Voyage dans la Guyane française/04
VOYAGE DANS LA GUYANE FRANÇAISE,
L’île de Cayenne était autrefois infestée d’une énorme quantité de ces grands chats mouchetés auxquels les colons, européens de toute l’Amérique, en dépit de la science, s’obstinent à conserver la qualification de tigres ; le nom de Montagne-Tigre, donné à un des sommets de l’île, s’accorde avec les récits des écrivains pour certifier le fait. En 1666, c’était un véritable fléau. Les pseudo-tigres traversaient à la nage l’étroit cours d’eau qui sépare l’île de la grande terre et venaient enlever les bestiaux jusque dans les étables. Il est probable qu’ils s’attaquaient également aux négrillons isolés qu’ils rencontraient sur leur route.
Les déprédations de ces pirates de savane devinrent telles que M. de la Barre fut obligé d’établir une prime assez forte par tête de jaguar. L’appât du gain, joint au besoin de la défense personnelle, engagea les colons à faire à ces bêtes fauves une guerre d’extermination. On finit par les éloigner des habitations ou du moins à inspirer à ces maraudeurs endiablés un plus grand respect pour la propriété.
Si les jaguars ne sont pas aussi redoutables qu’à l’origine de la colonie, les propriétaires des plantations comme ceux des ménageries savent encore ce qu’il en coûte pour les nourrir. Lors de la création du pénitencier de la Comté, on fit la demande en France de quarante chiens des Pyrénées pour défendre les troupeaux contre les tigres. Les chiens furent ponctuellement envoyés à la Guyane et il en reste encore quelques-uns chez les bouchers. Quant aux bœufs que ces molosses devaient garder, quant aux savanes dont ces bœufs devaient paître l’herbe verdoyante, tout cela resta à l’état de projet.
Des jaguars ont été assez osés pour pénétrer jusque dans le cœur de la ville de Cayenne, et l’un d’eux s’est fait tuer dans un poulailler qu’il dévalisait. Ce fut le soldat en faction à la porte de la prison qui exécuta le voleur. Le fait est historique et enregistré dans les archives du corps de garde. Le sergent le mentionna au rapport avec cette noble simplicité qui distingue ces morceaux de littérature militaire : Rien de nouveau pendant la nuit : le fusilier Pacot a tué un tigre qui mangeait une poule. Cartouches consommées : une.
Il fallait bien justifier les munitions employées et prouver que le fusilier Pacot ne jetait pas sa poudre aux moineaux.
Sans atteindre la taille des tigres de l’Inde, sans avoir la férocité de la panthère d’Afrique, le jaguar n’est pas un adversaire à mépriser quand il veut combattre ; mais il se décide rarement à ce parti extrême. Il prend volontiers la fuite et se laisse souvent mener comme un lièvre par des roquets qui lui aboient aux talons. Quelquefois aussi la bête de même fait brusquement tête aux chiens et alors : gare dessous, comme disent les marins.
Le jaguar craint l’homme et ne l’attaque qu’à son corps défendant. Il faut pour cela qu’il soit blessé, furieux ou affamé. Or, les bois sont tellement giboyeux que cette dernière condition se présente rarement. Le garde-manger de la bête est ordinairement bien garni et elle peut faire ses quatre repas.
Il arrive cependant quelquefois que le carnassier, par occasion, a goûté de la chair humaine. C’est un grand malheur ; car il lui trouve, à ce qu’il paraît, une saveur si délicate, que désormais son estomac méprise tout autre gibier à plume ou poil. Il est alors indispensable de débarrasser le pays d’un semblable gourmet qui considère l’homme comme une friandise de haut goût.
Les Américains du Sud appellent ce jaguar cébado. Le fameux Facundo Quiroga, surnommé lui-même le tigre des pampas, qui fut gouverneur de province et faillit devenir président de la république Argentine, Quiroga raconte comme principal épisode de sa vie aventureuse, deux heures passées à la cime d’un caroubier balancé par le vent, avec la perspective d’un cébado qui l’attendait gueule béante, accroupi au pied de l’arbre.
« C’est le seul moment de ma vie où je me souvienne d’avoir eu peur, » disait le terrible gaucho à ses officiers.
Beaucoup de gens et des plus braves auraient éprouvé la même sensation.
Disons bien vite, afin de rassurer les Européens qui voudraient se livrer aux plaisirs de la chasse dans les bois et dans les savanes de la Guyane, que le tigre cébado est une rareté dans l’espèce, et qu’en tout cas on peut se soustraire à ce péril en chassant de compagnie avec un nègre.
En effet, il est prouvé qu’entre deux hommes de couleur différente, dès qu’il s’agit de manger quelqu’un, la bête féroce choisit toujours le nègre. Est-elle plus habituée à le voir et partant plus familière avec lui ? La chair du nègre qui dégage des senteurs toutes spéciales est-elle également douée d’éléments plus savoureux ? C’est une question culinaire que les tigres n’ont pas révélée aux physiologistes.
J’ai toujours aimé les bêtes ; c’est une affection que j’avoue avec ingénuité. J’aime, surtout à bord, à m’entourer d’une ménagerie de choix. C’est la source de bien des distractions innocentes. Le navire est souvent une sorte de prison, et l’on sait ce que l’étude d’une fleur, l’amitié d’un rat ou d’une araignée peuvent apporter de bonheur à un prisonnier isolé des autres joies du monde.
Le plus important des pensionnaires auxquels j’avais accordé la table et le logement à bord de l’Alecton, était un jeune jaguar originaire de la Guyane hollandaise. Il venait à peine d’être sevré quand j’en fis l’acquisition, mais il paraît qu’il avait sucé le lait et les principes d’une mère bien farouche. Oncques ne vit caractère plus révêche. Mes mains portent écrite en longues estafilades l’histoire de nos premiers rapports. Je fis vainement des bassesses pour modifier l’amertume de nos relations. Ni mes attentions, ni mes caresses, ni mes cadeaux, rien n’y fit. Le chemin de son cœur était obstrué de broussailles ; on n’y arrivait même pas en passant par l’estomac. Mon tigre ou plutôt ma tigresse, car ce chat était une chatte, représentait la vivante image de l’ingratitude.
On dit qu’on assouplit le naturel féroce des carnassiens en les nourrissant exclusivement de viande cuite, de soupe et de pain. Je cherchai à imposer cet ordinaire à Mégère, c’est le nom que reçut ma tigresse sur les fonts du baptême ; mais Mégère professait le plus souverain mépris pour cette pitance d’anachorète ; elle serait morte de faim devant ces repas de carême. Il lui fallait de la chair saignante ; elle aimait à plonger son mufle dans du sang tiède encore, à se repaître d’une agonie, à déchirer de ses griffes des membres palpitants.
En face de la rivière l’Approuague, se trouve un rocher isolé bien connu des navigateurs, auxquels il sert de point de reconnaissance pour l’atterrissage de Cayenne. Ce roc, élevé d’une centaine de mètres, escarpé, dénudé, n’est fréquenté que par les oiseaux de mer qui y font leurs nids. On le nomme le Grand-Connétable.
Le rocher du Connétable. — Dessin de Riou d’après un croquis de M. Bouyer.
Le Grand-Connétable aurait acquis de grandes proportions et serait devenu une riche mine de guano, sans les pluies diluviennes de la Guyane qui entraînent à la mer les parties principales de ce précieux engrais. Celui que quelques crevasses ont maintenu dans les fissures du rocher a perdu sous cet incessant dissolvant ses qualités premières. Il n’en est guère resté qu’une sorte de nuance blanchâtre qu’a revêtue la pierre.
Une des distractions des navires qui passent près du Connétable est de lui envoyer un coup de canon chargé à mitraille. Cette décharge, qui fait plus de bruit que de mal, a pour résultat de faire envoler des myriades d’oiseaux de mer, qui obscurcissent l’air et assourdissent de leurs cris.
Ces oiseaux sont si nombreux que beaucoup de capitaines de commerce m’ont assuré que leur coup de canon avait toujours porté.
Ces capitaines étaient de Bordeaux.
En 1863 on forma le projet d’établir sur le Connétable un phare d’une incontestable utilité. L’Alecton eut la mission d’y conduire l’ingénieur et les ouvriers chargés d’étudier la question et de commencer le travail.
La mer déferle sur la partie nord de l’Îlet, mais la partie sud-ouest est accessible en temps ordinaire. On mouille à petite distance de terre. La déclivité du rocher paraît plus rapide qu’elle ne l’est en réalité. Nombre d’officiers et de matelots tentèrent l’ascension par divers points et y réussirent sans trop de difficulté.
Mais à mesure qu’ils gravissaient l’escarpement avec l’allure bruyante d’écoliers en récréation, ils devenaient de vrais trouble-fête pour des familles emplumées qui protestaient par leurs cris contre cette violation de leur domicile.
Aussi nos marins, dans leur envahissement indiscret, trébuchaient contre des nids, marchaient sur des œufs et écrasaient des couvées. On sait la difficulté qu’éprouvent en général les oiseaux de mer à s’enlever de terre. La fuite leur est tout d’abord interdite ; ils font quelques pas en chancelant comme des gens ivres, et ne peuvent détendre les ressorts de leurs ailes.
On commença par courir sus à ces pauvres palmipèdes, puis l’instinct sauvage de la destruction se mêlant de la partie, on en fit un grand carnage. Les cannes et les bâtons devinrent des armes pour ce massacre d’innocents, et le canot revint à bord chargé des trophées de cette victoire facile, représentés par deux paniers pleins d’œufs, et par une soixantaine d’oiseaux petits et grands, morts et vivants.
Cette capture profita peu aux chasseurs. Les œufs étaient tous couvés ; quant aux oiseaux, malgré la précaution qu’on prit de les écorcher avant de les cuire, leur chair était si coriace, elle avait un goût d’huile si prononcé, que les matelots renoncèrent à ce mets déplaisant. Or il fallait que cette chair fût bien foncièrement détestable pour être rebutée par des gastronomes qui considèrent le requin et le marsouin comme appétissant extra.
Mégere se montra moins difficile. Elle n’avait pas été oubliée dans la distribution. Sa part mesurée généreusement se composait de quatre ou cinq oiseaux qu’on mit dans sa cage en dépit de leur résistance. À la vue de cette proie vivante, un frisson voluptueux courut par tout le corps de la bête fauve ; ses pupilles se dilatèrent démesurément, elle se rua sur ses victimes et les tua les unes après les autres en broyant leurs crânes sous sa dent cruelle. Puis, les pattes posées sur ces corps palpitants, elle sembla défier de les lui ravir. À ceux qui faisaient mine d’approcher, elle répondait par un grondement si sauvage, par un rictus si formidable, par une faccia faroucha si complète, que nul n’osait s’exposer à un coup de griffe ou de dent pour le simple plaisir de plaisanter avec une bête d’un aussi mauvais caractère.
Alors Mégère se mit à dévorer son gibier, non sans prendre le soin de le plumer, ce qu’elle faisait avec des mouvements saccadés et nerveux.
Puis repue, mais non assouvie, elle s’étira avec complaisance, appuya son mufle, sur ses pattes, lécha ses ongles ensanglantés et parut se complaire dans les impressions d’un haut sensualisme, dressant parfois l’oreille aux cris lointains des oiseaux qui regagnaient pour la nuit leurs retraites si odieusement troublées dans cette journée fatale.
Le lendemain matin, la cage de Mégère était vide ; Mégère avait disparu.
L’ouvrier qui avait construit cette cage avait agi à l’imitation de certains parents qui commandent des vêtements un peu amples pour leurs enfants dans l’espoir que ces enfants grandiront. Les barreaux étaient trop espacés, et avec cette faculté qu’a la race féline de s’allonger et de s’aplatir, Mégère avait réussi à se glisser entre deux lattes de fer. On eut beau la chercher dans tous les coins du navire, elle fut introuvable. Je crus qu’elle s’était noyée et je fus peu sensible à sa perte ; ses mauvaises qualités m’effrayaient sur son avenir. Elle ne laissait pas de bons souvenirs, elle fut promptement oubliée.
Cependant l’Alecton continua sa route. Quelques jours après nous revînmes près du Connétable ; il s’agissait de reprendre des outils laissés au premier voyage. Les trois hommes envoyés à terre dans ce but, revinrent à bord tout effrayés. Ils avaient trouvé une caverne entourée de carcasses d’oiseaux et au fond de cette caverne brillaient deux yeux qui devaient appartenir à un effroyable monstre. Je n’ai tué aucune hydre de ma vie ; je n’ai accompli aucun de ces travaux qui mirent Hercule et Thésée au rang des demi-dieux, je résolus d’acquérir des droits à la reconnaissance de mes concitoyens en purgeant l’île de ce monstre inconnu.
Les officiers s’associèrent joyeusement à l’expédition. Pendant le trajet les suppositions allaient leur train. C’était peut-être un descendant du Dragon qui désola l’île de Rhodes.
Ou le fils du serpent qui arrêta l’armée de Régulus. R.… raconta l’histoire de l’Orque et de la belle Angélique exposée dans l’île d’Ebude. Il déclara qu’il lui importait peu de rencontrer l’Orque, mais qu’il délivrerait volontiers la belle Angélique. Un aspirant de marine fut du même avis.
E.*** narra l’histoire d’un lièvre enragé qui désola pendant plusieurs mois les environs d’Hyères et les bords du Gapo, et arrêta la récolte du chêne-liége.
Le docteur déclama le récit de Théramène.
Le commissaire, avec la pointe de son canif, fit des croix sur les balles de son fusil.
Toutefois, comme la Guyane est terre de monstres, qu’elle en a beaucoup de connus et quelques-uns d’inédits, comme plusieurs des suppositions pouvaient se réaliser, j’avais pris toutes les précautions exigées par la circonstance. Les fusils et les revolvers étaient bien chargés, et plusieurs matelots nous accompagnaient armés du classique sabre d’abordage.
Par surcroît de prudence, j’avais emmené deux de mes chiens, Black et Faraud. Black était un ravissant petit animal, un vrai bichon de marquise, joli comme l’Amour, mais brave comme Achille. Quant à Faraud, c’était un énorme mâtin, semi-couchant, semi-courant espèce d’enfant d’arlequin croisé de toute race, aussi bon que laid, et capable de lutter avec tous les monstres des Guyanes.
Les hommes qui nous servaient de guides dans cette expédition ne nous avaient pas trompés. À mesure que nous approchions de l’endroit signalé, nous remarquions avec surprise une énorme quantité d’oiseaux à demi dévorés qui séchaient au soleil. La bête féroce s’était conduite à la façon des Attila et des Tamerlan ; des morts marquaient son passage et jalonnaient sa route.
Enfin nous arrivons au repaire. Par suite des infiltrations pluviales, des masses granitiques éboulées avaient chevauché les unes sur les autres et formaient une sorte de grotte dont l’entrée irrégulière, tapissée de plantes épineuses, mesurait un mètre sur sa plus grande largeur. La profondeur était inconnue, mais effectivement on y voyait briller deux lueurs pareilles à des charbons ardents.
Black fut le premier qui se précipita dans cet antre sauvage ; mais il en sortit plus vite qu’il n’y était entré ; une longue balafre lui ensanglantait la poitrine et il gémissait douloureusement. Faraud entra en lice à son tour ; alors ce fut dans l’intérieur de la caverne un effroyable tumulte accompagné d’aboiements et de cris furieux. La main sur nos armes, nous attendions le moment d’agir et de prêter assistance à mon brave chien.
Tout à coup la lutte changea de théâtre. Faraud et son adversaire, enlacés l’un à l’autre vinrent tomber au milieu de nous. Alors tout fut expliqué. Ce monstre inconnu, c’était Mégère. Cramponnée aux flancs de Faraud, elle le mordait affreusement à la gorge. Le pauvre chien faisait de vains efforts pour s’en débarrasser et se roulait sur elle sans pouvoir lui faire lâcher prise.
Je ne sais ce qui serait advenu si nous ne nous en étions mêlés. Deux matelots se dépouillèrent de leurs chemises de laine et les jetèrent sur Mégère, que nous parvînmes à maîtriser, à empaqueter et à mettre dans l’impuissance de nuire. Alors nous pénétrâmes dans la grotte. Ce que la jeune tigresse avait immolé d’oiseaux était prodigieux. Elle avait tué, tué, toujours tué pour le plaisir de tuer ; elle avait bu le sang, elle avait joui de l’agonie, elle s’était fait une litière de victimes.
Je n’ose fixer le chiffre de ces victimes, tremblant de faire suspecter ma véracité d’historien. Mais jamais tête couronnée, dans ces faciles égorgements qu’on appelle chasses royales, n’a fourni un pareil chiffre à la statistique dressée par les courtisans.
Mégère fut réintégrée dans sa cage dont les barreaux avaient été doublés… Si l’on veut voir Mégère aujourd’hui, qu’on prenne le chemin de fer qui conduit à Brest : elle est visible tous les jeudis au jardin des plantes ; les étrangers peuvent obtenir une entrée de faveur. Elle a beaucoup grandi ; sa robe est mouchetée avec une rare régularité. Mais si elle est douée d’un extérieur agréable, elle est toujours restée mauvaise au moral. Je vais quelquefois lui rendre visite. Elle me reconnaît… car elle a voulu me mordre.
Un rendez-vous de chasse dans les grands bois. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.
La chasse à la Guyane se divise en deux catégories bien distinctes : la chasse en plaine ou savane, la chasse en forêt. La chasse en savane se fait au chien d’arrêt. La chasse en forêt se fait au chien courant, et même sans chien, à la manière indienne, c’est-à-dire à l’affût sous les hautes futaies (voy. p. 328).
Les savanes des grandes prairies sont ceintes d’arbres et émaillées de marécages ou pri-pris. L’hiver les inonde, l’été les dessèche. Le meilleur moment pour les aborder, c’est quand les premières pluies ont détrempé la terre, ou lorsque les rayons du soleil ont pompé le gros de l’inondation hivernale. Alors elles sont fréquentées par les bécasses, les bécassines, les râles et autres oiseaux de marais. La marche y est pénible, les herbes sont par touffes, entre lesquelles les eaux ont tracé de tortueux et humides sillons. Quelques-unes de ces savanes servent de pâturages, la plupart sont sans emploi. Elles sont, en général, fort éloignées des établissements. Ainsi, partant de Cayenne, il faut quatre heures environ par mer ou par terre pour se rendre sur le lieu de chasse. Il faut donc partir de nuit pour arriver au jour, car après dix heures du matin la chaleur devient trop accablante, et dans la Guyane les auberges brillent par leur absence. Quant aux bivouacs nocturnes, ils sont dangereux pour la santé : experto crede Roberto. Qu’il me suffise d’affirmer qu’il n’est guère de savanes sur les bords du Tonnégrande, du canal Laussat, de la Comté et des mille autres canaux qui découpent la Guyane, que je n’aie parcourues en tous sens.
Rivière de Tonnégrande, près Cayenne. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Touboulic, capitaine de frégate.
Ma première excursion m’avait affriandé. Nouveau débarqué à Cayenne, j’avais l’enthousiasme, j’avais la foi. Aujourd’hui que le souffle des déceptions a fait vaciller ce divin flambeau, il faudrait peu de chose pour le ranimer encore.
Mon canot me conduisit de l’autre côté de la rade, à la pointe Macouria, nommée aussi pointe aux Moustiques. J’y avais fait connaissance d’un compagnon de chasse. C’était le brigadier de gendarmerie. Je me présentai muni d’une lettre de recommandation de son chef d’escadron. Billet laconique, portant écrit : Bon pour un cheval. La consigne fut exécutée littéralement. Nous partîmes quatre, le brigadier, son chien, le cheval et moi.
Le chien s’appelait Coquin. Le cheval se nommait Espion. Quant au gendarme, j’ai oublié son nom.
Coquin était un excellent chien, Espion un affreux cheval. Toutefois il marchait d’un pas relevé assez rapide.
Le brigadier suivait sans perdre une semelle. C’était un Alsacien à physionomie énergique, mais pleine de douceur en dépit de sa moustache rousse. Grand, vigoureux, il offrait un vrai type de soldat, brave et loyal. Il boitait légèrement ; mais malgré cette infirmité, il ne se laissait pas distancer par Espion. On voyait qu’il avait l’habitude des longues étapes.
Au bout de deux heures nous étions arrivés. On remisa Espion chez un nègre nommé Zagala. Un quart d’heure après nous étions en chasse. Mes débuts furent brillants. Je fis coup double au premier arrêt de Coquin. Deux bécasses tuées ainsi me valurent l’estime de mon compagnon. Je continuai avec un égal succès ; les dieux étaient pour moi. Le brigadier tirait beaucoup mieux, mais je tirais plus souvent. Le résultat était à mon avantage. En trois heures de chasse nous avions abattu quinze bécasses, dix bécassines et huit râles.
La chasse ne fut interrompue que par quelques-unes de ces averses torrentielles comme il en tombe à la Guyane. Nous les recevions stoïquement, abrités par nos chapeaux ; mais après ces nuages, le soleil semblait acquérir des feux plus ardents ; à dix heures la savane devenait une fournaise. Nous fîmes une prudente retraite.
La case du nègre Zagala a la prétention d’être un rendez-vous de chasse. Quand on y apporte tout, on peut s’y procurer le reste. Si on se munit d’un hamac, d’une moustiquaire, de provisions liquides et solides, c’est une hôtellerie où rien ne manque. J’avais été heureusement prévenu et nous pûmes satisfaire notre faim et notre soif. Puis j’allumai un cigare, le brigadier bourra sa pipe et nous devisâmes familièrement.
« Par quel hasard êtes-vous venu à la Guyane ? dis-je à mon compagnon.
— Mon capitaine, j’ai la passion de la chasse, j’ai permuté dans la gendarmerie coloniale pour pouvoir chasser. Car en France cette distraction nous est interdite. Puis, voyez-vous, j’aurais été un mauvais gendarme pour les braconniers.
— Vous voulez dire un bon gendarme.
— Bon ou mauvais gendarme, j’aurais eu trop de sympathie pour les délits de chasse. Donc pour ne pas manquer au devoir, je suis passé aux colonies. Ici du moins je puis tirer un pauvre coup de fusil et n’ai pas de procès-verbal à dresser contre les délinquants.
— C’est à la guerre que vous avez été blessé ?
— Non, c’est à la chasse. Ici même, il y a un an, j’ai failli être dévoré par un serpent…
— Par un serpent !
— Je suis solidement bâti, n’est-ce pas ? Je ne crains pas un homme, j’ai fait mes preuves. Si j’avais trouvé le Rongou, je l’aurais arrêté, aussi vrai que j’avale ce verre de vin ; eh bien ! quand je pense au danger que j’ai couru, j’ai une sueur froide.
— C’était un boa, alors ?
— À ce qu’il paraît. Ils appellent ça, ici, des couleuvres. Voici la chose. Sur la droite de la savane où nous avons chassé, il y a des pri-pris remplis de canards ; mais dans le jour ces diables d’oiseaux se tiennent au milieu ; pas moyen d’y arriver, on s’y noierait dans la vase. Ce n’est qu’au petit jour qu’ils se tiennent au bord. J’avais une envie terrible de tuer un canard ; j’arrivai de grand matin près du pri-pri, j’entrai dans l’eau jusqu’au jarret, le doigt sur la gâchette, j’attendais que les premières lueurs du jour me montrassent les oiseaux que j’entendais tout autour de moi.
Tout à coup je me sentis saisir brusquement à l’épaule… Je tournai la tête et je vis, à deux pouces de mon visage, la gueule d’un énorme serpent. Un mouvement de côté me dégagea de la bête qui m’arracha un morceau de ma chemise de laine.
— Vous dûtes avoir une fière peur ?
— Je n’avais pas le temps d’avoir peur, il fallait agir. La couleuvre, après m’avoir manqué un premier coup, me ressauta dessus. Cette fois elle me prit à la cuisse. Ses dents m’entrèrent dans la chair et me causèrent une affreuse douleur ; je sentais ma cuisse serrée comme dans un étau. Je ne perdis cependant pas courage ; avec la crosse de mon fusil, je frappai tellement la tête de la couleuvre qu’elle lâcha encore prise. Elle prit alors du champ pour m’attaquer de nouveau et m’enlacer dans ses anneaux. Heureusement je ne lui en laissai pas le temps : d’une seule main, vu le peu de distance qui nous séparait, je lui lâchai mes deux coups de fusil ; elle tomba mortellement frappée. Quant à moi, je fis quelques pas et sortis du pri-pri. J’ignorais si mon ennemi était mort. Je cherchai à fuir, mais les forces me trahirent, je tombai évanoui. Combien de temps restai-je ainsi ? je l’ignore ; mais quand je revins à moi, le soleil était déjà bien haut à l’horizon. Ma blessure me faisait affreusement souffrir. Je rassemblai tout mon courage, et moitié marchant, moitié rampant, j’arrivai le soir chez Zagala. De là on me porta à l’hôpital. J’y restai six semaines, j’eus la fièvre, le délire, tout le tremblement, on faillit me couper la jambe ; finalement je guéris, mais je suis resté un peu boiteux.
— Et la couleuvre ?
— Quand je sortis de l’hôpital, je retournai au pri-pri, ; mais les fourmis et les urubus avaient déchiqueté le corps, il ne restait que l’épine dorsale. Elle avait vingt-quatre pieds de longueur.
— Quelle couleuvre ! Ne m’en contez-vous point, brigadier ? Ne l’auriez-vous pas mesurée approximativement ?
— Le passeur de la pointe m’a assuré qu’il y en avait de trente et de quarante pieds.
— Et vous n’avez pas renoncé à la chasse ?
— À la chasse aux canards : oui, et encore… La chasse, voyez-vous ; quand on a cette passion, on n’en guérit pas, c’est dans le sang. Qui a bu, boira.
— Brigadier, lui dis-je du fond du cœur, brigadier, vous avez raison. »
Un des plus grands dangers auxquels le chasseur est exposé, c’est de se perdre dans les bois. Aussi la chasse au chien courant ne se fait généralement que dans les environs des lieux habités, sur la lisière des forêts, ou sur le bord des rivières. Alors il est important de garder l’eau avec une embarcation. Le gros gibier vient presque toujours s’y faire prendre, à moins qu’il ne soit tué au lancer. Le fusil n’est alors utile que pour empêcher la bête de retourner sous bois. Dès qu’elle est à l’eau, il faut se garder de la tirer de peur de la blesser mortellement, auquel cas elle coule et on ne peut la retrouver. On doit essayer de la prendre vivante.
Suivre les chiens à travers ce réseau de buissons est chose difficile. Tout retard met le piqueur en défaut, car l’écho est infidèle, et les obstacles que rencontrent les ondes sonores faisant dévier la direction du bruit trompent le plus souvent sur la direction à prendre pour rejoindre la chasse.
Affût à la manière indienne, dans les grands bois. — Dessin de Riou d’après M. Bouyer.
Il m’est ainsi arrivé maintes fois de me diriger avec mon canot sur la voix des chiens, de faire fausse route par une erreur d’acoustique et de manquer la biche qui venait à la rivière à une lieue du point où je l’attendais.
Le gibier est fort abondant, les chiens empaument toujours quelque voie, les changes sont fréquents, mais il est impossible de les relever ; il est même préférable qu’il y ait plusieurs bêtes sur pied, on a plus de chances de tirer.
Les packs et les agoutis vont souvent se terrer dans quelque arbre creux ; alors c’est un siége à faire. Quelquefois on se sert de la hache pour détruire leur dernier asile, ou bien encore on les enfume pour les obliger à sortir et à passer par la mitraille.
Le menu gibier se fait ordinairement mener dans un espace peu étendu ; mais la biche, le tapir et le pécari prennent souvent de grands partis et piquent droit devant eux ; parfois aussi les uns et les autres font des randonnées et reviennent au lancer ; mais tout cela est sans règle fixe, et quoique la connaissance des passages soit utile, on chasse pour ainsi dire à l’aventure.
Quand après une matinée fatigante on a tué quelques agoutis, un pack ou une biche, on entonne une joyeuse fanfare, et comme l’empereur Titus, on trouve qu’on n’a pas perdu sa journée. Quant à la mort d’un tapir, c’est un événement qui fait époque et qui jette un tison au feu sacré qui anime le vainqueur.
Résumons la chasse à la Guyane : Beaucoup de fatigue, peu de résultat. Ai-je clairement fait ressortir cette vérité ? Mon plaidoyer a-t-il bien servi la cause que j’avais prise en main ? Je voulais garer contre l’attrait de la chasse le nouveau débarqué à Cayenne. N’ai-je pas fait fausse route dans mes preuves à l’appui ? Eu tout cas je vais démasquer une dernière batterie, et si l’erreur que je veux combattre résiste à cette bordée, je me déclare à bout de ressources et laisserai l’incrédule courir à sa perte. Il est prévenu, j’ai fait mon devoir. Cet argument ad hominem qui constitue ma réserve, consiste à signaler trois derniers ennemis qui gardent les territoires de chasse : le vampire, la gymnote et le serpent.
Le vampire, alias spectre, perro-volador, est une grosse chauve-souris d’un brun sombre, presque noir, un peu plus clair sous le ventre. Il est très-commun aux bois de la Guyane et suce le sang des bestiaux et des hommes endormis. Son instinct lui indique l’endroit d’où le sang s’écoule le plus facilement. C’est derrière l’oreille qu’il pique les bestiaux. C’est aussi là, ou bien encore au gros orteil qu’il s’attaque à l’homme. Pendant la succion, il ne cesse d’agiter ses ailes, dont le mouvement produit une sorte de fraîcheur qui endort la douleur. Il ne s’interrompt que pour dégorger, puis il recommence.
Une nuit, que j’avais pendu mon hamac entre deux arbres, je fus ainsi piqué par un vampire.
J’éprouvais une sensation dont je ne pouvais me rendre compte : quelque chose comme un lourd cauchemar pendant lequel il me semblait que des ailes frôlaient mon visage. Je fis un effort instinctif de résistance contre cette agression que je regardais cependant comme l’effet d’un rêve, et je cachai ma tête sous mon drap. Il paraît que l’animal s’en prit alors à mon pied qui sortait nu du hamac. Quand je me réveillai le lendemain, je m’aperçus avec étonnement que le bout du hamac était couvert de sang. Je voulus me lever et c’est alors que je sentis la douleur et la faiblesse. La blessure était presque imperceptible ; on eût dit une piqûre d’épingle. Mais je ne pouvais m’appuyer sur ce pied et je fus plusieurs jours à me remettre.
Derrière l’oreille cela serait bien autrement dangereux. On pourrait passer du sommeil à la mort : To die, to sleep, mourir, dormir.
On rencontre souvent dans les pri-pris, ruisseaux et eaux douces, la gymnote, vulgairement appelée couleuvre ou anguille électrique, qui jouit des mêmes propriétés que la torpille. La torpille est un poisson de mer, cartilagineux et aplati, semblable à la raie.
La gymnote varie entre un et deux mètres de longueur ; on assure en avoir trouvé de plus longues, mais ce sont les géants de l’espèce. Le corps de cet animal est d’un bleu de plomb. Il n’a pas d’écailles, et la peau est gluante. Une nageoire pareille à la quille d’un vaisseau lui court tout le long du ventre, depuis la tête jusqu’à la queue. Les secousses électriques que donne la gymnote sont des plus violentes. L’eau transmet le choc engourdissant, et le fluide que cette anguille dirige à volonté lui sert de défense contre ses ennemis et d’attaque contre les animaux dont elle veut faire sa proie.
On dit que la colère augmente l’intensité de ses décharges ; mais elle s’épuise et a besoin d’un certain repos pour renouveler sa provision d’électricité. C’est le moment qu’on saisit pour s’en emparer ; sa chair est fort délicate et peut se manger impunément.
J’ai vu deux de ces anguilles chez M. Eyken-Sluyters à Surinam. Un de nos amis qui les toucha du bout de sa canne faillit être renversé.
D’après Milne-Edwards, l’appareil au moyen duquel elles produisent ce singulier effet, règne tout le long du dos et de la queue. Il se compose d’une infinité de lames membraneuses se croisant et formant par leur réunion de petites cellules prismatiques remplies d’une matière gélatineuse ; le tout est traversé par de gros nerfs.
Quand on traverse les marécages et qu’on passe à portée de ces anguilles électriques, on peut être frappé et renversé, et se noyer avant d’avoir repris ses sens. C’est une preuve de plus pour démontrer l’imprudence qu’il a à s’aventurer seul dans un pays où la nature est toujours en état de guerre avec l’homme.
La Guyane renferme toutes les espèces de serpent, les plus venimeuses comme les plus inoffensives depuis le serpent corail, qui n’est parfois pas plus grand qu’un ver de terre, jusqu’au boa qui atteint d’énormes proportions.
Le serpent est partout, dans l’herbe et sous la pierre ; caché dans le tronc de l’arbre mort, pendu aux branches verdoyantes, brillant au soleil ou dérobé dans l’ombre. Avec l’habitude que l’on a de dormir fenêtres et portes ouvertes, le serpent a ses grandes et petites entrées dans les maisons. Vous pouvez l’avoir pour camarade de lit ou le trouver le matin dans vos pantoufles.
Heureusement que le nombre des reptiles venimeux est extrêmement restreint par rapport à la grande quantité de ceux qui ne le sont pas. Cependant dans le doute il est bon de ne pas s’abstenir et d’écraser quand on le peut la tête du serpent d’après les préceptes de l’Évangile.
La population restreinte répandue sur un territoire immense, le manque de publicité donnée aux accidents, le petit nombre de travailleurs employés aux cultures, tout cela réuni fait croire que le nombre des sinistres est relativement moindre qu’à la Martinique.
Il ne s’ensuit pas de là que les serpents venimeux de la Guyane le soient à un degré moindre que ceux des Antilles. Le grage de la Guyane est le trigonocéphale de la Martinique et il est tout aussi dangereux. On l’appelle grage du nom de la râpe qui sert au Manioc et dont sa peau présente les rugosités.
Le serpent grage, ou trigonocéphale de Cayenne. — Dessin de Rapine d’après une photographie.
Le serpent à sonnettes, le serpent corail, le serpent liane, le serpent perroquet, le serpent aye-aye, occupent la tête de liste parmi les plus redoutables.
Il ne faut pas croire cependant que toutes les fois qu’on est mordu par un de ces reptiles, il ne reste plus qu’à faire son acte de contrition, sans épuiser au préalable toutes les ressources de la thérapeutique.
L’intensité du virus est soumise à certaines conditions où se reconnaît l’influence des saisons, de l’état du reptile, de son âge et de ses passions. Il est des moments où les glandes distillent un poison foudroyant contre lequel toute science est impuissante. D’autres fois aussi la morsure ne présente pas un caractère aussi grave et le traitement pris à temps peut être mené à bonne fin.
Les indigènes possèdent-ils d’infaillibles spécifiques contre la piqûre des reptiles ? Les uns disent oui, les autres disent non, et des faits viennent à l’appui des deux opinions.
Un créole de mes amis me racontait comme souvenir d’enfance l’histoire d’une poule qui avait été mordue par un serpent grage. Non-seulement elle avait été mordue, mais le reptile l’avait déjà enlacée, et si bien qu’il lui avait cassé une aile. Un vieux nègre nommé Birabin, qui opérait peut-être in anima vili afin d’essayer la valeur de son remède, entreprit la guérison de la poule et y réussit. Il la sauva de ses deux blessures, dont l’une exigea l’amputation. Ce fut même un bonheur pour cette poule. En effet comme personne ne se souciait de manger un animal piqué par un serpent, elle fut indéfiniment respectée. Défendue ainsi de la broche et de la casserole, ces deux écueils de la vie des poules, la pauvre estropiée atteignit aux dernières limites de la vieillesse.
À Kourou, un transporté fut piqué par un serpent. Il fut soigné par un jeune praticien qui épuisa inutilement toute sa science. Le malade condamné par la Faculté fut livré à un nègre qui le sauva. À ce sujet le jeune esculape officiel reçut une verte réprimande d’un de ses chefs pour avoir permis à un empirique de se mêler de son service. Ô Molière, vieux philosophe, tu l’as dit : mieux vaut mourir d’après les règles que de se sauver contre les règles !
S’il y a dissidence sur l’efficacité des curatifs, la même incertitude existe sur la vertu des préservatifs. Puissants sur certaines constitutions qu’ils rendent réfractaires au virus, ils sont sans effet sur d’autres natures auxquelles ils peuvent inspirer une fatale confiance.
Ce qu’on nomme lavage pour le serpent, est une inoculation. Cette inoculation se fait aux deux chevilles et aux deux poignets. En même temps il faut boire un dégoûtant breuvage. La substance inoculée, les éléments du breuvage, secrets, mystère ! La cérémonie se fait avec étalage, mise en scène et pratiques superstitieuses. Il en résulte une fièvre ardente qui dure plusieurs jours ; mais quand vous êtes ainsi lavé, vous pouvez affronter tous les ophidiens des cinq parties du monde.
À Suzannendaal, habitation du consul de France dans la rivière de Surinam, il y avait un nègre qui se faisait une petite rente en lavant pour le serpent. Sa réputation était fort répandue. Je faillis me soumettre à son traitement, mais le breuvage me dégoûta.
Il m’a été raconté par un créole de Cayenne, qu’un de ses anciens esclaves, jeune noir robuste et bien bâti, travaillant au fossé du cimetière, trouva en terre un petit serpent corail, avec lequel il se mit à jouer. Aux observations de ses camarades, il répondit qu’il n’avait rien à craindre, qu’il était lavé pour le serpent. Il se faisait un collier avec le corail, quand celui-ci le mordit au cou et à la lèvre. Une heure après, le nègre était mort.
En regard de ce fait qu’il semblerait prouver l’impuissance de l’inoculation, j’en citerai un autre tout contraire.
Tout le monde a connu à Cayenne un individu qui se disait également lavé pour le serpent, et qui convainquit les plus incrédules, en prouvant maintes fois son invulnérabilité. Il faisait sa société habituelle des reptiles les plus venimeux et en avait toujours dans sa case. Cette particularité était sue de tous, et quand il s’absentait, il dédaignait de fermer sa porte à clef, bien certain que les voleurs respecteraient son domicile.
Il donna un jour une séance publique dans la rue du Port. Pour la somme de cent francs que rassemblèrent les assistants, il se fit mordre en divers endroits du corps par un serpent des plus redoutables, et n’éprouva aucune incommodité à la suite de ses blessures.
De tout cela que croire ?
Pensar, dudar. Penser, douter — et éviter soigneusement les serpents ; c’est le plus sûr.
Après la rivière de Cayenne et le Mahury, se trouve la rivière de Kaw, bordée de sites pittoresques dont la cascade du Rorota, en l’île de Cayenne, donne seule une idée. Excellent pour l’agriculture, le quartier de Kaw est fort malsain.
Vient ensuite l’Approuague, qui occupe le numéro trois dans les cours d’eau du pays comme largeur et comme étendue. Elle est accessible pendant une vingtaine de milles à des navires tels que l’Alecton. L’Approuague a acquis une certaine importance depuis d’exploitation des terrains aurifères. La compagnie dite de l’Approuague a obtenu du gouvernement une concession de deux cent mille hectares.
Cette monopolisation de la recherche de l’or a été, à mon avis, fatale au pays. La liberté accordée à tout chercheur d’or aurait attiré une plus grande quantité de travailleurs qui, déçus peut-être dans une poursuite peu lucrative, auraient tourné leur activité vers l’agriculture et prêté leurs bras à des industries qui chôment. Les quelques usines qui subsistent encore auraient reçu une vie nouvelle, tandis qu’elles agonisent et s’épuisent dans un suprême effort.
L’exploitation des placers a-t-elle fait la fortune d’une compagnie si généreusement dotée par le gouvernement ? c’est une question qu’il faut poser aux actionnaires. L’or existe à la Guyane, nul n’osera le contester, et on vient d’envoyer en France un échantillon du poids de trois cent-soixante grammes, valeur mille quatre-vingts francs, devant lequel l’incrédulité de saint Thomas lui-même s’avouerait vaincue.
Le précieux minerai s’obtient le plus généralement par le lavage de terrains boueux et se récolte par pépites de petite dimension. Y en a-t-il une quantité suffisante pour défrayer une grande entreprise, faire face aux dépenses, payer les gros administrateurs, solder les travailleurs et distribuer de beaux dividendes aux ayants droit ? Je me hasarderai encore moins à répondre à cette demande aujourd’hui que l’opération semble recevoir une impulsion nouvelle.
Habitations sur le canal Laussat. — Dessin de Riou d’après une photographie.
Les habitations, le Collége, Saint-Perey, la Jamaïque, sises sur les bords de la rivière, le village de Guizanbourg, bâti au confluent de l’Approuague et du Courrouaï, les habitations, la Garonne et Ramponneau dans le Courrouaï, réunissent quelques centaines de personnes et constituent toute la population fixe du quartier. Quant aux chercheurs d’or, composé hétérogène de gens de toute nation, ils finiront par former sur le vaste territoire qui leur est concédé, un petit État indépendant dont le directeur de la compagnie sera le suzerain.
En continuant de descendre la côte de la Guyane, au sortir de l’Approuague, on trouve la Montagne-d’Argent, haut mamelon isolé, qui se réunit à la grande terre par une jetée marécageuse.
La Montagne-d’Argent doit son nom à la grande quantité de bois-canon qui la couvrait. Les feuilles blanches de cet arbre, surtout à l’aube du jour, ressemblent effectivement à des lames argentées.
C’est à la Montagne-d’Argent qu’est le lieu de détention des repris de justice. C’est un pénitencier comme tous les autres ; mais la configuration des lieux lui donne un aspect plus théâtral. On dirait un décor de fond de scène ; la montagne traditionnelle avec ses rampes croisées par lesquelles les comparses, villageois, soldats ou brigands, descendent processionnellement.
La montagne-d’Argent, à l’embouchure de l’Oyapock. — Dessin de Riou d’après M. Rodolphe.
Les maisons s’étagent les unes sur les autres, et le logement du commandant surmonte le tout à une hauteur de cent cinquante mètres environ. À droite, à gauche et derrière sont les cultures, tabac et café, occupant une superficie de quelques hectares. Le café de la Montagne-d’Argent a une réputation méritée, mais la quantité des bras employés, comparée à la production, le fait revenir fort cher au gouvernement ; cette colonie agricole, non susceptible d’extension, rentre dans la catégorie des bagnes, et les transportés qui la composent trouveraient peut-être ailleurs un meilleur emploi.
L’abandon de cette position suivra de près celui de l’Oyapock, nous en sommes convaincus, et cela pour plusieurs motifs. En première ligne vient l’insalubrité de ce sommet qui, tout éventé qu’il est, se trouve soumis aux émanations délétères des marécages du Ouanari, se traduisant en fièvres intermittentes et pernicieuses.
Ce lieu a été tout aussi malheureusement choisi sous le point de vue maritime. Le clapotis presque constant de la mer rend les communications difficiles, voire même dangereuses. Le mouillage est fort mauvais pour les navires et les courants sont très-violents. Il arrive des accidents fréquents pendant qu’on transborde les vivres à terre. C’est ainsi qu’en 1862 un chalan sombra avec bagage et passagers, et si prompts que furent les secours, ils n’empêchèrent pas la mort de huit personnes.
Comme prison, les conditions sont tout aussi bien remplies que si c’était une île. L’évasion est impossible, et les malheureux qui l’ont tentée ont trouvé une affreuse mort dans les vases boueuses de l’isthme.
La Montagne-d’Argent et le cap d’Orange forment les deux limites extrêmes du vaste bassin qui donne accès dans l’Oyapock. Cette ouverture a une quinzaine de milles de largeur. Mais c’est aussi le plateau qui offre le moins de profondeur d’eau, profondeur variable entre deux et quatre mètres.
La route à suivre est irrégulière. On passe fréquemment d’une rive à l’autre et l’on cherche le chenal à travers les îles et les îlots qui obstruent le cours du fleuve.
D’un voyage à l’autre on peut suivre la marche progressive de ces îlots. Une épave végétale s’échoue sur un banc sablonneux, les racines s’y attachent, s’y implantent ; le nouvel obstacle reçoit les débris charriés par le courant ; l’île s’exhausse, s’étend et grandit ; les graines que le vent y porte, les semences que les oiseaux y déposent germent et poussent dans ce terrain fécondant ; le berceau de verdure s’élève rapide jusqu’au jour où il gêne la loi invariable du fleuve ; alors le fleuve le dépèce, l’emporte et le disperse selon cette succession éternelle de création et de destruction qui est l’ordre de la nature.
L’uniformité des autres cours d’eau de la Guyane disparaît ici et les surprises coupent la monotonie du paysage. Une sorte d’animation relative règne sur la terre et sur les eaux. L’Oyapock est le lieu de navigation de la petite escadrille indienne, dont les troncs d’arbres creusés des Tapouyes sont les vaisseaux de haut bord.
Le Haut-Oyapock, avec ses affluents, possède à peu près tous les débris des populations indiennes, éparpillées en de nombreux villages. L’esprit nomade de quelques tribus les entraîne vers les lieux habités par les blancs ; mais le plus grand nombre recule devant la civilisation avec une opiniâtreté que rien ne peut vaincre.
Aujourd’hui, à de rares exceptions, ce n’est qu’au delà du premier saut, dit saut des Grandes-Roches, que se trouvent les villages indiens, bien restreints d’effectif, si l’on croit les anciens écrivains. Quelques races même ont totalement disparu, sans laisser de leur histoire autre chose qu’un nom perdu dans un manuscrit ignoré.
La race noire a repoussé la race rouge, sans se fusionner avec elle. L’Indien méprise profondément le nègre qu’il regarde comme un vil esclave et, dans son orgueil d’homme libre, il a mieux aimé céder la place que de s’unir à ces Africains venus en intrus sur le sol de sa patrie. Il y a commerce, il y a échanges, il n’y a pas intimité.
Le premier bassin de l’Oyapock est donc occupé par les noirs presque exclusivement. L’établissement que l’on trouve tout d’abord est sur la rive gauche ; c’est l’habitation de la Gaîté, dont le propriétaire s’occupe de l’élève des bestiaux ; mais le gros de la population est fixé sur la rive droite, dont les terres hautes sont plus favorables à la culture immédiate.
Groupées ou isolées, bâties au penchant des collines, ou dérobées au fond des vallées, les cases espacées le long du fleuve égayent le panorama qui se déroule devant l’Alecton à son rapide passage.
C’est d’abord la case de la mère Lindor, une des célébrités de l’Oyapock, bonne vieille négresse, qui, affranchie dans sa jeunesse, a senti tout le bonheur de la liberté et a travaillé toute sa vie pour apporter ce bienfait au reste de sa famille. Ses dernières épargnes venaient d’être employées à ce noble usage quand le décret de 1848 est venu brutalement donner à tout esclave l’avantage que la patiente économie de la bonne femme avait procuré à quelques-uns. Aussi la mère Lindor est une réactionnaire enragée ; ses opinions politiques consistent à détester une révolution venue trop tôt ou trop tard, suivant ses idées.
La mère Lindor est en grandes relations avec la marine. Il y a échange de services réciproques. C’est une station que la tradition a consacrée. On y prend, on y dépose des passagers, plus souvent des passagères, qui vont à Cayenne ou en reviennent. Aussi, dès que le coup de sifflet d’avertissement du vapeur se fait entendre, toute la population féminine et masculine accourt au rivage ; les pirogues s’ébranlent, les interpellations se croisent et l’on salue avec force gestes, force rires, force bruit.
À dix minutes de là, c’est la paroisse de Malouet, poste militaire abandonné, agreste église surmontée d’une humble croix de branches, où quelque prêtre de passage vient dire parfois une messe qui attire tous les habitants.
Toute cette population, quoique française au premier chef, est sur le territoire neutre dont nous parlerons plus tard.
L’Alecton quitte la rive droite et se dirige vers l’autre bord qu’il range à l’honneur, c’est-à-dire de fort près. On passe devant la petite rivière du Gabaret qui doit son nom à un chef d’escadre de l’amiral d’Estrées ; on aperçoit les champs de cannes et la haute cheminée de l’usine de Saint-Georges, et bientôt le navire s’amarre au pont qui fait le prolongement d’une petite jetée en face du logement du commandant.
Deux cents transportés environ sont internés à Saint-Georges.
Le climat est si mauvais pour les Blancs, que la plupart des détenus sont choisis parmi les Noirs. On a même fait en sorte d’étendre cette mesure aux fonctionnaires libres. Aussi, médecin, administrateur, agents divers, jusqu’au commandant lui-même, sont des hommes de couleur. Malheureusement on n’a pu faire de même pour la garnison et pour la gendarmerie qu’il faut remplacer souvent, et le terrible ravage fait en un ou deux mois dans leur constitution prouve de reste l’insalubrité du pays.
Avec un contingent de nègres provenant de nos colonies, il était naturel d’exploiter la culture de la canne à sucre qui leur était familière. Aussi on a installé une usine et l’on y fait d’excellent tafia qui est consommé dans le service pénitentiaire. À l’usine à tafia on a adjoint une scierie mécanique. La même machine les met en mouvement. Cette scierie permet de débiter en planches les bois du fleuve.
Une sorte d’argile blanchâtre forme le sol de la rive gauche ; favorable au début, cette espèce de terrain épuise vite son suc nutritif et a besoin d’être corrigée par des engrais animaux ; mais ce n’est pas cette considération secondaire qui a fait abandonner peu à peu Saint-Georges. La question humanitaire était bien autrement sérieuse, et, décrété en principe dès 1863, l’abandon définitif a été exécuté en 1864. La colonie pénitentiaire sera convertie en une ferme pour laquelle on aura peine à trouver acquéreur.
Les navires peuvent remonter à quelques milles au delà de Saint-Georges, en profitant de la marée qui se fait encore sentir jusqu’au premier saut, sinon par le courant, du moins par la crue de l’eau. Cependant les débris du vapeur de guerre l’Éridan sont là pour démontrer le danger de cette navigation inutile et sans but, et depuis cet accident les navires se bornent à Saint-Georges.
Le saut des Grandes-Roches non loin de Saint-Paul, est des plus curieux et mérite plus d’une visite. On ne regrette pas les trois heures de canotage qui le séparent de Saint-Georges.
Au pied du saut se trouve une petite île à demi noyée, où sous l’ombrage de quelques manguiers on est aux premières loges pour contempler un splendide spectacle.
La cascade n’a pas les proportions grandioses des chutes du Niagara ; elle n’a que trente pieds de hauteur et se subdivise en trois chutes. Mais ces ondes tumultueuses qui, sur une largeur d’un mille, bouillonnent à travers les roches chevelues, ces îles verdoyantes, ces arbres géants qui surgissent du torrent, ce désordre de la nature, cette puissance de séve qui déborde et mêle à l’écume, tiges, troncs, feuilles et branches, tout cela forme une scène qui laisse au cœur une sorte d’admiration respectueuse pour l’organisateur de toutes ces magnificences.
Il m’a été donné de contempler ce spectacle dans un moment où il avait revêtu un caractère plus émouvant encore.
C’était pendant l’hivernage. Les eaux grossies outre mesure se ruaient avec colère parmi les rochers ; La pluie tombait sans relâche ; l’orage grondait. Le bruit de la foudre mêlait sa grande voix au bruit du torrent. À travers le brouillard, apparaissaient les fantastiques silhouettes des arbres, l’écume aux franges d’argent venait s’abattre à nos pieds. Tous les éléments semblaient déchaînés comme au jour du déluge, comme dans le chaos.
Avant le saut des Grandes-Roches se trouve la petite île de Casfésoca, élevée de quelques centimètres au-dessus du niveau des eaux.
Cette île a fourni juste assez d’espace pour bâtir une tour et une maison. La tour est une fortification singulière, créée dans le but de s’opposer aux invasions des nègres Bonis qui, du Maroni, étaient descendus dans l’Oyapock. Les Indiens attaqués avaient demandé notre secours, et notre esprit guerrier avait saisi l’occasion de jouer au soldat. La tour n’a qu’une porte-fenêtre placée au premier étage ; on y arrive par une échelle. Le rez-de-chaussée n’a que des meurtrières. Une sorte de cheminée sort du toit de l’édifice, c’est le minaret de la mosquée, le lieu d’observation du guetteur, la guérite du factionnaire chargé comme la sœur Anne d’explorer l’horizon et de voir venir.
Il s’est passé dans ce petit coin de terre un sombre drame que je ne veux pas raconter. Nous n’y eûmes pas un beau rôle. Il est triste d’avouer que dans beaucoup de relations entre sauvages, gens civilisés et chrétiens, la loyauté n’est pas toujours de notre côté.
Aujourd’hui la tour est occupée par une vingtaine de transportés qui exploitent les bois des environs. La case sert de logement au surveillant. À tout seigneur, tout honneur.
Les caïmans à l’île de Casfésoca. — Dessin de Riou d’après une aquarelle de M. Bouyer.
L’île, la tour, la maison, les vingt transportés et le surveillant ont été attaqués dernièrement par deux effroyables caïmans. Les assiégés n’eurent pas trop des ressources de l’artillerie moderne pour repousser les assaillants, mais enfin force est restée à la loi. Un des deux monstres a péri sur place et fait aujourd’hui la plus belle pièce du musée de Grenoble. La compagne du colossal saurien a disparu, tachant la mer de son sang et faisant tort de sa dépouille aux naturalistes.
(La fin à la prochaine livraison.)
- ↑ Suite. — Voy. pages 278, 287 et 305.