Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 04

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Librairie de Firmin Didot Frères (p. 20-24).
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LETTRE IV.

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Le soleil éclaire déjà mon cabinet solitaire. J’ai voulu éloigner ces tristes pensées ; j’ai tenté de m’occuper, de me distraire. J’ai pris ma palette, mes pinceaux ; j’ai tout disposé, et je me suis mise à l’ouvrage. Le feu des arts ressemble à celui de l’amour ; il enivre, il absorbe, il isole de l’univers et de soi-même. À mesure que je travaillais, des rayons de lumière semblaient traverser mes esprits. Je reprenais ma raison et mon équilibre ; je sentais seulement mes moyens s’exalter et s’agrandir du reste d’émotions involontaires qui bouillonnaient encore dans mon sein. Tout à coup (qui peut prévoir les effets de l’amour ?), tout à coup ces terribles souvenirs sont revenus m’assaillir : ils se sont emparés de mes facultés avec la rapidité de l’éclair ; ils m’ont comme enlevée de mon siége. J’ai tout jeté là, je marchais avec précipitation, j’étais hors de moi, je croyais respirer du feu ; mais l’agitation du corps semble calmer le trouble de l’âme. Insensiblement j’ai retrouvé quelque tranquillité ; j’ai pu m’asseoir et écrire. Me voilà donc ; me voilà plus raisonnable ; du moins je le crois.

Non, tu ne me trahiras pas, tu ne trahiras pas ces serments tant de fois répétés ; tu ne les profaneras point par des sensations étrangères ; tu ne le pourrais pas. Il y a dans l’amour autre chose que l’amour, une union plus intime encore, des rapports qu’il n’appartient pas aux âmes communes de comprendre ni de sentir, un entraînement d’un être vers l’autre, qui ne tient à rien de ce que la pensée peut définir. C’est par l’accord involontaire de ces sentiments, de ces délices inconnues, que nous sommes unis, chère âme de ma vie ! Que peut une madame de B… contre des liens si sacrés ? Ce qu’elle peut ! ah ! qu’osé-je dire ? L’amant le plus fidèle, le plus timide même, a-t-il jamais su résister aux provocations de la coquetterie ? Éternelle supériorité de mon sexe sur le tien ! Quelle est la femme qui, sans se croire dégradée, a pu même supporter la pensée de s’abandonner à l’être qui lui est inférieur ? quel est l’homme dont les désirs ont pu être arrêtés par cette seule pensée ? Au nom de tout ce qui t’est cher au monde, douce moitié de moi-même, ne m’expose plus à ces cruelles tortures ! Veille avec plus de soin sur notre bonheur. Hélas ! qu’est-ce que cette vie qui nous échappe à chaque instant, et que nous remplissons si légèrement d’amertumes ? un supplice, si l’on souffre ; un délire, si l’on est heureux ; et toujours de la vie, de la vie que l’on dépense, que l’on prodigue, qui ne reviendra plus, qui emporte tout ; tout, même l’amour ! Nous, nous aussi, mon bien-aimé ! il viendra un temps, qui le croirait ? il viendra un temps où nos âmes cesseront de s’entendre, de se confondre ; où notre froide cendre sera le seul reste de ce feu qui nous dévore. Ah ! enivrons-nous, au moins, pendant ce court passage, de tout ce que l’amour a de plus pur et de plus ardent ; ne souillons pas ses délices par des erreurs et des craintes vulgaires ; et, dans tous les instants de notre existence où nos cœurs s’élanceront l’un vers l’autre, que l’amour seul les embrase, et que l’ombre même du soupçon n’ose s’approcher de nous !…

On vient !… Quel supplice insupportable ! Ce sont mes femmes ; elles m’auront entendue ;… que leurs soins me sont importuns ! À quel charme ils m’arrachent ! Qu’il y a loin de ces circonstances ordinaires de la vie aux brûlants épanchements de l’âme ! Mais, hélas ! pourquoi craindrais-je de perdre une seule minute ? Pourquoi me suis-je levée avec le jour ? une heure ne doit-elle pas s’écouler encore avant que tu lises ces lettres écrites dans l’agitation et l’impatience de ma tendresse ? Ah ! mon ami ! que cette heure pèse sur mon cœur ! que vais-je en faire ? combien d’autres ne vont-elles pas m’accabler encore avant que je te revoie ? Sera-ce ce matin, ce soir, chez moi, dans le monde ; dans ce monde si étranger à mes goûts, à mes pensées, et où je ne vais que pour te préserver des dangers qui me semblent toujours prêts à fondre sur toi ? Veuve, libre, prête à être unie à toi par les liens les plus sacrés, que ces contraintes me sont cruelles ! mais tu me les imposes, j’y consens. Malheur à moi si, trahissant notre secret aux yeux d’un rival dont tu dépends encore, je devenais pour toi un jour la cause d’un regret, la source d’un repentir !… Pourtant, ne me donne pas un fardeau que je ne puisse supporter. Si tu veux qu’on ne nous devine pas, ménage-moi davantage : ne me fais plus surtout trouver avec cette femme ! Il est possible, je le conçois, de cacher l’excès de son bonheur. Cette félicité qui remplit l’âme peut en quelque sorte réagir sur elle-même et s’enivrer de ses propres sensations ; mais cette douleur qui frappe, qui accable ; ces émotions subites et profondes… quel est l’être assez malheureux pour avoir sur lui le triste pouvoir de les dérober à tous les yeux ?

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