Voyage dans la Guyane française/05

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Cinquième livraison
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 337-352).
Cinquième livraison

Georges-Town. Guyane anglaise. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,


PAR M. FRÉDÉRIC BOUYER, CAPITAINE DE FRÉGATE[1].


1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




La Comté. — Drames de ses bords. — Les forçats cannibales.

Ainsi que je l’ai dit déjà, la rive droite de l’Oyapock est neutre ; elle limite le territoire contesté, revendiqué par la France d’un côté et par le Brésil de l’autre, et qui, restant en litige, n’est à personne. C’est un procès embrouillé depuis plus d’un siècle, c’est une sorte de tournoi où de temps à autre les diplomates viennent rompre quelques lances émoulues, combattent à coups de notes et de protocoles, luttent à armes courtoises sans déboutonner les fleurets, et en arrivent à ne rien conclure et à remettre la cause à une autre session.

De gros volumes ont été publiés sur cette question. Les rares amateurs des causes aléatoires et des protocoles diplomatiques y trouveraient seuls quelques charmes et plutôt que d’ingérer cette nourriture indigeste et peu substantielle, mes lecteurs préféreront, je l’espère, revenir avec moi dans les forêts de l’intérieur et sur les bords des cours d’eau du nord de la Guyane.

L’île de Cayenne est enlacée dans le réseau hydrographique le plus étrange. La rivière de Cayenne, après s’être séparée en deux branches, l’une appelée rivière de Montsinéry, l’autre rivière de Tonnégrande, communique avec le Mahury par la rivière du Tour-de-l’Île. À ce point de jonction, le Mahury change de nom et prend celui d’Oyac, et à quelques lieues de là, il se divise en deux branches, dont la principale se nomme la rivière de la Comté, et la seconde l’Orapu.

La rivière de la Comté de Gennes, par abréviation, rivière de la Comté, est ainsi nommée, de M. le comte de Gennes, chef d’escadre, qui s’établit à Cayenne en 1696, au retour d’u ne expédition malheureuse au détroit de Magellan. Il obtint du roi une concession de cent pas de terrain, tout le long de la rivière d’Oyac, en allant vers l’Amazone, pour en jouir à perpétuité, lui et ses descendants. Cette concession fut érigée en comté par lettres patentes, datées de Versailles, du mois de juillet 1698.

Son établissement nouveau, si bien consacré par la faveur royale, ne semble pas avoir prospéré ; car nous retrouvons M. de Gennes gouverneur de Saint-Christophe en 1702, à l’époque où la partie française fut occupée par les Anglais. Traduit devant un conseil de guerre à la Martinique, l’infortuné gouverneur est convaincu de lâcheté, dégradé de noblesse et privé de la croix de Saint-Louis. Il fait appel de ce jugement, et part pour France ; mais il est pris en route par les Anglais et meurt à Londres : le roi réhabilita sa mémoire.

La rivière de la Comté fut choisie en 1854 pour un établissement pénitentiaire et agricole. On fonda les pénitenciers de Saint-Augustin et de Sainte-Marie sur la rive droite de la rivière, et après avoir vainement lutté contre l’insalubrité du pays, on les abandonna en 1859.

Les très-petits avisos à vapeur de la station locale, peuvent seuls arriver jusqu’au pénitencier. Le cours de la rivière est si étroit, si encaissé, il offre des coudes et des tournants si brusques, que la navigation y est fort difficile. Mais en vertu même de cette irrégularité il est impossible de rien rêver de plus splendidement pittoresque, rien de plus grandiose que cette végétation exotique des terres-hautes. Du moment que les eaux ne sont plus influencées par les marées de l’océan, du moment où le principe saumâtre s’est évanoui, le palétuvier a disparu, les arbres nains des marécages font place aux géants de la forêt.

Il arrive parfois que deux de ces colosses se penchent l’un vers l’autre comme deux amis qui se tendent les bras, et réunissent les deux berges par une arche de verdure. Du haut de ces branches enlacées, des paquets de lianes et de parasites pendent balancés par le vent, comme des girandoles de fleurs. Palmiers de toute espèce, arbres de toute essence, bois précieux, fleurs rares, se pressent, s’entassent confusément au milieu d’une exhibition fastueuse des richesses et des caprices de la végétation tropicale.

Sur ces rives s’est passé un de ces sombres drames plus fréquents que l’on ne suppose aux Grands-Bois de la Guyane, pendant les évasions des transportés.

C’était aux premiers jours de 1855. Dans une clairière des bords de la rivière on eût pu voir deux hommes vêtus d’une chemise et d’un pantalon en grosse toile, ayant sur la tête un chapeau de paille et des sabots aux pieds. Ils faisaient partie d’une troupe de huit forçats, évadés ensemble du pénitencier de Sainte-Marie. Ces deux hommes, vaincus par vingt jours de courses forcées, de privations de toutes sortes, se demandaient s’il ne valait pas mieux regagner le pénitencier et subir le châtiment qui leur était réservé que de s’acharner à poursuivre une entreprise rendue presque insurmontable désormais par le manque de provisions. Ils étaient dans ces dispositions quand un des leurs apparut, livide et tremblant, les pieds sanglants et les vêtements en lambeaux. Il leur raconta, d’une voie haletante, que trois de leurs compagnons venaient d’assassiner le quatrième (l’un des évadés avait précédemment disparu). Il avait vu les lambeaux sanglants de la victime dépecés, triés, mis à part ; les uns pour être mangés, les autres enterrés. Il insistait sur l’urgence de faire cause commune contre les trois cannibales.

Ceux-ci arrivèrent à leur tour au carbet et la terreur qu’ils inspiraient à leurs compagnons fut si forte que ces derniers non-seulement aidèrent aux préparatifs de l’horrible repas, mais même y prirent part.

La nuit venue ils s’échappèrent ; deux d’entre eux, parvenus aux établissements, purent raconter les crimes monstrueux dont ils avaient été témoins. Le troisième ne reparut plus. Est-il mort de fatigue, de faim ? a-t-il été repris par les autres et mangé par eux ? Cela n’a pas encore été dévoilé.

À cette époque, six autres transportés venaient de s’évader. Trouvant dans les bois les traces des précédents fugitifs, ils les suivirent et rejoignirent les trois assassins. L’homme qui dirigeait les nouveaux venus était l’exécuteur des hautes œuvres, le justicier du pénitencier de Sainte-Marie. Il se nommait Raisséguier ; il avait une force et une énergie peu communes.

Il amenait avec lui deux transportés français et trois Arabes.

La rencontre des deux bandes fut loin d’être cordiale : les premiers évadés proposèrent d’abord à Raisséguier et à ses deux compagnons de s’entendre pour le meurtre et le dépècement des trois Arabes. À cette affreuse proposition, l’ancien bourreau tressaillit d’horreur et déclara qu’il défendrait, au péril de sa vie, celle de ces pauvres gens.

Malheureusement les deux hommes qui l’accompagnaient goûtaient fort la proposition des trois sinistres coquins. Ces bandits s’entendirent pour se défaire de Raisséguier. Deux fois dans la journée ils tentèrent de le tuer comme par accident. La nuit venue, épuisé de fatigue et craignant un attentat, celui-ci chargea un de ses camarades d’évasion de veiller sur lui pendant qu’il prendrait quelque repos. Les rôles étaient distribués à l’avance ; à un signal de son traître gardien, les forçats s’approchent en rampant du dormeur, ils s’élancent et frappent tous à la fois. Raisséguier par un effort surhumain se dresse, secoue la grappe d’assassins qui l’entoure, puis, blessé à la gorge, au front, à la poitrine, un bras pendant brisé, le long du corps, il s’élance hors du carbet et fuit droit devant lui. La meute sanguinaire, avide de curée, bondit à sa poursuite. Heureusement la nuit était très-noire ; Raisséguier, sur le point d’être atteint, disparut tout à coup. Une pluie torrentielle vint à tomber ; les bandits durent attendre le jour pour continuer leurs recherches. Ils espéraient retrouver au moins un cadavre, mais tout fut inutile, ils ne virent aucune trace de leur victime. Alors se passa une scène d’une indescriptible horreur ; ces bêtes féroces, arrivées au paroxysme de la rage, se tournèrent contre elles-mêmes. Un de ces hommes fut tué par les autres, dépecé et dévoré.

Les Arabes, qui avaient compris à quelle sorte de compagnons ils allaient avoir affaire, avaient, dès la veille au soir, repris le chemin du bagne.

Au moment ou Raisséguier disparaissait aux yeux de ses assassins, il avait senti le terrain manquer tout à coup sous ses pieds et avait roulé au fond d’un ravin où il resta évanoui. Cette chute providentielle lui sauva la vie : la pluie lui fit reprendre ses sens ; sentant toujours son sang couler, il eut la présence d’esprit et le courage de boucher ses blessures avec de la terre glaise, puis il attendit le jour. Il se trouvait au bord de la rivière, lorsqu’il vit s’avancer doucement, au gré du courant, un de ces trains de bois flottant que les cours d’eau des tropiques portent périodiquement à l’Océan. Cet homme épuisé, qui n’avait qu’un bras à son service, parvint à se hisser sur un arbre à demi déraciné, qu’un récent éboulement avait penché sur les eaux et qu’un lacis de lianes retenait seul à la berge. De là, il se laissa tomber sans accident sur le radeau naturel et dériva lentement avec lui le long du fleuve.

Vers la fin du jour, Raisséguier se trouvait en face de l’habitation Bellane.

À ses gémissements on le découvre ; on le porte à l’habitation et on soigne ses blessures ; puis, ranimé, il se fait conduire au pénitencier.

Le terrible récit de ses aventures excita sur tout son passage la plus vive indignation ; chacun se prépara à concourir à l’arrestation des cannibales.

Un brave Indien s’offrit à les attirer dans un piége et toutes les mesures furent prises en conséquence.

Cet Indien s’embarqua seul dans une pirogue avec quelques provisions et remonta la rivière. Arrivé à la hauteur du repaire, qu’il reconnaît grâce aux indications de Raisséguier, il paraît se livrer exclusivement à la pêche. Les forçats l’aperçoivent et le font approcher. L’Indien, avec une terreur jouée, se laisse prendre ses provisions ; puis, on le questionne : il leur révèle


Sauvetage de Raisséguier. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.


l’existence de l’habitation Bellane et excite leur convoitise et leur cupidité en leur laissant comprendre qu’ils y trouveront de quoi se satisfaire. À leur demande, il les conduit de suite à l’habitation ; rien dans les environs ne peut éveiller les soupçons des forçats qui débarquent immédiatement. L’Indien alors glisse au milieu d’eux comme une couleuvre et s’échappe en poussant un cri perçant. Ce cri est un signal ; en une minute ils sont enveloppés et enfermés dans un cercle de sabres et de baïonnettes. Toute résistance est vaine, ils sont renversés et chargés de liens.

Leur procès s’instruisit rapidement. Ceux qui, sans prendre part aux crimes atroces de leurs camarades, étaient retournés vers le pénitencier, subirent la peine des évadés. Les autres, qui pendant les débats firent preuve d’un cynisme odieux, furent tous condamnés à mort.

Quant à Raisséguier, il guérit de ses blessures ; la Rivière de la Comté. Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Boúyer. fermeté et le courage qu’il avait déployés furent pris en considération, on lui fit remise de la peine encourue par tout fugitif, et l’ancien bourreau des forçats a vécu depuis sous la protection bienveillante de l’autorité.

Si telles sont les suites horribles des complots d’évasion des transportés, on ne peut s’étonner que le meurtre des surveillants et des gardes des pénitenciers n’en soient trop souvent les préliminaires. En 1862, la revendication d’un attentat de ce genre, l’assassinat d’un garde du génie par huit forçats évadés de l’Îlet-la-Mère, amena l’Alecton dans les eaux de la Guyane anglaise.

Cette colonie est un lieu d’asile. Les Anglais sont très-jaloux de ce droit international. Tout transporté qui parvient à gagner l’ombre du pavillon britannique par une évasion pure et simple, est sauvé. Il faut des bras pour les colonies et ils acceptent de toute provenance cet élément productif, sauf à tenir toujours ouverts les yeux de leur police active sur les réfugiés qui le leur apportent. Ceux-ci, sans qu’ils s’en doutent, sont soumis il une occulte surveillance et beaucoup d’entre eux, frappés pour d’incorrigibles tendances par les lois sévères de leur nouveau pays, ont pu faire une étude comparative entre les systèmes pénitentiaires de France et d’Angleterre.

Dans le cas où l’évasion, ainsi que nous l’avons dit plus haut, se complique d’assassinat bien avéré, la loi, anglaise autorise l’extradition des réfugiés. Le titre de forçats ne pourrait les faire expulser ; celui de prévenus, quand l’accusation paraît fondée, les fait livrer à la justice de leur patrie. Cela paraît illogique, mais cela est.


La Guyane anglaise.

La rivière de Démérara est le principal cours d’eau de la Guyane anglaise et celui dont l’entrée présente le moins de difficultés. Un bateau-feu, établi à neuf milles de l’embouchure signale lapasse. Auprès de lui mouillent les navires qui doivent attendre la marée. Des bouées et un phare dont la tour se dresse à l’entrée de la rivière concourent à donner toute sécurité à la navigation.

Georges-Town, capitale de la Guyane anglaise, est bâtie sur la rive droite. C’est une ville toute en longueur, formée de deux à trois rues parallèles à la rivière et coupées d’une infinité de traverses aboutissant à des warfs, ponts sur pilotis avançant sur l’eau à l’aide desquels s’opèrent les chargements et déchargements des navires.

Water-Street est l’artère la plus mouvante. C’est là que se trouvent la plupart des magasins. C’est la rue commerçante. Parmi ces magasins il en est de fort beaux ; mais il est difficile de dire la spécialité de chacun d’eux. Dans la même boutique, le chaland peut tout acheter du fromage de Chester et des chapeaux de femmes, des crinolines et des piments au vinaigre, du thon mariné et des robes de soie, de la porcelaine et du cirage anglais, des rasoirs et des confitures de gingembre, des allumettes chimiques et des oiseaux empaillés, des fleurs artificielles et de la morue salée.

À cinq heures tous ces magasins se ferment. La vente est suspendue. Le patron quitte son office et va à son cottage où il se prélasse gravement dans le confort britannique ; au lendemain les affaires sérieuses : Water-Street devient peu à peu désert : ce lieu si animé pendant le jour n’est guère fréquenté à la nuit tombante que par les matelots ivres et les policemen qui veillent sur la propriété abandonnée.

C’est aux abords du marché qu’il faut voir grouiller la population noire. Ce marché, divisé en galeries couvertes, donne d’un côté sur Water-Street, de l’autre sur la rivière. Il est fort bien approvisionné en poisson, viande, fruits et légumes.

Pour une oreille quelque peu délicate, il est toujours discordant d’entendre le peuple anglais se disputer dans ce qu’il appelle sa langue maternelle, mais quand cette langue est défigurée et corrompue, transformée en patois nègre, quand ces nègres parlent ou plutôt crient tous à la fois, c’est une effroyable cacophonie qui fait désirer d’être momentanément frappé de surdité.

Si les nègres anglais sont insupportables à l’oreille, ils ne sont pas plus agréables à la vue. Comme le puritanisme protestant a pénétré dans toutes les classes de la société et descendu tous les échelons de la famille humaine, et comme l’exhibition de tout ou partie du corps a été déclarée immodeste, shocking, il s’en est suivi que les négresses ont été forcées de s’affubler des défroques rebutées des Européennes, et de copier les modes des blanches ; une tâche dont elles s’acquittent à la façon des singes qui ont la manie d’imiter tout ce qui les frappe. Elles portent donc des robes à volants qui balayent les ruisseaux, des chapeaux phénomènes et des mantelets impossibles ; le tout de propreté et de fraîcheur douteuses. De sorte qu’il est difficile au passant de ne pas éclater de rire à l’aspect de ces grotesques, d’autant plus ridicules qu’elles se prennent au sérieux.

Cependant quelques vieilles négresses bravent tout décorum et s’obstinent à porter trop peu de costume. C’est pour celles-là que le policeman, agent de la loi et de la morale publique, devrait traduire en anglais les vers de Tartuffe à Doris :

Avant de me parler, prenez-moi ce mouchoir, etc.

Et même rien ne l’empêcherait de les attribuer à l’immortel et divin Shakespeare pour en augmenter l’impression.

Au milieu de cette population empaquetée du cou à la cheville, il est curieux de voir circuler quelques indiens nus de la tête aux pieds, à l’exception de l’indispensable calimbé, ce diminutif extrême de l’inexpressible anglais et du pantalon français.

Ces indigènes indisciplinés, assez semblables à de médiocres statues de bronze florentin, descendues de leurs niches, passent ainsi, sans scandaliser personne, à travers les rues et la foule. C’est que si l’Anglais est pudibond, il est bien plus marchand encore, et alors il se garde bien d’appliquer ses lois somptuaires à des sauvages que l’obligation de s’habiller ferait fuir, et qui le priveraient en se retirant dans leurs forêts d’un magnifique débouché pour le placement de ses horribles alcools.

Trente mille âmes environ, noires et blanches, forment la population de Georges-Town. La ville possède un grand nombre de temples protestants, une église catholique desservie par des Pères de la Compagnie de Jésus, une synagogue pour les juifs portugais qui sont riches et nombreux. On y voit peu d’édifices remarquables. Le bâtiment qui renferme les administrations et le tribunal est vaste et d’un grand aspect. On y plaide beaucoup, ce qui fait souvenir que Guillaume le Bâtard, le conquérant et le législateur de la vieille Angleterre, était de Normandie.

Aussi l’attorney général est-il à Georges-Town un puissant personnage. En dehors de ses fonctions criminelles, il a le droit de plaider au civil, et réussit à se faire, par ce supplément d’attributions, un traitement d’une soixantaine de mille francs par an, l’équivalant à peu près de celui de gouverneur, sans être soumis comme ce dernier aux charges de la représentation.

Le gouverneur dans les colonies anglaises n’est du reste revêtu que d’une autorité très-restreinte. Il a les honneurs, l’apparat, mais son pouvoir est fort contesté. Le conseil colonial, tout-puissant, contrôle, discute et met au besoin son veto sur les arrêtés du gouverneur.

L’hôtel du Gouvernement ressemblerait assez à une maison très-bourgeoise, n’était la garde qui veille aux barrières de ce Louvre. Une garde de zouaves, par ma foi, composée de grands gaillards nègres portant avec quelques variations de couleurs le costume célèbre que nos zouzous ont immortalisé. Il est flatteur pour notre amour-propre national de voir la France militaire ainsi copiée partout.

La Guyane anglaise est riche et florissante. Ces natifs d’Albion ont au suprême degré l’esprit du commerce et de la colonisation. Ils trouvent moyen de faire suer de l’argent à tous les rochers où ils implantent le pavillon britannique. Ils savent jeter à propos leurs capitaux dans les spéculations. Ils tentent beaucoup ; ils ont l’audace raisonnée du négoce, et il est naturel qu’ils réussissent aussi bien.

Vue de la rivière, cette longue file de maisons qui constitue Georges-Town disparaît sous une forêt de mâts. Deux fois le mois, le paquebot anglais de Southampton vient y apporter les nouvelles et les voyageurs d’Europe. Le paquebot hollandais de Paramaribo vient aux mêmes époques établir le service postal entre les deux Guyanes. Un chemin de fer mène à Berbice. Les bateaux à vapeur mettent les deux rives en communication constante. Ici, comme partout, les Anglais ont compris que la première mesure à prendre pour assurer la fortune de la colonie était d’ouvrir toutes facilités imaginables aux relations intérieures et au commerce de transit.

Il n’y a que deux ou trois familles françaises à Démérara ; encore sont-elles plus ou moins croisées de sang britannique.

Le consul est fils d’horloger, horloger lui-même. Le drapeau de la France abrite sous ses plis tricolores une montre colossale, enseigne de la profession paternelle, et les archives se tiennent dans l’arrière-boutique.

S’il y a peu de Français honnêtes à Démérara, en revanche il y a beaucoup d’ex-forçats. J’en ai maintes fois rencontré dans les rues. Ils me faisaient parfois l’honneur de me saluer d’un air de connaissance, ce qui me flattait infiniment, et je m’empressais de leur rendre leur politesse. Un coup de chapeau en vaut un autre.

Les évadés de l’Îlet-la-Mère vivaient dans la plus parfaite confiance. Ils circulaient librement, étaient employés, les uns à la ville, les autres à la campagne, et s’endormaient dans la plus douce sécurité, tandis que leur sort se discutait en haut lieu entre le gouverneur, le chief-justice, l’attorney général et le délégué du gouverneur de Cayenne.

Tout en laissant a chaque citoyen sa liberté individuelle, la police anglaise a des agents mystérieux qui la tiennent au courant de tout ce qu’il lui importe de savoir ; sa griffe invisible peut se fermer au besoin ; nos transportés l’apprirent à leurs dépens. En une même


Paramaribo, sur la rivière de Surinam. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic.


journée, sur les huit accusés, six étaient appréhendés au corps. Ayette, le principal inculpé, manquait encore, avec un de ses complices, à ce coup de filet général, et il importait de le saisir avant qu’il fût prévenu par des amis et qu’il prît la fuite.

Tous les agents étaient en campagne. C’était une affaire d’amour-propre pour master C***, chef de la police, de prouver la supériorité de la police anglaise devant un Français. Il est clair que toutes les institutions de l’Angleterre doivent être supérieures à celles des autres peuples, sur terre comme sur mer.

Master C*** est un honorable gentleman ; il dîne au Gouvernement, fait son whist au club, mène élégamment son tilbury, observe autant que possible le repos du dimanche et commente la Bible à l’occasion. C’est un magistrat ; mais il ne dédaigne pas de mettre la main à la besogne, et quelle main ! une main à couvrir une assiette, un poing à amener à tout coup le gros numéro au dynamomètre. En outre de sa force herculéenne, il est d’une activité dévorante. C’est l’émule du solitaire ; il est partout, il voit tout, il sait tout. Il n’a qu’un défaut à mon sens, qui est de porter des boucles d’oreilles. C’est peut-être un tic, mais ce détail nuit à son ensemble.

L’affaire de nos transportés fut instruite et suivie dans toutes les formes de la jurisprudence anglaise. L’officier envoyé par le gouverneur de Cayenne dut prêter serment. L’identité des prisonniers fut constatée, tant par leur confrontation que par la vérification de leurs signalements. Presque tous étaient reconnaissables par des tatouages particuliers qui ne laissaient aucun doute à cet égard.

L’enquête établit d’une manière péremptoire que l’accusation était fondée, que le crime sur lequel se basait la demande d’extradition était patent et avéré. Le dossier de la procédure criminelle fut dressé en double expédition, afin qu’une copie fût envoyée à la métropole comme pièce justificative de la contravention au droit d’asile, et le 10 décembre 1862, après huit jours de débats, à cinq heures et demie du soir, six des fugitifs, Ayette en tête, étaient remis à bord de l’Alecton.

Les deux derniers transportés, accusés d’évasion simple, sans complicité notoire dans l’assassinat, ne furent pas rendus. Ils avaient rejoint le canot à la nage après le meurtre.

Je donnai reçu des six prisonniers qui furent aussitôt mis aux fers. Un quart d’heure après, l’Alecton était en route pour Cayenne.


Surinam, et la Guyane hollandaise. — Le coton. — Sa culture et ses ennemis.

La rivière de Surinam est située à quarante lieues environ de la rivière du Maroni.

À une vingtaine de milles de l’embouchure, sur la rive gauche, est bâtie la ville de Paramaribo, chef-lieu de la Guyane hollandaise : Paramaribo, champ des fleurs, d’après la traduction indienne, ville de Parham, d’après une étymologie moins poétique, en l’honneur de lord Willoughby de Parham, auquel Charles II concéda cet état en 1662.

La pointe de gauche, en entrant en rivière, porte également le nom corrompu de ce seigneur anglais. Là, il m’a été donné d’assister à un spectacle curieux. C’était le soir. Le soleil tropical descendait avec rapidité les derniers degrés de sa course, de tous les points de l’horizon des bandes d’ibis, d’aigrettes, de flamants, de spatules, arrivaient en ordre de bataille de tous les points de l’horizon, et venaient se reposer sur les palétuviers du rivage. Sur le feuillage sombre, envahi déjà par les ténèbres crépusculaires, se détachaient les corps blancs et rouges des oiseaux. On eût dit de grands camélias, formant une longue guirlande de pourpre et d’albâtre sur un fond de verdure, points éclatants d’une mosaïque animée qui concentrait les derniers rayons du jour, alors que le fond se perdait dans les teintes obscures.

À mi-distance de l’embouchure du Surinam à la ville de Paramaribo, se trouve la rivière de Comewyne, qui, après un long parcours, communique avec la rivière du Maroni par des criques secondaires, accessibles à des pirogues seules.

La Comewyne et ses affluents baignent les régions du coton. Chargé par le gouverneur de Cayenne d’étudier la culture de cette plante, les machines à égrener et l’industrie en elle-même, je remontai la Comewyne sur l’Alecton, afin d’avoir plus de facilité dans mes observations et de recueillir les renseignements sur les lieux mêmes.

De l’embouchure jusqu’au Matapicca, c’est-à-dire sur un parcours de vingt milles environ, la Comewyne n’offre aucun danger sérieux de navigation. À son entrée, un banc de sable, situé près du fort Amsterdam, oblige à rallier la rive opposée, où l’on trouve encore cinq mètres d’eau. Le brassage varie ensuite de dix et vingt mètres.

Sur chaque rive, les habitations se succèdent presque sans interruption. Ce sont des sucreries en plein rapport et des plantations de bananes pour la nourriture des esclaves. Partout le terrain est coupé de digues, de canaux, d’écluses. Ici éclate dans toute sa puissance le génie du peuple néerlandais, habitué dans son propre pays à lutter contre la mer et à en exploiter les forces nuisibles ou inutiles.

Les obstacles à vaincre étaient multipliés ; il n’y avait plus seulement à conquérir le pays contre la mer, il fallait défendre sa conquête contre les eaux pluviales. Pour utiliser la fertilité de ces terres alluvionnaires, il fallait tout d’abord réglementer cette énorme quantité d’eau que l’hivernage déverse chaque année sur les Guyanes et renvoyer à la mer le trop-plein de cette inondation périodique ; il était nécessaire de ménager des canaux pour la facilité des transports et d’économiser des réserves pour la saison de la sécheresse ; — le drainage, en un mot, était la première opération que réclamait la culture des terres basses de la Guyane. Les Hollandais l’ont parfaitement compris.

Le Matapicca est un des affluents de la Comewyne ou plutôt un bras qu’elle a voulu jeter vers l’océan. À quelques milles de son embouchure, il se divise, et deux canaux le prolongent jusqu’à l’Atlantique, ménageant entre eux une sorte de delta. Ici la main de l’homme est venue en aide à la nature.

L’un des canaux se nomme le Warappa et l’autre conserve le nom de Matapicca ; c’est le Warappa que j’ai remonté. L’accès n’en est possible qu’à des embarcations ; aussi ai-je dû laisser l’Alecton au mouillage pour continuer le voyage dans une de ces longues pirogues qu’on appelle dans le pays tent-corrials, au moyen desquelles les planteurs exécutent leurs longs voyages à travers les cours d’eau nombreux qui sillonnent la colonie. Ce canot rappelle la gondole vénitienne par ses façons nautiques, son avant relevé, son arrière historié. Il est armé par six rameurs esclaves, dont la nage lente et régulière, accompagnée d’un chant monotone, peut se soutenir pendant de longues heures sans interruption. Le dôme fermé qui recouvre l’arrière nous garantit parfaitement des ardeurs du soleil et des grains de pluie fréquents dans cette saison.

Le Warappa est tellement étroit, que les extrémités des avirons effleurent parfois les deux rives. Les palétuviers blancs forment de chaque bord un rideau de pâle verdure peu profond derrière lequel la culture s’étend en riches plantations. Parfois cette bordure de feuillage s’interrompt, et les cheminées des usines, les habitations apparaissent. Ainsi que les cases d’un immense échiquier, toutes les divisions du territoire sont étiquetées et numérotées avec soin. La propriété s’étend partout.

Je n’ai pas pour but de nombrer toutes les habitations qui nous passent devant les yeux. Je vais citer les principales, en rappelant que peu après mon passage, en 1862, l’esclavage a été aboli dans la Guyane hollandaise.

Rivière de Surinam. Pointe de Parham. Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.

Alliance, où sept cents esclaves groupés sur trois centres entretiennent une importante sucrerie.

Le Vieux-Meerzorg avec deux cent cinquante esclaves. Ce chiffre a été fixé sous peine de cassation, par un codicille d’un testament bizarre, afin de maintenir l’intégrité de cette riche plantation, que fonda jadis un pauvre soldat congédié. En effet, ce n’est pas la terre qui a de la valeur par elle-même ; elle n’en acquiert que par le nombre de travailleurs destinés à la mettre en rapport.

Voici Ponthieu, Barbados, Badenstein, Maria-Pezronella, Frederik-Lust, etc., j’en passe et des meilleurs. Tout cela est d’un grand aspect. Les maisons des maîtres, vues de loin, ont quelque chose de seigneurial, mais cette splendeur apparente n’est qu’un reflet du passé. Les maîtres habitent l’Europe, et les habitations, tenues le plus souvent par des gérants, subissent les fâcheuses conséquences de l’absentéisme.

Quelques habitations tombent en ruine, d’autres abandonnent une culture dépréciée pour en exploiter une autre plus en harmonie avec les besoins du moment et le nombre des travailleurs

Enfin, nous arrivons presque au bord de la mer, à l’habitation d’Esthers’-Rust, but de notre voyage, et dans laquelle, grâce à une lettre de recommandation et, à la présence de M. Lyons, frère du consul de France, nous sommes accueillis par le gérant avec une parfaite hospitalité. C’est là que j’établis mon bureau de renseignements et d’observations.

Esthers’-Rust est une propriété de cinq cents akkers (l’akker est une surface de soixante-six pieds sur six cent soixante, un peu moins d’un demi-hectare), trois cent cinquante akkers sont cultivés en coton. L’habitation a cent quatre-vingt-onze esclaves ; mais la statistique semble établir qu’on doit défalquer de ce chiffre les femmes, les enfants, les vieillards, les-gens employés à l’usine, les canotiers, les domestiques et les malades, de manière à réduire le nombre des réels travailleurs du sol au tiers de celui des esclaves. Je crois cette appréciation erronée en ce qui regarde la culture du coton, attendu que chacun peut y apporter sa part de travail, sans être doué d’une grande force physique.

On dit aussi qu’un bon travailleur peut entretenir cinq akkers sous coton, ou quatre akkers sous cannes, huit sous bananes et dix sous cacao.

Les terrains qui semblent les plus propices à la culture du coton sont les terres basses, voisines de la mer, saturées de principes calcaires et argileux et renfermant une dose modérée de péroxyde de fer. L’excès de ce dernier élément est plus préjudiciable que son absence, car outre l’influence qu’il a sur la plante elle-même, il agit directement sur la couleur du coton.

Le voisinage de la mer est indispensable au cotonnier. L’arbuste qui vit par ses feuilles comme par ses racines, semble avoir un impérieux besoin de respirer cet arome salin que lui apportent les brises du large, en même temps que ses racines se nourrissent des sucs d’une terre sablonneuse.

Il faut, avant toute chose, disposer le terrain pour recevoir les graines. Cette disposition est essentiellement basée sur le drainage. Le système général est tracé d’après les mêmes principes et ne subit que quelques modifications de détail, commandées par la nature des lieux.

De larges canaux d’alimentation, coupés de saignées moins profondes, entretiennent des fossés qui servent de cadres aux plates-bandes cotonnières. Ces plates-bandes nommées lits, ont en général une vingtaine de pieds de large. Leur longueur n’est pas déterminée. Elles sont entrecoupées de chaussées perpendiculaires à leur longueur ; chaque lit est numéroté pour la facilité de la culture et pour la distribution du travail. Des madriers étroits et glissants servent parfois de communication à travers ces canaux secondaires, mais on les franchit le plus souvent à l’aide d’une longue perche, ce qui fait qu’une promenade sur une plantation devient parfois un exercice des plus fatigants et une véritable école de gymnastique.

Lorsque la terre est débarrassée de toutes les mauvaises herbes, on la laboure et on la rend le plus meuble possible, sans cependant l’attaquer trop profondément, puis on sème. Cette opération se fait à la mi-avril, c’est-à-dire pendant la saison pluvieuse. On creuse dans la terre, soit avec les mains, soit avec un instrument quelconque, un trou peu profond, dans lequel on jette une poignée de graines ; une vingtaine environ, puis on rabat la terre par-dessus. Ces trous sont espacés d’une manière uniforme et disposés en créneaux. La distance qui les sépare est de deux pieds et demi à trois pieds en longueur. Quand la terre est vierge, on sème trois lignes de cotonniers par lit ; quand la terre n’est plus vierge, on en sème cinq et même six.

Les cotonniers donnent généralement deux récoltes. La première floraison a lieu en août et septembre, la seconde en janvier et février. Six semaines après la floraison, on peut récolter. La carrière annuelle du cotonnièr est considérée comme finie après la seconde récolte, c’est-à-dire en mars. Alors on coupe les plants à un mètre de hauteur et on les émonde. Cette opération, qui se fait en avril, coïncide avec l’époque des semailles où l’on remplace les plants morts ou rachitiques. Tous ces procédés aboutissent à régler la vie de l’arbuste dans son repos comme dans son travail, d’après les saisons et la distribution annuelle des jours pluvieux et de façon à ce que la production ait lieu pendant la sécheresse.

Les récoltes continuent dès lors sans interruption autre que les accidents. On dit cependant qu’il faut renouveler les plans de coton tous les quatre ou cinq ans, en ayant soin de choisir toujours la saison pluvieuse pour cette opération.

Il arrive quelquefois que par suite d’une sécheresse trop prolongée, les capsules, ou plombs qui succèdent aux fleurs, et dans lesquelles s’opère la dernière transformation du fruit, refusent obstinément de s’ouvrir. La récolte se trouve alors sérieusement compromise, et quelques planteurs ont recours en ce cas à un moyen extrême. Ils ouvrent une écluse, et pendant l’espace d’une marée, donnent accès à la mer sur la plantation. Ce procédé est, dit-on, souverain pour l’éclosion, mais il faut en user avec une extrême réserve ; car les dépôts salins sur les terres sont loin de leur être favorables, et si le moyen sauve la récolte présente, il compromet la récolte future.

On calcule dans la Guyane hollandaise qu’un akker en coton rapporte moyennement une demi-balle de coton par an. Abstraction faite de la qualité des produits, c’est à peu près le rapport que constatent, pour la Guyane française, les statistiques du temps où cette sorte de culture y était fort répandue et où les cotons de Cayenne avaient une réputation justement acquise. La balle de coton est évaluée à cent soixante-cinq kilogrammes. Un akker rapporterait donc cent soixante-cinq livres.

Quand les graines sont mûres et ouvertes, on en fait la cueillette et on les porte à l’habitation. Il s’agit alors de séparer les graines des flocons soyeux et blancs qui les enveloppent. C’est ce qui constitue l’égrenage. Autrefois, on se servait pour cette opération de moulins à bras ou à pédale qui ménageaient la matière première, mais les besoins de l’époque réclamaient plus de rapidité dans la production et plus d’économie dans la main-d’œuvre, et l’intérêt de l’accélération a fini par l’emporter naturellement sur toutes les autres considérations. Aujourd’hui donc, les machines usitées en Amérique sont mues par un appareil à vapeur de la force de quelques chevaux.

Mais le cotonnier a bien des ennemis. Outre les crabes de terre, le criquet vulgaire, la courtilière, la fourmi-manioc, les chenilles et les pucerons qui l’attaquent pendant son enfance, plus tard, et lorsque l’arbuste arrive au terme de sa carrière productive, quand la floraison la plus splendide semble promettre une récolte certaine, un fléau pareil aux plaies d’Égypte vient parfois anéantir les espérances les mieux fondées.

Quelques papillons jaunes volent dans l’air ; les planteurs pâlissent et se regardent avec inquiétude. Le nombre de ces papillons augmente ; ils s’abattent sur la plantation. Ils y déposent des milliers d’œufs ; une génération presque spontanée inonde les plantes de petites chenilles qui grandissent aux dépens des feuilles, des fleurs et des tiges. Ces éphémères font une rude besogne dans leur courte et fatale carrière et la récolte est perdue.

Les bruits partiels de ces millions de petites mâchoires se réunissent et s’intègrent en un bruissement immense qui rappelle la voix lointaine de la mer, et le planteur assiste les bras croisés à l’agonie de sa plantation.

Une revue mensuelle, publiée à New-York en 1860, décrit de la manière la plus minutieuse les variétés et les mœurs destructives de ces insectes, qu’elle nomme heliothis americana, phalena gossypion, egeria carbasina, etc. Mais si elle explique parfaitement le fléau, elle n’indique pas la manière de s’y soustraire. Elle conseille seulement d’apporter le plus grand soin dans le sarclage, et de détruire les vieilles larves. Le feu serait un mauvais moyen. Il pourrait ne pas préserver les carrés voisins et obligerait à recommencer sur de nouvelles bases une plantation en activité.

Un vieux planteur parlait d’arrêter cette invasion fatale par un moyen fort simple. Ce serait de mettre quelques plants de tabac autour des carrés de coton. Il paraît que les papillons susnommés auraient une prédilection marquée pour le tabac. Ils s’y attacheraient de préférence, et les sucs narcotiques de cette solanée vireuse leur seraient mortels. On ne risque rien d’essayer de ce procédé. Quand la médecine est impuissante, on s’adresse aux empiriques.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il en est de ce fléau comme de l’oïdium qui a poursuivi la vigne dans toutes les parties du monde. Partout où il y a des cotonniers on retrouve son ennemi, et je viens de lire un rapport daté de la Nouvelle-Calédonie, où l’on attribue à cette cause la perte de la récolte de la présente campagne.

De tout cela il ressort clairement que les risques entrant enligne de compte dans toute exploitation industrielle, il n’est pas étonnant que les colons hollandais aient abandonné une culture aussi hasardeuse pour s’adonner à une autre, dont les chances sont moins aléatoires.

L’hospitalité d’Esthers’-Rust fut cordiale, le voyage joyeux ; quelques épisodes de chasse se mêlèrent à la partie sérieuse de l’expédition, et cette petite campagne, scientifique et pittoresque à la fois m’a laissé le plus charmant souvenir.

Dans une des haltes, au moyen desquelles nous coupions la longueur du parcours du Warappa, nous fûmes séduits par l’aspect coquet d’un gracieux cottage. C’était une école morave. On sait que les Frères moraves forment une des sectes religieuses de l’Allemagne protestante. Cette association monastique, qui date du seizième siècle, passa de Bohême en Moravie, d’où elle tira son nom. Le siége de la Société est à Hernhutt ; mais ils ont un vaste établissement à Paramaribo, avec des succursales dans le pays. Ils ne s’occupent pas exclusivement de prédication et d’enseignement, ils se livrent également au commerce, et, tout en se contentant d’un bénéfice honnête, ils paraissent entendre parfaitement les affaires.

Quoique soumis aux lois du mariage, les Moraves vivent en communauté de biens. Leurs vêtements sombres se distinguent par un souverain mépris des exigences de la mode. L’habitude qu’ils ont de vivre renfermés donne à leur visage cette couleur blême et terreuse particulière aux troglodytes, aux cryptogames et aux fleurs nocturnes. Le mysticisme des quakers se lit dans leur teint pâle et dans leurs lèvres pincées. Est-ce une bizarrerie de la nature ou un vice inhérent à l’institution ? Mais il est un fait à constater, c’est que dans aucun des sexes on ne trouverait un candidat à un simple accessit de beauté dans le concours ouvert en faveur des Vénus et des Adonis.

Le couple qui nous reçut dans le Warappa pouvait bien réunir un siècle et demi entre mari et femme. Oncques ne vit rien de plus sec et de plus décharné que ces deux vieillards. La femme surtout, qui négligeait toute fraude pour réparer des ans l’irréparable outrage, accusait des formes anguleuses au delà de toute expression. On eût dit Philémon et Baucis conservés depuis deux mille ans par un prédécesseur de Gannal.

Dans l’école, une chaise et des bancs, un vieux clavecin, auquel les doigts osseux de la vieille firent soupirer une ancienne mélodie.

Ces deux Moraves devaient appartenir à la troisième catégorie de l’ordre qui se divise en commençants, en progressifs et en parfaits. Si le choix ne leur donnait pas des droits à cette classe suprême, ils avaient dû y entrer de plain-pied par l’ancienneté.

Mais en dehors de cette sécheresse d’allures, de cette roideur automatique qui rappelait les poupées de Nuremberg, en dehors du ridicule que leur prêtaient le costume et la démarche, il y avait quelque chose de touchant dans l’union de ces deux vieillards appuyés l’un sur l’autre, dévouant leurs derniers jours à une race déshéritée, et poursuivant jusqu’au tombeau leur œuvre de charité bienfaisante.

Quel ordre, quelle minutieuse propreté dans cette maison ou la poussière n’avait pas droit d’asile ! Quelle merveille que ce petit jardin qui offrait un échantillon de tous les produits tropicaux, développés et perfectionnés par ces soins et cette patiente étude qui sous tous les climats dirigent la nature !

Outre les plantes potagères et les fruits de toute espèce, le couple Morave cultivait les plantes méridionales, le ricin, la noix-vomique, la citronnelle, l’ayapana et bien d’autres simples qui formaient le fond d’une petite pharmacie.

Une charmante allée de palmistes rappelant le péristyle de l’école d’Académus conduit de la maison à la rivière. En cet endroit un pont de bois construit aux frais de l’ordre réunit les deux rives et donne aux noirs du voisinage toute commodité pour se rendre où ils trouvent à la fois le médecin, l’instituteur et le prédicant.

C’est dans ce jardin que je vis cette singulière feuille qu’on nomme la feuille merveilleuse et dont j’expérimentai les étranges propriétés. On peut la piquer avec une épingle le long d’une boiserie, et si on a la précaution de la mouiller chaque jour, on voit sortir de chacun de ses angles un rameau qui se couvre lui-même de feuilles. C’est l’emblème le plus parlant de cette nature exubérante qui porte la vie en elle-même et ne peut se décider à mourir.


Tribus nègres établies dans les Guyanes.

À une cinquantaine de lieues de son embouchure, le Maroni se bifurque on plutôt reçoit de la Guyane hollandaise un tributaire presque aussi grand que lui-même, le Tapanoni ; poursuit sa course vers l’intérieur de l’Amérique, sous le nom d’Awa, et va se perdre dans ces forêts séculaires où, dans quelque grotte vierge des pas et des regards de l’homme, la Nayade guyanaise épanche de son urne mystérieuse les trois grands fleuves qui sillonnent la France-Équinoxiale, et qui arrivent à l’Océan sous le nom d’Oyapock, d’Appouague et de Maroni.

Non loin peut-être de cette source inconnue, le lac Parimé roule ses ondes sur de brillantes pépites ; la ville fantastique étincelle aux rayons du soleil équatorial et l’Eldorado, ce roi de l’or, ce mythe insaisissable, se drape dans les plis mystérieux de la légende.

C’est dans le haut du Maroni que se groupent les populations noires, formées des esclaves évadés, des marrons, de la Guyane hollandaise. À l’heure où cette colonie va passer par la crise que nous avons subie en 1848, à l’heure où l’émancipation va produire dans le commerce et dans l’agriculture une commotion certaine, à l’heure où bien des nègres, séduits par la vie sauvage, vont se répandre dans les bois et dans les savanes de l’intérieur et affluer peut-être vers le Maroni, il est certainement intéressant de donner quelques détails sur les populations noires déjà établies sur les bords de l’Awa et du Tapanoni, sous le nom générique de nègres Bosh (nègres des bois), Oucas, Polygoudoux et Bonis, fils de ces esclaves révoltés qui ont fait jadis à la colonie néerlandaise une guerre si acharnée et si terrible.

Le nombre des nègres Bosh n’a jamais été bien connu et de grandes inégalités se produisent dans cette appréciation. Les uns les évaluent dans l’origine à vingt-cinq mille. Les autres donnent un chiffre de beaucoup inférieur. Le recensement actuel les porte à quatre mille environ dispersés en quatorze villages.

C’est une sorte de fédération obéissant à un chef suprême, électif, appelé Grand-Man (great-man), résidant pour le moment à Drye-Tabettye (les trois îlets). Ce chef est aujourd’hui un certain Biman, homme rusé et intelligent.

Chaque village est commandé par un capitaine. Les affaires correctionnelles sont de sa juridiction. Il prononce la peine du fouet, sentence qu’exécute un officier de justice inférieure, appelé Bastian. Quant aux causes plus graves, qui peuvent entraîner la mort, elles sont déférées au tribunal du Grand-Man qui préside un jury composé de capitaines. Ceux-ci portent comme emblème de leur dignité un jonc à pomme d’argent aux armes des États de Hollande.

Ces villages ont l’apparence et la physionomie des villages africains. Tout au contraire des Indiens qui aiment la vie en plein air, dans des carbets ouverts de tous côtés, les nègres se construisent des huttes closes et dérobent leur intimité à tous les regards.

Les nègres Bonis sont établis sur la rive gauche de l’Awa. Leur population s’élève au chiffre de sept à huit cents âmes environ. Elle est répartie en sept villages, dont le principal se nomme Providence. Le Grand-Man actuel s’appelle Adam.

Dans le courant de 1862, ce grand chef s’est décidé à faire le voyage de Cayenne, afin de rendre en personne au gouverneur de la Guyane française la visite que celui-ci lui avait faite par procuration.

Enfant de la nature, brusquement transporté au milieu de la vie civilisée, il a eu ses admirations naïves et ses étonnements impossibles. Il a vu et dévoré des regards les femmes blanches tourbillonnant dans une salle de bal ; il a trempé ses lèvres dans la coupe des festins les plus splendides ; il a contemplé les manœuvres militaires des troupes coloniales qui lui ont paru assez nombreuses pour conquérir le monde. Ainsi que son aïcul et homonyme qui rougit de sa nudité au sortir du divin jardin dont il était banni pour toujours, Adam a eu honte aussi de son humble costume, et il a éprouvé le besoin de se couvrir d’un vêtement plus sérieux que la simple feuille de figuier.

Ô vanité ! tu as un temple et un autel dans le cœur du sauvage comme dans celui du civilisé ! et la passion des hochets est commune à tous les mortels ! Voici donc que le grand chef de la tribu des Bonis, le Grand-Man, a voulu revêtir les insignes des grands chefs des Blancs et l’on a dû céder à son caprice. Il porte à l’heure qu’il est avec une gaucherie incroyable, mais aussi avec une satisfaction des plus visibles, le chapeau à panache, l’habit à épaulettes, le pantalon, voire les souliers qui le font horriblement souffrir, car aucune pièce ne manque à son déguisement. Et les seigneurs de sa cour qui l’accompagnent ont encore amplifié cette parodie grotesque du costume militaire. Ne pouvant posséder le vêtement complet, ils se sont philosophiquement résignés à s’en partager les détails provenant de la générosité ou de l’esprit jovial de quelque officier.

On a renouvelé pour eux l’éternelle plaisanterie des boîtes de conserves qui fut exploitée sur une si grande échelle à l’armée de Soulouque. Le ministre des affaires étrangères du Grand-Man est donc tout fier de porter sur son chapeau de paille une plaque de cuivre doré où se lit : Bœuf à la mode, Ville-en-Bois, Nantes. Le caractère léger des Français trouve partout matière à rire.

L’Alecton a ramené de Cayenne au Maroni le roi des Bonis et ses ministres. À ma prière, ils se sont mis en grande tenue pour se livrer au crayon de notre dessinateur. Ils ne rient pas, ceux-là, ils sont plongés dans leurs souvenirs et ruminent leurs impressions, engourdis comme le fumeur d’opium qui a fait son rêve oriental. Peut-être méditent-ils les récits qu’ils vont avoir à faire de leur voyage devant le village assemblé.

Ils ont vu la vie des villes, ils ont vu les merveilles. de Cayenne, Urbs, la ville, pauvre ville comparée à d’autres, cité merveilleuse comparée à leurs villages. Et maintenant que leur restera-t-il au cœur devant leur vie calme, devant le carbet et la pirogue, devant la majesté de la nature et le silence de la forêt ?

Jusqu’à ce jour, ces relations d’amitié n’ont pas amené de grands résultats commerciaux. Quelques visites au pénitencier de Saint-Louis où les Bonis apportent un aymara flêché dans les sauts du fleuve, une biche ou un maïpouri abattus dans la forêt, des colliers grossiers en ouabé, en un mot du poisson, du gibier et des curiosités, voilà jusqu’à présent les seuls objets d’échange qui arrivent à nos comptoirs.

Le sauvage, nègre ou cuivré, vit au jour le jour. Il travaille uniquement pour ses besoins ; dès que son existence matérielle est assurée, dès que ses modestes désirs sont satisfaits, il se repose. Pour l’exciter au travail, pour l’engager à exploiter les richesses de son sol ou de ses bois, la civilisation (et c’est triste à dire et à avouer) doit lui donner des appétits nouveaux, des passions, des défauts, voire même des vices. Il s’agit de choisir ceux qui lui sont le moins funestes.

Malheureusement son penchant favori s’est manifesté, de lui-même : c’est le goût des liqueurs fortes. Le fruit du palmier coumou, dont les grappes rappellent celles de la vigne, le cachiri et le pivori, boissons fermentées, dont la cassave mâchée et des oranges aigres forment la base, lui procurent de terribles ivresses, mais ces excitants lui sont plus funeste que l’eau-de-vie et le tafia des Blancs. Tous ces alcools sont pour ces pauvres gens des poisons plus mortels que les sucs les plus perfides de leurs lianes, que les venins les plus subtils de leurs serpents.

Les nègres marrons n’ont gardé qu’un seul bon souvenir de leur temps d’esclavage, c’est le souvenir du jour où ils s’enivraient de tafia et de genièvre. Pour renouveler cet heureux moment, pour retremper leurs lèvres dans la précieuse liqueur, ils braveront tous les dangers, ils feront cent lieues dans une frêle pirogue. Hommes, femmes, enfants, tout le monde y embarque ; ils vont boire, disent-ils naïvement. Ce désir s’est accru de tout le charme du fruit rare ou défendu. C’est leur plus impérieuse, je dirai plus, leur unique passion, le seul stimulant de leur travail.

Frédéric Bouyer.

N. B. — Les extraits qu’on vient de lire sont tirés d’une relation complète qui sera publiée prochainement à la librairie Hachette, en un fort volume illustré.



  1. Suite et fin. Voy. pages 273, 289, 305 et 321.