Voyage de M. Möllhausen/03

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Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 1 (p. 369-384).
Troisième livraison


VOYAGE DE M. MÖLLHAUSEN,


DU MISSISSIPI AUX CÔTES DE L’OCÉAN PACIFIQUE.[1]


1853-1854
Une forêt pétrifiée. — Les montagnes de San Francisco. — Les Apaches. — La rivière des Cèdres. — La rivière des Perdrix. Indiens Tontos. — Le cereus gigantesque.


Dans la vallée du Rio Secco, où l’expédition arriva le 2 décembre 1853, on voit une Forêt pétrifiée. « De loin, on eût dit des masses de bois apportées par les eaux, ou bien une forêt, dont les souches auraient été abattues pour le défrichement du sol. Des arbres gisaient à terre, entre lesquels quelques troncs étaient encore debout. Plusieurs avaient une longueur de 20 mètres avec un diamètre proportionné ; ils paraissaient sciés en blocs réguliers ; non loin de là, on remarquait un amas de copeaux et de branches brisées. Ce sont des arbres fossiles, mis à nu par les eaux et qui se sont brisés par leur propre poids en blocs réguliers d’une longueur de 0m,34c à 1 mètre. Les plus gros ont 1m,67c de diamètre. Quelques-uns étaient creux ; beaucoup semblaient à moitié brûlés et avaient une couleur sombre qui permettait pourtant de distinguer l’écorce, les fentes et les anneaux du bois. Quelques blocs montraient les plus belles teintes de l’agate et du jaspe rouge ; d’autres, sous l’influence de la température, s’étaient émiettés en petits morceaux, qui, taillés et montés, feraient de très-jolis bijoux ; d’autres enfin avaient conservé la couleur du bois : on croyait voir des poutres de sapin pourri, et il fallait les toucher pour se convaincre de la pétrification. Quand on les heurtait, ils se brisaient en morceaux pareils à des copeaux.

« Nous en recueillîmes plusieurs échantillons, en regrettant de ne pouvoir emporter des blocs d’une grande dimension. Nous cherchâmes en vain des empreintes d’herbes et de plantes ; les seules choses que nous trouvâmes, outre les blocs de bois, furent des débris de fougères que nous primes d’abord pour des bois de cerf brisés. »

Les voyageurs campèrent, pour la première fois, sur les bords du Colorado Chiquito, dans les premiers jours de décembre. C’est une petite rivière, mais ses eaux sont rapides et abondantes. Elle sort de la chaîne nord de la Sierra Mogoyon, coule vers le nord-est ; reçoit les petites rivières Dry et Burnt Fork ; mais, à cet endroit, elle se détourne vers le nord-ouest, se réunit au Zuñi et au Puerco (34° 53’ de lat. nord et 110° de long. ouest de Greenwich), et va enfin se jeter dans le Rio Colorado de l’ouest.

Sur les bords de cette rivière, au sommet d’une colline, se trouvent des mines semblables à celles que nous avons déjà décrites ; et à quelques jours de marche de cet endroit, à l’ouest, sur la même rivière, mais près de son embouchure, le capitaine Sitgreaves a visité d’autres ruines, au sujet desquelles il a adressé un rapport au gouvernement des États-Unis. Ici M. Möllhausen revient sur son idée, à savoir qu’une migration continue a été l’unique cause de l’abandon de ces villes ; que les tribus ont quitté la vallée du Colorado Chiquito, « quand elles ont appris que plus au sud, près du Gila, et à Chihuahua, il y avait des vallées plus étendues, et un sol plus fertile ; et là, elles ont bâti les Casas Grandes, qu’elles abandonnèrent également, dès qu’elles eurent connaissance des pays fortunés qui existaient plus loin au midi. » L’auteur compare les ruines qu’il a visitées depuis le commencement de son voyage avec les Casas Grandes sur le Rio Gila, sur le Rio Salinas, et à Chihuahua, d’après la description qu’en a donnée Bartlett, et il en conclut qu’elles proviennent d’un seul et même peuple.

La saison s’avançait ; la neige commençait à tomber, et l’on entrait dans la région des volcans. Le vent du nord faisait tourbillonner la poussière de lave. Les voyageurs découvrirent un ravin, dont le flanc était un mur de lave refroidie, sillonné de crevasses.

« Les sauvages s’y étaient à peu de frais construit un abri, triste abri à la vérité, mais assez bon pour des Indiens aussi misérables que les Tontos et les Yampays. Le sol était recouvert de terre fortement tassée pour rendre les pointes de lave moins saillantes et permettre aux hommes nus de s’étendre à leur aise ; des murs en terre assez minces divisaient l’espace en petites chambres communiquant entre elles par des ouvertures aussi étroites que les portes et ne laissant passer qu’une personne à la fois : le souterrain ne paraissait pas avoir été habité depuis longtemps, car nous n’y trouvâmes aucune trace du séjour des indigènes ; mais ces Indiens ont si peu d’objets mobiliers, et le peu qu’ils possèdent leur est si nécessaire, qu’ils ne doivent jamais perdre ou oublier la plus petite bagatelle. Les cavernes ne sont probablement habitées que pendant l’été, et, à l’approche de l’hiver, très-rigoureux dans ces contrées, ils descendent dans les vallées où ils se garantissent mieux du froid. »

La fête de Noël fut célébrée par des libations de punch en rase campagne sous un froid de 7° Réaumur, vis-à-vis les montagnes San Francisco (voy. p. 365) ; le lendemain 26, « nous aperçûmes la chaîne dans toute sa majesté ; il y avait encore une distance de 10 milles jusqu’à la base, mais nous pouvions parfaitement en distinguer la structure ; quatre cimes principales couvertes d’une neige éblouissante dominaient toute la chaîne. D’autres montagnes s’y appuyaient, à la vérité, et paraissaient liées avec elles ou du moins en être issues ; mais elles ne servaient qu’à compléter le caractère de ces anciens volcans, qu’on ne pouvait méconnaître, quand même on n’eût pas été prévenu de leur voisinage par la marche des jours précédents à travers un sol volcanique. Des torrents de laves s’étaient creusé un lit profond ; c’étaient maintenant des ravins boisés serpentant sur les flancs de la montagne, depuis le sommet jusqu’à la base, et s’élargissant à mesure que de petits ruisseaux latéraux venaient y déboucher. Des forêts de pins et de cèdres montaient jusqu’à mi-côte ; là, le bois s’éclaircissait, puis la végétation cessait tout à fait, et plus d’un tiers de la hauteur était enveloppé d’une neige immaculée où les inégalités du sol et les fissures se détachaient comme des ombres légères. » Des troupes d’antilopes et de cerfs à queue noire parcourent ces forêts, mais l’animal le plus curieux est une espèce particulière d’écureuil (sciurus dorsalis S. Abertii) connue seulement depuis peu de temps ; sa longueur est de 0m,648, depuis la pointe du museau jusqu’à l’extrémité de la queue ; il a des oreilles larges, presque rondes, poilues à l’intérieur et à l’extérieur, et plus encore aux extrémités ; sa couleur est gris sombre, à l’exception d’une raie sur le dos et sur le derrière des oreilles, laquelle est d’un beau brun foncé. Une ligne noire sur le flanc forme la démarcation entre la teinte du dos et celle du ventre, qui est blanche ; le dessous de la queue est également blanc, le dessus est gris avec de longs poils blancs très-saillants. »

Le 27, on faisait halte à la source Leroux (ainsi nommée d’après le guide qui l’avait découverte). C’était le point le plus élevé depuis le passage de la Sierra Madre ; il est a 2490 mètres au-dessus du niveau de la mer. Depuis le fort Smith, on avait parcouru 1239 milles, et depuis Albuquerque 405.

L’année 1854 s’annonça par le froid le plus intense. Pour se procurer un peu de chaleur, les voyageurs étaient obligés de rouler dans le feu des blocs de lave qu’ils laissaient la nuit dans leurs tentes, ayant remarqué que ces scories se refroidissaient moins vite que d’autres pierres. Le mont Sitgreaves (ainsi appelé d’après le capitaine américain de ce nom) avec son cortége de collines, cacha pendant quelque temps la perspective des montagnes San Francisco, au nord. Au sud-ouest, se montraient distinctement les monts Bill Williams, groupe d’anciens volcans, couverts aujourd’hui de pins et de cèdres ; de l’est à l’ouest s’étendait une autre chaîne peu élevée. Au pied du mont Sitgreaves, on découvrit un petit étang, auquel on donna le nom de New year’s spring, en l’honneur du 1er  janvier, bien qu’on fût au 2. Sur la glace de l’étang, on voyait de nombreuses traces d’ours gris ; on gravit les collines voisines pour les chasser ; mais ces animaux, n’ayant plus d’eau, avaient quitté en nombre considérable leur séjour de prédilection, car ils y trouvent en grande quantité les fruits du cèdre dont ils sont très-friands. Ils étaient partis à regret ; la glace portait encore la marque des efforts qu’ils avaient tentés pour en briser la croûte épaisse ; en désespoir de cause, ils avaient abandonné la place ; on lisait sur la neige leur manière de voyager à la file, chacun posant soigneusement la patte dans l’empreinte qu’a laissée la patte de celui qui précède.

Les indigènes des montagnes de San Francisco sont : les Cosninos et les Yampays, de la famille des Apaches, placés au dernier rang de l’échelle sociale. « Comme les Apaches, ils sont pillards, farouches et défiants ; on n’est jamais parvenu à former des relations avec eux ; la vue d’un blanc leur cause de l’effroi ; cependant ils suivent les caravanes pour tuer, de leur cachette, les hommes et les animaux. S’ils avaient des objets précieux capables de tenter l’avidité des blancs, il est probable qu’on aurait renouvelé les tentatives pour les civiliser et qu’on eût réussi ; mais ils présentent l’image de la plus hideuse pauvreté et ne se distinguent des bêtes sauvages que par la parole ; ils sont laids et difformes, ce qui n’étonne nullement quand on songe à leur manière de se nourrir. Les baies des cèdres, les fruits d’une espèce de pin (pinus edulis), le gazon et la racine de l’agave mexicaine, tels sont leurs moyens de subsistance ; ils aimeraient bien la viande, mais étant de mauvais chasseurs, bien que leur pays abonde en gibier, ils n’en mangent que lorsqu’ils la volent aux habitants du Nouveau-Mexique ou aux chasseurs en marche. »

Le 9 janvier, on traversa la rivière de la Lave (Lava Creek), à 10 milles au nord des monts Bill Williams ; là, tout annonce les bouleversements et les convulsions de la nature. Le point qui mérite ensuite d’être mentionné est la rivière des Cèdres (Cedar Creek) qui n’a d’eau que pendant la saison pluvieuse ; son lit assez large est abondamment couvert de cèdres. À partir de cet endroit, le terrain commence subitement à baisser de 61 mètres par mille anglais. Toujours en descendant (13m,66 par mille), on atteint les bords d’une rivière qui après beaucoup de détours se dirige vers le sud-ouest.

« Nous la prîmes d’abord pour le Bill Williams qui, sorti des montagnes de ce nom, se rend au grand Colorado. Nous reconnûmes plus tard notre erreur, et ce cours d’eau fut baptisé par nous rivière des Perdrix (Partridge Creek), à cause du grand nombre de ces oiseaux qui animent les bords escarpés du ruisseau, et dont la tête est ornée d’un magnifique plumet. Au reste, il n’était pas facile de se convaincre de l’identité d’une rivière dont on ne connaît que l’embouchure, et dont la source est supposée située dans les monts Bill Williams ; tous les autres renseignements relatifs à ce cours d’eau se bornent aux récits et aux témoignages d’un trappeur nommée Bill Williams qui, descendant le grand Colorado, découvrit, près des villages Mohaves, l’embouchure d’une rivière qu’il remonta dans le but de prendre des castors. Il parvint ainsi dans le voisinage d’une chaîne à laquelle les chasseurs du Farwest ont donné son nom ainsi qu’à la rivière, nom qui depuis a été transporté sur les cartes modernes. Il sera provisoirement assez difficile de déterminer exactement la position géographique du Bill Williams. Les rives du Partridge Creek sont hautes et escarpées. »

La perdrix, qui vole par centaines dans cette solitude, a été nommée callipepla californica (gould), et callipepla squamata quand les plumes de la crête sont longues et pointues ; elle a la grosseur d’un pigeon domestique, ses plumes sont d’une belle teinte brune et grise ; ce qu’elle a de plus remarquable, c’est une aigrette de 0m,22 de long, large du haut, pointue en bas, bien fournie, que l’oiseau ramène en avant, penchée vers le bec, quand il fuit à tire-d’aile ou qu’il est effrayé, mais que le reste du temps il porte en arrière. Outre ces perdrix, d’un goût savoureux, on trouve aussi de grands loups gris (canis Lupus L., var. griseus Richardson).

Ici, les animaux et les végétaux sont bien supérieurs à l’homme, comme le lecteur en jugera par ce portrait des Tontos : « On ne peut concevoir des figures et des physionomies plus repoussantes ; nous avions sous les yeux un jeune homme et un vieillard, tous deux de taille moyenne, de forte structure ; grosse tête, front proéminent, pommettes saillantes, gros nez, bouche lippue et petits yeux à peine fendus qui jetaient des regards effarés, comme feraient des loups pris au piége. Leur teint était beaucoup plus foncé que je ne l’avais encore vu chez les Indiens ; leurs cheveux pendaient en désordre, ils portaient aussi la queue indienne, nouée avec des morceaux d’étoffe et de cuir. Le plus jeune avait des mocassins déchirés, des leggins et une espèce de jaquette en coton ; l’autre était vêtu d’une couverture navahoe en lambeaux, qu’il avait assujettie à l’aide d’épines ; rien pour protéger ses pieds contre les pierres et les ronces du cactus, rien que les callosités dont ses jambes étaient couvertes. Leurs armes consistaient en un arc de cinq pieds de long et des flèches de trois pieds, munies de pointes en pierre. Vainement on essaya de leur arracher quelques détails sur la nature de leur pays… »

Le cereus gigantesque. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations, etc.

On avait rencontré ces hideux sauvages près d’un défilé, auquel les voyageurs donnèrent le nom de Cactus Pass, à cause des plantes de ce genre qui s’y trouvent en foule. Parmi ces arbres se distingue surtout le cereus giganteus. Ce roi des cactus est connu en Californie et dans le Nouveau-Mexique sous le nom de pétahaya. Les missionnaires, qui visitèrent, il y a plus d’un siècle, le Colorado et le Gila, parlent des fruits du pétahaya, dont se nourrissent les indigènes, et s’extasient, comme l’ont fait plus tard les chasseurs de pelleteries, sur cette plante merveilleuse, qui a des branches et peu de feuilles, qui acquiert une grosseur considérable et une hauteur de 20 mètres quelquefois. Nous côtoyâmes, pendant notre voyage, la limite septentrionale de cette espèce particulière de cactus, qui s’étend au midi par delà les rives du Gila ; on la rencontre aussi dans l’État de Sonora, au sud de la Californie. Les déserts les plus sauvages et les plus incultes paraissent être la patrie de cette plante qui trouve moyen de pousser des racines entre les pierres et les rochers, là où vous n’apercevez qu’un atome de terre, et qui parvient pourtant à une hauteur surprenante. Ces cactus varient de forme suivant leur âge. La forme la plus ordinaire est celle d’une énorme massue dont la pointe est tournée en bas et dont l’extrémité supérieure a une circonférence double. Tels sont les cactus de 0m,64 à 2 mètres ; mais le diamètre tend à s’égaliser quand les plantes poussent en hauteur ; ainsi, à 8m,324, c’est une colonne régulière qui commence à pousser des rameaux. Des branches sphériques sortent du tronc, se recourbent en se prolongeant et s’élèvent alors à quelque distance et parallèlement avec lui, en sorte qu’un cactus à plusieurs rameaux ressemble exactement à un candélabre gigantesque, d’autant plus que ses branches sont symétriques. Le diamètre du tronc principal est quelquefois de 0m,80, mais le plus ordinairement la grosseur est de 0m,48. La hauteur varie ; les plus élevés que nous rencontrâmes près du Bill Williams, mesuraient 12 à 13 mètres ; sur le Gila, plus au sud, ils s’élèvent jusqu’à vingt. Quand on voit ces hautes tiges se dresser à la pointe extrême d’un roc, on ne conçoit pas qu’elles puissent résister à l’ouragan ; mais elles doivent leur solidité à un système de côtes circulaires placées à l’intérieur de l’enveloppe charnue du haut en bas de la plante, ayant 0m,026 à 0m,039 de diamètre et aussi dures que le bois du cactus. Quand la plante meurt, la chair tombe pièce à pièce des fibres du bois, le squelette gigantesque reste ainsi debout plusieurs années, jusqu’à ce qu’il périsse tout à fait. Le tronc et les branches sont garnis, dans toute leur longueur, de cannelures régulières, placées à égale distance ; les fibres intermédiaires ont une direction perpendiculaire, ce qui donne à l’écorce du cactus une vague ressemblance avec un orgue d’église. Les arêtes du cereus sont armées de pointes grises, symétriquement espacées, entre lesquelles brille la teinte vert clair de la plante. De grosses fleurs blanches ornent, en mai ou juin, l’extrémité des branches et du tronc ; aux mois de juillet et d’août, des fruits savoureux les remplacent. Les Indiens récoltent ces fruits ; c’est un de leurs mets favoris ; ils s’en servent pour faire une espèce de sirop.


Le Rio-Colorado. — Les Chimehwhuebes, les Cutchapas et les Pah-Utahs. — Échanges. — Armes des Cutchanas. — Les Four Creeks. — Sotte brutalité d’un marchand.

Le 19 février, jour dont chacun de nous se souviendra, dit l’auteur, on fut en vue du Rio Colorado. Aussitôt les fatigues sont oubliées, et chacun de saluer le fleuve large et majestueux. On n’est pas longtemps sans rencontrer des indigènes : « C’étaient quatre jeunes hommes grands et bien bâtis ; on pouvait d’autant mieux admirer leur puissante structure et la parfaite harmonie de leurs membres, que, sauf un petit tablier blanc, ils ne portaient aucum vêtement et même aucune chaussure. Ils n’avaient pas d’armes, ce qui témoignait de leurs dispositions amicales ; ils furent traités en conséquence. Leur teint était d’une couleur rouge foncé ; tous les quatre avaient le visage peint de la même manière, c’est-à-dire d’un noir de charbon avec une raie qui du front descendait sur le nez, la bouche et le menton. C’est, du reste, l’ornement favori, presque général, parmi ces indigènes ; leur épaisse chevelure noire pendait sur le dos, coupée grossièrement, divisée en tresses retenues par de l’argile mouillée qu’on laisse ensuite sécher, usage que je remarquai plus tard chez tous les individus mâles de la vallée de Colorado. Ils portaient autour des reins une ceinture, ou plutôt un cordon en écorce d’arbre, auquel tenait une bande d’étoffe qui par devant descendait au genou et derrière pendait presque jusqu’à terre. C’est sans doute le signe distinctif de ces tribus ; car tous ceux que j’eus l’occasion de remarquer attachaient beaucoup d’importance à toujours mettre cette queue en évidence. L’un d’eux, que nous gratifiâmes d’un pantalon, fut très-chagrin en s’apercevant que ce vêtement cachait sa queue ; après quelques minutes de réflexion, il fit un trou dans son pantalon et s’en alla tout joyeux de son invention. Nos hôtes portaient à leur ceinture des rats, de grands lézards, qu’ils voulaient rôtir à notre feu pour les manger ; mais nous les achetâmes pour notre collection d’histoire naturelle, en leur donnant en échange de la viande de mouton. L’empreinte des pas, marquée sur la terre molle de la vallée, nous avait déjà frappés à cause du grand écartement des doigts de pied ; en voyant les indigènes et en les examinant de près, nous fûmes surpris de cette conformation et de l’absence presque totale d’ongles ; cela vient sans doute de l’habitude qu’ils ont depuis l’enfance de barboter dans les terrains marécageux d’une vallée souvent inondée par le Colorado…

Vue du Rio Colorado. — Dessin de Doré d’après les Reports of explorations, etc.

« Ces Indiens appartenaient aux trois tribus des Chimehwhuebes, Cutchanas et des Pah-Utahs, qui se ressemblent sous le rapport physique. Nous ne nous lassions pas d’admirer leur belle stature ; chez eux, un homme au-dessous de six pieds est une rareté. Ce qui nous frappait surtout, c’était la différence entre les Yampays et les Tontos, montagnards carnivores, et les habitants de la vallée du Colorado, qui se nourrissent de végétaux. Les premiers, comme nous l’avons dit, sont petits, laids, leur physionomie est sournoise et repoussante ; les seconds, au contraire, sont des chefs-d’œuvre de la création. C’était un plaisir de voir ces hommes gigantesques bondir, pareils à des cerfs, au-dessus des pierres et des buissons pour se précipiter vers nous ; ajoutez à cela l’expression de bienveillance et de franchise qui brillait dans leurs yeux, et que leur affreux tatouage ne parvenait même pas à dissimuler, leur état constant de bonne humeur et de gaieté, leurs plaisanteries et agaceries toujours suivies d’un fou rire, et qui ne cessèrent que le soir, quand ils se furent tous retirés sous un toit pour garantir leur corps nu de la rigueur du froid.

Huttes d’Indiens Chimehwhuebes. — Dessin de J. Duveau d’après le troisième volume des Reports of explorations, etc.

Les femmes sont tout l’opposé des hommes : elles sont petites, ramassées, épaisses, ce qui leur donne un air comique. Autour des reins, elles portent un tablier ou jupon court fait de bandes d’écorce ; ces bandes sont attachées à la ceinture par une extrémité, tandis que l’autre pend jusqu’aux genoux et là est découpée en larges franges. De loin ces femmes ressemblent a des danseuses de ballet ; leur manière de marcher, qui fait onduler la jupe, contribue encore à l’illusion. Les deux sexes ont les cheveux qui descendent sur le front, coupés droit au-dessus des sourcils ; mais les femmes n’ont pas, comme les hommes, ces tresses enduites de terre dont nous avons parlé ; leur visage un peu large avec de grands yeux noirs porte aussi l’empreinte de la bonne humeur, et si la beauté leur manque, leur physionomie n’est pourtant pas dépourvue d’un certain charme. Leur tatouage est plus soigné et plus compliqué que celui des hommes ; la plupart peignent leurs lèvres en bleu ; et leur menton, d’un coin de la bouche à l’autre, est orné de points et de lignes bleuâtres. Elles enveloppent leurs nourrissons, jusqu’à un certain âge, dans des bandes d’écorce et les portent ainsi partout avec elles. »

Le troisième jour du voyage sur le Colorado, l’on eut occasion de faire des échanges avec les Cutchanas. « Nous nous procurâmes des arcs de 0m,64 et des flèches de 2 mètres de long ; les premiers consistent en un simple morceau de bois dur recourbé dont la corde est un boyau d’animal soigneusement tordu ; les flèches sont composées de deux pièces, d’un roseau auquel on attache des plumes et d’un petit bâton en bois dur qui entre dans le roseau et dont la pointe est garnie de pierres artistement taillées. Comment les Indiens parviennent-ils à travailler ces pierres, à les tailler en fer de lance pour les pointes de leurs flèches, c’est ce que je ne m’explique pas, surtout en l’absence d’outils en fer. La pierre est collée contre le bois avec un mélange de résine, de sorte que, dans un combat, quand la flèche a blessé et qu’on la retire de la blessure, la flèche s’enlève mais la pointe reste dans la plaie. Outre cette arme offensive, ils ont encore une petite massue, espèce de marteau ou de maillet fait d’un seul morceau de bois, ce qui leur a fait donner le nom, en Amérique, de Club Indians ; cette massue, longue de 0m,40, est en bois léger mais solide ; le gros bout est rond comme la poignée et a son extrémité garnie d’une arête tranchante ; la poignée est forée, ce qui permet d’y passer une forte courroie qui tient à la main ; l’arme ne peut donc s’échapper et la force du coup est plus que doublée ; maniée par ces géants, cette massue, quoique petite, doit être très-redoutable. Ces sauvages ont, d’ailleurs, le courage de l’ours en fureur. Le capitaine Sitgreaves, qui visita, il y a quelques années, le Colorado, en sait quelque chose. Les Indiens l’attaquèrent pendant vingt minutes, restèrent exposés à son feu de mousqueterie et laissèrent quatre morts, sans compter ceux qu’ils emportèrent en se retirant. La conduite de ces Indiens à notre égard ne fut pas le moins du monde hostile ; ils paraissaient comprendre le but de notre expédition et attacher de l’importance à des relations plus suivies avec les blancs ; en se montrant hostiles, ils auraient pu nous faire beaucoup de tort et même désorganiser notre expédition ; car ils nous entouraient par centaines.

« … Le 25 février, nous reçûmes, pour la première fois, une visite en règle des Cutchanas, des Pah-Utahs et des Chimehwhuebes, qui nous apportèrent du maïs et des fèves sur des plats et dans des corbeilles élégamment tressées. On fit avec eux des échanges ; ce qu’ils acceptèrent le plus volontiers, c’était de la flanelle rouge, bien que vieille et déjà portée, tandis qu’ils repoussèrent avec mépris la belle couleur vermillon, qui pourtant, chez les tribus à l’est des montagnes Rocheuses, forme le principal article de commerce… »

Armes, ornements, ustensiles des Indiens Mohaves, Yampays, Chimehwhuebes, etc. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations, etc.

Au fond de l’âme de ces individus est un germe qui ne demanderait qu’un peu de culture ; et les habitants de la vallée du Colorado seraient aujourd’hui sur le même rang que les Indiens Pueblos, si, au lieu de les encourager à la civilisation, on ne les avait pas poursuivis comme des bêtes fauves. Nous en citerons pour exemple la guerre d’extermination des Californiens contre la vaillante tribu des Cauchiles, commencée en 1851, et causée uniquement par la brutalité d’un marchand de bestiaux. Voici en quelle circonstance.

« Au fond des montagnes de Mariposa est un territoire nommé Four Creeks, véritable paradis pour les indigènes. Des sources nombreuses jaillissent de cette chaîne couronnée de neige, et forment des ruisseaux qui serpentent à travers des champs de trèfle et des prairies odorantes, à travers des chênes centenaires et des pins gigantesques. Là s’élevait un arbre sacré, un chêne, le roi de tous les arbres d’alentour ; sous son ombrage les Indiens tenaient leurs conseils, adoraient leur manitou, enterraient leurs guerriers et leurs sages. Toutes les caravanes d’émigrants qui passaient par là avaient toujours respecté ce sanctuaire des Indiens jusqu’au jour où vint à passer un marchand avec son troupeau de bœufs. Les Indiens le reçurent avec bonté, s’offrirent même a lui construire un parc pour ses bestiaux ; mais le bouvier jeta les yeux sur le chêne sacré, qui lui plut, et il résolut d’y dresser son étable. Les Indiens eurent beau protester, il ne voulut rien entendre : il avait résolu d’installer ses bestiaux au milieu du sanctuaire indien, et, dit-il avec un juron, « rien ne pourra m’ébranler dans ma résolution. » Exaspérés de cette violation des tombeaux, les Cauchiles tombèrent sur le vendeur de bestiaux, le massacrèrent lui et ses gens, et se mirent en possession de son troupeau. C’est ainsi que la guerre fut déclarée entre les indigènes et les blancs. Depuis ce temps, beaucoup de victimes sont tombées des deux côtés ; d’autres seront encore sacrifiées avant que les haines ne s’apaisent, et bientôt peut-être on cherchera ou du moins on inventera quelque prétexte pour commencer une guerre semblable d’extermination contre les paisibles habitants du Colorado. »


Les Indiens Mohaves. — Le jeu de l’anneau. — Nourriture des Mohaves. — Leurs habitations. — Passage du Colorado.

Le 26 février, on aperçut les premiers Indiens Mohaves qui venaient faire du commerce. « Chacun d’eux était vêtu peu ou point ; cependant, on ne peut imaginer une troupe plus bariolée que celle qui, conduite par un chef, s’avançait en procession vers notre camp. Ces individus, à la taille herculéenne, étaient, depuis la racine des cheveux jusqu’à la plante des pieds, tatoués en blanc, jaune, bleu et rouge, selon qu’ils s’étaient frottés de chaux ou d’argile colorée. Sous cette couche de peinture, leurs yeux brillaient comme des charbons. La plupart portaient sur le sommet de la tête des plumes de vautour, de pic et de cygne, ce qui les grandissait encore. Quelques-uns avaient pour unique vêtement un manteau fait de peaux de lièvre et de rat ; l’un d’eux se distinguait par son singulier costume : il avait un gilet qui, jeté par nos gens comme hors d’usage, ou peut-être troqué contre un autre objet, était, je ne sais comment, parvenu chez ces sauvages. Quant au reste du corps, il était vêtu… de tatouages. Les femmes avaient toutes le jupon dont nous avons parlé, et qui, sur le devant, chez celles qui sont le plus à leur aise, est fait en laine et non plus en écorce d’arbre. Elles portaient sur la tête des vases en terre, des sacs faits d’écorce, et des corbeilles imperméables, remplies des produits de leur industrie et des fruits de leurs champs, qu’elles déposèrent devant nous en s’agenouillant. »

Indiens Mohaves. — Dessin de J. Duveau d’après le troisième volume des Reports of explorations, etc.

« En passant dans une plaine formée par les bas-fonds du Colorado, et couverte de bois, d’où s’échappaient des colonnes de fumée annonçant la présence d’êtres humains, nous vîmes une couple d’Indiens venir à nous montés sur de magnifiques étalons ; mais ce qui attira notre attention, c’était moins les deux cavaliers sauvages que les bêtes elles-mêmes, bien nourries et bien soignées, des chevaux modèles en un mot. Pendant tout notre séjour sur le Colorado, nous ne rencontrâmes plus qu’un autre cheval ; les deux que nous avions sous les yeux paraissaient être plutôt des objets sacrés pour la tribu que des animaux utiles ; chacun se plaisait à les engraisser, à les soigner, ce qui expliquait leur apparence de bonne santé. Je voulus leur en acheter un ; mais ils se moquèrent de moi et accablèrent leurs favoris de caresses. Ces chevaux étaient jeunes et paraissaient appartenir à la nation depuis leur naissance. »

Les Mohaves accouraient toujours en foule autour des voyageurs : « Ils nous environnaient par centaines dans leur costume de fête ; car ce n’est que dans les occasions solennelles qu’ils doivent être aussi prodigues de couleurs et tracer sur leurs membres nus des peintures aussi compliquées. Il serait trop long de décrire leurs différents costumes ; quand on observait ces groupes de figures blanches, rouges, bleues et noires, tatouées de lignes, de cercles et d’images bizarres, marchant ou appuyés sur leurs grands arcs, on croyait voir une légion de démons qui allaient commencer une ronde infernale ; mais les rires éclataient de tous côtés et témoignaient au contraire de leur bonne humeur. J’étais occupé à dessiner les figures les plus frappantes ; ils me regardaient tranquillement et même prenaient plaisir à mon travail ; les femmes m’amenaient leurs petits enfants et suivaient attentivement mes doigts sur le papier, veillant à ce que les lignes de couleur qu’elles avaient sur le corps et les tatouages de leurs petits fussent reproduits avec exactitude.

Cavalier mohave. — Dessin de Lancelot d’après les Reports of explorations.

« Parmi les hommes, nous en remarquâmes plusieurs portant des perches légères, de 3 mètres et quelques centimètres de longueur. Nous ne pouvions deviner leur usage, quand nous vîmes des hommes sortir des groupes deux à deux pour se livrer à un jeu dont le sens reste un mystère pour moi, bien que je l’aie observé avec beaucoup d’attention. Les deux joueurs, tenant leur bâton en l’air, se plaçaient l’un à côté de l’autre : l’un d’eux portait en outre à la main un anneau fait de fibres d’écorce, d’environ 0m,10 de diamètre. Abaissant ensuite leur bâton, ils se précipitaient en avant ; tout en courant, celui qui tenait l’anneau, le laissait échapper de sa main ; le cercle roulait donc devant eux ; mais ils jetaient en même temps leur perche, de façon à ce que l’une tombât à gauche, et l’autre à droite de l’anneau qui était ainsi arrêté dans sa course. Sans modérer l’ardeur de leurs mouvements, ils ressaisissaient les perches et l’anneau et couraient de la même façon dans l’espace de 40 pas de long qu’ils venaient de parcourir ; toujours le cercle roulait, les perches tombaient, et ainsi pendant des heures entières sans qu’on prît une minute de repos, sans qu’on échangeât une parole ; quelques spectateurs indiens s’étaient joints à eux ; mais ils paraissaient, comme les acteurs eux-mêmes, complétement absorbés par l’intérêt du jeu ; ils ne voulaient même pas que j’approchasse pour examiner de plus près et deviner peut-être le sens de cet exercice. Ils me firent entendre par des signes qu’il s’agissait d’affaires très-importantes, auxquelles ma présence pourrait nuire ; et comme j’allais malgré cela passer outre, ils me menacèrent de me briser le crâne avec leur massue. Les bâtons doivent-ils traverser l’anneau ou tomber précisément à côté ? C’est ce que je ne puis dire. Ce que je sais, c’est que, dans les clairières isolées ou sur les bords du fleuve, les Indiens se livrent à ce jeu avec une passion qui rappelle celle de nos joueurs d’échecs…

Le jeu de l’anneau chez les Mohaves. — Dessin de Lancelot d’après Möllhausen.

« La nourriture principale de ces Indiens consiste en gâteaux grillés de maïs et de blé dont ils pulvérisent les grains entre deux pierres. Nos hôtes portaient de ces gâteaux avec eux, et ils les dévoraient pendant toute la journée avec grand appétit ; la vue seule nous en dégoûtait ; mais préparée par nos cuisiniers, leur farine faisait un bon pain, de même que leurs fèves et leurs courges, séchées et coupées en tranches, formaient un plat excellent. Dans l’après-midi, nous organisâmes un tir général au revolver ; les Indiens y assistèrent avec leurs arcs. Si l’effet de nos armes, qui, à chaque coup, perçaient une forte planche, eut lieu de surprendre les sauvages, de notre côté nous admirâmes leur adresse à toucher le but avec une flèche ; ils nous surpassèrent même dans le tir au revolver. Nous saisîmes alors nos fusils pour leur montrer à quelle longue distance nous étions maîtres de la vie de nos ennemis ; mais le revolver resta pour eux l’arme la plus étonnante ; car ils s’imaginaient qu’avec ce pistolet on pouvait toujours tirer sans charger. Nous les laissâmes dans cette croyance, chose d’autant plus facile qu’ils ne connaissaient pas les armes à feu ; ils savaient seulement que, dans une rencontre précédente, plusieurs des leurs avaient été tués par les blancs, au moyen de projectiles lancés par ces instruments. »

Le 28 février, « nous traversâmes de petites clairières, des champs cultivés, et nous arrivâmes aux demeures des Indiens qui sont disséminées et non ramassées en villages. Les habitations étaient pour la plupart adossées à de petites collines qui, creusées en partie, forment l’habitation proprement dite ; devant la porte, à la hauteur du monticule ou plutôt du mur de terre, s’étendait un large toit soutenu par de solides poteaux et constituant une espèce de vestibule ; on y voyait de grands vases en terre destinés à conserver la farine et les provisions de grains, les ustensiles domestiques pour l’usage journalier, des corbeilles et des plats d’osier imperméable, et des calebasses. Auprès de chaque demeure, nous aperçûmes de petites constructions, ayant un aspect particulier, et dont il était assez difficile de deviner la destination. Des pieux, de 1m,32 à 1m,64 de long, fichés en terre, entouraient un espace de 1 mètre à 1m,64 de diamètre ; ils étaient tressés avec des branches d’osier et formaient ainsi de grosses corbeilles isolées, surmontées d’un couvercle rond et saillant. Vous eussiez dit des pavillons chinois. C’étaient simplement des magasins que les propriétaires avaient remplis de fruits du mezquit et de petites fèves. Ce n’est pourtant pas la nourriture habituelle de ces Indiens ; mais ils garnissent ainsi tous les ans leurs magasins, afin de ne pas être pris au dépourvu, quand la récolte est mauvaise ou quand elle manque tout à fait. Ces fruits se gardent pendant plusieurs années ; car les Mohaves ne complètent pas cette provision en une seule récolte, et il leur faut bien des années pour combler ces greniers d’abondance. Ce souci de l’avenir, cette prévoyance en cas de mauvaise récolte ou de disette, je n’en avais remarqué aucune trace chez les tribus, à l’ouest des montagnes Rocheuses ; il est vrai que dans les forêts et les prairies fertiles en gibier, ces précautions sont inutiles.

« Notre apparition au milieu des demeures des indigènes fit sensation… Nos barbes, que nous avions laissées croître depuis près d’une année et qui nous descendaient sur la poitrine, excitaient surtout l’hilarité des femmes. Déjà, dans notre camp, plusieurs d’entre elles avaient essayé de les tâter, pour s’assurer que c’étaient bien des barbes naturelles ; ici, elles se contentaient de rire de loin à gorge déployée sur notre passage, se tenant la main devant la bouche, comme si notre vue leur causait de la répulsion. Ce qu’il y a de curieux, c’est que leurs maris ont eux-mêmes beaucoup de poils au visage, phénomène singulier chez la race cuivrée ; mais ils s’entendent à merveille à les couper ou à les brûler avec des pierres. »

La traversée du Colorado ne fut pas une opération aisée. On avait choisi un endroit, où s’élève une île au milieu du fleuve. À l’aide d’un bateau imperméable, qu’on avait transporté dans les bagages depuis le Texas, et d’un radeau construit sur place, on parvint dans l’île ; les mulets étaient entrés dans la rivière sans résistance ; il n’en fut pas de même des moutons ; à peine eurent ils mis dans l’eau le bout de leurs pieds, que, saisis d’une terreur panique, ils s’enfuirent et disparurent dans les buissons. L’hilarité des Indiens ne connut plus de bornes ; toute la bande courut après les moutons, les dépassant à la course, et le bois les déroba à nos regards ; et, comme nous avions encore une bonne distance à parcourir jusqu’à l’océan Pacifique, chacun de nous crut bien que, pendant ce trajet, c’en était fait de la viande de mouton pour notre dîner ; mais on se consolait en pensant que la chair de mulet en tiendrait lieu. Qui jamais eût pensé revoir nos bêtes dont les sauvages s’étaient emparés ? Eh bien ! nous étions dans l’erreur ! car au bout d’un instant, ces géants, à la peau cuivrée, reparurent, chacun portant devant soi son mouton ; ils se jetèrent tête baissée dans la rivière ; ceux qui ne portaient rien les accompagnèrent à la nage. Les indigènes n’avaient jamais vu pareille fête ; ils entouraient le troupeau poussant des cris de joie, soutenant les faibles que le courant menaçait d’entraîner, ramenant ceux qui s’écartaient de la ligne droite, et tout cela avec les signes de la gaieté la plus vive, comme des enfants naïfs qui jouent et s’amusent. Ils arrivèrent ainsi dans l’île sans avoir perdu le moindre mouton. Leurs yeux témoignaient du plaisir qu’ils avaient éprouvé pendant cette course à la nage, avec des animaux qui leur étaient presque inconnus ; et déjà ils se réjouissaient à l’idée de repasser de l’autre côté dans la même compagnie.

Avant de faire ses adieux au Colorado, l’expédition visita quelques-unes des cabanes voisines, en tout semblables à celles de la rive opposée.

« … Au milieu, nous reconnûmes la place du foyer. Dans les nuits froides, c’est le lit des habitants, qui écartent soigneusement les charbons, et se couchent sur cet endroit chaud, fortement serrés les uns contre les autres. Quant à la religion de ce peuple, nous en apprîmes peu de chose, car la conversation ne pouvait se faire que par signes. Nous croyons pourtant avoir compris de cette façon, que les Mohaves brûlent les cadavres et anéantissent totalement la propriété du défunt, même ses cabanes et ses moissons ; toutefois il nous est impossible de fournir des preuves à l’appui. Ils se procurent du feu en frottant un morceau de bois contre un autre moins dur ; mais ils emploient rarement ce procédé ; il y a toujours dans une cabane ou dans l’autre des charbons ardents. Dans leurs migrations et leurs voyages, ils portent d’ordinaire à la main un morceau de bois allumé, à demi carbonisé. Dans la vallée du Colorado, on rencontre fréquemment de ces brandons jetés à terre et éteints. »

« On a mis en doute, dans les derniers temps, l’identité des tribus qui habitent la vallée du Colorado, et dont les missionnaires espagnols avaient fait mention les premiers. Cependant l’exactitude de leurs relations se confirme tous les jours. Bartlett parle des Genihuehs, des Chemeguabas, des Gumbuicariris et des Timbabachis ; mais en disant que leur existence est très-problématique. Or, dans notre voyage, nous eûmes des rapports avec les Chimehwhuebes, qui ne sont autres sans doute que les susdits Chemeguabas. Il est probable que d’autres tribus, dont le nom seul est connu, seront retrouvées peu à peu plus haut sur le Colorado ou dans les districts voisins. Le P. Kino, qui visita le Colorado en 1700, cite les Quiquimas, les Conpas-Baiopas et les Cutganes. De ces trois tribus, nous ne vîmes que les Cutganes ou Cutchanas ; ce furent les premiers indigènes qui nous saluèrent sur le Colorado. Les Mohaves, suivant Bartlett, sont une grande nation de guerriers, aux formes athlétiques, qui habitent à 150 milles au-dessus de l’embouchure du Gila ; l’exactitude de cette assertion fut confirmée par nous. Notre expédition n’est pourtant pas la première qui ait eu des relations avec ces indigènes ; outre les chasseurs de pelleteries, pour qui le Far West n’a pas de secrets, le capitaine Sitgreaves les avait visités deux ans auparavant ; mais leur attitude était alors hostile.

« Une des plus anciennes descriptions des indigènes du Colorado inférieur et du Gila est celle de Fernando Alarchon, qui en 1540, sur l’ordre du vice-roi de la Nouvelle-Espagne, explora le golfe de Californie, découvrit à cette occasion l’embouchure du Colorado, et remonta le fleuve à quelque distance, malgré de grandes difficultés. Les indigènes, dit-il, sont des hommes robustes et bien bâtis, armés d’arcs, de flèches et de haches en bois durci au feu. Il parle de leurs pierres à moudre le grain, de leurs poteries d’argile, de leur maïs et de leur miquiqui (probablement les fruits du mezquit). D’après son témoignage, ces Indiens adoraient le soleil et pratiquaient la crémation des cadavres.

« Le lieutenant Whipple, qui a visité le Colorado avec M. Bartlett, trace ainsi le portrait des Indiens Yumas, vivant à l’embouchure du Gila : « Un des chefs, nommé Santiago, nous conduisit au village de sa tribu. Les femmes sont corpulentes ; leur habillement consiste en un jupon frangé, en écorce d’arbre, attaché autour des reins, et qui tombe à mi-cuisse. Les hommes sont grands, musculeux, bien bâtis. Leur physionomie est agréable et animée par l’intelligence. Les guerriers portent une ceinture ou plutôt un tablier blanc (weissen schurz) ; leur chevelure, ornée de plumes d’aigle, tombe en tresses au milieu du dos. Ce sont d’excellents cavaliers qui manient l’arc et la lance avec adresse. Ces Indiens nous entretinrent de fèves, de melons et d’herbes. »

« À part l’abondance de chevaux dont il est ensuite parlé, cette description des Yumas peut s’appliquer aux Mohaves, ou mieux à la plupart des tribus qui vivent sur le Colorado. Existe-t-il, entre elles, un lien de parenté ? Il faudrait, pour le savoir, comparer les idiomes ; ce qui sera possible quand tous les vocabulaires recueillis par les officiers envoyés en mission par les États-Unis, auront été livrés à la publicité. »

L’expédition du lieutenant Whipple n’était pas chargée de résoudre ces questions géographiques et philologiques ; elle avait un but plus matériel. Depuis l’embouchure du Bill Williams Fork, les voyageurs avaient remonté pendant trente-quatre milles le Colorado (ils se trouvaient à 122m,64 au-dessus du niveau de la mer, ayant monté de 53m,32 dans ce trajet), ils pouvaient donc apprécier déjà la nature de ce fleuve, et les obstacles qu’il opposerait à la colonisation. Le principal, c’est que les bateaux à vapeur ne peuvent remonter le Colorado à une grande distance ; le sol sans doute est fertile, mais il n’y a pas assez d’espace pour entreprendre, sur une vaste échelle, l’agriculture et l’élève du bétail ; ce qui manque aussi, c’est le bois.

Passe de la Fourche du Bill William, près du Rio Colorado. — Dessin de Doré d’après les Reports of explorations, etc.

« Le Rio Grande est, il est vrai, aussi peu navigable que le Colorado, et ses rives ne sont couvertes que de rares forêts ; mais l’extrême fertilité de la terre y favorise le développement de l’agriculture. Si le Colorado eût présenté les mêmes avantages, les missionnaires espagnols y auraient fondé, comme sur le Rio Grande, des établissements et des villes ; on ne trouve qu’une mission espagnole en ruines dans le voisinage du Gila. Quand la vallée du Colorado sera traversée par un chemin de fer, il ne manquera pas de colons ; on y trouvera toutes choses en abondance, et les étroites vallées seront cultivées ; mais il ne faut guère compter sur la navigation du Colorado, quoique au dix-neuvième siècle, avec de légers bateaux à vapeur, elle soit plus facile que jadis avec les bâtiments à voiles. La plus grande difficulté vient du flux qui monte et redescend avec une violence extraordinaire, et a toujours arrêté ceux qui voulaient explorer le fleuve ; c’est ce qui eut lieu, il y a trois cents ans, quand les Espagnols parcoururent le golfe de Californie, pour savoir si ce pays, dont ils ne connaissaient encore que la presqu’île et les côtes, était entièrement séparé de la Nouvelle-Espagne par le prolongement du golfe, ou bien s’il adhérait à la terre ferme. Ce n’est qu’en 1700, que le P. Kino put se convaincre que la Californie tenait au continent de l’Amérique et qu’elle n’en était séparée que par le Colorado. En 1540, Fernando Alarchon découvrit l’embouchure du Colorado ; il a raconté les dangers auxquels les vaisseaux furent exposés ; comment on ne les sauva qu’avec peine, et la tentative qu’il fit pour remonter le fleuve avec des bateaux qu’on remorquait ; il employa dans cette opération quinze jours et demi, tandis que pour retourner à ses navires, il ne mit que soixante heures.

« En 1746, nouvelle tentative du P. Gonzague, qui dut abandonner son entreprise à cause de la violence du courant. Dans les derniers temps, avant que la Californie appartînt aux États-Unis, l’embouchure du Colorado fut explorée par un lieutenant de la marine anglaise, M. Hardy ; ses indications sont en général exactes, sauf la position qu’il assigne à l’embouchure du Gila dans le Colorado, à dix milles au-dessus de l’endroit où le Colorado se jette dans le golfe de Californie, tandis qu’en réalité, elle est à plus de cent milles.

« La partie du fleuve que nous eûmes occasion de voir est profonde, rapide et assurément navigable avec des bateaux à vapeur, excepté aux endroits où il y existe des chutes d’eau, ce qui nécessitera l’établissement de canaux, et au-dessous de l’embouchure du Bill Williams Fork, où le fleuve est resserré entre des rives étroites. »


Un désert entre le Colorado et la rivière Mohave. — Écailles de tortues près des sources. — Le Soda Lake. — Meurtre d’un Mexicain. — Le Spanish Trail. — Les monts San Bernardino. — Un crâne. — Los Angeles.

Le 29 février, on se remit en route pour remonter le Colorado et atteindre la rivière Mohave, qui traverse presque tout l’espace entre le fleuve que nous venons de nommer et l’océan Pacifique. Les voyageurs comptaient donc suivre sa vallée jusqu’à la fin de la route. Mais les guides leur apprirent que cette rivière se perd dans le sable, à plusieurs journées du Colorado qu’elle rejoint sous terre, et qu’il faut fatiguer beaucoup avant d’atteindre ses eaux courantes. « Ce jour-là, je remarquai plusieurs Indiens qui n’avaient pas la chevelure arrangée de même manière que les autres ; leurs cheveux, collés avec de la terre humide, étaient roulés en turban autour de la tête. Leroux me dit que c’était une manière de se préserver de la vermine. » Le 1er  mars, « nous nous trouvâmes sur la lisière de ce vaste désert sans eau qui, du Gila, s’étend au nord par delà l’embouchure du Colorado Chiquito, sur une largeur de plus de cent milles. Nous en avions déjà parcouru une partie ; mais dans la vallée de Bill Williams Fork, nous l’avions peu remarqué ; ici, sur le terrain même, le désert se présentait à nous avec toute sa monotonie et son affreuse sécheresse. Outre les guides, notre troupe n’était plus accompagnée que de deux ou trois Indiens ; ceux qui s’étaient joints bénévolement à nous, venaient de nous quitter, comme s’ils craignaient de s’aventurer dans un pays qu’évitent les loups et les renards eux-mêmes. Ce désert n’est pourtant pas inconnu aux Mohaves ; car, lorsque nous abandonnâmes leurs villages pour continuer notre route, ils nous firent comprendre par signes que dans tout le trajet, jusqu’aux eaux courantes du Mohave, nous ne rencontrerions que quatre sources avec très-peu d’eau, et nous conseillèrent de faire le voyage le plus rapidement possible ; en effet, les sources qu’ils nous avaient indiquées étaient si bien cachées au milieu des montagnes que, sans le secours de nos guides, nous serions passés à côté sans les apercevoir, et notre perte eût été certaine. Les Indiens, qui nous conduisaient avec tant de sûreté, nous rendirent pendant ce trajet des services incalculables ; sans eux, nous n’aurions pu suivre le chemin qui nous menait en droite ligne à l’océan Pacifique. »

La marche fut très-pénible ; on fit vingt-deux milles ; on monta jusqu’à une hauteur de cinq cents mètres ; les bêtes étaient épuisées ; et, pour comble de malheur, on ne put parvenir à l’une des sources. Il fallut attendre jusqu’au lendemain matin. Les hommes furent bientôt sur pied, d’autant plus que le repos de la nuit était presque aussi fatigant que la marche du jour : on était couché sur un sol pierreux, dont les arêtes brisaient les côtes. Pour alléger la charge des mulets, on avait été obligé de se débarrasser d’une partie des couvertures. Mais on fut dédommagé, et par la fraîcheur de la source, et par la découverte d’une charmante vallée, « paradis enchanté. Tout y annonçait que, dans la belle saison, les indigènes viennent l’animer en foule. On y voyait de petits champs cultivés de blé, de maïs ; le sol était jonché d’écailles de tortue, ce qui prouve que c’est le mets favori des indigènes. Leur manière de le préparer n’est pas moins cruelle que celle usitée dans le monde civilisé, où la chair est coupée sur le corps de l’animal encore vivant et vendue par morceaux. Les carapaces noircies, disséminées çà et là, ne pouvaient nous laisser aucun doute sur le procédé des indigènes, qui posent sur des charbons ardents la tortue vivante et la rôtissent dans sa propre écaille. Partout où nous rencontrions de l’eau, nous trouvions aussi des restes de tortues ; mais nous ne pûmes en prendre une seule en vie, ce qui, selon moi, est la meilleure preuve de la chasse acharnée que leur font les indigènes. Nous étions à merveille au bord du petit ruisseau, d’autant plus que nos bêtes trouvaient du gazon dans la vallée et sur le flanc des roches voisines, Le soleil était doux ; le vent ne pouvait parvenir jusqu’à nous ; et, couchés sur le sable fin ou nous étendîmes nos couvertures, nous primes notre revanche de la nuit précédente. »

Le 2 mars, peu d’eau ; on eut la vue au loin de hautes chaînes, probablement la pointe méridionale de la Sierra Nevada. L’expédition dut se séparer en plusieurs détachements, afin de ne pas arriver en masse à la source prochaine. Les premiers nettoyèrent le bassin de la source, l’agrandirent et préparèrent la place aux suivants. On devait se trouver alors (le 5) sur la ligne de partage entre les eaux du Colorado et celles de la rivière Mohave, le point le plus élevé jusqu’à la fin du voyage. Depuis le fort Smith, on avait parcouru 1647 milles : 813 depuis Albuquerque, et 97 depuis le Colorado de l’ouest. Quand les voyageurs quittèrent ce fleuve, ils étaient à 122m,64 au-dessus du niveau de la mer ; mais ici, sur cette ligne de partage (35° 11′de latitude nord et 113° 21′de longitude ouest de Greenwich), ils se trouvaient à 1631m,32 ; ils étaient ainsi, à partir du Colorado, montés de 1754 mètres. L’inclinaison du terrain vers l’ouest était si marquée que jusqu’au lendemain, vers midi, ils descendirent de 33m,64 par mille.

Après avoir rencontré des pas d’hommes, de femmes et d’enfants, on entra dans un ravin qui, s’élargissant peu à peu, forme une grande vallée du sud au nord. « Mais quelle vallée ! Nous venions de voir le désert montagneux, c’était maintenant le désert de sable dans toute son effrayante réalité. Du point où nous étions jusqu’aux rochers qui bornaient la plaine devant nous, la distance pouvait être d’une vingtaine de milles. Au milieu de la plaine, courait, du sud vers le nord, une ligne de rochers volcaniques et de dunes qui s’arrêtaient à notre gauche sans présenter un aspect plus agréable que ce sable aride dont nous étions environnés de toutes parts ; il fallait, nous dit le guide, traverser ce désert pour avoir de l’eau, et il nous indiqua dans quelle direction elle se trouvait. Nous vîmes le soleil se coucher, comme pour nous encourager, dans les eaux d’un fleuve ; nous aperçûmes, à l’extrémité de la vallée, une plaine blanche, semblable à un tapis de neige ; mais il y avait loin, bien loin jusque-là.

« La journée du lendemain (7 mars) fut une des plus pénibles ; à chaque pas, nos bêtes enfonçaient dans le sable, échauffé par les rayons du soleil ; aucune brise ne raffraichissait l’atmosphère. Arrivés aux collines volcaniques et aux dunes de sable, nous découvrîmes la seconde partie de la vallée, qui s’étendait comme une vaste plaine de neige ; nous crûmes d’abord que c’était un effet du mirage qui faisait paraître tout en blanc ; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître que nous étions au bord du bassin d’un vaste lac complétement à sec. Le sel, dont l’eau est imprégnée, était resté en dépôt sur le sol, où il formait une couche de l’épaisseur du doigt ; on y enfonçait jusqu’à la cheville, et comme nous marchions ou chevauchions l’un derrière l’autre, nous creusâmes ainsi un profond sentier. La plaine que nous traversions dans la direction sud-ouest fut appelée par nous Soda Lake. À peu près au centre du bassin, je sortis des rangs pour examiner à loisir et graver dans ma mémoire la scène bizarre de la nature que j’avais sous les yeux, et dont l’uniformité ne se prêtait pas au dessin. Vers l’est, le sud et l’ouest, on apercevait la fin du lac ; car des bandes de sable jaune s’allongeaient entre la plaine blanchâtre et les collines avoisinantes. Au nord, la perspective était si intéressante, si différente de tout ce que j’avais vu jusque-là que je ne pouvais en détourner les yeux. À travers une large porte formée par l’accumulation de plusieurs rochers, je voyais dans le lointain le lac s’unir avec l’horizon. Pareilles à des obélisques, des masses de roches isolées s’élevaient çà et là, formant des îles au milieu de cette mer saline desséchée. Apercevais-je en effet l’extrémité du lac ? Ou bien, s’étendait-il encore bien loin vers le nord ? C’est ce que je ne puis dire ; car la base de ces îles rocheuses paraissant aussi large que leur sommet, et l’air vacillant au-dessus du lac, nul doute que, par suite d’une réfraction des rayons lumineux, les objets ne parussent sous une autre forme. Néanmoins, tant que je pus observer ce paysage, c’est-à-dire jusque dans la matinée du lendemain, j’eus toujours sous les yeux le même phénomène.

« Nous atteignîmes dans l’après-midi la fin du Soda Lake ; mais nous étions à peine au centre de la vallée qui se prolongeait bien loin vers le sud. À l’endroit où le terrain commence à onduler, notre guide annonça de l’eau. Nous aperçûmes en effet quelques cavités contenant une eau limpide, et nous nous baissâmes pour apaiser notre soif ardente ; mais à peine nos lèvres y avaient-elles touché que nous reculâmes avec dégoût, car c’était une eau salée et non potable… »

Depuis le Colorado, l’expédition n’avait aperçu aucun animal vivant, sauf quelques lézards à corne. M. Möllhausen avait pourtant trouvé sur le sable un colibri desséché, les ailes étendues, comme si la mort l’avait surpris au milieu de son vol. De quoi vivent donc les indigènes, les Indiens Pah-Utahs ? de racines, de gazons, quelquefois de serpents, de lézards, de grenouilles et enfin de mulets, quand ils peuvent en voler aux voyageurs. C’est ce qui arriva dans cette occasion ; mais ils firent plus que voler, ils massacrèrent aussi un Mexicain qui était resté en arrière avec trois de ces animaux. Depuis longtemps, ces perfides Indiens suivaient l’expédition, abrités par des rochers ou blottis dans le sable, ce qui est une de leurs cachettes favorites ; on avait remarqué leurs traces sur le sable ; chacun était sur ses gardes. Le Mexicain s’était imprudemment écarté : quand on s’aperçut de son absence, il était trop tard pour lui porter secours. Un détachement, dont faisait partie M. Möllhausen, alla pourtant à la poursuite des meurtriers, et faillit les atteindre ; mais les Pah-Utahs avaient déjà pris la fuite.

« … Dans un ravin, l’un des mulets épuisé, n’ayant pas eu la force d’aller plus loin, avait été tué par les sauvages, coupé en morceaux et emporté de cette façon. Aussi, nous ne trouvâmes là qu’un os rongé et des entrailles ; ces sauvages paraissaient même avoir bu le sang ou du moins l’avoir recueilli, je ne sais comment, et transporté avec eux. Nous parvînmes enfin dans une gorge étroite qui tournait autour d’un rocher à pic isolé de trois côtés. Nous nous doutions bien que le camp des Indiens n’était pas éloigné, mais nous ne savions pas qu’il se trouvait justement de l’autre côté du rocher. En tournant à l’entour, nous aperçûmes, dans un enfoncement, la fumée d’un petit feu que les Indiens venaient de quitter à la minute ; ils n’avaient pas eu le temps de prendre leurs arcs et leurs flèches. Nous nous divisâmes aussitôt et courûmes sur les hauteurs voisines pour envoyer au moins un coup de fusil aux fugitifs ; mais nous ne vîmes rien que les roches nues et arides qui se dressaient de toutes parts. Le camp abandonné par les Indiens semblait une caverne de meurtre ; le feu, alimenté par des branches sèches, brûlait sous la cendre couverte des entrailles de nos mulets remplies de sang. Les têtes coupées et les os des deux mulets gisaient çà et là ; au milieu de ces débris sanglants, on voyait, jetés pêle-mêle, des armes et des ustensiles de ménage artistement tressés en osier, et, non loin, le bonnet et le pantalon du pauvre Mexicain. Le malheureux devait avoir souffert une mort atroce ; car son vêtement, ensanglanté, était percé de flèches à sept endroits différents. La victime avait sans doute fui devant ses meurtriers qui l’avaient, de la hauteur, percée coup sur coup, et nul doute que son sang ne fût mêlé à celui des mulets dans un vase qui se trouvait là. Nous cherchâmes le cadavre de l’infortuné pour lui rendre les derniers devoirs ; mais inutilement. Je vis bien, en montant sur le rocher, au pied duquel se trouvait le camp, que les sauvages s’étaient enfuis à notre approche. Au sommet, d’où l’on jouit d’une perspective étendue, se trouve, en effet, une caverne formée par la nature ; c’est la que plusieurs de ces cannibales s’étaient reposés pendant leur affreux festin, ne perdant pas des yeux ce qui se passait au-dessous. Leur gloutonnerie immodérée les avait sans doute empêchés de se sauver à temps avec les objets qui appartenaient à la bande (composée à peu près de 12 à 16 individus) et qui par conséquent tombèrent entre nos mains. Nous conservâmes les armes et quelques unes des plus belles corbeilles d’osier ; quant au reste, nous en fîmes un tas en y joignant les débris des mulets, et, après avoir recueilli des broussailles dans le voisinage, nous y mîmes le feu pour détruire tout ce qui provenait de ces malheureux. »

On approchait de la grande route de l’émigration californienne, connue sous le nom de Spanish Trail. Un

pays de plaines succédait aux chaînes rocheuses ; on apercevait au loin les monts San Bernardino et leurs puissantes cimes. Dès lors, les guides devenaient inutiles ; ils se hâtèrent de reprendre la route qu’ils venaient de parcourir ; ils portaient leurs yeux vers l’est, tandis que les membres de l’expédition tournaient leurs regards du côté de l’ouest ; dans ce regard jeté sur deux points extrêmes, un même sentiment animait l’enfant de la prairie et le fils de la civilisation : le désir de revoir la patrie ! Les Indiens partirent avec des présents, mais sans vouloir accepter deux mulets que le lieutenant Whipple leur offrit en récompense de leurs bons services ; ces animaux les auraient embarrassés dans les chemins détournés qu’ils comptaient prendre pour éviter les Pah-Utahs, dont ils craignaient aussi la perfidie.

Après une marche de trois milles, l’expédition se trouvait sur la grande ligne d’émigration dont nous venons de parler et qui, des établissements de la vallée de San Bernardino, conduit au lac Salé. On suivit la rivière Mohave pendant un espace de 45 milles ; des bois de saules alternaient sur ses rives avec des arbres élevés et des gazons plus semblables à des roseaux qu’à des herbes. On voyait, à chaque pas, les traces de l’activité qui devait régner sur cette route en certaines saisons ; ici, des arbres abattus, des places noircies par le feu ; là, des crânes et des ossements d’animaux, tués pour la nourriture des émigrants ; là des roues de chariots brisées, etc. Un crâne d’homme, avec ses yeux caves, gisait sur la route. Bien des passants l’avaient sans doute poussé du pied. « Nos gens en firent de même ; je descendis pour voir si ce n’était pas un crâne d’Indien à joindre à notre collection : non, c’était le crâne d’un blanc, probablement d’un émigrant qui avait trouvé la mort dans le désert, après quelques jours de route, la mort avec la perte de ses espérances ! Était-ce un pauvre artisan, ou bien un riche spéculateur ; un père de famille, parti pour procurer du pain à sa famille, ou quelque touriste curieux ?… Ce crâne, qui avait été le jouet des hommes et des animaux, je le déposai dans un épais fourré pour qu’il fût à l’abri des injures et tombât tranquillement en poussière… »

Des émigrants, bien portants ceux-là ! passèrent et racontèrent une triste nouvelle. Le capitaine américain Gunnison, qui commandait une expédition semblable à celle du lieutenant Whipple, mais plus au nord, venait d’être massacré avec une dizaine de ses compagnons par une bande d’Indiens de l’Utah !

Le 13, on quitta la rivière Mohave, large de plus de 34 mètres en cet endroit, pour traverser la plaine, longue de 35 milles, qui séparait les voyageurs des monts San Bernardino. Le chemin était bon ; le 14, on passait le défilé Cajon Pass, d’où l’on n’a plus qu’à descendre pour atteindre l’océan Pacifique. Depuis le Soda Lake (372 mètres au-dessus du niveau de la mer) jusqu’à ce point, on avait parcouru 110 milles ; on était monté à 1184m,64 ; on se trouvait donc actuellement à 1556m,64. Le fort Smith était à une distance de 1798, et le Colorado de 242 milles.

Les monts San Bernardino furent laissés à droite. Ici, c’était une tout autre végétation ; partout de la verdure, le buisson de la Californie (strauch) d’un si beau vert et qui couvre des espaces entiers, ainsi que le magnifique pin (abies Douglasii) avec ses branches pendantes et ses aiguilles d’une teinte sombre. Après le passage de la rivière de San Bernardino, qui se jette dans le Pacifique, des pluies torrentielles commencèrent à tomber. Le ciel était triste, la cime des montagnes était enveloppée d’une atmosphère brumeuse ; les vêtements mouillés collaient sur le corps des voyageurs, mais qu’importe ? n’étaient ils pas sur la lisière des plaines de la côte californienne ? « Je ne puis décrire l’impression que produisirent sur moi ces prairies du vert le plus tendre, parsemées de collines aussi verdoyantes, de groupes d’arbres et de ranchos ou métairies… La vie éclatait dans chaque germe, dans chaque bourgeon. La pluie était une pluie féconde ! » Ceux avaient si longtemps vécu dans le désert, devaient trouver un grand charme à ce réveil de la nature printanière.

Pueblo de los Angeles. — Dessin de M. de Bérard d’après les Reports of explorations, etc.

Mais le paysage n’attirait pas seul l’attention des voyageurs, heureux de rentrer dans le monde civilisé, de voir les travaux des hommes. Çà et là, des fermes, des vignobles dont les propriétaires habitent souvent fort loin, laissant la garde de leurs propriétés à de misérables Indiens, nommés kawias, espèce de serfs qui, moyennant une maigre nourriture, s’engagent à faire tous les travaux nécessaires ; d’immenses troupeaux dans les plaines, et quelques cavaliers qu’on regardait avec autant de curiosité que les superbes chevaux sur lesquels ils étaient montés. Ce fut à travers ces campagnes que l’expédition parvint enfin à Pueblo de los Angeles, terme de son voyage ; on la salua par d’énergiques hourras : depuis onze mois, on était en route ! La petite ville de Los Angeles compte deux ou trois mille habitants, selon qu’une plus ou moins grande partie de la population émigre pour les placers de la Californie ou en revient. Mais ce n’était ni la ville, ni sa population qui intéressait les voyageurs ; ils attendaient impatiemment l’arrivée à San Pedro d’un bateau à vapeur qui devait les mener à San Francisco, et, de là, ils comptaient retourner à Washington. Le 24 mars, le vapeur Frémont (nommé d’après le célèbre explorateur) chauffait dans le port de San Pedro (33° 43’ lat. nord et 118° 16’ long. ouest de Greenwich), et l’on partait joyeusement ! On avait parcouru pendant tout le voyage une distance de 1360 milles en ligne directe.

Guill. Depping.
  1. Suite et fin. — Voy. pages 337 et 353.