Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 09

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Librairie de Firmin Didot Frères (p. 46-50).
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LETTRE IX.

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Je m’étais trompée, ce n’était pas lui. Je ne l’aperçois même pas de ma fenêtre, où déjà je suis allée dix fois ; mais il ne peut tarder. Ma montre est là, sur ma table ; j’ai suivi l’aiguille des yeux, même en écrivant ; j’ai compté les minutes ; je sais le temps qu’il faut pour aller, pour revenir ; celui dont tu as besoin pour lire mes lettres, pour me répondre. Une heure suffit, et la voilà déjà écoulée. Mon ami, le croirais-tu ? si dans quelques minutes Charles n’est pas ici… On vient… une lettre !… Elle n’est pas de toi. Le pli, la forme me l’avaient fait deviner à l’instant… Je l’ai parcourue ; elle est d’Alfred. C’est une lettre d’amour. Une lettre d’amour ! à moi !… qu’il est donc mal inspiré ! comment peut-on aimer une femme tout entière à un autre ? cela me semble une erreur de la nature. Cependant que ce jeune homme est agité ! qu’a-t-il donc pu me dire hier ? ne vaincrai-je jamais cette cruelle jalousie ? Dis-moi, dis-moi ce que je dois faire. Je suis ton bien ; dis-moi comment je dois le défendre.

Charles ne revient point ; tout m’afflige aujourd’hui.

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LETTRE DU COMTE ALFRED DE…
Incluse dans la précédente.



Madame,


Au nom du ciel, daignez me dire si vous m’avez entendu hier au soir, et si votre silence était l’effet de votre indifférence, ou du trouble où vous paraissiez plongée. Je vous ai peint l’excès d’une passion dont rien ne peut vous faire comprendre la force, et vous ne m’avez point fait taire ; j’ai pressé votre main, et vous ne l’avez point retirée. Que dois-je croire ? Mes yeux ne se sont pas fermés de la nuit ; j’ai brûlé de mille feux ; j’ai souffert mille morts. Ô ange descendu du ciel pour charmer les hommes ! depuis plus d’un an je ne respire que pour vous. Si la retraite dans laquelle vous vivez ne m’a point permis de pénétrer jusqu’à vous, vous n’avez pas fait un seul pas dans le monde que je ne vous y aie suivie. Vous ne vous en serez pas aperçue sans doute. Comment un jeune et timide adorateur aurait-il pu être distingué dans cette foule enchantée qui vous environne dès que vous paraissez, et qui n’est pas même l’objet de votre attention ? Comment ma faible voix aurait-elle pu se faire entendre dans ce concert d’applaudissements que semblent moins vous attirer votre beauté, vos grâces, vos talents, que la noble simplicité qui vous les fait ignorer ? Comment mon hommage aurait-il pu parvenir jusqu’à celle qui est au-dessus de l’hommage des hommes ?… Cependant… ah ! je me jette à vos pieds ; pardonnez ce que je vais avoir la hardiesse de vous dire. J’ai vu, j’ai cru voir vos beaux yeux, image d’un ciel pur, se porter avec une tendre inquiétude sur quelqu’un que je n’ose nommer. Il m’a semblé… Non, je n’aurai jamais le courage de l’écrire. S’il est, s’il peut être quelque espoir pour moi, si personne n’a encore touché votre cœur, ah ! madame ! vous qui êtes si supérieure aux autres femmes, soyez au-dessus de leurs vaines dissimulations. Je vous en conjure, prenez pitié de ce que je souffre ; daignez m’écrire un mot, un mot indifférent, l’amour m’apprendra tout ce qu’il voudra dire. Mais si… Alors ne me répondez pas, faites-moi dire même que vous n’avez rien à me répondre ; enfoncez sans ménagement le poignard dans mon cœur : il a besoin d’un remède violent. Si je puis résister à ce coup terrible, peut-être l’idée de votre bonheur me donnera-t-elle la force de vivre, et de ne vous adorer que comme une divinité.


Alfred, comte de…
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