Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/06

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CHAPITRE VI.

Qui comprend, entre autres matières importantes, sous le double rapport pecksniffien et architectural, une relation exacte des progrès faits par M. Pinch dans la confiance et l’amitié du nouvel élève.


C’était le matin. La belle Aurore, sur qui l’on a tant écrit, dit et chanté, vint de ses doigts de roses pincer et geler le nez de miss Pecksniff. C’était la folâtre habitude de la déesse dans son commerce avec la belle Cherry, ou, pour employer un langage plus prosaïque, le bout de ce trait du visage de la douce jeune fille était toujours très-rouge au moment du déjeuner. La plupart du temps, en effet, à cette heure du jour, ce nez avait un air d’une engelure égratignée : on eût dit un nez râpé. Un phénomène semblable se produisait parallèlement dans l’humeur de Charity, qui tournait à l’aigre, comme si un gros citron (soit dit au figuré) avait été pressé dans le nectar de son esprit pour en aciduler la saveur.

Cette addition d’âcreté chez la jeune et belle créature produisait, dans les circonstances ordinaires, quelques petites conséquences : par exemple, c’était le thé de M. Pinch qu’on lavait à grande eau, ou bien il ne se trouvait plus assez de beurre pour M. Pinch, qui se voyait réduit à la ration congrue, ou bien d’autres bagatelles de ce genre. Mais, le matin qui suivit le banquet d’installation, elle permit à M. Pinch de s’exercer tout à l’aise sur les provisions solides et les liquides en pleine liberté et sans contrôle : aussi, tout étonné et tout confus, tel enfin que le malheureux prisonnier qui est rendu à la liberté dans sa vieillesse, il ne savait quel usage faire de son élargissement, en proie à une sorte d’embarras timide, faute d’une main amicale qui lui mesurât son pain ou lui retranchât un morceau de sucre, ou enfin qui lui accordât quelque autre petite attention délicate à laquelle il était habitué. Il y avait aussi quelque chose d’effrayant dans l’aplomb du nouvel élève qui « dérangeait » M. Pecksniff pour lui demander du pain, et qui, avec tout le sang-froid du monde, ne se gênait pas pour prélever une tranche sur le propre et privé lard de ce gentleman. Martin avait même l’air de croire que c’était une chose toute naturelle, et que M. Pinch ferait bien de suivre son exemple, jusqu’au moment où, désespérant de le réformer, il alla jusqu’à dire que c’était un garçon dont on ne pourrait jamais rien faire : parole terrible, qui fit baisser involontairement les yeux à Tom, car il ressentit un saisissement cruel, craignant d’avoir mérité ce reproche par quelque acte monstrueux, peut-être même d’avoir traîtreusement abusé de la confiance de M. Pecksniff. Et le fait est que le supplice de voir qu’on lui adressât, en présence de la famille réunie, une observation aussi indiscrète, lui tenait lieu de déjeuner : il n’en fallait pas davantage pour lui couper l’appétit pendant le reste du repas, bien que jamais il n’eût été plus affamé.

Les jeunes demoiselles, cependant, ainsi que M. Pecksniff, avaient conservé la plus parfaite sérénité au milieu de ces petites agitations, tout en paraissant avoir entre eux une entente mystérieuse. Quand le repas fut à peu près achevé, M. Pecksniff prit un air souriant pour expliquer ainsi la cause de leur mutuelle satisfaction :

« Il est rare, Martin, que mes filles et moi nous quittions nos paisibles foyers pour nous lancer dans le cercle vertigineux des plaisirs qui tournent au dehors. Mais aujourd’hui, pourtant, nous en avons l’intention.

— En vérité, monsieur ? s’écria le nouvel élève.

— Oui, dit M. Pecksniff, frappant sa main gauche avec une lettre qu’il tenait dans sa main droite. Je suis invité à me rendre à Londres pour affaire qui concerne notre profession, mon cher Martin, strictement pour affaire de profession. Il y a longtemps que j’ai promis à mes filles qu’elles m’accompagneraient en pareille occasion. Nous partirons d’ici à la nuit, en diligence, comme la colombe de l’arche, mon cher Martin, et il se passera une semaine avant que nous déposions, au retour, notre branche d’olivier sur le seuil ; quand je dis notre branche d’olivier, fit remarquer M. Pecksniff, j’entends notre modeste bagage.

— J’espère, dit Martin, que ces demoiselles seront satisfaites de leur petit voyage.

— Oh ! bien sûr que nous le serons ! s’écria Mercy, battant des mains. Bon Dieu ! Londres ! Londres ! Cherry, ma chère sœur, pensez donc !

— Enfant passionnée !… dit M. Pecksniff la contemplant d’un air rêveur. Et cependant il y a une douceur mélancolique dans l’ardeur de ces jeunes espérances ! Il est agréable de savoir que jamais elles ne peuvent être complètement réalisées. Je me souviens d’avoir moi-même songé une fois, aux jours de mon enfance, que les oignons confits poussaient sur les arbres, et que tout éléphant naissait avec une tour imprenable sur son dos. Je n’ai pas trouvé que le fait fût exact, loin de là ; et pourtant ces visions m’ont consolé dans des temps d’épreuve. Elles m’ont consolé, même quand j’ai eu la douleur de découvrir que j’avais nourri dans mon sein une autruche, et non un élève humain ; même en cette heure d’agonie, j’en ai éprouvé du soulagement. »

En entendant cette sinistre allusion à John Westlock, M. Pinch faillit, dans un mouvement brusque, renverser son thé ; le matin même, il avait reçu une lettre de John, et M. Pecksniff le savait bien.

« Vous aurez soin, mon cher Martin, dit M. Pecksniff, recouvrant sa gaieté première, que la maison ne s’envole pas en notre absence. Nous vous livrons tout ; ici pas de mystère : rien de fermé, rien de caché. Bien différent de ce jeune homme du conte oriental, un calendrier borgne, si je ne me trompe, monsieur Pinch…

— Un calendrier borgne, je pense, monsieur, répondit Tom en hésitant.

— C’est à peu près la même chose, j’imagine, dit M. Pecksniff avec un sourire de pitié ; du moins, c’était comme ça de mon temps. Bien différent de ce jeune homme, mon cher Martin, aucune partie de cette maison ne vous est interdite ; loin de là, vous êtes invité à en prendre possession pleine et entière. Amusez-vous, mon cher Martin, et tuez le veau gras, si cela vous plaît ! »

Sans nul doute il n’y avait aucun empêchement à ce que Martin tuât et consacrât à son usage personnel, d’après cette permission, tout veau, gras ou maigre, qu’il pourrait trouver dans la maison ; mais, comme il n’y avait pas lieu de rencontrer aucun animal de ce genre en train de paître sur la propriété de M. Pecksniff, cette invitation devait moins être considérée comme un témoignage d’hospitalité substantielle que comme un compliment de pure politesse. Cette belle phrase termina la conversation d’une manière fleurie ; après quoi, M. Pecksniff se leva et conduisit son élève à la chambre du second étage, la serre chaude du génie architectural.

« Voyons, dit-il en fouillant ses papiers, comment, en mon absence, vous pourrez, mon cher Martin, faire le meilleur emploi possible de votre temps. Supposez que vous ayez à me donner votre idée sur un monument à ériger en l’honneur du lord-maire de Londres, ou sur un tombeau pour un shérif, ou sur une étable à vaches, destinée à être bâtie dans le parc d’un noble personnage. Savez-vous, ajouta M. Pecksniff, en croisant ses bras et regardant son jeune parent d’un air d’intérêt méditatif, que j’aimerais beaucoup à connaître vos idées sur une étable à vaches ? »

Mais Martin ne parut nullement goûter cette insinuation.

« Une pompe, dit M. Pecksniff, c’est un exercice d’un goût pur. J’ai reconnu par expérience qu’un lampadaire est de nature à aiguiser l’esprit et à lui donner une direction classique. Un tourniquet monumental peut exercer une influence remarquable sur l’imagination. Que vous semblerait-il de commencer par un tourniquet monumental ?

— Tout comme il plaira à M. Pecksniff, répondit Martin, d’un air mal convaincu de l’excellence du sujet.

— Attendez, dit le gentleman. Voyons ! comme vous êtes ambitieux et que vous dessinez bien, vous… ah ! ah ! ah ! vous vous essayerez la main sur ce projet de collège, en conformant votre plan, bien entendu, aux devis de la notice imprimée. Ma parole ! ajouta-t-il gaiement, je serai très-curieux de voir comment vous vous tirerez du collège. Qui sait si un jeune homme de votre goût ne pourrait pas trouver là-dessus quelque chose d’impraticable, d’impossible peut-être en soi-même, mais que je serais là pour réformer ? Car en réalité, mon cher Martin, c’est dans les dernières touches seulement qui se révèlent la grande expérience et l’étude approfondie de ces matières. Ah ! ah ! ah ! ajouta M. Pecksniff qui, dans sa folle humeur, frappa son jeune ami sur le dos, ce sera pour moi une véritable jouissance de voir comment vous vous serez tiré du collège. »

Martin accepta courageusement cette tâche, et M. Pecksniff s’occupa aussitôt du soin de le munir de tout ce qui lui était nécessaire pour accomplir son œuvre ; pendant ce temps, il insistait sur l’effet magique des quelques touches dernières exécutées par la main du maître ; ce qui, selon certaines gens, toujours les ennemis jurés dont nous avons parlé, était assurément très-surprenant et tout à fait miraculeux, car il y avait des cas où il avait suffi au maître d’introduire une fenêtre de derrière, ou une porte de cuisine, ou une demi-douzaine de marches ou même un tuyau de conduite, pour transformer en une œuvre capitale le dessin d’un élève de M. Pecksniff, et faire empocher au gentleman des honoraires très-substantiels ; mais c’est là la magie du génie, qui métamorphose en or tout ce qu’il touche.

« Quand votre esprit aura besoin, dit M. Pecksniff, d’être rafraîchi par un changement d’occupation, Thomas Pinch vous enseignera l’art de cultiver le jardin qui se trouve derrière la maison, ou de mesurer le niveau de la route qui s’étend entre cette maison et le poteau de station, ou toute autre chose pratique et agréable. Il y a là-bas, à l’extrémité de notre terrain, une charretée de briques éparses et un ou deux tas de vieux pots à fleurs. Si vous réussissiez à les empiler, mon cher Martin, en leur donnant une forme qui, à mon retour, me rappelât soit Saint-Pierre de Rome, soit la mosquée de Sainte-Sophie à Constantinople, ce serait un honneur pour vous, et pour moi une charmante surprise. Et maintenant, dit M. Pecksniff, par manière de conclusion, pour laisser là, quant à présent, le chapitre de notre profession et passer aux sujets privés, j’aimerais à causer avec vous dans ma chambre, tandis que je vais boucler mon portemanteau. »

Martin l’accompagna ; ils restèrent en conférence secrète une heure ou deux, laissant Tom Pinch tout seul. Lorsque le jeune homme reparut, il était taciturne et sombre, et durant la journée entière il garda cette attitude : si bien que Tom, après avoir essayé une ou deux fois d’engager avec lui la conversation sur quelque point indifférent, se fit un scrupule de déranger le cours de ses pensées et n’ajouta pas un mot.

Au reste, il n’eût pas eu le loisir d’en dire beaucoup plus, quand bien même il eût trouvé son nouvel ami aussi causeur qu’à l’ordinaire ; car, d’abord et avant tout, M. Pecksniff l’appela pour qu’il posât sur le haut de sa valise, à l’instar des statues antiques, jusqu’à ce qu’elle fût bien fermée ; puis miss Charity l’appela pour lui ficeler sa malle ; puis miss Mercy le fit venir pour qu’il lui raccommodât sa boîte à chapeau ; ensuite il eut à écrire les cartes les plus circonstanciées pour tout le bagage ; puis il donna un coup de main pour descendre les effets ; après cela, il eut à faire porter sous ses yeux tout ce déménagement sur une couple de brouettes jusqu’au poteau de poste à l’extrémité de la ruelle, puis il lui fallut rester auprès en sentinelle, et guetter l’arrivée de la diligence. En résumé, sa besogne de la journée eût été passablement fatigante pour un portefaix ; mais lui, avec sa bonne volonté si parfaite, il n’y pensa seulement pas, au contraire, assis sur le bagage en attendant que les Pecksniff descendirent la ruelle, en compagnie du nouvel élève, il se sentait le cœur tout allégé par l’espoir d’avoir pu faire plaisir à son bienfaiteur.

« J’avais peur, se dit Tom, tirant une lettre de sa poche et s’essuyant le visage (car le mouvement qu’il s’était donné l’avait mis en nage, bien que la journée fût froide), j’avais peur de n’avoir pas le temps de l’écrire, et c’eût été bien dommage. À une pareille distance, les frais de poste sont une considération sérieuse quand on n’est pas riche. Elle sera heureuse de voir mon écriture, pauvre fille ! et d’apprendre que Pecksniff est aussi bon que jamais pour moi. J’aurais bien prié John Westlock d’aller la voir, et de lui dire de vive voix tout ce que j’avais à lui dire ; mais je craignais qu’il ne parlât contre les Pecksniff, ce qui lui aurait fait de la peine. D’ailleurs, les personnes chez qui elle vit sont un peu chatouilleuses, et cela aurait pu lui faire du tort de recevoir la visite d’un jeune homme comme John. Pauvre Ruth ! »

Tom Pinch parut éprouver quelque mélancolie pendant une minute ou deux ; mais il ne tarda pas à se remettre et poursuivit ainsi le cours de ses pensées :

« Je suis un drôle de corps, comme me disait toujours John (c’était, du reste, un bon garçon, le cœur sur la main ; j’aurais voulu seulement qu’il eût de meilleurs sentiments à l’égard de Pecksniff) ; ne voilà-t-il pas que je vais m’affliger de cette séparation, au lieu de songer, au contraire, à la chance extraordinaire que j’ai eue d’entrer dans cette maison ! Il faut que je sois né coiffé, d’avoir rencontré Pecksniff. Et quelle chance encore d’être tombé sur un camarade comme le nouvel élève ! Jamais je n’ai vu un garçon si affable, si généreux, si indépendant. Eh bien ! tout de suite, nous avons été comme deux cœurs ! lui, un parent de Pecksniff ; lui, un jeune homme rempli de moyens et d’ardeur, et qui percera dans le monde comme un couteau dans du fromage ! … Justement, le voici qui vient pendant que je fais son éloge. Quel gaillard ! … Il vous arpente la ruelle comme si c’était à lui. »

Le fait est que le nouvel élève, sans se laisser éblouir par l’honneur d’avoir miss Mercy Pecksniff à son bras, ou par les affectueux adieux de cette jeune personne, s’approchait, pendant le soliloque de M. Pinch, suivi de miss Charity et de M. Pecksniff. La diligence ayant paru au même instant, Tom ne perdit pas une minute pour supplier M. Pecksniff de vouloir bien faire parvenir sa lettre.

— Oh ! dit celui-ci, regardant la suscription, pour votre sœur, Thomas. Oui, oui, la lettre sera remise, monsieur Pinch ; vous pouvez être tranquille, votre sœur l’aura certainement, monsieur Pinch. »

Il fit cette promesse avec un tel air de condescendance, de protection, que Tom crut avoir sollicité une haute faveur : c’est une idée qui ne lui était pas venue d’abord, et il remercia chaleureusement. Les deux miss Pecksniff, selon leur usage, tombèrent dans un fou rire d’entendre parler de la sœur de M. Pinch. Quelque horreur, sans doute ! Pensez ! une demoiselle Pinch !… bonté céleste !…

Tom, cependant, se réjouit infiniment de les voir si gaies, car il prit leurs rires pour une marque de sympathie bienveillante et cordiale. En conséquence, il se mit aussi à rire et se frotta les mains, en leur souhaitant bon voyage et heureux retour ; il se sentait tout guilleret. Même quand la diligence eut recommencé à rouler avec les branches d’olivier dans le coffre et la famille de colombes à l’intérieur, Tom resta à la même place, agitant la main et envoyant force saluts : la courtoisie extraordinaire des jeunes miss l’avait tellement pénétré de reconnaissance, qu’il ne songeait plus, en ce moment, à Martin Chuzzlewit, qui se tenait appuyé d’un air pensif contre le poteau de poste, et qui, après avoir mis en lieu sûr son précieux dépôt, n’avait pas détaché ses yeux du sol.

Le silence profond qui suivit le mouvement bruyant et le départ de la diligence, puis l’air vif d’une après-midi d’hiver, arrachèrent les deux jeunes gens à leurs méditations respectives. Ils se retournèrent comme d’un mutuel accord, et s’éloignèrent bras dessus bras dessous.

« Comme vous êtes mélancolique ! dit Tom. Qu’avez-vous ?

— Rien qui vaille la peine d’en parler, répondit Martin. Peu de chose de plus qu’hier et beaucoup plus, j’espère, que demain. Je me sens découragé, Pinch.

— Eh bien ! s’écria Tom, quant à moi, je me sens, au contraire, plein d’ardeur aujourd’hui ; j’ai rarement été mieux disposé à ne pas engendrer la mélancolie. Comme c’est aimable, de la part de votre prédécesseur, John, de m’avoir écrit, n’est-il pas vrai ?

— Comment donc ! oui, dit négligemment Martin. J’aurais cru qu’il avait assez à faire de songer à son plaisir sans s’occuper de vous, Pinch.

— C’est aussi ce que je croyais, répliqua Tom ; mais non, il a tenu sa parole, et il me dit : « Cher Pinch, je pense souvent à vous, » et toutes sortes d’autres choses amicales de cette nature.

— Il faut que ce soit un diablement bon garçon, dit Martin d’un ton assez bourru ; car vous concevez bien qu’il ne dit pas là ce qu’il pense.

— J’espère bien que si, répondit Tom, interrogeant du regard le visage de son compagnon ; vous croyez donc que c’est seulement pour me faire plaisir ?

— Sans doute, répondit très-vivement Martin. Est-il vraisemblable qu’un jeune homme fraîchement échappé de ce chenil de village, et tout entier au charme nouveau d’être à Londres et de s’y appartenir, puisse avoir le temps ou le désir de s’occuper de ce qu’il a pu laisser ici ? Voyons ! je vous le demande, Pinch, est-ce naturel ? »

Après un moment de réflexion, M. Pinch répondit, en baissant encore plus la voix, que certainement il n’était pas raisonnable de le croire, et que, sans aucun doute, Martin s’y connaissait mieux que lui.

« Je crois bien, dit Martin.

— C’est vrai, dit doucement M. Pinch ; c’est ce que je disais. »

Cette réponse faite, ils retombèrent dans un silence morne, qui se prolongea jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la maison. Il était nuit noire.

Or, miss Charity Pecksniff, ne pouvant emporter des provisions de bouche en diligence, ni les conserver, en attendant le retour de la famille, par des moyens artificiels, avait mis en évidence, dans une couple d’assiettes, les débris du grand festin de la veille. Grâce à cet arrangement libéral, Martin et Tom eurent la bonne fortune de trouver dans le parloir, à leur disposition, les vestiges confus de tout ce qui avait survécu aux plaisirs de la nuit précédente : à savoir quelques quartiers filandreux d’oranges, quelques sandwiches momifiés, des morceaux rompus du gâteau de ménage, et plusieurs biscuits de mer encore entiers. La liqueur de choix, destinée à arroser ces friandises, ne manquait pas non plus ; le reste des deux bouteilles de vin de groseille avait été réuni en une seule, dont le bouchon était fait d’une papillote sacrifiée, de sorte qu’ils avaient sous la main de quoi passer joyeusement leur soirée.

Martin Chuzzlewit ne regarda qu’avec un extrême dédain tout cet étalage, et, faisant flamber le feu, au grand préjudice du charbon de M. Pecksniff, il s’assit d’un air morose devant le foyer, sur le siège le plus commode qu’il put trouver. Pour se glisser le mieux possible dans le petit coin qui lui était laissé, M. Pinch s’installa sur le tabouret de miss Mercy Pecksniff ; puis, posant son verre sur le tapis du foyer et son assiette sur ses genoux, il commença à se régaler.

Si Diogène, revenant à la lumière, eût pu se rouler avec son tonneau jusqu’au parloir de M. Pecksniff, et voir Tom Pinch assis sur le tabouret de miss Mercy Pecksniff avec son assiette et son verre devant lui, le philosophe ne se fût pas détourné de ce spectacle, quelque mauvaise qu’eût été son humeur, et n’eût certes pas manqué de sourire. La complète et parfaite satisfaction de Tom, la manière dont il appréciait hautement les dures sandwiches qui craquaient dans sa bouche comme de la sciure de bois, le plaisir indicible avec lequel il savourait goutte à goutte le vin limoneux, faisant ensuite claquer ses lèvres, comme si ce breuvage eût été si précieux, si généreux, que c’eût été péché d’en perdre un atome savoureux ; l’expression de son visage ravi, lorsqu’il se reposait de temps en temps, le verre en main, et se proposait à lui-même des toasts silencieux ; l’ombre d’inquiétude qui obscurcissait son joyeux visage lorsque son regard, après avoir parcouru la chambre et être revenu avec satisfaction au petit coin libre qu’on lui avait laissé, rencontrait le front assombri de son compagnon : non, il n’y a pas un cynique au monde, quelle que fût sa haine hargneuse contre les hommes, qui eût pu voir Thomas Pinch dans sa béatitude, sans rire à gorge déployée.

Les uns lui eussent tapé sur le dos pour lui proposer de boire avec lui encore un verre du vin de groseille, bien qu’il fût acide comme le plus acide vinaigre, et ils eussent même eu le courage d’en louer la saveur ; les autres eussent pris sa bonne, son honnête main, pour le remercier de la leçon que leur donnait sa simple nature. Il y en a qui eussent ri avec lui, mais il y en a d’autres qui eussent ri à ses dépens ; et c’est dans cette dernière catégorie de philosophes qu’il nous faut ranger Martin Chuzzlewit, qui ne put y tenir, et partit d’un long et bruyant éclat de rire.

— « À la bonne heure ! dit Tom avec un geste d’approbation. À la bonne heure ! un peu de gaieté ! à merveille ! »

Cette adhésion provoqua chez Martin un nouvel accès d’hilarité. Dès qu’il eut repris haleine et recouvré son sang-froid :

« Jamais, dit-il, je n’ai vu votre pareil, Pinch.

— En vérité ? dit Tom. Sans doute vous me trouvez bizarre, parce que je ne connais pas du tout le monde ; ce n’est pas comme vous, qui l’avez beaucoup pratiqué, j’en suis sûr.

— Pas mal pour mon âge, répliqua Martin, qui rapprocha plus encore sa chaise du foyer et posa ses pieds à cheval sur le garde-feu. Tenez ! le diable m’emporte, il faut que je parle ouvertement à quelqu’un. Je vais vous parler en toute franchise, Pinch.

— Faites ! dit Tom. De votre part, je considérerai cela comme une grande preuve d’amitié.

— Je ne vous incommode pas ? demanda Martin, tournant un regard vers M. Pinch, qui, en ce moment, cherchait à apercevoir le feu par-dessus la jambe de son compagnon.

— Nullement, s’écria Tom.

— Vous saurez donc, pour abréger ma longue histoire, dit Martin, commençant avec une sorte d’effort, comme si cette révélation lui était pénible, que, depuis mon enfance, j’ai été nourri dans l’espérance d’une belle position, et qu’on m’a toujours bercé de l’idée que, dans l’avenir, je serais très-riche. Je n’eusse pas manqué de le devenir, sans certaines petites causes que je vais vous soumettre et qui m’ont conduit à être déshérité.

— Par votre père ?… demanda M. Pinch, ouvrant de grands yeux.

— Par mon grand-père. Depuis bien des années j’ai perdu mes parents ; à peine si je me souviens d’eux.

— Jamais je n’ai connu les miens, dit Tom, touchant la main du jeune homme, et retirant aussitôt sa main par une discrétion timide. Ô mon Dieu !

— Quant à cela, Pinch, poursuivit Martin, activant le feu et parlant avec sa vivacité et sa brusquerie habituelle, vous savez, c’est fort juste, fort convenable d’aimer ses parents lorsqu’on les possède, et de conserver leur mémoire lorsqu’ils n’existent plus, si on les a connus. Mais comme jamais je ne les ai connus, pour ma part, vous comprenez que je n’ai pas lieu de les regretter beaucoup. Et c’est ce que je fais, je ne m’en cache pas. »

M. Pinch regardait d’un air pensif la grille du foyer. Mais son compagnon s’étant arrêté en ce moment, il tressaillit. « Oh ! naturellement, » dit-il ; et il se mit en devoir d’écouter de nouveau.

« En un mot, reprit Martin, j’ai été nourri, élevé, depuis que j’existe, par le grand-père dont je viens de vous parler. Certes, il a nombre de bonnes qualités, ceci ne fait pas l’objet d’un doute, je ne vous le cacherai pas ; mais il a deux grands défauts, et c’est là son mauvais côté. En premier lieu, il a le plus terrible entêtement qu’on ait jamais observé chez aucune créature humaine ; en second lieu, il est abominablement égoïste.

— Vrai ?… s’écria Tom.

— Sous ce double rapport, reprit l’autre, il n’a pas son pareil. J’ai souvent entendu dire par des gens bien informés que ces défauts avaient, depuis un temps immémorial, caractérisé notre famille, et je crois fermement que cette allégation n’est pas dépourvue de vraisemblance. Mais je ne puis rien en dire par moi-même. Tout ce que je puis faire, c’est d’être très-reconnaissant envers Dieu de ce que ces défauts de famille ne sont pas venus jusqu’à moi, et de ce que j’ai pu, par de soigneux efforts, n’en point contracter le germe.

— C’est sûr, dit M. Pinch. C’est très-juste.

— Eh bien, monsieur, continua Martin, donnant au feu une nouvelle activité, et rapprochant plus que jamais son siège du foyer, son égoïsme le rend exigeant, et son entêtement le fait persister dans ses exigences. En conséquence, il a toujours réclamé, de ma part beaucoup de respect, de soumission, d’abnégation, quand ses désirs étaient en jeu. J’ai supporté bien des choses, parce que j’étais son obligé, si l’on peut dire qu’on soit l’obligé de son grand-père, et parce qu’en réalité j’avais de l’attachement pour lui ; mais nous avons eu bien des querelles à cet égard, car souvent je ne pouvais m’accommoder de ses manières ; ce n’était pas du tout pour moi, vous comprenez, mais… »

Ici il hésita et parut embarrassé.

M. Pinch était bien l’homme du monde le moins capable de résoudre une difficulté de cette sorte. Aussi garda-t-il le silence.

« Vous devez me comprendre ! dit vivement Martin. Je n’ai plus besoin de poursuivre l’expression propre qui me manque. Maintenant, j’arrive au fond de l’histoire et à la circonstance qui m’a fait venir ici. J’aime, Pinch. »

M. Pinch le contempla en face avec un redoublement d’intérêt.

« J’aime, vous dis-je. J’aime une des plus belles jeunes filles que le soleil ait jamais éclairées de ses rayons. Mais elle est entièrement, absolument, dans la dépendance et à la merci de mon grand-père ; et, s’il savait qu’elle fût favorable à ma passion, il l’éloignerait de lui et elle perdrait tout ce qu’elle possède au monde. Il n’y a pas grand égoïsme dans cet amour-là, je pense ?

— De l’égoïsme !… s’écria Tom. Vous avez agi noblement. L’aimer comme je suis certain que vous l’aimez, et cependant, par considération pour son état de dépendance, ne pas même lui avoir déclaré…

— Qu’est-ce que vous chantez là ?… dit brusquement Martin. Ne dites donc pas de ces bêtises-là, mon bon ami ! Qu’entendez-vous par ces mots : « Ne pas lui avoir déclaré ?…

— Mille pardons, répondit Tom. Je croyais que telle était votre pensée ; autrement, je ne l’eusse pas dit.

— Si je ne lui avais point déclaré que je l’aimais, alors à quoi bon l’aimer, sinon pour me plonger volontairement dans un état de souffrance et de chagrins perpétuels ?

— C’est vrai, répondit Tom. Eh bien ! je parie que je sais ce qu’elle vous aura dit quand vous lui avez déclaré votre amour ? »

En parlant ainsi, Tom considérait la belle figure de Martin.

« Pas précisément, Pinch, répliqua le jeune homme avec un léger froncement de sourcils ; car elle a sur le devoir et la reconnaissance certaines idées de jeune fille, et d’autres encore, qu’il n’est pas facile d’approfondir. Mais, pour le principal, vous avez bien deviné. Son cœur est à moi, je le sais.

— Juste ce que je pensais, dit Tom ; c’est bien naturel. »

Et, dans l’excès de sa satisfaction, il sirota un bon petit coup de son vin de groseille.

Martin poursuivit :

« Bien que, dès le commencement, je me sois conduit avec la plus grande circonspection, je ne sus pas assez prendre de ménagements vis-à-vis de mon grand-père, qui est plein de jalousie et de méfiance, pour qu’il ne soupçonnât pas mon amour. Il ne lui en adressa aucune observation, mais il m’entreprit vigoureusement à part, et m’accusa de vouloir la détourner de la fidélité qu’elle lui devait. Observez bien ici son égoïsme ! une jeune créature qu’il avait recueillie et élevée uniquement pour s’en faire une compagne désintéressée et fidèle, quand il m’aurait eu marié à son gré. Là-dessus, je pris feu aussitôt, et lui déclarait qu’avec sa permission je comptais bien me marier moi-même, et ne point me laisser adjuger par lui, ni par aucun autre commissaire-priseur, à l’enchère du plus offrant. »

M. Pinch ouvrit des yeux plus grands que jamais, et plus que jamais regarda fixement le feu.

« Vous comprenez, continua Martin, que ceci le piqua, et qu’il commença à m’adresser tout autre chose que des compliments. À cette conférence en succéda une autre ; de fil en aiguille, le résultat définitif de nos querelles fut que je devais renoncer à elle, ou qu’il me renoncerait lui-même. Or, mettez-vous dans l’esprit, Pinch, que non-seulement je l’aime passionnément, car, toute pauvre qu’elle est, sa beauté et son mérite feraient honneur à quiconque voudrait l’épouser, quelque position qu’il pût avoir, mais encore que l’élément principal de mon caractère est…

— L’entêtement. » souffla Tom, de la meilleure foi du monde.

Mais cette insinuation ne fut pas accueillie aussi bien qu’il l’avait espéré ; car le jeune homme répliqua immédiatement, avec une certaine irritation :

« Quel drôle de corps vous êtes, Pinch !

— Je vous demande pardon, dit ce dernier ; je croyais que vous cherchiez le mot.

— Pas celui-là, toujours. Je vous ai dit que l’obstination n’entrait point dans ma nature. J’allais vous dire, si vous m’en aviez laissé le temps, que l’élément principal de mon caractère est la fermeté la plus inébranlable.

— Oh ! oui, oui, je vois ! s’écria Tom, serrant les lèvres et agitant la tête.

— En vertu de cette fermeté, je n’étais pas disposé à lui céder, je n’aurais pas reculé d’une semelle.

— Non, non, dit Tom.

— Au contraire, plus il me pressait, plus j’étais résolu à résister.

— Bien sûr ! dit Tom.

— Fort bien, répliqua Martin, se renversant en arrière sur son siège en faisant avec ses mains un geste qui voulait dire que c’était une affaire finie, qu’il n’en fallait plus parler. Enfin, le fait est que me voilà ici ! »

Durant quelques minutes, M. Pinch resta à contempler le feu d’un regard embarrassé : il semblait chercher inutilement le sens d’une énigme difficile qu’on lui aurait proposée. Enfin il se décida :

« Naturellement, dit-il, vous connaissiez déjà Pecksniff ?

— De nom seulement. Jamais je ne l’avais vu : car non-seulement mon grand-père s’était éloigné de tous ses parents, mais encore il m’en tenait éloigné moi-même. C’est dans une ville du comté voisin que je me suis séparé de mon grand-père. De cet endroit je suis venu à Salisbury, où j’ai vu l’avis publié par Pecksniff : j’y ai répondu parce que j’ai toujours eu du penchant pour les études de ce genre, et que j’avais lieu de penser que cela me conviendrait. Mais, aussitôt que j’ai su que cet avis provenait de Pecksniff, j’ai eu double motif pour accourir ici, Pecksniff étant…

— Un si excellent homme !… interrompit M. Pinch en se frottant les mains. Oh ! oui ! vous avez parfaitement raison.

— Ce n’était pas tant pour cela, s’il faut confesser la vérité, que pour la haine invétérée que lui porte mon grand-père, et parce que je désirais naturellement, après sa conduite arbitraire à mon égard, me mettre autant que possible en opposition avec toutes ses idées. Eh bien ! comme je vous le disais, me voilà ici ! Il s’écoulera probablement pas mal de temps avant que je puisse mettre à exécution l’engagement que j’ai pris envers la jeune fille dont je vous parlais. En effet, nous n’avons pas, elle et moi, une brillante perspective ; et je ne puis songer à me marier avant d’être réellement en mesure de le faire. Jamais je ne voudrais, bien entendu, me plonger dans la pauvreté, dans la détresse, pour filer le parfait amour dans une chambre au troisième étage…

— Sans parler d’elle, aussi, fit observer Tom Pinch à demi-voix.

— Parfaitement juste, répliqua Martin, qui se leva pour se réchauffer le dos et s’appuya contre le bord de la cheminée. Sans parler d’elle aussi. Après ça, elle n’a pas grand’peine à se résigner aux nécessités de notre situation : d’abord, parce qu’elle m’aime beaucoup ; ensuite, parce que je lui fais là un grand sacrifice, car j’aurais pu trouver beaucoup mieux. »

Il s’écoula un long temps avant que Tom dit : «  Certainement ; » si long, que Tom eût pu faire une sieste dans l’intervalle ; mais enfin il lâcha le mot.

« Mais ce n’est pas le tout. Voici, maintenant, une étrange coïncidence qui se rattache à la fin du récit de cette histoire d’amour. Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit la nuit dernière, en venant ici, au sujet de votre jolie visiteuse de l’église ?

— Oui, assurément, dit Tom, se levant en sursaut de son tabouret et s’asseyant sur la chaise même que l’autre venait de quitter, afin de voir Martin en face ; certainement oui.

— C’était elle.

— J’avais deviné ce que vous alliez dire, s’écria Tom, le regard fixé sur lui et la voix émue ; ce n’est pas possible !

— Je vous dis que c’était elle, répéta le jeune homme. D’après ce que M. Pecksniff m’a raconté, je ne doute pas qu’elle ne soit venue ici et repartie avec mon grand-père ; ne buvez pas trop de ce vin sur ; vous verrez que vous allez vous donner une bonne colique, Pinch.

— J’ai peur qu’il ne soit pas très-sain, dit Tom, posant à terre son verre vidé qu’il tenait à la main. Ainsi c’était elle ?… »

Martin fit un signe d’assentiment et dit avec un air d’impatience fébrile que, s’il fût arrivé quelques jours plus tôt, il l’eût vue, et que maintenant elle devait être à des centaines de milles, on ne sait où. Puis, après avoir fait plusieurs fois le tour de la chambre, il se jeta dans un fauteuil et se mit à bouder comme un enfant gâté.

Tom Pinch avait le cœur compatissant au plus haut degré. Il ne pouvait supporter l’idée de voir du chagrin même à la personne la plus indifférente, encore moins à quelqu’un qui avait éveillé son affection et qui le traitait, à ce qu’il lui semblait du moins, avec sympathie et bienveillance. Quelles qu’eussent été ses pensées un peu auparavant, et, à en juger par l’expression de ses traits, elles avaient dû être d’une nature sérieuse, il les écarta aussitôt pour donner à son jeune ami le meilleur conseil, la consolation la plus efficace qu’il pût trouver.

« Tout s’arrangera avec le temps, dit-il, j’en suis sûr ; les malheurs que vous aurez éprouvés ne serviront qu’à vous attacher plus étroitement l’un à l’autre, dans des jours meilleurs. D’après tout ce que j’ai lu, les choses se passent toujours de la sorte, et il y a en moi un sentiment qui me dit qu’il est naturel et même utile qu’il en soit ainsi. Quand les choses ne vont pas comme nous voulons, ajouta Tom avec un sourire qui, en dépit de son visage humble et vulgaire, était plus agréable à voir que le plus brillant regard de la plus fière beauté ; quand les choses ne vont pas comme nous voulons, que faire ? nous n’y pouvons rien : il ne nous reste d’autre moyen que de prendre le temps comme il vient, d’en tirer le meilleur parti possible, à force de patience et de longanimité. Je ne possède aucun pouvoir et je n’ai pas besoin de vous l’apprendre, mais j’ai beaucoup de bonne volonté ; et, si jamais je puis vous être de quelque utilité en quoi que ce soit, combien je m’estimerais heureux !

— Merci !… dit Martin, lui pressant la main. Vous êtes un digne garçon, sur ma parole, et vous parlez de cœur. »

Après une pause d’un moment, il rapprocha encore son siège du feu et ajouta :

« Vous savez, naturellement je n’hésiterais pas à profiter de vos offres de services si vous pouviez m’être utile ; mais hélas !… »

Ici il se releva les cheveux avec un air d’impatience, et regarda Tom comme s’il voulait lui reprocher de n’être pas autre chose que ce qu’il était.

« Pour le secours que vous pouvez me prêter, dit-il, autant vaudrait, Pinch, m’adresser à la poêle à frire.

— Sauf cependant ma bonne volonté, dit doucement Tom.

— Oh ! certainement. Je pense naturellement comme vous. Si la bonne volonté comptait en ce monde, je ne manquerais pas de me servir de la vôtre. Pourtant en ce moment même vous pourriez faire quelque chose pour moi, si vous vouliez.

— Qu’est-ce ? demanda Tom.

— Me faire la lecture.

— J’en serai enchanté ! s’écria Tom, saisissant le chandelier avec enthousiasme. Excusez-moi si je vous laisse un instant dans l’obscurité ; je vais aller chercher tout de suite un livre. Qu’est-ce que vous préférez ?… Shakspeare ?

— Oui, répondit son ami, bâillant et s’étirant de son mieux. Oui, c’est cela. Je suis fatigué du mouvement de la journée et de la nouveauté de tout ce qui m’environne. En pareil cas, il n’y a pas, je crois, de plus grande jouissance au monde que de s’entendre faire la lecture jusqu’à ce que sommeil s’ensuive. Ça vous sera égal que je m’endorme, n’est-ce pas ?

— Oh ! certainement, s’écria Tom.

— Alors, commencez aussitôt qu’il vous plaira. Vous ne vous interromprez pas quand vous verrez que je m’assoupis, à moins que vous ne vous sentiez las ; car il est agréable aussi de s’éveiller peu à peu au même son de voix. En avez-vous jamais essayé ?

— Non, jamais.

— Eh bien ! vous le pourrez, un de ces jours, quand nous serons tous deux en bonnes dispositions. Ne vous inquiétez pas de me laisser dans l’obscurité ; dépêchez-vous. »

M. Pinch ne perdit pas de temps pour s’élancer dehors ; au bout d’une minute, il revint avec un des précieux volumes que supportait la tablette posée au-dessus de son lit. Pendant ce temps, Martin s’était donné une position aussi confortable que le permettaient les circonstances. Il avait construit devant le feu un sofa temporaire avec trois chaises, et, de plus, le tabouret de miss Mercy en guise d’oreiller ; et sur cet échafaudage il s’était étendu de tout son long.

« Ne lisez pas trop haut, s’il vous plaît, dit-il à Pinch.

— Non, non, dit Tom.

— Bien sûr, vous n’aurez pas froid ?

— Pas du tout, s’écria Tom.

— Alors je suis tout à fait prêt. »

En conséquence, M. Pinch, après avoir tourné les feuilles de son livre avec autant de soin que si ces feuilles eussent été des créatures animées et chéries, choisit son passage favori et commença la lecture. Il n’avait pas achevé une cinquantaine de lignes, que déjà son ami ronflait.

« Pauvre garçon !… dit Tom à voix basse, penchant sa tête pour le contempler à travers les barreaux des chaises. Il est encore bien jeune pour ressentir tant de chagrin. Quelle confiance, quelle générosité à lui de me livrer ainsi le secret de son cœur !… C’était donc elle… c’était elle ! »

Mais, se rappelant tout à coup leur convention, il reprit le poëme à l’endroit où il l’avait laissé, et poursuivit la lecture, oubliant toujours de moucher la chandelle, jusqu’à ce que la mèche ne fût plus qu’un champignon. Par degrés il s’intéressa lui-même à cette lecture au point d’oublier d’entretenir le feu ; négligence dont il ne fut averti que par Martin Chuzzlewit, qui, au bout d’une heure ou deux, tressaillit et cria en frissonnant :

« Comment ! il est presque éteint !… Je ne m’étonne pas si je rêvais que j’étais gelé. Vite, vite, du charbon. Quel drôle de corps vous êtes, Pinch !… »