Voyage aux Mexique/02
VOYAGE AU MEXIQUE,
Au delà de Tépic, le pays est accidenté ; la route n’est tracée que par l’usage ; défoncée en maints endroits par les pluies de la saison, elle présente des flaques d’eau bourbeuses appelées atascaderos, mot énergique qui désigne une place où on est absolument forcé de s’embourber, ce dont nous nous apercevons bien. Le petit village del Platanar se trouve sur notre route, caché dans les larges feuilles des bananiers (platano) auxquels il emprunte son nom. À quelque distance de là, nous débouchons dans une vallée d’un décor saisissant et nouveau. Ce sont des montagnes aux revers allongés qui viennent se fondre ensemble en une courbe douce ; la teinte générale est d’un roux fauve, sans ombres ni nuances ; il semble qu’Hercule ait étendu là, pour y faire son lit, la peau gigantesque du lion de Némée ; pas un arbre, pas une pierre, pas un ravin, pas une barrière, pas une maison, rien, en un mot, pour faire valoir les vastes proportions de cet amphithéâtre dont les parois semblent être à la portée de la main. Cependant Pesquera, l’ayudante, me fait voir dans la vapeur dorée de l’éloignement un bouquet d’arbres que domine un clocher ; c’est la ville de Jalisco. Ce simple repoussoir suffit pour rectifier mes notions d’optique et me faire comprendre que j’ai devant les yeux une scène immense, dont l’étrangeté me poursuit encore de souvenir.
Jalisco ou Xalisco, du radical xalli, sable, était le nom donné par les Indiens, avant la conquête, à cette région aride. La ville de ce nom est réputée le point le plus sain des environs, et c’est un séjour de convalescence pour les malades de Tépic, dont elle n’est éloignée que de quatre à cinq lieues. Sa population est de deux à trois mille âmes ; il s’y tient annuellement une foire de quelque importance.
Au delà des montagnes, une plaine marécageuse, que traverse une chaussée, s’élend jusqu’à un lac qui miroite à l’horizon ; des hauteurs boisées servent de cadre au tableau. Des deux côtés de la chaussée, sur toute la surface du marécage, le sol est bouleversé comme s’il eût été pioché, mais pioché par des Titans, car nul bras humain ne pourrait soulever ces énormes blocs anguleux de tourbe durcie, noire comme de la houille. Ce désert humide et sombre en dépit d’un soleil splendide dont il absorbe les rayons, produit une impression pénible, navrante. Le village de San Leonel, où nous devons passer la nuit, est situé sur une éminence pierreuse ; quelques cabanes groupées autour d’une vieille église sans caractère, un meson assez propre, le composent tout entier. La petite population du lieu était en émoi ; la cuadrilla de voleurs, dont j’ai parlé plus haut, avait passé par là la veille, et, entre autre butin, ces drôles avaient enlevé quelques jeunes filles bonnes à marier.
Le lendemain, je pars seul, à pied, avant la colonne ; j’ai prêté mon cheval à un écloppé, les réquisitions n’ayant pas fourni un nombre suffisant d’animaux. M. Guilhot demeure avec la troupe afin de calmer quelques symptômes de mécontentement qui se sont manifestés la veille et le matin.
Je chemine accompagné d’un groupe de femmes attachées à notre escorte ; la plupart des soldats sont mariés ou tout au moins vivent à l’état d’union illégitime, car le mariage est un luxe que le pauvre Indien ne se procure que difficilement. Il n’y a pas de mariage civil au Mexique, et la bénédiction religieuse y est chère ; son prix varie de quinze à vingt-cinq piastres, selon les paroisses, ce qui représente deux à trois mois de travail au moins pour un de ces prolétaires. Aussi, la plupart d’entre eux attendent-ils, pour se présenter au curé, que leur union ait fait scandale, car alors le révérend padre est tenu de les marier gratuitement.
Les femmes qui s’attachent aux soldats les suivent partout comme cela se voyait en France avant 89 ; misérablement vêtues, quoique très-propres, les pauvres créatures que j’accompagne m’intéressent beaucoup ; elles sont vaillantes et dévouées, et rendent de grands services autour d’elles, notamment en préparant le repas du soir du soldat qui, en campagne, ne mange qu’à la fin de la journée et fait des étapes de quinze et dix-huit lieues. Elles portent sur le dos un paquet de nippes enveloppées dans leur rebozo, dont les deux extrémités sont nouées sur leur front ou sur leur poitrine. Une ou deux ont un poupon à cheval sur le paquet.
Elles causent entre elles, mais dans un dialecte corrompu, mélange d’indien et d’espagnol auquel je ne comprends rien, avec cette gravité mélancolique qui caractérise la race indienne, souriant quelquefois, ne riant jamais : l’ivresse seule a le pouvoir d’exciter ces gens jusqu’au rire. J’ai de la peine à tirer d’elles quelques paroles fort révérencieuses, mais, en revanche, elles me comblent de prévenances sans en être priées. La contrée que nous traversions, sauvage et très-accidentée, boisée par moments, était coupée d’une foule de ruisseaux gonflés par les pluies ; avec de grosses pierres qu’elles plaçaient de distance en distance en travers du courant, elles me facilitaient le passage à pied sec, et deux d’entre elles me prêtaient en outre l’appui de leur épaule pour m’éviter les chutes sur ces galets instables et glissants. Je me trouvais profondément ridicule dans ce rôle-là ; mais, comme j’étais le seul de cet avis, la chose n’avait aucun inconvénient et je me laissais faire.
Le monte de los Cuartos, que nous atteignîmes bientôt, est une forêt qui couvre une région montagneuse et tourmentée, où les caprices de la nature prennent un caractère grandiose et pittoresque. La route a dû être ouverte ici à grand-peine au sein du rocher ; elle est pavée et bien entretenue. À droite et à gauche ce ne sont que ruines granitiques, gorges sombres, précipices, talus menaçants couronnés de sapins, de chênes et de genévriers ; à certain endroit, la chaussée est suspendue au bord d’une baranca profonde, crevasse gigantesque dont les parois sont tapissées de verdure et sillonnées de torrents. En plongeant mon regard dans cet abîme, je vois un aigle planer au-dessus de la cime des grands arbres, et sur les clairières gazonnées, quelques taches obscures me représentent des cabanes ; c’est un panorama d’une hardiesse à donner le vertige.
Le hameau d’Olocote se trouve au débouché de la montagne, à l’entrée d’une belle vallée dont le sol fertile a des dépressions de niveau qui forment des talus verticaux ; des montagnes abruptes et menaçantes servent de cadre au tableau. Sur leurs flancs noirâtres se dessinent d’étroites bandes d’argent, ce sont des chutes d’eau qui s’élancent de leur sommet et viennent se briser à leur base.
Près de Teticlan je fus rejoint par un cavalier qui m’offrit amicalement de me prendre en croupe, ce que je n’eus garde de refuser. Il était armé pour la pluie, selon l’expression locale qui qualifie de armas de agua, deux peaux énormes, de veau généralement, fixées au pommeau de la selle par un de leurs coins, et qui, venant se rattacher à la ceinture du cavalier par derrière, mettent ses jambes et ses pieds parfaitement à l’abri de l’humidité. Son sarape protégeait la partie supérieure de son corps. Le sarape est une couverture en fine laine, d’un tissu serré de couleurs voyantes, invariablement percée au centre d’une fente longitudinale destinée à recevoir la tête, et qui ne laisse passer l’eau qu’à la longue. Enfin une enveloppe de toile cirée recouvrait son chapeau à grandes ailes.
Mon conducteur se détourna quelque peu de sa route pour venir me déposer à la porte de Teticlan, hacienda sucrière dont la population appartient à la race des Indios Pintos. On désigne ainsi quelques tribus dont l’épiderme, d’une teinte moins foncée et tirant davantage vers le jaune, est moucheté de plaques irrégulières d’une nuance cuivrée obscure ; ce caprice de la nature ne prévient nullement en faveur de ces pauvres diables, qui sont du reste sains et bien constitués. Leurs cabanes sont pittoresquement dispersées sous une magnifique futaie en face de l’église.
En parcourant ces modestes demeures pour faire faire des tortillas, je lie connaissance avec un brave Indien du Michoacan, qui se rend pédestrement à Mazatlan pour y toucher trois piastres qui lui sont dues par un ami ; c’était un voyage de quatre cents ou quatre cent cinquante lieues, aller et retour, qu’il comptait faire en un mois, à raison de quinze lieues par jour. L’idée de se jeter dans une pareille entreprise pour quinze francs, devrait paraître insensée et burlesque, si elle n’était au contraire si caractéristique de la pauvreté en même temps que de la patience et aussi de la sobriété de cette race. Il faisait, chemin faisant, un petit trafic qui payait à peu près sa nourriture, transportant dans un village les produits d’un autre, tels que poteries, nattes, chapeaux de paille, etc. Quant au logement, il n’avait pas à s’en inquiéter. Il pensait rapporter chez lui deux piastres au moins sur les trois, et cela en mettant les choses au pire.
Le lendemain, 1er septembre, après avoir traversé Aguacatlan, petite ville de deux mille âmes environ, qui ne présente rien d’extraordinaire, nous arrivons à Istlan, notre étape du jour.
Le 2 septembre, à cinq ou six lieues d’Istlan, nous atteignons le Plan de Baranca ; le mot baranca indique toujours, en espagnol, un ravin, crevasse ou fondrière, dont les parois sont escarpées ; le mot plan indique ici qu’au fond du ravin il y a un plateau. Du sommet des hauteurs par lesquelles nous arrivons, un panorama splendide se déroule à nos yeux ; une vaste plaine s’étend au delà de cette crevasse gigantesque au fond de laquelle conduit une chaussée pavée qui contourne les sinuosités abruptes de la montagne, au milieu d’un chaos de roches granitiques. Le Plan est en effet un petit plateau encaissé dans ce gouffre comme au fond d’un entonnoir ; sur les flancs de la baranca, s’étagent en désordre des sapins, des chênes, des genévriers qui ont pris racine au milieu des éboulements ; quelques ruisseaux torrentiels grondent et écument, en bondissant de roche en roche sous leur couvert.
Sur le plateau s’est formé un petit village indien ; le voyageur y trouve des fruits et des rafraîchissements qui viennent fort à propos, car il règne dans cette excavation, où l’air est stagnant entre des parois echauffées par les feux du soleil, une température lourde et suffocante.
La rampe opposée est courte et roide ; la plaine découverte et nue qui règne au sommet, pierreuse et volcanique d’abord, puis marécageuse, nous conduit à trois ou quatre lieues du Plan à la Venta de Mochitilte.
Une venta est un lieu d’étape en pleine campagne. Dans ces vastes régions, où une faible population est très-largement dispersée, où le cheval est le mode usuel de locomotion, où les relais sont chose impraticable ou à peu près, la course que peut fournir un cheval en un jour devient la mesure moyenne des étapes ; quand les centres de population sont trop éloignés, une venta s’élève au point où le voyageur ferait halte à la belle étoile par égard pour sa monture. La venta contient le meson ou posada, avec ses chambres et ses vastes écuries, la fonda ou le restaurant, et, le plus souvent, une tienda, magasin d’approvisionnement général. En somme, c’est le caravansérail des Orientaux.
La Magdalena, où nous nous rendîmes le jour suivant, en franchissant huit à neuf lieues d’un pays assez peu intéressant, est une petite ville de quelques milliers d’âmes, assise au nord d’un petit lac, en partie environnée de montagnes et d’une assiette irrégulière ; il y a une belle place plantée d’arbres et quelques maisons de proportions plus majestueuses. Au simple lavage à la chaux, commencent à se substituer aussi des teintes variées, jaune d’ocre, bleu ou vert pâles, sur lesquelles se détachent en blanc les bandeaux, corniches, chambranles, chaînes et étriers. Quelques vieilles serrureries massives ornent les fenêtres. Le bâtiment qui sert de logement à nos hommes, situé sur la plaza Mayor, est dans ce goût : il a un étage, et le patio, ombragé de quelques orangers magnifiques, est entouré d’une double rangée de portales superposés.
J’eus ici quelques difficultés de plus qu’à l’ordinaire à me procurer les quinze à dix-huit cents tortillas qu’il me fallait journellement pour le souper des prisonniers et leur déjeuner du lendemain. Les tortilleras se montraient toujours fort soupçonneuses au début. Quand j’avais acheté leur petite provision, je faisais des commandes si gigantesques à leurs yeux, qu’elles supposaient que je me moquais d’elles : j’allais leur laisser pour compte certainement leur marchandise, qui serait perdue alors, ou bien ne pas la leur payer peut-être, perspectives également tristes pour ces malheureuses, qui demandent généralement au crédit les fournitures premières. Le pauvre Indien a tellement été exploité depuis des siècles, on a tellement abusé de sa confiance, de son ingenuité, de tous ses sentiments enfin, que, dans l’infériorité d’ignorance où on l’a laissé, la vie ne peut se peindre à ses yeux que sous ses couleurs les plus malsaines. Il est voleur, non par nature, comme tant de gens se sont plu à le dire, mais par une sorte de droit de la guerre, puisqu’il a toujours été traité en ennemi vaincu. J’etais obligé de compter mes tortillas une à une, sous peine d’être frustré de plus de moitié sur le nombre. À force de patience, de loyauté, de douceur et de fermeté en même temps, je parvenais cependant à négocier sur des bases plus fraternelles ; mais à la Magdalena, mes efforts demeurèrent vains, les tortilleras demandant à être payées d’avance pour exécuter mes commandes. Je savais trop bien, hélas ! que je n’aurais revu ni mon argent, ni ma marchandise, pour souscrire à de pareilles conditions.
Heureusement pour moi, la vieille fondera du meson où j’étais descendu avec les officiers avait plusieurs filles et plusieurs mozas (servantes) qu’elle mit à l’œuvre immédiatement, et j’eus ma provision de tortillas. La fabrication de ce mets national est le complément indispensable de l’éducation féminine au Mexique, et le metate est le premier métier sur lequel s’exerce la jeune fille. C’est un bloc de granit ou de porphyre porté sur quatre pieds très-courts, formant un parallélogramme allongé, légèrement concave et assez incliné, en tout semblable à la pierre sur laquelle on broie le cacao pour la fabrication du chocolat à la main. Agenouillée sur une natte et armée d’un rouleau de granit, la ménagère écrase le grain de maïs bouilli que contient une olla placée auprès d’elle, ainsi qu’un vase plein d’eau pour humecter la pâte à l’occasion ; une sébile de bois reçoit cette pâte ; de temps en temps, et pour reposer ses reins sans cesse courbés, l’ouvrière en prend un peu entre ses doigts, se redresse, s’assied sur ses talons et se met à pétrir. D’abord formée en boule, la pâte s’aplatit peu à peu et passe à l’état de crêpe d’une ténuité rare. Elle est alors placée sur le comal, large plateau de terre rouge qui se chauffe à un feu doux sur un petit fourneau de terre ou d’adobes, et peu d’instants suffisent pour le cuire.
Après le dîner, les officiers me conduisent chez le curé du lieu, que l’un d’eux connaît. C’est un jeune homme de mauvaise mine, qui ne se distingue en rien, par sa tournure et par sa mise, du premier artisan venu. Il nous reçoit avec une politesse dont son air froid prouve l’affectation, et nous offre des refrescos (rafraîchissements). Sa conversation ne dément pas son extérieur. Il y a un crucifix célèbre dans l’église de la Magdalena, qui a sué le sang miraculeusement, il y a de cela nombre d’années. Il ne sue plus du tout maintenant, mais la commémoration de cet événement est restée une grande fête pour le pays, le 26 septembre de chaque année ; il s’y tient à cette occasion une foire de trois jours. J’aurais bien voulu faire causer le curé sur ce sujet, mais il se montra particulièrement réservé à mon égard, de même que tous ses pareils avec qui je me suis trouvé en relation. Aux yeux de ce clergé ignorant, corrompu, jaloux de ses priviléges et inquiet de l’avenir, un étranger est toujours une nouvelle incarnation de Voltaire ou de Luther, selon qu’il est de race gauloise ou saxonne.
Notre étape du 4 est de sept à huit lieues ; la contrée est triste, le sol aride, semé de blocs d’obsidienne et de quartiers de roc. Des champs immenses de maguey annoncent l’approche de Tequila, la ville du mescal. L’aspect de ces plateaux desséchés et pierreux, hérissés à perte de vue des dards immobiles et menaçants de la gigantesque liliacée, a quelque chose de saisissant, et fait naître à l’esprit l’idée d’un cercle de l’enfer oublié par le Dante.
Ce n’est point cependant une région maudite que celle-ci. Après le bananier et le maïs, dont l’utilité est plus immédiate, le maguey (agave americana, variété de l’aloès) est le présent le plus précieux que la nature ait fait au Mexique. Robuste et vivace, cette plante de royal aspect puise très-démocratiquement le soutien de sa puissante existence dans les terrains les plus ingrats et les plus stériles. Sa racine fournit le mescal, le pulque et une espèce de mélasse qui tient lieu de sucre. De ses feuilles pulpeuses et coriaces, on extrait, en les broyant, le papier analogue au papyrus, sur lequel sont écrits les anciens manuscrits aztèques ; la partie fibreuse donne un chaume de toiture excellent, ou bien, préparée comme le chanvre, elle fournit des cordes et des tissus grossiers, mais d’une solidité extraordinaire et dont les usages sont nombreux. Une variété du genre donne un fil très-fin, connu sous le nom de fil de pita, dont les Indiens ont, de tous temps, tissé leurs étoffes les plus belles. Enfin les dards, dont la piqûre est dangereuse, servent d’aiguilles et de clous.
Le maguey est dans toute sa gloire quand sa fleur s’épanouit. À un âge qui, suivant les terrains et les espèces diverses, varie de huit à quinze et jusqu’à vingt-cinq ans, une tige droite et fière s’élance du centre de ce faisceau de feuilles massives creusées en forme de gouttières, et dont le développement commun est de deux à trois mètres. La hampe atteint souvent cinq à six mètres de hauteur ; elle se couronne d’une majestueuse girandole de fleurs jaunes, fasciculées, qui redressent leur corolle en forme de vase, comme pour recevoir et conserver la rosée que le voyageur altéré et l’oiseau du ciel y trouvent, dit-on, chaque matin. Après la floraison, la plante meurt, mais plusieurs rejetons naissent spontanément de la racine.
Ce n’est toutefois qu’à l’état sauvage ou comme ornement de jardins que l’on voit fleurir le maguey ; à l’état de culture industrielle, il est mis en exploitation précisément au moment où la tige est sur le point de jaillir de la racine, alors arrivée à maturité.
Tequila est situé au pied d’une haute muraille de rochers du haut de laquelle on jouit d’un beau coup d’œil ; une chaussée brisée à angles aigus, large et bien pavée, conduit au bas. Cette rampe est une sorte de scala santa ; les Indiens et les gens de la basse classe achètent la paix du cœur et la rémission de leurs souillures en la parcourant à genoux. Je rencontrai deux pauvres hères ainsi occupés. Soit que la vertu du remède fût quelque peu éventée, soit qu’on en négligeât l’usage, la population de Tequila me parut pire que celle de la Magdalena. Il y avait aux alentours du marché une horde de gibiers de potence, demi-nus, en haillons, lacérés de cicatrices éloquentes qui racontaient toute une vie de crime, et dont les regards comme les paroles trahissaient un assez ferme propos de persévérer dans cette voie. Les tortilleras elles-mêmes se montrèrent ici très-ombrageuses.
Tequila donne son nom à l’aguardiente mescal, de même que Cognac a donné son nom aux eaux-de-vie françaises en général.
Notre présence procura une nuit de tranquillité aux habitants de cette ville, qui vivaient depuis quelques jours dans l’appréhension d’une bande de voleurs, réelle ou imaginaire ; des hommes de garde, placés sur les clochers, scrutaient au loin la campagne, prêts à sonner le tocsin à la moindre apparence de danger.
La troupe mexicaine fut consignée dans ses quartiers dès sept heures du soir ; mesure de prudence dictée par le penchant des Indiens à s’enivrer, et les facilités que présente Tequila à cet égard. Les prisonniers demeurèrent libres, au contraire, jusqu’à dix heures ; anomalie bouffonne en apparence, mais justifiée par la conduite généralement paisible de nos hommes.
Il y a à Amatitan, notre étape suivante, deux ou trois églises ; j’allai en visiter une en compagnie des officiers, avec qui j’étais assez lié pour qu’ils m’empruntassent, de temps en-temps, une piastre dont les intérêts courent encore ; ils m’avaient assuré qu’elle était muy bonita (très jolie), et, à part l’impropriété du mot joli, ils ne m’avaient pas menti, car elle était fort curieuse. Pans de murailles, dessus de portes et d’autels, étaient surchargés de ces lourds retablos espagnols, sortes de tableaux sculptés dans le bois ou la pierre, d’un haut relief, dont chaque détail, traité par le ciseau avec minutie, est non moins minutieusement relevé par le pinceau de teintes à l’huile d’une crudité impitoyable. Le tout est entouré d’un cadre fantastique, monstrueux enchevêtrement d’acantacées ébouriffantes et de chicorées d’un épanouissement encore plus extravagant, qui, sous une triste et sale couleur jaune, attend encore le luxe de la feuille d’or, réservé à l’autel. Tout cela est d’une saveur artistique assez étrange, mais d’un bon effet d’ensemble dans ces constructions bâtardes et massives elles-mêmes de la Renaissance.
Malheureusement quelques détails tout modernes viennent faire tache sur cette harmonie. Les nombreuses statues de bois et de pierre sont vêtues et parées avec une dépravation de goût que font valoir les cierges allumés devant elles : ce ne sont que robes de soie et de gaze, brodées et coupées à la dernière mode de 1830 ; passe encore pour la Vierge, mais les saints ! Qu’on se figure Jésus-Christ recouvert d’une robe de poupée en Satin blanc, à volants et à manches à gigot, avec une couronne de fleurs artificielles sur la tête, un bouquet pareil dans une main et un mouchoir brodé dans l’autre !
Guadalajara est à onze lieues de là environ ; nous y parvînmes le surlendemain. La gorge de la Ratonera qui y conduit est sauvage, mais parée d’une riche végétation : elle vient déboucher dans la belle plaine découverte au milieu de laquelle s’élève Guadalajara, dont nous ne tardons pas à voir les clochers et les coupoles. Comme nous ne devions pas prendre nos cantonnements à Guadalajara même, mais au pueblo de San Pedro, situé sur la route de Mexico, nous suivîmes l’extrême lisière des faubourgs méridionaux, triste ceinture de constructions informes en adobes non recrépies, à peine percées de quelques trous en guise de portes et de fenêtres. Dans ces antres sordides grouille une population plus sordide encore. Beaucoup de maisons sont inhabitées ; quelques-unes sont en ruine.
Chaque artère que nous croisons vomit du cœur de la cité des tourbillons de populace ; ce sont les pelados de Guadalajara, célèbres entre tous leurs pareils par leur turbulence, leur corruption, l’énergie qu’ils apportent dans le vice. Ils se ruent là pêle-mêle, vieux et jeunes, hommes et femmes, étalant les plus glorieuses loques sur des corps demi-nus ; c’est toute une épopée de gueuserie que Callot pourrait seul immortaliser.
Une splendide avenue de quatre à six kilomètres de long, bordée de plusieurs rangs de jeunes arbres, conduit à San Pedro.
C’est un joli village de quelques centaines d’âmes, rendez-vous de plaisir pour la population de Guadalajara les jours de fête. La place est immense, ombragée de jeunes arbres, et les maisons avoisinantes sont peintes de couleurs tendres avec encadrements blancs.
Nous reçûmes la visite de quelques négociants français établis à Guadalajara, notamment MM. Tarel, Lyon, Aguerre. Ils étaient accompagnés de don Manuel Llanoz, administrateur de la douane, Mexicain élevé en France, parlant admirablement notre langue et possédant en outre un cœur excellent ; il nous manifesta beaucoup d’intérêt et employa tout son crédit et toute son influence à nous être utile. Malheureusement toute sa bonne volonté et celle de nos compatriotes ne pouvaient rien contre les arrêts du dictateur Santa Anna. Notre départ pour Mexico fut fixé au 11.
Ma santé, rudement ébranlée par des secousses violentes et répétées depuis près de quatre mois, m’inquiète depuis quelques jours et je suis obligé de me faire porter sur la liste des malades qui doivent rester à Guadalajara : nous sommes huit. Le 10, dans la matinée, nous faisons nos adieux à nos camarades et partons pour la ville. Mes sept compagnons sont montés chacun sur un petit âne et escortés d’un piquet d’infanterie. J’ai obtenu du colonel Esquero la permission d’aller à pied et seul. M. Llanoz, qui était venu à San Pedro le matin, me rencontre sur la route à son tour, me prend dans sa voiture et me dépose à la porte de l’hospice de Belen, où nous étions attendus. Chemin faisant, il m’engage à prendre patience et me promet de tout mettre en œuvre pour me faire rendre la liberté, à laquelle je vais dire adieu tout de bon.
L’officier qui commande le poste me reçoit en transit et me délivre au commissaire de l’hospice, qui me fait entrer dans son bureau en attendant l’arrivée des autres. C’est un homme de quarante ans, à mine de cuistre, qui m’entoure de soins obséquieux, me fait porter une collation, proteste de la joie qu’il éprouve de rencontrer en moi un caballero, m’assure de son dévouement et, voyant que j’ai encore après moi quelques restes de la poussière du collége, me parle latin. Sous le couvert de cette langue morte il me débita, au nez et à la barbe du pauvre officier ébahi, une foule de choses désagréables pour le dictateur Santa Anna et me promit même de m’aider à fuir.
À l’arrivée de mes compagnons, il reprit son masque officiel pour nous inscrire sur ses registres ; j’y figure sous le numéro 1731. En échange de nos noms et prénoms, il nous donna un numéro de lit et je devins le numéro 22. Après l’interrogatoire vint une inspection minutieuse de nos effets afin d’en dresser l’inventaire. Cette dernière formalité ne laissa pas que de m’être déplaisante, car j’avais une foule de papiers qui, à la rigueur, pouvaient passer pour compromettants ; mais le digne homme, qui s’aperçut de mon mécontentement fort mal dissimulé, s’attacha à me rassurer par des sentences à double entente, des coups d’œil dérobés, des mouvements d’épaules ou de tête expressifs.
Enfin, toutes choses étant en règle, nous fûmes remis au caporal de chambrée qui nous conduisit, par une suite de vastes corridors voûtés, sombres, déserts, intersectés de grilles massives, jusqu’à une porte de fer à claire-voie, devant laquelle stationnait un factionnaire ; en levant les yeux je vis ces mots en grosses lettres : departamiento de presos, (département des prisonniers), et au-dessous : Sala de crurgia (salle de chirurgie). On ouvrit la grille et j’entrai dans une galerie dallée de cent mètres de long sur dix de large approximativement, sans autre issue que la porte dont je venais de franchir le seuil. Elle est éclairée par des fenêtres cintrées, larges mais basses, percées à cinq ou six mètres du sol, des murailles de deux mètres d’épaisseur nues et assombries par la vétusté ; pas un ornement, pas un clou pour en varier la monotonie, il n’y avait d’autres bois dans la salle que celui des solives du plafond, d’autre fer que celui des grilles, qui défendaient les fenêtres et la porte. Un plateau en maçonnerie d’un mètre de hauteur sur un mètre cinquante centimètres de largeur régnait tout autour de la salle ; de deux en deux mètres s’élevaient de petites murailles formant une centaine de boxes : c’étaient autant de lits garnis d’une maigre paillasse, d’un oreiller en plume de beauce également et de deux draps de coton. Au pied de la couche se trouvaient deux vases grossiers en terre rouge qui n’avaient rien d’étrusque et dont je n’ai pas à définir l’usage.
Les deux tiers des lits étaient occupés à partir de la porte, et nous fûmes relégués au fond de la salle. L’uniforme de céans étant d’être nu comme un ver entre ses deux draps, on nous enjoignit de l’adopter, ce à quoi nous nous opposâmes énergiquement. Cette mesure, convenable peut-être vis-à-vis des gens auxquels on nous accolait, ne pouvait s’appliquer à nous. Il est bon de dire que les soixante et quelques hôtes du lieu étaient tous bandits, inculpés de vols, rixes, meurtres ou tentatives de meurtres, que des blessures mal acquises avaient conduits là en attendant la prison ou même l’échafaud.
La discussion traînant en longueur, j’eus l’idée de faire appeler l’aumônier : il se montra aussi froid et aussi réservé que le curé de la Magdalena ; mais il trancha la difficulté en ordonnant qu’on nous laissât en paix, et nous nous couchâmes tout vêtus, moins les chaussures, couvre-chefs et paletots. Nous lui confiâmes nos effets et surtout notre argent. Il reçut le dépôt et ne reparut que pour nous le rendre quelques jours plus tard.
Les infirmiers, qui nous traitaient du reste avec beaucoup d’égards, nous prévinrent de faire grande attention à nous, vu l’imprudence que nous commettions de conserver nos vêtements. Il y avait dans la salle une foule de gens capables de venir nous assassiner la nuit pour nous dépouiller, en dépit de la sentinelle et des infirmiers de garde ; le fait n’était pas sans exemple, nous dit-on.
Il ne nous arriva pourtant rien ; nos compagnons se tinrent sans cesse à distance respectueuse de nous, et nous, de notre côté, nous nous fîmes une règle de ne pas avoir le moindre rapport avec eux.
Notre existence n’était pas gaie. Le matin avait lieu d’abord la visite du médecin ; don Pablo Gutierez est élève de la Faculté de Paris ; il causait peu, mais nous soignait bien. Après lui venait le déjeuner, consistant en un bol d’atole, sorte de boisson épaisse ou d’aliment liquide, composée de farine de maïs délayée dans de l’eau avec du sucre et liée par la cuisson ; c’est un mets favori des gens du pays ; l’atole de leche, dans lequel le lait remplace l’eau, et que relève un peu de cannelle, est assez agréable au goût. À onze heures, distribution des médicaments prescrits ; à midi, le dîner, une simple tasse de bouillon ; après dîner, les visites, et le soir, une nouvelle tasse d’atole pour souper.
Vers huit heures, l’aumônier venait dire la prière, l’oracion ; il se plaçait à la porte, devant une table transformée en autel, sur laquelle brûlaient quatre cierges. Leur rougeâtre lueur, s’infiltrant jusqu’aux profondeurs de la salle, rendait quelque peu diaphane l’obscurité dans laquelle nous étions ensevelis. Agenouillés sur leurs lits, les prisonniers répondaient aux litanies en hurlant comme des démoniaques ; leurs silhouettes sauvages se dressaient fantastiquement au sein de cette atmosphère mystérieuse ; d’étranges ombres vaguaient sur les murs ; c’était une vision infernale. La prière finie, les cierges s’éteignaient, sauf un, et tout bruit cessait en même temps. Un silence de plomb semblait alors, par l’effet de la transition, envahir l’hospice, qui n’est bruyant et animé en aucun temps. Ces bâtiments immenses, que séparent de vastes cours, s’élèvent à l’extrémité d’un faubourg presque désert, et sont à peine peuplés eux-mêmes ; on se croirait au fond de l’Escurial. Durant le jour, le murmure vague des conversations à voix basse se dissolvait à l’instant dans cette quiétude sépulcrale que troublaient seuls, par intervalles, les hurlements lugubres d’un fou furieux dont le cabanon donnait sur une cour voisine. La nuit, cette voix qui criait au meurtre et demandait du secours prenait des proportions étranges et désespérantes comme une fantaisie d’Anne Radcliffe.
L’événement le plus remarquable de notre séjour en ce lieu fut la mort d’un des prisonniers, un vieillard couturé de blessures. Dès que commença son agonie, on dressa un petit autel à côté de son lit : crucifix, fleurs artificielles, eau bénite et cierges allumés. Ces mesures pieuses, mais d’un effet exagéré, en usage dans tous les hôpitaux espagnols que j’ai visités, sembleraient vraiment calculées pour éviter que le patient n’en réchappât, dans le cas où la nature lui réserverait quelque crise favorable au dernier moment, ainsi que cela peut arriver. Il est évident qu’en revenant à lui, le malade ne peut manquer, à la vue de cet autel significatif, de recevoir un choc qui le remet à sa place. Le corps demeura exposé une nuit et fut emporté, sans pompe, sur une civière.
Le 13, nous reçûmes la visite de don Manuel Llanoz et de M. Lyon ; ils parurent très-affectés de nous trouver en pareil lieu et nous ne leur cachâmes point le dégoût que nous en ressentions nous-mêmes. Aussi le général gouverneur de l’État consentant à nous mettre en liberté sous caution valable, le 15, à midi, j’étais libre et je recevais l’hospitalité chez MM. Tarel et Lyon qui s’étaient portés garants pour moi.
La maison de ces messieurs est située dans un des faubourgs, à l’orient de la ville, dont le sépare le ruisseau de Mexicalcingo ; elle forme une manzana entière, c’est-à-dire le bloc compris entre quatre rues. L’habitation des maîtres et des ateliers, où se teignent la soie et le coton, où se tissent les robozos, n’occupent, il est vrai, qu’une faible portion du bâtiment ; le reste est divisé en petits logements loués ou à louer. Ces constructions couvrent à peine elles-mêmes une moitié de l’énorme superficie de la manzana ; au milieu règne un magnifique jardin que de hautes murailles, contre lesquelles le nopal grimpant dessine ses capricieux zigzags, isolent entièrement des cours et dépendances des habitations contiguës.
Les fenêtres de ma chambre donnaient sur le jardin, qui eût paru un Éden même aux yeux d’un homme qui, comme moi, ne serait pas sorti la veille des entrailles de pierre de Belen. Bien qu’une partie de sa surface fût consacrée à la culture des légumes ! ce côté pratique de la scène était voilé de trop de splendeurs pour causer le moindre regret. C’était une mosaïque monochrome des plus variées, où se mêlaient toutes les nuances du vert, cette riante livrée de la nature. Le bananier balançait ses larges feuilles au-dessus de magnifiques orangers chargés de fruits, à côté du mûrier, du pêcher, du poirier. Les tiges flexibles de la canne se dressaient au milieu des rosiers et les petites baies rouges du caféier, brillaient comme des rubis dans cet émail. Les ombrages touffus de Paseo et de l’Alameda, dominés par les dômes et les clochers des temples de la ville, encadraient ce tableau, sur lequel les sombres pyramides de quelques nobles cyprès faisaient brusquement saillie.
Je n’ai point oublié ce jardin, cette atmosphère parfumée, cette chambre où ma rêverie m’emporte sans cesse ces portales sous lesquels s’écoulait la moitié de notre existence ; on y recevait les visites, on y jouait, on y causait, on y prenait le café après les repas en fumant lentement un puro (cigare) de Tépic. J’ai passé là quelques-uns des mois les plus heureux de ma vie au milieu d’une famille qui s’attachait par ses soins à remplacer la mienne.
Je sortis fort peu pendant les premiers jours, bien que j’en eusse toute liberté ; mais le grand besoin de repos que j’avais et les douces attractions de ma nouvelle demeure ne m’en donnaient guère la tentation. Le 27 septembre je mis le pied dehors pour la première fois en l’honneur d’une grande fête nationale ; ce jour est l’anniversaire de l’entrée à Mexico, en 1824, de l’armée dite des trois garanties (trigarante), commandée par Iturbide, vainqueur des Espagnols. Les affaires sont suspendues ce jour-là ; grande revue de la garnison dans l’après-midi. Pour la première fois je vis là les soldats en grande tenue, c’est-à-dire avec une tunique de drap bleu usée jusqu’à la corde, blanchie aux coutures, tachée partout, frangée au bas, pas d’épaulettes et un petit pompon au shako. Le soir, il y a foule sur la Plaza de Armas, où les bandes militaires font entendre d’excellente musique, car les Indiens sont admirablement doués pour les arts. Là se trouve toute la belle société ; les éventails jouent, les œillades se croisent ; là se rencontre à foison ce type que M. T. Gautier a vainement cherché en Espagne : « Un ovale allongé et pâle, de grands yeux noirs surmontés de sourcils de velours, un nez mince, un peu arqué, une bouche de grenade, et, sur tout cela un ton chaud et doré, justifiant le vers de la romance : Elle est jaune comme une orange. » C’est que le sang des guerriers de Montézuma coule encore dans leurs veines, mêlé, plus ou moins, au sang des compagnons de Cortez.
Les hommes portent le costume européen, cependant on voit beaucoup de petits manteaux espagnols et de chapeaux à grands bords et à toquillas, qui suffisent pour donner un cachet original à l’ensemble. Les femmes ont le petit soulier de satin et le vestido, la robe de soie ; les enaguas, c’est-à-dire le simple jupon sans corsage, sont abandonnés aux femmes de conditions inférieures, mais dans leur intérieur, les dames mexicaines qui mènent un peu la vie de mollesse, de farniente et d’intimité avec les suivantes, ordinaire aux femmes de l’Orient, laissent volontiers tomber sur leurs hanches le corsage tyrannique du vestido. Le corset n’est guère en usage parmi elles. Elles vont nu-tête, sauf le tapalo, petit châle de soie brodé, qu’elles portent comme la mantille et qui remplace ce rebozo populaire réservé pour le négligé.
Pendant toute la saison sèche qui va commencer, il y a ainsi foule sur cette place de huit à dix heures du soir, le jeudi et le dimanche, pour ouïr la musique. Cette promenade ennuyeuse pour un étranger comme un bal de l’Opéra, a beaucoup de charmes pour celui qui rencontre des connaissances parmi ceux et celles qu’il coudoie ; elle ne manque pas de caractère en tout cas, surtout par un beau clair de lune.
La Plaza de Armas est fort belle ; c’est un quadrilatère parfait, disposé, sur une plus vaste échelle toutefois, comme la place Saint-Sulpice. Une fontaine au milieu, une allée d’arbres autour. Au nord de la place, un portail latéral de la cathédrale et la chambre du congrès provincial (casa del congreso) contre laquelle s’adosse l’église ; la façade principale regarde l’ouest et se trouve sur une rue adjacente, plusieurs degrés lui servent de soubassement et conduisent à ses trois portes. Le style de ce monument est bizarre et mal défini, plus capricieux qu’original, très-ornementé dans le mauvais goût de la Renaissance. Deux clochers à flèches hexagonales le surmontent. Le portail qui fait face à la place date de 1835 seulement. À côté de la cathédrale se trouvent le palais de l’Évêché et le Sagrario, annexe obligée de toute cathédale espagnole, domaine exclusif du chapitre ; les baptêmes, mariages, enterrements, etc., se font au Sagrario. À l’orient enfin se trouve le Palacio del Gobierno, un des plus beaux spécimens de l’architecture locale.
Le 5 octobre, une autre fête m’attira de nouveau au dehors. C’était celle de la Vierge miraculeuse de Zapopan. Le nombre des vierges miraculeuses au Mexique est effrayant ; chaque ville a tenu à honneur d’avoir la sienne. Celle-ci est une petite statuette noire et grossière qui passe six mois de l’année au pueblo voisin de Zapopan et les six autres à Guadalajara où elle reçoit successivement une hospitalité de quelques jours dans chacune des églises. Elle ne voyage, de Zapopan à Guadalajara et réciproquement, qu’en grande pompe, processionnellement escortée de toute la population de la ville et des campagnes voisines. Là, je vis cette tourbe en haillons que notre arrivée avait soulevée quelques jours auparavant, mais le spectacle le plus curieux était celui que présentaient les Indiens de Zapopan et des pueblos voisins, pour lesquels cette fête est une saturnale durant laquelle ils donnent amplement carrière à leur penchant pour les liqueurs fortes. Coiffés et enguirlandés de fleurs, à demi nus, défigurés par des masques hideux, en proie à une surexcitation inquiétante, ils dansent autour de la statue, en souvenir de David devant l’arche, au son de leurs instruments : ils se contorsionnent comme des énergumènes, luttent de souplesse et d’agilité, brûlent des pétards, lancent des fusées ; quelques-uns suivent péniblement la procession à genoux. Tout cela dégénère à la fin du jour en une orgie complète à laquelle l’épuisement et le sommeil mettent seuls un terme. Telles étaient les fêtes de leurs aïeux à l’époque de la conquête, les Mitotes dont les anciens historiens ont conservé la description. Cette race n’a rien oublié parce qu’on ne lui a rien appris ; devant de nouveaux dieux, dont la valeur mystique lui échappe faute d’une culture intellectuelle suffisante, elle manifeste encore son adoration par des sacrifices aux forces vives de la nature. Ce sont des païens et, en outre, des ignorants.
Sur ces entrefaites je reçus avec bien du plaisir, peu après, des nouvelles de M. Guilhot et du gros de la troupe. Ils étaient partis en compagnie d’un cuerda, c’est-à-dire d’un convoi de recrues : mais ce mot de cuerda nécessite quelques explications.
La loi sur le recrutement, promulguée en 1853 par Santa Anna, exclut les Indiens du service militaire. Je ne sais qui devrait être soldat alors, ni comment devraient se faire les levées, mais je sais bien qu’il n’y a pas un soldat mexicain qui ne soit un Indien, et que le recrutement s’opère de la même manière que dans l’empire ottoman. Malheur à l’homme jeune et bien constitué qui, à l’époque où le contingent de la province est réclamé par la capitale, vient rôder autour des casernes, se fait ramasser ivre dans la rue, ou fait du tapage au cabaret ! Il est pris et renfermé provisoirement ; puis on le dresse, c’est-à-dire on l’amène à convenir qu’il est soldat et veut l’être, par le procédé qui fit de Sganarelle un médecin malgré lui. Si ce mode d’embauchage ne fournit pas le contingent, on le complète en glanant dans les prisons ce qu’il y a de moins taré. Alors on met les menottes à tous ces malheureux, on les attache deux à deux à une longue corde (cuerda), et on les expédie sous bonne escorte à Mexico. Chemin faisant, on ne leur épargne pas les mauvais traitements.
La plaine au milieu de laquelle s’élève Guadalajara est riante et assez bien cultivée. Malheureusement une partie de sa surface est dévorée par la lèpre du tequesquite, cette efflorescence saline si commune sur le haut plateau du Mexique. C’est un sel à base de soude dont on fait un grand emploi dans les mines pour la fonte des sulfates et muriates d’argent. Aussi est-il un objet de commerce, mais le profit qu’on en retire ne compense point le préjudice que sa présence cause à l’agriculture. Les Astèques ne connaissent pas d’autre sel.
Guadalajara est une belle ville, régulièrement percée ; les rues sont pavées, bordées de trottoirs dallés, munies de réverbères qui s’éclipsent soigneusement quand paraît la lune, et font en général plus d’effet le jour que la nuit. Presque toutes les places sont ornées de fontaines, et de nombreuses acequias sillonnent les rues, portant la fertilité dans les huertas embaumées que renferment les murs des couvents et d’un grand nombre de maisons particulières. Cesjardins, qui couvrent une partie de la superficie de la ville, lui donnent un périmètre exagéré, d’où résulte un air de tristesse et d’abandon ; c’est en vain qu’en parcourant les rues, je cherchais ces flots de population que j’avais vus surgir aux jours de fêtes ; tout cela est rentre sous terre sans doute, et les barrios eux-mêmes sont encore plus silencieux que la cité. Les Mexicains donnent quatre-vingt mille habitants à Guadalaraja ; je crois ce chiffre trop fort d’un quart environ.
Le climat de Guadalaraja est agréable et sain ; néanmoins les étrangers échappent rarement à une inflammation des paupières, causée probablement par la fine poussière du tequesquite qu’apportent certains vents. Au reste, on jouit d’un printemps perpétuel. Le jardin de la fabrique nous fournissait tous les jours au mois de janvier des bouquets de roses et de fleurs d’oranger. À cette époque de l’année, c’est-à-dire au cœur de l’hiver, la température était celle des plus belles journées d’automne en France ; à la chute du jour, on échangeait ses vêtements de toile contre du drap, et l’on fermait les fenêtres pour causer, jouer ou lire, mais on ne songeait pas seulement à la nécessité de faire du feu.
Les nuits étaient splendides, et j’en ai passé plus d’une à errer sous les orangers sans avoir le courage de regagner ma chambre, alors que la lune, radieuse dans un ciel pur, inondait le paysage de clartés puissantes, inconnues dans nos climats. Guadalajara est vraiment un séjour délicieux, malgré quelques inconvénients dont le principal, sans contredit, est l’abondance des puces. Ces folâtres insectes y sont à l’état de plaie d’Égypte, et bien que la maison fût tenue avec une propreté toute hollandaise, nous n’en étions pas moins dévorés. Les lits sont supportés par quatre pieds très-élevés à cause de cette engeance ; on a soin de se déshabiller à l’autre extrémité de la chambre ; on se brosse soigneusement les jambes, et quand on se trouve à peu près inhabité, on s’élance sur sa couche. Avec de la finesse on parvient ainsi à n’en avoir que trois ou quatre pour sa nuit. Les gens du peuple couchent à terre, sur des petates, et dorment très-bien ; je ne les ai jamais vus s’inquiéter beaucoup non plus des punaises, qui prospèrent très-bien sur tout le territoire de la République, partout du moins où la propreté n’est pas excessive.
Vers le milieu de janvier 1855, nous apprîmes qu’un décret de Santa Anna, en date du 29 novembre, nous amnistiait, et que les prisonniers de Perote étaient déjà à la Vera-Cruz, attendant un navire français qui devait les transporter hors du territoire mexicain. Le 20 janvier seulement je fus mande à la préfecture, où je reçus mon passe-port pour Mexico et une indemnité de route. Le 23, je pris congé, le cœur gros, d’une famille qui m’était devenue chère, et, montant à cheval, je m’éloignai de cette oasis où ma bonne étoile m’avait guidé comme pour me récompenser de tous les maux passés et à venir.
Le 27, après trois jours de marche à travers un pays accidenté, assez dénué d’ombre, j’arrivai sur le bord d’une falaise du haut de laquelle mes regards embrassèrent un splendide panorama. À mes pieds se trouvaient les pueblos del Rincon, noyés dans la verdure, entourés de champs fertiles qu’arrosaient de nombreux canaux sur lesquels se penchaient de beaux arbres. Au delà s’étendait le Bajio, la terre de Gessen du Mexique, riche vallée de trente et quelques lieues de long sur huit à dix de large, bornée par un horizon de montagnes au profil pittoresque, nues et fauves comme celles de Jalisco ; la transparence de l’air faisait merveilleusement valoir leurs cimes altières chaudement éclairées ; la franchise avec laquelle s’accusaient certains détails qu’aurait estompés sans rémission l’atmosphère brumeuse de nos climats, trompait mon œil, et je me fis tout d’abord une très fausse appréciation des distances. Je ne sortis de cette erreur qu’en ramenant mes regards vers leur base, pour y chercher des villes dont l’existence était un fait avéré pour moi. Je vis quelques points noirs : Lagos, Leon, Silao, villes de trois à quatre mille âmes, avec de beaux édifices, de majestueuses cathédrales ! Alors je compris l’immensité de la scène que j’avais sous les yeux.
Une rampe sinueuse me conduisit dans la plaine. Je n’ai rien vu de plus frais et de plus riant que le premier pueblo où j’arrivai ; l’eau courait dans les rues protégées par de beaux ombrages. Les cases des Indiens, en jonc ou en adobes, étaient entourées de jardins, dont les longues colonnettes du cactus organo (tuyau d’orgue) formaient la clôture. Chacun de ces jardins était une corbeille de fleurs et de fruits. Mais dans ce paradis je trouvai la population en émoi ; une bande nombreuse de voleurs battait, disait-on, le pays environnant, et l’on parut étonné de ce que j’étais arrivé sans encombre.
Le lendemain, je traversai la plaine pour me rendre à Silao ; elle est coupée de canaux qui en entretiennent la fécondité. C’est dans ces districts privilégiés que le froment donne de 40 à 60 pour un. Un caractère remarquable des campagnes mexicaines, c’est l’absence des habitations isolées et des barrières ; à l’époque de la sécheresse et quand la moisson est faite, on se croirait dans un désert. De loin en loin, je encontre quelques animaux, chevaux et bœufs, broutant le chaume desséché de la moisson dernière. Il n’est pas rare de voir quelques zopilotes perchés philosophiquement sur la croupe, le garot, et jusque sur la tête des paisibles quadrupèdes ; ces petits vautours noirs avec leur gravité comique, donnent une couleur des plus originales au tableau.
Sila, pueblo ranchero, c’est-à-dire habité par les cultivateurs de ces terrains déserts que je viens de traverser, n’est qu’à cinq ou six lieues de Guanajuato. Le 29, à l’aube, je pris le chemin de cette ville célèbre.
Guanajuato est située au cœur d’un nœud de montagnes abruptes, à deux lieues environ de la plaine. Une gorge sinueuse, qui porte le nom de Cañada de Marfil, y conduit. À droite et à gauche des croupes abruptes et desséchées, intersectées de profondes ravines, dominent la Cañada. Des fragments d’obsidienne de toutes dimensions jonchent le chemin. Des aloès, des cactus et quelques plantes grasses sont les seuls ornements de cette nature sévère mais grandiose.
La route est large et bien entretenue, quelquefois taillée dans le roc vif ; on sent qu’on approche d’un centre d’opulence et d’activité. Une foule de gens, cavaliers et piétons, me croisent, me suivent ou me précèdent.
Je m’arrête au sommet d’une hauteur pour contempler le pays que je domine. C’est un spectacle merveilleux, mais qui n’échappe à la tristesse qu’à force de majesté. Le caractère général de cette région est celui-ci : des croupes à versants assez roides séparées par de profondes cañadas, qui toutes convergent vers le centre ; au-dessus de ces croupes s’élèvent à 3 et 400 mètres de hauteur, de sombres masses de porphyre, de basalte ou de grès, dont quelques-unes affectent de loin des airs de ruines cyclopéennes. Ces pyramides se nomment Buffas.
À mes pieds est la petite ville de Marfil ; plus loin, au fond d’une gorge, point central auquel viennent aboutir tous les ravins d’alentour, Guanajuato, à demi perdue dans la brume du matin comme sous un voile de gaze. Dans les replis et sur les croupes de ces montagnes se montrent de blancs villages, semblables à des forteresses ; en haut, ces nids d’aigles sont les reales et les tiros ou puits de mines, la Serena, Rayas, Mellado, Cota, Valenciana ; en bas, ce sont les haciendas de beneficio, les bâtiments où l’on exploite le minerai. À droite, le cerro San Miguel domine la ville ; à gauche, le cerro de Santa Rosa forme l’horizon. Toutes ces pentes sont arides, desséchées ; en quelques endroits cependant se montrent, vers leur pied, des bouquets de chênes rabougris, d’arbousiers, de sapins.
Au fond de la cañada de Marfil, coule un ruisseau, qui devient un torrent furieux à certaines époques. La route le longe et le traverse en maint endroit, supportée aux flancs de la montagne, tantôt à droite, tantôt à gauche, par un mur élevé. Au delà de Marfil, on domine du haut de ce quai naturel quelques haciendas de beneficio. Dans de vastes patios, des troupeaux de mules, dont le poil humide décompose la lumière, piétinent dans d’immenses flaques d’une boue grise : c’est le précieux minerai.
On franchit encore plusieurs fois le ruisseau avant d’arriver à Guanajuato. Je fais halte dans un meson ; il est dix heures à peine, je m’empresse de déjeuner et vais parcourir la ville.
Les rues de Guanajuato sont étroites, tortueuses, souvent en pente ou coupées d’une longue volée de degrés. Les maisons, échelonnées au pied des hauteurs, ont parfois un étage de plus d’un côté que de l’autre. Les places sont petites, irrégulières, mais assez jolies. Les Mexicains, qui ne comprennent une ville que largement étalée au milieu d’une plaine, se complaisent par trop à affirmer que Guanajuato est fort laide ; c’est une erreur. J’y ai admiré de belles maisons en pierre de taille, à plusieurs étages, étalant tout le luxe moderne de la serrurerie et de la menuiserie, et de mine vraiment princière ; de très-jolis magasins, des églises monumentales, trop resserrées il est vrai, en général, pour qu’on puisse les admirer dans leur ensemble. Le monde se presse dans les rues, et beaucoup de gens ont l’air effaré, circonstance qui suffirait à elle seule pour donner un cachet d’originalité à cette ville, au centre du Mexique. Il y a un grand nombre de Vinoterias, de cabarets, où se débitent le mescal et le pulque ; les mineurs sont partout très-altérés.
La fondation de Guanajuato remonte à l’an 1554 ; ce fut vers cette époque vraisemblablement que furent découverts les premiers minerais d’argent par des arrieros, dit-on. Jusque-là, et bien que les Indiens eussent ramassé quelques pépites d’or dans le Cañada de Marfil, avant la conquête, ces montagnes arides étaient demeurées un désert. En 1560 seulement, on attaqua le Vetamadre, ce merveilleux filon, le plus riche et le plus étendu peut-être du globe qui, depuis un siècle, a donné d’incalculables richesses, sans que rien fasse prévoir encore son épuisement. En 1860, un certain Obregon commença à Valenciana une exploration sérieuse du grand filon qui n’avait été que très-superficiellement exploré jusqu’alors. Quelques années plus tard, cet homme, créé comte de Valenciana, était un des plus riches particuliers du monde entier, et la prospérité de Guanajuato était fondée. Sa population s’élevait en 1803, d’après Humboldt, à quarante et un mille habitants dans la ville, et à vingt-neuf mille cinq cents dans les mines d’alentour. La révolution, qui a si durement pesé sur ce district riche, fertile, peuplé d’hommes rudes, indépendants et actifs, a réduit sensiblement. ces chiffres ; les travaux ont été longtemps interrompus. Ils ont été repris depuis, sur une moindre échelle, il est vrai, et la population est au jourd’hui de trente mille âmes pour la ville, vingt mille pour les mines, approximativement. L’État compte sept cent mille habitants, dont cent cinquante mille Indiens, sur une superficie égale à celle d’Aguas Calientes à peu près, ce qui donne environ vingt-deux habitants par kilomètre carré ; c’est le territoire le plus peuplé et le plus riche du Mexique.
(La suite à une autre livraison.)