Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/01

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VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER.




DE PERPIGNAN À BARCELONE.

1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


De Perpignan à Figueras. — Gerona. — Les serenos. — Le torrent del Manol. — La noria. — Le chemin de fer de Tordera à Barcelone.

Depuis longtemps mon vieil ami Doré me parlait de son désir de voir l’Espagne : dans les premiers temps, ce n’était qu’un vague projet, négligemment lancé en l’air entre deux bouffées de cigare ; mais ce fut bientôt une idée fixe, un de ces rêves qui ne laissent pas de repos à l’esprit, et je ne le voyais pas de fois qu’il ne me demandât à brûle-pourpoint :

« Quand partons-nous pour l’Espagne ?

— Mais, mon cher ami, lui répondais-je, tu oublies donc que, neuf fois déjà, si je sais bien compter, j’ai parcouru dans tous les sens la terre classique de la castagnettes et du boléro ?

— Raison de plus, reprenait-il : puisque tu as vu l’Espagne tant de fois, il n’y a plus de raison pour t’arrêter ; ton frère brûle comme moi de partir ; à quand notre départ ? »

J’avoue que je ne sus trouver aucune objection à un raisonnement de cette force, et notre départ fut bientôt résolu. Une des plus grandes joies du voyage, c’est en effet de revoir ce qu’on a déjà vu, et de le revoir en compagnie d’amis excellents et sympathiques. Or, outre mon frère, nous devions avoir pour compagnon de voyage un de nos écrivains les plus spirituels ; cet espoir, hélas ! nous fut ravi : retenu à Paris par des travaux importants, il ne put se joindre à nous, et notre quatuor projeté se trouva réduit à un trio.

Aussi bien, je devais à Doré de l’accompagner dans ce voyage : cent fois je lui avais dit qu’il était le peintre qui devait nous faire connaître l’Espagne ; non pas celle des opéras-comiques et des keepsakes, mais l’Espagne vraie, avec ses rustiques Aragonais, ses vigoureux Catalans, ses Valenciens demi-nus et basanés comme des Khabyles, ses Andalous au costume de cuir fauve, et ses fiers Castillans, si habiles à se draper dans des haillons impossibles.

« Voilà, lui disais-je, ce qu’il faut que tu nous fasses connaître ; et puis, sans t’endormir sur les lauriers ornés du ruban rouge que t’ont valus ton Dante et tes Contes de Perrault, tu nous donneras à ton retour un splendide Don Quichotte, bien espagnol celui-là, avec des paysages vraiment espagnols, empreints du soleil et de la couleur locale dont tu te seras imbu, quand tu auras parcouru les sentiers poudreux de la Manche, battus par le vaillant manchego et par son fidèle écuyer ; quand, à leur exemple, tu auras dormi sur la dure, quand tu auras vu la Venta de Cardenas, car elle existe encore, et la sauvage Sierra Morena, si propice aux pénitences des chevaliers errants. Seulement, bannis tout souvenir des noces de Gamache : l’Espagne n’est pas le pays de la bonne. chère ; mais au retour, tu te souviendras avec plaisir des privations endurées ; tu retraceras mille souvenirs sur la toile et sur le bois, et ton nom, ajouté à celui de Cervantès, sera une fois de plus en bonne compagnie.

Peu de jours après, réunis à la gare du chemin de fer de Lyon, nous prenions nos billets pour Perpignan, où nous arrivions dans la soirée du lendemain. De même que Bayonne est à moitié basque, Perpignan est une ville à moitié catalane ; le dialecte populaire est, à fort peu de chose près, celui qu’on parle en Catalogne ; du reste, il n’y a guère plus de deux siècles que le Roussillon est devenu une province française : c’est en 1642 que Louis XIII arracha ce fleuron à la couronne d’Espagne.

Notre diligence, qui dès le matin quitta Perpignan, n’avait rien d’espagnol : un simple conducteur, coiffé de la plus vulgaire casquette, remplaçait le mayoral au fameux costume andalous, chamarré de soie et de velours ; pas la moindre zagal ; au lieu de dix ou douze mules aux brillants aparejos, six vigoureux chevaux : voilà un départ où la couleur faisait défaut. Heureusement les aloès ne tardèrent pas à montrer de chaque côté de la route leurs tiges aiguës comme des poignards : nous étions sous la latitude la plus méridionale de France, et nous apercevions déjà les sommets neigeux du Canigou s’élevant au-dessus d’un immense horizon de montagnes bleues et roses.

Bientôt nous quittions la plaine, et après avoir traversé le petit village du Boulou, nous franchissions le col de Pertus : la diligence ne pouvait gravir que lentement ces routes escarpées, ce qui nous permit de prendre l’avance à pied, et de dessiner quelques chênes-liéges monstrueux. La montagne est couverte de ces arbres aux branches tourmentées ; le tronc, quand il n’est pas dépouillé de son écorce, est rugueux comme un rocher ; autrement il prend une teinte rougeâtre ; on dirait que le sang coule des blessures qu’on lui a faites. Nous eûmes aussi le temps de dessiner quelques ruines, superbes de couleur, dont la route est bordée ; leurs fondations, qui se confondent avec le roc, n’ont pu être ébranlées au milieu des luttes dont elles ont été le théâtre depuis tant de siècles. Le col de Pertus a de tout temps été le passage naturel à travers la partie orientale de la chaîne des Pyrénées : Pompée et César le franchirent, et l’Ibérie devint une province romaine.

De Perpignan à la Junquera ; le col de Pertus ; un chêne-liège. — Dessin de G. Doré.

Plusieurs siècles après, les Goths le traversèrent pour aller s’établir dans le pays à la place des Romains. (Si l’on en croit les étymologistes, le nom de la Catalogne ne serait que la corruption de Gothalunia.) Et lorsqu’au huitième siècle les Goths furent, à leur tour, chassés par les Arabes, ces derniers, traversant le col de Pertus, se ruèrent sur la France, et ne furent arrêtés par Charles Martel qu’entre Poitiers et Tours.

Le col de Pertus. — Dessin de G. Doré.

Louis XIV, pour s’assurer la possession de la province conquise par son prédécesseur, fit construire le château de Bellegarde, que nous apercevons au sommet d’un pic élevé : ce château domine toute la contrée, et commande le passage entre la France et l’Espagne.

Le col de Pertus. — Dessin de G. Doré.

La Junquera est le premier village où l’on s’arrête après avoir passé la frontière : nos passe-ports y furent enrichis de nouveaux visa, et une station de deux heures nous permit de faire ample connaissance avec les douaniers espagnols : ils ne diffèrent des nôtres que par le costume et par le nom plus ronflant de carabineros : rendons justice à leur zèle : nos malles furent consciencieusement vidées de fond en comble, mais ce fut bien autre chose pour celles d’une dame qui, pendant cette longue opération, avait montré beaucoup moins de stoïcisme que nous.

Les douanes de la Junquera. — Dessin de G. Doré.

Nous voici donc en Espagne, ou pour mieux dire en Catalogne, car les Catalans ne se considèrent pas comme Espagnols ; ils ont leur dialecte particulier, qui se rapproche beaucoup de la langue limousine du moyen âge ; ce dialecte a ses grammaires et ses dictionnaires ; il a aussi ses poëtes. Les Catalans passent en Espagne pour très-industrieux et âpres au travail. Dans plusieurs provinces on dit : Vamos al Catalan (allons chez le Catalan), quand on parle d’aller dans un magasin quelconque. Suivant un autre proverbe, si vous donnez des pierres à un Catalan, il saura en extraire du pain :

Dicen que los Catalanes
De la piedras sacan panes.

Le pays qu’on traverse après la Junquera ressemble à une immense forêt d’oliviers, formant de grandes masses grisâtres ; bientôt nous entrions dans Figueras, une des places les plus fortes de l’Espagne, qui fut prise et reprise pendant la guerre de l’indépendance. C’est là que, dans le parador de las diligencias, nous eûmes un avant-goût de la fameuse cuisine espagnole. La Péninsule qui compte bien des grands hommes n’a pas produit un grand cuisinier, et elle attend toujours son Vatel. Sancho Panza, qui était d’un naturel gourmand, se vantait de passer fort bien une semaine entière avec une poignée de noix ou de glands ; quant à nous, peu préoccupés de la question gastronomique, nous sommes décidés à prendre le temps comme il vient, suivant l’exemple de ce grand philosophe.

Gerona, qu’on traverse après Figueras, est également une place très-forte, qui a subi des siéges acharnés. On a fait, au sujet de ces deux villes, une remarque assez juste : c’est qu’elles ne servent pas beaucoup à l’Espagne, puisqu’elles ne lui appartiennent qu’en temps de paix ; en effet, toutes les fois qu’une guerre a éclaté, elles n’ont pas tardé à tomber au pouvoir de la France. Gerona est une vieille ville très-curieuse à visiter ; souvent, en parcourant ses rues étroites et tortueuses, on découvre quelques façades de maisons du moyen âge couvertes de sculptures les plus bizarres. La cathédrale est bâtie sur une hauteur qui domine la ville, et on y arrive par un bel escalier d’une centaine de marches ; la porte principale, qu’on appelle Puerta de los Apostolos, est ornée de statues représentant les apôtres, non en pierre, mais en terre cuite, particularité fort rare ; elles portent la date de 1458.

C’est dans une des sombres rues de Gerona que, vers l’heure de minuit, nous entendîmes pour la première fois la voix mélancolique des serenos.

Les serenos à la Junquera. — Dessin de G. Doré.

Ces gardes de nuit, avec leur manteau couleur de muraille, leur lanterne et leur pique, reportent en plein moyen âge ; ils ne se bornent pas à veiller sur les bourgeois endormis dans leurs demeures ; ils sont encore chargés de leur annoncer, sur un mode particulier, l’heure ainsi que le temps qu’il fait au dehors, et comme les nuits d’Espagne sont d’ordinaire sereines, on leur a donné tout naturellement le nom de serenos. On ne peut guère les comparer qu’aux nachtwachterer d’Amsterdam, qui parcourent la ville armés d’un sabre et d’un bâton, et vont criant les heures en s’accompagnant, d’une crécelle ; les serenos sont dépourvus de cet instrument, mais en revanche leur mélodie, qui appartient à l’atonalité du plain-chant, est pleine d’originalité ; quelquefois ils débutent par une phrase à la louange de Dieu ou de la sainte Vierge, comme : Alabado sea Dios ! (Dieu soit loué !) ou : Ave Maria purissima ! Cette dernière formule est plus spécialement usitée en Andalousie, où la Mère de Dieu est l’objet d’un culte tout particulier, sous le nom de la Santisima, la très-sainte. Voici cette mélodie, notée par M. J. B. Laurens, qui lui attribue plusieurs siècles d’ancienneté :

Avant de commencer leur promenade nocturne, les serenos se réunissent d’ordinaire à l’ayuntamiento (la mairie), d’où chacun se dirige vers son quartier ; ils rendent de nombreux services aux citoyens : ainsi, ils s’assurent que toutes les portes sont bien fermées ; ils vont chercher, dans les cas pressants, la comadre (la sage femme), le médecin, les sacrements ; on assure même qu’ils se chargent parfois de missions d’un ordre plus profane ; les étrangers égarés ne manquent pas de s’adresser à eux : c’est ce qui nous arriva une nuit que nous étions perdus dans un dédale de rues tortueuses ; nous fîmes causer le brave sereno, qui s’empressa de nous conter toutes ses doléances ; il craignait fort de perdre sa place, convoitée par beaucoup d’ambitieux, tant est grande la rage des emplois en Espagne, où pour la moindre place on compte, comme en France, cent compétiteurs.

Après avoir souhaité bonne nuit à notre ami le sereno, nous nous disposions à reprendre les places que nous occupions sur l’impériale de la diligence, quand nous les vîmes occupées par des paysans catalans qui s’en étaient emparés sans façon, et semblaient fort peu disposés à nous les rendre ; il y avait quatre places, et ils étaient sept, tous gaillards à la mine assez rébarbative. En ma qualité d’interprète, je fus chargé de leur adresser un discours pour les engager à déguerpir ; je l’obtins non sans peine, moitié de gré, moitié de force, et avec l’aide du mayoral qui leur proposa, pour les consoler, de prendre place sous la bâche : ils s’y installèrent, quoiqu’elle fût déjà occupée par une douzaine d’énormes thons qu’on venait d’apporter de Palamos, petit port voisin. La route était détestable, et nous étions à chaque instant ballotés par d’affreux cahots et secoués comme des dés dans un cornet. Touchés de la malheureuse situation des Catalans, nous eûmes l’idée de leur offrir une bougie allumée ; un d’eux tira sa navaja, la plongea dans le dos d’un thon, et y planta la bougie qu’il sut maintenir allumée au milieu de cette bagarre, où les hommes et les thons se trouvaient confondus pêle-mêle.

Cependant la route devenait encore plus mauvaise. Nos cahots redoublaient depuis quelque temps d’une manière effrayante, quand nous sentîmes, non sans étonnement, la diligence s’arrêter tout à coup ; nous ne tardâmes pas à apprendre que nous étions arrêtés par une petite rivière gonflée par les pluies, et qu’il fallait attendre avec patience que l’eau se retirât. Heureusement, le jour venait de paraître, et nous profitâmes de nos loisirs forcés pour explorer les environs ; la végétation y est magnifique, grâce à un grand nombre de ces norias, qu’on rencontre si fréquemment en Espagne, mais surtout en Catalogne et dans le royaume de Valence.

La noria, l’anaoura des Arabes, est une machine d’une simplicité tout à fait primitive, qui sert à élever l’eau destinée à l’arrosage : cette eau séjourne dans un large puits creusé à quelques mètres de profondeur, et qu’on revêt ordinairement de maçonnerie ; dans ce puits plonge une corde circulaire, comparable à une chaîne sans fin, à laquelle sont attachés des godets de terre cuite pouvant contenir environ six ou huit litres : une grande roue d’engrenage, en bois à peine dégrossi, tourne horizontalement sur son axe, et communique le mouvement à une roue verticale supportant les godets, qui vont se remplir au fond du puits et se déversent dans un réservoir, d’où l’eau est dirigée par de petits canaux vers le champ qu’on veut arroser ; les godets sont espacés de manière que quatre ou cinq se déversent à la fois, pendant qu’un nombre égal plonge dans l’eau pour se remplir. Ce mécanisme est mis en mouvement par un cheval ou par un mulet hors d’âge ; ordinairement, c’est un enfant à la peau basanée, couvert de quelques haillons, souvent même entièrement nu, qui est chargé d’activer le pas de l’animal. Quelquefois on se dispense de la surveillance de l’enfant au moyen d’une perche disposée d’une manière fort ingénieuse, qui imprime à l’animal, aussitôt qu’il s’arrête, une forte saccade qui l’oblige à continuer sa marche. On dit qu’une seule de ces norias peut arroser une étendue de terre suffisante pour faire vivre une famille entière.

La noria. — Dessin de G. Doré.

Dans un village voisin du lieu de notre accident, nous eûmes l’occasion de faire connaissance avec un curé de campagne, excellent homme, à la mine réjouie et prospère ; c’était un dimanche, et il se promenait paisiblement après l’office, en fumant un puro en compagnie de quelques paroissiens, sur la plaza de la Constitucion, — il n’y a pas en Espagne de ville ou de village qui n’ait sa place de la Constitution ; — on serait assez surpris, en France, de voir un prêtre fumer en public ; personne ici n’y fait attention : il nous est même arrivé d’en voir un allumer sa cigarette au brasero de la sacristie. Le costume des prêtres espagnols diffère peu de celui des nôtres, si ce n’est par le chapeau, qui rappelle absolument celui de don Basilio, dans le Barbier de Séville ; cette coiffure invraisemblable ressemble beaucoup à un tuyau de poêle d’un mètre de long, percé d’un trou au milieu, qu’on se mettrait horizontalement sur la tête.

Passage d’un torrent. — Dessin de G. Doré.

Le torrent n’ayant plus que deux ou trois pieds d’eau, nous nous remîmes en route, et la diligence put le franchir sans trop de difficulté, bien que l’eau entrât presque par les portières ; quelques heures après, nous arrivions à Tordera, station extrême du chemin de fer qui doit, dans quelques années, être terminé jusqu’à la frontière de France, et reliera Perpignan à Barcelone. La gare provisoire était encombrée de paysans se rendant à la capitale pour y vendre leurs fruits et leurs légumes ; l’heure du départ avait sonné depuis assez longtemps : cette ligne nous parut ne pas se piquer d’une grande exactitude, et nous eûmes assez souvent, par la suite, l’occasion de remarquer que ce n’est pas là la principale qualité des chemins de fer espagnols. Cette fois, du moins, nous n’eûmes pas à nous plaindre du retard, car l’intérieur des wagons de troisième classe nous offrait les scènes les plus amusantes et les plus pittoresques : des paysans catalans, au large pantalon de velours, retenu par une ceinture rayée, à la veste courte, coiffés du gorro, ou long bonnet de laine rouge, étaient groupés au milieu de véritables montagnes de melons, de fruits de toutes sortes ; les uns dormaient tranquillement, embossés dans leurs mantes, d’autres fumaient leur papelito ; inutile d’ajouter que ce tableau ne fut pas perdu pour Doré, et que son album s’enrichit d’un croquis de plus.

Intérieur d’un wagon de troisième classe en Espagne. — Dessin de G. Doré.

Le chemin de fer de Barcelone suit presque constamment le bord de la mer ; peu de parcours sont aussi agréables, et le paysage rappelle beaucoup celui qu’on admire quand on va de Naples à Castellamare ; à gauche la mer bleue comme le ciel et unie comme un miroir était sillonnée par de nombreuses barques de pêche, dont les longues voiles latines se penchaient sous la brise matinale, blanches et effilées comme les ailes d’un goëland ; à droite, une plaine où le caroubier et l’oranger montrent leur feuillage d’un vert sombre ; de Tordera à Barcelone, le chemin de fer traverse une quinzaine de villages et plusieurs villes, dont la plus industrieuse est Mataro ; les nombreuses cheminées de ses fabriques font penser à la brumeuse Angleterre sous un ciel toujours pur. Chaque côté de la voie est bordé d’une haie de cactus : ce genre de clôture est infiniment plus agréable à l’œil que celui qu’on emploie chez nous ; la voie, qui suit les sinuosités du rivage, est presque au niveau du flot, et quand la mer est forte, il semble que les rails vont être submergés ; quand on est au large, il y a un effet de perspective singulier ; nous pûmes en juger un jour que nous faisions une promenade en mer, à peu de distance de Barcelone : un train passait et paraissait marcher sur l’eau ; c’est ainsi que, lorsqu’on suit de près les côtes de Hollande, la terre disparaît à l’œil, et les arbres semblent sortir de l’eau.

Arrivée à Barcelone. — Dessin de G. Doré.


Arrivée à Barcelone. — Les églises. Les mendiants. — Une nécropole aérienne. — Une exécution capitale ; le garrote. — Une complainte catalane. — Un bal champêtre. — Les prisons de l’inquisition. — Montserrat. — Tarragone.

Barcelone nous apparut éclairée par un soleil éblouissant. « Barcelone, dit Cervantes, séjour de la courtoisie, asile des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des hommes vaillants, refuge des offensés, centre commun de toutes les amitiés sincères, ville unique par son site et par sa beauté. » Elle est assise au pied du Mont-Juich, la montagne des Juifs, immense rocher dont le sommet, hérissé de fortifications s’élève au-dessus de nombreux clochers gothiques ; Cervantes disait vrai : Barcelone était au moyen âge et encore de son temps une des villes les plus florissantes, un des ports les plus fréquentés de la Méditerranée, à l’égal de Venise, de Gênes et de Pise, avec lesquelles elle avait des rapports fréquents. Au quinzième siècle, elle avait une école de sculpteurs, dont on admire encore les chefs-d’œuvre ; dans aucune ville d’Espagne on n’a mieux travaillé, au moyen âge, la pierre, le bronze et le fer, le fer surtout, car Barcelone possédait une nombreuse corporation de rejeros : c’étaient des artistes qui forgeaient et ciselaient ces merveilleuses grilles de fer qui ornent les églises et les cloîtres, et dont le travail est si fin, que quelqu’un les comparait à des pièces d’orfèvrerie grossies au microscope.

Sous le rapport de l’activité commerciale, Barcelone n’a rien perdu. C’est la seconde ville et le premier port du royaume, et on l’a surnommée à juste titre le Manchester de la Péninsule. Son port est encombré de navires de toutes les nations, comme il était lors du séjour du vaillant don Quichotte en compagnie de son fidèle écuyer ; seulement les steamers ont remplacé les galères ; le brave Sancho qui les prenait pour des monstres, et leurs rames rouges pour des pieds, aurait poussé d’autres cris en voyant un vapeur faire écumer l’eau, et aurait certainement cru à un nouvel enchantement du sage Merlin.

Aujourd’hui, Barcelone ressemble beaucoup à. Marseille : c’est la même activité, le même mélange de nations diverses, la même absence d’un type tranché. Les mantilles ne se montrent que très-rarement, et c’est en vain que nous avons cherché, sur la foi d’Alfred de Musset, à découvrir la moindre Andalouse au teint bruni ; elles deviennent, du reste, plus rares de jour en jour en Andalousie même, et Doré ne manquera pas de constater celles que nous apercevrons ; car un jour viendra où les chemins de fer, sillonnant l’Espagne, les feront entièrement disparaître.

En revanche, quelques vieux quartiers de la ville ont conservé une physionomie originale : telle est la calle de la Plateria, la rue de l’orfèvrerie. Il n’y a pas, en Espagne, de ville un peu considérable qui n’ait sa calle de la Plateria ; et c’est là qu’on peut étudier l’orfèvrerie populaire, qui a bien son importance dans le costume : les boutiques sont garnies de bijoux d’or et d’argent assez lourds et grossiers de travail, mais dont les formes singulières et à demi barbares ont je ne sais quoi d’original qui séduit ; ce sont d’énormes boucles d’oreilles, quelquefois tellement pesantes, qu’il faut les soutenir au moyen d’un fil ; des bagues ornées de pierres rouges et vertes, des ex-voto de toutes sortes, et des figures de la Madone de Monserrat, en très-grande vénération chez les Catalans ; toute cette bijouterie est principalement destinée aux pagesas, ou paysannes riches. À côté de cela il y a les bijoux al estilo de Paris, pour les gens qui se piquent de suivre les modes françaises.

La cathédrale et la plupart des églises de Barcelone sont fort anciennes, et leur architecture, souvent d’une grande élégance, est d’un style différent, sous beaucoup de rapports, de celui de nos églises du Nord ; un des caractères les plus saillants de cette architecture, c’est l’emploi simultané de la pierre et du bronze qui produit quelquefois l’effet le plus heureux : je me rappelle surtout un grand ange de pierre, aux longues ailes de bronze, vrai chef-d’œuvre du quinzième siècle, que nous ne pouvions nous lasser d’admirer. Cette cathédrale, que les Catalans appellent la Seu (prononcez Séou), manque de façade, mais l’intérieur est un des plus beaux qu’on puisse voir : la voûte, d’une grande élévation, est supportée par des piliers élancés, entre lesquels les vitraux du chœur tamisent une lumière mystérieuse. Sous le chœur est creusée une crypte où de nombreux cierges brûlent sans cesse en l’honneur de le patronne de la ville.

Esta est la Eulalia, la de Barcelona,
De la rica ciudad la rica joya !

C’est sainte Eulalie, dit le refrain populaire, celle de Barcelone, riche joyau d’une riche cité ! »

Les tuyaux des orgues, au lieu d’être perpendiculaires comme dans nos églises, sont placés horizontalement, et ressemblent aux canons braqués d’une machine infernale ; la console qui les supporte est terminée par une énorme tête de Sarrasin, accompagnée d’une longue barbe rougeâtre, qui paraît teinte de sang. Nous avons retrouvé dans plusieurs villes d’Espagne ce singulier ornement, symbole non douteux de la haine que, de tout temps, les Espagnols ont vouée aux Mores.

Le cloître attenant à l’église contient plusieurs chapelles fermées par les belles rejas de fer dont nous venons de parler ; on ne peut rien voir de plus fini, de plus patiemment fouillé : heureusement, les rejeros qui ont fait ces chefs-d’œuvre nous ont laissé leurs noms. Au milieu du cloître, des orangers séculaires couvrent de leur ombre une charmante fontaine du quinzième siècle connue sous le nom de fuente de las Ocas à cause des oies de bronze qui lancent de l’eau avec leur bec. On est ici en plein moyen âge, et pour compléter l’illusion ce cloître est de plus une cour des Miracles, où nous retrouvâmes au grand complet des variétés superbes de truands, sabouleux, marmiteux et autres espèces depuis longtemps disparues chez nous, mais aujourd’hui encore très-florissantes dans presque toutes les parties de la Péninsule.

En effet, il n’est guère de pays ou l’on voie la mendicité s’étaler au grand jour avec plus de sans-façon qu’en Espagne. Plein de dignité, on pourrait presque dire de fierté, le mendiant espagnol se drape noblement avec les débris de sa mante ; assez souvent c’est un ancien militaire, un guerillo de la guerre de l’indépendance ; il tient ordinairement à la main un énorme bâton, qui lui sert à repousser les attaques des chiens, car ces animaux sont en guerre ouverte avec les mendiants. Embossé dans ses haillons, il exerce en philosophe sa profession ou son art, comme on voudra, car n’est pas qui veut un mendiant accompli. Un auteur espagnol moderne, qui a étudié ce sujet d’une manière toute particulière, nous assure qu’il arrive souvent que, dans plusieurs familles, on mendie de père en fils : les jeunes observent religieusement les préceptes de ceux qui ont vieilli dans la pratique du métier, et mettent à profit la longue expérience de leurs professeurs. Ainsi, l’emploi du temps est habilement calculé, et ils savent au juste à quel endroit il sera avantageux de se trouver tel jour et quelle est l’heure la plus favorable, quelle est la phrase qu’il convient d’adopter suivant la condition, le sexe et l’âge des personnes ; ils sont également très-habiles dans l’art de nuancer les intonations ; parfois ils gardent un silence éloquent, sauf à crier quelques instants après de toute la force de leurs poumons si les circonstances l’exigent ; ils n’ignorent pas non plus à quelle limite l’importunité doit s’arrêter, et c’est sans aucun doute un mendiant espagnol qui est l’auteur de ce proverbe national : Le mendiant obstiné s’en retourne à jeun.

Mendiants dans le cloître de la cathédrale de Barcelone. — Dessin de G. Doré.

L’église des Marins, Santa Maria del Mar, est remarquable par son portail ogival flanqué de deux gracieuses tourelles octogones ; à l’intérieur nous admirâmes des vitraux d’une couleur superbe ; de grands lustres de cuivre, découpés à jour avec la plus grande finesse, et datant du quinzième siècle, sont suspendus aux nervures de la voûte, hors de la portée, fort heureusement, de la main des amateurs de curiosités.

N’oublions pas quelques autres églises, telles que San Just y Pastor, Santa Maria del Pi, San Pablo del Campo, etc. Comme la plupart des églises espagnoles, elles ne sont que faiblement éclairées par un demi-jour ; les chaises y manquent absolument, et sont remplacées par de grandes nattes de sparterie, sur lesquelles les femmes s’agenouillent ou s’accroupissent comme elles peuvent.

Après les églises nous allâmes visiter le cimetière, qui diffère tout à fait des nôtres, ainsi que toutes les nécropoles des grandes villes d’Espagne : ici, pas un arbre, pas une fleur, pas un seul brin d’herbe ; partout du marbre ou de la pierre. Qu’on se figure de longues allées parallèles de chaque côté desquelles s’élève une haute muraille percée d’une quantité de casiers alignés régulièrement, et formant plusieurs étages, à peu près comme les niches d’un columbarium romain ; chacun de ces compartiments est destiné à recevoir un corps enfermé dans un cercueil. Lorsqu’une inhumation vient d’avoir lieu, des maçons, attachés au cimetière, murent l’ouverture avec quelques briques et un peu de plâtre. Cette cité des morts renferme de nombreuses rues qui forment la plus étrange perspective ; les sépultures les plus riches sont couvertes de dalles de marbre blanc sur lesquelles sont sculptés des bas-reliefs et gravés les noms du défunt. Ici, comme chez nous, ces places s’achètent, et quand au bout d’un certain temps la famille n’a pu en payer le prix, on porte le corps dans des enceintes appelées zangas, où il est déposé dans une grande fosse, et brûlé.

Un enterrement à Barcelone. — Dessin de G. Doré.

On n’a pas l’habitude d’accompagner les convois ; seulement les parents et amis du défunt se rendent au cimetière et assistent au placement du cercueil dans sa niche. Nous fûmes témoins d’une scène de ce genre : les maçons venaient de rouler la lourde et haute échelle au moyen de laquelle ils atteignent les tombes les plus élevées ; un sepulturero suivait, portant le cercueil d’un enfant, orné de quelques fleurs artificielles ; ils s’arrêtent enfin : les parents étaient au pied de l’échelle, essayant de consoler la pauvre mère, qui fondait en larmes, en voyant le corps de son enfant enlevé par les maçons fossoyeurs ; ceux-ci fumaient leur cigarette, tout en faisant machinalement leur besogne, qui fut terminée au bout de quelques minutes.

Le sepulturero qui nous servait de guide nous fit ensuite visiter une salle dans laquelle les corps restent exposés pendant vingt-quatre heures avant d’être enfermés dans le cercueil ; pour bien s’assurer qu’on n’enterre pas des vivants, on se sert d’une précaution qui nous parut assez singulière : au bras du mort, on attache un cordon correspondant à une sonnette que le moindre mouvement ferait vibrer. Un gardien veille jour et nuit dans cette funèbre salle d’attente ; celui qui était de service ce jour-là nous assura que de mémoire d’homme ou n’avait entendu tinter la sonnette.

Du cimetière à une exécution capitale, la transition est assez naturelle ; il en est une dont nous fûmes témoins et qui nous laissa les plus vives impressions ; il semble qu’on veuille donner la plus grande publicité possible à ce triste spectacle. On sait qu’en Espagne la peine de mort s’applique au moyen du garrote, c’est-à-dire de la strangulation. Quand un criminel doit subir son châtiment, on entend pendant plusieurs jours à l’avance la voix nasillarde des ciegos ou aveugles, qui remplacent nos vendeurs de canards, annoncer dans les rues le programme de l’exécution, contenant le jour, l’heure et le lieu du supplice, avec toutes sortes de détails sur le condamné. Ordinairement l’exécution a lieu dans une vaste plaine, à proximité des faubourgs. Ce jour-là, la ville présente un aspect d’animation extraordinaire ; sur les places principales stationnent toutes sortes de voitures mises en réquisition pour la circonstance, qui, dès qu’elles sont remplies de voyageurs, partent au grand galop pour le lieu du supplice et reviennent de même, afin de faire le plus grand nombre de voyages possible. Des milliers de personnes de toutes les classes se trouvent réunies à ce triste rendez-vous. On voit des industriels qui débitent des gâteaux, des cigares, du feu et de l’eau, parcourir la foule en criant leur marchandise ; çà et là, sur l’herbe, se forment des groupes de gens qui mangent tranquillement les provisions qu’ils ont apportées. Faut-il ajouter que, comme chez nous, les femmes, avides d’émotions violentes, sont là en grande majorité ?

La distance que doit parcourir le condamné depuis sa prison est souvent assez considérable ; il fait ordinairement le trajet monté sur un âne, vêtu d’une longue robe jaune. On peut dire qu’on lui fait porter son propre deuil, car le jaune est la couleur du deuil en Espagne.

Le malheureux au supplice duquel nous assistâmes était un nommé Francisco Vilaró ; il avait assassiné l’alcade, c’est-à-dire le maire de son village. Comme il avait peine à se soutenir sur sa monture, il s’appuyait sur deux prêtres qui lui avaient mis entre les mains un livre de prières. Ses yeux se portaient tantôt sur ce livre, tantôt sur la foule qui formait la haie sur son passage et qu’il regardait d’un air hébété ; une longue file de pénitents, les uns avec des cierges à la main, d’autres portant des bannières et des christs presque grands comme nature, précédaient et suivaient le cortége ; ils psalmodiaient le chant des morts, qui sortait étouffé par leurs longs capuchons pointus, dans lesquels deux trous ménagés laissaient briller leurs yeux. Tout cela était on ne peut plus lugubre et leur donnait un faux air de familiers de l’inquisition.

Arrivé enfin au terme de ce dernier voyage, on le fit monter sur un échafaud très-élevé, au milieu duquel était placé un escabeau de bois, surmonté, en guise de dossier, d’un poteau assez élevé ; l’exécuteur, simplement vêtu de noir et portant la veste courte comme les ouvriers des villes, fit asseoir le condamné et fixa solidement ses bras et son corps au poteau, puis il lui lia également les mains et lui passa autour du cou un collier de fer qui traversait deux rainures pratiquées dans le poteau et venait, à la partie opposée, aboutir à une vis : cette vis, mise en mouvement par une petite tige ou manivelle de fer, attire fortement le collier et la strangulation a lieu immédiatement.

La foule était devenue silencieuse ; le prêtre qui assistait le condamné venait de lui mettre une croix dans les mains et lui avait permis d’adresser quelques mots à la foule ; nous l’entendîmes en effet articuler quelques paroles, demandant pardon à Dieu et aux hommes, et pardonnant lui-même à ceux qui l’avaient offensé ; le prêtre, à son tour, lui adressa une courte exhortation. L’exécuteur, pendant ce temps, se tenait derrière le poteau prêt à remplir son office ; il leva le bras, la foule frémit, et par trois fois on le vit tourner la tige fatale. Chacun fit alors le signe de la croix. On entendit des voix murmurer rapidement quelques prières, et les femmes s’écrièrent : Ay, pobret ! (Ah ! le malheureux !) Nous vîmes alors la tête s’incliner sur sa poitrine, et y rester immobile, la langue tuméfiée sortant de la bouche ; au bout de quelques instants, la face était devenue violette. La foule commença à se retirer lentement. Cependant on nous assura que le corps restait ainsi exposé pendant plusieurs heures, gardé par les pénitents qui avaient assisté à l’exécution et par une partie des troupes d’infanterie et de cavalerie qui avaient maintenu la foule.

Exécution d’un assassin à Barcelone. — Dessin de G. Doré.

En Espagne comme chez nous, l’exécution d’un criminel fameux donne naissance à une foule de complaintes en quatrains naïfs qui se débitent par les rues. On y donne le récit de toutes les circonstances qui ont accompagné le crime, et le compte rendu de la triste cérémonie. Pour donner une idée de cette poésie populaire, voici la traduction littérale d’une complainte que nous achetâmes après l’exécution de Francisco Vilaró :


ASSASSINAT DE L’ALCADE DE RIPOLLET.

Celui qui commet un homicide
En assassinant un autre homme,
Avec infâme trahison,
Ne mérite pas de compassion.

Le sujet qui fit cette infamie,
C’est Francisco Vilaró,
Cultivateur de Ripollet,
Homme faux et mal vêtu.

Quand il manquait des poules,
Personne ne les cherchait ; non,
Car c’était chose certaine
Que Vilaró les avait volées.

Et au lieu de cultiver
Ses terres avec assiduité,
La chasse, tous les jours,
Était son occupation.

C’était le quatre septembre,
Et l’infâme Vilaró,
Pour commettre son crime,
Ce jour-là se leva matin.

Six heures et demie sonnaient.
Au clocher de Ripollet,
Quand José Cot, l’alcalde,
Suivait un chemin ombragé.

On entendit une détonation,
Puis un : Ay ! retentit en l’air,
Seul mot que put dire la victime,
Qui sur-le-champ expira.

On dit que neuf balles
Furent trouvées dans son corps ;
Il avait pris ses précautions,
L’assassin malintentionné.

Arrivent les mozos de la escuadra[1],
Qui sont la terreur des bandits ;
Ils se saisissent de son tromblon,
Et lui lient fortement les mains.

On apprit que pour quatre-vingts duros[2]
Juan Bordas avait acheté la mort de l’alcalde,
Et en avait payé dix d’avance ;
Mais il s’en trouva cinq de faux !

On les conduisit à Barcelone,
Où ils furent confrontés ;
Juan Bordas commença par nier,
Mais finit par avouer son crime.

Attaché à une colonne,
Avec un anneau de fer au cou,
Il entendra sa condamnation
Au présidio (bagne) pour toute sa vie.

Vilaró est condamné
À mourir par le garrote vil,
Ainsi finit, à soixante ans,
Ce malfaiteur sans foi ni loi.

Ces complaintes, qui peuvent rivaliser avec celle de Fualdès, sont ordinairement ornées de gravures sur bois d’une naïveté outrecuidante. Il y a certaines petites villes en Espagne qui semblent avoir le privilége des productions de ce genre : ainsi Manresa, en Catalogue, et Carmona, en Andalousie, sont le centre d’une fabrication de complaintes, légendes, romances, etc., qu’on connaît sous le nom de pliegos, enrichies de gravures, dont nulle part ailleurs on ne trouve l’équivalent.

Comme nous sortions de la nécropole, le hasard nous fit entrer dans une salle de bal. Après avoir franchi la longue avenue qui sépare les morts des vivants, nous retrouvions la vie et la pétulance méridionale, d’abord sur les pelouses voisines des fortifications où les matelots catalans s’exerçaient au jeu de boules, puis aux Campos Eliseos, belle promenade ombreuse à l’extrémité de Barcelone. On y voit, comme à Madrid, des élégants plus élégants que ceux de Paris ; les cravates étaient groseille et les pantalons lilas clair ; quant aux femmes, elles étalaient dans leurs calèches des toilettes purement parisiennes. Nous n’avions pas quitté le boulevard des Italiens pour le retrouver en Catalogne, aussi nous laissâmes-nous attirer par les sons d’un orchestre voisin, où les voix se mêlaient aux instruments ; une allée bordée de fleurs nous conduisit à la salle de bal ; moyennant la modique somme de deux réaux (cinquante centimes), nous soulevâmes le rideau qui en fermait l’entrée, et un charmant tableau s’offrit à nos yeux. Sous une vaste tente aux vives couleurs, les couples tourbillonnaient aux sons d’une valse entraînante ; l’orchestre, composé d’une vingtaine d’instrumentistes, occupait une estrade sur un des côtés ; des chanteurs se tenaient derrière, rehaussant l’effet des instruments par des chœurs pleins d’entrain. Au fond de la salle, des draperies flottantes laissaient voir par une échappée un coin de ciel bleu ; dans un horizon lointain se dessinaient les collines verdoyantes des environs de Barcelone, semées çà et là de blanches villas, et baignées dans cette lumière transparente qui donne tant de valeur aux paysages méridionaux.

L’air était pur et léger ; le soleil, arrêté au-dessus de nos têtes par la toile rayée, répandait autour de nous une ombre encore lumineuse ; assis dans un coin, nous dégustions avec délices l’orchata de chufas, ce sorbet exquis, neige parfumée de noisette. Devant nous les danses se succédaient : la valse, le quadrille, la schotisch même, danses parisiennes il est vrai, mais relevées par une gaieté et un entrain dont nous avons perdu le secret. C’était pour nous un spectacle nouveau que cette gaieté sans turbulence des ouvriers endimanchés ; nous nous reportions par la pensée aux fêtes champêtres des environs de Paris, et aux bals de barrières si bruyants, si avinés, si laids, et cela sans regretter notre extrême civilisation. Les femmes aussi avaient plus de tenue ; plusieurs étaient charmantes avec leur corpiño ou spencer de velours noir, leur jupe courte, et le foulard rouge dont elles s’entourent la tête ; d’autres, mieux douées sans doute, n’avaient pour parure qu’une simple fleur dans les cheveux. Leurs cavaliers portaient galamment le marsille, veste courte des Catalans, et la cravate de couleur voyante passée, dans un anneau d’argent. À les voir si propres, et si élégants même, on ne les eût pas pris pour de simples ouvriers fileurs ou tisserands de Barcelone. L’orchestre lui-même, du moins celui des chanteurs, était composé d’ouvriers qui, à l’instar de nos sociétés chorales, charmaient leurs loisirs du dimanche par les pures jouissances de la musique.

En sortant du bal nous nous rendîmes à la Rambla, la promenade favorite des Barcelonais, large allée bordée de maisons et ombragée par de beaux arbres, comme les Linden de Berlin et le Cours de nos villes du Midi. C’est là que les élégantes viennent en foule déployer leurs toilettes ; la cohue est quelquefois tellement grande que l’espace leur manque pour jouer de l’éventail ; çà et là des groupes forment le cercle, assis, oh ! couleur locale ! sur des chaises en fer portant l’estampille de l’usine Tronchon, ce qui nous parut un véritable excès de civilisation.

La Rambla est le véritable centre du mouvement, le boulevard des Italiens de Barcelone ; c’est là qu’on peut se faire une idée exacte de la population catalane ; tous les types y sont représentés, depuis la señora couverte de satin et de dentelles, jusqu’au pêcheur coiffé de la gorra rouge ou brune, la veste sur l’épaule, et qu’on voit coudoyer les beaux messieurs dont le costume est fidèlement copié sur la dernière gravure de modes.

La Rambla à Barcelone. — Dessin de G. Doré.

Non loin de la Rambla s’élève le palais de justice, charmante construction du quinzième siècle ; le patio, ou cour intérieure, est planté d’orangers séculaires dont les cimes s’élèvent presque jusqu’au niveau du toit. Sous une galerie couverte sont placées quelques tables occupées par les avocats, qui donnent ainsi leurs consultations en public.

Les prisons de l’inquisition existent encore à Barcelone ; c’est une construction sombre et massive, percée d’étroites fenêtres ; le terrible tribunal siégeait dans toute sa splendeur à Barcelone, et l’on nous montra dans le Prado de San Sebastian, hors des murs de la ville, l’emplacement du Quemadero, où l’on brûlait les hérétiques pour le plus grand bien de la foi !

Jamais édifice ne fut mieux en harmonie avec sa destination, et le fameux Torquemada, cet inquisiteur modèle, devait trouver celui-ci tout à fait à son gré ; on sait qu’il fut le plus grand brûleur d’hérétiques du seizième siècle. Cent ans plus tard, le saint-office n’avait rien perdu de son ardeur : on peut s’en faire une idée en lisant le récit d’un voyageur hollandais, Aarsens de Sommerdyck, qui parcourait l’Espagne vers la fin du dix-septième siècle[3] : « On prend le dénoncé, dit-il ; la plupart du temps on lui donne la gesne et on le fait mourir ; ses délateurs lui sont inconnus. Ainsi, un homme se trouve pris, mis à la torture, condamné, brûlé, sans pouvoir se défendre. Quand je blâmois cela, ils ne me disoient rien autre chose, sinon que c’étoit la plus belle chose qu’il y eust en Espagne qu’un auto-da-fé d’inquisition. Ainsi appellent-ils l’arrest de condamnation et l’exécution d’un misérable, et traitent ce spectacle comme une feste de taureaux, car on m’a dit, en effet, qu’ils traitent cela avec un grand apparat. Ils ne mettent guère souvent en prison que ceux soupçonnés de morisme ou de judaïsme, dont ils prennent souvent, qu’ils mènent par les rues avec une coroca, qui est une espèce de bonnet pointu, et fort haut, de papier jaune et rouge, pour quoi on les appelle encorocados. Le conseil et les familiers de l’inquisition marchent devant, et les familiers après, et les encorocados sont au milieu ; on les mène ainsi dans l’église des Dominicains et on leur fait un grand sermon. Il y en a d’autres qu’on fouette quand ils sont relaps ; d’autres à qui on donne le san benito : c’est une espèce d’estole qu’on les oblige de porter à leur col. On inscrit les noms de tous ceux qui ont esté pris ainsi, et l’année, sur les murailles des églises, avec des croix de Saint-André, et la plupart des églises d’Espagne en sont pleines. »

Prison de l’inquisition à Barcelone. — Dessin de G. Doré.

Les croix dont parle ce voyageur n’ont pas toutes disparu ; quelquefois nous en avons remarqué dans les églises de plusieurs villes d’Espagne et dans celles de Barcelone en particulier.

Avant de dire adieu à Barcelone, nous voulûmes faire une excursion au fameux couvent de Monserrat, dont la Vierge, en grande vénération dans toute la Catalogne, a fait d’innombrables miracles.

Ce couvent est bâti sur un pic de plus de trois mille pieds de hauteur, près duquel s’élèvent d’autres montagnes de forme conique, dont les sommets, vus à une certaine distance, ressemblent assez aux dents d’une scie : de là le nom de Monserrat, qui signifie en catalan : « montagne en forme de scie. » Depuis la suppression des couvents espagnols, il y a environ vingt-cinq ans, celui de Monserrat a perdu son ancienne splendeur, et offre aujourd’hui l’image de la plus grande désolation ; en revanche, on jouit de la terrasse de la vue la plus splendide, la mer, qui n’est qu’à dix lieues et apparaît comme une immense ligne bleue, et devant soi on a le grandiose panorama des Pyrénées, dont les cimes rosées se détachent sur l’azur foncé du ciel.

Tarragone, à la même distance de Barcelone, mais dans la direction du sud, est une petite ville où l’on se rend par mer en quelques heures. C’était, à l’époque romaine, la ville la plus importante de la Péninsule, et la population, si l’on en croit les historiens, s’élevait à un million d’habitants. La ville actuelle est presque entièrement bâtie avec les débris de la ville ancienne ; à chaque pas on aperçoit une inscription tronquée ou quelque fragment de bas-relief antique. La cathédrale est une des plus anciennes qu’il y ait en Espagne ; dans le cloître, nous remarquâmes une belle arcade en fer à cheval du style arabe le plus pur, dont les ornements et les inscriptions, qui remontent au moins au dixième siècle, sont très-finement fouillés par le marbre.

Malgré l’ancienne splendeur de Tarragone, nous ne vîmes dans les environs, en fait de ruines romaines, qu’un aqueduc passablement conservé et un tombeau en ruines, situé près de la mer, et auquel la tradition a donné le nom de Tour des Scipions : Torre de los Escipiones.

Nous avons retenu nos places sur l’impériale de la diligence qui fait le trajet de Barcelone à Valence ; impatients de voir ce paradis des poëtes arabes, nous n’eûmes garde de manquer l’heure, et vers le soir nous étions à notre poste : notre long attelage de dix mules était au complet, une grêle de coups de fouet et de coups de bâton donna le signal du départ ; la lourde machine s’ébranla malgré les ruades lancées à droite et à gauche, et la nuit tombait déjà quand nous perdions de vue la vieille capitale de la Catalogne.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. On appelle ainsi une milice particulière aux provinces de
    Catalogne et de Valence, et dont la mission spéciale est d’arrêter
    les malfaiteurs les plus dangereux.
  2. Un peu plus de quatre cents francs.
  3. Relation de l’estat et gouvernement d’Espagne. Cologne, 1667, in-12.