Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/05

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CHAPITRE V.

Qui contient le récit complet de l’installation du nouvel élève de M. Pecksniff dans le sein de la famille de M. Pecksniff ; avec toutes les réjouissances qui eurent lieu à cette occasion, et la grande allégresse de M. Pinch.


Le plus vertueux des architectes et des arpenteurs possédait un cheval, auquel les ennemis déjà mentionnés plus d’une fois dans ces pages prétendaient trouver une ressemblance fantastique avec son maître, non pas précisément au physique, car c’était un cheval étique, sauvage, avec un maigre picotin pour régime : ce n’était pas comme M. Pecksniff ; mais au moral, parce que, disait-on, il promettait plus qu’il ne tenait. Il était toujours, en quelque sorte, sur le point d’aller, et n’allait jamais. Dans son pas de route le plus lambin, il n’en levait pas moins de temps en temps si haut les jambes, et simulait tant d’ardeur, qu’on n’aurait pu s’imaginer qu’il fît moins de quatorze milles à l’heure ; et il était si enchanté lui-même de sa célérité, et paraissait si peu craindre la concurrence des plus habiles coureurs, qu’on avait toutes les peines du monde à ne pas se laisser prendre à cette illusion. C’était une espèce d’animal à mettre au cœur des étrangers un vif rayon d’espérance, mais à remplir du plus triste découragement ceux qui pouvaient le connaître. Sous quel rapport, avec ces traits de caractère, pouvait-on raisonnablement le mettre en parallèle avec son maître ? C’est ce que peuvent expliquer seuls les ennemis de cet excellent homme. Mais enfin, il n’est, hélas ! que trop vrai de dire (quel déplorable exemple du peu de charité de ce monde !) qu’ils avaient fait cette comparaison.

Par une belle matinée de gelée, toutes les pensées et toutes les aspirations de M. Pinch se concentraient sur ce cheval et sur le véhicule à capote auquel l’animal était habituellement attelé (espèce de cabriolet à gros ventre) ; c’est en effet dans ce galant équipage qu’il se rendait seul à Salisbury pour y chercher le nouvel élève et le ramener triomphalement au logis.

« Sois béni dans ton cœur simple, ô Tom Pinch ! Avec quelle fierté tu as boutonné cette redingote étriquée que depuis tant d’années on a si mal nommée une grande redingote ; avec quelle candeur tu as invité à voix haute et gaie Sam le valet d’écurie à ne pas lâcher encore le cheval, comme si tu pensais que ce quadrupède eût envie de partir, et que cela lui fût si facile quand il en aurait envie ! Qui réprimerait un sourire d’affection pour toi, Tom Pinch, et non d’ironie, pour les frais que tu viens de faire ? car c’est bien assez d’être pauvre, Dieu le sait, en pensant que le grand jour de fête qui s’ouvre devant toi t’a inspiré tant d’ardeur et de feu que tu laisses, sans y goûter le moins du monde, sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, ce grand cruchon blanc préparé de tes propres mains la nuit dernière, afin que le déjeuner ne te mît pas en retard, et que tu as posé sur le siége à côté de toi une croûte à casser en route quand l’excès de ta joie te laissera plus calme ! Va, mon brave garçon, pars heureux : fais d’une âme tendre et reconnaissante un signe d’adieu à Pecksniff, là-bas en bonnet de nuit, à la fenêtre de sa chambre ; va, nous t’accompagnerons tous de nos vœux. Que le ciel te protège, Tom ! heureux s’il te renvoyait d’ici pour toujours dans quelque lieu favorisé où tu pusses vivre en paix sans l’ombre de chagrin ! »

Quel meilleur temps pour courir, chevaucher, se promener, se mouvoir enfin de toute manière à l’air libre, qu’une piquante matinée de petite gelée, quand l’espérance circule joyeusement avec le sang vif et frais le long des veines, et tressaille dans tout notre être, de la tête aux pieds ? Ainsi commençait gaiement, pour le bon Tom, une de ces matinées d’hiver précoce, qui vous émoustillent. Ne me parlez pas, au prix de cela, de ces journées languissantes d’un été énervant (voilà ce qu’on dit quand on ne le tient plus), et fi de ce printemps inconstant avec lequel on ne sait jamais sur quel pied danser ! Les clochettes des moutons tintaient dans l’air vivifiant, comme si elles éprouvaient aussi sa bienfaisante influence ; les arbres, en guise de feuilles ou de boutons, secouaient sur le sol un givre congelé qui étincelait en tombant, et semblait, aux yeux de Tom, une poussière de diamants. À travers les cheminées des cottages, la fumée jaillissait en haut, bien haut, comme si la terre se trouvait trop belle maintenant pour se laisser souiller par une vapeur épaisse et lourde. La croûte de glace sur le ruisseau frémissant était transparente et si mince, que cette eau vive semblait s’être arrêtée d’elle-même (du moins Tom le crut-il dans sa joie), pour regarder à l’aise l’aimable et gracieuse matinée. Et, de peur que le soleil ne vînt rompre trop tôt ce charme, entre la terre et lui voltigeait un brouillard semblable à celui qui voile la lune pendant les nuits d’été, un brouillard caressant qui invitait le soleil à le dissiper doucement.

Tom Pinch avançait, pas bien vite, mais avec l’idée imaginative d’une locomotion rapide, ce qui revient au même ; et, à mesure qu’il avançait, toutes sortes d’objets s’offraient à lui pour le tenir heureux et content. Alors, quand il arriva à une certaine distance du tourniquet, il vit de loin la femme du péager qui, en ce moment, visitait un fourgon, rentrer à la hâte comme une folle dans sa petite maison, pour dire, car elle l’avait reconnu, que c’était M. Pinch qui venait. Et elle ne se trompait pas ; car, lorsqu’il fut à portée de la maison, les enfants du péager en sortirent vivement, criant en un petit chorus : « Monsieur Pinch ! » Jugez si Tom était content ! Le péager également, bien que ce fût en général un vilain monsieur qui n’était pas facile à manier, sortit lui-même pour recevoir l’argent et souhaiter son rude bonjour au voyageur ; et, quand celui-ci aperçut près de la porte le déjeuner de famille disposé sur une petite table ronde, devant le feu, la croûte qu’il avait emportée lui sembla prendre une saveur aussi délicieuse que si les fées lui avaient coupé une tranche de leur fameuse galette.

Mais ce n’était rien encore. Il n’y avait pas que les gens mariés et les enfants qui, sur son passage, vinssent souhaiter le bonjour à Tom Pinch. Non, non. Des yeux brillants, de blanches poitrines se montraient en toute hâte à plus d’une fenêtre, au fur et à mesure qu’il passait, pour échanger avec lui un salut : pas un de ces saluts froids et chiches, mais donnés et rendus au centuple, bonne mesure. Étaient-elles gaies, ces fillettes ! Comme elles riaient de bon cœur ! Quelques-unes même des plus folâtres lui envoyaient de loin un baiser lorsqu’il se retournait. On n’y regardait pas de si près avec ce pauvre M. Pinch. Il était si innocent !

Cependant la matinée était devenue si belle, tout était si gai, si éveillé à l’entour, que le soleil semblait dire, Tom croyait l’entendre : « Je n’ai pas envie de rester toujours comme ça ; il faut que je me montre ; » bientôt, en effet, il se déploya dans sa rayonnante majesté. Le brouillard, trop timide et trop délicat pour rester en si brillante compagnie, s’enfuit effarouché ; et, tandis qu’il disparaissait dans les airs, les collines, les coteaux, les pâturages, semés de paisibles moutons et de bruyants corbeaux, se déployèrent aussi radieux que s’ils s’étaient habillés tout battant neuf pour cette occasion. Le ruisseau, par imitation, ne voulut pas rester plus longtemps gelé, et se mit à courir vivement, à trois milles de là, pour en porter la nouvelle au moulin à eau.

M. Pinch marchait cahin-caha, rempli d’agréables pensées et sous l’influence de la plus belle humeur, quand il aperçut sur la route, devant lui, un voyageur à pied, qui cheminait dans la même direction d’un pas vif et léger, chantant d’une voix haute et claire, et pas trop mal, vraiment. C’était un jeune homme d’environ vingt-cinq à vingt-six ans. Il était vêtu d’une façon si libre et si dégagée, que les longs bouts de sa rouge cravate, négligemment nouée autour de son cou, flottaient aussi souvent par derrière que par devant ; et le bouquet de baies d’hiver qu’il portait à une des boutonnières de son habit de velours se balançait si bien de droite à gauche, que M. Pinch, en le regardant à l’envers, le voyait aussi clairement que si le pèlerin avait mis par mégarde son habit sens devant derrière. Le jeune homme continuait de chanter avec tant de force, qu’il n’entendit le bruit des roues qu’au moment même où elles furent presque sur son dos. Alors il tourna un visage original et une joyeuse paire d’yeux qu’il fixa sur M. Pinch, puis il s’arrêta aussitôt.

« Eh quoi ! Mark !… dit Tom Pinch, faisant halte. Qui se fût attendu à vous voir, ici ? En voilà une surprise ! »

Mark toucha le bord de son chapeau, et répondit, d’un ton qui contrastait tout à coup avec la vivacité de son allure, qu’il se rendait à Salisbury.

« Et puis, quel air égrillard ! dit M. Pinch, le considérant avec infiniment de plaisir. En vérité, je ne vous aurais pas cru à moitié si faraud, Mark !

— Je vous remercie, monsieur Pinch. Ça, c’est vrai que je ne dois pas être mal. Ce n’est pas ma faute, vous savez. Quant à être égrillard, c’est autre chose. »

Et ici il parut singulièrement s’assombrir.

« Comment ? demanda M. Pinch.

— Dame ! ça dépend des circonstances. On ne peut pas manquer d’être de bonne humeur et dans de bonnes dispositions, quand on est si bien vêtu. Il n’y a pas grand mérite à cela. Si j’étais déguenillé sans cesser d’être aussi jovial, alors je commencerais à trouver que ça n’est pas trop mal, monsieur Pinch.

— Ainsi vous chantiez tout à l’heure pour vous consoler d’être bien vêtu, Mark ? dit Pinch.

— Vous parlez toujours comme un livre, monsieur, répondit Mark avec un rire assez semblable à une grimace. Oui, vraiment, c’était pour cela.

— Eh bien ! s’écria Pinch, vous êtes, Mark, le plus étrange jeune homme que j’aie jamais connu. Il y a longtemps que je m’en doutais ; mais à présent, j’en suis tout à fait sûr. Je vais à Salisbury. Voulez-vous monter ? Je serai charmé de votre compagnie. »

Le jeune homme fit ses remercîments et accepta l’offre. Il monta aussitôt dans la voiture, où il s’assit sur le bord même du siége, la moitié du corps en dehors pour exprimer qu’il n’était là que par tolérance, et grâce à l’invitation polie de M. Pinch.

Chemin faisant, ils reprirent ainsi la conversation :

« J’avais dans l’idée, dit Pinch, en vous voyant si pimpant, que vous alliez vous marier, Mark.

— Eh bien, monsieur, j’y ai pensé aussi, répondit ce dernier. Il y aurait quelque mérite à être jovial avec une femme, surtout si elle était maussade et si les enfants avaient la rougeole. Mais j’ai une peur terrible d’en faire l’expérience, et je ne sais pas si ça m’irait.

— Vous n’aimez donc pas quelqu’un par hasard ? demanda Pinch.

— Non, pas particulièrement, monsieur, à ce que je peux croire.

— Mais, d’après votre manière de voir, Mark, dit M. Pinch, il me semble que cela ne vous irait déjà pas si mal d’épouser une femme que vous n’aimeriez pas et qui vous fût très-désagréable.

— En effet, monsieur ; mais ce serait peut-être pousser le principe un peu loin, n’est-il pas vrai ?

— C’est bien possible, » dit M. Pinch.

Et tous deux se mirent à rire de bon cœur.

« Dieu vous bénisse, monsieur ! reprit Mark. Vous ne me connaissez qu’à moitié, tout de même. Je ne pense pas qu’il existe au monde un individu qui pût aussi bien que moi, si j’attrapais seulement une chance, prendre le dessus, dans des circonstances qui rendraient d’autres hommes tout à fait malheureux. Mais c’est cette chance-là que je ne peux pas attraper. Je défie qui que ce soit de deviner la moitié de ce qu’il y a chez moi de ressources, à moins d’un hasard inattendu qui les révèle. Mais malheureusement je n’en suis pas là. Je m’en vais quitter le Dragon, monsieur.

— Vous allez quitter le Dragon ! s’écria M. Pinch, qui le considéra d’un air de profonde surprise. En vérité, Mark, vous me confondez !

— Oui, monsieur, répliqua Mark, embrassant du regard une longue étendue de chemin, comme un homme plongé dans une sérieuse méditation. Pourquoi resterais-je au Dragon ? Ce n’est pas du tout là la place qu’il me faut. Lorsque je quittai Londres (je suis né natif de Kent, tel que vous me voyez), et que je pris une position ici, je me dis que c’était bien le petit coin le plus triste et le plus écarté de toute l’Angleterre, et qu’il y aurait quelque mérite à rester jovial dans un semblable lieu. Mais, mon Dieu ! il n’est pas triste du tout, le Dragon ! Les quilles, la crosse, le palet, la boule, les chansons bachiques, les chœurs, la compagnie autour de la cheminée les soirs d’hiver, qui est-ce donc qui ne serait pas jovial au Dragon ? Il n’y a pas de mérite à ça.

— Mais si le bruit général n’est pas menteur, Mark, et je le crois d’après ce que j’ai vu, dit M. Pinch, vous êtes pour beaucoup dans cette gaieté, et c’est vous qui êtes le boute-en-train.

— Il peut bien y avoir quelque chose comme ça, monsieur, répondit Mark ; mais ce n’est point une consolation.

— En vérité ! murmura M. Pinch après un court silence, et d’un ton plus bas que de coutume. Je puis à peine en croire ce que vous me dites là. Mais que va devenir Mme Lupin, Mark ? »

Mark regarda fixement encore devant lui et plus loin encore, comme pour répondre qu’il ne supposait point que ce fût pour Mme Lupin un grand sujet de souci. Il y avait quantité de jeunes gaillards qui seraient bien aises d’avoir la place. Il en connaissait au moins une demi-douzaine.

« C’est possible, dit M. Pinch ; mais je ne suis pas du tout sûr que Mme Lupin soit bien aise de vous remplacer. Vrai, j’avais toujours supposé que Mme Lupin et vous, Mark, vous pourriez vous marier ensemble ; et chacun, autant que je puis croire, le supposait aussi.

— Jamais, répondit Mark avec un certain embarras, nous ne nous sommes rien dit, elle à moi ni moi à elle, qui ressemblât à de la galanterie ; mais je ne sais pas ce que j’aurais pu faire un de ces jours, ni ce qu’elle aurait pu me répondre. Eh bien, monsieur, cela ne m’eût pas convenu.

— Quoi ? d’être le maître du Dragon, Mark ? s’écria M. Pinch.

— Non, monsieur, certainement non, répondit l’autre, détournant son regard de l’horizon pour le reporter sur son compagnon de route. Ce serait la ruine d’un homme tel que moi. Si j’allais me poser, m’asseoir confortablement pour ma vie entière, on ne pourrait plus me reconnaître. Le beau mérite pour le maître du Dragon que d’être jovial ! Il ne pourrait s’empêcher de l’être, quand même il le voudrait.

— Mistress Lupin sait-elle que vous êtes parti avec l’intention de la quitter ? demanda M. Pinch.

— Je ne le lui ai pas encore déclaré, monsieur ; mais il le faut. Ce matin, je vais chercher quelque chose de nouveau et de convenable, ajouta le jeune homme en indiquant du geste la ville.

— Quelle espèce de chose ?

— Je songeais, répliqua Mark, à quelque chose comme l’état de fossoyeur.

— Bonté du ciel, Mark ! s’écria M. Pinch.

— C’est, dit Mark en secouant la tête d’un air capable, une sorte d’emploi qui n’a rien de bien relevé ; il y aurait un certain mérite à être jovial dans l’exercice de ces fonctions, à moins que les fossoyeurs n’aient l’habitude d’avoir cet humour-là, ce qui serait pour moi un mécompte. Vous ne sauriez pas me dire ce qu’il en est, monsieur, en général ?

— Non, dit M. Pinch. Je l’ignore. Je n’en ai pas la moindre idée.

— Dans le cas où cela ne tournerait pas comme on le voudrait, vous comprenez, dit Mark, réfléchissant de nouveau, il y a d’autres besognes. On peut essayer, oui… cela est assez lugubre. Il y aurait là quelque mérite. Entrer chez un fripier dans un quartier pauvre, ça ne serait peut-être pas mauvais. Un geôlier encore : ça voit de la misère en quantité. Le domestique d’un médecin n’est pas trop mal non plus : on est là en plein carnage. Et celui d’un huissier donc ! voilà un poste assez gentil naturellement. Un collecteur de taxes peut aussi, sous ce rapport, trouver ample matière à exercer sa sensibilité. Il y a un tas de commerces où je pourrai bien trouver mon affaire, à ce que je crois. »

M. Pinch avait entendu cette théorie avec une stupéfaction si profonde, qu’il ne pouvait plus qu’échanger de temps en temps un mot ou deux sur des sujets indifférents, tout en jetant des regards obliques sur le visage animé de son étrange ami, qui, du reste, ne paraissait pas seulement s’en douter, jusqu’au moment où ils atteignirent un certain coin de la route qui touchait aux faubourgs de la ville. Là, Mark lui manifesta le désir de descendre.

« Mais, Dieu me pardonne, dit M. Pinch, qui parmi ses observations avait découvert que le devant de la chemise de son compagnon n’était pas moins exposé à l’air que si l’on était au milieu de l’été, et servait de point de mire à chaque coup de vent, pourquoi ne portez-vous pas un gilet ?

— À quoi bon, monsieur, demanda Mark.

— À quoi bon ? Mais pour vous tenir la poitrine chaude.

— Dieu vous bénisse, monsieur !… s’écria le jeune homme ; vous ne me connaissez pas. Ma poitrine n’a pas besoin d’être chauffée. Et puis d’ailleurs, voyez donc ! qu’est-ce que je gagnerais à porter un gilet ? Une inflammation des poumons peut-être ! Par exemple, c’est ça qui aurait du mérite, d’être jovial avec une bonne inflammation de poitrine. »

Comme M. Pinch ne répondait pas autrement qu’en respirant avec effort, en ouvrant de grands yeux et secouant fortement la tête, Mark le remercia de sa complaisance, et, sans lui donner la peine d’arrêter, il sauta légèrement à terre. Puis il s’élança en avant, avec sa cravate rouge et son habit ouvert, jusqu’à une ruelle qui croisait la route. De temps en temps il se retournait pour faire un signe à M. Pinch avec un air de vrai sans-souci, de franc luron comme on n’en voit pas. Son compagnon tout pensif poursuivit son voyage jusqu’à Salisbury.

M. Pinch s’était laissé dire que Salisbury était une ville déplorable, un lieu de dissipation et de débauche. Après avoir fait dételer son cheval et averti le garçon d’écurie qu’il reviendrait dans une heure ou deux pour voir manger l’avoine à son bucéphale, il prit sa course errante le long des rues, avec l’idée vague qu’il allait avoir du plaisir à voir tous les mystères et les diableries dont elles devaient être pleines. Pour un homme d’habitudes aussi paisibles que les siennes, cette illusion trouvait un encouragement dans la circonstance particulière que c’était jour de marché, et que les rues voisines de la place où se tenait le marché étaient remplies de charrettes, de chevaux, d’ânes, de paniers, de chariots, de plantes potagères et autres objets de consommation, tels que tripes, pâtés, volailles et marchandises de regratterie, le tout des formes et de l’usage les plus variés. Il y avait là des fermiers, jeunes et vieux, avec leurs blouses, leurs paletots bruns, leurs pardessus de gros velours, leurs cache-nez de tricot rouge, leurs grandes guêtres de cuir, leurs chapeaux de haute forme, leurs fouets de chasse et leurs gros gourdins. Ils étaient réunis par groupes, s’entretenant à grand bruit sur la porte des tavernes, payant ou recevant le prix de leur bétail à l’aide de grands portefeuilles bien bourrés et si épais, qu’ils ne pouvaient les tirer de leur poche sans faire un effort apoplectique ni les remettre à leur place sans des spasmes nouveaux. Il y avait là aussi des femmes de fermiers, avec leurs chapeaux de castor et leurs robes rouges, montées sur des chevaux au poil bourru, purs de toute passion terrestre, allant à droite, à gauche, comme on les mène, bonnement, paisiblement, sans demander pourquoi : bêtes patientes et dociles, qu’on aurait pu laisser sans danger dans une boutique de porcelaines, avec un service de table complet à chacun de leurs sabots. Il y avait aussi bon nombre de chiens qui paraissaient prendre un vif intérêt aux opérations du marché et aux bénéfices de leurs maîtres ; en un mot, enfin, une Babel de langues, tant d’hommes que d’animaux.

M. Pinch contemplait avec infiniment de plaisir tous les objets exposés en vente. Il fut particulièrement frappé par la vue de la coutellerie ambulante ; il ne pouvait en détacher ses regards. Ce fut au point qu’il fit emplette d’un couteau de poche muni de sept lames, dont pas une seule ne coupait, à ce qu’il reconnut plus tard. Quand il eut suffisamment parcouru la place du Marché, et considéré les fermiers tranquillement installés à dîner, il s’en retourna revoir sa bête. Le brave cheval mangeait de tout son cœur. M. Pinch, tranquille sous ce rapport, s’éloigna de nouveau pour faire le tour de la ville et se régaler de la vue des devantures de magasins : il commença par stationner longtemps devant la Banque, cherchant de l’œil dans quelle direction pouvaient se trouver dans le sous-sol les cavernes où l’on gardait l’argent ; puis il se retourna pour regarder un ou deux jeunes gens qui passaient auprès de lui, et qu’il reconnut pour être des clercs d’avoués de la ville ; ils avaient à ses yeux une terrible importance, car c’étaient des gaillards qui avaient plus d’un tour dans leur gibecière : aussi tenaient-ils la tête fièrement haute.

Mais les boutiques !… D’abord, et avant tout, celles des joailliers, où s’étalaient tous les trésors de la terre, et où il y avait une telle quantité de grosses montres d’argent suspendues à chaque panneau, et si larges que, si elles ne marchaient pas en montres de première qualité, ce n’était certainement pas qu’elles pussent décemment se plaindre de manquer de place pour le mouvement. Franchement, elles étaient assez fortes et peut-être assez laides pour être excellentes, s’il est vrai que les plus laides sont, comme on dit, les meilleures. Aux yeux de M. Pinch, cependant, elles étaient plus petites que celles de Genève, et il ne put voir une montre énorme à répétition, qui avait par conséquent le rare privilège de sonner chaque quart d’heure dans le gousset de son heureux propriétaire, sans regretter ardemment de n’être pas assez riche pour en faire l’emplette.

Mais qu’est-ce que l’or, l’argent, les pierres précieuses et l’horlogerie, auprès des boutiques de librairie, d’où s’échappait une agréable odeur de papier fraîchement mis en presse, qui ravivait dans l’esprit de notre voyageur le souvenir de la grammaire toute neuve qu’il avait eue à l’école, il y avait longtemps de cela, et où il avait tracé en superbe écriture, sur la feuille volante, ces mots : Maître Pinch, institution de Grove-House ! Et cette senteur de cuir de Russie, et ces rayons de volumes rangés avec soin à l’intérieur, quel bonheur, rien que d’y penser ! À la montre s’étalaient, dans leur primeur, les ouvrages nouveaux venus de Londres, tout ouverts, avec le titre et parfois même la première page du premier chapitre en évidence, afin de tenter l’amateur imprudent qui, après avoir lu le commencement, et sans pouvoir tourner la page, poussé par un désir aveugle, se précipiterait dans le magasin pour y acheter le séducteur ! Le gracieux frontispice et l’élégante vignette indiquaient, comme les poteaux de poste placés à l’entrée des faubourgs des grandes villes, le riche fonds d’incidents contenu dans tel ou tel ouvrage. Il y avait encore une collection de livres offrant de graves portraits et des noms consacrés par le temps. M. Pinch, qui en connaissait bien le contenu, eût donné des trésors pour les avoir en bonne forme sur l’étroite planchette au-dessus de son lit, dans la maison de M. Pecksniff. Ah ! cette boutique était un vrai crève-cœur !

En voici une autre, moins tentante peut-être, mais encore bien attrayante. C’est là qu’on vendait des livres pour la jeunesse ; on y voyait le pauvre Robinson Crusoë, seul dans sa force, avec son chien et sa hache, sa coiffure en peau de chèvre et ses fusils de chasse, laissant tomber un regard calme sur le Robinson suisse et la foule des imitateurs dont il était entouré, et appelant M. Pinch en témoignage que, de toute cette aimable société, c’était lui qui avait su le mieux imprimer, sur le rivage de la mémoire enfantine, une empreinte de pied comme celle de Vendredi, dont pas un grain de sable ne s’effacerait sous les pas des générations naissantes. Il y avait aussi les Contes Persans avec des coffres qui volent, et des savants qui, pour mieux se livrer à l’étude de livres enchantés, sont enfermés de longues années dans des souterrains ; il y avait là encore Abudah, le négociant, avec la terrible petite vieille sortant d’une boîte dans sa chambre à coucher ; là encore le grand talisman, les Mille et une Nuits merveilleuses avec Cassim Baba coupé en quatre, et suspendu tout sanglant dans la caverne des quarante voleurs. Ces incomparables prodiges, frappant d’un éblouissement subit l’esprit de M. Pinch, y frottèrent si bien le fameux talisman de la Lampe merveilleuse, qu’au moment où notre curieux se retourna vers la rue animée, il crut voir autour de lui tout un cercle de lutins, qui n’attendaient qu’un signe de sa main pour exécuter ses ordres, et raviva dans sa mémoire les lectures de son enfance, temps heureux où il n’était pas encore entré dans l’ère de Pecksniff.

Les boutiques d’apothicaire lui offraient moins d’intérêt, avec leurs grands bocaux éblouissants qui étincelaient de mille couleurs brillantes jusqu’au bout même de leurs bouchons, avec leur agréable compromis entre la médecine et la parfumerie, sous forme de pastilles contre les maux de dents et de miel virginal. Il ne fit pas non plus la moindre attention, jamais du reste il n’y avait pris garde, aux boutiques de tailleurs, où l’on voyait pendre les gilets à la dernière mode de la capitale, gilets magiques, qui, par une transformation merveilleuse, faisaient toujours dans l’étalage un effet prodigieux, tandis qu’une fois achetés et sur le dos de la pratique, ils ne ressemblaient plus à rien. Mais il s’arrêta pour lire l’affiche du théâtre, et il entrevit le couloir d’entrée avec une sorte de terreur qui ne fit que redoubler, quand un gentleman blême, avec de longs cheveux noirs, en sortit précipitamment pour intimer l’ordre à un garçon de courir chez lui et de lui rapporter son sabre. M. Pinch, en entendant ces paroles sinistres, resta cloué au sol, et il y fût demeuré jusqu’à la nuit, n’était que la cloche de la vieille cathédrale commença à sonner pour le service du soir. Sur quoi, il s’éloigna.

Or, l’auxiliaire de l’organiste était un ami de M. Pinch ; heureuse circonstance, car c’était aussi un homme très-paisible, très-doux, qui à l’école avait été, comme Tom, une sorte de garçon un peu rococo, mais fort aimé, malgré cela, de leurs bruyants camarades. Par une heureuse chance (Tom disait toujours qu’il avait de la chance), il arriva que l’auxiliaire était seul de service cette après-midi, et que Tom ne trouva que lui dans la tribune poudreuse de l’orgue. Ainsi, tandis qu’il jouait, Tom lui servait au soufflet ; et, le service terminé, Tom lui-même prit l’orgue en main. L’ombre descendait, et la lumière orangée qui, à travers les fenêtres antiques, se projetait dans le chœur, était mêlée d’une teinte de rouge sombre. Pendant que les sonores arpèges résonnaient au sein de l’église, Tom croyait les entendre réveiller un écho dans la profondeur des plus anciennes tombes, comme dans le plus intime mystère de son propre cœur. De grandes pensées, de grandes espérances, se pressaient dans son esprit en même temps que la brillante harmonie vibrait dans l’air : surtout il revoyait toujours, plus graves peut-être et plus solennelles, mais avec leur caractère reconnaissable, toutes les images qui lui avaient passé sous les yeux depuis le matin jusqu’aux frais souvenirs de son enfance. Le sentiment qu’éveillaient les sons, en se prolongeant, embrassait en quelque sorte toute sa vie et tout son être ; et, à mesure que les réalités de pierre, de bois et de verre dont il était environné, devenaient de plus en plus sombres, à cette heure crépusculaire, ses visions, au contraire, devenaient de plus en plus brillantes : si bien qu’il eût oublié le nouvel élève et le maître qui l’attendaient, et serait resté là peut-être jusqu’à minuit, dans l’expansion et l’extase de son cœur, si le vieux bedeau, plus terre à terre, ne fût venu lui rappeler la nécessité où il était de mettre la cathédrale sous clef. M. Pinch prit donc congé de son ami avec bien des remercîments, s’orienta du mieux qu’il put à travers les rues maintenant éclairées par le gaz, et courut en toute hâte chercher son dîner.

C’était le moment où les fermiers regagnaient leur demeure sur leur bidet. Il n’y avait personne dans le parloir sablé de la taverne où M. Pinch avait laissé son cheval. Il eut donc la jouissance de voir sa petite table tirée tout près du feu, et de trouver à s’exercer sur un bifteck cuit à point avec des pommes de terre qu’il savoura de tout son appétit. Devant lui aussi était posé un cruchon de fameuse bière du Wiltshire ; l’effet de ce gala fut si puissant, que M. Pinch était de temps en temps obligé de poser son couteau et sa fourchette pour se frotter les mains et ruminer son bonheur. Sur ces entrefaites, le fromage et le céleri firent leur entrée. M. Pinch avait tiré un livre de sa poche et ne livrait plus que de légères escarmouches aux comestibles ; tantôt grignotant un morceau, tantôt humant un petit coup, tantôt lisant une demi-page, tantôt s’arrêtant pour se demander quelle sorte de jeune homme ce pouvait être que le nouvel élève. Il venait justement d’approfondir cette question, et il s’était enfoncé de nouveau dans sa lecture quand la porte s’ouvrit. Un autre consommateur entra, traînant après lui un tel tourbillon d’air glacé, qu’on put croire tout d’abord que son apparition venait d’éteindre le feu dans l’âtre.

« Une rude gelée ce soir, monsieur ! dit le nouveau venu, remerciant courtoisement M. Pinch, qui avait écarté sa petite table afin de lui faire place. Ne vous dérangez pas, je vous prie. »

Bien qu’en parlant ainsi il eût témoigné les plus grands égards pour le confort de M. Pinch, il n’en tira pas moins jusqu’au centre du foyer une des chaises de cuir à boutons dorés pour s’asseoir juste en face du feu, les pieds posés en l’air de chaque côté de la cheminée.

« Mes pieds sont tout engourdis. Ah ! quel froid pénétrant !

— Vous êtes resté peut-être longtemps au grand air ? dit M. Pinch.

— Toute la journée, et sur une impériale encore !

— Voilà donc pourquoi il a gelé la salle en entrant, se dit M. Pinch. Le pauvre garçon, comme il doit être glacé ! »

Cependant l’étranger était devenu pensif. Il s’assit et resta cinq ou six minutes à contempler le feu en silence. Enfin, il se leva et se débarrassa de son châle et de son grand pardessus qui, tout différent de celui de M. Pinch, était bien chaud et bien épais ; mais il ne devint pas d’un iota plus causeur hors de son pardessus que dedans ; il se remit à la même place, dans la même attitude, et, s’appuyant sur le dossier de sa chaise, il commença à se ronger les ongles.

Il était jeune, vingt et un ans peut-être, et beau ; ses yeux noirs étaient pleins d’éclat ; sa physionomie et ses manières offraient une vivacité dont le contraste fit faire à M. Pinch un retour sur lui-même et le rendit plus timide que jamais.

Il y avait dans la salle un cadran que l’étranger interrogeait fréquemment du regard. Tom le consultait souvent aussi, soit par une sympathie nerveuse avec son taciturne voisin, soit parce que le nouveau pensionnaire devait venir le demander à six heures et demie, et que les aiguilles n’en étaient pas loin. Chaque fois que l’étranger avait remarqué qu’il portait comme lui les yeux sur ce cadran. Tom éprouvait une sorte d’embarras, comme s’il était pris en flagrant délit, et c’est sans doute en le voyant si mal à l’aise que le jeune homme lui dit avec un sourire :

« Il paraît que nous avons tous deux un rendez-vous à heure fixe. Le fait est que je dois rencontrer ici un gentleman.

— Moi de même, dit Pinch.

— À six heures et demie, dit l’étranger.

— À six heures et demie, » répéta aussitôt Pinch.

Sur quoi, l’autre le considéra d’un air de surprise.

« Le jeune gentleman que j’attends, dit timidement Tom, devait à cette heure-là demander une personne du nom de Pinch.

— Tiens ! s’écria l’autre en bondissant. Et moi qui vous ai caché le feu tout le temps ! Je ne me doutais guère que vous fussiez M. Pinch. Je suis le M. Martin que vous veniez chercher. Excusez-moi, je vous prie. Comment vous portez-vous ? Oh ! approchez-vous donc du feu !

— Je vous remercie, dit Tom, je vous remercie. Je n’ai pas froid du tout, ce n’est pas comme vous ; et nous avons devant nous un voyage à faire qui ne laissera pas que d’être rude. Eh bien, soit, puisque vous le désirez. Je suis enchanté, ajouta Tom, avec cette franchise pleine d’embarras qui lui était particulière, et par laquelle il semblait confesser ses propres imperfections et en même temps invoquer aussi ingénument l’indulgence de son interlocuteur que s’il l’eût exprimée dans son langage simple et naïf, ou qu’il l’eût couchée par écrit. Je suis enchanté vraiment de voir en vous la personne que j’attendais. Il n’y a pas plus d’une minute que je me disais justement : Je voudrais bien que notre élève ressemblât à ce monsieur.

— Et moi, je me réjouis de vous entendre, répliqua Martin en lui donnant une poignée de main ; car, vous me croirez si vous voulez, mais je faisais à part moi la même réflexion : Quel bonheur me disais-je, si M. Pinch pouvait ressembler à cet étranger !

— Quoi ! vraiment ? dit Tom avec infiniment de plaisir. Parlez-vous sérieusement ?

— Oui, sur l’honneur, répondit sa nouvelle connaissance. Vous et moi, nous nous conviendrons parfaitement, je crois ; et ce n’est pas pour moi une mince satisfaction : car, s’il faut vous avouer la vérité, je ne suis pas du tout de ceux qui vont avec tout le monde, et c’est bien ce qui me donnait de grandes inquiétudes. Mais à présent les voilà entièrement dissipées. Voulez-vous me faire le plaisir de sonner ? »

M. Pinch se leva avec le plus grand empressement pour lui rendre ce petit service ; le cordon de la sonnette pendait au-dessus de la tête de Martin, qui se chauffait pendant ce temps-là en lui disant d’un air souriant :

« Si vous aimez le punch, vous me permettrez d’en commander pour chacun de nous un verre aussi brûlant que possible, ce qui nous servira d’entrée en matière pour resserrer notre nouvelle intimité d’une manière convenable. Je ne vous cacherai pas, monsieur Pinch, que jamais de ma vie je n’eus plus besoin de quelque chose de chaud et de stomachique : mais je ne voulais pas m’exposer à me voir surpris buvant du punch par l’inconnu que je venais chercher ici, sans savoir qui vous étiez ; car, vous ne l’ignorez pas, les premières impressions viennent vite et durent longtemps. »

M. Pinch donna son assentiment et le punch fut commandé. Il fut bientôt servi tout chaud, tout bouillant et fort par-dessus le marché. Après avoir bu mutuellement à leur santé ce breuvage fumant, ils n’en devinrent que plus communicatifs.

« Je suis un peu parent de Pecksniff, savez-vous ? dit le jeune homme.

— En vérité ! s’écria M. Pinch.

— Oui. Mon grand-père est son cousin ; ainsi nous sommes parents et amis, de manière ou d’autre. Comprenez-vous cela ? Moi, je m’y perds.

— Alors Martin est votre nom de baptême ? dit M. Pinch d’un air pensif. Oh !

— Oui, naturellement. Je voudrais que ce fût mon nom patronymique, car le mien n’est pas beau, et il faut trop de temps pour le signer. Je m’appelle Chuzzlewit.

— Ô ciel ! s’écria M. Pinch, qui tressaillit involontairement.

— Vous n’êtes pas surpris, je suppose, de ce que j’ai deux noms ? répliqua l’autre en portant son verre à ses lèvres. Ce n’est pas rare.

— Oh ! non, dit M. Pinch, non du tout. Oh ! mon Dieu, non !… de sorte que… »

Et alors, se rappelant que M. Pecksniff lui avait recommandé particulièrement de ne rien dire au sujet du vieux gentleman du même nom qui avait logé au Dragon, mais de garder pour lui tout ce qu’il pouvait en savoir, il ne trouva pas de meilleur moyen pour cacher sa confusion que de porter aussi son verre à ses lèvres. Tous deux ils s’entre-regardèrent quelques secondes par-dessus le bord de leur vidrecome respectif, qu’ils posèrent ensuite complètement vidé.

« J’ai averti les gens de l’écurie de tout apprêter en dix minutes, dit M. Pinch, tournant de nouveau ses yeux vers le cadran. Sortons-nous ?

— Si vous voulez, répondit l’autre.

— Voulez-vous conduire ? dit M. Pinch, dont la face s’illuminait par l’idée de la magnificence de son offre. Vous conduirez, si vous le désirez.

— Mais, monsieur Pinch, dit Martin en riant, cela dépend de l’espèce de cheval que vous avez. Car s’il est mauvais, j’aimerais mieux me tenir les mains chaudes en les plongeant confortablement dans les poches de mon pardessus. »

Martin paraissait si bien considérer ses paroles comme une bonne plaisanterie, que M. Pinch fut tout à fait convaincu, de son côté, qu’il n’y en avait jamais eu de meilleure. En conséquence, il rit aussi de bon cœur, comme un homme qui y aurait vraiment pris plaisir, puis il acquitta sa note ; M. Chuzzlewit paya le punch. Alors, s’enveloppant chacun dans leurs effets respectifs, ils se rendirent à la porte principale, devant laquelle l’équipage de M. Pecksniff stationnait dans la rue.

« Je ne conduirai pas, merci, monsieur Pinch, dit Martin, s’installant à la place destinée au voyageur inoccupé. En attendant, voici ma malle. Pouvez-vous la prendre ?

— Oh ! certainement, dit Tom. Dick, mettez-la quelque part par ici. »

La malle n’était pas précisément d’une dimension à pouvoir se caser dans le premier coin venu : Dick, le valet d’écurie, la rangea où il put avec l’aide de M. Chuzzlewit. Elle se trouva tout entière du côté de M. Pinch, et M. Chuzzlewit craignait fort qu’elle ne le gênât ; mais Tom répondit : « Au contraire, » bien qu’il se vît réduit par ce voisinage à la position la plus difficile ; car c’était tout au plus s’il pouvait apercevoir plus bas que ses genoux. Mais à quelque chose malheur est bon ; et la sagesse de cet adage se vérifia en cette circonstance : en effet, le froid venait dans la voiture du côté de M. Pinch, et, grâce au paravent compact que formaient entre la bise et le nouvel élève une malle et un homme, Martin se trouva parfaitement abrité.

La soirée était transparente ; la lune illuminait le ciel. Toute la campagne semblait argentée par les rayons de l’astre et par la blanche gelée ; tout s’était revêtu d’un caractère de beauté infinie. D’abord, la sérénité complète et le calme au sein desquels ils voyageaient disposèrent les deux compagnons au silence ; mais au bout de quelque temps, le punch qui fermentait dans leur tête et l’air vivifiant qui leur venait du dehors les rendirent très-expansifs, et ils se mirent à parler sans interruption. Arrivés à mi-chemin, ils s’arrêtèrent pour faire boire le cheval. Martin, qui dépensait généreusement son argent, commanda un autre verre de punch qu’ils burent à eux deux, et dont l’effet ne fut pas de les rendre plus taciturnes. Le sujet principal de leur conversation roula naturellement sur M. Pecksniff et sa famille : Tom Pinch fit, les larmes aux yeux, un tel portrait de M. Pecksniff, un tel tableau des obligations immenses qu’il lui avait, qu’il eût inspiré à son égard la plus grande vénération à tout cœur sensible ; et bien certainement M. Pecksniff n’y avait pas compté d’avance : il n’en avait pas eu la moindre idée ; sans cela, avec son excessive humilité, il n’eût pas envoyé Tom Pinch chercher son nouvel élève.

Ce fut ainsi qu’ils allèrent toujours, toujours, et puis encore (style des contes de ma mère l’oie), jusqu’à ce qu’enfin les lumières du village leur apparurent ainsi que l’ombre projetée sur l’herbe du cimetière par la flèche de l’église, aiguille inflexible de ce cadran funèbre, le plus exact, hélas ! qu’il y ait au monde : car, de quelque côté que la lumière descende du ciel, la fuite des jours, des semaines et des ans, est marquée par une ombre nouvelle dans ce champ solennel.

« Une jolie église ! dit Martin, tout en faisant la remarque que son compagnon ralentissait le pas déjà si lent de son cheval, à mesure qu’ils approchaient.

— N’est-ce pas ? s’écria Tom avec fierté ; et qui possède le plus harmonieux petit orgue que vous ayez jamais entendu. C’est moi qui le touche.

— Vraiment ? dit Martin. Je suis sûr que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Qu’est-ce que cela vous rapporte ?

— Rien, répondit Tom.

— Bon ! répliqua son ami ; vous êtes un drôle de corps. »

À cette remarque succéda un court silence.

« Quand je dis rien, ajouta gaiement M. Pinch, j’ai tort ; je m’explique mal : j’y gagne au contraire beaucoup de plaisir, et le moyen de passer les plus heureuses heures de ma vie. Cela m’a valu quelque chose de plus l’autre jour… Mais cela ne vous intéressera peut-être guère, j’en ai peur.

— Si, si, certainement. Eh bien, quoi ?

— Cela m’a valu, dit Tom baissant la voix, de voir une des plus belles, des plus délicieuses figures que vous puissiez vous imaginer.

— Et pourtant je suis homme à en imaginer de belles, dit son ami devenu pensif ; du moins, cela doit être, à moins que je n’aie perdu tout à fait la mémoire.

— Elle vint, dit Tom appuyant sa main sur le bras de l’autre, elle vint pour la première fois un matin de très-bonne heure ; à peine faisait-il clair. Quand par-dessus mon épaule je l’aperçus qui se tenait sous le porche, je me sentis froid au cœur, persuadé que je voyais un esprit. Naturellement il ne me fallut qu’un instant de réflexion pour me remettre, et, par bonheur, je me remis assez vite pour ne pas interrompre mon jeu.

— Pourquoi par bonheur ?

— Pourquoi ? Parce qu’elle resta là à écouter. J’avais mes lunettes, et je la voyais à travers les fentes des rideaux aussi bien que je vous vois. Dieu ! qu’elle était belle ! Un moment après elle sortit, et moi je continuai de jouer tant qu’elle put m’entendre.

— À quoi bon ?

— Ne comprenez-vous pas ? répliqua Tom. C’était pour lui laisser croire que je ne l’avais pas aperçue, et lui donner ainsi la tentation de revenir.

— Et revint-elle ?

— Certainement oui, le lendemain matin et le surlendemain soir aussi, mais quand il n’y avait personne, et toujours elle était seule. Je me levais plus tôt et restais plus tard dans l’église, afin qu’en arrivant elle trouvât la porte ouverte, et qu’elle entendît l’orgue sans faute. Elle recommença cette visite plusieurs jours de suite, et ne manqua jamais de rester à écouter. Mais elle est partie maintenant ; et, de toutes les choses improbables qu’il y a dans toute l’étendue de ce bas monde, la plus improbable peut-être c’est que je revoie jamais son visage.

— Et voilà tout ce que vous en savez ?

— Rien de plus.

— Et jamais vous ne l’avez suivie, lorsqu’elle s’en allait ?

— Pourquoi vouliez-vous que j’allasse lui donner ce déplaisir ? dit Tom Pinch. Est-il probable qu’elle eût accepté ma compagnie ? Elle venait entendre l’orgue et non me voir ; et voudriez-vous que je l’eusse chassée d’un lieu qu’elle semblait aimer de plus en plus ? Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, pour lui donner chaque jour ne fût-ce qu’une minute de plaisir, je serais plutôt resté là à jouer, sans désemparer, jusqu’à ce que je fusse devenu un vieillard ; me tenant pour satisfait si quelquefois en songeant à la musique elle songeait, par la même occasion, à un pauvre garçon comme moi, et amplement récompensé si dans l’avenir elle mêlait le souvenir de l’inconnu au souvenir de quelque chose qu’elle aimât comme elle aimait la musique ! »

La faiblesse de M. Pinch jeta le nouveau pensionnaire dans un étonnement qu’il lui eût probablement avoué en lui donnant un bon avis, n’était qu’ils se trouvèrent arrivés justement à la porte de M. Pecksniff, la grande porte, car on l’avait ouverte pour cette occasion signalée de fête et de réjouissance. Le même domestique que, le matin, M. Pinch avait prié de contenir le cheval et de ne point céder à son impatiente ardeur, attendait en vigie. Après avoir remis l’animal à ses soins et supplié tout bas M. Chuzzlewit de ne jamais révéler une syllabe de ce qu’il lui avait confié dans la plénitude de son cœur, Tom fit entrer le pensionnaire pour la présentation, qui devait avoir lieu immédiatement.

Évidemment M. Pecksniff ne les attendait que dans quelques heures ; car il était entouré de livres ouverts, qu’il consultait volume par volume, avec un crayon de mine de plomb dans la bouche, un compas à la main, interrogeant un grand nombre d’épures, de formes si extraordinaires qu’on eût dit des dessins de feux d’artifice. Miss Charity non plus ne les attendait pas ; car elle était occupée, avec un large panier d’osier devant elle, à faire pour les pauvres des bonnets de nuit fantastiques. Miss Mercy non plus ne les attendait pas ; car elle était assise sur son tabouret en train de façonner, la bonne et charmante créature ! le jupon d’une grande poupée qu’elle habillait pour l’enfant d’un voisin, autre poupée adulte : et, ce qui redoubla son embarras à l’arrivée inopinée d’un inconnu, elle avait suspendu par le ruban à l’une de ses belles boucles de cheveux le petit chapeau de la poupée, de peur qu’il ne s’égarât ou qu’on ne s’assît dessus. Il serait difficile, sinon impossible d’imaginer une famille aussi complètement prise à l’improviste que ne le furent, en cette occasion, les Pecksniff.

« Bon Dieu ! dit M. Pecksniff levant les yeux, et petit à petit échangeant son air absorbé contre une expression de joie en apercevant les survenants, vous voici arrivés déjà ! Martin mon cher enfant, je suis ravi de vous recevoir dans ma pauvre maison ! »

Avec ce compliment cordial, M. Pecksniff lui prit amicalement le bras et lui caressa plusieurs fois le dos de sa main droite, comme pour lui faire comprendre que ses sentiments ne trouvaient dans cet embrassement qu’une expression imparfaite.

« Mais, dit-il en se remettant, voici mes filles, Martin, mes deux filles uniques que vous n’avez vues qu’en passant, si même vous les avez vues jamais, ah ! funestes divisions de famille ! depuis le temps où vous étiez tous encore enfants. Eh bien ! mes chéries, pourquoi rougir d’être surprises dans vos occupations de tous les jours ? Nous nous étions disposés à vous recevoir en visiteur, Martin, dans notre petit salon de cérémonie, dit M. Pecksniff avec un sourire ; mais j’aime mieux ça, j’aime mieux ça. »

Ô étoile bénie de l’innocence, où que vous soyez, comme vous dûtes briller dans votre domaine éthéré, quand les deux miss Pecksniff avancèrent chacune leur main de lis et la présentèrent à Martin avec leurs joues tendues vers lui ! Comme vous dûtes scintiller avec une douce sympathie, quand Mercy, se rappelant le chapeau qu’elle avait attaché dans ses cheveux, cacha son charmant visage et détourna sa tête, tandis que sa gracieuse sœur enlevait le chapeau et donnait à Mercy, avec un doux reproche fraternel, une petite tape sur sa belle épaule !

« Et comment, dit M. Pecksniff, se retournant après avoir contemplé cette petite scène domestique et pris amicalement M. Pinch par le coude, comment notre ami s’est-il conduit avec vous, Martin ?

— Très-bien, monsieur. Nous sommes dans les meilleurs termes, je vous assure.

— Ce vieux Tom Pinch ! dit M. Pecksniff, le regardant avec sa gravité affectueuse. Il me semble que c’est hier encore que Thomas était un jeune garçon, tout frais émoulu de ses études scolaires. Cependant il s’est écoulé pas mal d’années, je pense, depuis que Thomas Pinch et moi nous avons fait notre premier pas ensemble dans ce monde ! »

M. Pinch ne put articuler une seule parole : il était trop ému ; mais il pressa la main de son maître et essaya de le remercier.

« Et Thomas Pinch et moi, ajouta M. Pecksniff en élevant la voix, nous continuerons de marcher ensemble dans notre confiance et notre amitié mutuelle ! Et s’il arrive qu’un de nous deux tombe en chemin dans un de ces passages difficiles qui viennent couper à la traverse la route de l’existence, l’autre le conduira à l’hôpital en compagnie de l’Espérance, avec la Bonté assise à son chevet. »

Il dit encore, en élevant davantage la voix et secouant ferme le coude de M. Pinch reconnaissant :

« Bien ! bien ! bien ! N’en parlons plus ! Martin, mon cher ami, puisque vous êtes ici chez vous, permettez-moi de vous montrer les êtres. Venez ! »

Il prit une chandelle allumée, et il se disposa à quitter la chambre, accompagné de son jeune parent. À la porte, il s’arrêta.

« Voulez-vous nous accompagner, Tom Pinch ? »

Oh ! oui, Tom l’eût suivi avec empressement, fût-ce à la mort, heureux de donner sa vie pour un tel homme !

« Voici, dit M. Pecksniff, ouvrant la porte d’un parloir en face, voici le petit salon de cérémonie dont je vous parlais. Mes filles en sont fières, Martin !… Voici (ouvrant une autre porte) la petite chambre dans laquelle mes ouvrages, mes modestes esquisses, ont été élaborés. Mon portrait par Spiller, mon buste par Spoker. Ce dernier est considéré comme d’une grande ressemblance, surtout le bas du nez à gauche, ce me semble. »

Martin fut d’avis que ce portrait offrait en effet beaucoup de ressemblance, mais qu’il y manquait de l’expression intellectuelle. M. Pecksniff fit observer que déjà, précédemment, l’on y avait trouvé le même défaut, et qu’il était remarquable que cette imperfection n’eût pas échappé à son jeune parent. Il était charmé de lui voir un coup d’œil artistique.

« Voyez ces divers livres, dit M. Pecksniff en étendant sa main vers la muraille ; ils sont relatifs à notre partie. Je les ai griffonnés moi-même, mais ils sont encore inédits. Prenez garde en montant l’escalier. Ceci, dit-il en ouvrant une autre porte, est ma chambre. Je lis ici quand ma famille croit que je m’y suis retiré pour prendre du repos. Quelquefois, par amour pour l’étude, je compromets ma santé plus que je ne saurais, vis-à-vis de moi-même, m’excuser de le faire ; mais l’art est long et le temps est court. Il y a ici, même ici, vous le voyez, toute facilité pour ébaucher une instruction suffisante. »

Ces derniers mots s’expliquaient par la présence, sur une petite table ronde, d’une lampe, de quelques feuilles de papier, d’un morceau de gomme élastique et d’une boîte d’instruments tout prêts, dans le cas où une idée architecturale eût, au sein de la nuit, jailli du front de M. Pecksniff, afin qu’il pût, à l’instant même, sauter du lit pour la fixer à jamais sur le papier.

M. Pecksniff ouvrit une autre porte au même étage et la ferma aussitôt très-vivement, comme si c’était le cabinet noir de la Barbe-Bleue. Mais auparavant, il regarda en souriant autour de lui, et dit :

« Pourquoi pas ? »

Martin ne put dire comme lui : « Pourquoi pas ? » car il ignorait absolument de quoi il s’agissait. Aussi M. Pecksniff fit-il lui-même la réponse en rouvrant la porte et disant :

« La chambre de mes filles. Un simple premier étage pour le commun des mortels, mais pour elles un vrai paradis. C’est très-propre, très-aéré. Vous voyez des plantes, des jacinthes, des livres, des oiseaux. »

Ces oiseaux, par parenthèse, se composaient en tout et pour tout d’un vieux moineau sans queue, qui se balançait dans sa cage, et qu’on avait apporté tout exprès ce soir-là de la cuisine pour figurer une volière.

« Ici, une foule de ces riens qui plaisent tant aux jeunes filles. Pas autre chose. Ceux qui courent après les splendeurs de la terre n’auraient que faire de venir les chercher ici. »

Après cela, il les conduisit à l’étage supérieur.

« Ceci, dit M. Pecksniff, ouvrant toute large la porte de la mémorable pièce du second étage, ceci est une chambre où j’ose croire qu’il s’est développé bien des talents. C’est une chambre dans laquelle s’est présentée à mon esprit l’idée d’un clocher que je compte donner un jour au monde. C’est ici que nous travaillons, mon cher Martin. Il y a eu plus d’un architecte élevé dans cette chambre, n’est-ce pas, monsieur Pinch ? Il y en a plus d’un qui en est sorti ! »

Tom fit un signe d’assentiment ; et, ce qui est plus fort, c’est qu’il en était pratiquement convaincu.

« Vous voyez, dit M. Pecksniff, promenant rapidement la chandelle au-dessus des divers tableaux de papier, vous voyez quelques spécimens des travaux que nous accomplissons ici. La cathédrale de Salisbury, vue du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, du sud-est, du nord-ouest ; un pont, un hospice, une prison, une église, une poudrière, une cave à vin, un portique, une habitation d’été, une glacière ; plans, coupes, élévations, toutes sortes de choses. Et ceci, ajouta-t-il, ayant, pendant ce temps-là, gagné une autre grande pièce au même étage, où il y avait quatre lits, ceci est votre chambre, dont M. Pinch que voici, est le paisible copartageant. Vue au midi ; charmante perspective ; la petite bibliothèque de M. Pinch, comme vous voyez ; tout ce qu’on peut désirer d’utile et d’agréable. Si un jour vous aviez besoin d’ajouter quelque chose à ce petit confort, je vous prie de me le dire. Là-dessus, on ne refuse rien ici, même à des étrangers, à vous bien moins encore, mon cher Martin. »

Il est certain, et nous le disons pour corroborer les paroles de M. Pecksniff, que chaque élève avait la plus ample permission de demander toutes les fantaisies qui pouvaient lui passer par la tête. Quelques jeunes gentlemen avaient pu, pendant cinq ans, demander de ces suppléments de confort, sans jamais rencontrer d’opposition.

« Les domestiques couchent là-haut, dit M. Pecksniff ; c’est tout. »

Après quoi, et tout en écoutant, le long du chemin, les éloges décernés par son jeune ami à l’ensemble de ses arrangements, il ramena Martin et Tom au premier parloir.

Là, un grand changement s’était opéré : déjà des préparatifs de fête sur la plus large échelle étaient achevés, et les deux miss Pecksniff attendaient le retour des gentlemen de l’air le plus hospitalier. Il y avait deux bouteilles de vin de groseille, blanc et rouge ; un plat de sandwiches, très-longues et très-minces ; un autre de pommes ; un autre de biscuits de mer, sorte de mets toujours moisi, mais agréable ; une assiette d’oranges coupées en petites tranches, un peu pierreuses, mais saupoudrées de sucre ; enfin, une galette de ménage, extrêmement champêtre. La magnificence de ces préparatifs mit Tom Pinch hors de lui-même : car, bien que les nouveaux élèves fussent amenés tout doucement de la magnificence d’une bienvenue à la pratique la plus simple de la vie journalière, témoin le vin, par exemple, qui éprouvait de telles phases de décadence, qu’il n’était pas rare de voir un jeune élève aller quinze jours de suite chercher ses rafraîchissements à la pompe ; après tout, ceci était un festin, une sorte de dîner du lord-maire dans la vie privée, quelque chose qui méritait qu’on y pensât et qu’on en reparlât souvent.

M. Pecksniff invita la compagnie à faire amplement honneur à cette collation, qui, outre sa valeur intrinsèque, avait encore le mérite inappréciable de convenir parfaitement à un repas de nuit, étant à la fois fraîche et légère :

« Martin, dit-il, va s’asseoir entre vous deux, mes chères enfants, et M. Pinch se placera auprès de moi. Buvons à notre nouveau pensionnaire, et puissions-nous être heureux ensemble ! Martin, mon cher ami, à vous toute ma tendresse ! Monsieur Pinch, si vous ménagez la bouteille, nous nous fâcherons. »

Et s’efforçant, pour influencer le goût de ses convives, de ne pas laisser voir que le vin était sur en diable et le faisait clignoter malgré lui, M. Pecksniff fit honneur à son propre toast.

« Ceci, dit-il par allusion à la réunion et non au vin, comme on pourrait le croire, est un mélange heureux… de circonstances qui peut consoler de bien des mécomptes et des vexations. Allons, ne nous refusons rien. »

Ici il prit un biscuit de mer en disant :

« C’est un pauvre cœur que celui qui jamais ne se réjouit, et nos cœurs ne sont pas de ceux-là ! Non, non, Dieu merci ! »

Grâce à ces encouragements donnés à la gaieté générale, il fit passer le temps sans qu’on s’en aperçût, occupé de faire les honneurs de sa table, tandis que M. Pinch, peut-être pour s’assurer que tout ce qu’il voyait et entendait était bien une réalité de jour de fête et non le charme d’un rêve, mangeait de tout, et en particulier faisait fête aux minces sandwiches avec une surprenante activité. Il ne s’imposait pas de plus étroites limites dans ses libations : bien au contraire, se rappelant l’invitation de M. Pecksniff, il attaqua si vigoureusement la bouteille, que, chaque fois qu’il remplissait de nouveau son verre, miss Charity, en dépit de ses gracieuses résolutions, ne pouvait s’empêcher de fixer sur lui un œil pétrifié, comme si elle avait vu en face d’elle un fantôme. M. Pecksniff, à chaque fois aussi, devenait également pensif, pour ne pas dire consterné ; il connaissait le cru d’où venait ce liquide, et vraisemblablement il prévoyait d’avance la situation dans laquelle M. Pinch se trouverait le lendemain ; ce qui le faisait aviser mentalement aux meilleurs remèdes contre la colique.

Martin et les jeunes filles étaient déjà comme de vieux amis, et comparaient le souvenir de leurs jours d’enfance à leur gaieté présente, à leur plaisir du moment. Miss Mercy riait comme une folle de tout ce qu’on disait ; parfois même, après avoir considéré la face heureuse de M. Pinch, elle était saisie d’accès d’hilarité qui menaçaient de dégénérer en attaques de nerfs. Mais sa sœur, plus sage, la gourmandait de ses emportements de joie, lui faisant observer à demi-voix, d’un ton de reproche, qu’il n’y avait pas de quoi rire, et qu’elle était insupportable avec cette pauvre créature ; ce qui ne l’empêchait pas généralement de finir par rire aussi, mais pas si fort, en disant que, ma foi ! il n’y avait pas moyen de se retenir.

Enfin il était grand temps qu’on se souvînt de la première clause d’une importante découverte due à un ancien philosophe, et qui a pour but d’assurer le maintien de la santé, de la fortune et de la sagesse, découverte dont l’infaillibilité a été, depuis bien des générations, attestée par les richesses énormes qu’ont amassées les ramoneurs de cheminées et autres philosophes, personnes qui pratiquent le précepte de se lever matin et de se coucher de bonne heure. En conséquence, les jeunes filles se levèrent, et ayant pris congé de M. Chuzzlewit avec infiniment de grâce, de leur père avec beaucoup de respect, et de M. Pinch avec beaucoup de condescendance, se retirèrent dans leur nid. M. Pecksniff insista pour accompagner en haut son jeune ami, afin de s’assurer par lui-même que rien ne lui manquait ; il lui prit donc le bras et le conduisit pour la seconde fois à sa chambre, suivi de M. Pinch, qui portait la lumière.

« Monsieur Pinch, dit Pecksniff, s’asseyant les bras croisés sur un des lits disponibles, je ne vois pas de mouchettes à ce bougeoir. Voulez-vous me rendre le service d’aller en demander une paire ? »

M. Pinch, heureux de pouvoir être utile, y consentit aussitôt.

« Vous excuserez Thomas Pinch : il est un peu emprunté, Martin, dit M. Pecksniff avec le sourire protecteur de la pitié, dès que Tom fut sorti de la chambre ; mais il n’est pas méchant.

— C’est un excellent garçon, monsieur.

— Oh ! oui, dit M. Pecksniff, oui. Thomas Pinch n’est pas méchant : il est plein de reconnaissance. Jamais je n’ai regretté d’avoir traité Thomas Pinch comme je l’ai fait.

— Je le crois bien, monsieur ; jamais vous n’aurez à le regretter.

— Non, dit M. Pecksniff ; non, je l’espère. Le pauvre garçon ! il est toujours disposé à faire de son mieux ; mais il n’est pas doué. Vous voudrez bien vous servir de lui, s’il vous plaît, Martin. Si Thomas a un défaut, c’est d’être parfois un peu enclin à oublier sa position, mais on y a bientôt mis ordre. La bonne âme ! Vous verrez qu’il est facile à vivre. Bonne nuit !

— Bonne nuit, monsieur. »

Cependant M. Pinch était revenu avec les mouchettes.

« Et bonne nuit aussi à vous, monsieur Pinch, dit Pecksniff. Un bon sommeil à tous deux. Dieu vous bénisse ! Dieu vous bénisse ! »

Après avoir, avec une grande ferveur, appelé cette bénédiction sur la tête de ses jeunes amis, il se retira dans sa propre chambre, tandis que ceux-ci, fatigués comme ils l’étaient, ne tardèrent pas à s’endormir. Si Martin rêva, les pages suivantes de cette histoire pourront donner une idée de ses visions. Celles de Thomas Pinch roulèrent toutes sur des jours de fête, des orgues d’église et des Pecksniff séraphiques. Quant à M. Pecksniff, il n’était pas pressé d’aller chercher des rêves sur son oreiller, car il resta assis deux grandes heures devant le foyer de sa chambre, contemplant les charbons et profondément enseveli dans ses pensées. Pourtant, lui aussi il finit par s’endormir et rêver. Et c’est ainsi qu’aux heures paisibles de la nuit une seule maison renferme autant d’idées incohérentes et d’imaginations incongrues que le cerveau d’un aliéné.