Voyage dans l’intérieur de l’Islande/01
Vue de Torshaven, capitale des îles Fœroë. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
VOYAGE DANS L’INTÉRIEUR DE L’ISLANDE,
I
Au commencement du mois de juin 1866 je pris passage à Édimbourg sur l’Arcturus, paquebot danois qui pendant six mois de l’année fait le service entre Copenhague et l’Islande, en passant par l’Écosse et les Fœroë. J’étais muni d’un ordre d’embarquement sur la frégate française la Pandore en station sur la rade de Reykjavik et j’allais la rejoindre.
Pour compagnons de voyage j’avais un ancien sous préfet danois récemment nommé gouverneur de l’Islande, M. Finsen, et quelques Anglais qui venaient faire cette dure traversée uniquement pour jeter leurs lignes dans le lac de Thingwalla à la lueur du soleil de minuit.
Dès le lendemain, favorisé par une jolie brise du sud-est, nous avions perdu de vue ces romantiques terres d’Écosse qui parlent sans cesse de l’immortel Walter, et vingt-quatre heures après nous arrivions en vue des Fœroë, notre première relâche.
C’était un dimanche. Le ciel était gris et sombre, mais dans ce pays-là il ne doit pas y en avoir d’autre, et, en quittant les derniers bancs des Orcades qui se perdaient dans les brouillards à six milles vers l’est, j’avais compris que je devais faire mes adieux au soleil.
Après avoir longé le grand Timon et le petit Timon, deux promontoires pelés dont la tête brumeuse se dresse en avant des Fœroë, nous nous trouvions engagés dans un immense fer à cheval. À droite s’étendent des falaises percées à jour, et à travers ces tunnels creusés par les vagues nous voyions quelques voiles roussâtres qui couraient sur la mer pour donner la chasse aux harengs. En arrivant dans ce port étrange on sent qu’on pénètre dans l’inconnu. Au fond, au pied des hauteurs qui ferment cette impasse, doit se trouver Torshaven ou Torshawn, la capitale du groupe. On a beau m’assurer qu’il y a là plus de trois cents maisons, je braque ma lorgnette et je ne vois que quelques voiles tannées qui courent dans le fiord et des myriades d’oiseaux qui viennent piailler comme des forcenés au-dessus de l’Arcturus.
Mais, en avançant toujours, je finis par découvrir, sur un mamelon à droite, une construction en planches devant laquelle le danebrog flotte au haut d’un mât de pavillon ; à ma gauche se montre une autre construction fort gracieuse que surmonte une croix : c’est la mission catholique. Enfin, en persistant dans mes investigations, j’aperçois quelques tertres de gazon serrés les uns contre les autres comme pour se réchauffer mutuellement ; une fumée blanche semble sortir de terre : plus de doute, c’est Torshaven. Telle est la physionomie panoramique de la capitale du groupe des Fœroë ; joignez à ces détails une forte odeur de poisson qui se loge dans le nez et qu’on garde pendant huit jours, et vous aurez l’ensemble de l’impression que j’ai éprouvée en y arrivant.
À peine étions-nous au mouillage que nous vîmes s’avancer vers nous une embarcation pavoisée des couleurs danoises. C’était le gouverneur de l’archipel qui venait faire bon accueil à son heureux collègue d’Islande. Cet honorable magistrat était escorté de huit douaniers, ou plutôt, quand je dis douaniers, je me demande si je suis bien dans le vrai pour le moment ; ces huit hommes étaient rameurs. Dès qu’ils eurent accosté, ils laissèrent là leurs avirons et tirèrent leur sabre du fourreau pour ajouter quelque apparence de solennité à l’entrevue des fonctionnaires danois. Enfin à minuit nous les verrons le fusil sur l’épaule faisant des patrouilles dans les ruelles désertes de Torshaven, ce qui ne nous empêchera pas de les retrouver le lendemain nous servant à table dans le dîner officiel du gouverneur. En somme, ces huit hommes constituent la force armée de Torshaven, et elle est bien suffisante ; les habitants des Fœroë sont d’un caractère très-paisible et les cachalots leur donnent trop de fil à retordre pour qu’ils trouvent le temps de songer à renverser un gouvernement qui ne les gêne en rien. Quant à l’intérieur, il suffit de voir la pauvreté navrante de ces pays pour se convaincre que si les Danois n’avaient jamais eu de possessions plus séduisantes, ils seraient toujours restés dans les meilleurs termes du monde avec les Prussiens.
J’aime à naviguer, mais dès que je vois la terre, elle m’attire, il faut que j’aille la reconnaître. Quand le sysselman ou gouverneur arriva à bord de l’Arcturus, il me trouva botté, harnaché, le fusil sur l’épaule, et prêt à entrer en campagne. Après quelques minutes de présentation, je me fis débarquer à la calle la plus voisine, et, une fois là, je ne savais plus de quel côté me diriger pour gagner la campagne. J’enfilai au hasard une porte ouverte qui d’après moi devait me conduire dans une cour ; de celle-là je passai dans une autre, et ainsi de suite : les cases sont tellement rapprochées qu’on se croit toujours chez quelqu’un. Je mis assez de temps à m’arracher de ces méandres, marchant sur les toits de gazon quand je ne trouvais pas de meilleur chemin devant moi, mais une fois sorti de la ville — s’il nous est permis de donner ce nom à une agglomération de terriers — je me trouvai en présence d’autres obstacles : tous les terrains vagues étaient occupés par des morues grandes et petites qu’on avait exposées pour le séchage. Au premier abord, ces morues flanquées l’une à côté de l’autre font l’effet d’un tas de chiffons : on dirait que tous les habitants se sont donné le mot pour faire la lessive le même jour.
Une heure de marche m’avait transporté sur la montagne qui s’élève derrière Torshaven, et de cette hauteur j’ai pu me faire une idée de tout le système du groupe. L’archipel des Fœroë se compose de vingt-cinq îles, dont dix-sept seulement sont habitées. Le climat y est relativement doux, même en hiver, à cause du Gulf-Stream qui les enveloppe entièrement dans ses eaux tièdes. On y élève beaucoup de moutons, et l’orge y mûrit une fois sur trois en moyenne, mais c’est surtout à la mer que les habitants arrachent leurs moyens d’existence. Toutes ces îles forment des rameaux parallèles se dirigeant généralement du nord-est au sud-ouest. Les espaces qui les séparent sont des canaux étroits et profonds ; c’est là que les pêcheurs de l’île, après avoir traqué le cachalot dans la haute mer, l’obligent à se réfugier, et, une fois qu’ils y sont parvenus, ils se divisent en deux bandes, placent le cétacé entre deux feux et l’attaquent résolument. C’est un moment terrible que celui-là : le cétacé exaspéré soulève des lames énormes, une partie des embarcations est brisée contre les rochers ou aplatie entre deux vagues furieuses ; mais quelle que soit la puissance de l’animal, il ne peut soutenir longtemps cette lutte inégale contre l’audace et l’habileté des baleiniers. Bientôt le harpon l’atteint mortellement ; l’eau de la mer semble se changer en sang et on n’a plus qu’à faire la curée.
De cette hauteur j’étais descendu dans une profonde vallée et j’ai pu me convaincre du motif qui avait fait donner à ce groupe le nom d’îles aux Oiseaux. J’étais dans une véritable volière. Ces pauvres bêtes attendaient sans méfiance, et dès le premier coup de fusil qui roula comme un tonnerre au fond de ces gorges solitaires, ce fut un vacarme infernal. Des milliers d’oiseaux de toutes les espèces se levèrent en poussant des cris terribles ; ils venaient voler tout près de moi comme pour voir à quelle espèce d’animal ils avaient affaire, et ils tombaient sans savoir pourquoi sous mes décharges qui se suivaient de très-près. En moins d’une heure j’avais fait une chasse des plus abondantes d’animaux de toute espèce : pluviers dorés, lapins, courlis, hirondelles de mer, canards ; tout ce monde éteint se pressait dans mon sac trop étroit ; je dus même me faire une besace avec mon mouchoir noué aux quatre coins.
Lassé de cette boucherie dans laquelle ma conscience ne me laissait pas ignorer que je jouais un rôle peu chevaleresque, je revins à Torshaven chargé de dépouilles opimes, comme un triomphateur romain ; et comme j’étais peu soucieux de passer la nuit dans ma cabine du bord, je me dis qu’après tout, en pays étranger, une croix est un drapeau, et plein de cette idée j’allai frapper à la porte de la mission catholique, où je fus reçu par M. Bauher, l’un des missionnaires. Naturellement je trouvai là les trois Anglais qui venaient en Islande pêcher à la ligne, et je n’en fus pas surpris. La où il y a un bon logement, leur orthodoxie protestante ne leur défend pas de passer sur des scrupules de secte ; en conséquence, ils avaient envahi la mission catholique. « Il reste encore un lit pour vous, » me dit le bon missionnaire ; je me doutais bien que c’était son propre lit que m’offrait ce brave homme, mais je fis semblant de ne pas le remarquer, tant il est vrai que les voyages rendent égoïste.
J’avais remis tout le produit de ma chasse à la ménagère de la mission, et pendant qu’on faisait les apprêts du souper, M. Bauher nous engagea à aller voir une danse du pays qui avait lieu dans une des maisons de Torshaven. Nous nous engageâmes avec les Anglais dans ces rues étroites, auprès desquelles les ruelles de Constantinople pourraient passer pour des boulevards. Les maisons sont des espèces de blockhaus recouverts d’un épais gazon sur lequel se balancent quelques clochettes jaunes. Les murs en planches non rabotées disparaissent sous des guirlandes de poissons de toute sorte que les habitants font sécher pendant l’été pour s’en nourrir quand viendra l’hiver.
Comme il fait encore jour, quoiqu’il soit près de minuit, quelques habitants sont encore dans la rue, ce qui nous permet de les étudier. Les hommes sont de taille moyenne, secs, ils paraissent très-durs à la fatigue. Ils ont presque tous le nez court et relevé, le teint hâlé par la mer, les sourcils très-épais et proéminents, et portent un collier de barbe d’un fauve ardent qui se relève en pointe de patin sous le menton.
Leur costume est tout en drap noir ou vert foncé avec des boutons en corne. Il se compose d’une casaque courte à collet droit, d’un gilet montant et d’une culotte se boutonnant au-dessous de la rotule. D’autres fois le bas de laine vient au contraire s’enrouler au-dessus du genou. Ils sont coiffés d’une espèce de bonnet en cotonnade brune à petites raies rouges. Quant à la chaussure, c’est le soulier islandais : un morceau de peau ayant une couture sur le pied et derrière le talon, et retenu au moyen de lanières.
Les femmes sont fortes, de taille également moyenne et solidement constituées. Pour toute coiffure elles n’ont que leurs cheveux qui sont abondants et soignés, et qu’elles laissent librement flotter après les avoir séparés sur le milieu de la tête. Elles portent un pantalon de tricot à pied ; une jupe de laine courte et naturellement tombante descend jusqu’au-dessous du genou après s’être échappé d’une large ceinture qui leur dessine le haut des hanches ; un corsage sans manches laisse complétement nus leurs bras musculeux et bien modelés. On ne voit de leur linge que de courtes manches qui se boutonnent sur les bras un peu au-dessous de l’épaule ; il y en a suffisamment pour prouver qu’elles en portent, et il est d’une parfaite blancheur ; puis, pour égayer cet ensemble assez sévère, elles portent, pour tout objet de luxe, un fichu en cotonnade se croisant devant la poitrine et qui est toujours de couleur très-voyante.
Nous venions d’arriver devant une maison en planches, un peu plus haute que les autres, d’où s’échappait un brouhaha indéfinissable. À l’entrée se tenait une femme assise sur un escabeau ; c’était le contrôle. Chaque personne en entrant lui donnait un poisson sec, ou deux, et les déposait suivant leur dimension ; elle les jetait dans un baril placé à côté d’elle. Comme nous n’avions pas de cette monnaie du pays, nous donnâmes chacun un mark danois (quarante centimes) et nous refusâmes les quelques harengs qu’on nous rendait comme escompte de notre pièce. — Cette générosité nous fut comptée, comme vous allez le voir. Au fond de la première pièce se trouvait une petite porte donnant dans un cabinet très-sombre ; c’est de là que partait tout le bruit. Placés sur le seuil de cette porte, nous ne distinguions rien de l’autre côté, mais on entendait une foule de voix d’hommes, de femmes et d’enfants chantant une de ces mélodies qui se logent dans l’oreille comme l’odeur du poisson dans le nez, pour y séjourner indéfiniment, et le tout accompagné d’un battement de pieds semblable à la cadence du fameux air des Lampions. Toutes ces voix différentes passaient à côté de nous ; nous sentions le frôlement des jupes et des casaques, mais il nous était impossible de rien voir. Par intervalles, comme si les acteurs de cette sarabande infernale eussent été épuisés, le bruit s’apaisait peu à peu ; mais au moment où l’on croyait que tout allait finir, il survenait un redoublement de chants et de piétinement ; c’était du délire ! J’étais très-curieux de voir les acteurs de cette diablerie. La façon généreuse dont nous avions payé notre entrée fut récompensée ; on éclaira la salle de bal à notre intention. Le luminaire ne se composait il est vrai que de deux chandelles en graisse de phoque accollées au mur ; mais c’était suffisant pour laisser entrevoir ce qui se passait.
Dans une petite pièce ayant trois mètres de large sur quatre de long, plus de cinquante personnes trouvaient le moyen de se mouvoir. Pendant l’opération de l’éclairage leur danse n’avait pas discontinué. Ils se tiennent par la main et forment une chaîne composée de tous les éléments humains : à côté des femmes, sont des enfants, et ces enfants donnent la main à ces mêmes hommes qui demain iront attaquer la baleine dans son empire ; ils s’enroulent autour d’un axe imaginaire toujours en chantant des lais du pays sur un pas de polka. Les physionomies sont tristes et graves ; la sueur coule sur les fronts ; on dirait qu’ils se livrent à une cérémonie religieuse, à une pénitence pénible plutôt qu’à un plaisir. Lorsqu’un danseur s’aperçoit que son pas se ralentit, que sa voix baisse, il saute tout d’un coup en frappant le plancher de ses pieds comme s’il allait le briser, pousse des cris formidables, puis retombe dans le calme pour repartir quelques minutes après ; on dirait les rafales intermittentes particulières aux tempêtes équinoxiales.
Malgré l’abondance des danseurs, nous avions pu pénétrer dans ce taudis et nous nous tenions blottis dans un coin, attentifs à l’étrange spectacle que nous avions sous les yeux. Peu à peu, ces airs, cette cadence, me parurent avoir quelque chose d’entraînant. Je voyais à chaque instant de nouveaux danseurs qui venaient se souder à la chaîne. Dominé par cette étrange mélopée, j’entrai moi-même dans la danse ; je donnai une main à une jeune fille de dix ans, ou à un jeune garçon, je ne puis préciser au juste, l’autre à un grand diable de baleinier. Je comptais faire un tour de salle seulement, et vous savez qu’elle n’était pas grande, mais je fus entraîné par tant de tourbillons imprévus que je mis un bon quart d’heure à parcourir toutes les sinuosités de la spirale avant de revenir à mon point de départ. On m’a assuré plus tard que ces gens-là dansent ainsi pendant deux heures sans s’arrêter.
Rentrés chez le pasteur, outre une bonne partie de mon gibier qui avait subi de très-heureuses transformations, nous trouvâmes une grande profusion de poissons, de plats de viande et de gâteaux, le tout arrosé de porto et de xérès.
Voilà des missionnaires qui ne se privent de rien, va-t-on dire. C’est une grande erreur ! Lorsqu’on connaît bien ces braves gens du Nord, on ne s’assoit pas à leur table sans éprouver un serrement de cœur en pensant que ce qu’ils vous servent en un seul repas représente souvent plusieurs années de jeûnes et de privations.
L’Arcturus naviguant au milieu des baleines. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
Le devoir de l’hospitalité est pour eux une religion. Quand il s’agit de recevoir un étranger, ce qui du reste arrive assez souvent, cet étranger n’a sous les yeux que le luxe de la table ; mais dès qu’il a usé de cette hospitalité, il ne doit pas oublier que le plus ordinairement, après son départ, il ne reste plus rien à son hôte que la satisfaction du devoir accompli et un souvenir agréable auquel on répond quelquefois par l’oubli.
II
Le lendemain chacun avait repris sa place à bord de l’Arcturus, et nous mettions le cap sur l’Islande.
Avant de gagner le large il fallut longer des montagnes largement crevassées par la mer. Quelques-unes offrent des grottes obscures et profondes où les eaux s’engouffrent avec fracas. C’est dans ces retraites inaccessibles que se retirent d’innombrables volées de canards ; là ils sont chez eux, personne n’ira troubler leur repos.
Plus nous nous éloignions des terres et plus la mer était soulevée. Deux heures après, les derniers promontoires des Fœroë disparaissaient sous d’épaisses brumes qui, descendant jusqu’à la mer, les enveloppaient du sommet à la base ; tout était noir, on ne voyait de blanc que l’écume de la vague et les milliers de mouettes qui tourbillonnaient au milieu de ce noir comme des morceaux de papier soulevés par la tourmente.
Il est impossible de se figurer ce que sont ces mers
circumpolaires quand les vents du nord excitent leur
furie. Sous un ciel toujours obscur on ne voit que des
lames énormes, noires comme le ciel qui les couvre ;
elles semblent ricaner à la face des marins qui ont osé
se confier à elles. Pour ne rien perdre de cet horrible
spectacle, je me tenais sur le pont, accroché à la cheminée
de la machine, mais la mer devenant de plus en
plus mauvaise, l’Arcturus plongeait dans la vague
comme un marsouin ; il me fallut, à mon tour, m’arracher
Le fiord de Reykjavik. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
à ce spectacle sublime et regagner ma cabine, où je
fus secoué comme un rat dans une souricière pendant
près de trente heures.
Quand le pont fut devenu tenable, nous nagions au
milieu des baleines. La mer était un peu tombée depuis
deux jours et ses allures se modifiaient à mesure
que nous approchions des terres. Dans toutes
les directions on voyait s’élever au-dessus des eaux des
Vue du port de Reykjavik. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
gerbes de trois à quatre mètres qui d’abord jaillissent
avec force, s’épanouissent en panache et laissent dans
l’air une petite traînée de vapeur blanche, ce qui prouverait
que le flot d’eau que la baleine rejette par les
évents se divise en particules très-tenues, saturées de
gaz. Comme la baleine est obligée de revenir sur l’eau
pour respirer, on peut la suivre grâce à ces jets dans
toutes ses pérégrinations. Sur le ciel glissaient des
nuages entre lesquels le soleil envoyait de temps à autre
quelques rayons sur la mer. C’est au milieu de ces longs rubans d’argent que les baleines se tiennent de
préférence ; c’est aussi dans ces milieux favorables qu’on
peut voir dans toute leur beauté ces gerbes d’eau reflétant,
avec l’aide des rayons solaires, les séduisantes
couleurs de la ceinture d’Iris. Un Parisien se croirait à
Versailles un jour de grandes eaux.
Après avoir vogué pendant deux jours au milieu de ces étranges compagnons de voyage, dans la soirée de la deuxième journée nous aperçûmes droit devant nous un immense dôme de neige qui semblait se balancer dans les nuages : c’était l’Orœfa-Jökull, le plus élevé des glaciers de l’Islande. Il signale de loin aux navigateurs la côte sud-est de l’île.
Nous passâmes toute la nuit à courir le long de ce littoral, au milieu d’un silence qui n’est troublé que par le bruit de la machine. La mer offre une glace invariablement unie ; on dirait qu’épuisée par les tempêtes de la veille, elle est venue sommeiller le long de ces parages silencieux. Si nous nous tournons à droite, le regard, après avoir passé sur une foule de cratères parasites, s’arrête sur les sommets neigeux de l’Hékla, tandis que nous laissons à gauche les îles Westmann, dont le nom (hommes de l’ouest) rappelle le meurtre qui, dit-on, inaugura la colonisation de l’Islande par les Norvégiens.
Obligés de s’expatrier pour éviter les conséquences d’un crime commis en commun, deux Norvégiens de haute race, Leifr et Ingolf, qui avaient entendu parler de cette terre, pensèrent qu’aucun pays ne saurait leur procurer un asile plus sûr et résolurent de s’y retirer : ceci se passait en 874.
Une rue de Reykjavik : Enterrement de la femme d’un sysselman. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Partis de Norvége avec un nombreux équipage et tous les éléments nécessaires pour fonder une colonie durable, ils relâchèrent aux Fœroë pour visiter quelques amis, puis ils mirent le cap vers le nord-ouest.
Après deux jours de route, ils lâchèrent un des trois corbeaux préalablement consacrés aux dieux et qui, dans ces temps primitifs, tenaient lieu de boussole. L’oiseau sacré, après s’être élevé à une certaine hauteur, prit la direction sud-est et regagna le Fœroë. Les navigateurs comprirent qu’ils n’étaient pas encore assez éloignés des terres qu’ils venaient de quitter et attendirent deux jours encore pour lâcher le deuxième corbeau, qui plana quelques instants dans les nuages et redescendit ensuite sur le bateau. Enfin, le lendemain on renouvela l’expérience, et cette fois, l’oiseau sacré, après s’être élevé dans les airs, prit résolûment la direction du nord. Leifr et Ingolf le suivirent.
Arrivé près des côtes, Leifr, séduit par le riant aspect des îles Westmann, résolut de s’y fixer ; quant au pieux Ingolf, qui n’agissait que d’après la volonté des dieux, il jeta à la mer les bois sacrés du fauteuil patriarcal, les pénates selon la mythologie scandinave, en faisant vœu de débarquer la où les flots les conduiraient. — L’histoire le fait débarquer à l’emplacement qu’occupe aujourd’hui Reykjavik.
Après s’être installé, Ingolf, étant allé visiter son compagnon, ne trouva que son cadavre : il avait été assassiné par ses esclaves. Immédiatement il les fit mettre tous à mort et resta ainsi sans partage chef de la colonie.
Les persécutions qui désolèrent la Norvége sous les rois Harald durent envoyer à Ingolf de nombreuses recrues d’émigrants et la population de l’Islande s’accrut rapidement. Ce qu’il y a de certain pour nous, c’est que l’Islande a été peuplée au neuvième siècle par des Norvégiens, et, comme cette population est constamment restée pendant de longues générations à l’abri de toute espèce de contact et de tout mélange étranger, on pourrait espérer, en venant vivre au milieu d’elle, de retrouver dans toute sa pureté, comme une perle précieusement conservée dans un écrin, la civilisation et l’existence patriarcale des vieux rois de la mer. Mais il faut tenir compte des modifications apportées depuis neuf cents ans dans les esprits par le christianisme et dans les organismes par l’hygiène, le sol et le climat.
Départ de la caravane. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Le lendemain vers midi nous arrivions au mouillage, et je dois l’avouer, quand je vis dans le Faxafjord la belle frégate la Pandore se pavanant sous sa gracieuse mâture, il me sembla voir les côtes de France ; ce messager de la patrie dans ces parages lointains me la représentait tout entière. Je fus reçu par M. Favin-Lévêque, capitaine de vaisseau commandant la division navale d’Islande, qui me présenta à tout l’état-major, et ces messieurs ne parurent pas médiocrement surpris de trouver un de leurs compatriotes sous ces latitudes ; j’avais l’air de tomber de la lune. On donna des ordres pour mon installation : une heure après mon arrivée un matelot avait rangé mes livres dans la bibliothèque de ma chambre, mon linge dans la commode ; bref, j’étais en France.
La caravane parcourant les plateaux. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Avant de nous occuper des personnes, tournons-nous d’abord du côté des choses et examinons le pays où nous venons d’aborder. D’abord j’ai éprouvé une déception. Jusqu’à présent on avait fait de l’Islande un tableau si triste, si lugubre, que j’ai trouvé le pays presque réjouissant. Quand on a tourné les glaciers, les montagnes nues et vitrifiées, l’œil trouve dans les bas-fonds des plaines, des vallées couvertes de gazons aux teintes vigoureuses et au milieu desquels s’étalent à profusion la clochette jaune et la blanche marguerite. Là où je m’attendais à trouver un pays exclusivement sauvage je trouve une nature civilisée. Il est vrai que j’étais arrivé dans la belle saison et que dans ce pays volcanique il suffit de quinze jours pour habiller le paysage. La verdure y remplace immédiatement la neige.
Le Faxafjord, ou golfe de Reykjavik, offre un coup d’œil très-pittoresque. À son extrémité orientale, une
où navires et maisons semblent mêlés et confondus. Sur les eaux calmes de ce port on voit flotter de préférence le pavillon danois et espagnol. D’un côté s’élève le mont Œsja, surnommé par les Français montagne des Agates, à cause de la grande quantité de pierres à base quartzeuse ou felspathique qu’on y trouve. Quelques filets de neige glacée descendent de ses flancs jusqu’à la mer où des roches à fleur d’eau montrent leur dos brun et poli : on dirait des baleines qui sommeillent. Quand on a franchi le cercle d’îles dont j’ai parlé et dont la plus connue est l’île aux Eiders, on découvre Reykjavik, posée entre deux éminences dont chacune est couronnée d’un moulin à vent. L’église placée au milieu et la maison du gouverneur qui s’allonge sur le versant d’un coteau sont les seules constructions en pierre de la ville. Tout le reste se compose de cases dont les plus élevées n’ont qu’un étage, peintes en noir ou en gris ; leur toiture en planche est recouverte d’une toile épaisse qu’on a soin d’enduire de goudron à l’approche de l’hiver. Les Islandais prétendent qu’il y a dans cette capitale près de onze cents habitants, mais, entre nous, je crois qu’ils se vantent.
Types et costumes islandais. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Mes yeux cherchent en vain les huttes de gazon que je croyais trouver et je ne vois que des établissements de commerce, des maisons de facteurs ; Reykjavik n’est donc pas encore l’Islande, et ne peut en donner l’idée. Après le dîner, le commandant Lévêque m’invita à venir à terre pour me présenter aux principales familles de l’endroit ; j’y vis des demoiselles, des dames mises à la française et parlant notre langue comme des Parisiennes. Toute la population de Reykjavik se compose en réalité de commerçants, de fonctionnaires, de professeurs, les uns et les autres danois, sinon par l’origine, du moins par l’éducation. Ils vivent pendant cinq mois de l’année, les seuls pendant lesquels on vive, avec les officiers de la division navale française, passant tout le temps en cavalcades, bals, dîners et visites. Le soir on prend le thé et on fait de la musique, car il y a quinze pianos à Reykjavik, ou plutôt seize depuis l’arrivée du nouveau gouverneur qui en avait un dans son mobilier. Toute cette population citadine ne connaît pas plus l’Islande que ne la connaît un habitant d’Asnières, et vous les verrez, à mon retour de l’intérieur, venir s’enquérir avec curiosité de ce que j’y ai observé.
Le lendemain de mon arrivée à Reykjavik était un jour de deuil. J’arrivais pour assister aux funérailles de la femme d’un sysselman (chef de district) très-considéré dans le pays. Ce jour-là il n’y a pas de visites à faire. Tous les amis de la défunte avaient répandu devant leurs portes des brins de bouleau et de genévrier, ancienne coutume du Nord qui signifie : nous sommes tristes, laissez-nous avec notre douleur ! ou en d’autres termes : « on ne reçoit pas ! »
Le cercueil apporté pendant la nuit d’Arnarfiord sur une baleinière avait été déposé dans l’église, où le son d’une cloche appela tous les amis. Ce jour-là, tout pleurait. Le ciel était sombre et une pluie fine tombait depuis le matin. Après la cérémonie religieuse, le cortége se mit en marche pour gagner le champ des morts ; en tête marchaient quatre jeunes filles vêtues de noir, les cheveux lissés, et parées d’un long voile noir qui, rejeté en arrière, descendait de toute la longueur de la jupe. Chacune d’elles portait une petite corbeille remplie de brins d’arbustes et de marguerites qu’elles jetaient sur le passage de la morte. Après le cercueil, porté par quatre hommes, venaient un prêtre luthérien, le mari qui avait revêtu son costume de sysselman pour rendre les derniers honneurs à son épouse, et enfin les nombreux amis de la famille affligée, fonctionnaires danois, officiers français, professeurs et commerçants.
Pendant que nous nous rendions au cimetière, un homme du peuple, la tête nue, les traits abattus par la tristesse, se joignit au cortége et se plaça immédiatement après la bière. Il portait sous son bras un petit cercueil et allait lui-même rendre les derniers devoirs à son enfant. Il avait creusé la veille une petite fosse à côté de celle qui était ouverte pour notre morte. Pendant que le prêtre officiait, l’homme posa la boîte qui renfermait la dépouille de son enfant sur le tertre, afin de le faire profiter des dernières prières, après quoi il l’enfouit de ses propres mains en mouillant la terre de ses larmes.
Je débutais par un jour bien triste ; mais les jours de tristesse en Islande font l’effet d’une mouche qui tombe dans une mare d’encre : on la distingue à peine du liquide où elle se noie.
III
Après avoir passé quelques jours dans cette modeste capitale et m’être reposé des fatigues de la traversée, il fallut faire mes préparatifs pour m’enfoncer dans l’intérieur, pour aller, comme je disais avec quelque raison, à la recherche de l’inconnu.
En Islande il n’y a pas de route. Aux environs de Reykjavik et jusqu’aux Geisers, but ordinaire des touristes anglais, quelques tas de lave affectant des formes pyramidales et placés à environ cent mètres l’un de l’autre peuvent donner la direction, mais bientôt ce faible indice vous fait défaut, et le voyageur n’a plus qu’à demander sa route au compas et au sextant. D’après cela on doit comprendre que le voyage ne peut se faire qu’à cheval et uniquement encore avec des chevaux islandais, petites bêtes si intelligentes, si sûres d’elles-mêmes, qu’elles monteraient l’escalier de la colonne Vendôme et le descendraient sans faire un faux pas.
Types islandais. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
Pour un seul voyageur qui entreprend une excursion de longue durée, il faut au moins dix chevaux. — Ce chiffre peut paraître exorbitant au premier abord, mais il suffit de voir les dangers qu’on affronte journellement, le risque que l’on court d’en perdre en traversant ces fleuves larges et rapides qui à chaque instant vous coupent la route et que ces animaux doivent traverser à la nage, pour reconnaître que ce nombre est rigoureusement indispensable. Il faut d’abord trois chevaux de bagages : un pour la tente, les objets de campement, les instruments, etc., et deux pour les cantines, qui sont assez lourdes, surtout au départ quand on emporte pour quarante jours de vivres ; plus deux chevaux de selle, un pour l’explorateur, l’autre pour l’indigène qui doit servir de guide ; ce qui fait cinq. Mais comme dans ces longues courses on est obligé de relayer au milieu de l’étape, il faut avoir cinq autres chevaux de rechange pour les relais. On sait que les chevaux non chargés ne se fatiguent guère en courant ; on part donc avec cinq chevaux chargés et cinq qui ne le sont pas ; ceux-ci endossent à l’heure voulue les selles et les harnais et leurs compagnons chargés, au départ, se reposent à leur tour. — C’est ainsi que voyagent tous les Islandais, et comme en tout pays il est sage de faire ce que font les naturels, je m’étais empressé d’adopter ce système, qui me réussit du reste parfaitement. Ma caravane était ainsi assez considérable, mais moins coûteuse qu’on ne le supposerait, parce que le meilleur cheval ne se paye guère plus de cinquante à soixante francs, et que de plus on a la ressource de revendre au retour tous ceux qu’on a achetés, à moitié prix, du moins quand on a la chance de les ramener.
Le moment était mal choisi pour organiser ma caravane. Les Anglais étaient déjà partis pour les geisers en emmenant les meilleurs chevaux de Reykjavik ; il fallut me contenter de leurs rebuts. L’officier, chef de gamelle, qui avait fait mes provisions, me dit en me montrant ma cantine : « Vous en avez pour quarante jours, plus vingt rations de biscuit en cas d’avarie ; vous pouvez aller. »
Sur cette déclaration, je fis tout transporter à terre, et à onze heures j’arrivai sur la place de l’église où je trouvai ma caravane prête à se mettre en campagne.
Ces chevaux, achetés séparément en divers endroits, ne se connaissent pas d’abord ; au départ on les attache à la queue l’un de l’autre jusqu’à ce qu’on arrive en pleine campagne ; une fois là, on peut les détacher, ils suivent toujours celui qui va en tête.
Nous étions partis dans l’ordre suivant : le guide ouvrait la marche armé d’une longue pique et muni d’un fouet à longue lanière ; sur l’arçon était bouclé un sac en peau de phoque rempli de clous et de fers à cheval ; les autres chevaux suivaient en longue file ; je formais l’arrière-garde à vingt mètres de distance et mon costume ne me rendait pas le personnage le moins grotesque de cette étrange cavalcade. En Islande, il faut compter toujours avec le mauvais temps et regarder un rayon de soleil comme une grande faveur. En conséquence, j’avais orné mon chef d’un de ces chapeaux goudronnés que les marins appellent chapeau sud-ouest (sur-oua). Le bord, très-court sur le devant, se relève en visière de casque romain et, s’allongeant en arrière, descend jusqu’au milieu du dos comme un auvent contre la pluie. M. Larret de la Maligny, lieutenant de vaisseau à bord de la Pandore, m’avait prêté un manteau chilien imperméable qui, après m’avoir préservé de la pluie pendant le jour, devait me servir de couverture durant la nuit. Joignez à cela de grandes bottes de mer et mon fusil, qui me tuera souvent mon dîner, et vous aurez le bric-à-brac le plus grotesque qu’il soit possible d’imaginer.
Tant que nous avions été obligés de tenir nos chevaux
attachés, il ne nous avait pas été possible de prendre
une allure bien décidée ; mais dès que nous eûmes mis
quelques mille mètres entre nous et la ville, les chevaux
furent rendus à la liberté ; à partir de ce moment,
quels que fussent les obstacles qui s’offraient devant
nous, buttes, crevasses, nous allions toujours au grand
trot. Depuis un moment nous avions quitté les hauteurs
et nous nous trouvions dans les bas-fonds, ce qui
me permet de vous donner une idée de la singulière
façon dont on parcourt les vallées. Au fond de chaque
vallée il y a une rivière qui serpente. Au lieu de suivre
les sinuosités du courant, les Islandais paraissent professer un véritable culte pour la ligne droite. Nous allions directement devant nous, toujours trottant : tantôt
nous chevauchions sur la prairie, puis quand la rivière
se présentait, et heureusement celle-là était peu
profonde, nous courions au milieu de l’eau comme sur
Arrivée au haut de l’Almannagja ; Vue du lac de Thingvalla. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
un chemin de grande communication ; l’eau soulevée
par les pieds des chevaux nous inondait, et partout la
pluie tombait toujours, de sorte que nous nagions entre
deux eaux. Mais quand on en a pris son parti, ce
détail ne saurait avoir une grande importance.
De temps en temps, nous avions vu des caravanes se rendant à Reykjavik ; c’étaient des gens de la campagne. Lorsque le voyage ne doit pas être bien long, ils n’ont pas de chevaux de bagages ; quant aux vivres, comme l’Islandais n’est pas difficile, il mange dans le bœr[1] où il couche. — Pour eux l’hospitalité est regardée comme un droit. Quand on aperçoit, de loin, des caravanes, en s’attend à rencontrer beaucoup de monde, tant elles font de volume ; ce sont d’abord les chevaux de relais qui se montrent sur les terroirs découverts, puis, lorsqu’on se rencontre au fond d’un ravin ou au tournant d’une coulée de lave, tout se réduit à deux personnes, le mari et la femme.
La selle des hommes est à peu près comme les nôtres ; une peau de mouton la recouvre ; les sangles et les courroies sont faites de lanières noires.
Celles des femmes sont plus remarquables. Figurez-vous une sorte de fauteuil de bureau à dossier bas et rond posé sur le cheval et solidement sanglé. Quelques-unes sont historiées avec beaucoup d’art et portent en gros numéro une date qui doit être celle du jour où la dame a reçu ce cadeau de son fiancé. — C’est ordinairement en donnant l’anneau des fiançailles qu’on offre le cheval avec son harnachement. — Les femmes sont assises là-dedans comme chez elles, et en
attachée à la selle au moyen de deux courroies.
Nous étions encore dans les parages les plus fréquentés, ceux où l’on peut s’attendre à voir le plus de monde, et je n’avais encore rencontré que deux groupes. Depuis quelques instants nous étions sortis de ces routes noyées ; il y avait deux heures que nous n’avions aperçu la moindre trace de vie, et plusieurs fois j’avais prononcé à mon Islandais le mot bœr, sans qu’il eût paru me comprendre. Quoique cette route soit la plus fréquentée, puisqu’elle conduit de Reykjavik à Thingvalla, elle est très-déserte et ma carte ne m’indiquait aucune habitation. Parvenu sur un grand plateau, je vis, contre une butte de gazon, à environ cent mètres sur ma gauche, quelque chose qui ressemblait assez à un bois de renne. Je me dirigeai de ce côté, le guide m’y suivit, et les chevaux, qui comprennent très-bien que lorsque leurs conducteurs rompent la route sans les détourner, ils peuvent attendre sur place, se mirent à brouter l’herbe. Arrivé au pied de ce tas de gazon, je vis que c’était réellement un bois de renne qui m’avait attiré et je cherchai à m’expliquer comment cette ramure, très-bien développée, avait pu être abandonnée en cet endroit comme une chose sans valeur, lorsque mon Islandais, qui était passé de l’autre côté des tertres, se mit à parlementer avec quelqu’un de vivant. Je le suivis et je vis deux têtes humaines apparaître à un petit trou qui prouvait que la butte était creuse et habitée. Je fis signe que je désirais boire ; là-dessus l’un des deux habitants du terrier apporta une tasse avec sa soucoupe, l’autre un petit tonnelet d’où s’épancha une boisson jaunâtre que je bus de confiance et dans laquelle je reconnus du petit-lait. Mon guide but à son tour, mais au moment où il remettait la tasse à son propriétaire, le cheval fit un mouvement, et cet objet de luxe, le seul qu’il y eût dans cette cahute, tomba sur un affleurement de lave et se brisa en plusieurs pièces. J’eus compassion de la mine piteuse que firent les deux solitaires en contemplant les débris qu’ils venaient de ramasser et leur donnai un écu qui les consola largement.
Il ne faut pas prendre ce trou informe pour un bœr ; c’est tout bonnement une échoppe que deux industriels se sont construite sur la route que parcourent les touristes. Le bois de renne en est l’enseigne ; ils vendent aux voyageurs le peu qu’ils ont et ils savent qu’ils seront toujours généreusement rétribués. Ils allèrent également jusqu’à m’offrir de me vendre des ramures et des peaux de renne ; mais comme j’étais à peine au début de ma course et qu’il m’était impossible de m’embarrasser davantage, je ne jugeai pas à propos d’encourager leur commerce ; cependant je crus lire sur leur physionomie qu’ils n’étaient pas mécontents de leur journée.
Après cette petite halte, nous nous remîmes en marche pour Thingvalla. Le grand plateau de tourbe que nous parcourions est sillonné sur une largeur de trois cents mètres d’ornières étroites et profondes, creusées par les chevaux en diverses pistes qui ont toutes la même direction, s’entre-coupent et se croisent comme les mailles d’un filet ; à chaque instant se présentent des bifurcations ; le cavalier ne sait jamais si son cheval va choisir celle de droite ou celle de gauche, et comme ces petites montures ont les mouvements très-brusques et sont toujours lancées à fond de train, l’écuyer le plus solide peut perdre son aplomb. Quant aux chevaux, il ne faut jamais songer à les diriger ; n’ayant jamais été dressés, ils sont à demi sauvages et habitués à aller à peu près selon leur gré.
Ces ornières que l’on rencontre sur tous les terrains non marécageux où passent les caravanes, ont d’autres inconvénients ; comme elles sont profondes et que les chevaux ont à peine la taille de notre race de la Camargue, ils disparaissent presque à moitié dans la terre, de sorte qu’il faut se tenir le plus souvent à genoux, sous peine d’avoir à chaque instant les chevilles tordues. Cette position ne laisse pas que d’être fatigante : mais, quand on a vingt jours d’un pareil exercice, on peut débuter avec succès à l’hippodrome.
Là, j’ai eu une preuve incontestable de l’utilité absolue d’un aide pour ces sortes de voyages. Lorsqu’on quitte la ville, les chevaux rassasiés vont droit leur chemin sans donner la moindre peine, et il en serait de même jusqu’à la fin de la course si l’on ne traversait que des pays complétement dénudés ; mais, lorsque après plusieurs heures de route on arrive dans des endroits où croît la verdure, alors la marche des bêtes se trouve considérablement ralentie : les chevaux affamés ne laissent pas échapper une aussi belle occasion d’emplir leur estomac tiraillé par la faim, et ils s’arrêtent à chaque instant pour brouter. Ils s’y prennent du reste avec une intelligence, une ruse qui, sur le moment, vous met dans des transports de rage, mais qu’on admire ensuite. Ils rompent la route au galop ; arrivés à une distance raisonnablement suffisante, ils s’arrêtent le plus tranquillement du monde et se mettent à mordre dans l’herbe. Ils savent bien que le cornac va courir après eux pour les ramener, mais ils l’attendent sans se troubler et au moment où un vigoureux coup de fouet va les atteindre, ils reprennent le bon chemin, sauf à recommencer aussitôt après. Pendant que le guide va chercher le blanc, le noir s’enfuit du côté opposé, puis c’est le rouge qui s’écarte à son tour et ainsi de suite, de sorte que le malheureux conducteur est obligé de galoper à travers ces ornières profondes, où, pour réussir à faire un pas sans tomber, il faut le pied d’acier de ces petits chevaux. À un certain moment, il devint impossible au guide seul de rallier tous les réfractaires ; je dus me mettre de la partie et je courus à droite et à gauche, mon fusil en arrêt comme une lance, et tout cela par une forte pluie. Je compris alors que si j’eusse été seul pour diriger cette bande indisciplinée, la patience m’eût manqué autant que la force et que, découragé avant d’avoir achevé ma première étape, je serais revenu sur mes pas, abandonnant tout mon personnel à son malheureux sort. Pour compléter mon désespoir, le coquin de cheval qui portait les cantines où j’avais mis mon vin en bouteille et quelques instruments assez fragiles, avait la manie de partir au galop, et, après avoir mis entre nous et lui une distance rassurante, il se renversait sur le dos et faisait les culbutes les plus étonnantes. Heureusement son chargement avait été arrimé par des hommes pratiques.
Notre marche était devenue presque impossible ; j’étais exténué autant que mon Islandais ; malgré la pluie, je pris donc le parti de faire une halte d’une heure pour relayer, et je n’eus lieu que de m’en applaudir : mes chevaux un peu remis reprirent leur allure décidée, et, à neuf heures, je voyais à mes pieds la grande plaine de Thingvalla.
La pluie avait cessé ; le lac du même nom (Thingvallavatn) déployait ses eaux unies comme un tapis de soie bleue ; l’église de Thingvellir se reflétait dans le lac comme un cygne noir qui repose ; à sa droite s’étend la plaine de l’Althing, cette fameuse enceinte de rocs et de ravins où se tenaient les assemblées tumultueuses de la vieille Islande.
Pendant que je regardais cette immense plaine qu’un rayon du soleil couchant venait caresser comme un sourire de jeune fille, la calvacade ralentit soudain son allure ; le guide qui marchait en tête parut s’abaisser dans la terre et les chevaux qui le suivaient disparurent à leur tour. Je croyais que la terre venait d’avaler toute ma caravane. Je m’avance et je me trouve sur le bord d’un immense vide béant. C’est l’Almannagjà, cette fameuse crevasse qui s’ouvre à mes pieds. De tous les chevaux qui me précèdent, je ne vois que la queue et les jambes de derrière. Le chemin qui conduit au fond de cet abîme de cent quarante pieds de profondeur, est une espèce d’escalier étroit et rapide formé par un éboulement. Je me laisse aller à mon tour et mon cheval s’engage dans la crevasse. La descente d’Orphée dans les enfers n’a dû rien offrir de plus horrible, et le culte asiatique d’Isis n’eut sans doute jamais de plus ténébreux mystères.
En quelques minutes nous arrivâmes au fond de l’Almannagjà, un des phénomènes les plus saisissants du sol de l’Islande.
À une époque géologique, une coulée de lave contractée par le refroidissement, ou plutôt à la suite d’une commotion intérieure, s’est fendue et a produit cette large crevasse. Quand on en a atteint le fond, on se trouve au milieu d’une galerie large de soixante dix pieds et formée par deux murailles parallèles dont la plus élevée a cent quarante pieds de hauteur. Par une bizarrerie étrange et dont la nature seule est capable, cette plaine de lave, en se séparant, a pris les formes les plus fantastiques. Sur les parois intérieures on voit des fenêtres ogivales, des balcons opulents, tandis que la crête est ornée de tourelles, de clochetons, de poivrières et de toutes les complications dont s’entourait la fortification du moyen âge. En parcourant cette grande galerie, longue d’une lieue, avec mes chevaux dont le gazon étouffait le bruit des pas, je croyais faire mon entrée dans une de ces rues monumentales de la vieille époque. Involontairement je levais la tête pour chercher la sentinelle bardée de fer qui devait faire faction sur les tourelles ; je m’attendais à voir apparaître aux balcons les nobles châtelains qui devaient habiter ces demeures féodales ; j’écoutais si je ne distinguerais pas le bruit de la trompe qui devait annoncer mon arrivée. Cependant sur les tourelles je ne voyais que les pélicans agitant leurs grandes ailes ; aux balcons étaient accrochés de noirs corbeaux, et au milieu de cet éternel silence, mon oreille n’entendait que le chant plaintif du pluvier, qui, perché sur une scorie, semblait dire adieu au soleil. — Cet habitant de la solitude est le seul animal qui chante en Islande ; sa voix mélancolique porte l’âme du voyageur à la rêverie et résonne à son oreille comme la cloche du village tintant l’Angelus.
Après avoir chevauché pendant vingt minutes dans cette imposante ornière, nous pûmes sortir par une fissure pratiquée dans la paroi orientale, près de Thingvellir dont la petite église recevait encore quelques pâles rayons du soleil couchant.
Les premiers étapes d’Islande offrent une série de surprises : là où le voyageur croit trouver un village, ainsi que l’indique la carte avec quelques prétentions, il ne trouve qu’un bœr et quelquefois une église. Les églises sont toutes construites sur le même modèle : c’est un simple bâtiment quadrangulaire ayant huit mètres cinquante de long sur six de large. Il est établi sur un soubassement de lave haut d’un mètre ; tout le reste est en planches enduites de goudron sur lequel tranchent quelques petites croisées carrées qui sont blanches, ainsi que le chambranle de la porte. Les plus monumentales ont au-dessus de cette porte un petit clocheton carré, que l’on prendrait volontiers pour un colombier et dans lequel est installée une clochette dont le poids n’excède pas quinze livres.
Après avoir inspecté mon domicile, je revins devant la porte, où un homme coiffé d’une casquette en peau de renard donnait la main à mon domestique pour décharger les chevaux. C’était le prêtre. Il me salua et continua sa besogne sans plus se déranger qu’un maître d’hôtel qui reçoit un hôte inconnu. De mon côté je n’y mis pas plus de façon que si je fusse arrivé dans une auberge. Je savais qu’à Thingvellir, moyennant un species (6 fr.) par jour, on avait à discrétion des truites, du lait, du café, plus la prairie pour les chevaux et par-dessus le marché le parquet de l’église pour dormir, de sorte que je me crus dispensé de toute cérémonie, et je n’en fus que plus à mon aise.
Pendant que j’étais sur la porte, en jetant les yeux autour de moi pour chercher la maison du prêtre, je vis d’abord, à quelques pas à ma gauche, le cimetière semé de verts tumuli, et je pus compter aisément le nombre d’habitants qui dorment dans ce coin de terre silencieux. À côté se confondent d’autres tertres un peu plus grands ; ce ne sont pas des tombeaux, c’est l’habitation du prêtre. Le bœr et le cimetière ont la même physionomie ; la demeure des vivants ne se distingue de celle des morts que par la dimension du tertre et un nuage gris de fumée de tourbe qui semble suinter à travers le gazon comme la vapeur qu’on voit s’élever en hiver sur un tas de fumier.
Il fallut songer à mon repas du soir, il était près de onze heures ! Il y avait sur le mur du cimetière un saumon fraîchement pêché que le prêtre avait mis en montre dans cet endroit apparent comme à un étalage. Je fis signe à mon guide que je voulais manger ce poisson ; j’y joignis une gelinotte et un pluvier que j’avais tué en route, et j’eus ainsi en perspective un repas complet qui me permettrait d’épargner mes provisions.
Pendant qu’on cuisait mon souper dans le bœr, je mis le couvert dans la partie de l’église qui sert de chœur ; une de mes caisses me servit de table. Après l’avoir pompeusement recouverte d’une serviette, j’y plaçai symétriquement une assiette et une tasse en fer battu, un pain d’équipage et une bouteille de vin. Quand mon guide m’eut apporté le saumon bouilli et mes deux oiseaux cuits dans le beurre rance, ma table improvisée avait vraiment un aspect luxueux.
Église islandaise. — Dessin de H. Clerget d’après l’album de l’auteur.
Au moment où je commençais l’attaque, le prêtre, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, vint me rendre visite. Mon domestique lui avait dit que je ne comprenais pas l’islandais, mais que je parlais latin. Il me salua donc de la vieille formule : Bona dies ! À quoi je répondis tout en faisant ma vinaigrette : Salve, pater. Je l’invitai à s’asseoir en face de moi, je lui offris un verre de vin et nous essayâmes d’entretenir une conversation dans la langue de Cicéron. Cela n’allait pas tout seul, mais je pus néanmoins faire donner quelques instructions à mon guide pour le lendemain, et c’était tout ce que je voulais.
Après un moment le prêtre sortit pour faire mon café. Le ciel s’était couvert de nouveau, la pluie venait tambouriner sur la petite croisée de l’église qui était en face de moi ; je fus obligé d’allumer une de mes bougies pour ne pas être étranglé par l’odeur âcre d’huile de phoque que les Islandais brûlent dans des lampes de terre.
Après cette opération, je m’étais rassis, dans mon coin solitaire, éclairé par cette faible lumière, quand j’entendis un bruit de grosses bottes retentir sur le plancher de l’église, et entrevis dans la pénombre un grand individu drapé dans un long manteau brun. Comme j’étais préoccupé de ma journée du lendemain, je supposai que c’était le prêtre qui revenait près de moi ; mais si j’eusse été moins distrait, j’aurais pu remarquer que le nouveau venu avait une plus grande taille et portait une toque écossaise ornée d’une aile de pluvier fraîchement ensanglantée. J’avais eu à peine le temps de me retourner que des hourras capables de faire sauter la pauvre église me tirèrent de mon indifférence ; j’avais autour de moi toute la bande d’Anglais et d’Écossais de l’Arcturus ; tous mes compagnons de voyage qui revenaient du geiser.
Ils ruisselaient comme des naïades, mais ils avaient fait bonne pêche. Le seul qui ne fût pas au niveau de la satisfaction générale était le capitaine de l’Arcturus, enragé photographe qui trouvait que le soleil s’était fait tirer l’oreille : en fait d’épreuves photographiques, il ne rapportait que des brouillards et de la fumée.
Nous nous trouvions plus de quinze personnes dans la petite église de Thingvalla ; on allongea la table à l’aide de bancs, dans l’intention de célébrer cette heureuse rencontre par du punch, des discours et des chansons ; mais on comptait sans les fatigues du voyage : tous les yeux se fermèrent avec la dernière bouchée. Chacun eut juste la force de gagner une place pour s’y étendre ; il y avait un dormeur près de chaque stalle ; le chœur en était littéralement pavé ; pour moi, j’avais établi mon gîte sur le tréteau, le long du bahut qui sert d’autel. Quant au capitaine de l’Arcturus, il avait trouvé plus digne de son rang de s’établir dans la petite tribune, où pendant toute la nuit il sut tenir avantageusement la place de l’orgue.
(La suite à la prochaine livraison.)
- ↑ Bœr est le nom des habitations rurales de l’île.