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Voyage à la Nouvelle-Calédonie (Garnier)/04

La bibliothèque libre.
Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 193-208).
Quatrième livraison

Le village d’Hienghène. — Dessin de Moynet d’après une photographie.


VOYAGE À LA NOUVELLE-CALÉDONIE,


PAR M. JULES GARNIER, INGÉNIEUR CIVIL DES MINES[1],


1863-1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


X


Houagap. — Hienghène. — Poëbo. — Décroissance et mortalité parmi les indigènes. — Un triste problème ethnographique.

Depuis plusieurs années, les missionnaires étaient établis à Houagap lorsque, en 1862, les naturels attaquèrent la mission et en firent le siége. La garnison de Kanala avertie, envoya au secours de l’établissement une baleinière, dix hommes et un sergent ; ceux-ci purent en arrivant traverser la ligne des assiégeants et pénétrer dans la maison, où ils se maintinrent pendant plusieurs jours. Un armistice venait d’être arrêté entre le sergent et un chef lorsque l’aviso la Gazelle arriva avec des troupes, assez à temps pour que l’on n’eût encore à déplorer la mort de personne. À la suite de ces événements, on mit à prix la tête des quatre chefs qui en avaient été les meneurs ; trois d’entre eux vinrent se rendre, dans l’espoir d’avoir la vie sauve, mais il fallait un exemple et leur sentence était déjà prononcée, Les malheureux se voyant perdus, trouvèrent moyen de briser leurs fers et de s’échapper ensemble de la tente dans laquelle ils étaient prisonniers ; mais plusieurs sentinelles veillaient sur eux, et ils périrent sous les coups de baïonnette.

Le premier instigateur de la révolte, Onine, grand chef d’Amoi, se réfugia dans la montagne où il ne put être pris ; son territoire fut confisqué. Un peu après, il obtint sa grâce et se retira dans son village,

J’allai un jour le visiter en compagnie de mon ami, le docteur Vieillard, savant simple et modeste, véritable pionnier et prêtre de la science. Nous examinâmes ensemble la physionomie de cet homme, autrefois chef suprême d’une des plus nombreuses et des plus riches tribus de l’île, aujourd’hui complétement dépossédé, et je lus sur ses traits, non le découragement et la servilité, mais l’expression d’une amère et profonde tristesse ; son accueil fut froid, digne, presque orgueilleux. Il n’avait pas une poule ni un porc à lui, comme s’il eût voulu ne posséder rien des choses importées par les Papaies (étrangers), mais il nous fit apporter une charge d’ignames capable de nourrir plusieurs hommes. Il n’accepta de nous qu’un peu de tabac. Cependant lorsque je ceignis la tête d’un de ses enfants d’un beau mouchoir rouge, et qu’il vit l’enfant rougir de joie, il me tendit la main ; à partir de ce moment, je fus son ami. Le lendemain il nous accompagna lui-même sur le pic d’Amoi, où nos fatigues furent récompensées par de précieuses trouvailles géologiques.

Lorsque je quittai le vieux chef en lui serrant la main, je ne m’attendais pas à le rencontrer bientôt, dans des circonstances fort malheureuses ; deux ans après, il fut impliqué dans l’assassinat du colon Taillard, à Houagap (affaire dont j’aurai l’occasion de reparler plus tard). Mis au cachot, il brisa trois fois ses fers, s’échappa trois fois et trois fois fut repris. L’aviso à vapeur, le Fulton, le transporta alors à Nouméa ; j’étais sur ce bateau lorsqu’on l’y amena. Cet infortuné était d’une maigreur effrayante ; dans les efforts qu’il avait faits pour briser, dans son cachot, les anneaux de fer qui lui liaient les bras et les jambes, il s’était déchiré les chairs jusqu’à l’os qu’on voyait à nu et que rongeait déjà la gangrène. IL me reconnut cependant, et je lui demandai ce qu’il désirait de moi :

« Du tabac pour moi et mon compagnon, » me répondit-il.

Je m’empressai de le satisfaire, et je lui fis porter quelques aliments plus agréables que les siens ; mais le chirurgien du bord me dit, après la visite : « Votre vieux chef n’ira pas loin. »

En effet, nous le débarquâmes à Kanala, où il mourut quelques jours après.

Sa complicité n’avait pas été prouvée, il n’était qu’en prison préventive. Cédant à l’intérêt que m’avait inspiré cet homme, vraiment doué d’une énergie et d’une intelligence rares, je pris postérieurement des renseignements sur l’affaire, et j’ai tout lieu de croire qu’il a été, dans cette occasion, victime de la haine d’un de ses compatriotes appelé Aïlé, petit chef d’une tribu autrefois en guerre avec la sienne, et que possédait l’esprit de vendetta. Aïlé me disait à moi-même, en me parlant d’Onine : Onine bad man, longtime he kill father, after that eat him (Onine est un mauvais homme, il a tué mon père autrefois et il l’a mangé). Et ce fut sur les dénonciations de cet ennemi héréditaire qu’Onine fut arrêté et mourut avant que son affaire pût être examinée. Quant à Aïlé, il est aujourd’hui chef d’un groupe de tribus où l’on a fait entrer celle de sa victime.

Nous venions de doubler le cap Teco ; il était quatre heures du soir, le commandant et l’état-major étaient à dîner, lorsque nous ressentîmes un choc violent, qui fit craquer toute la goëlette ; nous nous élançâmes sur le pont, nous étions échoués sur un banc de sable. Heureusement la mer était à peu près calme, la brise fraiche et la marée presque basse ; notre existence n’était donc pas le moins du monde en danger. Néanmoins un événement de ce genre provoque toujours des émotions assez persistantes. Les voiles furent amenées immédiatement ; une embarcation fut mise à la mer pour sonder autour de la goëlette qui, malgré la douceur des lames, talonnait horriblement. On la sentait alors trembler sous les pieds, comme si elle allait se disjoindre ; les mâts vibraient sous l’influence de ces chocs et menaçaient de se rompre. Quand la marée remonta, on mouilla rapidement des ancres à jets ; à l’heure de la marée haute tout était paré, mais on ne put faire avancer la goëlette que de quelques mètres. Nous étions à peu près encore dans la même position au moment du reflux ; heureusement toute la nuit le beau temps se maintint, et la marée suivante étant une des plus fortes du mois, nous avions encore bon espoir. En effet, à peu près au moment du plus haut niveau des eaux, sous un suprême et dernier effort de l’équipage, la goëlette glissa plus rapidement sur son lit de sable, et après quelques grincements de la quille sur le fond, nous étions à flot, très-heureux d’être sortis sans plus d’encombre de ce mauvais pas. Le même soir, nous étions mouillés dans le port de Hienghène.

Hienghène était jadis le centre d’une des plus riches tribus de l’île. Elle a, lors de la prise de possession, opposé une vive résistance à nos troupes. Son chef Bouarate est une des célébrités néo-calédoniennes et, comme toutes les célébrités, il a été beaucoup vanté par les uns, tandis que les autres se sont plu à le représenter sous un jour très-défavorable. Ainsi on prétend qu’avant notre arrivée, il se nourrissait de la chair de ses sujets et que les Anglais, lui ayant donné un fusil et des munitions, il exerçait son adresse sur de jeunes enfants et des femmes qu’il dévorait ensuite. D’un autre côté, Bouarate reçut toujours bien les Anglais qui venaient faire chez lui la guerre en condottières, et ne voulut ni des missionnaires qu’il renvoya de sa tribu, ni des Français, contre lesquels il combattit bravement, malgré l’infériorité de ses armes. Enfin, fait prisonnier et envoyé à Tahiti pendant cinq ans, il sut garder pendant sa captivité une conduite digne d’un chef. De retour dans sa tribu, il a repris la direction des affaires, et par sa fermeté, son intelligence, sa supériorité naturelle, il a su si bien diriger ses affaires, qu’il est du très-petit nombre des chefs actuels qui ont conservé de l’autorité sur leurs sujets, avec une sorte de prestige respectueux. Bouarate est grand, ses traits sont réguliers : sa physionomie a toujours une expression soucieuse que l’on ne rencontre ordinairement que chez les Européens. Il parle bien le français et l’anglais, mais préfère s’exprimer dans cette dernière langue. Nous le rencontrâmes en descendant sur le rivage, il venait au-devant de nous ; il nous conduisit dans son village, nous présenta son fils aîné qui n’a rien de sa distinction et de son air intelligent. De nombreux guerriers nus, la poitrine, la barbe et le visage noircis, formaient sur le gazon un groupe silencieux, immobile comme les sénateurs romains sur leurs chaises curules. On aurait pu ainsi les prendre pour des statues de bronze, n’eût été leur œil noir et étincelant qui suivait nos moindres gestes.

Sur un signe de Bouarate, plusieurs jeunes gens s’élancèrent et en quelques secondes firent pleuvoir du haut des cocotiers une grêle de noix dont la pulpe à l’état liquide est la plus agréable boisson que je connaisse pour apaiser la soif.

Le village est un des plus considérables de toute l’île ; les maisons, en forme de ruches, ont au sommet une statue grossière, surmontée d’une série de coquillages, ordinairement des conques marines et quelquefois des crânes d’ennemis pris à la guerre ; ces ornements ou trophées, en temps de guerre, sont emportés par les vainqueurs qui croient s’emparer de cette manière du bon génie de l’habitation. Les cases ont une seule ouverture très-basse et très-étroite ; le soir on les remplit de fumée pour chasser, autant que possible, les moustiques. On bouche ensuite l’unique ouverture et l’on s’endort sur des nattes, pendant que la fumée plus légère flotte au-dessus des têtes. Aussi est-il impossible de s’asseoir sans être à demi asphyxié ; mais on est délivré des moustiques. Ces maisons sont intérieurement doublées avec l’écorce, lisse et imperméable du niaoulis, et recouvertes de chaume à l’extérieur.

Le port de Hienghène est petit, mais sûr. Il est bordé d’un côté par des roches immenses qui surgissent du sein de la mer et ont été nommées Tours de Notre-Dame, à cause d’une vague ressemblance avec des tours de cathédrale. Des roches d’un même sédiment, forment sur le rivage des grottes et des cavernes très-curieuses. Leur base est un calcaire siliceux de formation très-ancienne ; il semble appartenir à la période silurienne. Une belle rivière arrosant une vallée fertile, se jette dans le port, et le long du rivage s’étend une plaine spacieuse des plus verdoyantes, habitée par de nombreux indigènes.

Ceux-ci se montrèrent à notre égard aussi gracieux que possible ; ils vinrent en foule à bord, nous apportant des provisions et des coquillages, et examinant tout avec la plus scrupuleuse attention. Le sang de cette tribu est beau, et je remarquai parmi les visiteurs plusieurs hommes admirablement bâtis : ils n’ont jamais cet embonpoint extrême si fréquent chez nous ; ils sont tout ossature et muscles. Cependant un défaut général des Néo-Calédoniens, c’est d’avoir les jambes un peu grêles, relativement au buste, et les mollets placés plus haut que les nôtres. On remarquera aussi que, soit habitude, soit constitution anatomique, ils prennent à chaque instant des poses qui nous fatigueraient horriblement, Ainsi, ils s’assoient sur leurs talons des journées entières ; lorsqu’ils montent sur un cocotier et qu’ils se reposent en route, ils prennent sans efforts des positions auxquelles chez nous un acrobate seul pourrait atteindre.

Il en est de même dans la natation, où ils se jouent avec une facilité telle qu’ils semblent posséder une pesanteur spécifique beaucoup moins grande que la nôtre. L’habitude seule ne saurait leur donner cette supériorité sur le nageur européen le mieux exercé, soit sous le rapport de la vitesse, soit pour le transport des fardeaux.

Poëbo, lieu de ma destination, est encore un des points les plus favorisés de la colonie. Le port est petit et peu sûr, mais on débarque sur une vaste plaine couverte de cocotiers et d’une riche végétation : plusieurs cours d’eau l’arrosent.

Les établissements de la mission catholique y prospèrent et possèdent un beau troupeau et des plantations en bonne voie : ils fabriquent aussi beaucoup d’huile de coco.

De nouveaux colons s’établissent tous les jours dans ces parages, à cause de l’abondance du cocotier, dont les noix sont très-favorables pour engraisser les porcs et la volaille qu’on exporte ensuite à Nouméa.

Au milieu d’un pays aussi riche, on se demande pourquoi la population indigène y décroît tous les jours. En effet, à Poëbo la mortalité est effrayante, comme on peut en juger par les chiffres suivants :

En 1856, cette tribu comptait mille cinq cents habitants ; en 1864, au moment de mon passage, il n’y en avait pas plus de sept ou huit cents ; pendant le cours de l’année qui venait de s’écouler, il y avait eu cent cinquante décès et seulement cinquante naissances. Comment expliquer ce phénomène bizarre qui fait que nous apportons la mort au sein de ces malheureuses tribus en nous y établissant ? Cela est patent et palpable : partout où nous passons, l’indigène dépérit et meurt.

À Nouméa et dans tous les environs, nous n’avons plus trouvé que les traces de cultures immenses qui annonçaient un peuple nombreux, mais nous n’avons pas rencontré un seul naturel. À Poëbo, un des points les plus civilisés, la population a diminué de moitié en vingt ans.

Près de là, nous avons visité la première tribu parmi laquelle l’Européen a débarqué et séjourné, la tribu de Balade, autrefois nombreuse, guerrière et redoutée de ses ennemis. Elle compte aujourd’hui une centaine d’individus à peine, et, chose étrange, pas de jeunes filles. Presque tous les rares nouveau-nés sont des mâles, et les quelques jeunes gens que j’y ai vus, voués à un célibat certain, préféreraient certes abandonner le territoire de leurs pères, qui leur est cher cependant à titre de berceau, pour aller dans une autre tribu voisine où ils auraient au moins l’espoir de trouver une femme.

Nous avons vu en passant dans le sud l’île Ouen, un des pays les plus intéressants de la colonie. Je l’ai visitée de nouveau en 1866 ; le P. Chapuis, qui est le vicaire de ce pays, me dit avoir vu la population diminuer pendant le cours de l’année 1865, de cent trente habitants à quatre-vingt-quinze. Dans cette tribu, le mal était plus grand encore qu’ailleurs, car les mariages y étaient ordinairement stériles et les jeunes gens s’éteignaient comme des vieillards ; le P. Chapuis ajouta ces mots : « Si je vis encore trente ans ici, je pourrai probablement assister à la mort du dernier kanak d’Ouen. »

Je ne connais certes pas exactement la cause de cette mortalité, mais je suis convaincu qu’on pourrait l’éviter, si l’on voulait s’intéresser davantage à cette race d’hommes. Elle en vaut la peine, je le dis hardiment. J’ai trouvé plusieurs Européens pensant comme moi, mais je l’avoue, le plus grand nombre d’entre eux est sans pitié pour elle. Ils fondent leur insensibilité à l’égard de ces créatures intelligentes, sur ce qu’elles sont cannibales. À cela je répondrai par la bouche d’un homme d’esprit qui a compris ces sauvages sans les avoir jamais visités :

« L’anthropophagie est une des maladies de l’enfance de la première humanité, un goût dépravé que la misère explique, qu’elle ne justifie pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plaignons le cannibale et ne l’injurions pas trop, nous autres civilisés qui massacrons des millions d’hommes pour des motifs certes moins plausibles que la faim… Le mal n’est pas tant de faire rôtir son ennemi, que de le tuer quand il ne veut pas mourir[2]. »


Village et poste de Houagap. — Dessin de Moynet d’après un croquis de M. J. Garnier.

Avec son naturel droit et indépendant, ennemi de l’injustice, cet auteur dont le cœur saigne lorsqu’il étudie et sonde les plaies de notre vieille Europe, a trouvé les circonstances atténuantes du cannibalisme.

Je crois donc humain et utile pour l’avenir de la colonisation de s’occuper un peu de ces sauvages, puisqu’ils le méritent, et de chercher par quel moyen on pourra éviter leur disparition imminente. Et, d’abord, comment meurent-ils ? Ils n’ont pas ordinairement deux genres de mort ; durant la saison des pluies, en février, mars ou avril ordinairement, on les voit subitement atteints d’une forte bronchite ; ils se ceignent alors les reins d’une liane fortement serrée, se retirent dans leurs misérables cases, au milieu des moustiques et de la fumée, et attendent : l’appétit disparaît presque complétement, leur corps devient peu à peu d’une maigreur effrayante, leur peau bronzée pâlit et se teinte de couleurs blafardes. De temps en temps, leur médecin vient les voir. C’est toujours un vieillard ou une vieille femme hideuse, aux mamelles pendantes. On pratique sur le patient d’abondantes saignées à la tête, sur les omoplates ou au pied ; puis on l’étend sur le dos, et, comme le lieu de sa souffrance est la poitrine, le médecin lui frictionne la partie douloureuse ; mais cette


Néo-Calédoniennes. — Dessin de Loudet d’après une photographie

friction est un véritable supplice que le malade subit

sans se plaindre, quoique ses yeux, qui sortent à demi de leur orbite, et la sueur qui couvre son visage, accusent assez sa souffrance. Cependant le médecin ne se décourage pas ; il fait toujours craquer les côtes du malheureux, jusqu’à ce qu’il soit lui-même à bout de forces. — Enfin, le troisième remède, c’est une large absorption d’eau dans laquelle certaines plantes ont été macérées.

En dépit de tout, l’estomac cesse ses fonctions, et deux ou trois jours après, la mort survient. Autrefois, à partir du moment où un malade ne voulait plus manger, on attendait trois jours ; si, alors, le malade refusait encore la nourriture, on le tuait et on l’inhumait avec tous les honneurs dus à son rang.

Certainement cet acte doit nous paraître des plus barbares et des plus cruels ; cependant, si vous aviez assisté à la mort d’un de ces hommes, la chose vous paraîtrait moins extraordinaire ; et je crois même que dans la plupart des cas, c’était le moribond lui-même qui hâtait le supplice, tellement est grand le stoïcisme de ces enfants de la nature. Pour en donner une idée, je citerai quelques faits, choisis parmi tous ceux que j’ai pu observer.

Dans un village, je vis un malheureux jeune homme, assis à la porte de sa case, chauffant au soleil son squelette émacié, simplement recouvert d’une peau sous laquelle le sang ne circulait plus. Pendant que je le considérais, il me demanda un peu de tabac. « Mais, lui dis-je, tu as l’air malade et fumer te ferait du mal.

— Oh ! dit-il, ce n’est pas pour moi, je serai mort probablement avant deux jours ; c’est pour un autre. » Je lui donnai du tabac et m’éloignai. Deux jours après, je fus éveillé au milieu de la nuit par des hurlements ; je m’informai ; le jeune kanak ne s’était pas trompé ; c’était lui qui venait de mourir et on le pleurait.

Un des naturels de mon escorte était malade dans sa case depuis trois ou quatre jours ; l’un d’eux vint me dire d’aller le voir. Le malheureux était assis sur la porte, maigre et à demi mort. « Tu vois, me dit l’un d’eux en touchant le malade, ces côtes saillantes, ces jambes maigres ; tu vois, il n’a pas longtemps à vivre ; laisse-le retourner dans sa tribu pour y mourir.

— Oui, ajouta le moribond, my want mate-mate casi belong me « Oui, je désire mourir dans ma case. »

Je détournai les yeux de ce spectacle et renvoyai le kanak dans sa tribu qui était à cinq ou six lieues. Le jour même, les autres naturels l’y transportèrent, c’était un dimanche ; ils avaient attendu ce moment pour pouvoir le faire sans manquer à leur travail. À huit, ils portèrent ce malheureux sur leurs bras par des sentiers presque impraticables et, cependant, deux ou trois au plus étaient de la tribu du malade.

Je leur ai demandé souvent d’où leur venait cette affection de poitrine qui les tuait, et tous se sont accordés à me dire que c’étaient les blancs qui l’avaient introduite. L’un d’eux, Zacchario, petit chef de l’île Ouen, me raconta même à cet égard que, lors de l’arrivée des premiers caboteurs anglais dans sa tribu, il peut y avoir vingt-cinq ou trente ans, le village de Koturé qu’habitait son père, fut presque tout détruit par ce mal ; les débris échappés au fléau abandonnèrent ce pays, et allèrent se joindre au village d’Uara, qui est à peu près aujourd’hui le seul point habité de l’île.

Mais revenons à notre question première : Comment le contact des blancs introduit-il la mortalité au milieu de ces peuples ?

Le kanak, quoiqu’on ait dit le contraire, a toujours une nourriture abondante. Si la récolte d’ignames vient à manquer, il peut la remplacer par le taro, la canne à sucre et la banane ; à défaut de ces aliments, il a en abondance les poissons et les tortues ; si la pêche est mauvaise, et je n’ai jamais vu le poisson manquer, le coco et les coquillages si abondants et si variés de la plage ne peuvent dans aucun cas lui faire défaut. Le kanak possède donc des aliments assurés, mais des aliments peu substantiels qui ne lui permettent aucun écart de régime. Les Européens, aussitôt arrivés, ont introduit avec succès le tabac, le gin et le brandy ; le tabac surtout, car le Calédonien ne boit généralement les liqueurs fortes qu’avec répugnance et seulement pour ne pas reculer. Elles lui arrachent d’horribles grimaces, et lui, qui ne boit jamais, s’empresse d’avaler deux ou trois verres d’eau pour éteindre le feu. Quant au tabac, c’est la première passion du kanak mâle ou femelle : l’enfant court à peine qu’il commence à fumer, dans une pipe grossière un tabac spécial en tablettes, humide, de mauvaise qualité, souvent tellement fort qu’il rendrait malade nos fumeurs les plus déterminés. Le Néo-Calédonien dédaigne du reste le tabac faible et dit : « AÏ same grass » (comme de l’herbe).

Eh bien, quoique tout le monde attribue à ce tabac la plus grande part dans le développement des maladies des kanaks, je n’ai vu encore personne dans la colonie s’en préoccuper ; tout le monde, au contraire, paye leurs services avec ce poison.

Il serait bon que l’administration ne permît la vente du tabac qu’après examen, et qu’il fût recommandé au chef de défendre à ses sujets et sujettes de fumer avant d’avoir atteint l’âge de puberté. — Il n’en est pas de même pour les liqueurs fortes ; le Gouvernement en a défendu le débit aux indigènes, et en cela il a très-sagement agi.

Viennent ensuite des affections, des virus morbides dont nous possédons des antidotes éprouvés et que notre constitution supporte ordinairement mieux que celle de ces pauvres sauvages.

On place aussi au nombre des causes homicides les travaux auxquels sont plus ou moins soumis les kanaks au contact des blancs, et, par suite, la négligence qu’ils apportent dès lors dans le travail de leurs propres cultures. On dit encore que les vêtements que nous leur donnons les habituent à être couverts, et que, ce vêtement une fois usé, ils contractent ces phthisies dont ils meurent. Enfin, d’autres prétendent qu’une des causes de leur état morbide est l’ascétisme dans lequel leurs imaginations neuves et faciles à frapper sont plongées par l’audition des mystères de notre religion. Il est certain que je ne crois pas qu’il existe sur terre un autre peuple qui, une fois qu’il a écouté le missionnaire, se laisse plus facilement que celui-ci pénétrer de sentiments religieux, et soit un plus fidèle et plus scrupuleux observateur de ses nouveaux dogmes. On n’aurait certes aucune peine à faire accomplir à ces néophytes tous les actes de dévotion les plus exagérés, dont la Vie des Saints et des Martyrs nous fournit des exemples.

À ces causes, on pourrait peut-être ajouter encore l’impression triste produite sur ces êtres fiers par l’invasion des blancs, dont ils sont obligés de reconnaître la supériorité en toutes choses : audace, nombre, richesses, intelligence. Ces races, qui étaient habituées à la vie si calme, si restreinte surtout de leurs forêts montagneuses, n’osent ni ne peuvent se fondre dans ce courant qui les emporte.

Quoi qu’il en soit, de toutes les raisons que je viens d’émettre, je n’en vois vraiment pas une seule qui puisse sérieusement expliquer la disparition aussi rapide de ces hommes à notre contact. Faut-il admettre cet ordre fatal de succession des races supérieures aux inférieures, que la science géologique semble toucher du doigt à chaque pas ?… Faut-il voir dans ces kanaks océaniens, les derniers représentants d’une race que le refroidissement de la terre a refoulée peu à peu vers l’équateur, seul point où ils peuvent encore vivre, où déjà leur existence est difficile, où le moindre écart la compromet ? Toujours est-il que c’est au moment des pluies assez froides de l’hivernage qu’ils meurent.


XI


Balade et sa tribu. — Les géophages. — La vallée du Diahol.

La mine d’or, découverte à Poëbo, était peu importante ; ce n’était qu’un sable aurifère d’une richesse insignifiante ; aussi, après quelques fouilles sur les lieux et dans les environs du village, je me décidai à remonter vers le Nord, c’est-à-dire dans la direction où les terrains aurifères paraissaient se prolonger. En quittant Poëbo, le sentier longeant le rivage de la mer parcourt, sur une longueur de douze kilomètres environ, une plaine large, fertile, bien arrosée, couverte de gras pâturages ou de cocotiers. Cette plaine pourrait contenir plusieurs stations agricoles qui seraient dans de très-bonnes conditions. Cette bande de terrain est une des parties de l’île les plus agréables ; elle se termine avec le territoire de la tribu de Balade, où j’établis mon campement, avec l’intention de rayonner de là dans les montagnes environnantes, qui répondirent assez bien à mon attente en me fournissant plusieurs échantillons curieux. J’avais là, du reste, un logement tout prêt dans les anciennes habitations abandonnées aujourd’hui, qui furent établies autrefois pour le premier poste militaire français de la Nouvelle-Calédonie, lors de la prise de possession. C’est un vaste bâtiment aux murailles épaisses, surmontées d’un blockhaus. Je fus reçu par les kanaks de cette tribu avec la franchise et la cordialité la plus expansive, et comme on n’est du reste reçu que par ces gens-là. Vraiment, allez voir ce peuple. Au moment où vous débarquez, tous s’offrent pour guider vos pas ou satisfaire vos désirs. Voulez-vous chasser ? l’un d’eux se détache et vous guide dans les marais, séjour d’une multitude de canards. Avez-vous soif ? ils s’élancent dans les cocotiers avec l’agilité du singe. Qu’un ruisseau ou un marais arrête vos pas, l’épaule du premier venu vous portera de l’autre côté ; s’il pleut ? en quelques secondes, dans le fourré voisin, ils iront chercher de larges feuilles de bananier ou un manteau d’écorce de niaoulis, sous lequel on vous abritera ; la nuit vient ? une torche résineuse éclaire votre marche ; et enfin, au moment du départ, vous lisez le regret sincère sur leur visage attristé.

Pendant plusieurs années, un poste militaire français a séjourné à Balade. Aussi, la plupart des indigènes parlent notre langue. J’en fus même tout étonné, car il n’y a, depuis longtemps, ni missionnaire, ni soldat, ni colon ; cependant ils se souviennent encore du Français qu’à Poëbo à peine quelques kanaks comprennent. J’exprimai au chef mon étonnement à cet égard ; il me dit en riant : « Kanak comme ça (en faisant le signe de la croix) apprendre à parler français. »

Le chef, Oundo Touro avait subi cinq ans de Tahiti avec le chef d’Hienghène Bouarate, dont j’ai parlé ; mais il n’avait pas su conserver dans l’exil, comme ce dernier, ses simples manières natives et avait adopté complétement les coutumes des Tahitiens, le plus débauché et le plus licencieux des peuples de la terre ; il était revenu ivrogne et sans dignité. Quoique jeune, il laissa à son retour l’autorité aux mains d’un de ses parents, Goa, et, suivant les mœurs tahitiennes, ne s’occupa plus qu’à se procurer sa liqueur favorite par tous les moyens possibles, même par la vente aux caboteurs et aventuriers de passage de l’honneur de son foyer. C’était dommage, car Oundo avait de la race ; il était grand, bien fait et avait dû être d’une grande supériorité dans les exercices du corps ; aussi, malgré son abrutissement, les Baladiens le regardaient toujours avec respect.

Goa était le type du kanak vulgaire et grossier ; une grosse tête, un gros nez, de grosses lèvres, le corps épais, l’intelligence lourde, aucune imagination ; somme toute, il était de bien peu au-dessus de la brute. Un fait va le dépeindre :

Il vint me voir le soir de mon arrivée à Balade ; j’achevais mon dîner, j’étais étendu sur un tapis de gazon, que la fatigue de la journée me faisait encore trouver plus doux ; mon œil se reportait avec plaisir sur cette mer bleue et calme que je dominais, sur cette forêt de verdure qui m’entourait, et j’écoutais Goa qui me racontait une histoire vraie, mais étrange dans sa bouche.

« Mon frère Païama était chef de Balade quand les soldats y vinrent. Il n’aimait pas les Français, lui, et aurait voulu leur faire la guerre ; il excitait à la révolte ; on le poursuivait pour le tuer. Il s’enfuit dans la montagne ; mais il revenait souvent pour manger. Un jour, je le rencontre ; avec l’aide de quelques bons kanaks, je l’amarre à un cocotier au moyen d’une forte liane ; je vais vite trouver le chef du poste, M. Villegeorge, et je lui dis : « Capitaine, Philippo Païama est amarré près d’ici. »

« Le capitaine prend ses fusils et ses soldats. On trouve Païama bien amarré et on le fusille. — À ce moment, Oundo était à Tahiti. Je dis aux kanaks : « C’est moi qui suis le chef, et je frappai du pied le cadavre de Païama pour bien leur montrer qu’il était mort. » — Goa, ayant ainsi terminé son récit, poussa un grand éclat de rire qui n’éveilla pas d’écho en moi.

Oundo et Goa sont morts tous les deux à peu d’intervalle dans un combat livré en 1866.

Le Calédonien ne fait par jour qu’un seul repas sérieux ; il mangera l’amande d’un coco, une banane, quelques cannes à sucre ; mais le soir les pêcheurs reviennent avec du poisson, les femmes avec des coquillages et divers mollusques pris sur les récifs. Les parts se font entre les ménages avec la plus grande impartialité. On fait cuire le tout avec des taros et de l’igname dans de grands pots de terre ; on mange fort tard et en commun, puis on cause auprès du feu jusqu’à onze heures, minuit, une heure du matin. Quelquefois, lorsque le chef est jeune, c’est-à-dire ami du plaisir, on se réunit dans une grande salle, et l’on y danse fort avant dans la nuit, au son d’une musique des plus primitives.

Le Calédonien se lève donc fort tard, et sept heures forment une heure matinale pour lui ; il craint du reste énormément le froid et la rosée du matin, qui, toujours très-forte, l’enrhume en effet avec une très-grande facilité. Je crois donc qu’il est indispensable d’avoir égard à ce fait, et si l’on veut des travailleurs bien portants, il faut ne pas leur faire commencer le travail trop matin, quitte à le faire cesser un peu plus tard.


Kanak péchant entre les récifs. — Dessin de A. de Neuville d’après un croquis de M. Garnier.

Les voyageurs du siècle dernier ont dit que les Néo-Calédoniens étaient très-friands de terre, et en mangeaient beaucoup ; Balade est le premier point où j’aie constaté ce goût, que je n’ai jamais plus retrouvé que parmi les gens de Tiari, petite tribu du voisinage. Cette terre est un silicate magnésien verdâtre, dont les couches sont associées aux micaschistes et stéaschistes qui composent la montagne de Balade. On la trouve sur la route qui va de cette tribu à celle de Tiari. Vauquelin dit que cette substance contient des traces de cuivre. En tous les cas je puis réhabiliter les Baladiens et les Tiariens (qui sont les seuls qui en usent, à ma connaissance), en affirmant qu’il n’y a guère que les femmes qui, dans certains cas de maladie, mangent un peu de cette terre ; que quelques enfants en mangent parfois aussi, par esprit d’imitation seulement, mais n’en consomment jamais plus gros qu’une noisette. Cette terre qu’ils nomment pagoute n’a, du reste, aucun goût et, comme à la manière des stéatites, elle se convertit sous la dent en une poussière douce et tendre, elle n’a rien de désagréable.

Le centre de la Nouvelle-Calédonie est très-montagneux, mais toutes les chaînes de montagnes courent dans le sens de la longueur générale de l’île, tandis que les vallées et cours d’eau sont perpendiculaires à cette direction. Une seule belle vallée, la plus grande de l’île, fait exception à cette règle ; elle prend naissance, à peu près derrière Poëbo, court au nord-ouest suivant le grand axe de l’île entre deux rangées de hautes montagnes, pour déboucher à la mer sur les confins sud de la tribu d’Arama. Cette vallée, a reçu des Européens le nom de Diahot, qui, dans le langage des naturels, signifie simplement grande rivière.

Je m’y rendis de Balade en franchissant la ligne de faîte qui m’en séparait ; du haut de cette chaîne, qui a environ six cents mètres d’élévation, on jouit d’une belle perspective : on domine cette verdoyante et


Préparation du trépang. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

spacieuse vallée, au milieu de laquelle court un véritable

fleuve, aux eaux rapides et limpides. Cette vallée, bien protégée des vents, très-fertile, arrosée par la grande rivière et par une myriade de petits ruisseaux qui descendent de toutes les montagnes, est certainement appelée à rendre de grands services. Quatre tribus indigènes, riches et nombreuses, trouvent place le long de son cours que les bateaux d’un faible tonnage pourraient remonter jusqu’à vingt milles de son embouchure ; celle-ci forme un port étroit, mais offrant un bon mouillage et toute la sécurité désirable.

Quatre-vingt-dix ans avant moi, l’illustre Cook avait gravi, jusqu’à la ligne de faîte des montagnes de la côte, la route que je venais de suivre, et l’on me saura peut-être gré de placer en regard des impressions que je puisai dans le parcours de ces cimes, quelques-unes de celles que les mêmes aspects éveillèrent dans l’esprit de ce grand homme. On lit dans sa relation :

« … Du sommet des montagnes qui longent le littoral de Balade, nous aperçûmes la mer au sud-ouest, entre plusieurs échancrures d’une chaîne opposée. Cette découverte était d’autant plus importante, qu’elle nous permettait de juger de la largeur de l’île, qui dans cette partie ne devait pas excéder dix à douze lieues.

« Entre cette chaîne et celle que nous foulions, s’étend en berceau une grande vallée, dans laquelle serpente une rivière (le Diahot)}, dont les bords sont ornés de plantations variées et semées de villages nombreux. Du point où nous nous trouvions, nous dominions également le littoral uni qui borde le mouillage de Balade et qui se déroulait sous nos yeux comme un panorama. Le cours sinueux des cours d’eau qui l’arrosent, la verdure des plantations, les groupes de huttes indigènes, les nombreux bouquets de bois élevés et les écueils qui longent la côte, diversifiaient tellement la scène, qu’il n’est pas possible d’imaginer un ensemble plus pittoresque[3]. »

Le temps écoulé depuis le passage du navigateur anglais n’a naturellement rien changé au tableau.

Cette contrée n’a malheureusement pu être explorée par les chercheurs d’or, auxquels elle offre de grandes chances, car ses montagnes sont de même nature que celles de Poëbo où l’on a trouvé l’or pour la première fois ; ensuite c’est le seul point où les alluvions de ces montagnes aient pu se réunir en quantité considérable et sur une surface un peu étendue.

Jusqu’ici aucun colon ne s’est établi dans cette vallée ; il est vrai qu’à une si grande distance de a capitale, on ne peut venir s’établir qu’avec un approvisionnement suffisant pour remplacer, dans la plupart des cas, les ressources renfermées dans les magasins de Nouméa.

De Balade à Arama, la bande de terre qui s’étend entre le rivage de la mer et le pied des montagnes est assez étroite ; cependant on rencontre quelques rivières qui ont formé des deltas couverts de cocotiers. La tribu de Tiari, dont les confins nord bordent l’embouchure du Diahot, occupe une plaine vaste et fertile ; quoiqu’un peu marécageux, ce point serait bien choisi pour une station. Une population indigène assez nombreuse y est établie. Les cocotiers sont ici très-abondants, et toutes les vallées qui s’enfoncent dans l’intérieur, cultivées par les indigènes, sont très-abritées et très-fertiles ; je les crois éminemment propres à la culture du café.

En franchissant le Diahot à son embouchure, on se trouve à Arama, centre d’une des tribus les plus importantes du nord.

Le chef de ce village est un jeune homme, grand, bien fait, intelligent ; deux missionnaires français habitent au milieu de la tribu, bien que plusieurs de ses membres se montrent encore assez rebelles à leurs prédications, car ici nous sommes à une extrémité isolée de l’île, où les kanaks ont encore conservé toute leur indépendance.

Les kanaks n’ont pas de religion définie ; ils croient généralement qu’après leur mort ils se rendront au-dessous de la terre, dans un lieu où la nourriture est des plus abondantes, où la pêche est toujours heureuse, les femmes toujours jeunes, belles et souriantes. On y danse beaucoup aussi, les enfants y deviennent grands, et les vieillards jeunes ; pendant la nuit, on fait quelquefois des sorties sur la terre, pour venir tourmenter et battre les ennemis qu’on avait pendant la vie. Aussi les Calédoniens ne veulent-ils jamais sortir quand la nuit est noire ; ils croient aussi à une foule d’êtres surnaturels auxquels ils accordent différents attributs : les uns s’occupent de la pêche, d’autres de la guerre, de la mort ; généralement ces génies sont mauvais et exigent des sacrifices en échange de leurs services.

À tout ceci les kanaks joignent un grand nombre de superstitions ; ainsi ils rejettent à la mer certains genres de poissons qui se trouvent pris dans leurs filets, parce que ces poissons ne sont que des génies malfaisants qui se vengeraient si on les faisait cuire. (Cette superstition a peut-être sa base dans ce fait bien connu que certains poissons de ces parages sont vénéneux.) Une banane double mangée par une femme lui procurera deux enfants à la fois.

Avant de commencer une pêche, une guerre, une fête, ils vont sacrifier aux génies pour se les rendre favorables. Ordinairement le lieu du sacrifice est le sommet d’une montagne à forme bizarre, abrupte, rocailleuse, sur lequel on vient déposer les vivres et les présents qui composent le sacrifice.

Leurs prêtres, intermédiaires naturels entre les mortels et les dieux, sont ordinairement des vieillards, quoique ces fonctions se transmettent aussi de père en fils. On apporte des présents à ces espèces de sorciers, pour qu’ils veuillent bien, par leurs conjurations, obtenir des génies, du beau temps, une bonne pêche, ou toute autre chance favorable. Les présents sont toujours acceptés, les conjurations toujours faites, mais au jour dit s’il arrive de la pluie ou du vent, le prêtre n’est pas embarrassé ; il répond simplement à ses ouailles que la tribu voisine, leur ennemie, ayant eu besoin de ce temps-là, aura offert au génie, pour le gagner, un présent plus beau que le leur. — Cette naïve réponse suffit à tout et à tous.


XII


Bualabio. — Ses ressources. — Huile de coco. — Pêche du trépang. — Chasse au requin. — Un pilu-pilu ou fête indigène.

L’île de Bualabio n’est qu’un prolongement de la chaîne orientale de la grande terre qui se relève un instant ici au-dessus de la mer. Cette île, dont le pourtour est environ de vingt-deux milles, est entourée d’un anneau de corail. La bande madréporique annulaire est très-large et affleure à mer basse ; elle est couverte de la précieuse biche de mer (holothurie comestible). Entre cet anneau et l’île existe un canal étroit mais assez profond. Peut-être existe-t-il une passe pour les navires dans cette bande de corail ; ce serait très-désirable.

L’île, quoique montueuse, est fertile ; elle présente plusieurs vallées arrosées par de petits cours d’eau, et d’innombrables cocotiers couvrent les rivages de la mer. C’est là sa plus grande richesse.

Personne encore, soit manque de capitaux, soit par toute autre cause, n’a été tenté de louer cette île pour extraire de ses noix de cocotier l’huile qu’ils contiennent. On va voir de suite quel bénéfice élevé et certain on pourrait retirer de ce fruit précieux, qui est à peu près l’unique nourriture de certains peuples de l’Océanie.

Le moyen ordinairement employé pour la fabrication de l’huile de coco consiste à râper à la main l’amande de ce fruit sur une des extrémités d’un morceau de cercle en fer de barrique, limé de façon à offrir trois ou quatre dents. La râpure tombe au sommet d’une auge inclinée et s’y amoncelle ; lorsqu’elle forme là un petit amas, on la laisse fermenter sans autre précaution. L’huile se sépare et descend suivant la pente de l’auge jusqu’au fond, où on la recueille. La râpure, au bout de trois ou quatre jours, ne laisse plus écouler d’huile ; on la jette alors, quoiqu’elle en contienne encore une assez forte proportion que l’on pourrait bien facilement lui enlever par la compression.

Un kanak peut râper dans sa journée cinq cents noix de cocos ; il en tire environ trente-trois livres d’huile, représentant une valeur de seize francs cinquante centimes à Nouméa et de trente-trois francs à Sydney. Le produit annuel d’un cocotier, déduction faite de tous les frais, peut être évalué à trois francs. Or, l’île de Bualabio, renfermant au moins douze mille pieds de cet arbre, en plein rapport, donnerait un revenu total de trente-six mille francs, qu’on doublerait facilement en perfectionnant un peu le mode de fabrication.

Cette île possède une autre source de richesses sur ses récifs, où abonde l’holothurie comestible, fort recherchée des gourmets chinois sous le nom de trépang. La pêche de ce mollusque, exploitée avantageusement à Bualabio par quelques individus isolés, y pourrait être pratiquée avec profit par un grand nombre.

Le trépang appartient à une nombreuse famille d’êtres modestes assez semblables à de gros vers disgracieux, dont la longueur varie de quelques centimètres à un mètre, et parmi lesquels, comme parmi les hommes, les plus petits sont les plus nombreux. Baptisées par la science du nom d’holothuries, ces créatures sont plus connues des marins et des pêcheurs sous l’appellation de cornichons ou de concombres de mer. Elles se divisent en une infinité de variétés que connaissent seuls les savants spéciaux. Nous nous contenterons d’en présenter deux à nos lecteurs. Nous sommes autorisés à emprunter leurs images fidèles à un livre classique en pareille matière[4].

Quant au trépang, c’est une grosse masse charnue affectant la forme d’un cylindre, long de douze à quinze centimètres, épais de trois à quatre, et chez lequel on ne distingue à l’intérieur à peu près aucun organe. J’avais lu que sa pêche exige autant de patience que d’adresse et que les Malais, qui à chaque mousson d’ouest (octobre et novembre) équipent des milliers de jonques pour aller récolter ce zoophyte sur les côtes semées d’écueils du détroit de Torrès, sont obligés de plonger ou de draguer à de grandes profondeurs pour saisir leur proie. Eh bien, à Bualabio, j’ai vu les pêcheurs se transporter à marée basse sur les récifs, où ils n’avaient que la peine de se baisser pour ramasser à deux mains le trépang et en remplir leurs paniers.


Holoturia elegans (O. F. Müller).



Holothuria tubulosa (Gmelin).

La pêche faite, il s’agit d’en conserver le produit. Dans ce but, les holothuries sont jetées encore vivantes dans une chaudière d’eau de mer bouillante, où on les remue constamment au moyen d’une longue perche ou spatule en bois. Après cette immersion meurtrière, on ouvre chaque trépang dans le sens de sa longueur, pour le vider, et au moyen de deux petites baguettes de bois fixées en croix à l’intérieur de l’animal on empêche les parties séparées par le couteau de se réunir. Ainsi préparés, ces trépangs sont placés sur des claies au-dessous desquelles un feu modéré est allumé de façon à les dessécher sans les flamber, ce qui nuirait à leur valeur. Quand le tout est bien desséché, on divise les trépangs en cinq catégories suivant leur taille et leur couleur. À Nouméa, la dernière qualité vaut de douze à seize cents francs la tonne, la première s’élève jusqu’à deux mille cent francs. En Chine, ces prix sont plus que doublés. En moyenne chaque trépang vaut vingt centimes ; j’ai va un seul homme en ramasser pour une valeur de cent francs dans sa journée, et cela en cotant l’animal au prix de Nouméa. Il est vrai que tous les jours ne sont pas bons pour aller sur le récif ; mais aussi les pêcheurs de trépang sont ordinairement mal outillés, et emploient à cette pêche des naturels que le plus souvent ils payent mal ou pas du tout, et ils sont servis comme ils payent.

Je ne saurais passer sous silence un inconvénient assez grave, inhérent à l’île Bualabio, je veux parler des moustiques, qui à une certaine saison infestent ce pays ; ils prennent naissance dans de nombreux marais de palétuviers qui bordent le littoral de l’île et inondent toute sa surface, au point qu’à cette époque de l’année les kanaks eux-mêmes évitent de se rendre à Bualabio.

Un autre inconvénient de ces parages est l’abondance des requins sur les récifs où ils trouvent une abondante pâture. Un jour, traversant en embarcation la ligne des madrépores, j’y fus surpris par la mer basse, et notre baleinière échoua. Il faisait grand soleil ; je fis établir une tente avec la voile en attendant la marée montante. Nous étions très-tranquilles, dormant ou rêvant dans notre bateau, lorsqu’en promenant nos regards de côté et d’autre nous vîmes autour de nous une bande de trente à quarante requins qui pêchaient de compagnie. Comme nous n’avions pas en cet endroit plus de quarante centimètres d’eau, toute la partie dorsale de ces squales était en ce moment hors de l’eau ; je chargeai mon fusil à balles, je fis signe à mes gens de se taire et surtout de retenir mon chien Soulouque, qui avait aperçu l’ennemi et voulait se jeter sur lui. Nous attendîmes en silence un moment favorable ; enfin un des plus gros de la troupe s’approcha tout près de notre barque, et au moment où, un obstacle le forçant à s’élever, il montrait


Pirogue double de la Nouvelle-Calédonie. — Dessin de A. de Neuville d’après un modèle envoyé à l’Exposition.

toute sa tête, je fis feu en le visant à l’œil. En une seconde la bande effrayée prit la fuite, mais Soulouque s’était élancé hors de la baleinière, et avait saisi avec sa forte mâchoire l’aileron d’un énorme requin, à demi échoué à cause de sa grosseur ; grâce à ses efforts, le squale s’enfuit, emportant avec lui mon épagneul qui, accroché de la mâchoire et des deux pattes au dos de l’ennemi, ne lâchait pas prise. Le haut fond s’étendait à perte de vue, et bientôt nous ne pûmes plus suivre cette course d’un nouveau genre qu’au jaillissement des eaux qu’elle soulevait. Mes appréhensions étaient extrêmes pour mon brave chien, mais il revint pourtant au bout de quelques minutes, tout fier de son exploit, n’ayant abandonné son étrange gibier qu’au moment où celui-ci, rencontrant des eaux plus profondes avait pu s’y enfoncer et disparaître.

Quant au requin sur lequel j’avais tiré, les eaux teintes de son sang témoignaient que je l’avais atteint, mais que le projectile n’avait pas suffi pour arrêter cet animal, l’un des plus vivaces de la création.

Je remarquerai ici au sujet du requin, qui jouit partout ailleurs d’une si grande réputation de férocité, qu’il n’attaque l’homme que très-rarement. Je n’ai vu que deux exemples d’hommes mordus par ces animaux, et encore dans ces deux cas c’était l’homme qui avait pour ainsi dire commencé la lutte. On peut je crois expliquer cette mansuétude inusitée du requin, par la grande abondance de nourriture qu’il trouve sur les récifs. Des cadavres d’hommes noyés dans ces parages où abondent ces squales, y ont presque toujours été retrouvés intacts, quelquefois après plusieurs jours d’immersion.

Lorsque j’annonçai au chef d’Arama que mes excursions dans sa tribu étaient terminées et que je m’éloignerais le lendemain, j’aperçus des mouvements inaccoutumés parmi les naturels. Si calmes et si sédentaires d’ordinaire, ils allaient, venaient, circulaient de toute


Visite à un chef après un deuil de famille. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

part ; à chaque instant des cris se faisaient entendre

dans les environs ; les enfants et les femmes jetaient sur notre campement un œil curieux, comme si quelque chose d’extraordinaire allait s’y passer. Quoique je fusse resté jusqu’alors dans les meilleurs termes avec les gens de cette tribu je craignis cependant de leur part quelqu’une de ces perfidies que les sauvages commettent parfois, et qu’on leur suppose d’ailleurs si facilement ; j’avertis donc mes sept hommes de demeurer à portée de leurs armes, et de veiller soigneusement ; je n’eus pas besoin de leur expliquer longuement la conduite qu’ils avaient à tenir en cas d’attaque. À ce moment les cris que nous entendions aux environs redoublèrent, et devinrent de véritables hurlements qui se rapprochaient de plus en plus. Quelques-uns d’entre nous n’étaient pas sans crainte, mais la présence des femmes et des enfants autour de notre camp me rassurait un peu. Tout-à-coup nos soupçons parurent bien prêts de se réaliser, lorsque nous vîmes déboucher du fourré voisin une longue file de kanaks nus, tatoués, noircis, brandissant en cadence leurs haches, leurs casse-têtes et leurs lances si redoutables. Ils se rapprochèrent de plus en plus, et se mirent enfin en ligne devant nous. À cet instant, deux hommes s’assirent sur le gazon en face de cette troupe de guerriers, tenant l’un une flûte, l’autre un bambou creux sur lequel il frappait en cadence. Nous reconnûmes aussitôt la musique des fêtes, et nos craintes s’évanouirent ; c’était un pilu-pilu que le chef d’Arama nous offrait à l’occasion de notre départ.

Je reparlerai de ces danses néo-calédoniennes, dans lesquelles tous trépignent en cadence, en agitant leurs armes en mesure pendant qu’un sifflement haletant sort de leurs poitrines. Le principal épisode de cette scène fut un naturel orné du Dangat, ou masque calédonien : c’est une tête en bois, gigantesque, effroyable, par la bouche de laquelle celui qui la porte dirige ses regards ; des cheveux humains lui forment une grosse perruque et sa partie inférieure est entourée d’un filet couvert de plumes d’oiseau. Le kanak qui en était affublé s’avança vers nous en venant des bords de la mer, pour faire allusion à notre arrivée ; il dansa longtemps devant ses camarades, qui l’accompagnaient en brandissant avec force une zagaie aiguë au-dessus de sa tête.

Après cet exercice, le chef lui-même se plaça en avant de la ligne, et nous adressa une sorte de mélopée rapide et entrecoupée de courts silences ; les kanaks dansaient toujours et poussaient en chœur, à chaque temps d’arrêt du chef, un hurlement à déchirer nos oreilles. Voici quelques-unes des phrases de cette improvisation sauvage :

Nos amis vont nous quitter ;
Ils vont partir demain sur la grande mer.
Que les vents leur soient favorables !
Qu’ils trouvent la mer douce et calme !
Qu’ils arrivent à bon port ! etc., etc.

Malgré les souhaits de nos amis d’Arama, le mer nous fut peu favorable. Le transport de nos vivres, instruments et échantillons, qui était effectué en pirogue par des Kanaks, fut difficile malgré l’adresse des naturels. Une pirogue double chargée de vivres, et portant en outre trois soldats fatigués de la marche, fut chavirée par une lame. Cet événement arriva en face de Balade et nous l’aperçûmes du rivage. J’envoyai immédiatement une petite pirogue, qui se trouvait là par hasard, à la rescousse des malheureux soldats ; l’un d’eux, qui ne savait pas nager, fut sauvé par les kanaks, mais tous nos vivres, cinq carabines et leurs munitions étaient à la mer, dans un fond de dix mètres environ.

Je prévins le chef de Balade de cet événement. La tribu entière arriva en quelques instants, et tous, à qui mieux mieux, se mirent à plonger pour chercher les objets coulés ; rien ne fut perdu, même les plus petits ustensiles ; et chaque nouvel objet ramené à la surface, arrachait des hurlements de joie à toute la bande.

Dans cette circonstance, la conduite des kanaks à notre égard fut admirable ; nos vivres étant presque tous avariés, ils s’empressèrent de nous apporter en abondance du taro, des ignames… Vraiment ces cannibales agirent envers nous comme beaucoup d’Européens ne l’auraient pas fait.


XIII


Retour à Poébo. — Orage. — Fête et réception funéraires.

Le 14 avril 1864 nous étions de retour à Poébo, et ce même jour nous fûmes assaillis par un orage d’une violence extrême. C’est la seule fois en trois années de séjour dans cette île que j’aie entendu le tonnerre, mais dans cette circonstance il se dédommagea.

L’horizon s’était couvert d’abord de noires vapeurs qu’illuminaient à chaque instant d’éblouissants éclairs, dont les uns embrasaient tout l’espace, pendant que d’autres se tordaient comme des serpents de flammes. Cependant l’atmosphère qui pesait sur nous était immobile et étouffante, et l’on entendait, dans la direction de l’orage, pendant les rares intervalles des éclats de la foudre, un autre bruit crépitant, analogue à celui que produit la chute d’une cascade sur des rochers. Tout-à-coup d’immenses nappes d’eau descendirent des nues, tout illuminées de la lueur des éclairs qui ne cessaient de les traverser. Le fracas du tonnerre était si violent quelquefois, que le sol lui-même paraissait trembler ; mon malheureux chien effrayé tournait autour de moi, en poussant, sans relâche, des gémissements sourds et plaintifs, d’un effet lugubre au milieu de cette scène de désolation. Mes hommes, si bruyants et si gais d’ordinaire en face des plus grands dangers, ne trouvaient pas le plus petit mot pour rire ; aucun d’eux n’aurait osé hasarder une plaisanterie en face d’un aussi grand spectacle. La voix de l’homme se taisait devant la voix de Dieu, car jamais la création ne sent mieux son néant et sa faiblesse que dans ces moments où la puissance de l’être incréé se révèle à nous, par l’effrayante et majestueuse voix de la foudre.

Nous nous rendîmes de Poëbo à Houagap en suivant les bords de la mer. La route est très-fatigante : on marche sur le rivage au milieu des sables ; on a fréquemment à traverser des rochers abruptes qui s’avancent en pointe dans la mer, et sur lesquels on est forcé de se hisser parfois à force de bras le long de lianes préparées par les naturels. Il faut aussi franchir de nombreuses rivières. Dans toutes ces circonstances nos guides néo-calédoniens montrèrent un zèle et une adresse presque incroyables. Sur cette route on rencontre, espacés de distance en distance, de petits villages indigènes ; ils sont ordinairement situés au bord d’un cours d’eau, ou dans une plaine plus ou moins étendue, à l’ombre des cocotiers.

Deux jours après notre départ de Poëbo, nous arrivâmes au village de Panié, dont le chef dépend de celui de Hienghène, qui n’est plus qu’à cinq ou six lieues de marche. Je passai un jour dans ce village, car j’avais appris certains faits, relatifs à cette contrée, et je tenais à les éclaircir.

L’infortuné Bérard, dont j’ai relaté la fin tragique au mont d’Or, était autrefois venu à Panié dans un bateau côtier. Ayant découvert dans les environs du village un certain minéral, il en avait chargé son bateau. C’est peu de temps après qu’il fut assassiné, et personne ne put dire ce qu’était devenu le minéral recueilli, et que l’on supposait très-précieux, à cause des précautions prises par M. Bérard pour tenir l’affaire secrète.

À mon arrivée à Panié je fis venir le chef, qui se présenta bientôt, suivi d’une foule de naturels. Je lui fis demander s’il n’avait pas gardé le souvenir d’un petit bateau venu, il y avait longtemps, et dont le capitaine était allé dans la montagne, pour y ramasser des pierres et les transporter à son bord. Pendant que mon interprète, jeune homme de Balade, parlant assez bien le français, qui s’était attaché à mai et m’avait proposé de me suivre comme son Tayo, traduisait mes paroles, j’en suivais l’effet sur la physionomie du chef, et j’y lisais qu’il ne se souvenait de rien ; mais en tournant mes regards vers les autres auditeurs j’en distinguai un dont le visage exprimait une forte émotion ; en effet, il prit vivement la parole, en montrant du geste la montagne. Ce kanak était précisément le même qui avait servi de guide à M. Bérard dans la promenade à laquelle je venais de faire allusion. Il ajouta que l’endroit où gisaient les pierres, était peu éloigné, et je m’y rendis sur-le-champ. Durant la route, ce guide me raconta que M. Bérard avait été si heureux de sa trouvaille qu’il lui avait fait cadeau de beaucoup de manos (étoffes voyantes), de beaucoup de tabac et d’autres articles européens. Il nous montra un endroit du sentier, assez mauvais, où M. Bérard était tombé.

Tous ces récits tenaient en éveil ma curiosité. Après avoir côtoyé pendant quelques minutes les bords de la mer, nous pénétrâmes dans une gorge profonde où coulait un ruisseau ; nous avions suivi ses rives escarpées depuis une demi-heure environ, lorsque notre guide nous avertit que nous étions arrivés. Le pays qui nous entourait offrait l’aspect le plus sauvage et le plus solitaire qu’on puisse imaginer, et je me disais à part moi que si la nature avait un trésor à cacher, elle avait trouvé un bon endroit ; mais je fus bien vite désillusionné quand, le guide me montrant le point d’où M. Bérard avait extrait sa trouvaille, je reconnus que j’étais en face d’une vaste couche de quartz très-pyriteux, intercalée au milieu des micaschistes, qui sont ici la roche dominante. Comme cela arrive souvent, on avait pris pour de l’or les nombreuses pyrites de ce quartz.

Le village de Panié est situé dans une plaine assez vaste et très-fertile, malheureusement il n’y a pas d’abri pour un navire d’un fort tonnage ; c’est ce qui fait que les Européens fréquentent fort rarement ce district.

À notre passage à Hienghène, nous fûmes témoins d’une fête donnée en commémoration de la mort du frère du chef Bouarate, arrivée quelques mois auparavant. Les kanaks, de toutes les tribus amies, s’y rendaient en foule, et au moment même où je causais avec Bouarate, on vint lui annoncer l’arrivée d’une députation de la grande tribu des Néménas, dont le territoire termine au nord la Nouvelle-Calédonie.

« Cette tribu, me dit le chef, est depuis longtemps alliée à la nôtre, ses chefs sont nos parents, et c’est nous qui leur construisons ces grandes pirogues doubles, avec lesquelles ils peuvent aller au large sur les récifs pêcher la tortue et affronter la mer. Leurs montagnes manquent de l’arbre kaori dont on fait des pirogues ; mais en retour nos jeunes gens trouvent toujours chez eux des épouses. La beauté de leurs jeunes filles est renommée parmi nous. Ils nous donnent encore des sacs garnis de pierres de fronde, qu’ils ont rendues aussi pointues qu’une zagaie, et aussi polies que vos miroirs. Ils fabriquent en outre des colliers de coquillages ou de pierres, enfin tout ce qui parmi nous remplace l’argent. »

Tout en causant nous gravissions une petite éminence du haut de laquelle nous aperçûmes à une certaine distance, entre la mer et nous, une troupe d’hommes qui s’avançaient lentement et d’une manière régulière. Personne de la tribu de Bouarate ne fit mine d’aller les recevoir ; au contraire, en quelques minutes, les guerriers de Hienghène se trouvèrent réunis sur le plateau qui formait le sommet de l’éminence où nous nous trouvions. Ils étaient tous armés et tatoués de frais ; ils se rangèrent, en ordre et en silence, autour de Bouarate qui avait à côté de lui son fils et les trois personnages les plus importants de toute la tribu : c’est-à-dire le chef de la parole, le chef de la religion et le chef de la guerre.

« C’est ici le lieu de réception, » me dit Bouarate.

Certes, une telle salle de réunion était splendide, ombragée par des bananiers immenses, dont les branches tordues étendaient leur ombre de toute part. À une distance de trois ou quatre cents mètres, les Néménas s’arrêtèrent, se placèrent en rond, et poussèrent trois hurlements qui retentirent jusque dans les profondeurs des montagnes, dont ils éveillèrent les nombreux échos ; ils annonçaient ainsi leur arrivée. Ils dansèrent ensuite à cette même place pendant quelques minutes, formant un cercle au milieu duquel Bouarate me dit que se trouvaient les présents qu’on allait lui offrir. Enfin le groupe reprit sa marche en file indienne, et s’avança toujours en silence. Arrivée sur le plateau où nous nous trouvions, cette troupe manœuvra de façon à venir défiler devant la longue ligne formée par les guerriers de Bouarate en commençant par notre droite. Tous ces hommes passèrent ainsi devant nous du pas tranquille, léger et silencieux qui caractérise la marche du sauvage. Tous étaient nus et avaient la poitrine et le visage noircis ; leur main droite était armée d’une longue lance effilée, ou d’un casse-tête sculpté bizarrement. Pas un seul ne détourna la tête pour regarder d’un côté ou de l’autre. Je comptai cent cinquante guerriers. Derrière eux venaient cinq ou six kanaks, portant une immense tortue et différents autres présents qui furent déposés devant Bouarate.


Joueur de flûte. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.

Les kanaks de Néména, après avoir défilé, se rangèrent sur une ligne faisant face à la tribu de Hienghène. L’orateur sortit alors des rangs, s’avança devant Bouarate, et lui offrit les présents de la part du chef de Néména qui, n’ayant pu venir lui-même, avait envoyé son fils aîné, lequel désirait faire alliance d’amitié avec le fils de Bouarate, futur chef de Hienghène. Ces deux jeunes gens s’avancèrent, à leur tour, hors des rangs et se serrèrent la main ; puis le jeune chef du Nord présenta deux bouquets apportés par ses gens, pendant qu’un autre Néména, chargé des présents de son jeune prince, offrait des bracelets et des colliers au fils de Bouarate.

L’orateur de Bouarate prit alors la parole et remercia les braves guerriers de Néména de leurs deux bouquets formés de certaines plantes et de certains feuillages. L’un de ces bouquets était le symbole de la paix ; quant à l’autre, il renfermait un long collier de coquillages découpés, auxquels les kanaks attachent un grand prix. Après cette cérémonie les danses commencèrent ; elles furent suivies d’un repas ; puis les femmes pleurèrent le mort.

Le jour suivant je pris congé de Bouarate, et nous reprîmes notre marche vers Houagap, où nous arrivâmes le lendemain soir.

Toute cette partie de la côte, qui est assez habitée, n’offre rien d’extraordinaire ; seulement, la veille de notre arrivée à Houagap, nous fîmes halte vers une pointe de rocher au bord de la mer, en un lieu nommé Coquingone. Là, sur un grand rocher plat, je remarquai deux grandes cuvettes creusées dans la roche. L’une de ces cuvettes était à peu près pleine d’eau et l’autre vide. Mes guides m’assurèrent que si l’on vidait avec la main l’eau contenue dans la cuvette pleine la pluie surviendrait certainement, mais qu’au contraire si on emplissait la cuvette vide le beau temps serait assuré. Je souriais de cette superstition, mais je m’aperçus bientôt qu’elle devait être basée sur une expérience pratique. En effet, en regardant de plus près je vis que la cuvette pleine n’avait aucune fente, et de plus qu’elle était ombragée par le feuillage d’un vieil arbre rameux, de sorte que, l’eau, une fois dans la cuvette, devait mettre un long temps à s’évaporer ; par contre, lorsque la cuvette était vide en cette saison de courtes sécheresses, la pluie ne devait pas se faire beaucoup attendre.

L’autre cuvette, au contraire, exposée au grand soleil, avait dans les parois et dans le fond de petites fentes, par lesquelles il était facile à l’eau de s’infiltrer, de sorte qu’il fallait qu’il plût longtemps et beaucoup pour qu’elle s’emplît ; ce cas échéant, pas n’est besoin d’être sorcier pour pronostiquer le retour du beau temps, d’autant plus proche que la durée de la pluie aura été plus anormale.

Jules Garnier.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Suite. — Voy. pages 165, 161 et 177.
  2. Toussenel, Zoologie passionnelle.
  3. Cook, deuxième voyage, in-4o, t. III, p. 267.
  4. Le Monde de la mer, par Alfred Frédol.