Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/10

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU,




D’ACOPIA À CUZCO.

QUATRIÈME ÉTAPE.
Un rêve de bonheur. — La quebrada de Cuzco. — Andajes et ses boudins aux pistaches. — La chingzana de Qquerohuasi. — Une carrière du temps où l’impératrice Nama Œllo Huaco filait. — Traité de botanique à la portée de tout le monde. — Le voyageur pleure sa jeunesse passée et ses illusions perdues. — Où un muletier peut être à la fois herboriste et logicien. — Quiquijana et les cailloux de sa rivière. — Qui traite d’Urcos, chef-lieu de la province de Quispicanchi. — Le lac la Mohina et sa chaîne d’or. — Zoologie et arboriculture. — Huaro, son clocler, son coq et son buffet d’orgues. — Vallées et villages caractérisés en passant par un mot quelconque. — Oropesa, la bourgade héroïque. — Le voyageur se brouille pour la seconde fois avec son guide. — Croquis de San Jeronimo. — San Sebastian et ses familles nobles. — L’arbre des adieux. — Du couvent de la Recoleta, de son prieur et de ses moines. — Le Corridor du ciel et la Chaire-du-Diable. — Une chambre monolithe.

Pendant mon sommeil le baromètre descendait à tempête ; le vent mugissait, la foudre grondait, les éclairs brillaient, le ciel, comme dit l’Écriture, ouvrait ses cataractes ; je rêvais d’idylles, de prés verts et de clairs ruisseaux ; le lendemain, à mon réveil, j’avais un pied de neige sur les jambes, édredon immaculé tout aussi chaud que du duvet d’eider ! Cette belle vie eut un terme. Nous atteignîmes Tungasuca et nous nous dirigeâmes vers Cuzco en prenant par la quebrada de ce nom. Là m’attendaient des plaisirs sur lesquels je ne comptais pas. Décembre allait finir, l’été commençait dans la Cordillère, de splendides liliacées entrouvraient de tous côtés leurs corolles peintes. La jeunesse est vaine et présomptueuse ; je crus un moment que la Flore de l’Entre-Sierra étalait en minaudant, pour me captiver, les doux trésors de sa corbeille ; à chaque pas, une merveille végétale m’arrachait un cri d’enthousiasme, les muletiers, qui ne comprenaient rien à mon exaltation phytologique, me crurent d’abord un peu fou, mais je leur expliquai la chose ; et comme ma passion pour les plantes de leur pays leur parut flatteuse pour leur amour-propre national, chacun d’eux, rivalisant de zèle, se mit à me cueillir des fleurs et m’en apportait à brassées. D’Andajes à Urcos, je recueillis des échantillons admirables ; je retrouvai toutes les espèces connues et j’en ajoutai de nouvelles au catalogue des savants. Ce magnifique herbier qui devait à jamais assurer ma gloire, fut brouté par une de nos mules entre Huaro et Oropesa ; je faillis en perdre la tête ; mais en songeant que la nature, symbolisée par le phénix, se consume et renaît de ses propres cendres, et que les plantes dont je venais de perdre un spécimen refleuriraient l’année suivante, je parvins à me consoler. Huit ans s’écoulèrent. Chaque année, quand le printemps faisait place à l’été, en quelque endroit que je me trouvasse, un besoin d’émigration, de locomotion, de déplacement, venait tout à coup m’assaillir ; des désirs inquiets s’éveillaient en moi ; j’enviais le sort de l’oiseau et les deux ailes dont sont pourvues ses omoplates. Comme lui, j’eusse voulu prendre mon vol et m’aller poser au milieu des cerros pour y refaire ma moisson odorante ; mais la chose était impossible !

Comme un lecteur, intrigué par ce préambule, pourrait avoir l’idée de dérouler une carte de l’Amérique ou de parcourir les comptes rendus que tout voyageur officiel doit à son ministre, et cela pour se renseigner sur notre quebrada de Cuzco, nous nous hâtons de l’avertir que les atlas et les rapports se taisent sur son compte et qu’aucun tracé d’elle n’exista jamais dans les cartons d’un ministère ; omission regrettable, mais qu’il est facile de réparer.

La quebrada de Cuzco, que les Indiens appellent communément Atunquebrada — la maîtresse quebrada — est une gorge sinueuse formée par le rapprochement d’une double chaîne de cerros qui naissent entre Acopia et Andajes, et se dirigent du sud-sud-est au nord-nord ouest, sur une étendue d’environ quinze lieues et une largeur variable entre cinquante et cinq cents mètres. Accidentée çà et là, par un village, un lac, une courbe de la rivière, cette gorge s’interrompt un moment et va recommencer plus loin, pareille aux tronçons d’un serpent coupé qui se rejoignent. Aux alentours d’Oropesa, elle s’évase brusquement, et ses deux chaînes parallèles, après avoir décrit dans le nord-ouest et le sud-est une molle courbe, se réunissent à quatre lieues de là, et forment comme un rempart circulaire à la plaine au fond de laquelle est assise la ville de Cuzco. Tel est, à peu de chose près, le tracé orographique de cette gorge, qui, dans son parcours, varie souvent d’aspect et change plusieurs fois de nom.

Un morceau de la quebrada de Cuzco.

Avec sa configuration déjà remarquable, la quebrada de Cuzco jouit en tout temps d’une température relativement douce qui dans l’été s’élève jusqu’à 20 à 22 degrés. À cette époque, la grande fonte des neiges dans la Cordillère y fait naître d’humbles rivières, qui la parcourent, l’arrosent et la fertilisent pendant un mois ou deux. Toutes ces rivières se rendent sans bruit au Huilcamayo. D’invinsibles rigoles sillonnent les versants des cerros et ressuscitent mille végétations charmantes, larves et chrysalides qui depuis l’an passé dormaient dans leurs cocons obscurs et dont la chaleur et l’humidité combinées vont faire autant de beaux insectes et de papillons radieux. La fraîcheur du sol et le suintement de la pierre donnent aux herbes, aux mousses, aux lichens qui les recouvrent un lustre humide et velouté. Tout se reprend à vivre pendant cette délicieuse saison : les friquets, les merles, les tourterelles en profitent pour contracter des unions éphémères ; on les voit se poursuivre, s’agacer de l’œil et du bec, se déclarer leurs flammes respectives à l’aide de pépiements, de sifflements et de roucoulements, et conclure en suspendant leurs nids aux ombrages.

Devant cette esquisse au fusain de la quebrada de Cuzco, on doit comprendre maintenant que son souvenir me fut cher. J’avais hâte en effet de revoir un à un les lieux où tant de fois j’avais fait halte avec les muletiers d’Azangaro : ici pour gravir le versant d’un cerro et cueillir une fleur charmante ; là pour allumer un feu de bûchettes et peler les patates du déjeuner ; plus loin pour dresser notre campement, desseller les mules et déployer ma tente ; je dis tente, par euphonie et pour arrondir ma période, car cette tente, comme on sait, n’était qu’un amas de ballots.

Plus d’une heure s’était écoulée depuis notre entrée dans la susdite quebrada, et non-seulement je n’avais encore retrouvé aucun des sites d’autrefois, mais j’avais cherché vainement certaines plantes qui m’étaient bien connues et que je savais devoir croître en tel ou tel endroit. Déjà nous approchions du village d’Andajes et des buissons noircis, échevelés et sans feuillage ; de pâles gramens, des mousses jaunies, un sol crevassé par la sécheresse, étaient les seuls détails que j’eusse relevés. Naturellement, je pensai qu’après huit ans d’absence ma mémoire me servait mal, que nous n’avions pas encore atteint la partie fertile de la quebrada, et cette idée me fit prendre patience jusqu’à Andajes, où nous nous arrêtâmes pour acheter un pain grossier et des morcillas, boudins locaux dans la préparation desquels il entre avec du lard et du sang de mouton, du piment, du baume, des pistaches de terre[2] et de la cannelle.

Andajes.

Andajes est un village de quarante feux, qui se recommande à l’attention des statisticiens par son école ouverte à la jeunesse, et la pulperia, — dépôt de liqueurs, de chandelles et d’épiceries, — où nous achetâmes des aliments. Andajes a de plus sa légende et son souterrain comme un château d’Anne Radcliffe. En face du village, sur la rive droite du Huilcamayo, et dans les flancs du cerro Qquerohuasi, se trouve une chingana, conduit tortueux et profond où les habitants du pays prétendent qu’à l’époque de la conquête, les Indiens cachèrent d’immenses trésors, pour les soustraire à la rapacité des soldats de Pizare. Nombre d’industriels, affriandés par cette tradition, ont cherché longtemps ces richesses, mais sans pouvoir les découvrir. Le dernier d’entre eux, Gaditan d’origine et du nom de Vidagura, parvint jusqu’à l’extrémité de la chingana, qui dit-on, était fort étroite. Comme il était occupé à en sonder les parois, une pierre énorme se détacha de la voûte et ferma l’ouverture du souterrain ; le pauvre Chapeton fut pris dans cette souricière.

La chingana de Qquerohuasi.

À un quart de lieue nord-nord-ouest d’Andajes, sur la rive gauche du Huilcamayo et dans le voisinage de la petite lagune de Santa Lucia, la quebrada de Cuzco s’échancre tout à coup et laisse voir au milieu des cerros un entassement de pierres énormes d’une rectitude parfaite et d’une netteté d’arêtes singulière. La montagne, criblée d’excavations carrées d’où ces blocs ont été tirés, semble avoir laissé fuir ses entrailles de toutes parts. dans ce prodigieux amas de quadrilatères, un passant doué d’imagination peut aisément se figurer les assises de quelque Ninive inconnue ou les débris d’un Memphis auxquels personne n’avait songé : leurs pylônes, vastes propylées, stèles altières, orifices béants des spéos, noires cavités des syringes, rien ne manque à la chose. Pour qu’elle devînt une cité du bon vieux temps dans le genre d’Ollantay-Tampu, il suffirait d’un mémoire archéologique étourdiment adressé par quelque voyageur à la troisième classe de l’Institut. Nous nous hâtons de prévenir l’erreur en déclarant que la prétendue ville n’est qu’une carrière du temps de la Gentilidad, et ses débris, de simples pierres à l’extraction desquelles étaient jadis condamnées à travailler, comme les Athéniens captifs aux latomies de Syracuse, les populations remuantes qui tentaient de secouer le joug des Incas.

Carrière du temps des Incas.

L’antique carrière resta bientôt derrière nous. Tout en trottant et mordant tour à tour à mon pain bis et à mon boudin aux pistaches, j’examinais attentivement le paysage, demandant aux terrains, aux pierres, aux buissons qui défilaient successivement sous mes yeux, s’ils n’étaient pas ceux que j’avais connus autrefois. Comme une pareille recherche m’obligeait forcément à lever, à baisser, à retourner la tête, Ñor Medina, surpris de ce manége, me demanda si j’avais perdu quelque chose en chemin.

« J’ai perdu la trace de mes souvenirs, » lui répondis-je.

Au regard singulier que me jeta l’homme, je jugeai que s’il m’avait entendu, il ne m’avait pas compris, et pour rendre ma pensée plus saisissable, j’ajoutai : « Je cherche des plantes et je n’en trouve pas.

Vaya pues ! fit-il avec un gros rire ; mais il y en a partout des plantes ! que monsieur prenne la peine de regarder. » Alors me montrant de la main des touffes de feuilles recroquevillées, des hampes jaunies, des tiges sèches qui s’élevaient au bord du chemin sur les talus : « Voilà, me dit-il, le huaranhuay dont les racines servent de combustible aux Indiens des hauteurs, le puquincha, avec les fleurs duquel les femmes teignent en jaune leurs llicllas et leurs jupes, la parsehuayta qui leur donne une couleur violette, et l’ayrampu une couleur rose. Cette plante que monsieur peut voir au pied de ce rocher, c’est la marfil qui coupe la fièvre, et plus loin cette autre, c’est la pilli qui calme la toux. Voici l’amancaës que les Espagnols appellent le lis des Incas[3], et la queratica qu’ils nomment la salive de Notre-Dame. Eh ! tenez, voilà encore la calahuala, la hualhua, la huanchaca, sans compter la chichipa qui donne un bon goût aux potages, et le sacharapacay qui ramone et nettoie le duodeno des personnes chargées de bile. »

Alstræmères de la quebrada de Cuzco.

Je sautai vivement à bas de ma mule et j’allai regarder de près et palper un peu les momies végétales que mon guide appelait des plantes. Après un examen de quelques minutes, j’étais parvenu à reconnaître la famille, le genre et l’espèce auxquels chacune d’elles avait appartenu ; je dis avait, car ces corolles amorphes et ces pétales incolores ne ressemblaient pas plus aux fleurs brillantes que j’avais admirées, qu’un cadavre rongé par les vers du sépulcre ne ressemble à la femme dont notre cœur fut un jour passionnément épris.

La vue de ce charnier végétal où tant de beautés délicates, charmantes, parfumées, pourrissaient pêle-mêle, avait assombri mon humeur naguère si riante ; de lugubres visions passaient et repassaient dans mon esprit. « Seigneur, me disais-je, où vont l’homme et la fleur, et quel lien mystérieux unit le berceau à la tombe ! »

Au bout d’un moment, mon guide, étonné du silence que je gardais, s’avisa de remarquer tout haut que je lui semblais triste. « À quoi songe monsieur ? me demanda-t-il.

— Je songe, lui répondis-je, à la brièveté de l’existence et au néant des choses ; je songe encore que Job est un très-grand poëte et qui a eu raison de consacrer cent pages à comparer la durée de l’homme ici-bas à celle du brin d’herbe. Il y aura huit ans, vienne la Saint-Sylvestre, poursuivis-je et comme me parlant à moi-même, que je passai par ici pour la première fois. J’étais jeune, ardent, enthousiaste ; la nature entière semblait me sourire ; tout me faisait fête et me saluait au passage, les ruisseaux coulaient, les oiseaux chantaient, les fleurs s’entrouvraient. Aujourd’hui cette même nature me regarde passer d’un air rechigné, les ruisseaux n’ont plus une goutte d’eau, les oiseaux ont pris leur volée et les fleurs aux vives nuances sont devenues couleur d’amadou… ô gioventu primavera della vita ! »

Ces réflexions philosophiques étaient de celles qu’on écoute par politesse, mais auxquelles on ne répond pas ; toutefois Ñor Medina crut devoir y répondre.

« Dans tout ce que vient de dire monsieur, me dit-il, je n’ai bien compris qu’une chose : c’est qu’il était passé par ici vers la Saint-Sylvestre ; or, comme à cette époque on était en été, il n’est pas étonnant qu’il ait trouvé de l’eau, des oiseaux et des fleurs. Aujourd’hui que nous y passons en juillet, c’est-à-dire en hiver, il ne doit pas être étonné de n’y trouver rien. »

Je regardai mon interlocuteur du coin de l’œil. « Mais ce diable d’homme a raison, pensai-je, et son appréciation me paraît exacte. Seulement, où la raison et l’exactitude vont-elles se nicher ? » À partir de cette heure, Ñor Medina grandit considérablement dans mon esprit. Chemin faisant, si je ne lui avouai pas le cas que je faisais de ses lumières, ce fut uniquement pour ne pas lui donner de lui-même une idée trop avantageuse et l’exposer plus tard à pécher par orgueil.

Suffisamment réconfortés par le déjeuner fait en route, nous traversâmes sans nous y arrêter la bourgade de Quiquijana, que les chartes péruviennes qualifient de cité très-fidèle. Cette façon hispano-américaine d’honorer les villes en attachant à leur nom une flamboyante épithète, serait assez de notre goût, si le Pérou n’en abusait un peu. Ainsi, il suffit qu’un village se soit montré sympathique à tel prétendant au fauteuil de la présidence et qu’il ait manifesté cette sympathie par le don secret d’un millier de piastres fait à l’individu pour l’aider à soutenir ses prétentions, pour que ce village reçoive plus tard, comme récompense, le titre de fidèle, d’héroïque ou de bien méritant. L’existence politique du prétendant devenu président a beau n’avoir que la durée des roses, le village ennobli par lui n’en continue pas moins de tenir orgueilleusement le haut du pavé. C’est là le côté vicieux de la chose. En fait de caprice, de monde, d’engouement passager, la cause cessant, l’effet devrait cesser aussi ; or la nomination d’un président ne fut jamais qu’une affaire de mode. Interrogez à cet égard le sexe aimable du Pérou !

Quiquijana, la très-fidèle, n’est qu’un amas de maisons un peu prétentieuses, un peu jetées à l’aventure. La tuile rouge brille sur la toiture de cinq ou six d’entre elles, les autres n’ont qu’un humble chaume. Le paysage qui sert de cadre à ces maisons est assez pittoresque avec ses montagnes à croupes rondes et ses grands partis d’ombre et de lumière. Çà et là des cultures, des vergers clos de murs, que dépassent les têtes des pommiers, des merisiers, des cognassiers, seuls arbres fruitiers qu’offre la contrée, égayent, en la complétant, la physionomie du tableau ; ajoutons que le Huilcamayo[4] passe au milieu de la bourgade et la divise en deux quartiers, qu’un pont de pierre, bâti depuis quelques années seulement, fait communiquer l’un avec l’autre.

Quiquijana, la cité très-fidèle.

Un détail auquel je ne m’étais jamais arrêté jusqu’alors et dont je fus frappé cette fois en traversant Quiquijana, c’est la largeur de la quebrada où coule le Huilcamayo. Ce vaste lit qu’il occupe au temps de ses crues était à sec en ce moment et jonché de plus de cailloux que le ciel n’a d’étoiles fixes et d’astres errants. De l’orgueilleuse rivière, si bruyante et si tapageuse pendant l’été, il ne restait qu’un gentil ruisselet qui coulait sans bruit sous l’arche centrale du pont de pierre, léchant de son eau cristalline des galets de porphyre noir. J’avais arrêté ma mule pour examiner la chose à mon aise ; l’impression qu’elle me causa et qui me revient à cette heure fut un étonnement presque voisin de l’incrédulité ; je me demandai comment une si petite rivière pouvait occuper tant espace et y rouler tant de cailloux. Les voies de Dieu sont impénétrables !

La contrée située au nord de Qulquijana est fertile et bien cultivée ; la luzerne verdoie dans les bas-fonds, le maïs et le blé tapissent les pentes bien exposées, la pomme de terre occupe les plateaux, l’orge et le chenopodium quinoa succèdent plus haut à ce tubercule : tout le paysage, jusqu’à Urcos, distant de quatre lieues, a l’allure honnête et patriarcale d’un bon fermier ; rien de violent et de heurté dans les contours, rien de tranché dans les nuances ; c’est lourd, calme et satisfaisant.

Le chemin qu’on suit a de molles ondulations, des endroits sablés, de jolis carrés d’herbe verte et de touffes de graminées qui font des forêts vierges aux fourmis. La température, de plus en plus douce, semble inviter le voyageur à descendre de sa monture, à mettre bas chapeau, veste et souliers, et à marcher nu-pieds, en fumant un cigare sur le gazon douillet qui borde le chemin. Son esprit agréablement distrait par ce qui l’entoure, l’empêche de sentir la fatigue et de compter les kilomètres qui le séparent du but ; il se trouve rendu à Urcos quand il s’en croyait encore loin.

Urcos est le chef-lieu de la province de Quispicanchi. C’est un gros village édifié sur une éminence et dont les maisons laissent beaucoup à désirer sous le double rapport de l’architecture et de la propreté. Urcos possède néanmoins deux choses relativement curieuses : sa lagune et sa vallée. Sa lagune, appelée la Mohina, s’étend au bas de l’éminence qui sert de piédouche au village ; un sentier en zigzag, tracé plutôt que creusé, dans la paroi du roc, coupée à pic de ce côté et d’une hauteur d’environ trois cents mètres, permet aux habitants de la localité de communiquer avec leur lagune.

La Mohina, entourée d’un demi-cercle de hautes montagnes et dont les eaux sont à la fois amères et saumâtres, peut avoir une lieue de circuit. Sa profondeur varie de quinze à vingt-deux brasses. Des joncs, des roseaux, et de loin en loin quelque buissons ras, lui font une verte ceinture. Des sarcelles rousses, des grèbes, des huananas, gros canards au plumage brun, animent sa surface. Le jour, quand le ciel est serein et que le soleil illumine et pénètre de ses traits d’or cette nappe dormante, elle est d’un effet ravissant. La nuit, quand tout est calme, que la lune l’effleure de ses rayons d’argent et que les montagnes voisines y jettent une ombre portée, elle est plus ravissante encore.

Une tradition du pays, que le touriste européen auquel on la raconte ne manque pas, de retour chez les siens, d’intercaler dans son récit, cette tradition place au fond de la Mohina la chaîne d’or que le douzième Inca Huayna Capac fit fabriquer à l’occasion de la première coupe de cheveux d’Inti-CusiHuallpa, son fils aîné (Aliud Huascar). Ce morceau d’orfévrerie, qu’on pourrait croire de simple jaseron, avait la grosseur des chaînes de fer qui lient les bornes de nos quais. Sa longueur totale était de huit cents mètres. Elle servait à enceindre la grande place de Cuzco pendant la durée des fêtes d’équinoxe Raymi et Cittua. À l’arrivée des Espagnols, les Indiens jetèrent, dit-on, ce colossal bijou dans la Mohina, afin de le soustraire à la cupidité des conquérants. Ceux-ci eurent vent de la chose. Une chaîne d’or du poids de quelques milliers de kilos leur parut valoir la peine d’être repêchée, et ils envoyèrent un détachement de pionniers chargés de dessécher le lac d’Urcos. Des canaux d’écoulement furent pratiqués au-dessus du niveau de son lit. Quarante Espagnols et deux cents Indiens travaillèrent à cette œuvre pendant trois mois. Mais, soit que la Mohina fût intarissable ou que l’histoire du bijou ne fût qu’un conte, les conquérants en furent pour leurs frais de déplacement et leurs travaux d’excavation. Les canaux qu’ils ouvrirent pour dessécher le lac, et dont il reste encore des traces, ont fait dire à quelques savants du pays, jaloux de prouver leur sagacité, que la Mohina était une lagune artificielle creusée par les Incas et que ses eaux avaient été amenées de fort loin[5].

Vue du village d’Urcos et de la lagune la Mohina.

La vallée d’Urcos ou ce qu’ainsi l’on nomme, est un espace de sept à huit kilomètres carrés, entouré de montagnes et auquel la bénignité de la température et le voisinage de la rivière donnent une fertilité relative. On y récolte du maïs, du blé et des légumes. La pomme, la poire, la fraise y mûrissent, mais n’ont ni douceur, ni saveur, ni parfum. Les gens du pays, carpophages et peu difficiles, s’en accommodent volontiers, mais les Européens, et les Méridionaux surtout, ne peuvent s’empêcher en mordant à ces fruits de faire une laide grimace.

Au naturaliste empailleur, lisez tachydermiste, le val d’Urcos n’a à offrir en fait d’oiseaux que le sarcoramphe urubu, sujet peu curieux et d’une puanteur extrême ; un petit sylvain conirostre au plumage mi-parti noir et blanc, que les Indiens appellent Choclopococho[6], lequel n’apparaît qu’à l’époque où le maïs est mûr et disparaît quand la récolte est achevée ; une espèce de tarin (fringilla), un friquet huppé, trois variétés de tourterelles, le merle à pattes orange (chihuanco), et l’hirondelle à croupion blanc que nous avons vue voltiger aux alentours d’Arequipa.

À l’entomologiste assez robuste pour soulever ou déplacer les grosses pierres qui jonchent la campagne, les environs d’Urcos offriront des mille-pieds, des cloportes, des mygales, des carabes, des carabiques et quelques cicindèles, sans préjudice de ces aptères hexapodes des genres parasite et suceur, lesquels, sous les noms de poux et de puces, pullulent indifféremment dans la chaumière et sur le corps des indigènes.

Si de l’air et de la terre, nous passons à l’élément liquide, comme on dit en beau style, nous ne trouverons dans les eaux du Huilcamayo-Quiquijana que deux poissons de la famille des siluroïdes, le bagre et le suchi, dont la taille n’excède jamais six pouces. Parfois, une loutre au pelage d’un noir de jais montre timidement sou nez entre les rochers des deux rives ; mais le cas est si rare que les habitants du pays, à cause de cette rareté et un peu aussi par cette manie de tout ennoblir qui les caractérise, ont surnommé l’animal mayu-puma — lion de rivière. — La chair de ce lion, assurent-ils par tradition, est d’un goût aussi délicat que celle des poissons dont il s’alimente. Si j’ai prononcé le mot tradition, c’est que sur cent individus que j’ai pu consulter à l’égard du mayu-puma, aucun n’avait jamais mangé de cette viande léonine, mais l’avait entendu vanter par son père, qui probablement tenait lui-même la chose d’un aïeul.

Du village d’Urcos on descend vers celui de Huaro par une pente douce. La route est large et convenablement unie. À droite et à gauche s’étendent des champs cultivés, interrompus çà et là par de grands espaces arides. Des cerros, verdoyants à la base, rougeâtres et pelés au sommet, encadrent ce tableau, que les gens du pays qualifient de vistoso, un vocable espagnol dont l’équivalent manque à notre langue, et que l’illustre auteur du Télémaque a traduit par la périphrase : « Fait à souhait pour le plaisir des yeux. »

Huaro est situé à deux kilomètres d’Urcos et à gauche du chemin. C’est un assez grand village, triste d’aspect et mal bâti. Les montagnes, très-élevées en cet endroit et disposées en demi-cercle, projettent sur la localité une ombre grisâtre. Ses jardins et ses vergers ont les teintes molles et indécises d’une aqua-tinta coloriée, ce qui ne laisse pas que de paraître étrange. Avec ce demi-jour voluptueux qui lui est propre, Huaro possède une place carrée, quelques maisons en pierre et force ranchos en torchis. Son église, comparativement grande, est remarquable par le coq qui surmonte un de ses clochers. Ce coq en cuivre jaune, et dont la patte est triomphalement posée sur une boule, brille d’un éclat rutilant, grâce au fourbissage hebdomadaire auquel le soumet, dit-on, le sonneur de cloches du temple saint. L’orgue de Huaro est renommé par sa sonorité et le nombre de ses registres. Quelques organophiles du pays assurent même qu’il l’emporte sur l’orgue de Yauri dans la province de Canas[7]. Je ne saurais donner mon opinion à cet égard, n’ayant jamais entendu mugir ou soupirer l’un des instruments précités. Tout ce que je puis dire, c’est que trois fois je vins à Huaro avec l’intention bien arrêtée de m’abreuver de mélodie, et que chaque fois, un destin fatal contrecarra mes plans. Deux fois je trouvai l’église fermée et le curé absent. À ma troisième visite, l’artiste inspiré qui tenait l’orgue le dimanche et qui pendant six jours de la semaine n’était qu’un humble ferblantier, venait de passer de vie à trépas, emportant avec lui le secret d’animer les touches d’ivoire. Les organistes sont fort rares dans la contrée, et aucun conservatoire de musique n’ayant encore été fondé au Pérou, une période de temps incalculable s’écoulerait, m’assura-t-on, avant que l’orgue du Huaro interrompît sa léthargie.

Avec son église, son coq et son buffet d’orgues, Huaro possède deux fabriques de bayetas et de bayetons, draps grossiers qui ressemblent à cette étoffe de laine que dans leur argot spécial nos tapissiers appellent tibaude. Rien de plus humble que les salles où travaillent à ces tissus locaux des individus des deux sexes ; rien de plus primitif que les métiers qui servent à les fabriquer. Les premières se composent de quatre murs démantelés et d’un toit de chaume où l’industrieuse Arachné donne l’exemple aux travailleurs en tissant ses réseaux à prendre les mouches ; les seconds sont de simples bâtons en croix, liés par de simples ficelles.

La province de Quispicanchi, où les lumières sont en honneur, ne compte pas moins de sept écoles dans son étendue ; mais celle de Huaro est la plus célèbre. On pourrait même, à bon droit, l’appeler l’Université de Quispicanchi, car elle est la seule école de cette province ou les élèves apprennent, en même temps que les fables d’Yriarte et la grammaire espagnole, à décliner les substantifs homo, mulier, cornu dans le rudiment. À partir de Huaro, la quebrada de Cuzco va s’élargissant de plus en plus. On chemine sur une route ou plutôt une chaussée unie et spacieuse que la nature, seul cantonnier qu’on connaisse au Pérou, entretient de son mieux, malgré la fréquence des averses et les éboulements de terrain qu’elles occasionnent. Trois lieues séparent Huaro d’Andahuaylillas, un village qui dans l’été n’a de remarquable que les flaques d’eau et les marécages laissés par les pluies de l’hiver. Ce village où le sous-préfet de Quispicanchi fait sa résidence, au lieu d’habiter, comme il le devrait, Urcos, chef-lieu de la province, porte dans les annuaires le nom de ville. À ceux qu’étonnerait cette substitution de titre, nous dirons qu’un sous-préfet n’eût pu sans déroger habiter un pueblo. Par considération pour le rang de ce fonctionnaire, les statisticiens du pays ont donc donné le nom de ville au village où il a élu domicile, non par amour du pittoresque, mais pour surveiller l’exploitation d’une ferme qu’il y possède.

Anduhuaylillas, place au pied des cerros dans une douce exposition au sud-est, jouit en tout temps d’une température assez agréable : le maïs, le blé, les légumes y prospèrent, et les arbres fruitiers s’y couvrent de fleurs. Quant à la qualité de leurs fruits, elle est la même que celle de tous les vergers sis entre Quiquijana et Cuzco, c’est-à-dire que les meilleurs d’entre eux ne valent pas le diable. En vain les arboriculteurs de la contrée, furieux de voir l’étranger déprécier hautement ces fruits, taillent, ratissent, inondent, échenillent les arbres qui les portent, afin d’en obtenir des produits de choix ; le dieu Soleil, pour punir ces indigènes de leur apostasie, se refuse à sucrer leurs pommes et leurs poires et consent au plus à les colorer en passant. Telle est, nous le croyons du moins, la cause à laquelle on doit attribuer l’acidité des fruits de la quebrada de Cuzco.

Les mêmes statisticiens qui, par considération pour un sous-préfet, ont qualifié de ville le village d’Andahuaylillas, ont donné le nom de vallée aux terrains ensemencés qui l’avoisinent. Cette vallée, pour lui conserver son titre sonore, change de nom à une lieue de là, et de vallée d’Andahuaylillas qu’elle était, devient vallée de Lucre. Le voyageur qui sur la foi d’un annuaire péruvien chercherait une vallée dans ces carrés de trèfle et de froment, serait tout surpris de ne rien trouver de semblable ou même d’approchant. Mais, en se contentant du nom, sans avoir égard à la chose, il est à l’abri d’une déception. En attendant que la nature fasse de Lucre une vallée, les hommes en ont fait une métairie, autour de laquelle sont groupés, dans un beau désordre, des parcs à bêtes et des chaumières de péons. On y cultive avec succès le maïs, le blé, les légumes ; on y tisse la bayeta et le bayeton au grand déplaisir de Huaro, dont cette concurrence et ce voisinage immédiat paralysent un peu l’industrie. Nous regrettons sincèrement de n’avoir rien de plus et surtout rien de mieux à dire.

À la vallée de Lucre, qu’embellit, mais sans l’assainir, un petit lac aux eaux bourbeuses, succède, à la droite du grand chemin, le village d’Oropesa. Oropesa, cher à Cérès, est renommé à vingt lieues à la ronde par ses champs de blé et les petits pains au saindoux que, depuis un temps immémorial, il expédie chaque matin au marché de Cuzco. C’est l’Odessa de la quebrada. Le blé d’Oropesa est à la fois de qualité supérieure et d’un bon rendement, comme on dit en style de mercuriale.

Oropesa, la bourgade héroïque.

Au renom qu’il doit à son blé, Oropesa ajoute un titre honorifique. Il figure dans les chartes péruviennes sous le nom de bourgade héroïque. Ce titre lui fut donné par suite d’un engagement qui eut lieu sur les hauteurs du village, il y a de cela quelque vingt-cinq ans. — Muse de l’épopée, ô divine Clio, viens m’aider à narrer convenablement ce fait d’armes ! — Deux généraux du pays se disputaient avec acharnement le fauteuil de la présidence. Un bataillon de cinq ou six cents hommes que chaque prétendant avait réuni, l’aidait à soutenir sa cause. Ces bataillons qui depuis un mois se cherchaient sans pouvoir se joindre, se rencontrèrent un matin, alferez, drapeau et musique en tête, sur les hauteurs d’Oropesa. Le choc fut rude et la mêlée affreuse. À chair de loup, dent de chien, dit le P. Mathieu. Non-seulement les soldats des deux camps se balafrèrent avec rage, mais les rabonas, farouches vivandières que chaque fantassin traîne après lui à titre d’amie et de cuisinière, se prirent aux cheveux, se mordirent, s’égratignèrent et de leurs jupons respectifs firent un monceau de charpie. Au plus fort de l’engagement et comme la victoire était en suspens, voilà que chaque prétendant, saisi tout à coup d’une panique étrange, juge la bataille perdue, sa cause anéantie, et tournant bride, s’enfuit l’un au nord, l’autre au sud, sans autre escorte qu’un cheval de rechange et un aide de camp fidèle.

Pendant que ces guerriers dévoraient l’espace, la victoire se déclara pour l’un des partis. Des officiers de ce parti s’élancèrent aussitôt sur les traces du chef fugitif et vainqueur, pour lui annoncer qu’il avait gagné la bataille. Le héros stupéfait refusait de croire à cette nouvelle ; il craignait d’être pris à quelque traquenard. À force de lui répéter que la chose était vraie, on le décida à revenir sur le lieu de l’engagement. En n’y retrouvant plus son compétiteur et voyant ses soldats jouer paisiblement aux osselets avec les soldats du parti vaincu, il se rendit à l’évidence.

C’est pour perpétuer le souvenir de ce fait d’armes que le pueblo d’Oropesa reçut le titre de bourgade héroïque, qu’il continue à porter de nos jours. Si nous n’écrivons pas en toutes lettres les noms des prétendants, comme nous en avons le droit, puisque ces noms appartiennent à l’histoire et que chacun les répète au Pérou, c’est parce que ces prétendants expient suffisamment dans l’obscurité de leur condition actuelle l’orgueil de leurs anciens triomphes. Tous deux, comme Cincinnatus, sont retournés à la charrue. Tous deux cultivent, à l’écart, la fève, la luzerne et la pomme de terre. Respectons leur humilité et leur incognito.

Quand on a vu d’Oropesa ses champs de blé, ses petits arbres rabougris et ses maisons à toits de tuiles et de chaume, qu’on a relevé à droite du pueblo une ruine en beau grès couleur rose sèche, qui date du règne des premiers Incas ; ruine que des savants modernes s’obstinent à prendre pour la porte d’un édifice et qui n’est que l’arche d’un aqueduc, on peut continuer sa marche. Oropesa est la borne frontière qui sépare la province de Quispicanchi de celle de Cuzco. Après quelques pas faits au nord, on est dans la province que le peuple au temps des Incas tenait pour sacrée ; on foule la terre classique d’Inti-Churi qu’en langage vulgaire nous appelons Soleil.

À mesure que la quebrada s’élargissait, signe certain que nous approchions de Cuzco, Ñor Medina devenait de plus en plus loquace et communicatif. Sa gaieté longtemps contenue par les divers incidents du voyage : les casse-cou, les tempêtes, les mauvais gîtes, l’ennui d’avoir à obéir quand il eût voulu commander ; enfin, l’incertitude de savoir si les mules qu’il me louait arriveraient saines et sauves ; sa gaieté, délivrée de ces appréhensions fâcheuses, renaissait et se traduisait par un déluge de paroles, entremêlées d’éclats de rire et de saillies. J’étudiais l’homme en l’écoutant jaser. À part sa susceptibilité chatouilleuse et sa manie de croire qu’il voyageait pour son plaisir et non pour le mien, manie que j’avais toujours combattue de mon mieux, c’était une brave et digne créature que Ñor Medina, et je n’avais jamais si bien apprécié ses qualités et ses défauts, qu’au moment de me séparer de lui pour toujours. Depuis notre sortie d’Oropesa, sa conversation, montée au ton du lyrisme, célébrait les douceurs de l’arrivée, la joie de revoir une épouse chérie, d’embrasser de tendres enfants, de serrer la main des amis et d’aller en leur compagnie passer quelques heures entre les murs d’un cabaret. N’ayant ni femme ni enfants, ne possédant aucun ami dans la contrée et redoutant les cabarets, autant pour la liqueur qu’on y débite que pour la vermine qu’on y ramasse, les petits bonheurs que Ñor Medina faisait passer successivement sous mes yeux, comme les verres coloriés d’une lanterne magique, ne pouvaient m’intéresser que médiocrement. Aussi le laissais-je discourir à son aise sans l’interrompre. Comme il jugea sans doute à mon silence que je ne partageais qu’à demi la satisfaction intime qu’il éprouvait, il entreprit de me ramener à son dire, en m’entretenant de moi-même et me vantant les tertulias, les bals, les festins et les cavalcades qui m’attendaient à Cuzco. Quand il eut terminé l’énumération des plaisirs que peut offrir à l’étranger l’ancienne ville du Soleil, je lui appris que je ne comptais rester à Cuzco que le temps de faire quelques emplettes et de ficeler quelques paquets ; qu’une fois cette besogne achevée, je partirais, accompagné d’un guide pour une des trois vallées de Lares, d’Occobamba ou de Santa Anna, — je ne savais encore laquelle, — et que de là je m’enfoncerais dans l’intérieur du pays.

« Mais où va donc monsieur ? me demanda Ñor Medina avec une surprise mêlée d’épouvante.

— Toujours devant moi.

— En marchant ainsi, on peut aller loin, me répliqua-t-il ; seulement, monsieur ne sait pas qu’au delà de la Cordillère, il trouvera des infidèles, des Chunchos, comme on les appelle chez nous, et que ces sauvages le perceront de flèches, comme saint Sébastien.

— Bah ! fis-je, j’attendrirai leurs cœurs à la manière d’Orphée, et les arcs et les flèches tomberont de leurs mains.

Valgame Dios ! et que fera monsieur ?

— Je ferai un peu de musique ; on dit le sauvage sensible à l’harmonie, et, pour développer cette sensibilité à mon profit, j’aurai soin d’acheter à Cuzco, au marché du Baratillo, un accordéon ou une guimbarde. »

Ñor Medina me regarda du haut en bas d’un air singulier, puis hocha la tête.

« Señor, señor, me dit-il, d’un ton grave et presque solennel, vous avez tort de faire des plaisanteries sur un pareil sujet. Je sais bien que les gens de votre nation ont l’habitude de plaisanter sur tout ; mais croyez ce que vous dit ici un pauvre homme qui n’a pas, comme vous, appris à lire dans les livres : il est des choses qu’on doit respecter sous peine d’attirer sur soi la colère de Dieu. »

En achevant, le digne arriero tira de gauche à droite la bride à sa mule et lui fit faire un quart de conversion qui le mit à distance respectueuse de ma personne. Comme il en usait ainsi chaque fois qu’il m’arrivait de choquer ses opinions préconçues ou de m’écarter, suivant lui, de la ligne d’une civilité puérile et honnête, je ne me scandalisai pas trop de son action. Le voyage d’ailleurs touchait à sa fin ; nos rapports mutuels allaient forcément s’interrompre ; une boutade de plus ou de moins de mon excellent guide était sans conséquence. Tandis que je faisais ces réflexions, nous arrivions à San Jeronimo.

San Jeronimo est un pueblo sans importance. Ce qui le distingue de la plupart des villages de la Sierra, c’est qu’au lieu de présenter comme eux la figure d’un parallélogramme ou celle d’un trapèze, il se développe sur une double ligne de chaque côté de la route qui conduit à Cuzco. L’air, la lumière, l’espace dont il jouit, les champs de blé, de fèves, de maïs, de luzerne et de pommes de terre qui l’entourent, en rendent le séjour sinon agréable, du moins tranquille, honnête et sain. Comme singularités locales, ce village n’a de remarquable qu’une pulperia du troisième ordre : boutique d’épicier-liquoriste, cinq ou six cabarets à chicha et la forge enfumée d’un maréchal ferrant, dont on peut voir l’enclume en passant, mais dont on n’entend jamais le bruit du marteau. Joignez à cela quelques marmots couleur de bistre, chevelus, pansus, déguenillés, jouant devant les portes ; des troupes de chiens maigres couchés en travers du chemin et toujours prêts à mordre l’homme ou la bête qui interrompt leur sieste ; des poules qui picorent dans les broussailles, des pigeons qui roucoulent sur les toitures, et vous aurez une photographie exacte de San Jeronimo.

San Jeronimo.

Six kilomètres séparent San Jeronimo de San Sebastian, un village de la famille du premier. Celui-ci est situé à la droite du grand chemin et présente à l’œil un ensemble dense et compacte de murs grisâtres et de toits rouges. Le Huatanay, une rivière-égout qui charrie les immondices de Cuzco, déroule devant San Sebastian son cours sinueux et va porter le cours de ses eaux puantes au Huilcamayo-Quiquijana, entre Huaro et Urcos. San Sebastian se recommande à l’attention par sa haute église à clochers carrés coiffés de coupoles, laquelle paraît d’autant plus élevée que les maisons du pueblo sont très-basses. On dirait un géant parmi des pygmées, un chêne entouré de champignons. Tous les habitants de la localité, à l’instar de ceux des provinces Vascongadas, sont hidalgos avant de naître et tenus pour tels en naissant. Tous portent au pylone égyptien en champ d’azur surmonté du cuntur aux ailes éployées, blason primitif des Incas. À ceux qui pourraient s’étonner de ces prérogatives, nous dirons que les Indiens, cholos métis et gens de demi-poil, qui habitent San Sebastian, sont des Quispé, des Mamani, des Condori, trois familles illustres et les seules du pays qui descendent en ligne directe du Soleil, par lïfmpereur Manco Ccapac et l’impératrice. En narrateur consciencieux, ajoutons que ces familles historiques sont un peu déchues de leur splendeur passée. De nos jours, il n’est pas rare de voir un Quispé marcher nu-pieds faute de chaussure et pousser devant lui un troupeau de moutons ; une Mamani vendre au marché de Cuzco des choux, des carottes et autres légumes ; un Condori louer ses services en qualité de porteur d’eau et de palefrenier, pour la modique somme de quinze francs par mois. De pareils tableaux sont affligeants à retracer ! Heureusement pour les nobles fortunés dont nous rappelons ici l’origine et la grandeur éteinte, tous sont quelque peu philosophes. Ils se disent qu’Apollon-Phébus, leur divin aïeul, a gardé jadis les troupeaux d’Admète ; qu’un roi de Babylone fut réduit à manger de l’herbe et un tyran de Syracuse à montrer à lire aux enfants. Ces illustres exemples de décadence leur font envisager sans trop d’ennuis leur position précaire. L’eau-de-vie, la chicha, la coca, dont ils usent d’ailleurs libéralement, contribuent encore à écarter de leur esprit toute idée pénible relative au passé.

San Sebastian.

À partir de San Sebastian, les cerros qui bornent l’horizon se rapprochent et forment comme un mur circulaire. Cuzco, qu’on ne découvre pas encore, est assis à leur base. En cheminant au nord, on relève comme un point de repère placé sur les talus de gauche du chemin, un arbre dont le tronc rugueux et crevassé, les racines déchaussées et le maigre feuillage attestent l’extrême vieillesse. C’est de lui qu’on peut dire : Durando secula vincit ; car l’arbre en question, s’il faut en croire une tradition locale, a été planté par l’Inca Ccapac Yupanqui et date du milieu du treizième siècle. Ce patriarche végétal appartient à la famille des capparidées. Les gens du pays l’appellent chachacumayoc, arbre des adieux. Tout voyageur partant de Cuzco est tenu de venir, accompagné de parents, d’amis et de connaissances, s’asseoir à l’ombre de cet arbre, pour recevoir leurs adieux et leur faire les siens. La société a soin de se munir de provisions solides et liquides et d’emporter une guitare. On sort de la ville en bon ordre. À l’entrée de la plaine ou s’élève le chachacumayoc, on s’arrête, on fait cercle et chacun boit un verre d’eau-de-vie à la longévité de l’arbre symbolique. Pareille chose a lieu en entrant sous son ombre. Cette façon de boire circulairement et simultanément, s’appelle faire la roue (hacer la rueda). Après ces deux roues, tribut payé aux vieux usages, on s’assied un peu pêle-mêle ; les provisions sont tirées des bissacs, les bouteilles, les cruchons et les outres rangés en ligne de bataille et l’action s’engage à la fois sur tous les points. Pendant une demi-journée on mange, on boit, on rit, on chante, on danse, puis l’instant des adieux venu, chacun pleure, sanglote et se lamente en entourant le voyageur qui, de son côté, pleure, sanglote et se lamente aussi. On vide enfin avec lui une dernière coupe, celle de la despedida ou adieu final, et, après l’avoir tendrement accolé et avoir appelé sur sa tête les bénédictions du ciel, on le laisse, hébété de douleur et parfaitement ivre, aller où le devoir l’appelle. La troupe des parents, des amis et des connaissances reprend alors, cahin-caha, le chemin de Cuzco et va continuer, pour son propre compte, la fête commencée sous l’arbre des adieux pour le compte du voyageur.

Entre San Sebastian et Cusco. L’arbre des adieux.

Au moment où nous passions devant le chachacumayoc, deux Indiens du peuple, homme et femme, étaient en train d’échanger de tendres adieux. Aucun d’eux ne buvait ; mais tous les deux paraissaient avoir bu plus que de coutume. Notre apparition intempestive interrompit leur tête-à-tête. L’homme néanmoins fit bonne contenance et nous sourit en ôtant sa montera, mais la femme, évidemment contrariée, baissa la tête et nous tourna le dos, en ayant l’air d’examiner l’étoffe de sa jupe.

À dix minutes de là, nous relevâmes, — je dis nous, par politesse et par égard pour l’âge de mon guide, car l’homme se tenait incivilement à l’écart et affectait de ne pas regarder de mon côté, — nous relevâmes, dis-je, à la droite du chemin, sur l’escarpement des cerros, le couvent de la Recoleta[8], dont la masse architecturale en figure de carré long, domine fièrement la plaine. De doux souvenirs me vinrent en foule à l’aspect de cet édifice.

Que de fois après mes excursions botaniques aux environs, j’étais venu me reposer à l’ombre de ces galeries et m’égayer un peu devant les essais polychromes qui recouvrent leurs murs à titre de fresques ! Le prieur, un beau vieillard couleur d’acajou que je rencontrais fréquemment durant mes visites, et qui, chaque fois, me voyait sourire en parcourant les deux étages de peintures que possède la Recoleta, m’avait pris en amitié à cause de ce même sourire qu’il attribuait à un accès d’admiration pour ces tableaux. Au lieu de détromper à cet égard le révérend moine, je m’étais plu à entretenir son erreur, fourberie innocente qui me valait de temps en temps une invitation à manger quelque friandise, à boire un verre de liqueur et fumer une cigarette. À l’heure où je trace ces lignes, le bon père, qui comptait alors dix-sept lustres révolus, s’est probablement envolé joyeux vers les demeures éternelles ; — sedes æternas lætus advolavit, — comme dit l’épitaphe de Fray Juan de Matta, son prédécesseur, gravée sur une dalle de la chapelle. Je ne puis donc donner à sa mémoire qu’une larme pieuse et un regret stérile ; mais Dieu, je l’espère, saura reconnaître et payer, en mon nom, dans un autre monde, les petits gâteaux et les confitures que me fit manger dans ce monde-ci le digne prieur.

Église et couvent de la Recoleta.

L’amitié qu’il me témoignait ostensiblement m’avait attiré la considération de tous les moines. Les doyens du chapitre se plaisaient à me questionner sur les us et coutumes de notre France, qui leur semblait un empire aussi fabuleux qu’à nous, autrefois, celui du Cathay ou du grand Kan de Tartarie. Le frère portier, assis sous le porche d’entrée, où du soir au matin il tricotait des bas tout en ayant l’œil au guichet, ne manquait pas, en me voyant venir de loin, d’ouvrir à l’avance l’huis monastique et de se planter sur le seuil pour attendre mon arrivée. Après les compliments d’usage, il me demandait quelques cigarettes. Pendant que j’allais faire un tour de cloître, il avait soin de mettre au frais dans un seau. d’eau les plantes que j’avais cueillies. Parfois en sortant, je le gratifiais d’un réal d’argent pour s’acheter du tabac et de l’eau-de-vie, deux choses qu’il affectionnait singulièrement. Alors il ne tarissait pas d’éloges sur mon compte et me donnait, avec force bénédictions, le titre pompeux d’Excellence. Lorsqu’il m’arrivait d’oublier ma bourse ou de n’avoir pas de monnaie, il négligeait de me bénir et me saluait froidement en m’appelant señor tout court.

Quant aux jeunes frères, je les avais surpris tant de fois dans les cabarets voisins, un pot de chicha sur les lèvres, ou leur robe relevée jusqu’à la ceinture et leur chapeau tout bosselé, en train de danser des samacuecas prohibées à l’heure où les révérends pères faisaient la sieste, qu’ils me souriaient comme à une ancienne connaissance. Tous croyaient reconnaître en moi le moraliste bienveillant, porté par nature autant que par système a excuser les faiblesses humaines, et ne s’effrayaient nullement de me savoir en possession de leurs secrets. Bons petits frères ! en les voyant dans un âge encore tendre si ardents à humer le piot et à danser des pas de caractère avec les Indiennes du voisinage, combien de fois je m’étais dit : « Quels dignes moines ces moinillons feront un jour ! » Les souvenirs évoqués par l’aspect du couvent de la Recoleta pâlirent et s’effacèrent de ma mémoire à mesure que les murailles de l’édifice s’abaissaient derrière les terrains. Nous passions en ce moment devant un endroit renommé dans les annales du pays pour les engagements bachiques dont il fut longtemps et dont il est encore parfois le théâtre. C’est un espace verdoyant, à peu près circulaire, offrant çà et là quelques maisonnettes, quelques fermes, quelques vergers. Au fond, dans un lointain bleuâtre, s’ouvre une gorge formée par des cerros dont les croupes enchevêtrées simulent un immense escalier qui monte de la plaine à la région des neiges. Les habitants l’appellent le Corridor du ciel, par antiphrase sans doute, car le prétendu corridor ne peut aboutir qu’à l’enfer. Ce site que, dans l’origine, la nature avait fait agreste et même un peu sauvage, afin qu’un Tityre local, mollement couché sous l’ombrage des capulis (aucun fagus ne croît dans le pays), pût dialoguer à l’aise avec un Mélibée, ce site est devenu, l’homme et l’usage aidant, une manière de champ clos, d’arène bachique, musicale et dansante où les deux sexes de Cuzco viennent, bouteille en main, se défier à qui boira le plus et dansera le mieux aux doux accords de la guitare. Il faudrait toute la puissance de souffle du vieux Malésigène pour énumérer les assauts que depuis deux siècles les citadins de Cuzco ont livrés en ce lieu et dire le nombre des morts, des mourants, des blessés restés sur le champ de bataille.

Le Corridor du ciel.

À ce Corridor du ciel d’orgiaque mémoire succède, toujours à la droite du grand chemin, un site montueux, stérile et d’aspect farouche, appelé la Chaire-du-Diable. Cette Chaire-du-Diable est un bloc de rochers placés devant deux cerros, soudés par leurs bases et dont les flancs lisses et presque verticaux présentent çà et là des ouvertures carrées, d’où les Indiens, du temps des Incas, ont tiré des pierres. Ces baies pleines d’ombre, élevées à dix mètres du sol, et sans chemin ni sentier qui y aboutisse, ont l’air d’orbites creuses avec lesquelles la montagne regarde les passants.

La Chaire-du-Diable.
Chambre monolithe.

À peu de distance des sites que nous achevons de décrire, deux curiosités d’un genre différent attirent à la fois l’attention. À droite, c’est une carrière de grès porphyrique, d’où les mêmes Indiens qui mettaient des fenêtres à la Chaire-du-Diable, ont retiré ces blocs énormes que nous mesurons aujourd’hui avec étonnement. Seulement, après extraction de la pierre, au lieu d’un trou béant encombré de moellons que nos carriers ont coutume de laisser comme une attestation de leur travail et dont la plaine de Montrouge offre de nombreux spécimens, les Quechuas ont taillé une admirable chambre monolithe de dix mètres carrés, avec plafond à caisson en relief et trois divans sur lesquels on peut s’allonger pour faire la sieste, ou s’asseoir pour attendre la fin d’une averse.

Carte no 3. — D’Acopia au revers Oriental des Andes.
Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225 et la note 2.
  2. Appelées mani par les habitants. C’est l’arachys ypogæa des botanistes.
  3. Les botanistes qui ont succédé à Ruiz et Pavon, et à leur exemple, les horticulteurs ont donné le nom de lis des Incas aux diverses variétés d’alstræmères originaires du Pérou et du Chili. C’est à tort. La seule liliacée que les Péruviens appellent lis des Incas est, comme nous l’avons dit plus haut, le narcissus amancaës.
  4. À partir de Quiquijana, le Huilcamayo prend le nom de rio de Quiquijana, qu’il conserve jusqu’à Urcos, où il prend celui de ce village. Le dernier voyageur français qui a traversé cette contrée donne par erreur à notre rivière le nom de rio d’Urubamba, et cela à vingt-six lieues en amont de cette bourgade. C’est déjà bien assez que les rivières au Pérou empruntent le nom d’un village en passant devant lui, sans qu’il soit besoin de le leur donner longtemps à l’avance. Or, avant de s’appeler rio d’Urubamba, le Huilcamayo, à partir de Quiquijana, porte tour à tour six noms différents.
  5. Pareille hypothèse pourrait être admise dans un endroit du Pérou où l’eau eût manqué pour arroser les terres. Mais le Huilcamayo passait au bas du village d’Urcos du temps des Incas, comme il y passe de nos jours, et le voisinage immédiat de cette rivière rendait tout à fait inutile la création d’une lagune artificielle.
  6. Littéralement : précurseur du maïs ou qui annonce la maturité du maïs, de sara-choclo (épi de mais) et pocochanqui (qui annonce).
  7. C’est aux jésuites que la plupart des villes du Pérou et quelques villages de la Sierra doivent les orgues remarquables qu’on voit dans leurs églises.
  8. C’est le plus moderne des couvents de Cuzco. Il fut bâti en 1599 aux frais d’un riche et charitable Espagnol appelé Torrihio de Bustamente, et son premier prieur fut le révérend père Francisco de Velasco, naturel des montagnes de Burgos en Espagne, comme le dit son épitaphe en latin du pays.