Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/44

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San Mathias-Tapera.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



BRÉSIL.




DOUZIÈME ÉTAPE.

DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEN DO PARA (suite).


Le voyageur entreprend de démêler un écheveau hydrographique emmêlé par la Condamine et y réussit. — L’Ahuaty-Parana. — De la rivière Japura et de ses indigènes. — Umaüas-Mesayas et Mirañhas — Vendetta d’anthropophages. — Recette pour engraisser un homme avant de le manger au court-bouillon. — Chasse aux Indiens Mirañhas. — Système des canaux et des lacs de la rivière Japura. — Nations disparues ou sur le point de disparaître. — Des Indiens Muras et de leurs usages. — Effet de lune sur le lac Juteca. — Le hameau de Tahua-Miri et ses maisons flottantes.

Sous la conduite de ce nouveau pilote, nous traversâmes l’Amazone et nous entrâmes dans la vaste baie de l’Uarênapu ou Arênapo, que les cartographes, sur la foi de La Condamine, ont considérée jusqu’à ce jour comme l’embouchure principale du Japura. Nous longeâmes sa rive droite en relevant les îles qui s’évasent à sa surface et les lacs d’eau noire qui échancrent ses bords. La nuit venue, nous fîmes halte sur une île du nom de Macupuri, d’où le lendemain nous partîmes de très-bonne heure. Le troisième jour de voyage, nous relevions à notre gauche le canal de l’Arênapo, qui donne son nom à la baie ; le quatrième jour, nous laissions derrière nous deux îles oblongues qui barrent la véritable embouchure du Japura ; enfin, le cinquième jour, nous touchions à l’entrée de l’Ahuaty-Parana — rivière du maïs — qui se dégorge dans le lit même du Japura, mêle son eau d’un jaune verdâtre à l’eau sombre de ce dernier et lui donne momentanément une couleur grisâtre.

L’Ahuaty, qu’on devrait appeler furo (canal) et non parana (rivière), puisqu’il n’est qu’un bras que l’Amazone étend à travers terres, l’Ahuaty prend naissance, comme on le sait, en deçà du village de Tunantins, ou nous assistâmes à un coucher de soleil radieux et vîmes mourir dans la nuit un Indien nostalgique. Sa longueur est d’environ quarante-cinq lieues ; sa plus grande largeur est de cinquante mètres ; sa profondeur varie de deux brasses à six, et ses plages, très-basses du côté du Brésil, sont élevées de huit à douze pieds du côté de la limite équatoriale. Des zones de roseaux, de cécropias et de palmiers miritis, alternant avec des pans de forêts et des sables arides, composent la physionomie de ses rives. Son eau est moins trouble et son courant moins rapide que ceux de l’Amazone.

Ce qui distingue surtout l’Ahuaty des autres canaux, c’est qu’il a eu l’honneur de servir de borne-frontière aux possessions Hispano-Lusitaniennes. En 1783, un poteau de démarcation ou Padrão, comme disent les Portugais, était placé sur sa rive gauche. Ce poteau, haut de trente-deux pieds, devait servir à montrer aux passants l’endroit où s’achevaient les domaines brésiliens de Jean V, roi de Portugal, et où commençaient les domaines péruviens de Ferdinand VI, roi d’Espagne. Le Portugal avait eu le premier l’idée de la chose, comme l’attestait une longue inscription dans la langue de Camoëns, placée sur les quatre faces du padrão et accompagnée de la devise Justitia et pax osculatæ sunt.

Depuis nombre d’années, ce padrão a disparu avec tous ceux de son espèce placés sur les rives du Javari, de l’Aguarico, de l’Oyapock, du Madeira, etc. Les Indiens ont-ils transformé ce padrão en pirogue ? les riverains en ont-ils fait la maîtresse poutre de leur logis ? Nous ne savons. Peut-être est-il tombé dans l’Ahuaty, qui l’a porté au Japura, le Japura à l’Amazone, l’Amazone à la mer, abîme où sont allés s’engloutir tant de témoignages de la folie et de l’orgueil des nations.

Un souvenir gracieux que nous avons gardé de cet Ahuaty-Parana, ne tient pas, comme on pourrait l’imaginer, à l’étendue de son cours ou à la largeur de son lit, ou même à l’illustration historique de son passé. Non, ce qui l’a gravé dans notre esprit et qui nous revient à cette heure, c’est la découverte inespérée que nous fîmes à l’angle décrit par sa rive droite avec le cours du Japura, d’un énorme buisson de Metrosideros à demi submergé et dont les fleurs pareilles à des plumets pourpres saupoudrés d’or, pointaient par centaines au-dessus de l’eau. Aujourd’hui que l’élégante Myrtacée est naturalisée dans nos orangeries d’Europe, nous ne pouvons la voir sans nous reporter aussitôt en idée à l’endroit où l’Ahuaty et le Japura, le grand canal et la grande rivière opèrent leur jonction.

Satisfait de ma visite au Japura et certain désormais que les diverses bouches dont la science l’avait doté, se bornent à une seule et unique embouchure, j’allais descendre avec ses courants vers la baie de l’Arênapo et regagner le lit de l’Amazone, lorsque mon pilote Mirahña que cette excursion avait mis en goût de vagabondage, me parla de villages édifiés autrefois par les Portugais sur la rive gauche du Japura et qui se trouvaient précisément par notre travers. La tentation était au-dessus de mes forces : j’y succombai et fis mettre le cap à l’est pour couper la rivière au lieu de la descendre. Après une heure d’efforts et de fatigue, nous abordions sur cette rive, en deçà du canal Yahuacaca, qui porte au Japura les eaux noires du lac Amana et de ses affluents. Près de cet endroit, dans le sud, une large baie échancrait la rive. C’est là qu’en 1770, les Portugais avaient fondé un village du nom de San Mathias[2]. J’en cherchai vainement des traces. Sur l’emplacement qu’il avait occupé, s’élevait une maisonnette à toit de palmes, entourée de plants de manioc et de bananiers.

Deux vieillards bruns de peau, un homme et une femme, y vivaient conjugalement ; notre arrivée interrompit le travail manuel auquel ils se livraient. L’homme suspendit à un clou le filet de cordelettes qu’il fabriquait ; la femme cessa de racler sa panelle, large poële sans queue, où cuisait en se desséchant, la farine de manioc destinée à l’alimentation du ménage. Au sourire cordial avec lequel les deux époux nous accueillirent, non moins qu’à leurs félicitations verbeuses en langue Tupi, je crus comprendre que nous étions les bienvenus chez eux.

Par l’intermédiaire de mon pilote Mirahña, je sus que ces vénérables Métis habitaient depuis trente et un ans cette solitude. Un Indien Tapuya absent pour le quart d’heure, les aidait à cultiver la plantation qui entourait leur logis et une propriété plus grande qu’ils possédaient dans l’intérieur de la forêt. Le produit de cette culture assurait non-seulement leur existence, mais leur procurait même une certaine aisance ; les travaux d’intérieur et la préparation de la farine, étaient du ressort de la femme. Le maître et son serviteur bêchaient, semaient, récoltaient et allaient pêcher dans les lacs voisins. L’excédant des vivres était échangé par eux avec les habitants de Cayçara ou d’Ega, contre du sel, des cotonnades du poison de chasse et des engins de pêche.

Le Tapuya que nos hôtes semblaient considérer comme un ami plutôt que comme un serviteur, parut au coucher du soleil. Il revenait de la plantation et en rapportait une hottée de fruits et de racines. En le voyant, point


Traversée de l’Amérique du Sud par M. Paul Marcoy. — Carte no 15

ne fut besoin de lui demander à quelle caste il appartenait ;

à son masque large et arrondi, à ses petits yeux bridés par les coins, à l’ampleur et à la carrure de ses mâchoires, j’avais reconnu le type Umaüa. Je n’eus d’ailleurs qu’à comparer les traits de l’homme avec les têtes d’Omaguas que je gardais dans mes cartons, pour être tout à fait fixé sur la nationalité du sujet.


Indien Mesaya et son dieu Buêqué.

Le soir venu, après le souper et une ration de tafia que je délivrai à la ronde et qu’on trouva d’excellent goût comme politesse et comme boisson, les langues de nos hôtes se délièrent ; chacun eut à cœur de répondre aux diverses questions que je lui adressai. Ces questions eurent trait à la rivière Japura et aux tribus qui peuplaient autrefois ou qui peuplent encore ses rives. La conquête portugaise avait passé sur elles comme un typhus. Sur trente nations qu’on y comptait au milieu du dix-huitième siècle[3], vingt-quatre avaient succombé aux atteintes de cette civilisation démoralisatrice. Des six nations survivantes, celles des Yuris (Juris), des Passés et des Chumanas (aliud Xomanas), s’étaient dirigées vers la rivière Iça ou Putumayo ; les Umaüas-Mesayas


Un banquet chez les Mesayas.

avaient remonté le cours du Japura jusqu’au delà de ses

cachoeiras ou rapides sous le 74e parallèle ; les Macus et les Mirahñas erraient dans l’espace compris entre les rivières Puapua, Cahinary et Apopari, affluents de gauche du Japura.

Déjà à propos de la rivière Iça et des indigènes qui habitent ses rives, il nous est arrivé de parler des Juris, des Passés et des Chumanas, aujourd’hui à demi chrétiens, à demi abrutis et sur le point de disparaître. Les Macus du Japura, leurs anciens voisins, n’ont pas changé de manière d’être et continuent fidèlement les traditions de leurs aïeux. Toujours errants, toujours pillards et toujours affamés, ils grimpent comme des chats au haut des arbres pour prendre dans les nids des oiseaux leurs œufs ou leurs petits dont ils se nourrissent, dorment volontiers sur des radeaux qui leur servent à passer d’un affluent à l’autre ou maraudent la nuit dans les plantations des Brésiliens. Leur manie de manger des racines crues et de dépouiller les arbres de leurs fruits verts, manie que nous attribuons chez eux à une faim poussée à l’extrême, mais dans laquelle, les gens du pays plus forts que nous en anthropologie, ont reconnu l’instinct malfaisant et déprédateur de l’espèce Simiane, cette manie des Macus, leur a valu l’avantage d’être classés dans la famille des grands singes et comme tels, pourchassés à coups de fusil.

Les deux nations du Japura qui ont le mieux résisté aux essais de civilisation, aux épidémies et à l’esclavage auxquels la race des Peaux-Rouges a été exposée deux siècles durant, ces deux nations sont celles des Umaüas-Mesayas et des Mirahñas. Leur ancienneté, leurs forces numériques relativement étendues, la haine qui les divise et l’étrange guerre qu’elles se font depuis un temps immémorial, nous obligent en quelque sorte à leur consacrer ici quelques lignes.

Détachés autrefois de la grande nation des Umaüas dont ils faisaient partie, les Mesayas retranchés aujourd’hui entre le Japura et le cours supérieur de l’Apopari, son affluent de gauche, comptent de mille à douze cents hommes. Leur idiome et leurs coutumes ont subi avec le temps des modifications sensibles. Au lieu du sac-tunique, qu’à l’exemple des races Indo-Mexicaines de l’hémisphère nord, portaient les anciens Umaüas, ces Umaüas modernes ceignent leurs reins d’un écheveau de cordelettes tressées avec le poil de l’Ateles niger. De toute l’Amérique du sud, ce sont les seuls indigènes, que nous sachions, qui se soient avisés de tirer parti de la fourrure presque rase du singe. Une bande de coton teinte en brun et bordée d’une frange de plumes de toucan, est passée dans ce paquet de cordelettes et retombe jusqu’à mi-cuisses[4]. Hommes et femmes portent la chevelure en queue de cheval et, comme les Marahuas du Javari, placent autour de leur bouche dans des trous percés à cet effet, de longues épines de mimosa. Les armes des Mesayas sont avec l’arc, les flèches et la massue, un bâton court, fendu à une extrémité, et qui leur sert comme une fronde, à lancer des pierres.

À l’exemple des anciens Umaüas, les Mesayas façonnent avec la séve laiteuse de l’Hevœa qu’ils nomment Cahechu, des tasses à boire, des tubes, des carquois, des sandales et des seringues en forme de poires dont ils usent en quelques occasions. Comme nous allons retrouver chez les Indiens Muras l’emploi de ces derniers ustensiles et que nous donnerons à leur sujet des détails précis, nous nous bornons ici, en vertu de l’adage non bis in idem, à en constater l’usage chez les Mesayas, mais sans indiquer leur manière de s’en servir.

Les Espagnols du Popayan et les Brésiliens de l’Amazone, se sont trompés en attribuant à ces indigènes un goût décidé pour la chair humaine[5]. S’ils mordent à l’homme et le fait est vrai, cette anthropophagie n’est pas chez eux l’effet d’une dépravation de goût, mais seulement le résultat d’une vengeance qui date de fort loin ; elle ne s’exerce d’ailleurs qu’à l’égard des Indiens Mirañhas, auxquels ces descendants des Umaüas ont juré une haine immortelle. Voici comment les anciens du pays racontent la chose.

Au temps où les bêtes parlaient, des Mirañhas errant le long du Japura, trouvèrent un Umaüa endormi sur le sable. Comme la faim les pressait un peu, ils tuèrent l’individu et le mangèrent quoique maigre. La nation des Umaüas instruite de ce fait par un oiseau du nom de Surucua, proche parent des grues du poëte Ibicus, déclara aux Mirañhas une guerre sans trêve. À partir de ce jour, tout Mirañha qui lui tomba entre les mains, fut religieusement mangé par elle et par un raffinement de vengeance, elle se plut à l’engraisser. Bien des siècles ont dû passer sur cette détermination première des Mesayas, mais les fils, en héritant de la haine des pères, ont eu soin de ne rien changer au programme adopté par ceux-ci et dont nous allons donner la teneur.

Le Mirañha tombé au pouvoir des Mesayas était ramené par eux dans leur village, où sans le perdre de vue, ils le laissaient libre d’aller et de venir. En outre, ils lui donnaient une femme pour préparer ses aliments. Ainsi traité, le prisonnier engraissait à vue d’œil. Après trois mois de cette vie, certain soir que la lune était dans son plein, le Mirañha escorté de quelques guerriers, allait dans la forêt ramasser le bois nécessaire à la cuisson de son individu. Cette lugubre corvée, il l’accomplissait avec une indifférence parfaite et même en fredonnant un air de sa nation, comme pour narguer l’ennemi. Chargé d’une provision de bois, il rentrait au village et l’allait déposer au centre de la place. Là, les guerriers qui l’avaient accompagné, marquaient sur son corps avec de l’ocre rouge, les parties délicates dont ils comptaient se régaler le lendemain ; des danses s’organisaient et le Mirañha y


Indiens Maraühas.

prenait part avec une gaieté réelle ou feinte. Pendant que

les hommes dansaient, les femmes préparaient les jarres, les terrines et les écuelles qui devaient servir au repas. Ces danses et ces préparatifs duraient jusqu’à minuit ; alors le prisonnier était reconduit dans sa hutte ou, jusqu’au lendemain, il ne faisait qu’un somme.

Dès que le jour commençait à poindre, une voix l’appelait au dehors. Le Mirañha s’éveillait et sortait ; mais à peine avait-il franchi le seuil de la hutte, que deux coups de massue l’atteignaient aux tempes et le renversaient. On lui coupait la tête, qu’un des guerriers plaçait au bout d’une perche et promenait autour du village ; le corps était traîné par les pieds jusqu’au ruisseau voisin ; de vieilles femmes, expertes en cuisine, l’ouvraient, le lavaient et le détaillaient en menus morceaux, jetaient le tout dans une chaudière, avec addition d’eau et de piment, et mettaient le feu aux bûchettes, ramassées la veille par le défunt. Bientôt l’impur ragoût cuisait à gros bouillons. Lorsqu’il était à point, vieillards, guerriers, femmes, enfants s’asseyaient en rond et l’un des cordons-bleus, muni d’une cuillère, servait à chaque convive, dans une écuelle, son morceau d’Indien Mirañha avec un peu de sauce. Les viscères et les intestins, préalablement lavés à grande eau, puis rôtis sur les braises, étaient mangés à ce repas et les os concassés pour en sucer la moëlle. Aux termes du programme, rien ne devait rester du Mirañha défunt, que sa tête embaumée et peinte, que le plus vaillant des Mesayas gardait chez lui en souvenir du terrible banquet.


Indien Mura.

Si quelque lecteur a pu s’étonner de voir nos Mesayas se régaler avidement de chair humaine, il le sera bien davantage en apprenant qu’au sortir de table, ces mêmes Mesayas, pris de nausées subites à l’idée du mets étrange qu’ils venaient d’absorber, cherchaient à s’en débarrasser le plutôt possible. Les tempéraments délicats y parvenaient sans trop de peine ; mais quelques natures robustes en étaient réduites, comme les Romains de la décadence, à se fourrer les doigts dans le gosier, pour divorcer avec le bol alimentaire. Ces nausées et ces maux de cœur, moralité de l’anthropophagie, prouvent que chez les honnêtes sauvages, dont nous faisons la biographie, l’estomac n’était pas à la hauteur de la vengeance ; s’ils se décidaient à manger du Mirañha, ce n’était point par appétit de chair humaine, comme on l’a prétendu, mais seulement par esprit de rancune et pour appliquer à une nation ennemie la loi du talion. Le dernier banquet de ce genre, chez les Mesayas, remonte à 1846.

Le système théogonique de ces Indiens admet un être supérieur, puissance créatrice et force motrice de l’univers, qu’à l’exemple des anciens Quechuas, ils craignent de nommer. La manifestation visible de ce Dieu est l’oiseau Buêqué, charmant sylvain à la chappe or et vert, au poitrail nacarat, qu’il m’est arrivé quelquefois de tuer et d’emplir de coton, sans me douter que je chargeais ma conscience d’un déicide[6]. D’après les Mesayas, deux sphères, l’une supérieure et transparente, l’autre inférieure et opaque, divisent l’espace. Dans la première habite la Divinité dont les trois attributs sont la puissance, l’intelligence et l’amour. Dans la seconde naissent et meurent les hommes rouges, qu’une récompense ou un châtiment attend au sortir de cette vie. Deux astres, Veï et Yacé (le soleil et la lune), éclairent tour à tour la sphère supérieure. Les étoiles, Ceso, sont d’humbles lampes qui prêtent leur clarté à la sphère inférieure, séjour des hommes.

La notion d’un déluge existe chez ces indigènes. En des temps reculés, les eaux ayant couvert la terre, les Mesayas de cette époque, dont la taille atteignait à la hauteur des plus grands arbres, échappèrent à l’inondation générale en se blottissant sous une canahua, — pirogue, — dont ils avaient tourné vers le sol la partie concave.

Avec ces grandes idées, qui les apparentent aux beaux esprits de l’antiquité, les Mesayas sont d’une faiblesse étonnante en arithmétique et ne comptent que jusqu’à trois[7].

Leurs connaissances en toxicologie, longtemps redoutées des nations voisines, leur avaient valu la réputation d’insignes sorciers.

Certains poisons de ces Indiens transformaient en vingt-quatre heures un corps valide et sain en une chose amorphe et putréfiée ; d’autres poisons agissaient sur le sujet avec plus de lenteur. Son corps se courbait par degrés ; ses dents et ses ongles tombaient d’eux-mêmes, et la mort arrivait au bout de trois mois d’agonie.


Feyturia sur le lac Cudajaz.

Par bon nombre de leurs coutumes, ces descendants des Umaüas se rattachent aux vaillantes castes du Nord, à la veille de disparaître. Les exhortations des vieillards aux jeunes gens ; les grandes chasses au tapir, qui durent un mois entier et auxquelles la tribu prélude par des jeûnes ; l’usage religieux de fumer dans un calumet un tabac qu’ils nomment niopo, et d’en pousser la fumée aux quatre vents du ciel pour honorer le Grand-Esprit et le rendre favorable à leurs entreprises, toutes ces coutumes semblent avoir été empruntées par les Mesayas aux Iroquois et aux Hurons. Leurs invasions armées sur le territoire des Mirañhas sont décidées par les payès ou sorciers de la tribu sur la foi de certains présages. Ces charlatans, qui sont également médecins, jongleurs et charmeurs de serpents, firent des inductions d’heur ou de malheur de la position des étoiles et de la forme des nuages au coucher du soleil. Si le dieu Buêqué, l’oiseau vert et rose, chante dans les bois au moment du départ des guerriers, l’expédition projetée contre les Mirañhas est remise à l’année suivante. Si la troupe est en marche dans la forêt et que certain scarabée puant tombe d’un arbre sur un des guerriers, il se sépare à l’instant de ses compagnons, retourne chez lui et reste trois jours enfermé dans sa hutte.

Le salut matinal que s’adressent deux Mesayas consiste dans une confidence réciproque au sujet de leur dernier rêve. « Cette nuit j’ai rêvé de singe, dit l’un ; — Moi de chauve-souris, répond l’autre. » Cette politesse échangée, nos individus se séparent et chacun va de son côté.

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Les mœurs de ces Indiens sont pures, ainsi qu’il convient à des créatures primitives. Toutefois, cette pureté chez eux ne va pas jusqu’à se restreindre à la monogamie et le particulier qui jouit d’une certaine aisance, ou le guerrier que ses actions ont rendu célèbre, peut sans inconvénient devenir polygame.

Huit jours avant sa délivrance, la femme se retire dans une cabane isolée, où, le moment venu, des matrones vont l’assister. Huit jours après son accouchement, elle est reconduite par ses aides au logis conjugal, ou les objets à son usage sont détruits, comme impurs, et remplacés par des objets nouveaux.

Les Mesayas dissèquent leurs morts, en brûlent les chairs et ne conservent d’eux que leurs ossements, qu’ils peignent en rouge et en noir et placent dans des jarres qu’ils ferment hermétiquement. Ces jarres sont enfouies par eux dans un endroit de la forêt, et, hors les cas d’inhumation qui les appellent en ce lieu, ils s’en écartent avec soin, dans l’idée que l’âme du décédé, dépossédée du corps qu’elle habitait et en cherchant un autre, ne manquerait pas de s’introduire en eux, ce qui ferait double emploi d’âmes pour un seul corps et deviendrait gênant.

À cette monographie des Umaüas-Mesayas, nous rattacherons une courte notice sur les Mirañhas, à qui, depuis des siècles, ils font une guerre acharnée. Si l’état d’abjection dans lequel ceux-ci sont tombés et leur division en castes partielles[8] ne leur permettent plus, comme autrefois, de rendre à l’ennemi œil pour œil, dent pour dent, selon l’antique loi en vigueur au désert, ils y suppléent en les haïssant de toutes leurs forces.

Établie dans l’intérieur du Tapura à l’époque de la conquête portugaise, la nation Mirañha, dont aucun historiador lusitanien n’a fait mention, fut une de celles que les Portugais et leurs descendants pourchassèrent plus volontiers que d’autres, à cause de l’étrange douceur de ses individus qui les rendait propres au métier d’esclaves. Rien de plus simple que le moyen dont on usait pour s’emparer d’eux. Quelques hommes résolus partaient de Caysara, d’Ega ou de Coary dans une grande embarcation, n’emportant d’autres armes que des rouleaux de cordes de palmier. Ils traversaient l’Amazone, remontaient le Japura dont les détours leur étaient familiers, s’introduisaient par une nuit obscure, dans un affluent de cette rivière et, débarquant sans bruit, se dirigeaient sous bois vers une maloca ou village d’Indiens Mirañhas. Là, chacun d’eux faisait choix d’une hutte, y mettait le feu et se postait devant son seuil. Réveillés par l’incendie, les Mirañhas tentaient de fuir ; mais l’individu les happait au passage et, sans mot dire, leur attachait les mains derrière le dos. Cette razzia opérée, nos chasseurs d’hommes, poussant devant eux le troupeau captif, regagnaient leur embarcation. Il n’était pas rare de voir une douzaine de ces singuliers recruteurs ramener une trentaine de Mirañhas.

Mais ces indigènes brusquement arrachés à la vie libre du désert, ne s’accoutumaient qu’avec peine à leur nouvelle condition ; la nostalgie enlevait les vieillards, pendant qu’une fièvre lente ou un ténesme occasionné par l’usage de la farine de manioc et du poisson salé, consumait la plupart des adultes ; seuls les enfants, avec l’insouciance et l’appétit propres à leur âge, s’accoutumaient au régime du pira-rocou et de l’esclavage, et perdaient bientôt le souvenir de leurs forêts natales.

Divisée en plusieurs tribus, comme nous l’avons dit, la nation Mirañha est encore nombreuse malgré les persécutions dont elle a été l’objet pendant plus de deux siècles. Ses représentants actuels occupent, entre la rive droite du Japura et le lit de l’Amazone, un espace de quelque cinq cents lieues carrées, où au dire des riverains du fleuve, ils sont si bien à court de moyens d’existence, qu’il leur arrive quelquefois, poussés par la faim, de manger leurs malades et leurs vieillards.

Pour se procurer des vivres, car la culture leur est antipathique, les Mirañhas chassent aux oiseaux, aux serpents, aux insectes. De grands filets qu’ils fabriquent avec des folioles de palmier, leur servent à barrer le lit d’un igarapé ou le goulet d’un lac, de façon à retenir captif jusqu’au menu fretin. Ces maigres ressources sont les seules dont ils disposent. Depuis longtemps, leur territoire est dépeuplé de tapirs, de pécaris, de singes et de grands rongeurs, et le jaguar, assure-t-on, a cru devoir s’en bannir de lui-même, pour échapper aux poursuites d’un ennemi, bien plus avide de sa chair que de sa fourrure. Quand les Mirañhas n’ont rien à mettre sous la dent, ce qui leur arrive cinq jours sur sept, ils s’attaquent aux arbres et en mangent l’écorce.

Si ces malheureuses tribus, bravant la faim constante qui les ronge, continuent d’habiter un pays appauvri, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, par vénération pour le sol où dorment leurs aïeux, mais bien parce que leur réputation d’anthropophagie, méritée ou non, les a rendues odieuses à tous leurs voisins qui les tiennent, pour ainsi dire, en charte privée. Le jour où les Mirañhas tenteraient de sortir de chez eux pour aller se fixer ailleurs, celle des nations limitrophes sur le territoire de laquelle ils mettraient le pied, s’armerait aussitôt pour les forcer à rebrousser chemin.

Le type Mirañha, dont nous donnons un spécimen, page 134, peut être étudié sur nature sans qu’il soit nécessaire de faire un voyage dans l’intérieur du Japura. On trouve à Cayçara, Ega, Nogueira et Coary, bon nombre d’individus de cette nation, provenant non plus de razzias, mais de transactions commerciales, car avec le temps, il s’est opéré un progrès notable dans la façon des riverains de se procurer des serviteurs de race Mirañha ; au lieu de les voler comme autrefois, ils les achètent. Est-ce à la sévérité des mesures prises à cet égard par le gouvernement brésilien, qu’on doit attribuer cette amélioration de procédés ? Est-ce au démembrement de la nation Mirañha et à la difficulté qu’éprouvent aujourd’hui les recruteurs à opérer sur des nations disséminées, difficulté qui les oblige à entrer avec elles en accommodement ? Nous ne savons ; mais ce dont nous sommes très-sûr, c’est que les habitants des lieux précités, au lieu de pourchasser brutalement ces indigènes, se contentent de leur acheter leurs enfants. Un père Mirañha, ne refuse jamais de troquer son fils contre deux ou trois haches ; ni une mère de céder sa fille pour six mètres de cotonnade, un collier de perles de verre et quelques bijoux de cuivre doré. De ces rapports commerciaux établis entre la civilisation et la barbarie, résulte cette quantité de petits Mirañhas des deux sexes, qu’on trouve dans les villes et les villages de l’Amazone, à partir d’Alvaraës-Cayçara, jusqu’à la Barra do Rio Negro.

Deux jours que je passai chez les vieillards de San Mathias furent employés tout entiers à griffonner sur mon livre de notes. Le troisième jour, je me préparai au départ ; mes hôtes avaient paru si émerveillés des signes calligraphiques, à l’aide desquels je traduisais leurs renseignements, que, pour leur être agréable et leur laisser de mon passage un souvenir durable, j’écrivis en belle coulée, le Pater Noster et l’Ave Maria, et leur remis cet échantillon de mon savoir-faire. Avant de me séparer de ces respectables métis, j’eus le plaisir de voir ma page d’écriture, piquée par quatre épines de mimosa au chevet de leur moustiquaire.

En quittant San Mathias-Tapera, j’allais donner l’ordre à mon pilote Mirañha de traverser la baie de l’Arênapo et de me remettre dans l’Amazone, lorsqu’il me peignit sous des couleurs si gaies, une excursion dans le Coracé-Parana (rivière du Soleil), dont l’embouchure, disait-il, se trouvait sur notre chemin, à une assez courte distance, que par attrait pour cette promenade autant que par intérêt pour le canal-artère, qui emprunte ses eaux à l’Amazone et les lui restitue au moyen de huit trompes, je fis rallier le côté gauche de la baie, et trois heures après notre sortie de San Mathias, nous entrions avec le courant dans le Coracé-Parana.

Ce canal, large d’environ cent mètres et long de soixante-dix lieues, fuit à travers terres, décrivant du nord-est au sud plein une vaste courbe. Après vingt-cinq lieues de parcours, il communique par un étroit goulet avec le lac d’Amana, change en cet endroit son nom de Coracé en celui de Copeya et continue sa marche vers l’Amazone, qu’il rejoint à quarante-cinq lieues de là. Chemin faisant, il déverse dans la baie de l’Arênapo par trois canaux d’écoulement appelés Tuyuyuco, Macupuri et Capihuara, une partie des eaux qu’il en a reçues, puis, à partir de l’endroit où la baie de l’Arênapo s’unit à l’Amazone, il continue de communiquer avec le grand fleuve par cinq canaux du nom de Huanana, Copeya, Yucara, Trucari et Pira-Arara. Ce sont ces canaux situés en aval de la baie, et ceux que déjà nous avons relevés en amont, que les géographes européens, induits en erreur par La Condamine, ont considérés jusqu’à ce jour, comme autant de bouches de la rivière Japura.

À partir du lac Amana, où le canal Coracé change de nom sans changer de figure, et devient canal Copeya, commence, dans l’intérieur des terres, cette série d’igarapés, de canaux et de lacs, rattachés, soudés, vissés les uns aux autres et dont les deux derniers relient, dans le nord-est, le Japura au Rio Negro. La description que nous pourrions faire de ce réseau fluvial, n’en donnerait au lecteur qu’une idée incomplète, et nous le renvoyons aux diverses parties du plan chorographique intercalé dans notre texte.

Mais ce que nos cartes n’ont pu reproduire, c’est l’aspect mélancolique de la contrée sillonnée en tout sens par ces eaux noires[9]. Une étrange tristesse semble mêlée à l’air qu’on respire sur leurs rivages. Il est vrai que les souvenirs historiques qui s’y rattachent, ne sont pas de nature à leur prêter une gaieté bien vive ; tout parle à chaque pas de missions et de villages disparus, de nations éteintes ou dispersées, sur le territoire desquelles, aujourd’hui, vaguent plutôt qu’elles ne sont campées, des tribus dépossédées elles-mêmes de leur sol primitif. Ces grandes nappes noires, quand nous les vîmes pour la première fois, nous parurent porter le deuil des castes indigènes.

Sur leurs bords, vivaient jadis les Chumanas qui tatouaient leurs lèvres et décoraient leurs joues d’une double volute, blason hiéroglyphique de la tribu. Ces indiens étaient alliés aux Tumbiras qui se noircissaient le visage et dont la lèvre inférieure supportait une rondelle en bois de cecropia. Dans le voisinage de ces deux nations vivaient les Periatis, les Marayas, les Araruas, renommés pour les tissus de plumes qu’ils fabriquaient, et les Yamas qui brisaient les os de leurs morts pour en sucer la moelle, dans la croyance que l’âme du défunt y étant cachée, ils la faisaient revivre en eux.

À ces nations éteintes ou refoulées par la conquête portugaise, succéda la nation des Muras, dont l’audace, l’humeur féroce et les goûts de pillage, furent longtemps redoutés de leurs voisins barbares et civilisés.

Les Muras habitaient au commencement du dixs-eptième siècle, sur la rive droite de l’Amazone, le bord des lacs et des igarapés situés entre les rivières Teffé et Madeira ; — environ cent quinze lieues de pays ; — longtemps inconnus, on les vit tout à coup apparaître et jouer sur le Haut-Amazone, le rôle des Boucaniers dans la mer des Antilles ou des Uscoques, sur l’Adriatique ; pas une embarcation portugaise ne remontait le fleuve, que ces forbans ne l’assaillissent au passage. À diverses reprises, les gouverneurs du Para et les capitaines généraux du Rio Negro, envoyèrent pour les combattre des troupes réglées avec lesquelles les Muras se mesuraient sans crainte, et que plus d’une fois ils tinrent en échec. Les croisades apostoliques des Carmes et des Jésuites portugais, les essais de civilisation tentés par les gouverneurs du Para, les persécutions des riverains de l’Amazone et la petite vérole, eurent enfin raison de la nation des Muras. Déjà fort amoindrie vers la fin du dix-huitième siècle, elle ne tarda pas à se disperser ; quelques familles continuèrent d’habiter le bord des lacs et des affluents de la rive droite de l’Amazone, d’autres traversèrent le fleuve et vinrent s’établir autour des lacs d’Amana et de Cudujaz, où nous retrouvons aujourd’hui quelques-uns de leurs descendants.

Une morne apathie, une mélancolie farouche ont remplacé chez ces Indiens l’humeur guerroyante et féroce qui caractérisa leurs aïeux.

De toutes les castes de Peaux-Bouges civilisées ou abruties par le régime des conquérants, aucune ne nous a paru pousser plus loin que celle des Muras le dégoût et la fatigue des Peaux-Blanches. La solitude des grands lacs n’a rien d’assez profond pour eux, et la vue seule d’un visage pâle suffit à les mettre en fuite. Mais, dans l’empressement du Mura à éviter tout contact avec l’homme blanc, on sent plus de haine que de crainte réelle. S’il pouvait fuir, ce serait à la façon du Parthe, en décochant sa flèche à l’ennemi.


Fourrés de cacao sylvestre.

Comme les Quechuas des plateaux Andéens, les Muras jouent d’une flûte à cinq trous et ont créé une langue musicale à l’aide de laquelle ils conversent entre eux. Deux de ces Indiens, séparés par la largeur d’un canal ou d’un igarapé, échangent des réflexions sur la pluie et le beau temps, se racontent leurs affaires personnelles ou se font part de la rencontre qu’ils ont faite sur quelque lac voisin, d’un intrus civilisé, pêcheur de pira rocou ou de lamantins. Comme chez les Quechuas, le ton majeur est banni de leurs mélodies. L”homme naturel n’eut jamais que des notes tristes pour exprimer la joie et le bonheur.

Des anciens usages que le temps et le contact de la race blanche ont abolis chez les Muras, le plus célèbre était l’admission des jeunes gens dans le corps des guerriers. Cet enrôlement, décrété par la nation, était solennisé par des chasses qui duraient huit jours et se terminaient par une flagellation et une orgie générales.

Chaque adulte apparié à un compagnon de son choix, un Adelfopeiton, comme disaient les Grecs, l’étrillait d’importance avec une poignée de verges et était étrillé par lui. Cette flagellation, qui durait quelques heures, n’était que le début de la cérémonie.

Pendant que les hommes se fouettaient de la sorte, les jeunes femmes préparaient un vin de circonstance avec les drupes du palmier Assahy. De leur côté, les vieilles femmes, à qui ce soin incombait, torréfiaient et broyaient les cotylédons du Parica, dont la poudre odorante était employée par les Muras en guise de tabac. À l’aide d’un appareil à priser du genre de celui que nous avons trouvé chez les Antis et leurs voisins de la Plaine du Sacrement, les acteurs de la fête s’emplissaient mutuellement les narines de la poudre en question, tout en vidant force cruchons de vin d’Assahy. Quand leurs fosses nasales étaient bourrées jusqu’à l’orifice et leurs estomacs pleins comme des outres, les Muras passaient à un autre exercice.

La troupe se divisait par escouades de douze hommes. Chaque escouade s’établissait dans une hutte séparée, et les individus s’asseyaient en rond sur le sol. Alors les vieilles femmes apportaient, avec une chaudière pleine d’infusion de Parica, certain ustensile en figure de poire, auquel était adaptée une canule de roseau. Cette poire, fabriquée avec la séve de l’Hevœa, durcie à la fumée et dont les Umaüas passent à tort ou à raison pour les malencontreux inventeurs, était remplie par les vieilles femmes d’infusion de Parica et présentée à chaque assistant qui, s’en servant comme d’une seringue, en pressurait les flancs jusqu’à parfait épuisement du liquide qu’elle contenait. La poire banale, tour à tour remplie et vidée, ne cessait de faire le tour du cercle que lorsque l’abdomen des individus, tendu comme un tambour, menaçait de se rompre.

Cette solennité farouche, appelée Parané, ne manquait pas de faire des victimes. Par suite de la quantité de Parica qu’ils avaient reniflée, du vin qu’ils avaient bu et de l’infusion qu’ils avaient absorbée, quelques Muras, trop ballonnés, éclataient comme des obus au milieu de la fête. Ceux qui parvenaient à se dégonfler, dansaient et folâtraient encore pendant vingt-quatre heures, puis chacun d’eux regagnait sa demeure et tout rentrait dans l’ordre accoutumé.


Familles d’Ega à la recherche des œufs de tortues.

Une cérémonie à peu près semblable avait lieu chaque année chez les Umaüas à l’occasion de leur grand jeûne expiatoire. À l’emploi du Parica comme poudre sternutatoire et comme laxatif, ils substituaient — nous l’avons dit déjà — celui de l’Acacia-Niopo, dont les Mesayas, derniers représentants de la nation Umaüa, se servent encore aujourd’hui.

Un beau matin, en déjeunant des dernières poignées de farine de manioc qui nous fussent restées, je constatai avec stupeur que dix-sept jours s’étaient écoulés depuis notre sortie d’Ega. De ces dix-sept jours, six avaient été employés à remonter la baie de l’Arênapo jusqu’au Japura et à la descendre jusqu’à San-Mathias-Tapera ; deux jours s’étaient passés en causeries avec les vieux métis et leur serviteur Mesaya ; les neuf jours restants avaient été dépensés en allées et venues, en marches et en contre-marches dans les igarapés, les canaux et les lacs qui couvrent le pays entre le Japura et le Rio Negro et relient l’une à l’autre ces deux rivières. Ce voyage épisodique, coupé par des haltes et des distractions variées, depuis la pêche à l’hameçon jusqu’à la recherche du cacao sylvestre dont les filaments glaireux nous procuraient une limonade excellente, ce voyage, s’il avait flatté mes instincts de vagabondage, avait épuisé mes provisions de route qu’il devenait urgent de renouveler. En conséquence, je donnai l’ordre à mon pilote Mirañha de rentrer dans l’Amazone par un bras quelconque du canal Copeya et de gagner Ega dans le plus bref délai.

Le lendemain soir seulement, nous atteignîmes l’entrée extérieure du goulet du lac de Teffé. Deux heures après, nous débarquions devant sa bourgade. Je la trouvai plus morne et plus silencieuse qu’au jour de mon départ. Les portes et les volets de la plupart de ses maisons étaient hermétiquement clos et aucun filet de lumière ne brillait à travers leurs joints. Un passant que j’arrêtai, me donna l’explication de cette tristesse et de ce silence. On touchait à l’époque annuelle de la décroissance des rivières, et les tortues ne pouvant tarder à déposer leurs œufs sur les plages restées à sec, bon nombre des habitants d’Ega étaient partis à l’avance pour ne pas manquer le moment précis de la ponte des chéloniens[10]. Les uns étaient allés planter leur tente sur les plages du Jurua, d’autres traversant l’Amazone, s’étaient dirigés vers la baie de l’Arênapo et les canaux d’eau blanche qui s’y dégorgent.

J’employai la soirée à m’approvisionner de farine grenue et de poisson salé. Six poules maigres, mais vivantes, me furent données en cadeau par un major de police dont je regrette de ne pas avoir retenu le nom. Si, par hasard, ces lignes tombaient sous les yeux de l’honorable fonctionnaire, qu’elles soient pour lui comme un tribut que ma reconnaissance paye en public à sa volaille.

Nous partîmes avant le jour. Quand le soleil parut, nous étions déjà en dehors de la passe du lac d’Ega-Teffé, et nous longions la rive droite de l’Amazone. Rien d’intéressant ne s’offrit à nous durant cette journée qui me sembla très-longue. À force de bâiller, je réussis à me distraire un peu. Le soir venu, nous cherchâmes des yeux un endroit commode pour bivouaquer ; mais une inextricable végétation recouvrait les plages du fleuve et nous entrâmes dans le lac Juteca, dont l’eau noire nous promettait, à défaut d’autre chose, un repos exempt de moustiques.

Sa vaste nappe, où les étoiles tremblaient confusément, offrait, à cette heure, un coup d’œil magique. La lune, près de se lever, teignait déjà tout un côté du ciel d’un reflet verdâtre sur lequel se profilait, moelleuse et veloutée, la muraille circulaire de la forêt. Ce frais paysage, ensemble de tons neutres et de demi teintes, émergeant des ténèbres comme une création qui s’éveille à la vie, avait je ne sais quoi d’immatériel, de fantastique et de charmant.

Une crue de la petite rivière qui se dégorge dans le lac Juteca, avait élevé son niveau et recouvert ses berges. Dans l’impossibilité d’atterrir sur un point quelconque, nous amarrâmes la montaria aux branches d’un arbre submergé, et, roulés sur nous mêmes comme des hérissons, nous attendîmes, dans cette posture incommode, que Morphée effeuillât sur nous ses pavots. Mes gens, habitués à dormir dans toutes les poses, ne tardèrent pas à fermer les yeux. Au bout d’un instant, tous ronflaient en chœur. J’essayai vainement de les imiter. Une émotion, dont je n’étais pas maître, éloignait de moi le sommeil. Cette émotion était causée par le bruit singulier que j’entendais autour de notre embarcation depuis qu’elle était immobile. En outre, certains objets bruns que je voyais pointer au-dessus de l’eau et dont je ne pouvais apprécier nettement la forme ni définir la nature, m’intriguaient plus qu’il n’eût fallu.

La lune, qui parut bientôt et traça sur le lac un sillon de lumière, me permit de reconnaître, dans ces objets bruns et mouvants, des caïmans en train de prendre le frais. Le besoin de sommeil que je pouvais avoir s’évanouit à l’instant même. Non-seulement je ne quittai plus les monstres des yeux ; mais, dans la crainte qu’il ne prît envie à l’un d’eux d’enjamber le bordage de l’embarcation élevé sur l’eau de huit à dix pouces, je m’armai d’une rame et je dégainai mon couteau de chasse. La rame était comme une proie que je comptais introduire dans le gosier de l’animal au moment où il ouvrirait ses mâchoires ; puis, tandis qu’il essayerait de l’avaler ou de la rejeter, ce qui m’importait peu, un coup de couteau dans les yeux devait l’aveugler et le mettre en fuite.

Mais ces préparatifs belliqueux furent en pure perte. Les caïmans du lac Juteca, soit qu’ils eussent soupé copieusement, soit qu’ils fussent séduits par l’étrangeté du paysage et la beauté de cette nuit sereine, se contentèrent de nager autour de notre embarcation, de geindre amoureusement à la lune et d’empester l’air de cette chaude odeur de musc propre à leur espèce.

Vers les quatre heures, la lune disparut et les sauriens se rapprochèrent du rivage. Délivré de l’appréhension que m’avait causée leur fâcheux voisinage, je tombai dans un engourdissement qui, s’il n’était pas le sommeil, en avait du moins l’apparence. Quand je rouvris les yeux, le paysage féerique de la nuit avait changé d’aspect ; un brouillard épais rampait sur le lac, cachait jusqu’à mi-tronc les arbres de ses rives et ne laissait voir que leurs cimes détachées en vigueur sur le ciel blanchissant de l’aube. Les deux admirables décors que m’offrit tour à tour le lac Juteca, compensèrent jusqu’à certain point l’affreuse nuit que je passai dans son enceinte. Le même jour à midi, nous atteignions l’entrée du lac de Coary.

Ce lac de figure ellipsoïde, a six lieues de longueur sur deux lieues de largeur. Trois petites rivières nées dans l’ombre des bois et venant du sud, du sud-ouest et de l’ouest, le Coary, l’Urucu et l’Uraüa, concourent à sa formation. Deux furos ou canaux, l’Isidorio et le Baüa, le font communiquer dans l’est avec le lac Mamia et la rivière des Purus ; de ce même côté, le ruisseau Pera, lui tribute ses eaux et dans le nord, un canal appelé Coracé-miri — le petit soleil — le rattache à l’Amazone.

L’entrée du Coary est assez rapprochée du lit du fleuve, avantage ou désavantage qui distingue ce lac des lacs voisins, lesquels ne communiquent avec l’Amazone qu’au moyen de canaux d’une étendue souvent considérable.

Le premier détail qu’on relève en entrant dans le Coary, est un petit hameau composé de six maisonnettes à toit de chaume placées sur le sommet d’une éminence. L’endroit a nom Tahua-miri. Au pied de l’éminence, douze autres maisonnettes de moindres dimensions sont groupées dans un pittoresque désordre ; seulement celles-ci au lieu d’être édifiées en terre ferme comme les premières, sont construites sur des jangadas ou radeaux, singularité qui mérite d’être expliquée.

Au temps des grandes crues de l’Amazone, l’eau du fleuve après avoir couvert ses plages se précipite dans le lac, monte jusqu’à la colline qui sert de piédouche au hameau de Tahua-miri et la recouvre entièrement. Surpris par l’inondation, les habitants courraient risque d’être noyés dans leur domicile, si les maisons flottantes ne venaient alors à leur secours. À l’aide de ces arches-radeaux, ils s’éloignent du hameau submergé, vont jeter l’ancre dans une anse voisine et attendent que les eaux se soient retirées pour reprendre possession de leur ancien logis.

À l’heure où nous passions devant le hameau de Tahua-miri, les eaux étaient basses et l’éminence qu’il couronne nous apparaissait en entier, toute veinée d’argile bleue et d’ocre rouge. La solitude et le silence régnaient dans la localité. Les seuls êtres vivants que nous aperçûmes, étaient des pigeons blancs perchés sur le chaume d’une toiture et lustrant leurs plumes au soleil.

Ce hameau amphibie situé sur la rive gauche du lac, si nous remontons vers sa source, n’est qu’un avant poste sans importance. La capitale ou chef-lieu, ce que les Chartes Brésiliennes appellent A Villa do Coary, se trouve à quatre lieues de là et sur la même rive.

Nous y arrivâmes vers les six heures. On y célébrait le mariage d’un soldat et d’une femme Tapuyas. Les autorités civile, militaire et ecclésiastique de l’endroit, s’étaient mêlées à la population indigène pour donner plus de pompe et de solennité à cette union locale. La cachassa (tafia) qui coulait à flots depuis le matin, avait empourpré les physionomies et monté les guitares au-dessus du diapason normal. Une invitation de prendre part à l’allégresse générale me fut immédiatement adressée ; je la refusai net sous un prétexte de migraine ; alors on me conduisit dans une chambre attenant à la salle de bal et l’on m’y laissa seul jusqu’au lendemain. Comme la fête dura toute la nuit, que les vociférations de l’assistance, le son des tambourins et des guitares et surtout les effroyables coups de poing appliqués à temps égaux contre la cloison qui me séparait des convives, ne me permirent pas de fermer l’œil un seul instant, je pensai naturellement que le choix de l’appartement qu’on m’avait donné, était une façon Tapuya et quelque peu sauvage, de me punir de mon refus d’assister à la noce.

Le jour venu, je quittai mon hamac et les yeux bouffis par l’insomnie, j’allai visiter la cité de Coary que la veille je n’avais fait qu’entrevoir. Je fus frappé de sa laideur et presque ému de sa tristesse. Qu’on se représente au bord d’une vaste nappe d’un noir d’encre, immobile et comme figée, une pelouse d’herbe rase et jaunie ; sur cette pelouse onze maisons à toitures de palmes, séparées par un espace de cent cinquante mètres, et, un peu en arrière des maisons, une église pareille à la plus pauvre grange, avec ses murs de pisé entr’ouverts et son chaume tombé par places. Ça et là, comme accessoires au tableau, des calebassiers et des orangers plantés au dix-septième siècle par les Carmes portugais qui avaient fondé une Mission du nom d’Arvellos[11] à cet endroit du Coary ; les calebassiers, chauves, tordus et crevassés par l’âge ; les orangers portant au lieu de feuilles et de fruits de longues flammèches d’une mousse blanche appelée salvagina, qui leur donnaient l’air de vieillards perclus, caparaçonnés de flanelle ; qu’on joigne à cet ensemble pour l’animer un peu, cinq ou six vaches maigres errant de porte en porte et semblant demander à l’homme une pâture que la pelouse ne pouvait leur offrir, et l’on aura la représentation exacte de la capitale du Coary.

Si la physionomie de ce fantôme de cité est apathique et morne, en revanche, celle du lac est des plus animées, surtout quand le vent souffle de la partie du sud, ce qui a lieu pendant les mois de septembre et d’octobre. De grosses vagues déferlent contre les berges, les détrempent, en enlèvent des pans et arrosent le seuil des maisons d’une pluie d’écume. La vaste nappe labourée par le vent ne tarde pas à se troubler ; l’ocre et l’argile du fond remontent à la surface et donnent aux eaux noires une nuance gris de fer mélangée de verdâtre, qu’on ne saurait comparer qu’à la pâleur d’un nègre mort.

Durant sept ou huit mois de l’année, le lac de Coary offre aux embarcations un fond de cinq à six brasses ; mais aux approches de l’été son niveau baisse de jour en jour, et, à l’époque de la canicule, ce lac n’est plus qu’un étroit canal sans communication avec l’Amazone. Sa vase, restée à découvert, occasionne alors des fièvres tierces que les habitants de l’endroit conjurent en fuyant vers leurs sitios. Ces sitios sont de petites plantations de manioc ou de café, situées dans l’intérieur des forêts ; chacune d’elles est pourvue d’un ajoupa ou d’une bicoque couverte en palmes.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)




Effet de lune sur le lac Juteca (eau noire).

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 257, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 145 ; t. XV, p. 97 et la note 2, et 113.
  2. San Antonio, autre village édifié par les Portugais à l’entrée du Japura, était situé à dix lieues nord de San Mathias et sur la même rive. Les villages de San Joaquim de Coërunas et de São Joao do Principe, leur succédaient, en remontant vers la frontière espagnole. Tous ces villages ont disparu depuis longtemps.
  3. Dans le relevé de la situation anthropologique du Haut-Amazone qu’on trouvera plus bas, nous donnons la liste nominative de ces nations du Japura, tout en engageant le lecteur à ne l’admettre comme nous que sous réserve. La manie des premiers explorateurs espagnols au Pérou de donner à des tribus ou des familles de la même nation, le nom de la rivière, du lac ou du site dans le voisinage duquel ils les apercevaient pour la première fois, cette manie, que déjà nous avons signalée, dut leur être commune avec les conquérants et les religieux portugais au Brésil. De là, ces nombreuses tribus que les itinéraires du dix-huitième siècle placent sur les bords de chaque rivière et dont un tiers peut-être serait à retrancher, si les moyens de vérification ne faisaient défaut aujourd’hui.
  4. Cette description est faite d’après un costume de Mesaya que nous nous étions procuré sur les lieux et que les vers ont détruit en partie.
  5. De graves reproches à cet égard atteignirent autrefois la nation des Umaüas et déterminèrent sa division en tribus à têtes plates et en têtes au naturel. L’adoption des têtes plates, fut une manière de protester contre l’accusation d’anthropophagie.
  6. C’est le Trogon Couroucou ou Couroucou splendens des naturalistes. Nous l’avons trouvé dans les forêts, entre Pevas et Santa Maria de los Yahuas, avec une autre variété de l’espèce à ventre couleur de saumon.
  7. Au delà par duplication.
  8. Le territoire que la nation Mirañha occupa longtemps en entier a été réparti entre les tribus de sa provenance. Au nom patronymique qu’elles ont conservé, ces tribus ont joint un qualificatif qui les fait reconnaître entre elles et par lequel les riverains les désignent communément. Il y a la tribu des Mirañhas-Erêtés ou vrais Mirañhas, celle des Mirañhas-Carapanas ou Mirañhas-Moustiques, les Mirañhas-Pupñuas ou Mirañhas mangeurs de drupes du palmier Pupuña (latania), les Mirañhas-Sègés, ainsi nommés d’un affluent du Japura sur les bords duquel ils sont établis, etc., etc.
  9. Voir sur notre carte partielle du système des canaux et des lacs du Japura, les indications que nous donnons à cet égard.
  10. On a pu voir dans notre monographie des Conibos de la Plaine du Sacrement, que les indigènes épient ce moment avec d’autant plus de vigilance, qu’il est pour eux une occasion de s’approvisionner de tortues, après que ces animaux ont déposé leurs œufs dans le sable.
  11. Cette Mission exista d’abord dans le canal Cuchiüara ou San Thomé qui porte les eaux de l’Amazone à la rivière des Purus. Lors de sa descente du fleuve, La Condamine la vit encore en cet endroit. Plus tard, elle fut transférée sur la rive droite du Coary et prit le nom d’Arvellos qu’on avait donné à celui-ci en l’élevant au rang de ville capitale, les premiers néophytes de cette Mission appartenaient aux nations Sorimao, Puru-Puru, Passé, Yuma, Uayupi et Catahuichi.