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Voyage dans l’intérieur de l’Islande/02

La bibliothèque libre.
M. Noël Nougaret
Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 18 (p. 129-144).
Deuxième livraison

Passage de la Bruarà. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.


VOYAGE DANS L’INTÉRIEUR DE L’ISLANDE,


PAR M. NOËL NOUGARET[1].


1866. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Départ de Thingvellir. — Arrivée dans la plaine du Laugarvatn ; apparition des premières sources d’eau chaude. — Passage de la Bruarà. Arrivée dans la plaine des Geisers. — Le guide m’abandonne. — Éruption du grand Geiser. — Départ pour Thorfastathir.

Après avoir passé trois jours à explorer cette mémorable plaine de l’Althing où a palpité le cœur de la vieille république d’Islande, et où a été adopté solennellement, en l’an 1000, le culte du christianisme qui, en renversant de fond en comble l’Olympe scandinave du Walhalla, allait transformer cette population jusqu’alors si fière en un peuple d’enfants et de bons enfants, je partis dès le matin pour la plaine des Geisers. Je devais y arriver dans la soirée.

Nous louvoyâmes pendant une heure au milieu de cette plaine que sillonnent de profondes crevasses. Pour en sortir, il faut traverser le Hrafnagjà (ravin des Corbeaux), éboulement à ce point épouvantable qu’on dirait que tout un continent vient de s’effondrer. On arrive ensuite au pied de la trinité sévère du Kalfstindar, trois sombres volcans hérissés de scories fauves sur lesquelles on ne rencontre aucune trace de végétation. Pendant trois heures on chevauche au risque de se casser le cou au milieu de terrains volcaniques absolument dénudés. Enfin on parvient sur les hauteurs de Reydarbarmur, où un grand dédommagement attend le voyageur. Si jusque-là on a parcouru des défilés étroits, sans horizon, tout à coup la lumière se fait, les yeux peuvent se reposer sur une immense prairie qui comprend plus de cinq lieues carrées de superficie. La Bruarà et la Hvità la limitent à l’ouest et au sud-est, tandis qu’au nord elle est fermée par une puissante muraille qui la met à l’abri des grands vents. Dispersés çà et là, miroitent quelques petits lacs dont les principaux sont l’Apavatn et le Laugarvatn, où furent baptisés les premiers chrétiens d’Islande. Puis on voit s’élever au milieu de la plaine de hautes colonnes de vapeurs blanches qui indiquent la présence des premières sources chaudes et dont les eaux bouillantes, en se mêlant à celles du Laugarvatn, les font fumer à plus de soixante brasses au large.

Le silence éternel qui règne dans ces contrées n’en est pas le moindre charme. Nous venions de descendre dans cette riche prairie et les chevaux sans y être excités s’étaient lancés au galop pour rattraper le temps perdu. Mais tout en me laissant emporter vers le Laugarvatn, mes yeux étaient fixés sur cette imposante chaîne de Laugardélir hérissée de brèches fantastiques, de tourelles et de toutes les fantaisies féodales qu’a créées le moyen âge. Bien n’est beau comme ces crêtes d’un noir bleu découpant sur un ciel ambré leur étrange silhouette.

Nous étions arrivés près du Laugarvatn (lac des Bains) et pendant que mon guide s’occupait de relayer, j’étais allé visiter quelques Huers (sources chaudes) qui jaillissaient au bord du lac. Je croyais cette belle contrée inhabitée et je m’en étonnais, lorsque, revenu près de mon Islandais, je le trouvai en compagnie d’un de ses compatriotes qui l’aidait à préparer les chevaux. Cet aborigène était flanqué de cinq ou six petits enfants, et tout ce monde semblait être sorti de dessous terre : il paraît que j’avais marché sur les toits sans m’en douter, ce qui arrive assez fréquemment en Islande. Ils me parurent tous jouir d’une parfaite santé, et il n’y a qu’une chose qui m’ait particulièrement frappé en les voyant, c’est qu’ils ne profitent pas plus souvent des sources chaudes que la nature a placées sous leur main pour se débarbouiller : la propreté est un luxe absolument inconnu dans le pays.

Après une heure de halte, pendant laquelle les chevaux avaient eu parfaitement le temps de se rassasier, nous partîmes avec toute la vitesse possible pour les Geisers, où je voulais planter ma tente dans la soirée. Je dis toute la vitesse possible, car il faut surtout compter avec les obstacles que le terrain vous oppose à chaque pas. Quand ce ne sont pas des précipices, c’est un large marais qui étale ses détritus bourbeux ; alors il faut louvoyer pendant plusieurs heures pour faire un demi-kilomètre ; dans ce cas, on n’a qu’à lâcher la bride sur le cou du cheval qui s’en tirera bien mieux tout seul et, pour prendre patience, l’explorateur n’a qu’à allumer sa pipe et à consigner ses notes ; ce n’est pas tout à fait du temps perdu. D’autres fois, on rencontre une rivière plus large et plus rapide que le Rhône. Alors on place les bagages dans un baquet informe où vous prenez place, tandis que les chevaux dépouillés sont lancés dans le courant qu’ils doivent franchir à la nage au risque de se noyer. Quand cette misérable ressource fait défaut, on est obligé de remonter le fleuve, qui devient de moins en moins large à mesure qu’on approche de sa source et on le passe au gué.

G’est ce que nous fîmes pour la Hvità.

Après être remontés à une assez grande hauteur, près de l’église de Mithdalir, nous nous trouvions dans un bois de bouleaux nains tellement épais, qu’étant sur mon cheval j’étais obligé, pour me frayer un passage, d’écarter les branches avec mes coudes et mon fusil. À mesure que j’avançais, j’entendais un bourdonnement qui allait toujours crescendo : la fameuse chute de la Bruarà que nous allions traverser s’annonçait par des mugissements depuis notre entrée dans le bois.

La Bruarà, qui à cet endroit mesure plus de cent cinquante pieds de large, coule doucement sur un lit de lave compacte ; au milieu du lit la lave s’est déchirée et a formé comme à l’Almannagjà une crevasse profonde de trente pieds, où les eaux s’engloutissent en frémissant. C’est ce gouffre que le touriste doit franchir, et cela à l’aide d’une simple planche de trois pieds et demi de large, retenue à chaque extrémité par des blocs de lave qui empêchent que le courant ne l’entraîne. C’est l’unique pont qu’on rencontre en Islande.

Mon cheval fut le premier qui se dirigea vers les passerelles ; après avoir marché dans l’eau jusqu’au terrible passage, il évita le bloc de lave et s’engagea sur la planche avec autant de sécurité que s’il se fût trouvé sur le pont au Change ; or, je dois le dire ici, ce qui étonne le voyageur, c’est l’impassibilité avec laquelle les chevaux regardent ces accidents infernaux de l’Islande qui glacent l’homme d’effroi. Notez que depuis l’étude que j’ai pu en faire, tous ces animaux sont excessivement poltrons, mais ils le sont à la façon des chevaux sauvages. Ainsi, ce qui les épouvante surtout, c’est de se trouver isolés ; habitués à vivre en famille, la solitude leur inspire la plus profonde terreur. Chaque fois que je m’arrêtais, soit pour faire quelque observation, soit pour tirer une pièce de gibier, comme le guide ne ralentit pas pour cela sa course, mon cheval se tenait parfaitement docile tant qu’il apercevait ses camarades, mais dès qu’ils avaient disparu derrière quelque coulée de lave, je ne pouvais plus le contenir ; il frissonnait de tout son corps et m’emportait au triple galop vers la caravane, en poussant des hennissements désespérés comme pour appeler ses compagnons de route.

Eh bien, ces petites bêtes, qui s’effrayent de puérilités, restent insensibles devant les plus bruyants cataclysmes, tant ils leur sont familiers, et le voyageur peut s’abandonner à eux en toute sécurité. La confiance de mon cheval m’avait séduit au point qu’étant arrivé au milieu de la passerelle, je l’arrêtai quelques instants afin de pouvoir admirer le tableau grandiose au milieu duquel je me trouvais. À ma gauche, l’horizon était fermé par une ligne de montagnes cratériformes toutes couvertes de neige ; plus bas quelques rameaux de laves semblaient descendre en gradins jusqu’aux eaux unies de la Bruarà qui, après avoir décrit une courbe majestueuse vers le sud, s’avançait sur moi pour affronter l’affreuse culbute du Bru.

Là cesse la partie sereine du tableau. Jamais artiste n’a trouvé un plus saisissant contraste. Tout à coup la paisible Bruarà s’engouffre dans la terrible fissure ; en s’abîmant dans ce piége que la nature lui a tendu, elle semble protester par d’incroyables mugisements contre ce guet-apens qu’elle ne peut éviter ; ses eaux disloquées, mises en lambeaux, ne forment plus qu’une écume boursouflée qui bondit de gouffre en gouffre et qu’étranglent les sinistres parois d’une lave noirâtre.

Il était dix heures au moment où nous quittions la bruyante Bruarà. Nous marchions toujours à grande vitesse. À chaque instant je demandais au guide où étaient les Geisers et il me répondait en accélérant l’allure. Notre course fut tout d’un coup forcément ralentie ; nous nous trouvions dans des marais fangeux qui prouvaient cependant que nous n’étions pas loin d’un endroit habité. Pour traverser ces terrains défoncés, on avait élevé d’étroites digues en gazon assez semblables aux constructions élevées par les castors, et sur lesquelles il nous fallut cheminer pendant environ quatre cents mètres. Ces digues nous conduisirent au pied d’un coteau, et devant nous s’ouvrit une avenue formée par deux murs de gazon qui s’élevait jusqu’en haut de la colline où se trouvait un bœr. Il était minuit, le ciel se cachait sous la brume, nous n’avions presque plus de jour.

Mon Islandais, ayant quitté son cheval, s’introduisit en s’allongeant à travers une espèce d’embrasure pratiquée dans l’épaisseur de la hutte ; puis il frappa avec la pomme de son fouet contre une croisée, et aussitôt un vacarme infernal se fit entendre dans l’intérieur.

Cette ouverture, que les voyageurs connaissent très-bien et qui est située à droite de la porte principale, mène au dortoir commun. Au même instant j’entendis les aboiements d’une meute de chiens de tous les âges et la voix d’une foule de personnages qui augmentait tout ce bruit en essayant de le dominer. Enfin, une tête se montra dans le trou et, après quelques paroles échangées avec mon guide, je vis sortir par la porte cette même tête emmanchée d’un corps qui paraissait démesurément long tant il était mince, et qu’emmaillotait depuis la tête jusqu’aux pieds un tricot de laine d’un blanc jaunâtre.

Je ne parlerai pas des nombreuses et étranges apparitions que je pus observer au fond de ce même trou, transformé en kaléidoscope fantastique, pendant que l’homme en caleçon enfourchait un de mes chevaux, sur lequel, à la faveur du crépuscule, il faisait assez bonne contenance. Qu’on se figure don Quichotte dépouillé de sa formidable armure !

Cet homme était un guide supplémentaire qui devait nous conduire à travers la plaine des Geisers. Il prit la tête de la file. Nous le suivîmes dans la direction du nord, ayant à notre gauche les petites chaînes du Biarnafjall, et à notre droite le lit du Tungufljot ; ensuite nous entrâmes dans cette plaine ténébreuse des Geisers, où, comme on le voit, le voyageur ne pourrait pénétrer de nuit si ses moindres pas n’étaient jalonnés par un pilote expérimenté.

Nous nous trouvions dans un milieu ténébreux chargé d’épaisses et lourdes vapeurs ; le sol résonnait sous les pieds des chevaux, une odeur d’œuf pourri saturait l’atmosphère brumeuse : on se serait cru dans un laboratoire diabolique. Les chevaux marchaient avec calme, mais avec précaution ; à chaque instant, j’entendais à côté de moi de forts bouillonnements, comme si j’eusse été sur le bord d’une marmite en fureur ; une forte bouffée de vapeur chaude me frappait le visage et m’enveloppait au point de me dérober la tête de mon cheval. Enfin, après avoir tournoyé parmi ces chaudières infernales, ma monture s’arrêta, j’entendis mes guides qui parlaient près de moi, et, comprenant que nous étions arrivés, je mis pied à terre.

Dès que le pilote se fût retiré avec les chevaux, je songeai à dresser ma tente et à me préparer un repas, car j’avais seulement pris à Thingvellir un biscuit et un peu de café. Comme je n’avais pas de feu pour faire mon café, le guide mit la main sur une cafetière, disparut, et revint au bout d’une minute m’apportant de l’eau bouillante qu’il était allé puiser dans un geiser et avec laquelle je fis un excellent café.

Jusque-là, je n’avais aucune idée du lieu où je me trouvais ; de temps à autre, j’entendais à quelques pas de moi des clapotements d’eau plus forts que ceux que j’avais entendus, et du point où ils devaient être s’élevaient de gros ballons de vapeur ; du côté opposé, et à une égale distance de ma tente, sortait de terre un bouillonnement continuel ; je compris que j’étais campé entre le grand Geiser et le Strockur, mais je n’osais faire un pas de crainte de disparaître dans une de ces horribles chaudières, et, en attendant le jour, je pris le parti de me coucher sous ma tente, que j’avais divisée, avec mes caisses, en deux compartiments, un pour moi, l’autre pour mon domestique.

Je m’étais à peine étendu sur mon lit de camp, que des détonations semblables à de sourdes décharges d’artillerie se firent entendre sous le sol ; elles étaient si violentes que la terre en était ébranlée au point que les boucles de la tente frémissaient comme des feuilles de peuplier ; on eût dit que ce sol fragile allait s’effondrer, que tout allait s’engloutir dans l’eau bouillante qu’il recouvre. Croyant, d’après ces symptômes, à une éruption, je sortis, mais je n’eus que le spectacle d’une éruption avortée : de gros bouillons s’élevèrent au-dessus du bassin, l’eau déborda et tout fut enveloppé d’un gros nuage de vapeur ; un moment après le calme était rétabli.

Dans l’espace d’une heure, je vis quatorze éruptions semblables. Découragé par ces déceptions, vaincu par la fatigue, je finis par ne plus me préoccuper de toutes ces secousses et ne songeai qu’à m’endormir.

Il serait trop long de consigner ici toutes mes observations sur les différentes sources ; je me bornerai à décrire les deux principales, le grand Geiser et le Strockur.

Le grand Geiser s’est formé, avec la silice que l’eau contient en dissolution, un mamelon, qui mesure à peu près quatre-vingts mètres de pourtour à sa base extérieure. Après avoir gravi sa pente, qui offre une faible inclinaison, on rencontre à son sommet une cuvette dont le plus grand diamètre mesure quinze mètres trente centimètres. C’est au milieu de ce bassin que se trouve la bouche du Geiser, cheminée ronde, perpendiculaire, d’un diamètre de douze pieds.

À quarante mètres du grand Geiser, se trouve le Strockur. Celui-ci n’a pas eu le temps de se former un cône ; sa bouche, de deux mètres de diamètre, s’ouvre à fleur de terre et c’est ce qui le rend plus effrayant. À une profondeur de huit pieds les eaux bouillonnent sans cesse entre les parois unies : malheur à qui tomberait dans cette chaudière !

Le grand Geiser n’a que des éruptions irrégulières et facultatives. C’est en vain qu’on essayerait de les provoquer. Pour jouir d’un de ces beaux effets il faut attendre son bon plaisir. Le Strockur est plus docile. Il suffit de lancer dans sa bouche quelques mottes de gazon, et, au bout de dix minutes, un quart d’heure au plus, il se met en frais. Dès qu’on a envoyé le corps étranger dans le cratère, le bouillonnement cesse pendant quelques minutes ; le cratère semble recueillir ses forces ; à ce calme succèdent quelques mouvements tumultueux ; puis l’éruption commence : une gerbe d’eau s’élève à un mètre au-dessus de l’orifice ; elle retombe ensuite pour repartir de nouveau et s’élever à deux mètres ; ce mouvement oscillatoire continue en augmentant toujours jusqu’à ce que la colonne d’eau atteigne une hauteur de soixante-dix à quatre-vingts pieds. L’éruption dure de vingt à trente minutes. Quand elle a cessé, si l’on se porte au bord du cratère, on voit que les eaux ont complétement disparu dans le fond ; il faut une demi-heure pour qu’elles remontent à leur niveau primitif.


Une coulée de lave. — Dessin de Yan’Dargent d’après l’album de l’auteur.

J’étais resté cinq jours campé sur cette plaine des Geisers, à faire des expérience de toute sorte afin de pénétrer le secret de cet étrange phénomène. Dans ces parages siliceux et arides, au milieu de cette atmosphère nauséabonde, il est impossible de rencontrer du gibier ; il me fallait donc user de mes provisions ; heureusement avec un peu d’imagination les Geiser me servirent pour utiliser certaines denrées qui autrement seraient retournées dans la cambuse de la Pandore. C’étaient les pommes de terre et surtout les haricots. Quand je voulais faire cuire ces derniers dans un Geiser, je les plaçais dans une serviette bien nouée, puis, après avoir attaché une pierre à cette marmite improvisée, je la plongeais au moyen d’une ficelle dans l’eau du Geiser. Tous les quarts d’heure j’allais retirer mon paquet de haricots afin de tâter à travers la serviette s’ils étaient suffisamment cuits. En une heure un quart, ils étaient d’une cuisson parfaitement égale, et en y ajoutant de l’huile, du vinaigre, du sel et du poivre, j’avais un excellent plat de haricots à la maître d’hôtel.

Cet expédient m’était fort utile pour rendre supportable mon séjour dans ces parages, mais mon contentement ne devait pas être de longue durée. Le cinquième jour, mon guide, qui ne m’avait fait que des misères, mit le comble à ses exploits en m’abandonnant ; il se dit malade et me laissa seul, avec tous mes bagages, emmenant mes deux meilleures montures. Ce n’était pas la direction que j’aurais à suivre qui m’embarrassait, car ces individus qu’on est convenu d’appeler des guides semblent connaître moins bien l’Islande que l’étranger lui-même s’il possède une carte, surtout lorsqu’on dépasse les Geisers ; mais comment me tirer d’affaire avec tout cet attirail que j’avais sur les bras, avec ces chevaux qu’il faudrait charger, rallier, etc., etc. ?

Machinalement je me mis à plier bagage sans trop me demander ce que je ferais après ; je parvins à réunir mes six chevaux, dont un commençait à traîner la jambe, et ces pauvres bêtes, immobiles devant moi, attendaient.

J’aurais, je crois, dépensé toute mon ardeur dans un premier accès de colère, lorsqu’il fallut songer à mettre sur leur dos ces lourdes caisses qui renfermaient tous mes moyens d’existence ; car ce fut surtout alors que je vis la triste réalité de ma situation. Je m’étais assis, abattu, sur ma tente roulée dans son sac ; j’en étais réduit à prendre le parti de revenir sur mes pas, de retourner à Reikjavik, de renoncer à mes projets, au moment même où j’allais me plonger dans cette Islande inconnue dont je voulais pénétrer les mœurs. Vaincu par le désespoir, je pleurais comme un enfant quand tout à coup la terre fut violemment secouée : le grand Geiser, que je n’avais pas encore vu en éruption, vomit une grande gorgée d’eau qui s’éleva à environ dix pieds, retomba dans le gouffre et remonta immédiatement après avec plus de violence. On eût dit que le grand Geiser voulait me consoler ! Ses éruptions sont semblables à celles que l’on provoque dans le Strockur ; elles n’en diffèrent que par le volume des eaux et surtout leur parfaite pureté. Figurez-vous une
Vue du Laugarvatn. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
colonne d’eau de douze pieds de diamètre s’élevant majestueusement à une hauteur de cent vingts pieds ; chaque fois qu’elle retombe en se brisant, on dirait un immense saule pleureur en cristal. Le soleil couchant faisait briller ses myriades de particules d’eau comme des diamants : les rayons décomposés formaient autour de cette gerbe éblouissante des auréoles irisées qui semblaient s’évanouir dans l’éther chaque fois que la colonne d’eau disparaissait, et comme les eaux retombent toujours sur place dans le bassin, l’observateur peut se tenir à quatre mètres du cratère sans risquer d’être atteint.

Parmi les nombreuses théories qui ont cherché à expliquer les éruptions intermittentes des Geisers, la plus accréditée est celle qui admet l’existence d’une grande cavité souterraine que l’eau, venant d’une grande profondeur, remplit jusqu’à un certain niveau, mais non jusqu’à la voûte supérieure. Cette cavité communique avec l’air extérieur par un tube coudé dont l’extrémité inférieure, au lieu de s’ouvrir dans le plafond même de la caverne, débouche sur une des parois latérales et bien au-dessous de la surface des eaux souterraines. Portées par les fournaises qui les entourent à un fort degré d’ébullition, les eaux engendrent, on le conçoit, de continuelles effluves de vapeur qui ont besoin de trouver une issue. Ne pouvant s’échapper par le tube, dont l’extrémité inférieure est plongée dans l’eau, la vapeur se condense dans les espaces vides, entre le niveau de l’eau et la voûte de la caverne, jusqu’à ce que, comprimée outre mesure, elle fasse effort, d’une part contre le rocher, de l’autre contre la masse liquide, dont elle force une portion à remonter dans le tube, où elle la pousse devant elle, et finit par la projeter triomphalement dans les airs. En résumé, le jet d’eau formé par l’éruption du geiser n’est rien de plus que l’expulsion de la masse d’eau renfermée
Esquisse théorique du Geiser.
dans le tube au moment où la vapeur se met en liberté[2].

Si l’on suppose, avec MM. de Chancourtois et Ferri-Pisani, que la fissure qui donne passage aux émanations intérieures s’infléchit en un point peu éloigné du sol, de manière à offrir une disposition analogue à celle d’une S couchée horizontalement, dont le crochet descendant recevrait les émanations du bassin intérieur, tandis que le crochet ascendant communiquerait avec l’orifice, il est facile de concevoir que de cette disposition, très-naturelle à admettre comme résultat de deux fractures verticales mises en communication par une fracture inclinée, se déduisent naturellement toutes les circonstances du phénomène.

La théorie du chimiste Bunsen est encore plus simple, mais elle peut se relier aux précédentes, sans en modifier les principaux traits. Partant de ce fait qu’une masse d’eau longtemps soumise à une grande chaleur, gagne en cohésion moléculaire ce qu’elle perd d’air par l’évaporation, le savant chimiste conclut qu’il faut à cette eau, pour bouillir, une température bien plus élevée que le degré ordinaire d’ébullition. Mais aussi, au moment même où elle atteint cette température, elle dégage une masse de vapeur si puissante et si instantanée qu’une explosion a lieu immédiatement. Les accidents de chaudières à vapeur n’ont le plus souvent pas d’autre cause. « Les expériences faites dans le puits du grand Geiser, à vingt-deux ou vingt-trois mètres de profondeur, ont prouvé que la température y croît constamment jusqu’au moment de l’explosion. M. Bunsen a constaté une fois un maximum de 127° avant une grande éruption, et de 123° immédiatement après. En prenant pour base les observations thermométriques et l’estimation du volume d’eau projeté, on peut se représenter l’activité et la puissance du grand Geiser par celle d’une chaudière à vapeur de la force de sept cents chevaux[3]. »


Pendant la durée du phénomène, et les réflexions de différente nature qu’il m’inspira, une idée égoïste avait subitement traversé mon esprit : je sentais grandir mon enthousiasme en présence de ce spectacle gigantesque, le plus beau, le plus colossal, le plus brillant de la nature, en me disant qu’elle venait de le donner pour moi seul, absolument seul.

Cette pensée releva tout mon courage ; sans le secours de personne je me mis en devoir de charger mes montures ; les sangles cassaient, mais j’avais de la ficelle, rien ne pouvait me décourager désormais.

Mes chevaux scellés, je songeai au chemin que j’allais prendre. Ma montre marquait huit heures : il me fallait arriver dans la nuit chez quelque prêtre qui comprît le latin, afin qu’il me fût possible de lui faire le récit de mes infortunes et de le prier de me trouver un guide pour continuer mon voyage. J’ouvris ma carte et je vis qu’en suivant une rivière que je devais trouver en parcourant deux kilomètres vers le nord-est, le Tungufljot, je finirais par rencontrer l’église de Thorfastathir. Mon itinéraire ainsi arrêté, je me mis résolument en route.


V


Séjour à Thorfastathir ; un mariage et un baptême en vingt-quatre heures ; les fiançailles en Islande ; à quoi sert le mariage religieux. — Mon nouveau guide ; arrivée à Thyorsarholt.

Je suivis d’abord le cours de la rivière, mais en voulant la longer de trop près je m’enfonçais dans des marais et j’étais obligé de revenir sur mes pas. Je pris le parti de me tenir sur les hauteurs pour éviter cet inconvénient. Mes pauvres chevaux semblaient comprendre tout ce qu’il y avait de pénible dans ma situation et, loin d’en abuser, il venaient au contraire à mon aide. Une fois que la direction leur fut à peu près donnée, ils remplacèrent mon guide, et s’en acquittèrent avec plus d’intelligence qu’il ne l’eût fait lui-même : ils allaient trottant droit devant moi, je n’avais qu’à les suivre ; jamais ils ne s’écartaient de la route probable pour mordre l’herbe. Seulement quand ils arrivent à une habitation, comme ils savent que l’Islandais ne passe jamais devant un bœr sans s’y arrêter, ils faisaient halte d’eux-mêmes et se mettaient à brouter. Donc, après une heure et demie de marche, mes chevaux s’arrêtèrent soudain, et commencèrent à paître tranquillement tout en ayant l’air de me dire : Faites comme nous. Tout semblait mort à cet endroit, et comme les habitations islandaises sont entourées de prairies, le voyageur y arriverait à la sourdine s’il n’était annoncé par un ou plusieurs chiens qui courent sur les toits de gazon et aboient de toutes leurs forces. Sans descendre de cheval, je fis le tour de ces quelques huttes pour en trouver l’entrée ; les aboiements des chiens avaient donné l’éveil, car au même instant une jeune femme de vingt ans se montra sur la porte et j’entendis un petit enfant qui piaillait de toutes ses forces au fond du trou : sans doute le mari pêchait dans quelque fiord. Cette pauvre femme croyait apparemment reconnaître un Islandais dans le voyageur qui venait interrompre son sommeil ; elle éprouva un moment de surprise en me voyant. — j’étais peut-être pour elle le premier spécimen d’une race inconnue. — Elle n’en mit pas moins d’empressement à remplir ses devoirs d’hospitalité, et, s’étant approchée de moi, elle ouvrit ses bras pour me donner l’accolade de bienvenue, que je lui rendis de grand cœur. Elle se disposait ensuite à prendre la bride de mes chevaux dans la pensée que, vu l’heure avancée, j’allais passer la nuit sous son toit, mais je lui fis signe de n’en rien faire, ce qui parut la mortifier. Comme j’avais soif, je prononçais le mot melk, que j’avais retenu. Elle rentra aussitôt dans sa casemate, puis reparut avec une calebasse remplie de lait. Elle y trempa ses lèvres et me l’offrit ensuite. Dès que je fus suffisamment désaltéré, elle reprit la jatte de bois pour boire après moi. Pendant ce temps j’avais pris dans ma bourse quelques pièces de monnaie danoise ; mais quand je voulus les lui offrir, elle fit un pas en arrière en s’écriant : nei, tack ! (non, merci !). J’étais enfin dans la véritable Islande, celle où vit cette population patriarcale dont les mœurs n’ont pas été altérées par le contact des étrangers.

Je fis accepter toutefois par cette bonne femme une épingle munie d’une grosse tête en verre constellée d’étoiles d’or ; elle m’embrassa encore pour me remercier, et je partis au grand trot, la laissant sur le seuil de sa porte : mon passage aura été pour elle une apparition surnaturelle dont elle parlera toute sa vie.

Tout en courant ainsi, nous rencontrâmes encore deux autres bœrs. Les chevaux s’arrêtaient suivant leur habitude, mais il était très-tard, tout le monde dormait ainsi que les chiens ; je ne jugeai pas à propos de troubler leur sommeil. Je laissai mes montures brouter pendant quelques minutes afin de les trouver plus dociles en route. Quand je voulais repartir, je n’avais qu’à aller en avant ; tant que nous nous trouvions dans les dépendances du bœr, c’est-à-dire dans les chemins faciles, les chevaux me suivaient comme des chiens ; mais aussitôt que nous entrions dans la campagne inconnue, en un mot dès que les dangers se présentaient, ils s’élançaient au-devant de moi et semblaient me dire : Suivez-nous, ne craignez rien ! Oh ! les bonnes petites bêtes ! que de fois il m’est arrivé de prendre leur tête dans mes deux mains et de les embrasser avec amour !

Comme j’avais été obligé de m’éloigner des bords de la rivière à cause des marais, je craignis un moment d’avoir dépassé l’annexia que je cherchais ; il était minuit, j’y voyais à peine, quand mes chevaux s’emportèrent en poussant ces hennissements de joie qu’ils font entendre chaque fois qu’ils approchent du gîte, et je vis à une centaine de mètres devant moi la petite église de Thorfastathir, où nous arrivâmes en quelques minutes.

À ma gauche j’avais l’annexia, petite baraque noire sans clocheton ; autour de la modeste chapelle étaient rangées, comme toujours, quelques tombes que l’on prendrait pour des bancs de gazon. À ma droite, une succession de petits pignons qui avaient toutes les peines du monde à sortir de terre représentaient la demeure du prêtre et de toute sa famille.

Étant descendu de cheval, je me dirigeai vers l’embrasure située à droite de la porte principale ; le mur avait au moins un mètre cinquante d’épaisseur, de sorte qu’il me fallut ramper comme un serpent dans cette ouverture humide pour atteindre le volet avec la pomme de mon fouet. Dès les premiers coups, les chiens aboyèrent, mais ces aboiements, au lieu d’exprimer une colère menaçante contre celui qui venait ainsi troubler le repos de la famille, étaient au contraire pleins de bienveillance ; les chiens ont l’air de réveiller leur maître pour qu’il aille vite accueillir l’étranger qui arrive.

Quelques minutes après, la porte s’ouvrit, et je vis un vieillard, de petite taille, boutonné dans une redingote en drap noir. La visière vernie de sa casquette plate cachait tout le haut de sa figure ; je n’apercevais que le bout de son nez et un semblant de barbe grise. Je le saluai de la formule : Salve, pater, et lui dis que s’il voulait bien me questionner en latin, je serais à même de lui répondre.

Mon hôte était resté sur le seuil, mais je distinguai dans l’étroit couloir une foule de personnes qui étaient venues se ranger derrière lui.

Au milieu d’un silence observé même par les chiens, le prêtre, qui venait d’aspirer une large prise de tabac pour se donner le temps de construire sa phrase latine, me dit enfin : — Qui es-tu ? D’où viens-tu ? — Je lui répondis dans la même langue : — Je suis Français, je loge sur un navire de guerre qui est à Reykjavik. Il y a quinze jours j’ai quitté Reykjavik pour aller à Thingwalla ; de Thingwalla je suis allé aux Geisers ; mais voilà qu’arrivé dans ce dernier lieu, mon guide m’a abandonné ; maintenant il faut que je marche vers l’Hékla, et je suis seul pour me diriger dans ce pays difficile et pour me faire suivre par tout ce matériel, tous ces chevaux que tu vois. Dans cette triste situation, j’ai cherché ta maison, ô mon père, et je compte sur toi, sur tes fils, et tout ce que tu as de famille, pour me trouver un guide qui m’aidera à continuer mon voyage.

Après ma tirade, le prêtre parut réfléchir un moment, puis il me dit : Non intelligo te. Le latin que j’avais employé n’était pas brillant., mais sans fatuité je crois pouvoir assurer que mon professeur de thèmes l’eût approuvé ; c’était un latin simple et tout de circonstance. Alors je réalisai un tour de force : je répétai ma harangue en un latin plus vulgaire encore que le premier, et cela me réussit. Intelligo, me dit le prêtre avec satisfaction, et, à partir de ce moment, je compris moi-même quelle espèce de latin il faut parler en Islande. Immédiatement le patriarche m’ouvrit ses bras et ce fut le signal d’une grande scène d’attendrissement. Je passai successivement dans les étreintes fraternelles de toute la famille, et elle était nombreuse ; cette demeure était comme le fameux cheval de Troie : il en sortait toujours du monde. Je ne voyais rien, j’étais tellement occupé de mes fonctions qu’il m’était impossible de regarder autour de moi ; mais sur mes lèvres je sentais des joues fraîches, ridées, barbues, le tout mélangé d’une forte odeur de tabac à priser et de lait aigre, car il fallut embrasser toute la colonie, depuis les plus âgés jusqu’aux petits enfants qui grimpaient après mes jambes.

La tournée finie, des gaillards de trente ans, fils ou gendres du prêtre, portèrent mes bagages dans la petite église, pendant que des femmes, au contraire, en sortaient chargées de défroques ; c’est que l’église ordinairement sert de garde-robe à la famille du prêtre.

Dès que je fus installé dans le chœur de la petite église, je songeai à mon souper, et j’invitai le prêtre à me faire raison, ce à quoi il se prêta de la meilleure grâce du monde. — Il est bien entendu que toute la famille, qui remplissait l’église, se tenait religieusement assise de l’autre côté de la balustrade, ne perdant pas de vue un seul de mes gestes.

Nous étions assis face à face le prêtre et moi, et pendant que nous soupions, la conversation s’engagea en ces termes :


La plaine des Geisers. — Dessin de Yan’Dargent d’après l’album de l’auteur.

« Certainement, me dit-il, je te trouverai un sequens (il voulait dire un guide, et je retiens ce mot, qui est beaucoup plus juste que l’autre) ; mais, ajouta-t-il, tu ne peux partir demain.

— Cela me contrarie ; le soleil nous quitte et j’ai encore beaucoup de chemin à faire ; pourquoi ne partirais-je pas demain ?

— D’abord parce que, si tu partais si vite, tu ne serais pas resté assez longtemps dans ma maison et tous mes enfants pleureraient ; puis il y a encore une raison : nous marions demain notre fille numéro quatorze, et comme la présence d’un étranger ne peut être que d’un bon présage, nous ne pouvons te laisser partir. »

Cette raison me désarmait. Je me rendis aux vœux du prêtre avec une bonne grâce d’autant plus empressée qu’il m’eût été impossible de faire autrement.

Tout le monde fut satisfait d’apprendre cette bonne nouvelle, et comme il était déjà tard, je m’étendis au pied de l’autel, sur quelques matelas de duvet d’eider qu’on m’avait apportés ; par une petite croisée qui s’ouvrait à côté de moi, je voyais les marguerites et les fleurs jaunes du pissenlit qui se balançaient sur les tombes ; pendant que j’achevais un dernier cigare, le prêtre me souhaita une bonne nuit, puis il sortit de l’église emmenant son innombrable progéniture. Je ne tardai pas à m’endormir du plus parfait sommeil.

Quel silence et quelle paix ! Jamais je n’ai savouré le plaisir du repos comme dans cette pauvre église, à côté de ce bœr silencieux dans lequel le hasard me jetait la veille d’une noce et où m’attendaient des aventures inimaginables.

Quand je m’éveillai, le soleil était levé depuis longtemps. J’ouvris la porte de l’église et je vis toute la


Le grand Geiser. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.

famille du prêtre occupée à râteler l’herbe dans la prairie.

Je pensai naturellement que c’était là une scène pittoresque de début pour une journée de noce. Dès qu’ils m’aperçurent, les habitants du bœr laissèrent leurs fourches et leurs râteaux pour venir me donner le bonjour : on n’attendait que mon réveil pour commencer la fête.

Je me dis que le moment était venu de me montrer généreux. J’avais apporté dans mes caisses une foule de petits objets pour faire des présents : des poupées habillées selon le dernier goût pour les petites filles, des bracelets en verroterie, de ces diables barbus qui jaillissent de leurs boîtes au moyen d’un ressort à boudin que je destinais aux petits enfants, mais dont les grandes personnes s’emparèrent en riant aux éclats ; c’était évidemment pour eux la plus haute expression du progrès artistique de notre époque ; chacun de ces diables m’avait coûté cinq sous dans un bazar de Paris ; or, de toute ma pacotille, c’est bien l’article qui a eu le plus de succès.

Pour les grandes demoiselles j’avais apporté des rondelles de ruban mince et de couleurs très-voyantes. J’en pris quelques-unes que je donnai à cinq jeunes filles de seize à vingt ans, croyant leur faire un vif plaisir. D’abord elles regardèrent avec curiosité ce que je leur donnais sans trop savoir ce que ce pouvait être. À force de chercher, la plus clairvoyante remarqua la petite épingle qui sert à fixer l’extrémité du ruban ; elle l’enleva, se mit à dérouler, et les autres, croyant qu’elle avait trouvé le mot de l’énigme, suivirent son exemple. Mais quand le ruban fut déroulé, elles le jetèrent comme une chose sans valeur ; puis elles défirent le papier qui enveloppait la rondelle, mais, ne trouvant qu’un morceau de bois, elles se le montrèrent d’un air désappointé.

J’étais fort contrarié moi-même du peu de succès qu’obtenaient mes rubans, surtout à la pensée que ces pauvres femmes pouvaient me croire capable d’avoir voulu les mystifier. Comprenant alors qu’il fallait leur enseigner l’usage de ce que je leur donnais, je pris les rondelles de bois, que je jetai, et, ramassant les rubans, je leur en fis admirer la finesse. Comme elles commençaient à comprendre, je m’approchai de l’une d’elles qui avait de très-beaux cheveux, — c’est du reste ce qu’elles ont de plus beau et de mieux soigné, — puis je fis signe à une autre de m’apporter un peigne. — Immédiatement celle-ci m’apporta une espèce de mâchoire de mouton dans laquelle étaient enchâssées des arêtes de morue. Cet ustensile primitif était poli par l’usage et quelques pointes en cuivre jetées çà et là prouvaient que l’art était intervenu dans sa confection. Je fis immédiatement des tresses, que je terminai avec de grands nœuds de ruban à l’admiration de tout le monde. Il me fallut coiffer cinq jeunes filles de la même manière ; on se serait cru au carnaval ; mais elles connaissaient désormais l’usage du ruban, de sorte que je me demande si je n’ai pas commencé à pervertir ce pauvre pays en introduisant chez les jeunes femmes le goût du luxe.

Cependant je cherchais au milieu de toutes ces jeunes filles quelle pouvait être la mariée, afin de lui faire une coiffure spéciale. Plusieurs fois j’avais interrogé le prêtre, qui m’avait toujours répondu : Tu la verras tout à l’heure (mox videbis).

Bientôt on rassembla une foule de chevaux ; hommes, femmes, chacun prit le sien ; les enfants et les petites filles qui n’avaient pas de selles montaient à califourchon et galopaient comme des diablotins. J’avais pris le parti de ne plus faire de questions et je suivis machinalement la caravane, qui fit halte au bout d’une heure dans un marais. Là, sur une colline, se trouvait un petit bois d’où sortirent un jeune homme d’une trentaine d’années et une femme qui pouvait en avoir vingt-cinq : c’étaient les fiancés.

En Islande, quand deux jeunes gens se plaisent, ils se le disent, se fiancent devant la famille et, à partir de ce moment, ils vivent ensemble dans un bœr qu’on leur aide à construire ; dès ce moment ils sont légalement époux, dans leur conscience et aux yeux du public ; quant à la bénédiction religieuse, elle ne leur est donnée qu’au moment ou va naître le premier enfant et ne semble destinée qu’à le légitimer. Quelquefois ils apportent de la négligence à remplir cette formalité à temps, et l’enfant arrive auparavant, ce qui oblige le prêtre à arranger les dates de son registre pour le besoin de la cause.

Il me suffit de jeter un coup d’œil sur notre mariée, pour me convaincre qu’il n’y avait pas de temps à perdre. On la hissa sur sa selle avec tous les ménagements que méritait sa position, et nous revînmes à Thorfastathir en conformant notre allure à sa position intéressante.

On procéda immédiatement à la cérémonie du mariage, selon le rite luthérien, et je me rappelle que, malgré la dignité que m’imposaient mes fonctions de garçon d’honneur, je me tenais les bras croisés au milieu de l’église, ou je fumais crânement ma pipe, tant j’éprouvais le besoin de me donner une contenance sérieuse en présence d’une mariée si étrange au point de vue de notre civilisation.

Du reste, le prêtre n’abusa pas de la situation. Tout fut expédié, même l’homélie, le plus rapidement possible, et on se mit à table pour le repas. Il y avait une foule de plats du cru, dont le détail nous mènerait trop loin. Pour faire grandement les choses, j’avais fourni une bouteille d’eau-de-vie, deux flacons de vin, un pain d’équipage et la moitié d’une boule de fromage de Hollande. Bref, nous avions un vrai festin de Lucullus qui nous retint toute l’après-midi.

Après le dîner, il y eut une grande variété de jeux du pays, très-curieux et dont je regrette de ne pouvoir donner ici la description. Tout le monde semblait fort s’amuser, sauf la mariée, que je ne perdais pas de vue, et qui paraissait en proie à de visibles préoccupations. Vers neuf heures, elle dut abandonner la partie. Prévoyant un dénoûment prochain, je voulus faire remarquer qu’il n’était pas prudent de lui faire faire dix kilomètres à cheval pour regagner son bœr ; on passa outre ; elle partit avec son mari, puis les jeux recommencèrent de plus belle.

Il y avait à peine une heure et demie que les mariés nous avaient quittés, et le prêtre venait d’endormir tout le monde et de s’endormir lui-même en racontant une interminable saga, quand tout à coup nous vîmes arriver le mari assez inquiet. Il prononça quelques paroles et je vis la matrone se lever et chercher des chiffons. Je n’eus pas besoin d’autres explications, je m’y attendais. Le prêtre, avec qui j’avais essayé de parler botanique, me dit : Vous devez être docteur ? Sur ma réponse affirmative, on me sella un cheval et nous partîmes ventre à terre avec le mari et une bonne femme de quarante ans, qui avait une certaine expérience en ces sortes de matières.

Nous dévorions l’espace dans des chemins crevassés, et je craignais bien d’arriver trop tard : heureusement ce ne fut qu’à quatre heures du matin que j’introduisis dans la vie quelque chose qui avait assez les apparences d’un singe, mais qui deviendra un homme un jour si Dieu lui prête vie.

Après avoir donné quelques premiers soins, je regagnai l’église de Thorfastathir ; j’étais accablé de fatigue ; enveloppé dans une fourrure, je ne tardai pas à m’endormir ; mais, quelle ne fut pas ma surprise en me réveillant, quand je vis la mère et l’enfant. Le père s’empressa de m’expliquer qu’on tenait à ce que je fusse le parrain du nouveau-né et qu’on avait décidé de faire immédiatement le baptême, afin de ne pas retarder mon départ. De sorte qu’en moins de trente heures j’avais été coiffeur, garçon d’honneur, accoucheur et parrain : on ne perd pas toujours son temps en voyage.

Après tous ces exploits, comme on m’avait trouvé un sequens, je pus quitter le bœr, comblé des bénédictions de toute cette nombreuse famille.

Mon nouveau compagnon était un individu de quarante-cinq ans ; il s’était rasé de frais pour me faire honneur et, afin de me prouver son érudition, il m’aborda
Une halte imprévue. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
le chapeau à la main en me disant d’une voix nasillarde : Longus tempus. Je crus un moment que je pourrais m’entendre avec lui en parlant latin, mais l’expérience, que je ne tardai pas à en faire, me prouva que tout son vocabulaire se bornait à ces deux mots. En revanche, il prisait du tabac de manière à en avoir le nez tout altéré : c’est un reproche qu’on peut adresser à tous les Islandais. Comme il fait beaucoup de vent dans le pays et que toute la vie des indigènes se passe à cheval, leur tabatière est une espèce de poire à poudre recourbée ; ils s’en mettent l’embouchure dans les narines et reniflent de toute leur force ; chaque fois que mon sequens prenait une prise, il avait l’air d’un piqueur qui sonne un hallali.

Nous ne tardâmes pas à faire mauvais ménage, parce qu’il était d’une lenteur à nulle autre pareille, et que je tenais à regagner la journée que j’avais perdue. Souvent je marchais moi-même en avant ; cette impatience me coûta cher. D’abord, une de mes étrivières se rompit et je fus obligé de trotter les jambes pendantes jusqu’à la plus prochaine église où nous fûmes reçus par un excellent prêtre qui, pendant que je prenais du café au lait avec des biscuits de lichen, se munit de ses outils et répara l’avarie de ma selle. Une heure après que nous eûmes quitté cette église, il était à peu près huit heures, nous venions d’arriver sur le bord d’une petite rivière qui coulait sur un lit de cendre noire et qu’il nous fallait traverser. Je crus pouvoir la passer facilement à gué. Au lieu de suivre les chevaux, qui dans ces circonstances s’en tirent avec plus d’adresse que les hommes, j’avais pris les devants et, arrivé au milieu de la rivière, moi et mon cheval nous disparûmes tout d’un coup dans un trou, de sorte qu’avec mes grosses bottes je dus saisir sa queue et me faire remorquer jusqu’à l’autre rive.

Il faisait un vent épouvantable ; mon sequens, qui avait été plus prudent, avait heureusement passé avec les autres chevaux. Il s’apprêtait à décharger les caisses qui renfermaient mes vêtements, croyant que j’allais en changer, mais transporté de rage, je distribuai des coups de fouet à tout mon personnel pour le lancer en avant, et je continuai ainsi ma route, comptant sur une bonne trotte pour me sécher.

Nous fîmes une course rapide jusqu’à Thyorsarholt, joli bœr situé sur une colline qui domine un large fleuve appelé la Thyorsà. Il était près de dix heures, et je voulais passer outre, afin de traverser la rivière. Mais tous les habitants du bœr m’avaient déjà entouré, me suppliant de m’arrêter : il fallut céder à ces prières et je n’eus pas à m’en repentir. La tempête, qui allait toujourš en grossissant, me força de séjourner quarante-huit heures dans ce bœr, où j’ai pu étudier dans ses détails les plus touchants la véritable civilisation islandaise : certainement j’y ai vu des choses non moins étonnantes que mes aventures de Thorfastathir.


VI


Séjour à Thyorsarholt ; la vie islandaise. — Notions des habitants sur la pudeur. — Description d’un bœr. — Passage de la Thyorsà. — Arrivée chez les prêtres de Storuvellir. — Le Loup de la nation ; une conversation sur la politique française. — Passage des dunes — Arrivée à Hankadolur.

Dès que j’eus mis pied à terre, je passai par les bras de toute la colonie, formalité de rigueur ; puis je fus reçu selon toutes les règles de l’hospitalité islandaise.

Les hommes se chargent du guide et des chevaux ; l’étranger appartient aux femmes, qui sont les prêtresses de l’hospitalité.


Dîner dans l’église. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.

On me conduisit dans le trou qui est destiné à l’étranger, et qui se trouve ordinairement à la droite de l’entrée principale du boœr ; le chef de la famille m’apporta ensuite le fauteuil patriarcal, dont les deux montants représentent Thor et Odin ; c’est l’emblème de la force et de la puissance ; le père et maître seul a le droit d’y prendre place. En mettant ce meuble à ma disposition, on voulait me dire : Vous êtes le maître ici.

Il y a dans le petit local qu’on destine à l’étranger de longs coffres qui renferment toutes les richesses de la famille : pauvres richesses ! Dès que je fus installé, la maîtresse femme arriva avec des clefs qu’elle plaça dans la serrure, ce qui voulait me dire : Vous êtes chez vous, tout ce que nous possédons vous appartient.

Cependant j’étais très-embarrassé. Depuis mon arrivée dans le bœr, j’étais entouré des femmes et des enfants ; j’éprouvais le besoin de changer mes vêtement mouillés et je ne savais comment m’y prendre. Pour faire comprendre mon intention, je tirai d’une de mes caisses des vêtements secs, du linge, une flanelle, etc., j’ôtai même mes bottes, mais elles restaient toujours là. Alors j’essayai par des gestes de leur faire entendre que j’étais complétement trempé et que j’avais hâte de changer. Elles comprirent parfaitement ; mais, loin de me laisser seul, elles se mirent à me déshabiller pièce à pièce, jusqu’à ma dernière flanelle. Cette façon d’agir, peu conforme à nos mœurs, m’avait d’abord mis dans un grand embarras ; il y avait autour de moi des jeunes filles de quinze, dix-sept, vingt ans, qui se prêtaient à cette cérémonie de l’air le plus candide du monde. À voir leur figure si franche, si honnête, je pensai que si j’opposais la moindre résistance, j’allais peut-être faire offense à des idées d’hospitalité primitive qu’il fallait respecter, et je m’abandonnai complétement à leurs soins. Quand elles eurent débarrassé ma personne de tout ce qui pouvait la gêner, elles m’essuyèrent longuement avec du vatmol, espèce de drap grossier que les femmes fabriquent elles-mêmes, et je pus ensuite m’habiller.

Une fois à l’aise je commençai ma distribution de cadeaux, en laissant de côté les rubans, qui avaient obtenu un trop piètre succès à Thorfastathir.

Ce qu’il y avait de fatigant dans cette distribution, c’est que, chaque fois que je donnais quelque nouvel objet, la personne qui le recevait se croyait obligée de m’embrasser, et quand je faisais un présent aux enfants, après que ceux-ci m’avaient remercié de la même façon, les mères s’empressaient de contre-signer la reconnaissance. — J’avais fini par me laisser faire machinalement.

Assis sur le fauteuil patriarcal, j’avais mis le couvert sur une de mes caisses placée devant moi. Pendant mon repas, je distribuai quelques friandises aux enfants et aux grandes personnes, qui ne sont que des enfants grandis. Après le dîner, on m’apporta du café, une jatte de bois et du sucre. J’avais bien du sucre et du café dans mes provisions, mais quand on arrive dans un bœr, il faut bien se garder d’y toucher : ces deux aliments font partie de l’hospitalité, qui souvent du reste est moins agréable à celui qui la reçoit qu’à ceux qui l’offrent. Ainsi, en me servant le café, on m’apporta du sucre dans une soucoupe. Ce malheureux
L’étranger aux soins d’une famille islandaise. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.
morceau de sucre, gros comme une noix, était noirci par le temps. Depuis de longues années il attendait dans une armoire, au fond d’un coffre, qu’une occasion solennelle vînt l’en tirer ; une grande maladie était peut-être passée à côté et on s’en était privé. Pour le faire paraître plus gros, on l’avait coupé en une foule de petits morceaux, tout en ayant bien soin d’en conserver les moindres débris, et le tout était savamment éparpillé dans la soucoupe. Oh ! les braves gens ! ils ont peu de sang et il est bien pauvre ; mais vous proposeriez à un Islandais de se laisser saigner pour vous faire plaisir, qu’il s’ouvrirait les artères et mourrait heureux de vous faire ce sacrifice. J’avais une surabondance de sucre dans mes provisions et j’étais obligé par l’usage de consommer cette petite réserve si précieuse ! J’en avais le cœur navré ! Pour me soulager, je commis un abus de confiance : pendant la nuit je profitai de ce qu’on avait mis la clef sur les coffres, et, semblable à un homme qui fait une mauvaise action, j’y glissai un gros morceau de sucre, qu’on aura trouvé après mon départ. J’espère que ces âmes si bonnes et si simples n’auront pas pensé à m’en vouloir.

Après le café, j’eus les bambins sur les bras. Le respectable undwegis-sulur (fauteuil sacré), sur lequel je trônais comme un Jarl, en était littéralement garni ; une petite fille aux yeux bleus s’appuyait sur le formidable Thor ; le farouche Odin servait de cariatide à un petit bonhomme aux joues vermeilles ; les plus petits étaient sur mes genoux, et les mères se tenaient accroupies devant moi en faisant des gestes d’admiration. C’est dans cet état que je pus faire, mais non plus à mes dépens, une expérience concluante sur la naïveté de cette population.

Pendant que je tenais le crayon pour consigner mes notes, je voulus dessiner une des femmes, âgée d’environ vingt-deux ans, qui avait une physionomie des plus originales. Son bonnet noir était crânement campé sur une chevelure bouclée qui se répandait le long des épaules ; au milieu de ces mèches blondes se balançait une houppe de soie qui aurait fait les délices d’un zouave ; sa taille, un peu large sans cesser d’être ronde, et sa poitrine aplatie étaient retenues dans un corsage sans manches, d’une étoffe rougeâtre à ramages blancs : le tout formait un ensemble très-original. Pendant que je faisais son portrait (figurez-vous que ces gens-là n’ont jamais vu un bonhomme), mon modèle avait l’air de faire les réflexions les plus comiques ; mais la scène devint autrement curieuse quand, abandonnant la tête, je voulus dessiner le corsage : un petit fichu croisé devant la poitrine m’empêchait de voir d’après quel système il était lacé ; comme la femme était à deux mètres de moi ; je lui fis signe, en exécutant le geste sur moi-même, de retirer le fichu. Comprenant mal mon intention, non-seulement elle rejeta lestement son fichu mais, en moins
Passage de la Thyorsà. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.
d’une seconde, je vis mon modèle débarrassé de toute espèce de draperie. Je dus immédiatement me livrer à une nouvelle pantomime pour lui faire entendre qu’elle m’avait mal compris ; mais ce singulier incident, l’attitude naïve de cette femme et mon propre embarras me firent entrer dans un excès de rire auquel on est peu habitué dans ce pays où plane une si grande tristesse. Toutes les femmes, tous les enfants riaient à mon exemple, mais sans savoir pourquoi, et de temps en temps au rire succédait un air sérieux, intrigué ; elles semblaient se demander dans leur langage : Mais qu’est-ce qui peut donc le faire rire ainsi ?…

Les pauvres enfants !

Le lendemain en me réveillant je remarquai que j’étais couvert de cendres volcaniques ; la tempête durait toujours. Je passai tout mon temps dans l’intimité du bœr, où je pus voir tous les détails de la vie islandaise. Le cadre restreint de ce récit ne me permet pas de consigner toutes les singularités que m’a révélées cette étude de quarante-huit heures ; dans ces étranges habitations souterraines, qui rappellent assez celles des fourmis, et comme, à quelques variantes près, tous les bœrs de l’Islande se ressemblent, je ferai, une fois pour toutes, la description d’un de ces terriers. Le meilleur moyen de me faire comprendre sera d’ailleurs d’en mettre un dessin fidèle sous les yeux du lecteur.

Les bœrs sont toujours éclairés, même en été, par une lumière très-faible ; la plupart reçoivent le jour par un soupirail pratiqué à la toiture et couvert, en guise de croisée, d’une membrane qui enveloppe le foetus des brebis, tendue sur des cerceaux.

J’avais passé deux jours pleins à Thyorsarholt, j’étais loin de les regretter, mais il m’était impossible de différer plus longtemps mon départ. La tempête faisait toujours rage ; d’épouvantables rafales soulevaient d’énormes tourbillons de cendres roussâtres ; ces cendres, tenues en suspension, formaient un épais nuage fauve qui empêchait les rayons d’arriver jusqu’à nous.

Quand j’annonçai à mon guide qu’il fallait appareiller pour le départ, il fit la grimace ; les hommes du bœr, qu’on était allé quérir dans le pré, ne se souciaient guère non plus de passer la Thyorsà par un temps pareil, mais quand ils virent que j’étais bien décidé, ils se mirent en mesure de m’accompagner.

Après avoir rempli les formalités d’usage, je pris place sur ma selle et nous descendîmes la petite colline pour nous diriger vers la Thyorsà, qui coule à ses pieds. Cette rivière profonde et rapide mesure près de cent quarante mètres au ferjur de Thyorsarholt. La tempête mugissait toujours : ce n’était plus un fleuve roulant en silence ses eaux vertes et unies, c’était une mer aux vagues revêches et terribles crevant sous un brouillard de cendres volcaniques.

Là se trouvait une barque ronde qu’on aurait pu prendre pour une énorme carapace de tortue. On débarrassa d’abord les chevaux de leurs bagages, qui furent placés dans la barque ; puis on les chassa vers le fleuve. Ces pauvres bêtes refusaient naturellement d’avancer ; alors tous les passeurs et le guide se mirent à pousser des cris féroces en agitant leurs grands bras pour leur faire peur. Toutou, le chien de mon sequens, un petit être bien plus utile et plus intelligent que son maître, aboyait de son côté en les mordant aux jambes. Les chevaux, ainsi pourchassés, se jetèrent à la nage ; mais comme, effrayés par la tempête, ils se retournaient pour regagner la rive, ils reçurent une grêle de pierres et n’eurent qu’à se livrer résolument aux flots, au risque d’y être engloutis. Dès qu’on n’eut plus la crainte de les voir revenir, un passeur me prit sur ses épaules, sans crier gare, et alla me déposer dans l’esquif qui flottait à deux mètres de terre. Une jument étant revenue à la rive malgré les pierres, on l’attacha derrière le canot et nous poussâmes au large.


Une scène chez le prêtre de Storuvellir. — Dessin de V. Foulquier d’après l’album de l’auteur.

J’étais assis sur l’arrière, au milieu des selles, et je suivais des yeux mes pauvres bêtes que je désespérais de revoir ; le courant les emportait avec une incroyable rapidité. On n’en voyait que la queue, flottant comme une poignée d’algues, et l’extrémité des naseaux ; à chaque minute j’en voyais un disparaître et se relever tout à coup par un suprême effort.

Arrivés au milieu du fleuve, un coup de vent faillit nous chavirer : dès que le nuage de cendres qui nous avait momentanément enveloppés se fut dissipé, je vis que nous revenions à notre point de départ : le bœr de Thyorsarholt se montra à mes yeux ; du haut de la colline, toute la famille agitait les bras en signe d’adieu, et je me demandais si nous ne nous embarquions pas pour l’autre monde.

Toutefois nous débarquâmes assez heureusement. J’étais seulement très-inquiet sur le sort de mes chevaux que je croyais noyés jusqu’au dernier, mais en descendant le courant je les trouvai tous à cent pas plus loin : ils broutaient l’herbe avec une tranquillité si parfaite, que je me demandai un moment si c’étaient les miens.

Nous nous dirigeâmes à franc étrier sur le bœr de Storuvellir, où je trouvai un prêtre véritablement instruit. Dès mon apparition, il voulut m’installer chez lui, mais j’insistai pour marcher jusqu’au dernier bœr vers l’Hékla, afin d’en pouvoir faire dès le lendemain l’ascension, lui promettant de m’arrêter dans sa maison à mon retour. Sur cette promesse il s’offrit à m’accompagner jusqu’à Hankadolur pour me mettre entre les mains du chef de ce bœr, qui lui-même irait de sa part me conduire chez le chef de Selsund, dernier bœr vers l’Hékla. — J’ajouterai que j’étais d’autant plus disposé à tenir ma promesse envers ce bon prêtre, qu’il causait très-bien en latin, que de plus j’avais remarqué que sa maison était extrêmement propre, et qu’enfin j’avais vu un petit lit, mais un vrai lit de sangle, avec de vrais draps blancs, dans une pièce lambrissée, considération très-importante quand on ne s’est pas couché tout à fait depuis un mois.

On nous avait servi du café au lait et des biscuits, et pendant que je faisais cette légère collation, le prêtre engageait une conversation sur la politique. On ne se figurerait jamais à quel point les Islandais instruits, ceux qui ont connaissance d’un autre monde que le leur, s’occupent de la politique européenne et surtout de celle de la France. Le prêtre de Storuvellir venait de recevoir le Loup de la Nation, journal de l’opposition qui s’imprime à Reykjavik et paraît à chaque arrivée de l’Arcturus. Il me lut, en le traduisant en latin, un article qui paraissait beaucoup l’intriguer et sur lequel il me fallut donner de longues explications. Il s’agissait de la brouille survenue entre Napoléon III et son cousin le prince Jérôme à l’occasion du discours d’Ajaccio. Je vous déclare que si je m’attendais à trouver quelque chose au fond de l’Islande, ce n’est pas cet incident de la politique française, que du reste j’ignorais complétement.

Dès que nous eûmes pris du café, le prêtre se revêtit d’une longue capote en drap bleu serrée autour des reins au moyen d’un cache-nez, monta sur un beau cheval blanc, son comes, se joignit à l’escorte et nous nous mîmes en route.

Le brave homme ! Il y avait du dévouement à m’accompagner par un temps pareil, surtout dans les chemins que nous allions traverser. Il s’était passé un mouchoir autour de la figure et il m’engagea vivement à l’imiter. Au bout d’un moment, en effet, nous nous trouvions dans un grand désert de sable fin et mouvant. Les vents nord-ouest en descendant des
Selle de femme islandaise. — Dessin de Bonnafoux d’après l’album de l’auteur.
gorges du Burfell ont creusé dans cette plaine de larges sillons, des galeries immenses resserrées entre des dunes longues et parallèles qui se déplacent à chaque tempête. Du haut des dunes nous nous précipitions dans ces galeries arénacées, et quand nous nous étions engagés au milieu de ces interminables défilés, nous essuyions toutes les rigueurs de ces ouragans de sable si souvent mentionnés dans les relations de voyage aux grands déserts de l’Asie et de l’Afrique.

De sillon en sillon, j’allais pliant le dos ; j’avais fini par me laisser emporter machinalement par mon cheval ; dès que nous nous lançions pour affronter un de ces passages, je fermais les yeux ; j’avais rabattu au vent la grande aile de mon chapeau, je ne voyais plus rien. Je sentais mes pieds traîner dans la cendre ; nous étions enveloppés d’un nuage tellement épais, que si je n’eusse senti la vitesse de ma monture je me fusse cru enseveli ; je n’entendais que l’ébrouement de nos chevaux et la voix du bon prêtre qui, me voyant lancé de ce train et ne se doutant pas que j’étais passé à l’état de colis, me criait : Bravo ! Bravo !

Nous pûmes enfin nous tirer de là et nous nous trouvâmes sur une plaine également arénacée, mais abritée du vent. Un maigre gazon jaune formait sur ces cendres
Passage des dunes volcaniques. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.
un tapis misérable ; peu à peu la couleur prit un peu plus de ton : nous étions près d’une petite rivière. Les chevaux en profitèrent pour se laver les naseaux et j’enviai leur sort : mes yeux pleuraient des larmes de poussière, je respirais de la poussière ; heureusement que nous arrivâmes enfin au bœr de Hankadolur.

Noël Nougaret.

(La fin à la prochaine livraison.)


Tabatière islandaise. Dessin de Bonnafoux d’après l’album de l’auteur.


  1. Suite. — Voyez page 113.
  2. Lord Dufferin, Letters from high latitudes ; la traduction française de cet ouvrage a été publiée sous le titre : Lettres écrites des régions polaires, par F. de Lanoye. Hachette, Paris.
  3. Voyage dans les mers du Nord à bord de la Reine-Hortense. Partie géologique, par MM. de Chancourtois et Ferri-Pisani.