Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 31

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 256-263).

CHAPITRE XXXI.


Expédition pour retrouver le comte.


Le jour parut, et une ou deux heures se passèrent sans aucune nouvelle du comte. Nous commencions à être sérieusement inquiets de lui ; car n’ayant point de boussole, et aucun point sur lequel il pût se guider, il pouvait être égaré bien loin du camp. On perd souvent ainsi des traîneurs pendant plusieurs jours ; mais son cas était plus fâcheux, à cause de sa complète inexpérience. D’ailleurs, il n’avait point de provisions, et pouvait tomber dans les mains de quelque parti de sauvages.

Aussitôt que nos gens eurent déjeuné, nous organisâmes une levée de volontaires pour faire une croisade sur la prairie, à la recherche du comte. Une douzaine de cavaliers, montés sur les chevaux les meilleurs et les plus frais, et armés de fusils, furent prêts en un moment ; et nos métis se joignirent à eux avec zèle, aussi bien que notre demi-Français. M. L. et moi, nous nous mimes à la tête de la troupe y afin de la conduire sur le site de notre dernière chasse, où nous avions été séparés du comte, et tous ensemble nous nous avançâmes sur la prairie. Une course d’un ou deux milles nous mena où gisaient les corps des buffles que nous avions tués. Une légion de corbeaux se gorgeaient déjà sur ces carcasses. À notre approche, ils s’éloignèrent à regret, et s’arrêtant à la distance d’une centaine de toises, ils regardaient la proie d’un œil avide, attendant notre départ pour recommencer leur festin.

Je conduisis Antoine et Beatte a l’endroit où le jeune comte avait continué seul la poursuite. C’était mettre des lévriers sur une piste. Ils distinguèrent sur-le-champ les traces de son cheval au milieu des empreintes profondes des pieds de buffle, et coururent presqu’en droite ligne à plus d’un mille, où le troupeau s’était divisé çà et là, sur une pelouse. Ici les traces du cheval se croisaient, allaient en sens divers. Nos métis étaient comme des chiens en défaut. Tandis que nous étions rassemblés autour d’eux, en attendant qu’ils se fussent reconnus dans ce labyrinthe, Beatte poussa tout à coup un de ses cris ou plutôt de ses aboiemens indiens, et nous montra une colline éloignée. En regardant attentivement, nous distinguâmes un homme à cheval sur le sommet de cette hauteur. « C’est le comte ! » s’écria Beatte ; et il s’élança au galop dans cette direction, suivi de toute la compagnie. Peu d’instans après, il arrêta son cheval. Un autre cavalier avait paru sur le front de la colline. Cela changeait complètement le cas. Le comte était seul lorsqu’il s’était égaré, et il ne manquait personne au camp. Si l’un de ces cavaliers était en effet notre ami, l’autre devait être un Indien, et probablement un Pawnie. Peut-être tous deux appartenaient-ils à quelque parti de sauvages, dont ils étaient les espions. Pendant que nous faisions à la hâte ces diverses suppositions, les deux figures se glissèrent le long de la montagne, et nous les perdîmes de vue. Un de nos rôdeurs suggéra l’idée qu’ils pouvaient faire partie d’une horde de Pawnies cachés derrière la colline, et dans les mains desquels le comte était peut-être tombé. Cette idée produisit un effet électrique sur la petite troupe. À l’instant, tous les chevaux furent mis en plein galop, les métis courant en avant, et les jeunes cavaliers jetant des cris de joie en pensant qu’ils allaient se mesurer avec les Indiens. Une course désespérée nous mena au pied de la colline, et nous fit voir notre méprise. Au fond d’un ravin, nous aperçûmes les deux hommes, debout, près d’un buffle qu’ils avaient tué. C’étaient deux de nos cavaliers, qui étaient sortis du camp un peu avant nous sans être remarqués, et qui étaient arrivés là en ligne directe, tandis que nous avions fait un circuit dans la prairie.

Cet épisode ainsi terminé, et l’excitation soudaine qu’il avait produite étant refroidie, nous retournâmes lentement sur nos pas vers la prairie. Il fallut un peu de temps et de peine à nos métis pour retrouver les traces du comte. Ayant enfin réussi à les discerner, ils les suivirent dans toutes leurs allées et venues, jusqu’à une place où elles n’étaient plus mêlées avec les empreintes des buffles, mais se dirigeaient çà et là sur la prairie, toujours dans une direction opposée au camp. Ici le comte avait sans doute abandonné sa chasse, et cherché son chemin pour retourner au campement ; mais les ombres de la nuit, en s’épaississant autour de lui, l’avaient empêché de se reconnaître.

Dans cette recherche, nos métis déployèrent cette promptitude, cette finesse de coup d’œil qui distingue les Indiens. Beatte surtout était comparable à un excellent chien de chasse, vieilli dans son métier. Quelquefois il trottait, les yeux fixés sur la terre, un peu en avant de la tête de son cheval, discernant parmi les herbes des empreintes invisibles pour moi, excepté en y regardant de très près et avec une minutieuse attention. D’autres fois, il ralentissait le pas en fixant ses regards sur une place où rien n’était apparent ; alors il descendait, menait son cheval par la bride, et s’avançait doucement, le visage incliné vers la terre, saisissant de loin à loin des indications de la plus vague espèce. En certaines places, où le sol était dur et les herbes sèches, il perdait complètement la piste, et allait et venait en avant, en arrière, à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il eût un nouveau point de départ. S’il ne réussissait pas à en trouver un, il examinait les bords des ruisseaux voisins, ou les fonds de sable des ravins, dans l’espoir de reconnaître l’endroit où le comte les avait traversés. Quand il avait découvert la trace, il remontait à cheval, et recommençait sa course. Enfin, après avoir passé un ruisseau sur les rives croulantes duquel les fers d’un cheval étaient profondément marqués, nous arrivâmes à une prairie élevée et desséchée, sur laquelle nos métis furent complètement dépistés. Pas une empreinte de pieds ne pouvait y être distinguée dans aucune direction, et Beatte, s’arrêtant tout à coup, hocha la tête d’un air tout-à-fait découragé.

En ce moment, une petite troupe de daims se leva d’un ravin adjacent, et vint à nous en bondissant. Beatte sauta en bas de son cheval, mit son fusil en joue, et blessa légèrement un de ces animaux. Le bruit du fusil fut immédiatement suivi d’un cri éloigné. Nous regardâmes autour de nous, et ne vîmes rien. Un autre cri plus rapproché se fit entendre ; enfin nous discernâmes un homme à cheval qui sortait d’une ligne de forêt. Un seul coup d’œil nous fit reconnaître le jeune comte. Des acclamations, une course générale s’ensuivirent. C’était à qui arriverait le plus tôt pour le féliciter. La rencontre fut joyeuse de part et d’autre. De notre côté, l’anxiété avait été grande, à cause de sa jeunesse et de son inexpérience ; et quant à lui, malgré son amour pour les aventures, il paraissait heureux de se retrouver avec ses amis.

Comme nous le supposions, il avait fait fausse route le soir précédent, et se trouvant égaré dans l’obscurité, il avait songé à bivouaquer. La nuit était froide ; mais il n’osa pas faire de feu, de crainte d’attirer quelque parti de maraudeurs indiens. Il attacha les jambes de son cheval avec son mouchoir, et le laissant paître sur la prairie, il grimpa dans un arbre, posa solidement sa selle entre les branches, et s’appuyant contre le tronc, il se préparait à passer une nuit inquiète, de temps en temps régalé par les hurlemens des loups. Il fut agréablement trompé dans son attente ; car la fatigue de la journée lui procura un sommeil profond ; il fit des rêves délicieux sur son pays natal, et ne s’éveilla qu’au grand jour.

Alors il descendit de son perchoir, monta à cheval, et courut le long de la crête d’une colline, d’où il aperçut une immense solitude, sans chemin tracé, s’étendant autour de lui dans toutes les directions. Cependant, à une distance peu considérable, il vit la grande Canadienne, qui serpentait entre des ceintures de forêts. La vue de cette rivière lui donna l’idée consolante que s’il ne retrouvait pas le camp, et si aucun de nous ne parvenait à le retrouver lui-même, il suivrait ce courant, qui le conduirait à quelque poste de la frontière ou à quelque hameau indien. Ainsi se terminèrent les événemens de notre hasardeuse chasse aux buffles.