Vie de Jésus (Strauss) 1/Préface du traducteur

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PRÉFACE

DU TRADUCTEUR.



Deux motifs me décident à faire précéder d’une préface cette seconde édition.

Le premier, c’est de donner à des lecteurs qui rarement sont préparés d’une manière suffisante, une entrée plus facile dans le livre allemand. Écrit pour l’Allemagne, et sous l’inspiration d’une philosophie (celle de Hegel) qui, admise ou repoussée, est, là, familière aux esprits cultivés, cet ouvrage porte en soi tous les caractères du lieu, du temps, du système. Mais, à mesure qu’il se propage dans le reste de l’Occident et que, pour ainsi dire, il se dépayse, des difficultés surgissent à le comprendre et à le juger. Il n’est pas impossible, cependant, de mettre en dehors l’aperçu fondamental qui le détermine et d’en montrer l’importance historique et religieuse. Ces deux mots, on le verra par la suite de cette Préface, ont une connexion étroite ; de telle sorte que, si, en effet, il n’y a pas d’histoire sans religion, il n’y a pas non plus de religion qui ne soit assujettie à toutes les lois générales de l’histoire.

En second lieu, j’ai voulu étendre les enseignements que peut fournir cette explication préliminaire et y joindre, par une transition qui sera trouvée naturelle, une vue sommaire de la doctrine positive. La philosophie de Hegel est celle qui arrive le plus près de cette doctrine, et elle y aurait sans doute mené, si la méthode métaphysique n’était pas entachée d’un vice radical qui lui interdisait une telle transformation. C’est donc un complément, je peux dire nécessaire, que d’annexer ici les notions principales qui caractérisent la nouvelle doctrine, pour ceux du moins qui ont entendu dire que quelque part il se préparait de quoi satisfaire aux besoins intellectuels et moraux des générations modernes. Quant à ceux qui ne connaissent pas même de nom la doctrine positive, je susciterai peut-être en eux le désir de s’en enquérir davantage, et de changer, pour des croyances stables et chères, l’état sceptique de libres penseurs où ils sont nécessairement, puisqu’ils me lisent.

De la sorte, les deux motifs qui me déterminent sont connexes. Que si l’on me demandait pourquoi je n’ai pas fait, lors de la première édition, cette préface, je répondrais que pour moi aussi le temps a cheminé, non sans profit. Il y a dix ou douze ans, il ne m’était pas plus possible d’écrire ce que j’écris maintenant qu’aujourd’hui il ne me serait possible d’écrire autre chose. Les convictions positives ont pris domicile en moi, et celui-là comprendra le bienfait qu’elles apportent, qui se représentera le trouble général des esprits, plus grand encore que le trouble des choses, dans l’Occident entier.

En cherchant la différence la plus remarquable entre l’antiquité et le temps moderne, on n’en trouvera pas de plus marquée, ni qui soit plus effective que celle qui touche la croyance au miracle. L’intelligence antique y croit ; l’intelligence moderne n’y croit pas. Là est le signe par lequel on distinguera le plus sûrement des âges qui sont pourtant dans un rapport de filiation, tellement que l’incrédulité des uns ne se serait jamais établie sans la crédulité des autres ; le développement de l’humanité ayant traversé des phases nécessaires, sans lesquelles rien ne se serait fait.

Partout dans l’antiquité est le miracle. Les dieux descendent sur la terre et remontent au ciel. Les pythonisses rendent des oracles pour les particuliers et pour les États. Des apparitions viennent épouvanter ou éclairer les hommes. Les maladies épidémiques, les malheurs publics ne fondent jamais sur les peuples sans que le courroux des dieux ne soit considéré comme la cause, et leur apaisement comme le remède du mal. Pendant que cela est ainsi dans le polythéisme d’Égypte ou de Syrie, de Grèce ou de Rome, il n’en est pas autrement dans le monothéisme judaïque. Jéhovah apparaît aux hommes éminents qu’il favorise ; les anges vont et viennent incessamment des cieux à la terre, apportent des ordres, emportent des prières. Les disgrâces du peuple choisi sont toujours des inflictions divines ; les prophètes prédisent l’avenir, obtiennent des signes, guérissent les malades et montent dans l’empyrée.

Et ce n’est pas seulement aux époques primitives, alors que Moïse traversait les déserts à la tête du peuple choisi, alors que la Grèce, conduite par les dieux, assiégeait Troie bâtie par des mains divines, alors que Romulus, fils de Mars, jetait les fondements de la ville éternelle, ce n’était pas seulement dans ces ténèbres des origines que l’opinion plaçait les scènes miraculeuses qui alimentaient sa croyance. Aux temps les plus historiques, le spectacle n’était guère différent. L’état mental restait fondamentalement le même et produisait les mêmes effets. Aussi, encore aujourd’hui, tandis que la raison moderne a exclu du cercle de ses notions l’idée de miracle, il est des pays, l’Inde, la Chine, la Turquie, où cette idée a pleine possession des esprits ; et, parmi nous, les classes peu éclairées, quoique mises elles-mêmes en défiance par les lumières qui leur viennent des classes éclairées, l’acceptent par mille côtés, prêtes encore à y retomber pleinement, si l’effort incessant du progrès humain n’y donnait un démenti de plus en plus confirmé. Il suffit de lire les historiens de Rome ou de la Grèce, ainsi que les biographies de leurs hommes considérables, militaires, politiques ou philosophes ; le miracle était toujours à côté de la vie la plus réelle ; les sceptiques mêmes et les incrédules n’en étaient pas affranchis ; et César, qui, dans le sénat, déclarait ne pas croire à une autre vie et aux peines des enfers, avait ses crédulités superstitieuses. Le judaïsme n’était pas dans une autre condition : Philon, leur philosophe, Josèphe leur historien, et les rabbins en font foi continuellement. Parmi les exemples qui caractérisent le mieux cette manière d’être de l’opinion, il n’en est guère, ce me semble, de plus significatif que celui de Socrate. Cet homme si justement célèbre racontait à ses concitoyens qu’il entendait une voix, laquelle lui donnait des directions pour la conduite de la vie. Suivant lui c’était un démon, un bon génie, qui, lui parlant, l’avertissait dans les circonstances importantes. Une telle croyance, qui le fortifiait en lui inspirant la conviction d’avoir des communications avec les êtres supérieurs, passait à ceux qui l’écoutaient ; et, bien loin de lui nuire dans leur esprit, elle augmentait leur confiance, imprimant un caractère surnaturel à ses paroles. Mais aujourd’hui il en serait tout autrement. Évidemment Socrate était halluciné, au sens technique et médical ; s’il faisait présentement la dangereuse confidence des voix qui lui parlaient, il appellerait sur lui l’attention des médecins ; auprès de ses amis, auprès du public, il ne serait qu’un homme d’une intelligence lésée ; cette croyance lui nuirait, bien loin de le soutenir ; ses autres facultés, quelque intactes qu’elles restassent, ne suffiraient pas pour le défendre, et l’halluciné, au lieu de voir son influence agrandie, comme jadis, par cet état pathologique, la verrait amoindrie, annulée en raison du milieu où il se trouverait placé.

En rejetant le miracle, l’âge moderne n’a pas agi de propos délibéré, le voulant et le cherchant, car il en avait reçu la tradition avec celle des ancêtres toujours si chère et si gardée, mais sans le vouloir, sans le chercher et par le fait seul du développement dont il était l’aboutissant. Une expérience que rien n’est jamais venue contredire lui a enseigné que tout ce qui se racontait de miraculeux avait constamment son origine dans l’imagination qui se frappe, dans la crédulité complaisante, dans l’ignorance des lois naturelles. Quelque recherche qu’on ait faite, jamais un miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté. Jamais, dans les amphithéâtres d’anatomie, et sous les yeux des médecins, un mort ne s’est relevé et ne leur a montré par sa seule apparition que la vie ne tient pas à cette intégrité des organes qui, d’après leurs recherches, fait le nœud de toute existence animale et qu’elle peut encore se manifester avec un cerveau détruit, un poumon incapable de respirer, un cœur inhabile à battre. Jamais, dans les plaines de l’air, aux yeux des physiciens, un corps pesant ne s’est élevé contre les lois de la pesanteur, prouvant par là que les propriétés des corps sont susceptibles de suspensions temporaires, qu’une intervention surnaturelle peut rendre le feu sans chaleur, la pierre sans pesanteur, et le nuage orageux sans électricité. Jamais, dans les espaces inter-cosmiques, aux yeux des astronomes, la terre ne s’est arrêtée dans sa révolution diurne, ni le soleil n’a reculé vers son lever, ni l’ombre du cadran n’a manqué de suivre l’astre dont elle marque les pas ; et les calculs d’éclipses, toujours établis longtemps à l’avance et toujours vérifiés, témoignent qu’en effet rien de pareil ne se passe dans les relations des planètes et de leur soleil. Ainsi a parlé l’expérience perpétuelle.

Cette expérience a eu un autre résultat encore plus décisif. Elle a servi de base à une induction générale qui n’est autre que la doctrine des lois naturelles et de leur constance. Ce n’est point par hasard, si jamais l’ordre des choses ne s’est démenti, si jamais des interversions n’ont eu lieu dans l’arrangement du monde, dans la succession des causes et des effets. L’étude séculaire des phénomènes, étude préparée, entamée, poursuivie par toutes les civilisations qui se sont remplacées l’une l’autre dans une série hiérarchique, a dévoilé en général comment les choses se meuvent, s’arrangent, agissent mutuellement, se combinent et se décomposent, vivent et meurent, se transmettent par filiation et se perfectionnent. Les lois des nombres, des formes géométriques et des mouvements sont connues ; la pesanteur meut les astres dans leurs orbites ; la matière est chaude, lumineuse, électrique, magnétique, sonore, suivant des conditions régulières. Elle est douée d’une force secrète qui la travaille en ses molécules et la désagrège incessamment pour en former d’autres agrégats déterminés. Des propriétés encore plus particulières règlent la constitution des corps organisés, donnent la vie, l’entretiennent et la renouvellent. Enfin, dans cette masse vivante qui se divise hiérarchiquement en végétalité, animalité et humanité, la filiation héréditaire arrive à permettre l’accumulation des richesses intellectuelles et morales et à créer les phases successives de la civilisation. Ainsi c’est un immense enchaînement où tout se soutient et marche par sa propre constitution et sans qu’aucune intervention soit nécessaire. L’esprit ancien était satisfait quand il avait supposé que les événements qui l’intéressaient étaient l’œuvre d’êtres surnaturels faisant arriver des choses qui sans cela ne seraient pas arrivées ; au contraire, l’esprit moderne est satisfait quand il a compris que les événements qui l’intéressent sont l’œuvre des forces immanentes qui déterminent aussi bien l’histoire de l’humanité que la marche du monde. Pour lui l’ensemble des choses est, une trame serrée qui ne laisse rien passer ; un devenir éternel et infini est l’objet de sa contemplation et lui donne un profond sentiment de sa subordination et de sa grandeur équivalant à celui qu’avaient les ancêtres en la créance au miracle et à l’intervention surnaturelle.

Cette situation mentale qu’ont créée les siècles précédents, les siècles futurs ne feront que la fortifier. Elle tient essentiellement au progrès des sciences. Plus les sciences s’agrandiront et s’étendront, plus la conviction de la constance des lois naturelles deviendra générale et décisive. Ce qu’elle opère maintenant est peu à côté de ce qu’elle opérera un jour. Elle gagnera les couches de la société où elle est encore incertaine ou ignorée, ce qui arrivera quand une véritable éducation publique sera établie ; elle ira chez des populations qui y sont tout à fait étrangères, et, prenant des forces à mesure qu’elle en donne, elle sera le meilleur appui de la civilisation progressive et de l’ordre futur.

Pour quiconque jette un regard curieux et attentif sur le présent et le passé, un tel contraste suscite immédiatement la plus grave des questions que l’histoire puisse offrir aux méditations. Tandis que le présent nie ainsi sans retour le miracle, le passé en est tout imprégné. Les théologies, à quelque moment qu’on les prenne dans les époques antiques, sont la clef de voûte de la société. À la vérité, chez des peuplades absolument sauvages, les notions surnaturelles sont loin de remplir un office considérable, et même on assure qu’il est des tribus tellement misérables matériellement et intellectuellement que toute idée religieuse leur est étrangère, n’étant jamais parvenues à une réflexion suffisante pour s’interroger et se faire une réponse sur les phénomènes qui les entourent ; toutefois le fétiche des nègres, le tabou des populations océaniennes, le manitou des peaux rouges dans la Nord-Amérique, et les hommes supposés en relation avec les êtres surnaturels commencent à prendre une part dans l’existence commune. Mais c’est dans l’âge suivant et quand le polythéisme est définitivement sorti vainqueur de ces dieux inférieurs et grossiers, que la théologie, que la théocratie, que le sacerdoce arrivent à une influence souveraine, la religion saisissant enfin le rôle qu’elle ne doit plus quitter pour l’amélioration morale, c’est-à-dire pour la plus importante des améliorations. On n’a qu’à se représenter le polythéisme égyptien, assyrien, grec et romain, celui de l’Inde avec le bouddhisme qui en provient, le monothéisme judaïque, le di-théisme de Zoroastre et de la Perse, on n’a qu’à se rappeler les institutions sorties de cet ordre d’idées, les temples érigés, les fêtes solennelles et la consécration générale qui en émanait pour la vie publique et privée, et l’on reconnaîtra que ces sociétés, comme autant de corps animés, avaient en cet élément une condition essentielle d’existence, et que, par la pensée, on ne peut les mutiler sans en interrompre tout le jeu et les faire rétrograder à un degré inférieur de développement. Mais plus cette vérité apparaît manifeste, plus la contradiction est flagrante. Car, comme toutes ces théologies reposent sur un surnaturalisme illimité et que l’esprit moderne écarte le surnaturalisme et ses œuvres supposées, il semble qu’un abîme soit ouvert entre les deux civilisations, il semble qu’un dilemme redoutable se pose, et qu’il faille absolument dire : Ou le passé ou le présent se trompe.

Et pourtant l’abîme doit être comblé, et pourtant le dilemme doit être écarté. Le premier moyen qui se présente c’est de nier l’esprit moderne. Mettre à néant les résultats de tout le travail des derniers siècles est plus facile à dire qu’à faire. Au point de vue de la théorie, c’est renoncer à toute interprétation de l’histoire ; car, s’il est vrai que la civilisation moderne, qui pourtant s’est produite et qui a pris un si puissant empire sur les choses et sur les hommes, n’est qu’une perversion perpétuelle et une chute qui s’aggrave tous les jours, alors il est vrai aussi qu’il n’y a plus d’histoire, c’est-à-dire aucun développement des aptitudes propres à l’humanité. Au point de vue de la pratique cela implique une tendance à refouler tous ces progrès qui se font, à couper tous ces bourgeons qui poussent et à réduire l’arbre verdoyant et magnifique aux proportions de son enfance. C’est entreprendre une restauration du passé qui serait la plus anarchique du monde, car elle devrait détruire immensément. Mais, en attendant, l’élaboration incessante augmente les difficultés de pareils projets ; et, combattant, comme le philosophe de jadis, le sophisme qui lui nie son progrès, l’humanité marche, sans que rien l’arrête, dans la carrière de son destin naturel.

Autre et non moins subversive est l’opinion de ceux qui nient l’esprit ancien. C’est l’opinion révolutionnaire. Pour elle il n’y a que fraude, mensonge et oppression dans les théologies qui se sont succédé ; des hommes menteurs d’un côté, des hommes crédules de l’autre, voilà toute l’explication de ce long passé ; et la science perd sa peine quand elle cherche à découvrir autre chose dans ces institutions des vieux âges. Mais si l’esprit moderne a ses droits, l’esprit ancien a aussi les siens. Non, ce n’est pas en vain que les générations de nos aïeux ont élevé leurs temples, empli le monde de leurs adorations, et, par cette aspiration morale, permis aux plus précieuses forces de l’humanité de se développer. Nous leur devons ce que nous sommes, et l’esprit orgueilleux qui les nie et les méprise ne le peut que nourri de leur lait et pénétré de leur vie. On rend inexplicable toute l’histoire, et, sans le savoir ni le vouloir, on introduit le miracle ; car quel plus grand miracle pourrait-il y avoir que la naissance d’une civilisation telle que la moderne, sortant, comme la déesse païenne, de l’écume de la barbarie et de l’ignorance ? En même temps on coupe toutes les racines qui attachent la société ; et, comme les faits le prouvent, on la met dans cette situation instable qui y amène à la suite les unes des autres les révolutions sur le sol ébranlé de l’Europe.

Tout le sens des théologies est perdu quand on ne peut parvenir à le comprendre tel qu’il est donné. L’allégorie aussi s’est essayée à trouver la clef de leurs mystères, supposant que des vérités profondes, c’est-à-dire des vérités telles qu’elles sont pour nous hommes de ce temps, étaient enfermées sous le symbole de ces récits que notre intelligence actuelle repousse dans leur forme littérale. Mais, pour mettre ces vérités sous le symbole, il faut les avoir et par conséquent être placé à un niveau au-dessus de celui qu’occupent les hommes à qui l’on s’adresse. Or, dans l’histoire, rien ne nous permet de faire une telle hypothèse, rien ne nous montre cette situation où quelques classes, supérieures au reste, les instruisent par des emblèmes. Partout les classes instruites, et, en particulier, les classes sacerdotales font, aussi loin qu’on peut les suivre, partie intégrante du système où elles fonctionnent, elles en partargent les notions fondamentales, et elles n’ont pas sur la nature des choses une manière de voir qui les distingue radicalement. S’il est anti-historique de supposer que les castes dirigeantes allégorisent tandis que les masses populaires croient, on heurte non moins gravement la nature humaine en admettant que de pures allégories pourraient devenir vivantes et se transformer en institutions puissantes au sein des sociétés. Elles seraient aussi froides et aussi mortes dans l’ordre politique qu’elles le sont dans la poésie moderne ; là, rien ne peut leur donner cette réalité qu’elles ont dans les œuvres où elles furent incorporées par l’esprit même du temps. Voyez d’ailleurs, si l’interprétation allégorique pouvait être la clef, voyez ce que deviendrait l’histoire ; au lieu d’un développement obéissant à des lois déterminées et s’opérant régulièrement par l’influence réciproque des hommes supérieurs qui ne sont supérieurs qu’en un point, celui par où ils initient, et des masses vivantes qui, n’étant inférieures que par ce point, sont capables de s’assimiler le nouvel élément, on perdrait toute vue entre des philosophes et des politiques qui auraient pris leur savoir on ne sait où, et des masses qui seraient inhabiles à rien entretenir et féconder.

Il faut moins de mots pour réfuter cette explication qui eut tant de partisans parmi les théologiens allemands, et qui voulut sous chaque miracle trouver simplement un fait naturel. Si un malade est guéri instantanément par un attouchement ou une parole, c’est que la narration est incomplète ; et de fait, il s’agit simplement d’un traitement médical qui a réussi. Si un mort revient à la vie, c’est que la narration a omis des circonstances permettant de reconnaître que la mort était seulement apparente. Jamais, on doit le dire, jamais érudition et labeur ne furent plus mal employés. Les récits miraculeux résistent invinciblement à une pareille transformation. De quelque façon qu’on les arrange, à quelque torture qu’on les mette, toujours le miracle en ressort. Et en effet, les narrateurs n’ont jamais eu l’intention de raconter un phénomène naturel ; leur conviction, d’autant plus assurée que le miracle n’implique pas pour eux contradiction avec un ensemble de notions scientifiques, n’hésite pas en rapportant des guérisons qu’aucun art médical ne pouvait opérer, des résurrections qui triomphaient réellement de l’irréparable mort. Ainsi battue sur le terrain de l’exégèse, cette explication ne l’est pas moins sur le terrain de l’histoire. Car, en vérité, qu’importerait qu’il y eût eu de pareils faits naturels, des guérisons habiles, de sages conseils, des prévoyances éclairées ? Si, au contraire, nous prenons les récits tels qu’ils nous sont donnés, nous voyons l’idéal que se faisaient les communautés religieuses au moment des forces créatrices ; et c’est par cet idéal justement que la création agissait sur le sort entier de l’humanité.

Donc il n’est permis de toucher aux récits théologiques, ni en y introduisant des allégories, ni en les transformant en faits naturels ; il n’est pas permis de les nier en les considérant comme des impostures ; il n’est pas permis non plus de les accepter en les prenant pour des réalités. La réalité en est ailleurs : elle est dans l’ordre mental ou psychologique, en ce sens qu’ils témoignent non de faits qui se soient réellement passés, mais de mobiles intellectuels et moraux qui ont modifié les sociétés à une profondeur où ne serait jamais arrivé le plus grave des événements matériels. C’est là qu’est le nœud de la question.

On ne peut pas connaître l’histoire, c’est-à-dire le développement de la civilisation, si l’on ne connaît pas d’abord l’homme individuel, c’est-à-dire si l’on n’a pas étudié la biologie dans laquelle l’être humain figure comme le couronnement de la hiérarchie organique. Mais ce serait se tromper grandement (et ce fut l’erreur de quelques biologistes trop ambitieux pour leur science) que de croire qu’il suffit de la biologie pour pénétrer dans la science de l’histoire. Non ; là, dans l’ordre des faits sociaux, apparaissent de nouvelles conditions qui ne sont pas explicables par la simple considération de l’homme en tant qu’individu. L’humanité, a dit Pascal dans une phrase célèbre, est comme un homme qui apprend toujours. Cette faculté d’apprendre toujours n’est pas la seule qui lui soit propre, et il est possible de distinguer en elle des facultés notablement différentes de celles de l’individu, et qui les dépassent par leur étendue et leur puissance de création. C’est l’histoire qui enseigne cette distinction ; et la distinction, étant faite, réagit sur l’histoire et lui donne une clarté singulière. À l’aide de ces facultés propres à l’humanité (sur lesquelles au reste je compte revenir plus en détail dans un autre travail) s’opèrent les plus essentielles de ses transformations, et entre autres les transformations religieuses. Tant qu’on n’a pas conçu l’humanité comme un être immense étendu dans le temps, on n’a pas conçu l’histoire.

De quelque côté qu’on prolonge le regard soit dans le présent sur le globe, soit dans le passé, on aperçoit les hommes groupés par croyances plus ou moins compréhensives. Si l’on demande à ces croyances leurs origines, les plus récentes, le mahométisme et le christianisme, se rattachent au judaïsme ; le bouddhisme indien s’est détaché du fond polythéistique du brahmanisme ; le magisme ou doctrine de Zoroastre vient d’un même fond ; le judaïsme émane de l’Égypte et des plaines assyriennes ; enfin les polythéismes et les fétichismes divers s’enfoncent dans la nuit des siècles anté-historiques. Ces grandes créations, qui constituent la vie morale de l’humanité, sont dues à des efforts successifs qui ont été consignés et déposés en des légendes sacrées ; légendes auxquelles la saine raison comme la saine histoire ne peut attribuer un autre caractère que celui du sol d’où elles sortent ; et ce caractère, toujours plus élevé à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des religions, a été, sauf les aberrations inhérentes, d’organiser la société, de la régler, de la moraliser, de la sanctifier.

La critique a donné le nom de mythes à ces légendes. Retenus dans la mémoire, recueillis dans les temples, inscrits dans les livres, ils sont devenus le patrimoine d’immenses sociétés qui y trouvent un aliment tout préparé. L’empreinte du temps et du lieu où ils sont nés y est marquée d’une manière indélébile ; et c’est justement cette empreinte qui, dans l’élaboration ultérieure, devient la cause du conflit où ils entrent avec un savoir plus étendu, avec une raison plus développée. Il suffit de considérer un moment ces conditions pour comprendre ce qu’on doit entendre par formation spontanée des mythes ; sans doute ils sont toujours des œuvres où interviennent des individus, soit durant le temps où ils ne sont pas encore sortis de la tradition, soit surtout quand des hommes se chargent de recueillir et de consigner par écrit les traditions ; mais ils sont spontanés et indépendants en ce sens qu’ils contiennent à la fois les semences de l’initiation nouvelle et les données fixes du milieu où ils naissent. Entre le besoin de glorifier le type qui s’élève et la nécessité de le glorifier avec l’imagination, avec les sentiments, avec les connaissances du moment, est limitée toute la latitude accordée aux mythes.

Voilà ce qui en fait la réalité ; ce qui en fait la beauté pénétrante est autre chose. Plus ils appartiennent à une théologie primitive, plus aussi ils se complaisent à s’égarer sans limite et sans fin dans la contemplation des forces de la nature divinisées et individualisées. L’imagination a peu de frein ; et, quoiqu’elle nous ait transmis sous cette inspiration et sous cette forme de splendides récits, là cependant n’est pas ce qui touche le plus, ce qui captive le mieux, ce qui tient le plus de vérité profonde. Mais quand l’humanité s’est dégagée davantage de ses liens avec le monde matériel et avec les forces qui le meuvent, et s’est repliée sur elle-même, alors ses légendes, s’adressant à des sentiments plus intimes, pénètrent au loin dans la nature humaine. Cette pénétration, qui en fait la puissance supérieure comme instrument de morale, est aussi ce qui en fait la beauté supérieure.

Ainsi dans l’établissement du christianisme se sont passées les choses. En un temps où ni le judaïsme formaliste et étroit des pharisiens ni le polythéisme décrépit du monde gréco-romain ne satisfaisaient plus aux besoins religieux, Jésus se sentit appelé à jeter dans cette masse stagnante le ferment d’une vie nouvelle et plus haute. Son enseignement fut le point de départ de cette régénération, qui, d’abord renfermée dans le domaine religieux, ne tarda pas à modifier profondément toute l’existence des sociétés. D’un Messie temporel que sa nation attendait, il fit un Messie spirituel qu’elle n’attendait pas, mais qui seul pouvait s’étendre sur le monde moral et en renouveler les rouages.

Ses disciples et les communautés chrétiennes qui sortirent de leurs prédications racontèrent la vie de leur Messie, transmirent ses paroles et se firent leur idéal de ses exemples. Ce fut dans cette époque de profonde émotion et de création religieuse que se formèrent les récits consacrés. Mais ces récits aussi n’ont pas échappé aux conditions qui les dominent. Tout pénétrés de l’esprit nouveau que Jésus avait soufflé, ils sont par là en relation avec la rénovation qui se prépare, avec l’avenir qui s’ouvre ; tout réglés par le milieu où ils naissent, ils sont constamment déterminés par les livres sacrés des Juifs. C’est ainsi que s’est formé l’idéal du Christ.

Vues dans leur ensemble, les religions prennent aux yeux de l’homme qui réfléchit un aspect qu’on ne leur trouve pas dans nos histoires si peu historiques ; car le plus salutaire enseignement est de sortir du domaine exclusif où chacune s’enferme. On sait comment le paganisme a été traité par le christianisme, qui le déposséda. C’étaient les démons qui, échappés de l’enfer, avaient séduit les hommes au culte de l’idolâtrie ; c’étaient eux qui se faisaient adorer d’un culte impur dans des temples magnifiques élevés par une criminelle piété ; c’étaient eux qui parlaient dans les oracles et profitaient de leur connaissance supérieure pour s’attacher davantage les mortels égarés ; c’étaient eux, enfin, qui faisaient tous ces miracles, merveilles perpétuelles du monde païen. Ou bien, quand une philosophie négative, rompant les vieilles entraves, foula aux pieds l’autorité traditionnelle, les religions furent dépeintes comme un système calculé habilement pour exploiter le grand nombre au profit du petit. La vue complète du mouvement religieux de l’humanité ne permet pas ces appréciations partiales et erronées. Ni les démons n’ont inspiré le polythéisme, ni un calcul habile n’a fondé sur des populations indifférentes des institutions également artificielles et artificieuses. Un même souffle a partout, de plus en plus puissant et fort, pénétré les intelligences et animé les cœurs ; un même germe s’est partout développé à des degrés divers.

Aussi est-il possible de marquer une ascension graduelle, une éclosion croissante, une succession historique. Si nous parcourons du regard les populations humaines qui se partagent présentement la surface terrestre, nous voyons des monothéistes (chrétiens, musulmans et juifs), des zoroastriens (les guèbres), des bouddhistes innombrables en Asie, des polythéistes dans l’Inde brahmanique, et des fétichistes qui couvrent la plus grande partie de l’Afrique et de l’Océanie. Transportons-nous par la pensée à dix-huit siècles en arrière, au moment où la république romaine s’abîmait pour faire place à l’empire ; alors il n’y avait ni musulmans ni chrétiens ; le nombre des polythéistes était infiniment plus grand puisqu’il comprenait tout ce qui, se plaçant aujourd’hui sous l’invocation de Jésus et de Mahomet, n’était pas encore venu à la lumière. À côté du polythéisme florissaient le judaïsme, le magisme de Zoroastre et le bouddhisme ; et sans aucun doute aussi, de plus nombreuses populations fétichiques occupaient les espaces laissés vacants par celles qui faisaient alors l’élite des nations. Un pas de plus vers le passé, un pas de sept siècles, et le magisme ainsi que le bouddhisme ne sont pas encore ; le polythéisme apparaît plus étendu dans le monde ; son domaine, que le progrès des religions a toujours tendu à rétrécir, s’élargit à mesure que l’on pénètre dans une plus profonde antiquité. Et en effet, il vient un temps dans ce voyage rétrograde vers les âges primitifs, il vient un temps où il n’est plus question du judaïsme lui-même. Treize siècles avant l’ère chrétienne, si l’on compte de Moïse, ou dix-neuf si l’on compte d’Abraham, et le culte de Jéhovah est à venir ; alors, tout est polythéisme ou fétichisme ; ces deux grandes adorations se partagent le monde entier. Enfin, si l’on considère que, actuellement, le fétichisme est le propre des populations les plus sauvage, si l’on se rappelle toutes les traces qu’il a laissées dans le polythéisme, on ne doutera pas qu’il n’ait été le premier degré dans l’essor religieux de l’humanité, celui par lequel on monte au culte de ces divinités splendides et merveilleuses, ornement du ciel égyptien et de l’Olympe hellénique.

Cet exposé montre la succession et la connexion intime des religions. Rien, comme l’ensemble des choses, ne met l’esprit au véritable point. La même analogie qui se trouve là, se trouve encore dans les récits sacrés. Ils s’élèvent de degrés en degrés et se tiennent cependant, liés qu’ils sont par les parties qui des plus anciens passent dans les derniers, liés aussi par cette croyance au surnaturel qui les pénètre, mais différents et séparés par les éléments nouveaux qui à chaque fois se sont incorporés dans la religion générale. Ce qui résulte évidemment, c’est qu’il est impossible d’appliquer des procédés d’interprétation dissemblables à des choses qui sont si semblables. Seule, l’hostilité qui règne entre les théologies exclusives a permis de condamner là ce qu’on approuvait ici.

Depuis longtemps on a signalé des ressemblances, elles sont en effet trop frappantes pour ne pas être remarquées. Mais on les a expliquées en sens inverses, suivant l’opinion exclusive d’où l’on partait : tantôt, voulant ne voir dans le polythéisme qu’une dégénération du culte primitif, on a prétendu que les polythéistes étaient allés chercher leurs mythes analogues dans l’antiquité judaïque ; tantôt, au contraire, voulant discréditer les Juifs afin d’atteindre le christianisme, on a accusé les livres sacrés des Hébreux d’avoir puisé à la source immense des mythes polythéistiques. La conciliation est autre part ; elle est dans le progrès simultané de toutes les civilisations religieuses, croissant sur un même fond et se pénétrant de tous les côtés. Ainsi, qui méconnaît l’analogie entre le mythe d’Ève exclue du paradis terrestre pour avoir touché au fruit défendu, et celui de Proserpine, qui, pour avoir goûté de la grenade, est empêchée de reprendre sa place dans le séjour céleste ? Mais qui oserait dire en quel sens s’est faite la communication, et même s’il y a eu communication ? car il se pourrait fort bien que ces légendes fussent, non pas filles, mais sœurs l’une de l’autre, et qu’elles provinssent d’une source antérieure et commune ? Quiconque aussi prendra en considération le mythe singulier de Prométhée, ce Titan secourable à l’humanité naissante, son enchaînement sur le Caucase et son long supplice, auquel met enfin un terme le fils de Jupiter, verra que là se trouvent des idées d’homme et de délivrance qui ne sont pas sans analogie avec celles que la nation juive se faisait de son Messie.

Il n’y aurait qu’une philosophie superficielle qui traiterait avec dédain les essais les plus rudimentaires de l’esprit de religion, même dans le fétichisme ; il n’y aurait qu’une philosophie sectaire qui traiterait avec horreur ces premiers essais. Ils ne méritent ni dédain ni horreur ; loin de là, ils excitent une véritable admiration, comme l’excite tout ce qui arrive à sa fin par des voies spontanées. Une eau courante trouve naturellement sa pente vers les mers les plus lointaines, de même l’homme, dans les époques primitives de dénûment intellectuel et matériel, trouva sa pente vers la civilisation.

La signification interne de ces créations religieuses, qui ne fut jamais nulle ni stérile, ne s’est non plus jamais perdue ; et la critique la plus rigoureusement conduite, si elle est conduite dans le sens véritablement historique et non dans un sens révolutionnaire ou rétrograde, ne manque pas de la mettre en lumière. En effet cette signification est profondément historique, notant l’ascendant graduel de l’humanité sur l’homme individuel. Trois moments jusqu’à présent (car un quatrième commence avec la conception religieuse du développement humain), trois moments se partagent le vaste espace des âges écoulés : ce sont le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Deux termes sont toujours le fondement de ces conceptions : l’homme et ce qui n’est pas lui, ce qui l’a enfanté, ce qui le domine. Un de ces termes, le monde, est immobile, se présentant toujours le même ; l’autre, l’esprit humain, est mobile, susceptible de variations successives. Eh bien, dans ces trois phases, ce qui se montre, ce qui en fait le sens intime et durable pour toutes les générations destinées à lire les vénérables pages de l’histoire, c’est la mutation progressive de l’esprit humain vers un état meilleur. Il s’éclaire, il se règle, les choses suprêmes pénètrent en lui, et son idéal croît constamment en clarté, en beauté, en sainteté.

Ce n’est pas seulement dans le domaine religieux que le sentiment et l’inspiration, toujours, il est vrai, déterminés par les conditions antécédentes et présentes, ont prodigué les récits sacrés ; mais aussi, sur le terrain de l’histoire politique, le mythe ou la légende, comme on voudra l’appeler, s’est produite avec profusion. L’exemple que je veux citer, je n’irai pas le chercher dans les origines obscures des anciennes nations, origines qui sont toutes imprégnées de surnaturel et où les théologies jouent un rôle principal ; mais je le prendrai à une époque pleinement historique. Le grand empereur de l’Occident, Charlemagne, ne fut pas plutôt disparu du milieu qu’il avait captivé par ses guerres, par ses victoires, par sa puissance, par ses luttes contre les infidèles, que l’esprit belliqueux et chrétien des âges qui suivirent, s’inquiétant peu des faits réels, broda une légende merveilleuse. Tout se transfigura sous cette élaboration populaire et poétique ; comme les narrations positives des chroniques contemporaines avaient peu de cours dans les temps troublés qui virent disparaître la deuxième race et s’élever la troisième, la chronique fabuleuse prit place dans les récits sérieux ; et, si les documents vrais avaient été détruits par un accident quelconque, nous ne saurions rien de plus certain sur Charlemagne que nous ne savons sur le siège de Troie, sur Agamemnon, Achille ou Hector.

Les légendes, dans le champ de l’histoire politique, ne peuvent que comme produits d’une même faculté se comparer à celles qui croissent dans le champ théologique. Les premières sont toujours inférieures à la réalité qu’elles masquent, et on ne leur pardonne que quand elles sont l’occasion de quelque magnifique épopée comme les chants d’Homère. Les secondes valent mieux que la réalité, ou plutôt sont la réalité par excellence, puisque ce sont elles qui portent imprimés sur leur front les mobiles puissants et les causes de la transformation. Toujours et partout l’imagination a une part nécessaire, et l’on se méprendrait sur la constitution même de l’esprit humain, dont elle constitue un élément essentiel, si on la supposait jamais absente. Dans les sciences mêmes les plus positives du temps présent, elle joue son rôle que rien ne peut remplacer et sans lequel la généralité scientifique ne pourrait se produire. Qu’est-ce présentement que les théories qui nous satisfont le plus, sinon des créations de l’imagination établissant des manières d’être en tout ce qui est reculé loin de nos yeux, en ce qu’aucune démonstration n’atteindra jamais ? Qu’est-ce que l’attraction, et qui sait ou saura jamais si les corps s’attirent l’un l’autre ? Qu’est-ce que les atomes de la chimie ? qui les a vus ou les verra jamais ? Dans tous ces cas, quand l’observation et l’expérience ont fait défaut, et qu’il a fallu cependant combler la lacune, l’imagination est intervenue, mais soumise à une condition, c’est que ce qu’elle allait proposer ne serait en désaccord avec aucun des faits particuliers. Cela accepté, tout ensuite est mythe, dans le véritable sens du mot : une conception idéale, mais renfermant une vérité interne qu’on retrouve quand on veut et qui, ici, est le résultat général de l’expérience coordonnée scientifiquement. Et les mythes des anciens hommes étaient assujettis aussi à la condition de ne point heurter ce qu’ils savaient ; mais ce qu’ils savaient était bien moindre ; de là, la latitude laissée à l’imagination. Tout le progrès scientifique, et, par suite, le progrès total se mesure par le nombre et l’exactitude des faits auxquels l’imagination doit satisfaire pour avoir droit d’être écoutée des hommes dans la fondation de leurs sciences, dans la conduite de leur vie.

Je ne puis pas mieux faire, pour compléter ces aperçus, que de reproduire ici la page où l’auteur de ce livre, s’efforçant de sortir de la critique, expose ce qu’il regarde comme le sens intime et réel de la christologie[1] : « La clef de toute la christologie, c’est que les attributs assignés au Christ par l’Église doivent être placés non dans un individu, mais dans un idéal réel. Mises dans un individu, dans un Dieu-homme, les qualités et les fonctions du Christ se contredisent, au lieu qu’elles se concilient dans l’idée de l’espèce. L’humanité est la réunion des deux natures, le dieu devenu homme, l’esprit infini qui est descendu dans le fini, l’esprit fini qui se souvient de son infinité. Elle est la fille de la mère visible et du père invisible, de l’esprit et de la nature. Elle est le faiseur de miracles ; car, dans le cours de l’histoire humaine, l’esprit maîtrise de plus en plus complètement la nature, aussi bien en l’homme même qu’au dehors, la nature qui, en face de lui, est rabaissée au rôle de matériaux impuissants destinés à son activité. Elle est l’impeccable, car la marche de son développement est sans reproche, la souillure ne s’attachant jamais qu’à l’individu et s’effaçant toujours dans l’espèce et dans son histoire. Elle est le mourant, le ressuscitant et le montant au ciel ; car, en niant sa naturalité, elle gagne une vie spirituelle de plus en plus haute ; et, en écartant les bornes qui la limitent comme esprit individuel, national, terrestre, elle sent son unité avec l’esprit infini du ciel. Par la croyance à ce Christ, particulièrement à sa mort et à sa résurrection, l’homme se justifie devant Dieu ; car, en vivifiant en soi l’idée de l’humanité, il se fraie le seul chemin qui conduise l’individu à partager la vie divino-humaine de l’espèce. »

Tel est le résultat où est arrivée la vigoureuse philosophie allemande, le dernier effort de l’esprit métaphysique, celle qui a serré de plus près la réalité des choses, grâce, d’une part, à la puissance logique de Kant, de Hegel, et, d’autre part, à une forte érudition, à une connaissance ample et étendue de l’histoire. Je ne puis pas procéder plus avant, sans en faire une critique très succincte sans doute, mais telle cependant qu’on aperçoive nettement la nouvelle voie où je veux entrer et conduire avec moi mon lecteur. Deux points, sans plus, suffiront pour cela, à savoir le vice de méthode qui entache toute métaphysique, et l’impossibilité où la métaphysique allemande, malgré sa prétention, est de cesser d’être critique pour devenir dogmatique.

Un vice de méthode est toujours un vice capital ; et ici il a pour effet décisif de rendre tout stérile. L’idée la plus générale que l’on puisse se faire de la métaphysique, c’est qu’elle part de certaines conceptions a priori, de données subjectives, suivant le langage de l’école, pour arriver au monde extérieur. En opposition à cette méthode, les sciences dites positives, celles qui ont pris un développement si continu, si régulier, si considérable, parlent du monde matériel ou, suivant le langage de l’école, objectif, pour arriver aux conceptions générales et compréhensives. Ces deux méthodes pourraient être également bonnes, ou bien la première être la véritable, la seconde, la fausse, ou bien vice versa. Rien d’abord n’a pu avertir du mérite relatif qu’elles possédaient, et elles ont marché concurremment. Mais un juge irrécusable, l’expérience, est venu porter son témoignage et trancher la question pendante. Plus les siècles se sont avancés, plus l’une s’est amoindrie et a perdu d’autorité, plus l’autre s’est agrandie et a conquis la confiance générale. La philosophie ne peut prétendre à cet assentiment spontané, si elle ne se soumet à la même discipline, et elle ne peut s’y soumettre qu’absorbant en soi les sciences successives et s’en faisant autant d’échelons. Ces sciences ne sont, en effet, que les parties d’un tout qui comprend l’universalité du savoir humain ; le savoir humain, éclairé par cette coordination même qui est l’emploi légitime de la méthode subjective. Au lieu que, quand elle vient tout d’abord, comme dans la métaphysique, chercher la solution des problèmes, elle est privée de ce qui peut faire sa force dans l’âge des notions positives. C’est un arbre sans racine, c’est un édifice sans fondement. Là est la différence radicale entre la philosophie provisoire ou métaphysique et la philosophie définitive : la première est incapable de régler les sciences particulières et n’y prétend même pas ; la seconde en émane, et, les reprenant subjectivement, y insuffle l’esprit de généralité qui leur manque. Ainsi consolidée, elle peut tracer les règles d’une éducation générale ; elle peut, ce qui n’est qu’une extension de cette grande fonction, pénétrer dans la vie intime de la société ; elle peut enfin, sortant désormais de l’école, fonder une croyance commune, qui soit la conscience commune.

Le second défaut essentiel à toute métaphysique est d’être critique sans pouvoir jamais rien établir d’organique et de social. Débattant les mêmes questions que les théologies et par la même méthode, qui est spontanée dans les théologies, réfléchie dans les métaphysiques, elle discute, ébranle, éclaircit, distingue, mais ne sort jamais du cercle que lui trace son origine. Ici même, pour ne pas m’écarter du cas particulier, la tentative dogmatique que j’ai citée n’est pas d’un autre ordre. Elle se sépare de tout ce qui a été fait en ce genre, par ceci : qu’elle saisit parfaitement la signification historique, grand mérite et grand service que j’ai fait valoir autant que j’ai pu dans le courant de cette Préface. Mais là s’arrête sa puissance ; enchaînée qu’elle est au tronc théologique par sa méthode, elle n’a point d’efficacité qui sorte de l’enceinte de l’école. Son travail va seulement à éclaircir, et non à renouveler ; car, par une contradiction qui lui est inhérente, elle dissout d’une part la conception supérieure, et d’autre part garde tout l’ensemble dont cette conception émane. Elle ébranle donc en même temps qu’elle conserve ; elle conserve en même temps qu’elle ébranle : situation à laquelle on échappe, quand, au lieu de partir de la métaphysique, pour modifier la théologie, on part de la science pour comprendre le monde tel qu’il est pour nous. En niant le miracle, elle est nécessairement nuisible aux traditions théologiques, plus peut-être que les plus téméraires contempteurs du passé et les plus déraisonnables ennemis de la série historique et de la raison profonde des anciennes choses ; car eux du moins se font tort par ce qu’il y a de manifestement anti-scientifique dans leurs conceptions. Expliquer les anciennes choses, comme fait l’exégèse mythique, avec sagesse et fermeté, c’est, en les remettant dans leur vraie place et leur vrai jour au sein du passé, leur fermer le mieux la vie présente.

Toute philosophie qui entreprend de modifier les théologies fait une œuvre contradictoire. Toute philosophie qui ne s’incorpore pas les sciences positives fait une œuvre illusoire.

Laissons donc et la théologie et la métaphysique, l’une qui ne peut soutenir, devant le développement moderne, son point essentiel, le miracle, l’autre qui ne peut que constater et aggraver la dissidence, et voyons la situation telle qu’elle est. L’élite de l’humanité est en révolution ; cette révolution a commencé par le schisme protestant, s’est continuée par les commotions qui ont affranchi la Hollande et fondé la liberté anglaise, a eu une éruption terrible dans l’ébranlement de la société française, et évidemment est encore loin de son terme. Le plus frappant symptôme de cet état révolutionnaire, c’est l’élimination, à des degrés divers, des idées théologiques en une foule d’esprits, dont d’ailleurs le nombre va toujours croissant ; et il va croissant parce que le progrès incessant des sciences naturelles mine de plus en plus la croyance au miracle, fondement de toutes les anciennes sociétés. Ces esprits forment, dès à présent, une classe nombreuse dont les ramifications s’étendent dans tous les rangs de la société, et même dans tous les partis ; le parti conservateur en renferme aussi bien que le parti révolutionnaire. Ce sont eux qu’il s’agit de rallier à un idéal commun ; c’est pour eux qu’il faut ouvrir un nouvel avenir religieux, destiné de façon ou d’autre à ne reposer désormais que sur le fondement de notions positives.

Une situation analogue s’est trouvée dans l’histoire, et il s’y est trouvé une solution analogue. Quand la civilisation polythéistique des Gréco-Romains entra en dissolution par son conflit naturel avec la science et la métaphysique antiques, il y eut une période d’anarchie mentale, dont les convulsions des républiques grecques et de la république romaine, puis la décadence morale et matérielle de l’immense empire, signalent les phases séculaires. À qui ne regarde que la superficie des choses, c’est un mystère inexplicable que cette ruine des vieilles institutions sans une cause apparente qui montre pourquoi ce qui faisait jadis le salut, la force, la gloire, devient inefficace, et pourquoi le vain retour à un passé usé n’est jamais qu’illusoire. Réciproquement, à qui regarde un peu plus profondément et aperçoit la dissolution sociale à l’œuvre et en action, rien ne peut faire prévoir comment ces éléments qui se disjoignent incessamment se réuniront de nouveau pour former une société solide et progressive. La solution de ce problème, qui se reproduit, depuis l’ère révolutionnaire, à un degré plus élevé de l’échelle historique, fut donnée dans l’idéal nouveau offert aux hommes d’alors par le christianisme.

À nous pour qui la source de l’ancien miracle est tarie, et qui ne reconnaissons plus que les merveilles de la raison et de la justice, de l’intelligence et du courage ; à nous qui nous sentons intimement liés à ceux de qui nous descendons et à ceux qui descendront de nous ; à nous qui avons foi dans l’amélioration croissante des sociétés, et voulons que tout concoure à ce but saint et suprême ; à nous, l’Humanité est l’idéal en qui et par qui nous vivons, qui s’enfonce dans l’immensité du passé et de l’avenir, qui assujettit le globe terrestre, amasse et transmet les trésors de savoir et de morale, éclairant et perfectionnant par un héritage éternel les hommes successifs.

Nous dépendons d’elle. Voyez, en effet, le peu que nous sommes par nous-mêmes. Tout ce que nous savons, tout ce que nous pouvons, tout ce que nous sentons est puisé à un trésor commun que nous recevons gratuitement, et, en même temps, déterminé de la façon la plus impérative par l’ensemble de l’immense existence qui nous domine. L’Humanité, comme l’a dit avec tant de grandeur M. Comte, est composée de plus de morts que de vivants, et l’empire des morts sur les vivants croît de siècle en siècle : sainte et touchante influence qui se fait sentir de plus en plus au cœur à mesure qu’elle subjugue l’esprit.

En retour (et c’est la plus noble, la plus précieuse prérogative de l’homme individuel), en retour il peut la servir et contribuer à sa grandeur et à sa gloire. Elle n’est pas telle, en effet, qu’on ne conçoive en elle ni accroissement ni perfectionnement, de sorte que tous nos efforts viennent expirer au pied d’un trône inaccessible qui n’a nul besoin de nous. Elle a besoin de nous tous ; il faut que chaque génération qui passe, si elle veut avoir fait son devoir et rempli sa tâche, laisse le cœur amélioré, l’intelligence illuminée, l’art enrichi de beautés merveilleuses, le monde davantage dompté et cultivé ; et, dans chaque génération, il faut que l’individu le plus humble comme le plus heureusement doué ait apporté au fond commun son contingent de moralité et de travail.

En cet échange sanctifiant entre l’humanité immense et l’individu si petit se trouve la vraie et solide récompense de la vie humaine. Se sentir appelé à servir sans autre prix du service que ce prix idéal, n’est-ce pas le sentiment le plus pénétrant et le plus profond que l’on puisse éprouver ? S’il est vrai que le but suprême de la moralité humaine est de se dépouiller de plus en plus, autant que notre nature dans son imperfection le permet, des impulsions égoïstes qui prédominent dans l’enfance de l’homme individuel comme de l’homme collectif, où ce dépouillement atteint-il mieux son terme et avec une pureté plus complète que dans une consécration au service de l’Humanité ?

L’Humanité établit la solidarité entre les générations les plus lointaines. Elle nous fait citoyens de la terre et ne nous permet pas de nous considérer comme des exilés ici-bas qui n’auraient pas de soins plus pressants que de remonter au lieu de leur céleste origine ; elle dirige tous nos efforts vers le perfectionnement de notre condition, nous ayant définitivement appris la valeur relative des améliorations qui se produisent sous son influence protectrice. Au premier rang est l’amélioration morale ; une qualité acquise ou développée importe plus au bonheur commun que les plus riches acquisitions dans un domaine inférieur. Au deuxième rang est l’amélioration physique du corps : plus de santé est un bienfait bien au dessus de plus de richesses. Enfin, au dernier rang, quoique le fondement de tout le reste, est l’accumulation des biens matériels que les générations se transmettent. Tout cela s’opère sous la direction continue de l’intelligence, qui, seule, est auteur de toute puissance, aussi bien sur l’homme intérieur que sur les choses extérieures.

En un monde matériel dont les lois sourdes et inexorables font et défont à jamais les choses, nous n’avons pas d’autre médiateur que l’Humanité. Elle s’interpose, et, à la faveur de sa longue durée dans le temps, de sa puissance dans l’espace, de son génie qui se développe, de sa bonté qui devient plus active, notre situation reçoit des amendements séculaires qui font le charme des vivants et la gloire des morts. Quelque réguliers que soient les phénomènes dont l’ensemble cosmique est le théâtre, cependant ils sont modifiables les uns par les autres, et d’autant plus qu’ils sont plus compliqués. Là est la source de tout pouvoir sur la nature. Que peut l’individu contre les forces qui déterminent tout : les mouvements mécaniques, les effets physiques, les combinaisons chimiques et les organisations vivantes ? Rien, pour ainsi dire, rien que la plus brute protection de son existence. Mais, au fur et à mesure que le temps s’ajoute au temps, et les générations aux générations, l’Humanité, d’abord faible et latente, accumule peu à peu ses trésors, embellit la vie, éclaire les sociétés, cultive et assainit le globe terrestre, jusqu’à ce qu’enfin, se dégageant des derniers voiles, elle vienne apprendre aux hommes ce qu’elle est, et comment il faut la servir en esprit et en vérité.

Et de fait, ce n’est pas tout d’abord, il s’en faut, que cette image pût apparaître resplendissante ; une longue préparation fut nécessaire ; beaucoup de siècles, des circonstances favorables, des hommes de génie, et, si je puis m’exprimer ainsi, des nations de génie (car il en est évidemment de telles) concoururent à cette évolution définitive. Une révélation perpétuelle et croissante s’étend parmi les hommes, non pas au hasard, mais d’après des conditions déterminées, qui sont celles du monde physique d’abord, puis du monde organique et vivant, et enfin de la race humaine dans sa tradition corporelle et spirituelle.

Ces conditions ainsi graduées sont la science, ou, pour mieux dire, le couronnement de la science, et son épanouissement en un fruit nouveau, en un suprême idéal. Avant la décisive conception de M. Comte, il n’était aucun savant qui, interrogé sur la coordination des sciences ou, en d’autres termes, sur la vue générale de l’ensemble, fût en état de répondre ; et ceux qui l’essayaient augmentaient seulement les ténèbres. Aujourd’hui, pourvus d’une notion dont la simplicité fait la grandeur, nous les disciples, nous répondons que tous les phénomènes que présentent le monde inorganique aussi bien que le monde organique, sont subordonnés les uns aux autres, les moins généraux qui sont en même temps les plus compliqués dépendant nécessairement des plus généraux qui sont en même temps les moins compliqués. Ceci contient toute une rénovation de la science contemporaine. Ainsi les nombres et les formes, c’est-à-dire les mathématiques, sont ce qu’il y a de plus général, aucun phénomène ne pouvant se concevoir sans ces deux espèces ; par une compensation nécessaire, c’est ce qu’il y a de plus simple. Aussi est-ce par là que l’esprit humain a débuté dans sa recherche ; la mathématique est le berceau du savoir humain, où il a grandi, se fortifiant dans ces combinaisons pour lesquelles peu de données suffisaient encore. Des formes et des nombres on s’élève aux phénomènes astronomiques, immensité où l’œil et la pensée s’égarent sans autre limite que leur propre faiblesse, et où la terre n’est plus qu’un atome emporté dans l’espace : la première culture de l’astronomie se perd dans la nuit des temps ; et, longtemps avant qu’il y eût sur rien autre aucune théorie, les philosophes grecs avaient déjà ébauché des systèmes géométriques, représentation approximative des phénomènes observés. Quand, redescendant sur la terre, on y observe la pesanteur, le jeu de la chaleur, de la lumière, de l’électricité et des sons, alors s’ouvre un domaine infiniment plus particulier et subordonné aux conditions plus générales de l’ensemble cosmique ; on sait combien tard la physique est venue à quelque élaboration. Au-dessous des forces physiques se rangent ces forces encore plus particulières qu’on appelle chimiques et qui règlent les combinaisons et décombinaisons moléculaires ; la chimie aussi, malgré sa longue préparation alchimique, n’a pris la consistance théorique que depuis un siècle environ. Comme dans les corps vivants, végétaux et animaux, il n’y a point de phénomène de nutrition qui ne soit un phénomène chimique, il s’ensuit que toute biologie est impossible, tant que la chimie n’a pas, elle, établi ses propres lois ; c’est ce qui fait que la biologie, quoique si ancienne, puisqu’elle fut cultivée dès une haute antiquité par les philosophes et médecins grecs, est cependant une création récente qui ne date guère que de la fin du siècle dernier ; jusque-là on n’avait que des rudiments sans qu’il fût possible soit d’embrasser la science entière, soit, ce qui n’est pas moins essentiel, de la coordonner parmi les autres. Le même échelonnement se montre pour l’histoire ou sociologie, qui termine la série ; en y montant on passe par la connaissance de la nature vivante en général et de la nature humaine en particulier ; l’homme collectif ne peut être étudié qu’après l’étude préalable de l’homme individuel. Ainsi se déroule la coordination du savoir qui embrasse tout, les nombres et les formes, la terre et les astres, les forces physiques et les forces vivantes.

Voilà le développement abstrait. À côté faisons figurer le développement concret ou suite de l’histoire politique, en quelques mots seulement qui n’ont d’autre but que de susciter la réflexion du lecteur et de le mettre sur cette voie. On peut prendre sans erreur considérable les populations sauvages clair-semées sur la surface du globe comme nous représentant les aïeux des nations antiques dont la civilisation fut le berceau de la nôtre. Ceci est la civilisation anté-historique, conjecturale il est vrai, et qu’on ne parviendra jamais à restituer telle qu’elle fut, mais réelle dans ses linéaments abstraits, puisqu’il est vrai que les facultés de la nature humaine sont toujours fondamentalement les mêmes.

De là on arrive aux théocraties de l’Égypte et de l’Inde ; ceci est la civilisation historique à son premier âge. Dans une époque plus avancée, les polythéismes sont en proie à un travail intérieur dont émanent le monothéisme en Judée, le magisme dans l’Asie centrale et le bouddhisme dans l’Inde. Durant cette période polythéistique, les arts industriels se développent, les inventions utiles se font, l’écriture se crée, les sociétés deviennent puissantes, assez pour ne recevoir qu’un dommage passager de l’invasion des barbares, qui d’ailleurs couvrent le reste de la terre. Un peu de science commence à poindre : arithmétique, géométrie, astronomie ; le système des mesures, qui a régné dans le monde jusqu’au système métrique fondé il y a quelques années sur les dimensions de la terre, est créé et propagé. Un développement plus actif et plus rapide se manifeste quand le flambeau de la civilisation passe entre les mains des Grecs. La science, les lettres, les beaux-arts, la philosophie, la morale, jettent un éclat merveilleux dont la splendeur est ineffaçable. Mais bientôt tout s’abîme ; ni les institutions religieuses, ni les institutions politiques ne peuvent résister à la critique dissolvante de la métaphysique. En vain Rome avec son puissant génie de conquête et d’organisation prend la direction des choses, elle-même tombe dans la fournaise qui consume tout l’ancien monde ; les hommes d’État signalent le mal sans pouvoir le guérir ; et son office, office immense, se borne à agrandir le domaine de la civilisation, à y absorber de grandes nations situées au Nord, et à faire reculer la barbarie jusqu’au delà du Rhin et aux confins de la Germanie. Le monothéisme judaïque, transformé, transforme à son tour la société vieillie. Une morale plus générale et plus pénétrante s’étend sur la terre ; la hiérarchie féodale se fonde, et, instituant le servage, élimine définitivement l’esclavage. L’industrialisme prend une extension considérable ; d’heureuses découvertes, d’heureuses applications agrandissent immensément les ressources communes. La civilisation chrétienne pénètre jusque dans les profondeurs les plus inaccessibles du Nord, là d’où les Césars virent arriver leur ruine, là où Charlemagne lui-même n’avait pu porter ses armes victorieuses ; et le moyen âge prépare dignement l’âge moderne. Mais à quel prix ? au prix d’une révolution qui dure encore. Le monothéisme, qui avait imposé silence aux libres penseurs nés au sein du polythéisme, n’eut pas la même puissance contre ceux qui naquirent en son propre sein. Aussi, après le grand signal donné par la Réformation, qui brisa définitivement l’autorité spirituelle, les dissidences religieuses et les troubles politiques agitent périodiquement l’Occident. Plus on s’avance vers le temps actuel, plus le tumulte croît. La situation de la transition entre le monde antique et le monde du moyen âge se reproduit. Les efforts de restauration sont impuissants ; la révolution pénètre de jour en jour plus avant et rend la reconstitution de l’ordre ancien plus impossible. En même temps, ce qui est la compensation de l’anarchie croissante, l’industrie prend la prépondérance et éloigne la guerre ; les sciences se développent avec une rapidité merveilleuse ; et l’homme, en présence de ce grand spectacle, effrayé des ruines qui s’accumulent, ravi des lumières qui rayonnent, est suspendu entre la crainte et l’enthousiasme, s’abandonnant tantôt aux regrets rétrogrades, tantôt aux entraînements de l’avenir.

C’est de la sorte que parallèlement au développement scientifique a marché le développement historique ou social, ou plutôt ils n’en font qu’un, s’aidant mutuellement et se servant tour à tour de marchepied et d’échelon. De la sorte aussi est nettement marqué le sens de cette évolution. Nul ne peut contester le progrès incessant du savoir ; de quelque côté qu’on porte les yeux, la science moderne dépasse la science antique. Là se mesure sans erreur l’essor successif des générations ; à proportion aussi, l’homme individuel se sent plus dépendant de l’Humanité ; il l’embrasse dans une plus grande portion, soit du temps, soit de l’espace ; il reçoit une plus large part de cette influence collective qui à la fois illumine, moralise et sanctifie, jusqu’à ce qu’enfin, toutes les limites particulières de siècle et de nation se dissipant, on n’aperçoit que l’Humanité immense qui, depuis l’origine de l’histoire, grandit pour nous faire grandir, se perfectionne pour nous perfectionner, et épanche d’une source toujours plus abondante le bon et le beau, l’utile et le vrai.

L’histoire donc a révélé l’Humanité ; et maintenant, à son tour, l’Humanité nous montre ce qu’est l’histoire. Au moment même où cette grande lumière commence à se répandre parmi les hommes, commence aussi un nouveau sentiment, un nouvel amour qui fut ignoré des aïeux. Comme on voit, ce n’est pas une coïncidence fortuite. L’homme porte inné l’amour d’abord de sa tribu, puis de sa patrie, enfin de l’Humanité. Je me hâte en ces idées sommaires ; mais j’engage ceux qui réfléchissent aux problèmes historiques et sociaux à comparer ensemble, dans les mobiles et dans les effets, l’amour de l’Humanité et l’amour de la patrie ; ce sont deux sentiments qui s’échelonnent, et, historiquement, se supposent ; l’Humanité étant l’immense, éternelle et définitive patrie de tous les hommes. Et déjà, comme le souffle du matin qui précède le soleil, un esprit de justice et de charité, surtout dans les pays libres, se fait sentir ; une vie nouvelle commence à prévaloir ; l’aurore de mœurs nouvelles, de nouvelles opinions religieuses et politiques s’aperçoit de tous les côtés de l’horizon.

Je n’ai pas besoin de m’arrêter à faire voir que l’origine des choses ainsi que la fin, ou destination, sont complètement en dehors de toute recherche humaine. Nous ne savons ni ne saurons jamais rien sur ces problèmes désormais stériles qui font le fondement des théologies et qu’agitent les écoles métaphysiques : la création du monde au sein du néant ou son éternité, non plus que le but de l’existence soit de l’univers en général, soit en particulier des êtres vivants. Je dis désormais stérile, car on se méprendrait sur ma pensée si l’on supposait que j’accuse de stérilité ces spéculations dans les temps passés. Il fut dans l’histoire une période où elles étaient naturelles, inévitables, fécondes. Elles servaient de premier fondement, d’hypothèse spontanée, sur laquelle les notions primitives s’acquéraient peu à peu et par le labeur le plus soutenu. L’expérience est venue montrer les limites de l’esprit humain, comme les limites physiques du monde qu’il habite ; et de cette critique, la meilleure de toutes, à laquelle les siècles soumettent les idées, il est ressorti qu’aucune base ne nous permettait de nous élever aux questions d’origine et de fin. Mais, en détruisant ainsi les conceptions provisoires, l’histoire a, d’un autre côté, révélé peu à peu la compensation qui sera le partage des générations à venir. Entre cette origine inconnue et cette fin inconnue, double ignorance qui nous laisserait sans lumière spirituelle, sans joie profonde, sans attachement infini, vient se placer l’Humanité, qui nous arrache à notre triste et desséchante personnalité et nous ouvre un nouveau sanctuaire.

Par ce peu que je viens de dire, le dogme apparaît déjà en ses linéaments essentiels ; c’est, au fond, l’histoire de l’Humanité : comment l’Humanité, sommet et couronnement de l’organisation vivante, est soumise aux lois qui règlent cette organisation ; comment à son tour l’ensemble de la vie est dépendant de l’ensemble des phénomènes chimiques et physiques qui gouvernent le monde matériel ; comment ce globe lui-même fait partie d’un système plus considérable, soleil, planètes et comètes, qui, à son tour, est confondu dans la foule innombrable des étoiles ; comment, ainsi posée, faible et ignorante, en ce monde, qui est assez favorable pour lui permettre de vivre et de grandir et assez hostile pour la menacer de toute part, elle se fortifie et finit par porter dans l’obscurité des choses la lumière qui est en son esprit, et reconnaître l’identité de la vérité qui est en elle et de celle qui est dans l’extérieur, de la vérité subjective et objective ; comment, usant habilement de la perturbation dont les phénomènes divers sont susceptibles, elle en profite pour améliorer sa position matérielle, et, ce qui est prédominant, s’améliorer elle-même ; comment sa providence maternelle se donne gratuitement à tout homme qui vient dans le monde ; comment aussi chacun de nous est tenu, en retour, de la servir afin qu’elle reçoive de ses enfants de quoi accroître incessamment sa grandeur, sa gloire et sa sainteté.

Le dogme, on le voit, absorbe la philosophie ; c’est en effet la consommation finale, celle qui est à désirer. Rien n’est de plus mauvais augure pour la situation mentale de l’individu et pour la situation générale de la société que la dissidence inconciliable entre le dogme et la philosophie. Dans toutes les époques organiques qui ont précédé, la philosophie fut retenue au giron. Dans les époques critiques, alors que les anciens récits sacrés ne sont plus d’accord avec les lumières acquises, la philosophie, sous le nom de métaphysique, prend son département à elle et traite, de son propre point de vue, les questions communes. De là les déchirements. Ici il n’y a point de philosophie en dehors du dogme ; car il n’y a point de dogme en dehors de la science positive. Celle-ci est le fondement, l’autre est le couronnement

Au dogme tient de très près l’éducation ; ce n’est que la même question considérée par un autre côté. Accommodé de manière à se graduer et à s’enseigner depuis l’enfance jusqu’à la jeunesse, le dogme se fait enseignement. Le malheur inévitable des temps révolutionnaires, c’est que la religion et l’enseignement sont deux choses distinctes profondément ; plus même les temps marchent, plus la dissidence s’élargit, devenant enfin tout à fait inconciliable. L’enseignement a beau se faire petit, il ne peut échapper à la difficulté de la situation qu’a créée le développement successif de l’histoire. S’il est purement littéraire, il ne manque pas d’être pénétré de notions métaphysiques qui se sont infiltrées dans les livres, dans les habitudes, dans les croyances de la société ; notions qui parlent de principes indépendants et toujours mal subordonnés. S’il est scientifique, c’est encore bien pis ; alors la subordination est impossible, et ce sont, au contraire, les récits théologiques que l’on soumet à toutes sortes de transactions afin qu’ils ne choquent pas des acquisitions devenues le patrimoine et la vraie croyance de la société moderne. Singulier état, qu’on me permette de le remarquer en passant, que celui d’une époque où la même tête, instruite à des écoles divergentes, renferme, tant bien que mal, des idées que rien ne peut concilier ! Ce n’est pas tout ; par un autre côté, l’enseignement, tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une émanation plus ou moins modifiée de celui du moyen âge, enferme en soi une autre cause non moins funeste de dissolution ; il n’est pas universel. Et voyez, c’est par une même condition qu’il est à la fois et particulier et distinct de la religion ; car, s’il n’en était pas distinct, il serait universel comme elle. Or, le mal est grand d’avoir, comme on a, un enseignement multiple, l’un pour les classes supérieures et l’autre pour les classes inférieures de la société. À côté d’une distinction naturelle, inévitable, qui dépend des fonctions de chacun dans l’ordre social, on en crée ainsi une autre artificielle, évitable, qui dépend d’une répartition arbitraire d’un certain savoir ; on crée une double ignorance, une supérieure qui ne sait pas ce que c’est que la vie nécessairement laborieuse ; l’autre inférieure, qui ne sait pas comment se comporte le rôle des classes dirigeantes. Or, comme l’a dit avec profondeur, Royer-Collard, l’ordre est en péril tant qu’il est un mystère.

À qui pèsera et développera en son esprit ce que je viens de dire avec tant de brièveté dans cette Préface, il apparaîtra qu’une si complète réforme, qui rend un même enseignement commun à toutes les classes, est solidaire d’une nouvelle croyance ; seule, cette croyance associera à l’œuvre d’éducation tant de forces aujourd’hui dispersées. Et d’ailleurs, où trouverait-on, en dehors d’elle, rien qui puisse constituer le fond où l’on bâtisse, c’est-à-dire le fond où l’on enseigne ? Si l’on s’en écarte, on retombe nécessairement dans les dissidences interminables qui ont amené la perturbation moderne, et dont tout s’efforce de sortir ; on retombe dans ce dilemme insoluble d’un système général qui n’est pas compatible avec les sciences particulières, et de sciences particulières qui ne pourront que miner le système général sans le remplacer. Mais sitôt qu’on a entrevu le point culminant, couronnement du savoir et de l’histoire, alors les choses se concilient, s’apaisent, se règlent ; car le dogme se confond avec la conception de l’ensemble, ensemble qui, d’un autre côté, forme, en sa systématisation, le tout du savoir humain. Là est l’égalité vainement cherchée et singulièrement subversive en l’ordre politique, si désirable et si salutaire en l’ordre intellectuel. Dans les péripéties dont l’instabilité des esprits menace l’Europe jusqu’à la clôture de l’ère révolutionnaire, on peut être sûr de ceci : c’est que moins on aura tendu vers l’égalité intellectuelle, plus aussi on aura aggravé les tendances vers l’égalité matérielle, qui troublent les classes inférieures et créent de si sérieux dangers. Ce sont deux plateaux d’une balance : quand l’un s’élève, l’autre s’abaisse ; si bien qu’enfin, l’égalité d’éducation étant établie sous le régime définitif, une nouvelle période organique commencera pour les populations d’élite, s’étendant de là peu à peu à celles qui les suivent sur les degrés de la civilisation.

Il faudrait un livre pour exposer l’enseignement tel qu’il résulte de la nouvelle croyance. Mais ici un mot suffit. En disant ce qu’était le dogme, j’ai dit ce qu’était le fond de l’enseignement. Il doit conduire par degrés l’élève depuis les notions les plus simples jusqu’aux plus composées, c’est-à-dire depuis celles qui sont relatives aux mathématiques jusqu’à celles qui sont relatives à l’histoire, ou sociologie. L’expérience montrera dans quelle mesure, en combien d’années tout cela doit être distribué. Mais la coordination est donnée d’elle-même, et l’esprit individuel ne peut suivre une autre marche que l’esprit collectif, recevant ainsi tout condensé ce qui est le produit du labeur et du génie accumulés de siècle en siècle ; apprenant la résignation et la reconnaissance : la résignation, puisque son instruction lui fait toucher au doigt et à l’œil toutes les nécessités physiques, organiques et sociales qui pèsent sur l’homme ; la reconnaissance pour l’Humanité qui lui en allège le poids ; sachant désormais, en tant que personnalité active du milieu où il vit, que tout se dispose pour l’amélioration de la condition commune, et que les forces de la société n’ont plus d’autre but ; puisant enfin dans cette conscience éclairée qu’il acquiert, dans cette lumière dont on l’entoure, la sérénité du bonheur réel.

La communauté croissante aura son culte. Ici rien ne manquera, ni la splendeur de la légende qui est l’histoire réelle elle-même, ni la fécondité inépuisable des enseignements moraux qui seront puisés à ce développement salutaire de l’Humanité.

À toute organisation dans l’ordre intellectuel et moral correspond une organisation dans l’ordre social. Ainsi les anciennes théocraties avec les castes ; ainsi l’antiquité gréco-romaine avec l’esclavage ; ainsi le moyen âge avec la féodalité ; ainsi l’ère moderne avec sa révolution continue, rendent témoignage de la correspondance qui s’établit. De la même façon un nouveau régime s’intronisera dans l’avenir ; et l’on en peut dès à présent apercevoir les linéaments principaux : Un pouvoir spirituel, pleinement indépendant du pouvoir temporel, la paix et le règne de l’industrie.

Les germes sont jetés. Le temps, qui est tant pour les individus, n’est rien pour ces longues évolutions qui s’accomplissent dans la destinée de l’Humanité. Mais déjà, du sein de la vie individuelle, il est permis de s’associer à cet avenir, de travailler à le préparer ; de devenir ainsi, par la pensée et par le cœur, membre de la société éternelle, et de trouver en cette association profonde, malgré les anarchies contemporaines et les découragements, la foi qui soutient, l’ardeur qui vivifie, et l’intime satisfaction de se confondre sciemment avec cette grande existence, satisfaction qui est le terme de la béatitude humaine.


Paris, mai 1853.

É. LITTRÉ.
  1. T. II, p. 755.