Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/43

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Indien Passé.

VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



BRÉSIL.




DOUZIÈME ÉTAPE.

DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEN DO PARA (suite).
Tunantins. — Un Indien nostalgique. — Embouchure de la rivière Jutahy. — Fonteboa. — Voyage à reculons sur la rivière Jurua. — Une nichée de soldats déserteurs. — Alvaraës-Cayçara. — Description de la ville et du lac d’Ega-Teffé. — Le curé de Nogueira.

Huit lieues séparent l’embouchure de l’Iça de celle du Tunati, ainsi nommé de la caste indigène qui vivait jadis sur ses bords. Depuis longtemps les Tunatis n’existent plus et la rivière a pris le nom de Tunantins.

Rien de plus noir et en même temps de plus cristallin que ce cours d’eau large de cent vingt mètres à sa jonction avec le fleuve. Le paysage avec ses détails et le ciel avec ses nuées, se peignaient ou plutôt étaient décalqués sur ce sombre rideau, d’une lourdeur et d’une immobilité telles que la brise semblait impuissante à en soulever les plis. Un silence profond régnait aux alentours ; seul l’écho répétait d’une façon étrange les coups de rames de nos gens.

Au delà de l’embouchure du Tunantins et embrassant du nord-est au nord-ouest, toute la longueur apparente de sa rive gauche, s’étendait une vaste prairie dont la courbe à l’horizon était bornée par le mur bleuâtre de la forêt. Un revêtement d’ocre rouge, élevé de dix pouces à peine, la séparait de la rivière. Le site, un des plus bizarres que nous eussions vu jusqu’alors, était formé, comme dessin, par d’immenses lignes droites et courbes, asymptotes qui se poursuivaient sans jamais d’atteindre, et se composait comme couleur de cinq zones distinctes et superposées : l’eau noire du Tunantins, le rouge étrusque de la berge, la prairie d’un vert d’épinard, la ligne des forêts d’une teinte neutre et le ciel d’un bleu de cobalt rougeoyant. Sans les magiques secrets de la perspective aérienne qui reliait l’une à l’autre ces couleurs disparates, les saturait de je ne sais quel fluide et les fondait dans un ensemble harmonieux, ce paysage de Tunantins eût fait la plus détestable croûte du monde ; mais le bon Dieu y avait mis la main et la croûte était devenue un tableau sublime.

À mesure que nous avancions dans l’intérieur, le charme de la scène allait augmentant. Une solitude complète, un silence de plus en plus profond, ajoutaient à son caractère je ne sais quoi de grave et de solennel. Les seuls êtres animés qui s’offrissent à nous, étaient des aigrettes blanches debout sur la berge et mirant dans l’eau leur svelte corsage. Les beaux oiseaux nous regardaient venir d’un air étonné, puis quand nous n’étions plus qu’à quelques pas d’eux, ils entr’ouvraient leurs ailes plates et obtuses, posaient sur leur dos leur col de satin, et rejetant en arrière leurs jambes grêles, filaient comme un flocon d’ouate en rasant l’eau noire de la rivière, où leur silhouette, nettement découpée, faisait l’effet d’un second oiseau volant de conserve avec eux.

Rien n’est resté du village-mission de Tunati fondé par les carmes portugais dans la période de 1760 à 1770. Sur son emplacement s’élève le village moderne de Tunantins, composé de neuf maisons bâties en pisé, couvertes en chaume et situées à deux cents mètres de distance l’une de l’autre, particularité qui les met à l’abri de l’espionnage intime des voisins et leur permet d’occuper une courbe de rivière de dix-huit cents mètres de longueur.

Comme nous approchions de la dernière de ces demeures, où mon pilote avait résolu de passer la nuit, le soleil s’abaissait dans la direction du Pérou. Frisée obliquement par les rayons de l’astre à son déclin, la grande prairie qui sert d’assiette à Tunantins semblait rougie par le reflet d’un incendie, et l’eau noire de la rivière avait des tons de brique ardente. Des maisons que nous avions dépassées tour à tour, huit étaient closes et silencieuses ; des poules et des coqs étaient juchés sur leur toiture, des chiens dormaient devant leur seuil. Bientôt le soleil disparut, et le paysage graduellement refroidi par des tons bleus, lilas, violets qui s’étendaient sur lui comme un linceul, ne tarda pas à s’estomper dans la brume du crépuscule.

La maison où nous nous logeâmes appartenait au major-commandant d’Ega qui n’y venait qu’une fois l’an ; en son absence, deux Métis, le mari et la femme, étaient chargés d’en balayer le sol et d’en épousseter les murs à défaut de meubles meublant, dont l’absence complète attristait le regard. Dans ce logis composé de cinq grandes pièces, on eût cherché vainement un banc pour s’asseoir.

Par égard pour la nuance de ma peau, les métis m’installèrent dans la plus grande pièce, qu’ils nommaient la salle d’honneur, et dont tout le confort consistait en un sol carrelé. Avec des feuilles vertes et des chiffons, je parvins à me composer une couche passable, mais moins douillette cependant que le sable des plages chauffé par le soleil du jour.

Au milieu de la nuit et comme je rêvais de cieux propices et de mondes féconds, des plaintes inarticulées me réveillèrent en sursaut. Selon la coutume du pays une lampe brûlait à côté de ma moustiquaire, je la pris pour aller à la recherche de l’être humain qui geignait de la sorte. En errant de chambre en chambre, j’avisai une porte basse pratiquée dans l’angle d’un mur ; je la poussai. Cette porte ouvrait sur un chenil obscur d’où sortit une vapeur chaude et nauséabonde qui me prit à la gorge et me fit reculer. Au fond de ce trou sans air et sans lumière, un homme agonisait dans un hamac ; les plaintes que j’avais entendues étaient les dernières qu’il dût proférer en ce monde. Un râle précurseur de la mort, venait de le saisir, son pouls que je touchai, battait à peine ; une sueur visqueuse mouillait son front ; je lui parlai, mais sans qu’il me répondît ou parût m’entendre. Dans l’idée que la vue du ciel ou l’influence d’un air pur pourrait le ranimer, j’ouvris brusquement une espèce de vasistas pratiqué dans le mur intérieur de la loge. Un rayon de lune chargé d’aromes pénétrants, vint se jouer sur la face du moribond dont les muscles faciaux tressaillirent comme pour me remercier.


Indien Barré.

Ce malheureux mourut au petit jour. C’était un Indien de la nation Mirañha, esclave ou serviteur du commandant d’Ega. Atteint depuis six mois d’une consomption lente qui ressemblait fort à l’étiolement produit par la nostalgie, son maître, en homme humain et charitable, avait cru pouvoir le guérir du mal sans nom dont il souffrait, en l’envoyant respirer l’air salubre de Tunantins. J’ignore si les restes du Mirañha furent confiés à la terre ou absorbés par les poissons ; j’opine néanmoins pour ce dernier mode d’inhumation, la paresse des deux métis ayant dû reculer devant la fatigue de lui creuser dans le sol une sépulture.

Au sortir de la rivière Tunantins dont le lecteur peut suivre le tracé sur notre carte, ce qui nous évitera l’ennui d’en parler, nous allâmes tomber sur l’Amazone au milieu du plus inextricable archipel que la plume d’un chorographe ait jamais décrit ou tracé. Aujourd’hui, pour ne pas douter de son existence et nous rappeler le nombre de ces îles et leurs noms prodigieux de Barataria, Itapeüa, Ivirateüa, Tinboteüa, etc., etc., nous sommes obligé de dérouler notre carte du fleuve. Sans cette précaution, il nous semblerait avoir été le jouet d’une hallucination géographique.

Trois jours entiers nous louvoyâmes à travers cet archipel fantasque, longeant, doublant ou évitant les baies, les caps, les promontoires qui accidentaient sa physionomie. Le troisième jour, nous laissions derrière nous l’île Cacao, la plus grande du groupe, et ralliant la rive droite de l’Amazone, nous allions reconnaître l’embouchure de la rivière Jutahy.

Ce nom de Jutahy lui vient d’une variété de palmier, appelée Yutaï par les indigènes. Les drupes de ce végétal, de la grosseur d’une noisette, sont chères aux huacaris, ces adorables singes au pelage d’un blanc soufré et à la face rouge.

Le cours du Jutahy est parallèle à celui du Jandiatuba que nous avons relevé à peu de distance de São Pablo d’Olivença. Ses eaux sont noires comme celles de ce dernier et la végétation de leurs rives est la même. Si le Jandiatuba a deux îlots dans l’intérieur, le Jutahy, pour contre-balancer cet avantage, a une grande île triangulaire, qui divise son embouchure en deux bras inégaux. Un de ces bras mesure d’une rive à l’autre cinq cent deux mètres ; l’autre deux cent quarante-deux.

Sept affluents d’eau noire grossissent tour à tour le lit du Jutahy qui communique, en temps de crue, à droite, avec le Jurua par la rivière Bia ; à gauche, avec le Jandiatuba par les sources du Mutuanateüa, tributaire de ce dernier.

Quelques familles d’Umaüas habitaient autrefois à l’entrée de la rivière Jutahy, près de l’igarapé Sapo, son premier affluent. Depuis la dispersion de ces indigènes, les Marahuas et les Huaraycus règnent on maîtres sur toute son étendue. Liés d’amitié avec les Culinos du Jandiatuba et les Mayorunas du Javari, ces Indiens profitent pour passer d’un territoire à l’autre, des voies de communication que la nature y a tracées.


Là où la rivière s’interrompt et leur interdit le voyage par eau, ils attachent leur radeau à la rive et complètent le trajet par la voie de terre.


Vue du hameau de San Antonio do Iça.

La chronique des villages de l’Amazone relate, comme un fait merveilleux et surnaturel, l’apparition fréquente dans le voisinage des sources du Jutahy et du Jandiatuba de sauvages vêtus de sacs-tuniques, portant au nez et au cou des pièces de monnaie, voguant dans des pirogues faites d’un seul tronc d’arbre et parlant une langue usitée chez les Espagnols (le quechua). Pour peu qu’on se rappelle nos Indiens de la Plaine du Sacrement et leurs excursions chez les Remos on les Impetiniris de la rive droite de l’Ucayali, le fait merveilleux et surnaturel ne sera plus qu’un fait vulgaire.

À mesure que nous nous éloignons du Jutahy, les îles deviennent de plus en plus nombreuses et les noms qu’elles portent de plus en plus baroques. Que penser, en effet, de Huarumandia, Yérémanateüa, Arasateüa et autres appellations du même genre ? — Disons toutefois que ces îles aux noms farouches eurent pendant longtemps des plages de sable de dix à quinze lieues d’étendue, que les Portugais appelaient Plages Royales et desquelles ils retiraient annuellement de vingt à vingt-cinq mille quintaux d’huile d’œufs de tortues. Ces plages que nous aurons à mentionner de nouveau, en résumant la situation anthropologique et commerciale du Haut-Amazone, ces plages ont été dissoutes en partie par les mêmes courants qui les avaient


Vue du village de Tunantins.

formées, et les tortues qui les hantèrent sont passées

du lit de l’Amazone dans celui de ses affluents.

Une enjambée de quinze lieues, qui ne saurait fournir matière à notre texte et que notre carte du fleuve se charge de remplir, va nous conduire devant le village de Fonteboa, qui doit son nom à la limpidité des eaux qui l’avoisinent et peut rivaliser pour le nombre de ses déplacements avec le village de Matura, de vagabonde mémoire.

Des cinq emplacements que Fonteboa occupa tour à tour sur la rive droite de l’Amazone, deux seulement sont reconnaissables aujourd’hui. L’un appelé Muputeüa — site de sa troisième transformation — conserve encore des citronniers et des laurus persea ou avocatiers, plantés par les carmes portugais, ses fondateurs. L’autre nommé Taraçuateüa — site du quatrième avatar — a son sol criblé de cavités et couvert de débris de jarres en terre cuite, dans lesquelles la nation des Curucicuris, maîtresse de cette partie du littoral et depuis longtemps disparue, enterrait encore ses morts au milieu du dix septième siècle.

Les habitants primitifs de Fonteboa furent des Umaüas catéchisés, qu’une épidémie ne tarda pas à enlever. On leur substitua immédiatement des Indiens de castes diverses, tirés des paranas et des igarapés voisins. Du croisement de ceux-ci pendant près de deux siècles, est résulté le type hybride et peu gracieux qui caractérise la population actuelle.

Fonteboa est situé à trente pieds d’élévation de l’Amazone. Une pointe de terre, que les embarcations sont forcées de doubler pour y arriver, sépare l’eau blanche du fleuve de l’eau noire du Cahiaraï (hodie Cajarahy), à la limpidité cristalline de laquelle Fonteboa doit son nom. Trente maisons, convenablement espacées et formant un carré très-simple ; une église sans toit pour le quart d’heure, et la jolie habitation à parois blanches, avec tuiles rouges et volets verts, du commandant, composent la physionomie du village.

Au delà de Fonteboa, cette haute falaise d’ocre rouge qui profile la rive droite de l’Amazone, c’est la Barrière des Aras — a Barera dos Araras — comme disent les riverains dans leur langage croassant. Son sommet est bordé d’une rangée d’arbres touffus et corpulents, que les rameurs nomment capuçayas. À leurs fruits tombés sur la plage nous reconnaissons l’estimable végétal dédié, en 1805, par Aimé Bonpland, sous le nom de bertholetia excelsa, au physiologiste Berthollet, son ami. Ces fruits sont d’énormes capsules divisées en douze carpelles renfermant chacun une amande douce et laiteuse, que nous croquons avec un sensible plaisir. Tout en la croquant, nous songeons à part nous, car pour le moment nous n’avons rien de mieux à faire, que M. de Jussieu avait attaché à l’arbre capuçaya l’étiquette : Ordo naturalis incertus, que d’autres savants, — les savants n’en font jamais d’autres, — lui ont retirée pour le classer dans la famille des byttnériacées, à côté du theobroma cacao.

Les gens du pays assurent, et nous les croyons fermement, qu’il est dangereux d’aller rôder sous des capuçayas à l’époque de la maturité de leurs fruits. Habituellement on attend pour les récolter qu’ils soient tombés d’eux-mêmes ; sans cette précaution, on courrait risque de recevoir sur la tête, et d’une hauteur de quelque cent pieds, un coco de huit à dix livres pesant, ce qui ne laisserait pas de surprendre un peu. L’année précédente, une Indienne de race Tapuya, qui, pendant que son mari pêchait à la ligne, errait sur la plage en quête de noix de capuçaya, fut atteinte par un de ces boulets ligneux qui lui broya le crâne.

Partis de Fonteboa au milieu du jour, nous n’atteignîmes qu’à la nuit l’embouchure du Jurua, près de laquelle nous campâmes. Le lendemain à notre lever, nous allâmes la reconnaître. Il était six heures. Des tons roses et lilas égayaient la végétation de ses bords. Une lueur claire et argentée baignait à l’horizon l’extrémité de la rivière, dont la surface clapotait doucement sous un petit vent de nord-est. De gros dauphins exécutaient autour de nous d’étourdissantes cabrioles. La gaieté de ces cétacés avait quelque chose de formidable qui nous amusait et nous effrayait à la fois. Quelques-uns étaient peints en jaune nankin, d’autres en rose paille avec de larges taches d’un gris clair.

Jusqu’à cette heure, les dauphins que j’avais pu voir, y compris celui qu’à Nauta j’avais dépouillé de sa robe, étaient revêtus d’une livrée uniforme gris de zinc. Or, ceux qui sillonnaient les eaux du Jurua, présentant des couleurs distinctes, je pensai qu’ils constituaient une variété de l’espèce et questionnai mes gens à cet égard.

Il me fut répondu par eux, que chez les dauphins la nuance gris clair, vêtement obligé de l’enfance, s’altère avec l’âge et passe indifféremment au jaune nankin ou au rose paille, tout en gardant, par plaques détachées, des traces de l’ancienne couleur. Ils me dirent encore, et de ceci je pris bonne note, que le dauphin régnait en autocrate sur les poissons vulgaires, dirigeait leurs migrations d’une rivière à l’autre et leur dictait ses commandements dans une langue aquatique, que ceux-ci comprenaient à merveille, mais ne pouvaient parler, vu l’imperfection relative de leurs organes. Je livre ce fait à l’appréciation des ichtyologistes de la nouvelle école, occupés à noter les dièzes et les bémols des coins-coins, des vieilles et des tambours[2].

La rivière Jurua, qui joue un grand rôle dans les hypothèses commerciales des statisticiens du Pérou, est encore peu connue, malgré les dissertations de quelques voyageurs officiels, qui, mal renseignés sur son compte et la faisant naître, ceux-ci aux environs de la ville de Cuzco, ceux-là sur le versant oriental des Andes Centrales, ces autres enfin dans les vallées de Paucartampu, ont vu en elle une voie frayée par la nature à la civilisation, au commerce et à l’industrie, et destinée à rattacher, comme un trait d’union, l’empire du Brésil à la république du Pérou.

Pour l’édification des esprits sérieux qui nous lisent, relatons d’abord lieue par lieue, puisque aucune carte connue ne saurait nous venir en aide, le plus long voyage qu’on ait fait jusqu’ici dans l’intérieur du Jurua. Nous tâcherons ensuite, en joignant nos observations personnelles aux renseignements fournis par des Brésiliens, auteurs de ce voyage, de formuler une opinion quelconque sur le point de départ de l’afiluent en question.

Le Jurua, qui mesure mille sept cent deux mètres à son embouchure, n’a déjà plus qu’une largeur de neuf cents mètres à douze lieues dans l’intérieur. À cet endroit, il reçoit par la gauche, — nous remontons son cours au lieu de le descendre, — la petite rivière Andera, née dans le voisinage de la rivière Teffé et communiquant avec elle, mais seulement en temps de crue.

Le cours du Jurua est sinueux. Son eau est blanche et son lit bordé de longues plages de sable. Il n’a que deux îles. L’une est située à cinq lieues de son embouchure, a sept lieues de long et porte le nom de Isla grande. L’autre, distante de quatorze lieues de cette même embouchure, a deux lieues de tour et est appelée Tucuma.

Entrée dans le Jurua, le 1er mars, l’expédition composée de six Brésiliens trafiquants de salsepareille et de cinquante Indiens civilisés, atteint le 22 juillet l’endroit où cette rivière, repoussée par un affluent du nom de Trahuaca, abandonne la direction sud-sud-ouest de son cours primitif pour celle de ouest-sud-ouest. À partir de ce point, — nous remontons toujours, — le Jurua n’est plus qu’une rivière de quatrième ordre dont le lit se rétrécit à chaque lieue.

Laissant à sa droite le Jurua, l’expédition s’engage dans le Trahuaca, rivière d’eau noire, large d’environ quatre-vingt-dix mètres et d’une profondeur variable. Ici la sonde donne cinq à six brasses ; là, la pagaye des rameurs trouve fond. Après dix jours de navigation à contre-courant, les voyageurs atteignent l’endroit ou le Trahuaca, refoulé à son tour par une petite rivière d’eau noire au courant rapide, appelée Puyaü, abandonne le sud-ouest pour l’ouest plein.

L’expédition tente de remonter le cours du Puyaü, mais le peu de profondeur de cet affluent l’oblige, après trois jours de voyage, à rebrousser chemin. À chaque instant la quille des égariteas s’enlize dans le sable. La rame et la pagaye touchent le fond. Ajoutons que, depuis leur entrée dans le Jurua, jusqu’à l’endroit où ils sont parvenus, les voyageurs n’ont trouvé ni rochers, ni pierres ; partout du sable, de vastes plages, des courants plus ou moins rapides ; ça et là dans le Trahuaca des digues formées par des troncs d’arbres échoués. D’épaisses forêts sur les trois rivières ; nulle montagne en vue ; des terrains plans de tous côtés.

En remontant le Trahuaca, nos explorateurs se sont abouchés avec les Indiens Catukinos dont le territoire situé entre la rive droite du Trahuaca et la rive gauche de la rivière des Purus, embrasse du sud-ouest au nord-est, environ soixante lieues de pays. Ces indigènes leur apprennent que les sources du Jurua sont fréquemment sillonnées par de grandes pirogues montées par des Indiens vêtus de sacs, porteurs de colliers et de pièces de cuivre et parlant un idiome inconnu. Ces Indiens, qui habitent les bords d’une grande rivière située à l’ouest et qu’ils nomment Paro, s’introduisent dans le Jurua par des igarapés, des canaux et des lacs dont cette partie du pays est couverte.

Au sortir du Trahuaca, en remontant le cours du Puyaü, les navigateurs ont fait rencontre des Indiens Canamaris qui habitent la région plane sise entre la Sierra de Ticumbinia, les Andes de Tono y Avisca et le chaînon minéral de Piñipiñi[3]. Ces Canamaris, amis et alliés des Pucapacuris et des Tuyneris, leurs voisins du nord et du sud, et sans relations avec leurs voisins de l’est, les Catukinos de la rivière Trahuaca, ces Canamaris assurent aux Brésiliens que quatre jours de navigation sur le Puyaü, à partir de l’endroit où ils se trouvent, les conduiront en vue des premières fermes des Espagnols.

L’étiage du Puyaü par rapport au tirant d’eau des égariteas, ne permet pas aux Brésiliens, comme nous l’avons dit, de remonter cet affluent et de vérifier l’assertion des Canamaris. Du Puyaü ils regagnent le Trahuaca, passent de celui-ci dans le Jurua, qu’ils descendent pendant trente-six jours, et rentrent dans l’Amazone après une absence de cent quatre-vingt-treize jours.

Ce laps de temps, qui pourra sembler prodigieux à quelques lecteurs, n’a rien qui nous étonne. Il est vrai que nous savons de quelle façon les riverains de l’Amazone, sauvages ou civilisés, pêcheurs de tortues ou coupeurs de smilax, voyagent d’aval en amont sur les cours d’eau de la contrée, chose que ces lecteurs ont le droit d’ignorer, aucun ethnographe de bonne volonté ne s’étant encore offert pour la leur apprendre.

Signalons d’abord comme premier obstacle à la rapidité d’un voyage à contre-courant, le mode de construction des égariteas du Brésil, lourdes embarcations à quille, larges de joues, larges d’arrière, façonnées de pièces massives et ne possédant aucune des qualités nécessaires à la marche.

Joignons ensuite à cet inconvénient le retard apporté dans le voyage par les coupeurs de smilax eux-mêmes, qui, pour se livrer à leurs recherches végétales, sont obligés de relâcher incessamment sur l’une ou l’autre rive. Souvent leur relâche n’est que de quelques heures, mais parfois aussi elle est de plusieurs jours, si le site abonde en salsepareille et qu’après avoir recueilli les racines de la plante, il faille les botteler, les transporter à bord et les arrimer de manière à ce qu’elles sèchent sans se moisir.

À ces deux causes de lenteur dans la navigation, nous en rattacherons une troisième, dont les amateurs de la bonne chère pourront apprécier la valeur.

D’habitude, les munitions de bouche des voyageurs se composent de farine de manioc plus ou moins grenue et de piràrocou plus ou moins salé. Cette nourriture, très-estimable lorsqu’on n’en a pas d’autre, devient souverainement fastidieuse à la vue des aliments choisis et variés que la nature, en généreuse hôtesse, offre gratis à qui veut en goûter. Dans les eaux foisonnent les lamantins, les tambakés et les tortues. Dans les bois gloussent et cacabent les hoccos, les pauxis et les inambus Comment résister à la tentation de faire un court-bouillon des uns, un salmis des autres lorsqu’on est maître de son temps et qu’on a sous la main avec des hameçons, des harpons et des sarbacanes, une marmite, un pot de graisse et des oignons ? Disons vite qu’on y succombe ; puis, comme en toutes choses, il n’y a que le premier pas qui coûte, une fois la glace rompue, les voyageurs prennent l’habitude de chasser et de pêcher chaque matin, pour varier le menu des repas. Chaque matin aussi, ils vont battre les bois pour y trouver des palmiers assahys et préparer avec leurs drupes ce vin violet, fade au goût, épais à la langue et cher à tout Brésilien.


Embouchure de la rivière Jutahy (eau noire).

Partagé entre les haltes, les travaux, les plaisirs que nous venons de signaler, le temps fuit à tire-d’aile. Cinq mois sont tôt passés, et les voyageurs qu’on pouvait croire à mille lieues de l’Amazone, n’en sont guère à plus de cent lieues.

Nous avons dit la façon nonchalante de voyager des coupeurs de salsepareille ; maintenant supposons à ces braves gens l’intention d’aller droit au but et d’employer utilement le temps ; le trajet journalier qu’ils pourront faire d’un soleil à l’autre ne dépassera pas trois lieues, moyenne adoptée pour une navigation à contre-courant sur les rivières du pays. Or, cent cinquante-sept jours de voyage — les trente-six jours de descente du Jurua étant à défalquer — ces cent cinquante-sept jours, à raison de trois lieues par jour, donnent un total de quatre cent soixante et onze lieues dont nous avons à retrancher un tiers pour les courbes de la rivière. Du lit de l’Amazone à l’endroit qu’ont atteint les navigateurs, la distance réelle ne sera donc plus que de cent cinquante-sept lieues, soit environ huit degrés.

Pour peu qu’on daigne appliquer notre délinéation fictive du cours du Jurua à l’échelle d’une carte de cette


Vue du village de Fonteboa.

Amérique, — la carte à grands points de Brué-Dufour

nous paraît la moins incorrecte, — on se convaincra d’un coup d’œil que les sources du Jurua ne peuvent se trouver dans le voisinage de la cité de Cuzco, ni jaillir du versant des Andes Centrales, cette rivière après sa jonction avec le Trahuaca, aux environs du 10me degré, changeant brusquement de direction et passant du sud à l’ouest.

Donc, jusqu’à plus ample informé, nous placerons les sources du Jurua sur le versant nord de la Sierra de Ticumbinia, rameau oriental des Andes d’Avisca, près de l’endroit où s’achèvent les cascades-rapides du Santa Ana Ucayali et où commence la région plane habitée par Antis, les Chontaquiros et les survivants de la nation Pano.

Quant aux rivières Trahuaca et Puyaü, nous fixerons le lieu de leur naissance entre le versant oriental des Andes de Tono y Avisca et leur ramification de Piñipiñi.


Embouchure de la rivière Jurua.

Dans les Indiens vêtus de sacs, porteurs de colliers et de pièces de cuivre, dont les pirogues, au dire des Catukinos, passent du Parc dans le Jurua, au moyen des igarapés, des canaux et des lacs dont cette partie du pays est couverte, nous verrons des Antis ou des Chontaquiros, seuls individus en position d’effectuer de pareils voyages, les Conibos, les Sipibos, les Schetibos de la Plaine du Sacrement, étant trop éloignés des sources du Jurua, et les représentants des castes indigènes échelonnées dans l’intérieur, entre le 9me degré et le 15me, c’est-à-dire de la limite du territoire des Antis et des Chontaquiros aux vallées d’Apolobamba, ces représentants n’ayant pour vêtement que leur seul épiderme et ne possédant ni canots, ni pirogues, comme en témoigne leur habitude de passer à la nage les rivières et les ruisseaux[4].

À la version des Indiens Catukinos si nous joignons celle des Canamaris du Puyaü au sujet de fermiers espagnols établis dans le voisinage des sources de cette rivière, nous verrons dans ces prétendus Espagnols des cholos et des métis Péruviens, cultivateurs de coca et de patates douces, comme il s’en trouve dans toutes les vallées de l’est, sur la limite qui sépare la civilisation de la barbarie.

Devant ce tracé idéal d’une rivière encore inexplorée par les voyageurs officiels, plus d’un cartographe jettera les hauts cris et regrettera de ne pouvoir nous prendre aux coiffes. Mais nous le laisserons crier, et jusqu’à ce que la cartographie dont il est le représentant ait acquis des notions précises sur les sources du Jurua, il nous permettra d’exposer en public, et faute de mieux, un système hydrographique qui a l’avantage de rallier nos études de dix années aux indications orales des explorateurs brésiliens.

Pour clore convenablement cette dissertation sur la rivière Jurua que d’aucuns pourront trouver soporifique, mais que nous avons jugée nécessaire, nous ajouterons qu’à la nation encore nombreuse des Catukinos qui peuple la rive droite du Trahuaca et s’étend à travers terres jusqu’à la rive gauche du Purus, se rattachent quatre autres nations ou plutôt quatre groupes, établis sur les bords du Jurua, à partir de sa jonction avec le Trahuaca, jusqu’à son embouchure sur l’Amazone. Ce sont d’abord les Indiens Nahuas qui habitent au confluent du Trahuaca et du Jurua, et sur le compte desquels les riverains du fleuve se taisent ou ne savent rien ; puis les Culinos, les Arahuas, issus des Marahuas, et les Catahuichis. Ces quatre groupes réunis, paraissent former à peine un total de six cents individus.

Cinq heures après notre sortie du Jurua, et comme nous rangions de près la rive gauche de l’Amazone, nous vîmes s’ouvrir devant nous la bouche d’un canal large de trente mètres. Ce canal, alimenté par l’eau du fleuve, comme celui de l’Ahuaty-Parana que nous avions relevé précédemment sur la même rive, au sortir de la rivière Tunantins, ce canal dont le courant montait du sud au nord, au lieu de descendre du nord au sud, était celui de l’Arênapo — jadis Uarênapu — que la Condamine en 1744, Spix et Martins en 1818, Lister Maw en 1820 et Smith et Lowe en 1834, avaient pris pour une des bouches de la rivière Japura.

Après avoir examiné la chose à mon aise et m’être promis d’explorer l’entrée du Japura, afin d’en finir une fois pour toutes avec une erreur accréditée chez nous depuis plus d’un siècle, je fis mettre le cap sur la rive droite, où les deux lacs Preguiça et Copaca réclamaient ma présence.


Gapo ou forêt noyée.

Ces lacs, grandes nappes d’eau noire de deux lieues et demie à trois lieues de tour, sont de figure assez irrégulière ; d’épaisses verdures, qui les bordent, assombrissent encore leur physionomie. Un examen de vingt minutes fut plus que suffisant pour les graver dans mon esprit. Nous rentrâmes dans l’Amazone et nous continuâmes d’en suivre le courant.

Vers le soir, et comme nous cherchions des yeux un endroit convenable pour bivaquer, le fleuve en crue ayant recouvert la plupart de ses rives basses, nous aperçûmes un canot de pêcheur qui se dirigeait vers les arbres noyés de la rive droite ; ce fut pour nous un trait de lumière. Ce pêcheur, entrant dans le gapo[5] au coucher du soleil, ne pouvait, à coup sûr, que regagner son gîte, et ce gîte, nous résolûmes de le partager avec lui ; pour ce faire nous nous mîmes à sa poursuite. Le pêcheur qui devina notre intention, accéléra le mouvement de sa pagaye ; mais notre barque disposait de trois hommes et l’issue de la lutte ne fut pas douteuse ; bientôt nous naviguâmes bord à bord. Pendant que mes gens réclamaient en vainqueurs le couvert et le vivre et que le vaincu leur promettait le tout pour une nuit, mais non sans faire la grimace, je regardais le site fantastiquement éclairé par un crépuscule verdâtre que les approches de la nuit allaient assombrissant. Nous voguions en pleine forêt ; rien de plus étrange que cette coupole de feuillages supportée par des troncs d’arbres submergés, entre lesquels nos canots louvoyaient avec l’allure sinueuse de couleuvres qui rampent. À mesure que le jour déclinait, l’intérieur du gapo s’emplissait d’étranges murmures ; des vols d’anis effarouchés par notre approche, s’allaient blottir dans l’épaisseur des massifs ; des hérons gris et blancs, des ibis et des savacus fuyaient devant nos barques ; les singes glapissaient en chœur, les psyttacules croassaient en battant des ailes, et d’énormes chauves-souris, décrivant au-dessus de nos têtes des angles brisés, poussaient la familiarité jusqu’à nous frôler le visage.

Après dix minutes de cette navigation dans les ténèbres, nous abordâmes au pied d’un monticule entouré d’un ruisseau d’eau noire. Une maisonnette avec auvent, communs et jardinet, couronnait son sommet. Trois déserteurs brésiliens s’étaient réfugiés en ce lieu, avaient bâti cette demeure et y vivaient heureux en compagnie de femmes brunes et camardes. Quel conseil de guerre se fût avisé de les aller chercher au milieu de cette forêt vierge et noyée ! Nous partageâmes leur souper et dormîmes un peu pêle-mêle avec eux.

Le lendemain, au moment du départ, nos hôtes ayant appris par mes rameurs que je devais toucher barres à Ega, me prièrent de ne pas découvrir au commandant de cette ville le lieu de leur retraite ; à cette prière, ils joignirent le don de quelques ananas cueillis dans leur jardin. Je promis à ces braves gens d’être muet comme un sépulcre, et pendant quelques années je tins ma promesse ; aujourd’hui que leur délit est oublié ou qu’il échappe aux lois par la prescription, je puis sans danger pour mes anciens hôtes, apprendre au public qu’ils se nommaient João Vieira, Francisco Pires et Antonio Freire, et que le site dont ils avaient fait choix et que ma carte du fleuve est seule à reproduire, avait nom igarapé Jatahua.


Chasse d’une pirogue dans le Gapo.

À trois lieues de cet igarapé, nous relevâmes Paruari-Tapera, une mission d’Indiens Umaüas fondée au dix-septième siècle par les carmes du Brésil. En 1709, un parti de jésuites espagnols qui racolaient des indigènes le long du fleuve pour leurs établissements du Pérou, s’abattirent sur Paruari, firent prisonniers tous ses néophytes et changèrent plus tard leur nom d’Umaüas en celui d’Omaguas.

Pour repeupler leur mission déserte, les carmes recoururent à des castes voisines. Paruari eut des Indiens Yuris de la rivière Iça, des Catahuichis du Jurua, des Marahuas du Jutahy, des Uayupès de la rivière Teffé et quelques autres dont le nom nous échappe.

Une petite vérole des plus malignes s’étant abattue sur la nouvelle mission, le site qu’elle occupait fut abandonné par les missionnaires, qui remontèrent le lac-rivière Uraüa, prirent à travers bois et s’introduisant dans le lac d’Ega, fondèrent sur sa rive ouest le village de Nogueira qu’on y voit encore.

Rien aujourd’hui ne rappelle à Paruari-Tapera le

Vue du hameau de Caysara (eau noire).



Vue de la ville d’Ega ou Teffé (eau noire).
séjour de l’homme. Sur l’emplacement du village-mission,

s’élève un bois de palmiers pupuñas (latania), dont j’attribuai l’existence en ce lieu au goût décidé des sauvages et des civilisés pour les drupes de ces palmiers et à l’habitude qu’ont les ménagères du pays, privées de la ressource des tombereaux de l’édilité que nous possédons en Europe, d’amonceler autour de leurs demeures les épluchures et les débris de leur cuisine, que la chaleur et l’humidité combinées, décomposent rapidement.

Vers la fin de la journée, nous abordions à Cayçara, village situé à l’entrée de ce lac-rivière Uraüa, que les carmes du Brésil avaient remonté pour atteindre le lac d’Ega et y fonder la mission de Nogueira. Quatre heures de marche par des sentiers sous bois connus des indigènes, séparent ces deux points.

Le nom primitif de Cayçara était Alvaraës. Au dix septième siècle, les Portugais de l’Amazone qui avaient établi en ce lieu le dépôt, l’entrepôt ou le magasin général, — ce qu’on voudra, — des castes indigènes qu’ils tiraient de l’intérieur du pays pour en faire des esclaves ou des néophytes, ces Portugais et leurs descendants substituèrent au nom d’Alvaraës celui de Cayçara, qui dans l’idiome Tupi signifie étable ou basse-cour. Dans ce Cayçara, en effet, les Peaux-Rouges parqués sans distinction de caste, d’âge et de sexe, attendaient, en mourant comme mouches, qu’on eût statué sur leur sort.

L’Alvaraës d’aujourd’hui, ou plutôt Cayçara, pour l’appeler par le nom qu’on lui donne, est un hameau coquet dont les neuf maisons blanches, la croix couleur sang de bœuf et l’allée d’orangers se reflètent gracieusement dans l’eau noire et figée de la rivière Uraüa. De lourdes égariteas à l’ancre devant les talus, révèlent les habitudes commerciales des habitants de ce hameau, les plus rudes coupeurs de smilax et les meilleures gens que nous ayons connus.

Trois lieues séparent Cayçara du lac d’Ega-Teffé, dont la configuration, comme on en peut juger par le tracé de notre carte, est assez bizarre. Cinq rivières concourent à sa formation ; la plus considérable est celle de Teffé qui vient du sud-ouest et dont le cours est peu sinueux. Après huit à dix jours de navigation à contre courant, le rapprochement de ses rives et le peu de profondeur de son lit, en interdisent la navigation aux égariteas, ces lourdes gabares à figure de hannetons ; seules les montarias et les pirogues peuvent le remonter pendant dix jours encore. Or, vingt jours de navigation d’aval en amont, donnent à peine une longitude de trois degrés, au delà de laquelle le Teffé n’est plus qu’un ruisseau vulgaire qui coule sans bruit sous le couvert des bois. Un de ses avantages naturels est de communiquer par deux canaux du Parana-Parapitinga avec la grande rivière Jurua.

La première fondation d’une mission sur le lac de Teffé remonte au commencement du dix-septième siècle. En 1620, les carmes portugais y catéchisaient déjà les Indiens Muras, ces Uscoques de l’Amazone établis autour du Teffé et sur les bords des affluents voisins. En 1759, le commandant Joaquim de Mello da Povoas fait de la mission carmélite du Teffé une ville à laquelle il donne le nom d’Ega ; des Portugais, des métis brésiliens et les descendants des Muras chrétiens, composent sa population, à laquelle on adjoint des Indiens Yuris de la rivière Iça, des Sorimaos du Haut-Amazone, des Yanumas du Japura et des Catahuichis du Jurua. Une invasion à main armée des jésuites espagnols et les prétentions qu’à tort ou à raison ils élèvent sur la ville naissante, troublent pendant quelque temps la quiétude de ses habitants. Des commissaires portugais et espagnols la choisissent pour lieu de conférence, et y débattent à grand bruit les droits respectifs de leurs gouvernements, au sujet des limites territoriales du Pérou et du Brésil que le Portugal a fixées du côté de l’ouest à la rive droite du Javari, et que l’Espagne veut reculer à l’est jusqu’au lac de Teffé. Après bien des pourparlers diplomatiques entre les deux puissances et quelques horions échangés comme arguments ad hominem par leurs représentants, l’Espagne est forcée de renoncer à ses prétentions, et la ville d’Ega est définitivement acquise au Portugal. Tel est, en quelques lignes, l’historique de la cité fondée par Joaquim de Mello da Povoas.

La ville actuelle compte une soixantaine de maisons édifiées en regard du lac sur une ligne droite. Cette ligne est accidentée çà et là par des angles rentrants que quelques voyageurs désireux de plaire au Brésil ont qualifiés de rues, mais qui ne sont en réalité que des trompe-l’œil. Par suite de l’inégalité du terrain, les premières maisons d’Ega, du côté du nord, dépassent à peine le niveau du lac, tandis que les dernières, du côté du sud, le dominent d’une hauteur de quelques mètres.

La plupart de ces demeures sont en pisé, blanchies au lait de chaux et couvertes en chaume ; quelques-unes sont construites en pans de bois et en moellons, coiffées de tuiles rouges, et, sur leurs façades blanches, étalent des portes et des volets peints en vert d’épinard ou en bleu de roi. Une d’elles, ô splendeur ! a son rez-de-chaussée surmonté d’un étage. À ceux de nos lecteurs que ce luxe architectural pourrait déconcerter, disons bien vite que Ega-Teffé n’est point une cité vulgaire ; Ega renferme dans son sein, avec quinze cents habitants, un chiffre respectable d’autorités constituées. Elle a un commandant militaire, un major de police, une milice et des miliciens, un juge de paix et un suppléant de ce juge de paix, — sub-delegado, — un juge de droit, un juge de lettres et quelques autres justiciers dont les qualités ou les attributions nous échappent. Ega possède, en outre, un instituteur primaire, homme d’esprit subtil que la nature a fait un peu bossu, mais que les trente mille reis qui lui sont alloués annuellement par l’État, consolent de la déviation de sa colonne vertébrale. L’église d’Ega, long bâtiment carré à toit de chaume, est desservie par un très-jeune prêtre, qui, après avoir habité la ville, a transporté ses pénates à Nogueira, sur la rive opposée, sous le double prétexte que l’air y était plus salubre et la critique moins maligne. Chaque dimanche, de neuf heures à dix, une embarcation, partie de Nogueira, traverse le lac et vient déposer sur la plage d’Ega le jeune curé, qui dit une messe, bénit ses ouailles, déjeune à la hâte chez une connaissance et repart ensuite.

Nous sommes à peu près certain d’avoir vu et entretenu la portion masculine et noble de la population d’Ega ; mais nous n’en pouvons dire autant de la partie féminine. Un œil brillant dans l’ombre, le frôlement d’une jupe empesée derrière quelque porte, un petit rire malicieux, un chuchotement étouffé, voilà, durant six jours de visite chez les notables, les seuls renseignements que nous avions pu recueillir sur un sexe aimable et curieux. Heureusement le septième jour était un dimanche, et, posté devant la chapelle, à l’heure de la messe, il nous fut donné d’assister au défilé général de la population : féminine d’Ega, divisée, comme partout ailleurs, en trois catégories. Les jeunes filles, les jeunes femmes et les douairières. Plusieurs de ces dames se disposaient à communier, et, selon l’usage du pays, étaient enveloppées d’un voile de mousseline épaisse qui cachait à la fois leur taille et leur visage. Dans le nombre des femmes qui ne communiaient pas, nous en remarquâmes de très-jolies. Si leur façon toute amazonienne de porter les modes françaises choqua notre goût parisien, en revanche, leur pâleur blonde, leurs grands yeux de velours et leur chevelure noire à reflets bleuâtres, nous parurent valoir les quatorze vers d’un sonnet.


Vue du village de Nogueira (eau noire).

Cette halte artistique au seuil de la chapelle qui fournit à notre album deux ou trois portraits, faillit nous mettre à dos tous les hobereaux de la ville. Ces dignes messieurs, même en l’an de grâce où nous écrivons, n’admettent pas plus que des Grecs anciens ou des Turcs modernes, qu’un regard étranger puisse se fixer sur leurs femmes.

Le voyageur qui s’arrête à Ega, sur la rive droite du lac, ne peut se dispenser de visiter Nogueira, situé sur sa rive gauche. Cette traversée, qui prend à peine une heure, est charmante par un temps calme, mais assez dangereuse lorsqu’on est surpris par un coup de vent. Le lac, qui n’a guère que quatre à six brasses de fond, s’enfle, clapote, roule sur lui-même, et ses lames, courtes et dures, ont bientôt empli une embarcation.

Du village de Nogueira, fondé par les carmes, en remplacement de Paruari, cette mission d’Indiens Umaüas dont nous avons parlé plus haut, il n’est resté que quelques oliviers tortus et crevassés qui végètent tristement sur le talus sablonneux de la rive. Le Nogueira actuel se compose de neuf maisonnettes, bâties en pisé, couvertes en palmes et assez espacées pour que leurs habitants ne puissent s’épier entre eux.

L’accueil gracieux du curé d’Ega me retint trois jours à Nogueira. Bien que logé dans la maison du jeune prêtre, où son aïeule, sa mère et ses deux sœurs vivaient avec lui, je ne pus voir les silhouettes de ces dames. Comme dédommagement, je les entendis rire et chuchoter entre deux portes, et quelques mots, que je saisis au vol, m’apprirent qu’elles prenaient un signalement détaillé de mon individu.

L’emploi de notre temps, durant ces trois jours, fut réparti entre des promenades en bateau, des excursions dans les bois, des parties de pêche sur le lac et des causeries. Élevé dans un séminaire de Santa Maria de Belen do Para qu’il avait quitté pour prendre possession de sa cure, les souvenirs de mon hôte, encore tout parfumés de l’indéfinissable odeur de la salle d’études, me reportèrent au temps heureux de la jeunesse et des pensums. Pour mon pauvre esprit, las de découvertes et de jargons étranges, ce fut chose douce et riante à la fois, qu’un échange d’idées avec le jeune prêtre, dont les questions sur nos us et coutumes d’Europe avaient je ne sais quoi d’enfantin et de véritablement primitif. Le soir, nous nous rendions au bord du lac, et, le dos appuyé au tronc des oliviers, contemporains des premiers Carmes, nous traitions de littérature sacrée et profane, des Pères de l’Église et des poëtes portugais, tout en regardant les étoiles trembler dans l’eau et aspirant les senteurs diverses que la brise apportait des forêts voisines.


La maison du Gapo.

Quinze jours passes à Ega n’avaient suffi et au delà pour connaître la ville et ses environs. Le seizième jour, je réunis herbiers, dessins et paperasses, et me préparai au départ. Comme j’avais l’intention d’aller pousser une reconnaissance dans le Japura, j’adjoignis à l’équipage de ma montaria un Tapuya chrétien, qui connaissait tous les canaux, lacs et igarapés confluant avec l’embouchure de la grande rivière et devait m’aider à les relever un à un. Six mètres de cotonnade bleue, deux couteaux de table et la moitié d’une carotte de tabac étaient le prix que João le Mirahña avait mis à ses services, dussent-ils durer tout un mois.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 257, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 145 ; t. XV, p. 97 et la note 2.
  2. Pristipoma anas. — Balistes vetula. — Pogonias chromis.
  3. En deçà des vallées péruviennes d’Apolobamba, situées au pied des Andes Orientales, six tribus indigènes échelonnées sous le 72e parallèle, s’étendent dans l’intérieur au delà des sources du Jurua. Ce sont les Siriniris des vallées d’Asaroma, d’Ayapata et de Marcapata, les Tuyneris et les Huatchipayris des vallées de Tono y Avisca, les Pucapacuris et les Impetiniris des affluents de droite de l’Ucayali et enfin les Canamaris de la rivière Puyaü. Ces tribus dont le facies, l’idiome et les coutumes sont à peu près semblables, durent se rattacher aux Curucicuris de l’Amazone, depuis longtemps défunts et ne former qu’une seule et même nation qui occupait, sous le 72e parallèle, l’espace compris entre le 15e degré sud et le 4e degré nord.
  4. Pour des détails à cet égard, voir noire étude sur les vallées orientales du Pérou : Une expédition malheureuse. Paris, Hachette, 1861.
  5. C’est le nom que donnent aux forêts submergées par les crues de l’Amazone les riverains de ce fleuve.