie ne devait-elle pas être ornée, d’avance, de tout ce qu’il y avait de plus éclatant et de plus caractéristique dans la vie des prophètes ? L’attente populaire ne devait-elle pas lui attribuer le côté brillant de la vie des prophètes, aussi bien que Jésus, le Messie manifesté, considéra ses souffrances et celles de ses disciples comme une participation au côté sombre de la vie de ces hommes de Dieu (Matth., 23, 29 et suiv. ; Luc, 13, 33 et suiv. ; comparez Matth., 5, 12) ? Si Moïse et tous les prophètes avaient prophétisé sur le Messie (Joh., 5, 46 ; Luc, 4, 21 ; 24, 27), il était facile au peuple juif, avec sa tendance typologique, de considérer leurs actions et leurs doctrines, non moins que leurs sentiments et leurs prédictions, comme des types du Messie. Enfin, le temps du Messie était surtout attendu comme un temps de signes et de miracles. Les yeux des aveugles devaient voir, les oreilles des sourds entendre, le boiteux devait sauter, et la langue du muet louer Dieu (Isaïe, 35, 5 et suiv. ; 42, 7 ; comparez 32, 3, 4). Ces expressions, qui n’étaient que métaphoriques, furent prises au propre (Matth., 11, 5 ; Luc, 7, 21 et suiv.) ; et, de cette façon, l’image du Messie, dès avant l’apparition de Jésus, se trouva dessinée avec des traits de plus en plus détaillés[148]. Ainsi plusieurs légendes sur Jésus n’étaient plus à inventer ; elles étaient fournies par l’image du Messie, vivante dans l’espérance du peuple, où elles avaient été, pour la plupart, après de nombreux remaniements[149], transportées de l’Ancien Testament ; il n’y avait qu’à les appliquer à Jésus[150], et à les modifier d’après son caractère personnel et sa doctrine ; et jamais peut-être application ne fut plus facile, puisque celui qui, le premier, transporta quelque trait pris à l’Ancien Testament dans l’annonciation de Jésus, crut sans doute lui-même à la réalité de son récit, et il le crut d’après l’argument suivant : Telle et telle chose appartiennent au Messie ; or, Jésus a été le Messie ; donc ces choses sont arrivées à Jésus[151].

À la vérité, on peut dire que le second terme de cet argument, c’est-à-dire que Jésus a été le Messie, aurait d’autant moins convaincu ses contemporains que l’attente générale était plus fixée sur les actes merveilleux et les destinées extraordinaires du Messie, si Jésus n’avait pas réellement satisfait cette attente ; mais la critique qui va suivre ne dépouille pas la vie de Jésus de tous les traits qui purent se prêter à être regardés comme des miracles ; quant à ce qui manquait encore, la puissante impression produite par sa personne et par ses discours, tant qu’il fut vivant, ne permit pas à la réflexion de le comparer à cette mesure du Messie. De plus, il ne fut que peu à peu reconnu comme tel dans des cercles étendus, et, dès son vivant, le peuple peut avoir fait sur lui des récits extraordinaires (comparez Matth., 14, 2). Après sa mort, la croyance à sa résurrection, d’où qu’elle soit venue, a été plus que suffisante pour convaincre de sa qualité de Messie ; de sorte que tout le reste du merveilleux dans sa vie doit être considéré, non comme la cause de la croyance à sa qualité de Messie, mais au contraire comme le produit de cette même croyance.

Cependant il ne faudrait pas étendre à tous les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, que nous sommes obligés de considérer comme non historiques, le caractère qui est l’attribut de la plupart, c’est-à-dire d’avoir été composés sans dessein et sans que les auteurs eussent conscience de leurs propres fictions. Il se mêle des inventions préméditées et calculées dans tous les cycles légendaires, surtout quand il s’y attache un intérêt patriotique et religieux, et qu’ils deviennent le sujet d’une libre inspiration poétique ou de toute autre élaboration littéraire. Si les auteurs des chants homériques n’ont pu considérer comme réellement arrivé tout ce qu’ils racontaient des dieux et des héros, l’auteur des Paralipomènes n’a pu se faire complètement illusion lorsque, s’écartant des livres de Samuel et des Rois, il transporta, dans des siècles antérieurs, des combinaisons qui n’avaient existé que plus tard ; l’auteur du livre de Daniel[152] n’a pu, non plus, ignorer qu’il composait l’histoire de ce personnage sur le modèle de celle de Joseph, et qu’il arrangeait ses prédictions d’après l’événement. Il ne serait pas plus possible de croire à une illusion de ce genre dans plusieurs récits non historiques des évangiles, par exemple dans le premier chapitre du troisième évangile et dans plusieurs narrations du quatrième. Mais une fiction, même quand elle n’est pas complètement sans calcul, peut cependant encore ne comporter aucune fraude. Sans doute il n’en est pas ici tout à fait comme d’un poëme proprement dit ; le poëte ne prévoit ni ne recherche, comme font les auteurs supposés de maintes fictions bibliques, l’adoption de son poëme en tant qu’histoire. Mais il faut mettre en ligne de compte que, dans l’antiquité, surtout dans l’antiquité juive et parmi des cercles soumis à l’action religieuse, l’histoire et la fiction, la poésie et la prose, n’étaient pas séparées d’une manière aussi tranchée que parmi nous. C’est de cette façon que, parmi les Juifs et les premiers chrétiens, les écrivains les plus estimables publiaient leurs livres sous le couvert de noms réputés, sans penser commettre en cela un mensonge ou une fraude, La seule question qui puisse s’élever ici, est de savoir si de pareilles fictions d’un individu peuvent encore être appelées des mythes. En soi, elles ne sont pas mythiques ; elles ne le deviennent qu’autant que, trouvant croyance, elles passent dans la légende d’un peuple ou d’un parti religieux, car alors il est clair que l’auteur les a conçues, non d’après ses propres pensées, mais en accord avec les sentiments d’une foule d’hommes[153].

Ce qui a été dit plus haut sur l’époque de la formation de plusieurs mythes évangéliques a encore de l’importance pour repousser une objection souvent renouvelée. L’espace, a-t-on dit, de trente et quelques années écoulées depuis la mort de Jésus jusqu’à la destruction de Jérusalem, espace pendant lequel la plus grande partie des récits évangéliques a dû se former, et même l’intervalle jusqu’à la moitié du iie siècle, le temps le plus long qu’on puisse accorder pour le développement des plus récents de ces récits et pour la rédaction de nos évangiles, sont beaucoup trop courts pour qu’on y conçoive la création d’un cycle mythique aussi riche[154]. Je réponds que, dans le fait, ce n’est pas durant ce laps de temps que s’est formée la plus grande partie du cycle évangélique ; le premier fondement en était dans les mythes de l’Ancien Testament, composés avant et après l’exil de Babylone ; l’application de ces mythes au Messie attendu, et leurs modifications en ce sens, se sont poursuivies durant tout le cours des siècles écoulés depuis lors jusqu’à Jésus. Ainsi, entre le temps de la naissance de la première communauté chrétienne et celui de la composition des récits évangéliques, il n’y eut pas autre chose à faire qu’à transporter sur Jésus les mythes messianiques, déjà tous formés pour la plupart, et à les modifier dans le sens chrétien et d’après les conditions individuelles de Jésus et de ses entours. La proportion de ceux qui durent être composés intégralement fut petite.


§ XV.


Idée et espèces du mythe évangélique.

Tout ce qui précède montre quel est le sens précis dans lequel nous employons l’expression de mythe appliquée à certaines parties de l’histoire évangélique. En même temps, qu’il me soit permis d’en exposer ici, par avance, les espèces et les gradations différentes que nous rencontrerons dans cette histoire.

Nous nommons mythe évangélique un récit qui se rapporte immédiatement ou médiatement à Jésus, et que nous pouvons considérer, non comme l’expression d’un fait, mais comme celle d’une idée de ses partisans primitifs. Sur le terrain de l’évangile comme sur d’autres terrains, nous trouverons que le mythe, pris dans ce sens, est tantôt un mythe pur formant la substance du récit, tantôt un accident dans une histoire véritable.

Le mythe pur, dans l’évangile, aura deux sources qui, dans la plupart des cas, concourent simultanément à sa formation ; seulement, tantôt l’une, tantôt l’autre prédomine. La première de ces sources est, comme il a été dit, l’attente du Messie sous toutes les formes, attente qui existait parmi le peuple juif avant Jésus et indépendamment de lui ; la seconde est l’impression particulière que laissa Jésus en vertu de sa personnalité, de son action et de sa destinée, et par laquelle il modifia l’idée que ses compatriotes se faisaient du Messie. C’est presque uniquement de la première source que provient, par exemple, l’histoire de la transfiguration ; la seconde n’y a peut-être fourni qu’un trait, c’est celui où les personnages apparus sont représentés s’entretenant avec Jésus de la mort qui l’attend. Au contraire, c’est de la seconde source que dérive le récit où le rideau du temple est décrit se déchirant au moment de la mort de Jésus ; car le motif principal qui paraît en avoir dicté la conception est la position de Jésus lui-même, et, après lui, de ses disciples vis-à-vis le culte juif et le Temple. Ici déjà nous trouvons quelque chose d’historique ; ce n’est, il est vrai, qu’un simple reflet général du caractère et des rapports de l’époque, qui, dans ce cas, donne naissance à l’idée créatrice du mythe ; mais, immédiatement après, nous arrivons sur le terrain du mythe historique.

Le mythe tient à l’histoire quand un fait particulier et précis est le thème dont l’imagination s’empare pour l’entourer de conceptions mythiques qui ont pour point de départ l’idée du Christ. Ce fait est tantôt un discours de Jésus, par exemple les discours sur les pêcheurs d’hommes et sur le figuier stérile, discours que nous lisons maintenant transformés en histoires merveilleuses ; tantôt c’est un acte ou une circonstance réelle de sa vie : ainsi son baptême, événement réel, a été orné des détails mythiques que racontent les évangiles ; il est possible encore que certains récits de miracles aient pour fondement des circonstances naturelles qui ont été ou présentées sous un jour surnaturel ou chargées de particularités miraculeuses.

Les conceptions énumérées jusqu’ici sont toutes désignées, avec raison, comme des mythes, même dans le sens nouveau et plus précis que George a donné à cette expression, en tant qu’une idée est le point de départ de la portion non historique qu’elles renferment, soit que cette portion ait été formée par la tradition, soit quelle ait un auteur particulier ; mais il n’en est plus de même des parties où l’on remarque de l’indécision et des lacunes, des malentendus et des transformations de sens, de la confusion et des mélanges, résultats naturels d’une longue tradition orale, ou bien dans lesquelles on trouve les caractères opposés, c’est-à-dire une vive image et un tableau complet, caractères qui semblent indiquer aussi une origine traditionnelle ; pour de telles parties la dénomination de légendes est plus convenable.

Enfin, il faut distinguer, aussi bien du mythe que de la légende, ce qui, ne servant pas à une idée métaphysique ni ne dérivant de la tradition, doit être considéré comme une addition de l’écrivain, addition purement individuelle et qui a pour but de rendre les objets présents au lecteur, de les enchaîner, de les amplifier, etc.

Je n’ai voulu ici qu’énumérer les formes diverses que la portion non historique a prises dans les évangiles. La portion historique qui y reste encore en quantité considérable n’en souffre aucune atteinte.


§ XVI.


Caractères distinctifs de la portion non historique dans le récit des évangiles.

La possibilité du mythe et de la légende dans les évangiles étant ainsi démontrée d’après des raisons tant extrinsèques qu’intrinsèques, et l’idée et les espèces en étant déterminées, on se demande en terminant : Comment en reconnaître la présence dans un cas particulier ?

Le mythe lui-même a deux faces : d’abord, il n’est pas de l’histoire ; secondement, il est une fiction, produit de la direction intellectuelle d’une certaine société ; par conséquent, on le reconnaîtra à deux ordres de caractères, les uns négatifs, les autres positifs[155].

A. Un récit n’est pas historique, ce qui est raconté n’est pas arrivé de la manière qu’on le raconte :

1o Quand les événements relatés sont incompatibles avec les lois connues et universelles qui règlent la marche des événements.

La première de ces lois, conforme aussi bien à de justes idées philosophiques qu’à toute expérience digne de foi, c’est que la cause absolue n’intervient jamais, par des actes exceptionnels, dans l’enchaînement des causes secondes, et qu’elle ne se manifeste que par la production de la trame infinie des causes finies et de leurs actions réciproques. Par conséquent, toutes les fois qu’un récit nous rapporte un phénomène ou un événement, en exprimant d’une manière formelle ou en donnant à entendre que le phénomène ou événement a été produit immédiatement par Dieu même (voix célestes, apparitions divines, etc.), ou par des individus humains qui tiennent de lui un pouvoir surnaturel (miracles, prophéties), nous ne pouvons y reconnaître une relation historique. Et comme l’intervention d’êtres appartenant à un monde spirituel supérieur, ou repose sur des narrations sans garantie, ou est inconciliable avec de justes idées, il est impossible d’accepter comme de l’histoire ce qui est raconté des apparitions et des actes d’anges ou de démons.

Une seconde loi, observable dans tout ce qui arrive, est celle de la succession. Même dans les époques les plus violentes, dans les changements les plus rapides, tout suit un certain ordre de développement, tout croît successivement pour décroître. Si donc on nous dit d’un grand homme que, dès son enfance, il a eu et exprimé le sentiment intime de la grandeur qui a été l’apanage de son âge viril ; si l’on raconte de ses partisans qu’à la première vue ils ont reconnu qui il était ; si, après sa mort, leur passage du plus profond découragement jusqu’à l’enthousiasme le plus vif est représenté comme l’œuvre d’une seule heure, il nous faut encore ici faire plus que douter de la réalité de l’histoire qu’on nous raconte.

Enfin, c’est le cas de tenir compte de toutes les lois psychologiques qui ne permettent pas de croire qu’un homme ait senti, pensé, agi autrement que ne font les hommes, ou autrement qu’il ne fait lui-même d’ordinaire. Tel est, par exemple, le cas des membres du sanhédrin juif, qui ajoutent foi au dire des gardes placés auprès du tombeau de Jésus et venant annoncer sa résurrection, et qui, au lieu de les accuser de s’être laissé dérober le corps pendant leur sommeil, les engagent, à prix d’argent, à répandre le bruit de cet enlèvement. On rangera dans la même catégorie l’incapacité de la mémoire humaine à retenir et à reproduire des discours comme ceux de Jésus dans le quatrième évangile.

Cependant il est vrai de dire que bien des choses surviennent plus soudainement qu’on ne devrait s’y attendre ; et combien de fois les hommes n’agissent-ils pas avec inconséquence et sans fidélité à leur caractère ! On n’usera donc de ces deux derniers points qu’avec prudence et conjointement avec d’autres critériums du mythe.

2° Mais ce n’est pas seulement avec les lois qui règlent les événements, c’est encore avec elle-même et avec d’autres relations qu’une relation doit être d’accord pour avoir une valeur historique.

Le désaccord est le plus grand quand il va jusqu’à la contradiction, et qu’une relation dit ce qu’une autre nie. Par exemple, un récit dit expressément que Jésus ne prêcha en Galilée qu’après l’arrestation de Jean-Baptiste, et un autre récit, après que Jésus a longtemps prêché tant en Galilée qu’en Judée, remarque que Jean-Baptiste n’avait pas encore été jeté en prison.

Si, au contraire, la seconde relation donne seulement quelque chose de différent de ce que donne la première, le désaccord porte ou sur des points accessoires, le temps (purification du temple), le lieu (ancienne résidence des parents de Jésus), le nombre (hommes de Gadara, anges au tombeau), le nom (Matthieu et Lévi), ou il porte sur le fond même des événements. Dans ce dernier cas, tantôt les caractères et les rapports sont représentés dans un récit tout autrement que dans l’autre. Exemple : d’après un narrateur, Jean-Baptiste reconnaît Jésus comme le Messie destiné à souffrir ; suivant l’autre, il est surpris de son état souffrant. Tantôt un événement est raconté de deux ou plusieurs manières, et cependant une seule peut être la véritable. Exemple : d’après un récit, c’est sur le bord du lac de Galilée que Jésus a fait quitter les filets à ses premiers disciples pour le suivre ; d’après un autre récit, il les a gagnés à sa doctrine en Judée et lorsqu’il se rendait en Galilée. C’est encore une objection contre la réalité historique d’un récit, quand des événements ou des discours racontés comme ayant eu lieu deux fois, sont tellement semblables qu’on ne peut admettre que l’événement soit arrivé ou que le discours ait été prononcé plus d’une fois.

On se demande jusqu’à quel point il faut compter, parmi les contradictions des relations, les cas où l’une se tait sur ce que l’autre raconte. En soi et sans autres explications, un tel argument, pris du silence, n’a aucune valeur ; mais il en a beaucoup quand on peut prouver que le second narrateur aurait parlé de la chose s’il l’avait sue, et l’aurait sue si elle était arrivée.

B. Les caractères positifs d’une légende ou fiction se montrent, soit dans la forme, soit dans le fond.

1° Si la forme est poétique, si les acteurs y échangent des discours semblables à des hymnes, et plus longs, plus inspirés qu’on ne peut l’attendre de leurs lumières et de leur situation, ces discours du moins ne doivent pas être considérés comme historiques. L’absence de cette forme poétique, au reste, ne garantit nullement encore le caractère historique d’un récit, car la poésie légendaire aime la forme la plus simple et d’apparence complètement historique. Ici donc tout dépend du fond.

2° Si le fond d’un récit concorde d’une manière frappante avec certaines idées qui prévalent dans le cercle même où ce récit est né, et qui semblent plutôt être le produit d’opinions préconçues que le résultat de l’expérience, alors il est plus ou moins vraisemblable, d’après les circonstances, que le récit a une origine mythique. Ainsi, nous savons que les Juifs aimaient à représenter de grands hommes comme fils de mères demeurées longtemps stériles ; cela seul doit nous mettre en défiance contre la vérité historique du récit qui fait naître de cette façon Jean-Baptiste. Nous savons encore que les Juifs voyaient, dans les écrits de leurs prophètes et de leurs poètes, des prédictions, et, dans la vie des anciens hommes de Dieu, des types du Messie ; cela nous suggère le soupçon que ce qui, dans la vie de Jésus, est visiblement figuré d’après de tels dires et de tels précédents, appartient plutôt au mythe qu’à l’histoire.

Les caractères plus simples de la légende et des additions provenant de l’écrivain, n’ont plus besoin d’une explication particulière, après ce qui en a été dit dans le paragraphe précédent.

Mais si l’on considérait isolément chacun de ces motifs d’une part, et chacun des récits évangéliques d’autre part, on obtiendrait rarement plus qu’une simple possibilité et vraisemblance du caractère non historique des récits. Pour atteindre à une détermination plus précise, il faut d’abord faire concourir plusieurs des motifs énumérés plus haut. Ainsi, l’histoire des Mages et le massacre des innocents à Bethléem concordent, il est vrai, d’une manière frappante avec les idées juives sur l’étoile du Messie prédite par Balaam, et avec le précédent de l’ordre sanguinaire donné par Pharaon ; mais cela seul ne suffirait pas pour qu’on regardât avec certitude ces deux récits comme mythiques. Or, il s’y joint que ce qui y est dit de l’étoile contredit les lois naturelles, et ce qui est attribué à Hérode les lois psychologiques ; que l’historien Josèphe, qui donne tant de détails sur Hérode, garde, avec les autres documents historiques, le silence sur le massacre de Bethléem ; et que la visite des Mages, avec la fuite en Égypte, selon un des évangiles, et la présentation de l’enfant dans le Temple, selon un autre évangile, s’excluent réciproquement. Quand, de cette façon, tous les critériums du mythique concourent, le résultat est certain ; et, dans tous les cas, il l’est d’autant plus que l’on découvre des critériums plus nombreux et plus caractéristiques.

En second lieu, un récit pris en soi n’aurait peut-être que peu ou point de marque du mythe ; mais il fait corps avec d’autres récits, ou il est raconté par le même auteur comme d’autres récits qui, par des caractères irréfragables, appartiennent au domaine du mythe ou de la légende, et jettent, par conséquent, un reflet suspect sur le premier récit. Toute narration, quelque merveilleuse qu’elle soit, présente des circonstances naturelles qui, en soi, pourraient être historiques, mais qui, par leur réunion avec le reste, deviennent également douteuses.

Toucher ce point, c’est empiéter, en quelque sorte, sur la question qui se pose ici en dernier lieu, à savoir, si le caractère mythique s’arrête aux traits particuliers dans lesquels il est empreint, ou s’il s’étend aussi au reste du récit, et si la contradiction de deux récits marque les deux ou seulement un seul d’un cachet non historique. C’est là la question de la limite entre le mythique et l’historique ; question la plus difficile qui se présente sur tout le terrain de la critique[156].

D’abord, quand deux récits s’excluent, ce fait prouve seulement que l’un des deux n’est pas historique ; car, pour que l’un trouve place, il faut que l’autre soit écarté. Ainsi, relativement à la résidence primitive des parents de Jésus, on n’a pas tort d’écarter Matthieu, qui désigne évidemment Bethléem, et d’adopter Luc, qui fixe cette résidence à Nazareth ; et, en général, on fait bien entre deux récits inconciliables, de préférer comme historique celui des deux qui répugne le moins aux lois naturelles, ou qui répond moins à certaines opinions d’un peuple ou d’un parti. Néanmoins, en regardant la chose de plus près, on voit que, si l’un des récits est fictif, l’autre peut l’être aussi. En effet, l’existence d’une production mythique sur un certain sujet prouve que la légende s’est exercée sur ce sujet (que l’on songe seulement aux généalogies de Jésus) ; et, pour décider que l’un des deux récits est historique, il faut s’en référer à la connexion ou à la concordance de ce récit avec d’autres points solidement établis d’ailleurs.

Quant aux parties d’un seul et même récit, on pourrait croire, par exemple dans l’annonciation, qu’il n’est pas historique qu’un ange ait annoncé à Marie qu’elle mettrait au monde le Messie, mais que néanmoins il est vrai que Marie en avait conçu l’espérance dès avant la naissance de Jésus. Or, comment cette attente aurait-elle pu s’éveiller en elle ? On le voit, le mythe est aussi dans une particularité qui, concevable en soi, tient tellement à une particularité inconcevable, que l’une ne peut aller sans l’autre. Ou bien, un acte de Jésus étant raconté comme un miracle, il se pourrait, déduction faite du merveilleux, que le reste se fût réellement et naturellement passé. Cela est, jusqu’à un certain point, concevable dans certaines histoires miraculeuses, par exemple dans les expulsions des démons ; mais cela n’est concevable que parce qu’une guérison soudaine et procurée par quelques mots, comme l’évangéliste l’a décrite, ne répugne pas, dans ces sortes d’affections, aux lois psychologiques ; par conséquent le récit évangélique ne souffre pas d’atteinte essentielle. Mais il en est autrement de la guérison de l’aveugle de naissance ; celui qui admet ici une guérison naturelle doit en même temps se la représenter comme successive ; et, de la sorte, le récit évangélique qui la donne comme subite est marqué d’une inexactitude capitale. On perd donc en même temps toute garantie de la possibilité d’un reste de fait naturel, lequel, d’ailleurs, ne pourrait être retrouvé sans des conjectures arbitraires.

Les exemples suivants montrent quels sont, dans de tels cas, les signes caractéristiques. Marie fait une visite à Élisabeth, qui est enceinte ; l’enfant de celle-ci se meut dans son sein, l’Esprit la saisit, et elle salue Marie comme la mère du Messie. Tout ce récit a contre soi des marques qui montrent sûrement qu’il n’est pas historique. Cependant il se pourrait, ce semble, que Marie eût fait à Élisabeth une visite, où seulement toute chose se serait passée naturellement. Cependant le fait est que même le voyage de Marie fiancée a des difficultés psychologiques, et que toute la visite, ainsi que la parenté des deux femmes, est le produit d’imaginations qui se sont efforcées de mettre en présence la mère du Messie et celle du Précurseur. Autre exemple : il est dit que les hommes qui apparurent à Jésus sur la montagne de la Transfiguration furent Moïse et Élie, et que l’éclat qui l’y illumina fut une lumière surnaturelle. On pourrait encore ici, supprimant le merveilleux, conserver comme fait la présence de deux hommes et une lueur matinale qui les éclaira. Mais en vertu des idées qui avaient cours sur les rapports de Jésus avec Moïse et Elie, la légende était disposée, non pas à transformer seulement en Moïse et en Elie deux hommes quelconques, desquels d’ailleurs il serait fort difficile de dire qui ils auraient été s’ils n’avaient pas été ces deux prophètes, mais encore à inventer toute la scène de la rencontre. Ce n’était pas non plus d’une clarté quelconque, décrite d’ailleurs avec beaucoup d’exagération et d’inexactitude, s’il fallait la prendre pour naturelle, qu’il s’agissait de faire une clarté miraculeuse ; mais c’était une clarté surnaturelle que le récit sur la face lumineuse de Moïse provoquait la légende à imaginer pour Jésus.

Voici donc la règle ; dans les cas où non seulement le détail d’une aventure est suspect à la critique, et le mécanisme extérieur exagéré, etc., mais encore où le fond même n’est pas acceptable à la raison, ou bien est conforme d’une manière frappante aux idées des Juifs d’alors sur le Messie ; dans ces cas, dis-je, non seulement les prétendues circonstances précises, mais encore toute l’aventure, doivent être considérées comme non historiques. Au contraire, dans les cas où des particularités seulement dans la forme du récit d’un événement ont contre elles des caractères mythiques, sans que le fond même y participe, alors du moins il est possible de supposer encore un noyau historique au récit. Ajoutons pourtant que, même en un cas pareil, on ne déterminera jamais avec certitude si ce noyau existe réellement et en quoi il consiste, à moins qu’on n’arrive à cette détermination par des combinaisons tirées d’ailleurs. Quant aux légendes ou aux additions du fait de l’écrivain, il est plus aisé d’isoler, au moins approximativement, le fonds historique, en retranchant ce qui se trahit comme faux tableau, comme exagération, etc., et en essayant de séparer le mélange et de combler les lacunes.

Toujours est-il que la limite entre le mythique et l’historique restera incertaine et flottante dans des documents qui, comme les évangiles, se sont incorporé l’élément mythique ; et, dans le premier travail général qui essaie d’apprécier ces documents du point de vue critique, on peut exiger, moins que dans tout autre, une démarcation déjà exactement tracée. Il faut, dans l’obscurité que crée la critique en éteignant toutes les lumières regardées jusqu’à présent comme historiques, que l’œil apprenne par l’habitude à discerner de nouveau les détails : au moins, l’auteur de cet ouvrage demande expressément que là où il déclare ne pas savoir ce qui est arrivé, on ne lui attribue pas d’avoir soutenu qu’il sait que rien n’est arrivé.

  1. Je donne aux mots immédiat et médiation le sens dans lequel George, Ueber Mythus und Sage, p. 78, dit du miracle : « C’est l’intervention d’une idée isolée dans les phénomènes, sans prendre en considération l’enchaînement total. »
  2. Platon, De republ., 2, p. 377, f. Steph. Pindare, Nem., 7, 31. Comparez, sur ce sujet et sur ce qui suit, Baur, Symb. und Myth., I, S. 343 ff., et O. Müller, Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie, S. 86 ff. 99 f.
  3. Diog. Laert., l. 2, c. 3, n. 7.
  4. Cic., De nat. Deor., 1, 10, 15. Comparez Clément, Hom. vi, 1, et suiv.
  5. Plusieurs contradicteurs, Hofmann (das Leben Jesu von Dr. Strauss, geprüft, S.38), Lange (über den geschichtlichen Character der kanonischen Evangelien, insbesondere der Kindheitsgeschichte Jesu, mit Beziehung auf das L. J., von D. F. Strauss, S. 1), et Osiander (Apolog. des L. J. gegen den neuesten Versuch, es in Mythen aufzulösen, S. 10) se sont élevés contre cet appel à la mythologie grecque. Ils ont fait valoir les différences essentielles des religions païennes avec la religion judéo-chrétienne et des motifs qui, d’une et d’autre part, conduisirent à l’emploi de l’allégorie. Mais, des deux côtés, il y a une religion et une civilisation en dissidence avec elle et s’efforçant de se tenir en accord à l’aide d’une interprétation. À la vérité, la dissidence se manifeste plus du côté moral dans un des cas, et plus du côté intellectuel dans l’autre ; mais cela ne laisse pas moins subsister la possibilité d’une comparaison.
  6. Diodor. Sic., Bibl. fragm., l. vi, Cic., De nat. Deor. 1, 42.
  7. « Ces gens positifs, dit O. Müller, Proleg. zu einer wissenschaftlichen Mythologie, retiraient, des mythes, le merveilleux, l’impossible, le fantastique : le reste, quelque intimement que le tout fût réuni, était pris par eux comme résultat historique, et à ces prétendus événements ils supposaient, pour les enchaîner, les motifs qui convenaient à leur propre époque. » C’est là justement l’image d’une interprétation de l’histoire biblique dont il sera question § vi.
  8. Hist., vi, 56.
  9. Voyez Dœpke, Die Hermeneutik der neutestamentlichen Schriftsteller, S. 123 ff.
  10. Voyez Gfrœrer, Philo und die alexandrinische Theosophie, 1. Th., S. 84 ff., 95. Dähne, Geschichtliche Darstellung der jüdisch-alexandrinischen Religions-Philosophie, 1, S. 62, 63. Philon, sur le récit mosaïque de la création de la femme avec la côte de l’homme, par exemple, dit positivement : « Cela est une allégorie, τὸ ῥητὸν ἐπὶ τούτου μυθῶδές ἐστι. » À la vérité Hoffmann, S. 39, prétend que la phrase de Philon signifie seulement : Pris à la lettre, ce récit aurait de la ressemblance avec des mythes païens ; il faut donc y ajouter une autre signification plus haute. Loin de là, le sens littéral est absolument rejeté ; et on le voit aussitôt si l’on se donne la peine de lire plus loin, où il est dit : Comment en effet admettrait-on que la côte d’Adam a été faite une femme ou, en général, un homme ? Leg. alleg., 1, ed. Mang., 1, 8, 70. On ne peut méconnaître la même attitude dans les mots : C’est une pure simplicité de croire que le monde a été fait en six jours, ou, absolument, dans le temps.
  11. Une semblable interprétation allégorique est signalée chez d’autres peuples, chez les Persans, chez les Turcs, par Dœpke, p. 126 et suiv. Comparez aussi Kant, De la religion dans les limites de la simple raison, 3e article, n. vi.
  12. Homil. 5, in Levit., § 5.
  13. Homil. 2, in Exod., 3 : Nolite putare, ut saepe jam diximus, veterum vobis fabulas recitari, sed doceri vos per hæc, ut agnoscatis ordinem vitæ.
  14. Homil. 5, in Levit., 1 : Hæc omnia, nisi alio sensu accipiamus quam litteræ textus ostendit, obstaculum magis et subversionem christianæ religioni, quam hortationem ædificationemque præstabunt.
  15. Contra Cels., vi, 70.
  16. De principp., L. iv, § 20 : Πᾶσα μὲν (γραφὴ) ἔχει τὸ πνευματικὸν, οὐ πᾶσα δὲ τὸ σωματικόν.
  17. Comm. in Joann., t. X. § 4 : Σωζομένου πολλάκις τοῦ ἀληθοῦς πνευματικοῦ ἐν τῷ σωματικῷ, ὡς ἂν εἴποι τις, ψεύδει.
  18. De principp., iv, 15 : Συνύφηνεν ἡ γραφὴ τῇ ἱστορίᾳ τὸ μὴ γενόμενον, πῇ μὲν μὴ δυνατὸν γενέσθαι, πῇ δὲ δυνατὸν μὲν γενέσθαι, οὐ μὴν γεγενημένον. De principp., iv, 16 : Καὶ τί δεῖ πλείω λέγειν; τῶν μὴ πάνυ άμϐλέων μυρία ὅσα τοιαῦτα δυναμένων συναγαγεῖν, γεγραμμένα μὲν ὡς γεγονότα, οὐ γεγενημένα δὲ κατὰ τὴν λέξιν.
  19. De principp., iv, 16.
  20. Homil. 6, in Genes., 3 : Quæ nobis ædificatio erit legentibus, Abraham, tantum patriarcham, non solum mentitum esse Abimelech regi, sed et pudicitiam conjugis prodidisse ? Quid nos ædificat tanti patriarchæ uxor, si putatur contaminationibus exposita per conventiam maritalem ? Hæc (c’est-à-dire qu’elle a été exposée de la sorte à l’impureté) Judæi putent, et si qui cum eis litteræ amici non spiritus.
  21. De principp., iv, 16 : Οὐ μόνον δὲ περὶ τῶν πρὸ τῆς παρουσίας ταῦτα τὸ πνεῦμα ᾠκονόμησεν, ἀλλ’ ἅτε τὸ ἀυτὸ τυγχάνον καὶ ἀπὸ τοῦ ἑνὸς θεοῦ, τὸ ὅμοιον καὶ ἐπὶ τῶν εὐαγγελίων πεποίηκε καὶ ἐπὶ τῶν ἀποστόλων, οὐδὲ τούτων πάντη ἄκρατον τὴν ἱστορίαν τῶν προσυφασμένων κατὰ τὸ σωματικὸν ἐχόντων, μὴ γεγενημένων. Comparez Homil. 6, in Esaiam, n. 4.
  22. C’est ce que Mosheim a aussi remarqué dans sa Traduction du livre d’Origène contre Celse, p. 94. Remarque.
  23. Comm. in Matth., t. XVI, 26 et suiv.
  24. Comm. in Joann., t X, 17.
  25. De principp., iv, 19 : Πολλῷ γὰρ πλείονά ἐστι τὰ κατὰ τὴν ἱστορίαν ἀληθευόμενα τῶν προσυφανθέντων γυμνῶν πνευματικῶν.
  26. Dans son Amyntor de l’année 1698. Voyez dans Leland, Esquisse des écrits des deistes, traduit en allemand par Schmidt, 1. Th, S. 83 ff.
  27. Dans Leland, 2. Th., 1. Abth., S. 108 ff.
  28. Dans son écrit : The moral philosopher, 1737. Voyez Leland, 1. Th., S. 247 ff.
  29. Posthumous Works, 2 vol. 1748, dans Leland, 1, S. 412 f.
  30. Chubb, Posthumous Works, 1, p. 102 ; dans Leland, 1, S. 481.
  31. Chubb, Posth. Works, 2, p. 269 ; dans Leland, 1, S. 425.
  32. The resurrection of Jesus considered… by a moral philosopher, 1744. Leland, 1, S. 330.
  33. Six Discourses on the miracles of our Saviour. Ils ont été publiés séparément de 1727 à 1729 avec deux écrits apologétiques des années 1729 et 1730.
  34. Schrœckh, Kirchengesch. seit der Reform., 6. Th., S. 191.
  35. Dans Lessings Beitræge zur Geschichte und Literatur. Le Fragment dans le troisième Essai, p. 195 et suiv. ; et, dans le quatrième Essai, le premier Fragment, p. 265 ; et le deuxième Fragment, p. 288.
  36. Les troisième et quatrième Fragments dans le quatrième Essai de Lessing ; et les autres œuvres non encore imprimées de l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel, publiées par Schmidt en 1787.
  37. Le cinquième Fragment sur l’histoire de la résurrection dans le quatrième Essai de Lessing, et le Fragment sur le but de Jésus et de ses disciples, publié séparément par Lessing en 1778.
  38. Examen des autres œuvres non encore imprimées de l’auteur des Fragments de Wolfenbüttel, dans Eichhorn’s allgemeiner Bibliothek, erster Bd., 1tes u. 2tes Stück.
  39. Eichhorn’s allgem. Bibliothek, 1. B., 1, 91 ff. ; 2, 757 ff. ; 3, 225 ff.
  40. Ibid., 6. B., S. 1 ff.
  41. Ibid., 3. B., S. 381 ff.
  42. Par exemple, Eck, Versuch über die Wundergeschichten des N. T., 1795 ; (Venturini) Die Wunder des N. T. in ihrer wahren Gestalt für æchte Christusverehrer, 1799.
  43. 1. Bd., S. 5 ff. Comparez Das exegetische Handbuch über die drei ersten Evangelien, 1830-33, 1. Bd., 1. Abth., S. 4 ff. C’est une édition nouvelle et corrigée du Commentaire.
  44. Heidelberg, 1828, 2 Bde.
  45. De même que parmi les précurseurs de Paulus, Bahrdt s’est fait particulièrement remarquer par ses Lettres publiées à partir de 1782 (Briefe über die Bibel im Volkstone), de même il eut un successeur qui se livra à un travail du même genre, dans Venturini, auteur de l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth (Natürliche Geschichte des grossen Propheten von Nazaret). Ce livre, qui a commencé à paraître à partir de 1800, présente, dans les parties publiées postérieurement, des conformités, même de détail, avec le Commentaire de Paulus. C’est à tort que l’on compare, sans autre explication, ces deux ouvrages avec les Fragments de Wolfenbüttel ; ils appartiennent essentiellement à la direction de Paulus ; car ils tendent à tout représenter dans la vie de Jésus d’une façon naturelle, sans cependant porter atteinte à la sagesse et à la noblesse de son caractère. Ce qu’ils ont d’imaginaire ne diffère du mode d’exposition de Paulus que par un plus grand arbitraire dans l’introduction des causes intermédiaires inventées par ces auteurs ; Bahrdt même se déclare expressément contre l’auteur des Fragments. (Briefe, u. s. w., 1tes Bændchen, 14ter Brief.)
  46. Allgem. Biblioth., Bd. 1, S. 64.
  47. Allgem. Biblioth., Bd. 1, S. 294. Comparez l’ouvrage intitulé : Einleitung in das A. T., 3ter Bd., S. 23 ff., der vierten Ausgabe.
  48. Ce travail a d’abord paru dans la quatrième partie du Repertorium für biblische und morgenlændische Literatur. Plus tard, à partir de 1790, il a été publié avec des remarques, par Gabler.
  49. Eichhorn’s Urgeschichte, herausgegeben von Gabler, 3. Th., S. 98 ff.
  50. Allgem. Biblioth., 1. Bd., S. 989, und Einleitung in das A. T., 3. Th., S. 82.
  51. La religion dans les limites de la simple raison, troisième partie, n. VI : La foi de l’Église a pour interprète suprême la pure foi religieuse.
  52. Deuxième article, première section, a et b.
  53. Ausführliche Erklærung über theol. Censuren, Vorrede. Von freier Untersuchung des Kanon. 2, S. 282.
  54. Dans Einleitung zu Eichhorn’s Urgesch., 2, S. 481 ff., 1792.
  55. Sur les mythes, les légendes historiques et les pensées philosophiques du plus ancien monde ; dans Paulus, Memorabilien, 5. Stück, S. 1 ff., 1793.
  56. Apollod. Athen. Biblioth. libri tres et fragmenta curis secundis illustr. Heyne, p. XVI.
  57. Comme une tradition orale qui ne compte qu’un petit nombre d’intermédiaires offre plus de sûreté historique, Hoffmann invoque, pour la crédibilité de l’histoire primitive de l’Ancien Testament, la grande longévité des premiers hommes ; Adam ayant encore vécu 156 ans avec Lamech, père de Noé, Noé encore 60 ans avec Abraham, et les 300 ans entre Jacob et Moïse étant remplis par trois ou quatre générations seulement (S. 54). On ne sait vraiment pas comment on doit prendre un pareil argument.
  58. Institutiones theol. chr. dogm., § 42.
  59. Comparez encore, outre les auteurs nommés plus haut, Ammon, Proqr. quo inquiritur in narrationum de vitæ Jesu Christi primordiis fontes, etc. ; dans Pott et Ruperti, Sylloge Comm. theol., n. 5 ; et Gabler, n. theol. Journal, 5. Bd., S. 83 und 397.
  60. Voyez le Mémoire sur Moïse et les rédacteurs du Pentateuque, dans le troisième vol. du Comm. über den Pent., S. 660.
  61. Kritik der mosaischen Geschichte, S. 11 ff.
  62. Voyez la Préface, p. 3 et suiv.
  63. Voyez la Préface, p. 59 et suiv.
  64. Einleitung in das N. T. I, S. 408 ff.
  65. Antiquit., 19, 8, 2.
  66. Essai sur l’explication de la manière dont les miracles se sont formés, dans Henke’s Museum, 1, 3, S.395 ff., 1803.
  67. Dans un mémoire sur cette question : Est-il permis d’admettre des mythes dans la Bible et même dans le Nouveau Testament ? Ce mémoire fut composé à l’occasion d’un examen de la Mythologie hébraïque de Bauer ; il parut dans Journal für auserlesene theol. Literatur, 2. Band, 1tes Heft, S. 43 ff.
  68. Hoffmann (S. 51 f. 58 ; est ridicule quand il essaie de déshonorer l’origine du point de vue mythique en observant que les premiers pas dans cette voie ont été imposés aux exégètes par la nécessité et l’embarras. Qu’est-ce donc que le mouvement progressif dans la vie comme dans la science, sinon la nécessité, l’embarras, la contradiction, si bien qu’il n’y a pas à s’arrêter sur le dernier degré de l’échelle et qu’il faut monter à un échelon supérieur ?
  69. Sur les deux premiers chapitres de Luc, dans Henkes Museum, 1, 4, S. 695 ff.
  70. Des différentes considérations avec lesquelles et pour lesquelles le biographe de Jésus peut travailler, dans Bertholdt’s krit. Journal, 5. Bd., S. 235 ff.
  71. Examen du Commentaire de Paulus, dans n. theol. Journal, 7, 4, 395 ff., 1801.
  72. Hebræische Mythologie, 1. Thl., Einl., § 5.
  73. Est-il permis d’admettre des mythes dans la Bible et même dans le Nouveau Testament ? (Im Journal für auserlesene theol. Literatur, 2, 1, 49 ff.)
  74. Sur Jean-Baptiste, le baptême de Jésus et sa tentation, dans Ullmann’s u. Umbreit’s theol. Studien u. Kritiken, 2, 3, S. 456 ff.
  75. Essai sur l’explication du récit de la tentation, ibid., 1832, 4. Heft.
  76. Einleitung in das N. T. 1, S. 422 ff., 453 ff.
  77. Surtout par Gieseler, Ueber die Entstehung und die frühsten Schicksale der schriftlichen Evangelien.
  78. Voyez l’Appendice de l’écrit de Schultz sur la communion, et les écrits de Sieffert et de Schneckenburger sur l’origine du premier évangile canonique.
  79. In den Probabilien.
  80. Geschichte der hebræischen Nation, Th. 1, S. 123.
  81. E. F. Sur les deux premiers chapitres de Matthieu et de Luc, dans Henke’s Magazin, 5ten Bdes ltes Stück, S. 163.
  82. Kaiser’s biblische Theologie, 1. Thl., S. 194 ff., 1813.
  83. Gabler’s Journal für auserlesene theol. Literatur, 2, 1, S. 46.
  84. Gabler’s Neuestes theol. Journal, 7. Bd., S. 83, vgl. 397 und 409.
  85. Sur les différentes considérations avec lesquelles et pour lesquelles le biographe de Jésus peut travailler, dans Bertholdt’s Krit. Journal, 5, S. 235 ff.
  86. Ulmann, Examen de mon livre sur la vie de Jésus, dans Theol. Studien u. Kritiken, 1836, 3, S. 783 ff. Comparez le jugement de Müller sur le même ouvrage, ibid., S. 839 ff. ; Tholuck, Glaubwürdigkeit, S. 54 ff. ; Bretschneider, Explication sur la conception mythique du Christ historique, Allg. KZtg., juillet 1837, S. 860 f.
  87. George, Mythus und Sage ; Versuch einer wissenschaftlichen Entwicklung dieser Begriffe und ihres Verhæltnisses zum christlichen Glauben, S. 11 ff., 108 ff.
  88. Progr. quo inquiritur in narrationum de vitæ Jesu Christi primordiis fontes, etc., in Pott et Ruperti, Sylloge comm. theol., n. 5. De même Hase, Leben Jesu, § 32 (2te Aufl.) Tholuck, S. 208 ff. Kern, les principaux faits de l’histoire évangélique, 1er article, Tübinger Zeitsch. für Theol., 1836, 2, S. 39.
  89. Comparez Kuinœl, Prolegom. in Matthæum, § 3 ; in Lucam, § 6.
  90. Par exemple, Ammon, dans la Dissertation : Ascensus J.-C. in cælum, historia biblica ; dans ses Opusc. nov.
  91. Dans Berthold’s Krit. Journal, 5. Bd., S. 248.
  92. Gabler’s Neuestes theol. Journal, Bd. 7, S. 395.
  93. Encyclopædie der theol. Wissenschaften, S. 161.
  94. Dans Bertholdt’s Krit. Journal, 5. B., S. 243.
  95. S. 103 f.
  96. Dans Gabler’s n. theol. Journal, Bd. 6, 4tes Stück, S. 350.
  97. Tholuck, S. 208.
  98. Tholuck, S. 152.
  99. D’après Philon, Moïse même a en vue le sens caché et plus profond de ses écrits ; voyez Gfrœrer, I, S. 94. D’après Origène aussi, Comm. in Joann., t. 6, § 2. t. 10, § 4, le prophète et l’évangéliste ont une certaine conscience du sens plus profond de leurs paroles et de leurs récits. Selon l’explication mythique, le narrateur ne comprend pas comme idée pure l’idée incorporée dans son récit, mais il ne la comprend que sous la forme même de ce récit. Cela sera exposé plus en détail § 14.
  100. Détermination de ce qui, dans la Bible, est mythe et histoire réelle, dans sa Bibliothek der heiligen Geschichte, 2. Bd., S. 155 ff.
  101. Voyez plus haut, § 6.
  102. Bibl. d. h. G., 2, S. 251 f.
  103. Particulièrement dans les écrits : Meyer, Apologie der geschichtlichen Auffassung der historischen Bücher des A. T. besonders des Pentateuchs, im Gegensatz gegen die bloss mythische Deutung des letztern ; Fritzsche, Prüfung der Gründe, mit welchen neuerlich die Aechtheit der Bücher Mosis bestritten worden ist ; Kelle, vorurtheilsfreie Würdigung der mosaischen Schriften. Comparez les recensions de Steudel, dans Bengel’s Archiv, 1, 1, p. 113, 228, 244.
  104. Exegetisches Handbuch, 1, a, S. 1, 71.
  105. Ibid., S. 4.
  106. Voyez les passages dans De Wette, Einleitung in d. N. T., § 76.
  107. Voyez Gieseler, K. G., 1, S. 115 f.
  108. Euseb., H. E., 3, 39.
  109. Sur le témoignage de Papias relatif à nos deux premiers évangiles, dans Ullmann’s Studien, 1832, 4, S. 736 f. Credner s’accorde avec lui, Einleitung in das N. T., 1, S. 91.
  110. Comme Lücke l’a prouvé, Studien, 1833, 2, S. 499 f.
  111. Voyez dans De Wette, Einleitung in d. N. T., § 97.
  112. Hieron., De vir. illust., 3.
  113. Gieseler, K. G. S. 113 ff.
  114. De Wette, Einl. in die Bibel A. u. N. T., 1. Thl. (Einl. in d. A. T.). § 18.
  115. De Wette, l. c., § 19, und Einl. in d. N. T., § 66 f.
  116. Dans Orig., C. Cels., 2, 16.
  117. Ibid., 5, 56.
  118. L’authenticité de l’évangile de Matthieu a été tellement ébranlée par les attaques récentes de Schulz, Sieffert et Schneckenburger, et si peu restaurée par les défenses de Kern et d’Olshausen, que Tholuck, dans son livre Sur la Crédibilité de l’histoire évangélique, où il essaie de démontrer l’authenticité des autres évangiles, n’entreprend pas, à l’égard de celui de Matthieu, cette démonstration comme menant trop loin. (P. 240.)
  119. Euseb., H. E., 3, 39.
  120. Cela a été porté jusqu’à l’évidence par Griesbach : Commentatio qua Marci evangelium totum e Matthæi et Lucæ commentariis decerptum esse demonstratur, dans ses Opusc. acad., éd. Gabler, vol. 2, no 22. Comparez Saunier, Ueber die Quellen des Evangeliums des Markus, 1825.
  121. Comparez Schleiermacher, Mémoire cité, dans Ullmann’s Studien, 1832, 4, S. 736 ff.
  122. De Wette, l. c., § 114.
  123. De Wette, § 116.
  124. Dans De Wette, l. c., et Credner, §§ 56 et 108.
  125. Comp. Credner. 1, p. 154.
  126. Euseb., H. E., 5, 20, 24.
  127. Dans De Wette, § 109.
  128. De Wette, l. c.
  129. De Wette, 1. c. ; et Gieseler, K. G., 1, S. 154.
  130. Ad. Autol., 2.
  131. Glaubwürdigkeit, S. 283.
  132. Dans Gieseler, S. 110.
  133. Le même, l. c. ; et De Wette, l. c., § 108.
  134. Schleiermacher, l. c.
  135. De Wette, l. c.
  136. Comparez George, Ueber Mythus und Sage, S. 125.
  137. Ce fut également ce défaut de distinction qui conduisit les Alexandrins à mainte allégorie, les déistes à des objections et des railleries, les surnaturalistes à des perversions du sens littéral, telles que celle qu’a imaginée tout récemment Hoffmann (Christoterpe auf 1838. S. 184) pour expliquer la conduite de David a l’égard des Ammonites vaincus.
  138. Heydenreich, Ueber die Unzulæssigkeit u. s. f., 1. Stück. Comparez Storr, Doct. christ., § 35 et seq.
  139. À cette manière de voir se rangent essentiellement : Wegscheider, Institut. theol. dogm., § 12 ; De Wette, Bibl. Dogm. Vorbereitung ; Schleiermacher, Glaubensl., § 46 f. ; Marheinecke, Dogm., § 269 ff. Comparez George, p. 78.
  140. C’est à cette liberté de toute présupposition que prétend l’ouvrage ici soumis au jugement du lecteur, dans le même sens que l’on pourrait appeler libre de toute supposition un État dans lequel les privilèges de rang, de naissance, etc., ne seraient comptés pour rien. À la vérité, on pourrait dire que cet État fait la supposition que tous les citoyens sont également hommes, de même que notre opinion suppose qu’une même régularité préside à tous les événements. Mais ce n’est là que changer (ce qui peut toujours se faire) une proposition négative en une proposition affirmative. Au contraire, la proposition que des lois particulières ont présidé à l’histoire de la Bible est, en soi, une affirmation ; se refuser de l’admettre est une négation. Or, d’après la règle connue, l’affirmation, non la négation, a besoin d’être prouvée. Donc, l’opinion de lois particulières pour la Bible, et non l’opinion contraire, dans le cas où les preuves seraient nulles ou insuffisantes, doit être considérée comme une supposition.
  141. Au contraire, Hoffmann, p. 70, prouve, par une déduction partant du premier homme et de son état primitif imaginaire, que dans la religion de l’Ancien et du Nouveau Testament il ne peut pas y avoir de mythes. Cette démonstration, d’après l’expression même de l’auteur, commence ab ovo, c’est-à-dire d’un point indéterminé et auquel on peut commodément donner les conditions dont on a besoin pour ce qu’on veut prouver.
  142. Prolegomena zu einer wissenschaftlichen Mythologie, S. 110 ff. C’est aussi l’avis, quant aux mythes païens, de Ullmaun et J. Müller, dans leurs articles sur le présent ouvrage, et de Hoffmann, p. 113. Mais il faut particulièrement comparer George, Über Mythus und Sage, S. 15, S. 103.
  143. Ce sont les paroles de Baur, dans son examen des Prolégomènes de Müller ; dans Jahn’s Jahrbücher f. Philol. u. Pædag., 1828, 1. Heft, S. 7.
  144. 1, 19.
  145. George, p. 26, montre de la même façon que tout érudit, essayant de représenter un passé qui n’est plus connu dans son intégrité, fait insciemment des mythes.
  146. Le plaisir de s’en prendre à l’expression : fiction involontaire, comme contradictoire dans les termes (Mack, Bericht über D. Strauss kritische Bearbeitung des L. J., S. 3), je veux le laisser au critique dans cette édition aussi.
  147. Midrasch Koheleth, f. 73, 3 (dans Schœttgen, Horæ hebraicæ et talmudicæ, 2, p. 251 et suiv.). R. Berechias nomine R. Isaaci dixit : Quemadmodum Goel primus (Moses), sic etiam postremus (Messias] comparatus est. De Goele primo quidnam Scriptura dicit ? Exod., 4, 20 : Et sumpsit Moses uxorem et filios, eosque asino imposuit. Sic Goel postremus. Zachar., 9, 9 : Pauper et insidens asino. Quidnam de Goele primo nosti ? is descendere fecit Man, q. d. Exod., 16, 14 : Ecce ego pluere faciam vobis panem de cœlo. Sic etiam Goel postremus Manna descendere faciet, q. d. Ps. 72, 16 : Erit multitudo frumenti in terra. Quomodo Goel primus comparatus fuit ? is ascendere fecit puteum ; sic quoque Goel postremus ascendere faciet aquas, q. d. Joel, 4, 18 : Et fons e domo Domini egredietur, et torrentem Sittim irrigabit.
  148. Tanchuma, f. 54, 4 (dans Schœttgen, Horæ, p. 74)  : R. Acha nomine R. Samuelis bar Nachmani dixit : Quæcumque Deus S. B. facturus est tempore messiano, ea jam ante fecit per manus justorum seculo ante Messiam elapso. Deus S. B. suscitabit mortuos, id quod jam ante fecit per Eliam, Elisam et Ezechielem. Marc exsiccabit, prout per Mosen factum est. Oculos cæcorum aperiet, id quod per Elisam fecit. Deus S. B. futuro tempore visitabit steriles, quemadmodum in Abrahamo et Sara fecit.

    Ce passage, en disant des hommes de Dieu de l’Ancien Testament que les miracles des temps messianiques se trouvent déjà dans leur temps, ne fait que remonter à la source d’où ces traits de l’image du Messie étaient provenus en grande partie dans l’origine. L’attente de la résurrection générale des morts avait des lors sa source particulière. C’est probablement un passage d’Isaïe (35, 5 ; 42, 7) qui a fait dire que les yeux des aveugles s’ouvriront. Il n’en est pas de même de ce passage, pris ici au propre, du dessèchement de la mer, de la fécondation des femmes stériles, merveilles attendues pour l’époque du Messie ; on ne peut y voir qu’une imitation des mythes de l’Ancien Testament.

  149. La légende de l’Ancien Testament a subi, même sans relation avec le Messie, des remaniements et des développements dans les temps postérieurs : aussi la dissemblance partielle des récits relatifs à Jésus avec les récits relatifs à Moïse et aux prophètes ne permet pas de conclure que les premiers ne sont pas sortis des seconds. On en a la preuve en comparant des passages comme ceux des Actes des apôtres, 7, 22, 53, et les paragraphes correspondants dans Josèphe, Antiq., 2 et 3, avec le récit de l’Exode sur Moïse. Comparez encore avec le récit biblique sur Abraham, Josèphe, Antiq., 1, 8, 2 ; sur Jacob, 1, 19, 6 ; sur Joseph, 2, 5, 4.
  150. George, S. 125 : « Que l’on se représente la ferme persuasion dont les disciples étaient pénétrés, que tout ce qui avait été prophétisé du Messie dans l’Ancien Testament devait nécessairement être accompli dans la personne de leur maître ; qu’on se représente en outre que déjà bien des portions de la vie de Jésus étaient devenues des pages blanches, et l’on comprendra qu’une seule chose était possible, c’est que ces idées prissent un corps et qu’il en naquit les mythes que nous avons sous les yeux. Quand bien même la tradition aurait pu conserver un récit plus fidèle de la vie de Jésus, la conviction des disciples sur le caractère messianique et l’accomplissement des prophéties eussent eu assez de force pour triompher de la réalité historique. »
  151. Comparez, sur un argument semblable de certains poëtes grecs, O. Müller, Prolégomènes, p. 87.
  152. La comparaison des premiers chapitres de ce livre avec l’histoire de Joseph dans la Genèse, manifeste d’une manière instructive la tendance qu’eurent la légende et la poésie postérieures chez les Hébreux à former de nouvelles combinaisons sur le modèle des anciennes. Daniel (1, 2) est emmené captif à Babylone, comme Joseph en Égypte ; il lui faut changer son nom (v. 7), comme Joseph ; Dieu lui accorde que le prince des eunuques (v. 9) lui devienne favorable, comme à Joseph l’eunuque chef des soldats ; il s’abstient de se souiller par l’usage des mets et des boissons du roi, qu’on le presse de prendre (v. 8 et suiv.), abstinence aussi méritoire au temps d’Antiochus Épiphane que celle de Joseph vis-à-vis la femme de Putiphar ; il se fait, comme Joseph, remarquer du roi (ch. 2) par l’interprétation d’un songe que le prince avait eu et que ses devins n’avaient pu lui expliquer ; et non seulement il trouve la signification du songe, mais encore le songe même que le roi avait oublié. Ce dernier trait ne peut être considéré que comme une exagération romanesque de ce qui était attribué à Joseph. Dans l’historien Josèphe, l’histoire de Daniel a réagi d’une manière singulière sur celle de Joseph. Comme Nabuchodonosor oublie son rêve et l’interprétation donnée suivant Josèphe en même temps, de même Pharaon, encore d’après Josèphe, oublia l’interprétation qui avait accompagné le songe, (Antiq. 2, 5, 4.)
  153. C’est l’avis de Müller, Theol. Studien u. Kritiken, 1836, 3, S. 839 ff.
  154. C’est ce que disent presque tous ceux qui ont parlé de la première édition de mon livre.
  155. Comparez, outre les écrits plus anciens cités § viii, le livre de Bohlen intitulé Die Genesis, S. xvii, et particulièrement George, Mythus und Sage, S. 91 ff.
  156. Comparez ici Tholuck : Sur le rapport qui existe entre les différences dans le détail et la vérité dans l’ensemble (Glaubwürdigkeit, S. 457).